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ANTT - Comité spécial

Antiterrorisme (Spécial)

 

Délibérations du comité sénatorial spécial sur la
Loi antiterroriste

Fascicule 5 - Témoignages - Séance du matin


OTTAWA, le mardi 15 mars 2005

Le Comité sénatorial spécial sur la Loi antiterroriste se réunit aujourd'hui, à 10 h 30, pour entreprendre un examen approfondi des dispositions et de l'application de la Loi antiterroriste (L.C. 2001, ch.41).

Le sénateur Joyce Fairbairn : (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Chers collègues, je déclare ouverte la dixième réunion du Comité sénatorial spécial sur la Loi antiterroriste. En octobre 2001, en réaction directe aux attaques terroristes menées à New York, à Washington, D.C., et en Pennyslvanie et à la demande des Nations Unies, le gouvernement du Canada a déposé le projet de loi C-36 modifiant certaines lois, mieux connu sous son titre abrégé, Loi antiterroriste. Étant donné l'urgence de la situation, le Parlement avait été prié d'accélérer l'examen de la loi, requête à laquelle il avait acquiescé. L'échéance fixée pour l'adoption du projet de loi était la mi-décembre 2001. Cependant, selon certains, il était difficile de bien évaluer l'éventuel impact du projet de loi en aussi peu de temps. Par conséquent, il avait été convenu que, trois ans plus tard, le Parlement serait prié d'examiner les dispositions de la loi et leur impact sur les Canadiens, ce qui lui permettrait de prendre du recul et de revoir la mesure dans un contexte public moins chargé sur le plan émotif.

Le Sénat a donc mandaté le comité sénatorial spécial pour faire l'examen de la loi, s'acquittant ainsi de son obligation. Quand il aura terminé ses travaux, le comité fera rapport de ses conclusions au Sénat en faisant ressortir tout point à corriger. Les résultats de ces travaux seront mis à la disposition du gouvernement et de tous les Canadiens. Un processus identique est en cours à la Chambre des communes.

Jusqu'ici, le comité a entendu des ministres, le directeur du Service canadien du renseignement de sécurité, mieux connu sous le sigle SCRS, de même que des experts internationaux et canadiens, lui décrire le contexte de menace dans lequel la Loi antiterroriste est censée s'appliquer. Nous poursuivons nos délibérations sur le contexte de la menace en entendant aujourd'hui le témoignage de M. Wesley Wark, professeur à l'Université de Toronto. Les membres du comité ont pu suivre les travaux de M. Wark grâce à un forum qui a eu lieu récemment au sujet de ces questions. Monsieur Wark, si vous voulez bien faire votre déclaration.

M. Wesley K. Wark, professeur, Programme des relations internationales, Université de Toronto : Madame la présidente, je vous remercie. Je suis reconnaissant au comité sénatorial spécial de m'accorder le privilège de venir témoigner. Avant de faire ma déclaration, j'aimerais dire que j'étais du nombre des experts qui ont témoigné devant le Parlement à l'automne 2001, quand le projet de loi était à l'étude à la Chambre des communes. J'ai suivi l'évolution du projet de loi de même que le contexte de la menace, ainsi que l'attitude du grand public au Canada depuis lors.

Le projet de loi C-36 a été déposé et il est entré en vigueur à l'automne 2001, à un moment de crise et de grande anxiété, alors que de nombreux experts prévoyaient une deuxième vague imminente d'attaques d'al-Qaïda en Amérique du Nord. S'il n'était pas une mesure d'urgence, le projet de loi C-36 était assurément une mesure de crise. Il faut reconnaître que, même dans ce contexte de crise, d'importantes modifications au projet de loi ont été apportées à l'automne 2001 afin de tenir compte des critiques formulées au Parlement et devant le comité sénatorial spécial alors mandaté pour en examiner la teneur.

En dépit du réaménagement du projet de loi C-36, ses pourfendeurs continuent de soutenir qu'il représente une atteinte inutile aux libertés civiles canadiennes et un affront tout aussi inutile aux valeurs canadiennes. J'ai souvent entendu ces arguments. Ils s'appuient sur deux motifs principaux, parfois explicites, parfois implicites, soit que le projet de loi était inutile parce que le Code criminel prévoyait déjà les pouvoirs requis pour traiter des crimes terroristes ou — il s'agira-là d'un argument en règle générale plus implicite — parce que le niveau de menace au Canada et à l'égard des intérêts canadiens ne justifiait pas un accroissement des pouvoirs judiciaires et gouvernementaux. Une grande partie de ces critiques a été formulée dans le vide, en en sachant très peu des pouvoirs et des lois comparables approuvés par nos proches alliés. Depuis l'automne 2001, bon nombre des pouvoirs les plus importants de la Loi antiterroriste ont été très peu exercés. Il n'y a pas encore eu de seconde vague d'attaques d'al-Qaïda en Amérique du Nord. Est-ce à dire que le projet de loi C-36 était inutile? À mon avis, non. La loi représente un outil nécessaire dans la lutte sans aucun doute longue que nous menons contre le terrorisme. La loi est nécessaire, mais, ce qui n'est pas étonnant étant donné les circonstances dans lesquelles elle a été adoptée, elle comporte certaines lacunes. Tel qu'entré en vigueur, le projet de loi C-36 est brandi un peu comme un croquemitaine dans le débat public. L'examen actuel de la Loi antiterroriste au Parlement pourrait s'enliser dans une répétition des arguments entendus à l'automne 2001. Si c'était le cas, nous pourrions rater l'occasion de corriger certaines lacunes du projet de loi et d'aller au-delà de ces détails pour savoir en quoi il n'a pas répondu à certains besoins plus généraux de sécurité nationale et de protection des biens publics.

Les points plus techniques dont je vais vous parler et les recommandations que je ferai concernant la loi s'appuient sur une série de facteurs ou d'arguments sous-jacents que je vais brièvement vous décrire. Je commencerai par affirmer que la menace terroriste à l'égard des intérêts canadiens et des intérêts mondiaux est réelle, significative et actuelle. Ensuite, la criminalisation des actes terroristes était essentielle. Je ne suis pas convaincu que le Code criminel tel qu'il existait avant le 11 septembre 2001 aurait suffi. Ensuite, le Canada avait l'obligation de mettre en œuvre les conventions internationales et les conventions des Nations Unies relatives aux crimes terroristes. Quatrièmement, il importe de comprendre que le projet de loi a une fonction symbolique et politique importante puisqu'il attire l'attention du public canadien sur la menace du terrorisme. Cinquième point, la loi, en fin de compte, tire une grande partie de sa légitimité de l'appui public. Sixième point, l'efficacité de la loi est fonction, en bout de ligne, des services de sécurité et du renseignement du gouvernement. Les lacunes de la loi se trouvent essentiellement non pas dans certains détails techniques sur lesquels s'est concentré le débat, mais plutôt dans le fait qu'on n'a pas réussi à en faire reconnaître publiquement la légitimité et à en faire une application efficace. Avec votre indulgence, je vais faire une série d'observations plus précises en suivant l'ordre des dispositions du projet de loi.

Ma première observation concerne les dispositions censément draconiennes de l'article 83.28 de la loi, Investigation, et de l'article 83.3, Engagement assorti de conditions. À mon avis, le Parlement devrait insister dans la loi sur la présentation prompte d'un rapport annuel complet, exigence que le gouvernement n'a pas toujours respectée jusqu'ici. J'estime également que ces dispositions draconiennes devraient être renouvelées, mais en renouvelant également l'article de temporisation. Voilà qui m'amène à ma deuxième recommandation détaillée — que le Parlement exige la mise en place d'un processus d'examen constant ou permanent de la Loi antiterroriste tous les trois ou cinq ans. Je ne recommanderais pas l'examen annuel permanent adopté récemment par le Parlement britannique. Un cycle de trois à cinq ans me semble parfaitement convenir. Troisième recommandation, le recours aux certificats du procureur général à l'égard de la communication de la preuve durant des procès et des procédures est un outil puissant dont il faut surveiller de près l'utilisation. Il faudrait examiner à nouveau ce pouvoir dans le cadre de la surveillance permanente de l'application de la loi, à mesure que nous gagnons en expérience à son sujet. Cela a aussi un rapport avec certaines modifications apportées à la Loi sur l'accès à l'information et la protection de la vie privée qui confèrent au gouvernement le pouvoir discrétionnaire de ne pas communiquer de l'information dans ce cadre. Les trois premières observations sont liées à un des principaux enjeux, selon moi — comment obtenir que la population reconnaisse la légitimité de la loi et en comprenne la nature et les répercussions.

Ma quatrième observation concerne la partie 4, à laquelle on a porté très peu d'attention durant l'examen du projet de loi C-36, à l'automne 2001, et la création du CANAFE, c'est-à-dire du Centre d'analyse des opérations et déclarations financières du Canada. Cette petite partie de la loi est la source d'importants enseignements pour nous, sur le plan de l'efficacité d'application. Par souci d'une plus grande efficacité et d'une meilleure coordination, le Parlement devrait envisager de scinder les fonctions du CANAFE en matière de blanchiment d'argent et de financement d'activités terroristes et de faire relever ce dernier volet de la Direction générale de l'antiterrorisme du SCRS. L'alternative consisterait à faire relever tout le CANAFE de Sécurité publique et Protection civile Canada. Vous êtes conscients, j'en suis sûr, que le CANAFE existait déjà avant le 11 septembre et que sa fonction se limitait à repérer les activités de blanchiment du produit de la criminalité. Le CANAFE s'est vu confier après le 11 septembre la responsabilité supplémentaire de suivre les opérations financières de manière à repérer d'éventuelles sources de financement des activités terroristes. On partait de l'hypothèse qu'il existait une certaine congruence entre les deux. En fait, je rejette cette hypothèse. En réalité, nous avons créé un organisme auquel nous avons confié deux responsabilités distinctes, et je crains qu'il ne soit pas très efficace sur ce plan.

En ce qui concerne ma cinquième observation, nous allons passer à une autre partie de la loi qui a également une influence sur l'efficacité de son application et sur le fonctionnement général du milieu canadien de la sécurité et du renseignement de sécurité — je parle de la partie 6 et de la loi instituant le Centre de la sécurité des télécommunications. À l'automne 2001, nous avions de nombreux grands enjeux à débattre, comme la définition du « terrorisme », les entités inscrites, la facilitation du terrorisme, les œuvres de bienfaisance et ainsi de suite. Ce que j'en dis, c'est qu'avec les années et l'apaisement de certaines craintes, le temps est maintenant venu de porter attention à certains de ces détails. Le Centre de la sécurité des télécommunications travaille à la collecte de renseignements de sécurité à l'étranger et il représente une composante névralgique du milieu canadien du renseignement, même s'il en est une des plus secrètes. L'article 273.65 de la Loi antiterroriste confère au CST le pouvoir, sur autorisation du ministre, d'intercepter ce que nous appelons des « communications privées ». Dans la pratique, le CST interprète ce pouvoir comme lui donnant le droit de faire la collecte de certains renseignements d'origine électromagnétique au Canada même, à condition que les cibles canadiennes fassent partie d'un réseau de communication basé à l'étranger. Ma propre étude des organismes de collecte de renseignements d'origine électromagnétique entamée il y a vingt ans me fait dire que ce n'est rien d'autre qu'une fiction polie. Le Parlement devrait insister pour examiner les capacités et la politique d'interception du CST afin de voir s'il est encore valable de faire une distinction entre les cibles d'interception étrangères et intérieures en cette période de menaces terroristes et si les liaisons hiérarchiques actuelles entre le CST et le SCRS concernant la surveillance de l'interception des communications ont toute l'efficacité voulue, sans quoi nous risquons de perdre un de nos principaux outils de collecte de renseignements dans notre guerre contre la terreur, ce qui en diminuerait l'efficacité.

Ma sixième observation concerne la Loi sur la protection de l'information à laquelle on a porté relativement peu d'attention à l'automne 2001 parce qu'elle était éclipsée par d'autres questions. La Loi sur la protection de l'information est mentionnée vers la fin du projet de loi sous forme de modifications apportées à la Loi sur les secrets officiels après une longue étude des problèmes inhérents à l'ancienne loi. La nouvelle Loi sur la protection de l'information est une catastrophe, si vous voulez mon opinion. Sa définition des « renseignements opérationnels spéciaux » est trop générale et diffuse. Ses dispositions relatives à la dénonciation dans l'intérêt public sont sans effet. La création d'une catégorie de personnes « astreintes au secret à perpétuité » est orwellienne, inutile et impossible à appliquer dans la pratique. La Loi sur la protection de l'information peut entraver sans justification la tenue d'un débat public informé sur des questions de sécurité nationale, comme en témoigne l'affaire O'Neill, cette journaliste du Ottawa Citizen qui a fait l'objet d'un mandat de perquisition aux termes de la Loi antiterroriste. Mon conseil au Parlement est de rejeter entièrement cette partie de la loi et de renvoyer le ministère de la Justice du Canada à ses devoirs. La Loi sur la protection de l'information met en jeu à la fois l'efficacité et la légitimité publique.

Comme septième observation, en créant une catégorie spéciale de crimes terroristes dans le Code criminel, la Loi antiterroriste a sensiblement contribué à donner un élan post-11 septembre qui a permis à la GRC, de même qu'aux corps policiers provinciaux et municipaux, de se lancer massivement dans des enquêtes antiterroristes, ce qui a créé des problèmes de juridiction entre les organismes d'application de la loi et ceux qui font du renseignement de sécurité, en particulier le Service canadien du renseignement de sécurité, c'est-à-dire. le SCRS. La ruée des organismes d'application de la loi vers les activités de lutte au terrorisme, pour lesquelles ils ont peu de compétences, doit être stoppée et réévaluée, surtout à la lumière de ce qui s'est produit dans l'affaire Maher Arar. Il faut redéfinir la distinction entre la fonction d'enquête, le SCRS en assumant l'initiative, et la fonction d'arrestation, les organismes d'application de la loi remplissant leur mandat fondamental. Pour y arriver, il faudrait que le Parlement insiste sur un examen public à grande échelle de la fonction antiterrorisme au niveau fédéral, qu'il faudrait peut-être élargir en ce qui concerne l'efficacité générale du renseignement de sécurité canadien, de manière à faire face aux menaces à la sécurité canadienne et mondiale du XXIe siècle. Nous sommes le seul membre de notre alliance du renseignement de sécurité tricotée serré qui n'a pas fait d'examen public complet de certains aspects de ses services de renseignement. Les Britanniques, les Américains, les Australiens et les Néo-Zélandais l'ont tous fait.

Comme huitième point, je précise que l'opinion de la société canadienne à l'égard de la loi est fonction en fin de compte de l'appui public et de la connaissance qu'on en a. C'est ici qu'entrent en jeu les mythes chevaleresques et le croquemitaine. Les Canadiens demeurent perplexes quant à la nature et à la réalité des menaces terroristes. Le gouvernement n'a pas réussi, comme il le doit, à informer les Canadiens au sujet de cette menace ou à aider à créer les conditions grâce auxquelles un débat pleinement éclairé pourrait avoir lieu. Pour y remédier, il faudrait selon moi que le gouvernement dépose au Parlement chaque année un document qui évalue la menace courante que fait peser le terrorisme sur la sécurité intérieure canadienne et sur la sécurité mondiale. Le document devrait être produit par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile avec la participation d'un conseiller en matière de sécurité nationale. Il pourrait prendre la forme du rapport annuel produit par le Département d'État des États-Unis sur les tendances mondiales en matière de terrorisme. Le rapport gouvernemental annuel que je recommande devrait aussi décrire à l'intention des Canadiens les fonctions et rôles respectifs des diverses composantes du milieu de la sécurité et du renseignement de sécurité, ce qui contribuerait à en asseoir la légitimité publique.

La présidente : Monsieur Wark, je vous remercie. Nous allons maintenant passer aux questions.

Le sénateur Andreychuk : Monsieur Wark, vous avez mentionné un point avec lequel je suis en désaccord. Le fait de conférer au gouvernement des pouvoirs qu'il n'a jamais eus auparavant de manière systématique est préoccupant, et les Canadiens et Canadiennes devraient s'en préoccuper parce qu'il peut affecter les droits de tous les Canadiens. Toutefois, je reconnais que nous ne sommes pas efficaces si nous ne comprenons pas comment se fait la collecte de renseignements de sécurité. Pourriez-vous nous parler plus abondamment de la raison pour laquelle vous estimez que notre fonction antiterroriste devrait être examinée? Nous avons vu qu'aux États-Unis, la collecte de renseignements de sécurité et leur interprétation — non pas les lois et leur application — était le maillon faible. Ratons-nous la cible à cause d'un manque de personnel, de formation et de perfectionnement des compétences? Est-ce ce que vous voulez dire quand vous parlez de la situation au Canada, ou ces observations visent-elles davantage la Grande-Bretagne, les États- Unis et d'autres pays?

M. Wark : Voilà une excellente question qui va me permettre d'en dire davantage au sujet de cet enjeu. J'ai plusieurs points à faire valoir. Tous comprennent et acceptent que dans tout genre d'engagement avec le terrorisme, qu'il s'agisse d'une « guerre contre la terreur » ou d'autre chose, l'efficacité de toutes les précautions qu'on pourrait prendre en matière de sécurité dépend de la qualité du renseignement de sécurité. On entend souvent dire que le renseignement de sécurité est la première ligne de défense. Tous en reconnaissent la vérité, en principe. Si c'est vrai en termes pratiques, alors il faut nettement améliorer les services de renseignement de nombreux pays, non seulement du Canada, et pouvoir constamment les examiner et les évaluer. Bien qu'il existe au Canada des mécanismes de reddition de comptes et d'examen et qu'on en prévoie un si un comité parlementaire était créé à cette fin, ils ont largement porté, pour des raisons historiques, sur le respect de la loi par ces organismes. Le mandat de ces organismes n'inclut pas de préoccupation véritable et importante au sujet de l'efficacité et de la capacité.

Je l'ai dit pour bien faire comprendre un point : nulle part dans notre mécanisme de reddition de comptes et d'examen ou dans le milieu du renseignement de sécurité au Canada y a-t-il une capacité d'auto-évaluation honnête. Cela ne fait pas partie du mandat ou de la culture des organismes. Si vous admettiez le besoin de faire une analyse fouillée des capacités en permanence, vous auriez à vous demander comment le faire. Une sorte d'examen public s'impose, un genre d'examen qui ne s'est pas vu au Canada depuis la Commission royale sur l'union économique et les perspectives de développement du Canada tenue sous le ministre libéral Donald MacDonald qui a fait rapport au début des années 1980. Nous avons franchi les étapes d'un processus d'élaboration d'une stratégie de sécurité nationale et on nous a promis des examens de la politique canadienne en matière d'affaires étrangères et de défense. Cependant, la pièce manquante du casse-tête est un examen des services de sécurité et de renseignement qui ne peut se faire que dans le cadre d'un processus public ou d'une étude menée par des experts de l'externe.

Il est absolument vital que le Canada s'y prenne bien pour assurer sa sécurité intérieure, pour travailler comme il faut avec ses alliés et pour comprendre l'importance des renseignements de source canadienne, par opposition aux renseignements provenant des alliés au sujet des enjeux et des problèmes mondiaux.

Le point sous-jacent, c'est qu'il faut que le grand public ait confiance, qu'il sache que nos services de sécurité et de renseignement sont à la hauteur. Or, ce n'est pas une campagne de relations publiques du gouvernement qui inspirera cette confiance. Ce sera plutôt un processus d'examen systématique qui se prolonge dans le temps.

Nous n'en avons pas la capacité au Canada, ce qui est un point faible. Nous ne mettons pas à l'essai la capacité opérationnelle du milieu du renseignement et nous ne fournissons pas la documentation essentielle pour avoir un débat public informé. Au Canada, nous avons un milieu du renseignement secret et, dans le domaine public, règnent beaucoup de mythes, de préoccupations et d'angoisses, non fondées en grande partie, au sujet de ce milieu secret. C'est une question de tradition et de façon dont les choses se sont faites dans le passé. Il faut que cela change.

Le sénateur Andreychuk : Voyez-vous un changement dans les vieilles habitudes? La réaction du gouvernement continue d'être : « Si vous ne nous donnez pas tout ces pouvoirs et ne nous permettez pas d'exercer un pouvoir discrétionnaire, vous serez à risque. » Cependant, quand on lui demande comment il va exercer le pouvoir, sa réaction est de nous dire qu'il ne peut pas le préciser parce que la communication des renseignements nous rendrait vulnérables à une attaque. Comment avoir dans un pareil contexte une politique publique et modifier les attitudes?

M. Wark : En un certain sens, le problème est faux. D'autres pays ont fait des examens réussis. La Grande-Bretagne, l'Australie et les États-Unis ont tous mené des examens publics de leurs services de renseignement et de leurs problèmes. L'idée de ces examens n'est pas de trouver des boucs émissaires ou de se faire du capital politique, mais bien d'améliorer l'efficacité des services de renseignement. Il y a moyen d'examiner la fonction de sécurité et de renseignement sans révéler les secrets, une pratique établie depuis longtemps dans de nombreux pays. Ce n'est pas l'usage au Canada. Si vous admettez que le renseignement de sécurité est la première ligne de défense, comme dans d'autres pays, alors il faut trouver un moyen de convaincre le public que cette première ligne de défense est vraiment capable de faire le travail. Le meilleur moyen d'en convaincre le public est de faire un examen public, pour lequel il existe diverses méthodes. Il pourrait être confié à un comité parlementaire, ce qui a été promis mais n'a jamais été fait, ou à une commission royale d'enquête. Toutefois, rien n'a encore été fait, et c'est là une faiblesse importante.

En ce qui concerne les pouvoirs, je ne suis pas d'accord avec de nombreuses critiques formulées à l'égard du projet de loi C-36. Bien qu'il s'agisse au départ d'un projet de loi omnibus, je ne crois pas qu'il confère au gouvernement de nouveaux pouvoirs démesurés dans le domaine de la sécurité et du renseignement. Si l'on examine de près le projet de loi, on constate la présence non seulement des mesures nécessaires, mais également de beaucoup de mesures de précaution et de nombreuses balises.

Nous avons tous à bon droit exprimé des préoccupations théoriques au sujet du potentiel d'abus présent dans diverses dispositions du projet de loi C-36. L'historique du recours au projet de loi depuis son adoption en décembre 2001 devrait nous rassurer quelque peu, en ce sens qu'il y a eu relativement peu d'abus et qu'on a invoqué la loi, la plupart du temps, avec prudence.

Le sénateur Andreychuk : Le projet de loi C-36 ne peut être analysé autrement que de concert avec toutes les autres lois qu'il touche et les nouveaux pouvoirs acquis par le gouvernement. Je ne suis pas surprise que le projet de loi C-36, à lui seul, ne semble pas aussi menaçant qu'au début. Cependant, cette perception change quand on le considère par le prisme des autres lois qu'il a modifiées, en particulier la Loi sur l'aéronautique et celle qui confère aux ministres le pouvoir de tout arrêter s'il y avait une crise comme celle du SRAS, qui n'avait rien à voir avec le terrorisme. Nous avons élargi les pouvoirs non pas dans le projet de loi C-36, mais dans les lois qu'il a modifiées, au nom de principes qui vont au-delà du terrorisme. Ceux qui suivent la situation se sentent mal à l'aise quand ils se rendent compte de toute la série de pouvoirs qui sont conférés au gouvernement et qui ne sont pas soumis à un processus d'examen.

M. Wark : Ma réaction est de dire que la confusion qui règne au sein d'une grande partie de la population entre les pouvoirs conférés par le projet de loi C-36 et les questions concernant le profilage racial et les certificats de sécurité en matière d'immigration empêche de bien comprendre le projet de loi C-36 et la question plus générale des politiques et des pouvoirs gouvernementaux dans ce domaine. Comme vous le savez, le profilage racial n'est pas mentionné dans le projet de loi C-36 et, par conséquent, ne se retrouve pas dans la loi. Le processus de délivrance de cette attestation de sécurité en matière d'immigration est établi depuis longtemps et a précédé de dix ans le 11 septembre; par conséquent, il n'a rien à voir avec le projet de loi C-36. Vous avez tout à fait raison de dire que tout cela fait partie de la perception générale qu'on a des pouvoirs du gouvernement. J'espère que votre comité et l'examen parlementaire en traiteront et que des mesures seront prises pour chasser certaines fausses impressions.

Le sénateur Smith : Dans votre déclaration liminaire, je ne suis pas sûr que vous ayez prononcé le mot « mythe ». Cependant, vous avez bel et bien dit que vous n'étiez pas d'accord avec le point de vue exprimé par certains selon lesquels les dispositions du Code criminel au moment des attaques, le 11 septembre, suffisaient pour prendre les mesures requises. Je ne tiens pas à en débattre avec vous, mais j'aimerais que vous m'expliquiez où seraient les lacunes, si nous n'avions que le Code criminel comme outil.

M. Wark : Il faudrait que je revienne un peu en arrière et que je souligne le fait que je ne suis pas un juriste. Ce que j'ai dit porte sur deux ou peut-être trois fronts à la fois. Le Code criminel existant n'aiderait pas le Canada à arrimer ses lois avec les conventions des Nations Unies. Par conséquent, il faudrait se lancer dans un processus de modification des lois afin de mettre en oeuvre les conventions des Nations Unies qui portent sur des crimes terroristes de toutes sortes.

Nous savons tous que la loi a une fonction symbolique et politique. La population canadienne s'attendait à ce que le gouvernement du Canada prenne des mesures pour faire du terrorisme un crime particulier et pour trouver des moyens de criminaliser ces activités dans le cadre de la nouvelle loi. Il existait un besoin politique et symbolique de le faire, en termes d'attentes canadiennes, mondiales et, assurément, alliées. Nous l'avons fait de manière analogue à celle de nos alliés traditionnels, bien qu'à de nombreux égards, nous nous soyons montrés plus bénins et bienveillants, surtout par opposition au Patriot Act ou à la Loi antiterroriste britannique.

Également, de mon point de vue de non-juriste, je ne peux concevoir le terrorisme comme une forme typique de crime, à l'exemple du vol de banque et d'autres crimes prévus dans le Code criminel. Le terrorisme est un autre genre de crime dangereux qui s'en prend à la sécurité et aux valeurs de notre société. C'est pourquoi il mérite une place spéciale dans nos lois. Manifestement, il fallait le définir comme une forme de crime. Une fois qu'on avait emprunté cette voie, il fallait créer une catégorie spéciale d'infractions dans le Code criminel. C'était inévitable après le 11 septembre.

Le sénateur Smith : Je ne peux m'empêcher de souligner qu'il y a plusieurs semaines, j'étais en Irlande quand j'ai entendu dire que les vols de banque et les programmes politiques n'étaient pas tout à fait dissociés. Pour ce qui est de contrer la menace tout en respectant les libertés civiles, notre loi est-elle près de frapper un juste équilibre? Vous avez dit qu'on devrait retrancher de la loi les dispositions qui concernent la protection de l'information, de manière à pouvoir recommencer à zéro. En termes d'équilibre comme tel, qu'en pensez-vous? Je parle de l'équilibre entre une réaction à la menace et la protection des libertés civiles, style Alan Borovoy.

M. Wark : Oui, je connais les arguments de M. Borovoy, une personne que je respecte. Lui et moi avons fait partie du même groupe d'experts témoignant devant le comité de la Chambre des communes à l'automne 2001. Je dois avouer que ce concept d'équilibre me met légèrement mal à l'aise, sur le plan métaphysique, académique ou intellectuel, parce que je ne suis pas sûr que c'est là le véritable problème. Ce n'est pas que nous échangions des pouvoirs législatifs dans le domaine contre des libertés civiles, ce qui peut arriver parfois. Je ne suis pas sûr que c'est là le principe d'organisation. Il faut avoir les deux. On ne peut pas changer radicalement l'approche fondamentale aux libertés civiles pour appliquer une loi antiterroriste. La plupart du temps, la loi semble réussir à baliser de façon raisonnable l'exercice des nouveaux pouvoirs, que j'estime nécessaires, grâce à certains freins et contrepoids et au principe de prudence. La meilleure façon consiste à garantir un certain arbitrage de la Cour fédérale au sujet des dispositions les plus musclées de la loi. Ce serait là une façon raisonnable de s'y prendre.

Cependant, il existe d'autres importants freins et contrepoids qui entrent invisiblement en jeu au Canada depuis le 11 septembre.

C'est pourquoi je rejette certaines des vues les plus exaltées et extrêmes au sujet du danger présenté par la loi. Nous vivons au sein d'une société qui, dans l'ensemble, n'a pas de temps à consacrer au terrorisme et aux pouvoirs démesurés du gouvernement. Par conséquent, nous cherchons naturellement à frapper un équilibre à cet égard, équilibre que je ne crois pas que la loi ait détruit. Pour en revenir au point soulevé par le sénateur Andreychuk, nous devons demeurer conscients de la possibilité d'abus. Je n'en ai pas vu de nombreux signes jusqu'ici, sauf les exceptions que j'ai mentionnées, pas plus d'ailleurs que de facteurs qui pourraient mener à d'éventuels abus plus tard.

Le sénateur Smith : Vous avez parlé d'un examen à grande échelle de la fonction de lutte contre le terrorisme. Vous avez mentionné le rôle d'un conseiller en matière de sécurité nationale analogue à celui des États-Unis. Croyez-vous qu'il faut insister là-dessus? Je vous pose la question parce que j'ai fait partie du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense pendant plusieurs années. À toutes les réunions, on nous faisait valoir qu'il fallait dépenser des dizaines de millions de dollars à telle ou telle chose, pour des raisons qui nous semblaient toutes impérieuses à l'époque. Cependant, les deniers publics sont limités et il faut tenir compte de nombreuses autres priorités, comme la santé. Les choix à faire sont difficiles. On nous a parlé de l'énorme territoire du Canada dont les frontières sont poreuses et de la Garde côtière dont les ressources ont été tellement réduites qu'elle est l'objet de risée, selon certains. Même si on augmentait de cinq le nombre de navires de la Garde côtière exploités par les militaires, le territoire à couvrir est si grand que le montant d'argent consacré à stopper l'action d'un kamikaze est sans importance. Est-ce là une priorité sur le plan des dépenses? Vous avez parlé d'un examen à grande échelle de la fonction de lutte contre le terrorisme, et je comprends qu'il nous faut certaines garanties dans ce cas-là, bien que je songe avec nostalgie à l'époque où nous pouvions nous promener n'importe où sans avoir à nous inquiéter de contrôles de sécurité. La sécurité était tenue pour acquise. Pourriez-vous faire des observations à cet égard, je vous prie.

M. Wark : Sénateur, je soupçonne qu'il va falloir que nous et nos descendants nous habituions à vivre avec des contrôles. Cependant, selon ma conception d'un examen, il ne s'agit pas d'une tribune pour inciter les différents ministères et organismes gouvernementaux à demander des fonds supplémentaires. Je soupçonne que les services de sécurité et de renseignement, qui serait le principal objet d'un pareil examen, estiment avoir suffisamment de fonds, dans les divers budgets de sécurité nationale adoptés depuis décembre 2001, pour l'avenir immédiat. Il faut qu'un pareil examen se concentre sur la collecte, l'analyse et la diffusion des renseignements de sécurité qui sont au cœur même des services de sécurité et de renseignement, plutôt que sur les biens durables en place pour obtenir ces renseignements. Il faut avoir l'assurance que nous sommes constamment au courant des véritables menaces, des risques élevés et même des réels dangers représentés par des risques peu probables. Il s'agit donc de savoir si le gouvernement est au courant et, s'il ne l'est pas, quelles améliorations il faudrait faire.

L'examen représente une façon pour nous de nous interroger sur le genre de désordre institutionnel qui s'est développé dans le milieu de la sécurité et du renseignement par suite d'une croissance historique survenue depuis la Seconde Guerre mondiale et de savoir qui est responsable de quoi et où réside le pouvoir institutionnel. Naturellement, un des principaux enjeux depuis le 11 septembre est toute cette question de coordination, de faire en sorte que les divers éléments des services de sécurité et de renseignement du gouvernement travaillent bien ensemble. Nous avons besoin de savoir qui coordonne l'effort pour faire en sorte que le renseignement que vous espérez recevoir atteint les bureaucrates et les élus qui prennent les décisions. Toutes ces questions ont fait l'objet d'études au Royaume-Uni, en Australie et aux États-Unis. Il existe des études passionnées au sujet d'échecs liés au 11 septembre et à la guerre de l'Irak. Ces choses ne nous touchent peut-être pas directement, mais nous pourrions en tirer grandement profit.

Nous avons besoin d'un gouvernement branché sur le plan du renseignement de sécurité et de la sécurité au Canada, parce que nous formons une société multiculturelle dans un contexte nord-américain dont les intérêts, sur le plan de la sécurité, sont mondiaux. Ma crainte, c'est que nous en sachions moins que nous le pourrions au sujet du terrorisme, mais parce qu'il n'existe pas de mécanisme ou de culture interne du changement et de l'amélioration, la seule façon d'y arriver est d'exercer des pressions de l'extérieur.

Le sénateur Smith : Voilà qui me semble honnête. Cependant, il ne faut pas perdre de vue le fait que, malgré la grandeur de notre territoire, nous ne sommes pas une puissance mondiale et que nous n'avons pas un budget illimité. Nos efforts devront être à la hauteur de nos moyens.

Le sénateur Kinsella : Monsieur Wark, j'aimerais brièvement explorer avec vous trois questions : l'infrastructure actuelle de renseignement antiterroriste au Canada, le CANAFE et le point que vous avez soulevé dans votre déclaration au sujet des dispositions relatives à la protection de l'information.

Selon vous, quelles sont les trois lacunes les plus flagrantes de l'infrastructure du renseignement antiterroriste au Canada? Qu'est-ce qui, sur le plan opérationnel, est inefficace? Que recommandez-vous pour y mettre fin? Pour ce qui est des mécanismes utilisés dans d'autres secteurs de la fonction publique pour faire des évaluations constantes de programme, existe-t-il un modèle unique qui s'appliquerait à l'évaluation de l'infrastructure canadienne du renseignement en matière antiterroriste?

M. Wark : Sénateur, vous m'offrez là la possibilité réjouissante d'imaginer un meilleur monde du renseignement, mais je vais m'en tenir à mes trois grandes recommandations. Tout d'abord, nous devons comprendre que nous représentons une anomalie dans la communauté mondiale parce que nous n'avons pas de véritable service de collecte de renseignement à l'étranger, bien que le SCRS se soit permis quelques petits excès de ce côté-là sans mandat explicite au cours des quelques dernières années. Il faut s'interroger sur notre capacité d'obtenir le genre de renseignement dont nous avons besoin dans le cadre d'opérations de divers genres à l'étranger.

Ensuite, de graves problèmes continuent de miner notre capacité d'analyser et d'interpréter les renseignements réunis par divers organismes et ministères canadiens et ceux qui nous viennent de nos alliés. Dans le rapport récent de l'enquête Flood au sujet des organismes de renseignement australiens, on estime que l'Australie dépend à 97 p. 100 environ d'autres pays pour obtenir des renseignements de sécurité sur la situation mondiale. La situation canadienne est probablement analogue. Quand il dépend de sources étrangères pour obtenir des renseignements de sécurité, le gouvernement doit exceller dans l'analyse de ces renseignements s'il veut bien comprendre la situation par rapport aux intérêts canadiens. Nous avons accru cette capacité, mais notre système d'analyse n'est pas aussi solide qu'il pourrait l'être et ce, pour diverses raisons. Sa faiblesse peut s'expliquer, en partie, du fait que, sur le plan organisationnel, il est divisé et fragmenté. On en trouve une partie au SCRS, une autre au Bureau du Conseil privé et d'autres essaimés un peu partout au sein du gouvernement fédéral. Il reste à examiner et à améliorer la façon dont nous obtenons des renseignements de sécurité concernant des menaces critiques pour le Canada, dont nous les évaluons et en faisons rapport, particulièrement sur le plan stratégique.

Troisième point, des mesures ont été prises depuis le 11 septembre pour essayer d'améliorer la coordination des services de sécurité et de renseignement canadiens, mais je ne suis pas sûr qu'elles sont efficaces.

Certaines d'entre elles s'appuient sur la capacité du ministère de la Sécurité publique de fonctionner dans ce domaine, une inconnue jusqu'à un certain point. D'autres comptent sur la capacité du conseiller en matière de sécurité nationale à faire un travail efficcace de coordination. Certaines de ces mesures portent à s'interroger sur le rapport qui existe entre le conseiller en matière de sécurité nationale qui relève du premier ministre et Sécurité publique et Protection civile Canada. Cependant, la coordination est cruciale pour éviter l'inefficacité, et je prends bonne note à cet égard de la remarque faite par le sénateur Smith selon lequel il faut faire en sorte, pour toute mesure forcément de petite envergure et limitée par le budget, d'éviter les sources d'inefficacité inutiles. Il faut aussi faire en sorte qu'on peut trouver et utiliser l'information voulue rapidement. Les trois grandes faiblesses sont l'absence d'un service de collecte de renseignement à l'étranger et de capacités d'analyse et de coordination.

Le sénateur Kinsella : Le second point que vous avez mentionné était le CANAFE. Vous avez laissé entendre qu'il vaudrait peut-être mieux le faire relever de Sécurité publique et Protection civile Canada. Cette solution créerait-elle de grands vides opérationnels? D'après les témoignages entendus, les terroristes amassent beaucoup de fonds par l'intermédiaire de groupes de façade. De fait, hier soir, un témoin nous a affirmé que le gouvernement du Canada accorde des subventions à certains de ces organismes. J'ai été très étonné d'apprendre de ce témoin que des rencontres ont eu lieu entre des membres du ministère et certains de ces organismes. Il fut entre autres question d'un dîner-bénéfice organisé par des Tigres tamouls auquel était présent l'ex-ministre des Finances, notre premier ministre actuel. On nous a aussi parlé de transferts de fonds de la Hong Kong Shanghai Banking Corporation, de la HSBC, en vue d'acheter des armes du Canada. Qu'est-ce qui cloche au CANAFE?

M. Wark : J'ai précédé ma déclaration de propos dans lesquels j'affirme que nous en savons très peu sur les capacités réelles du CANAFE. Il faut reconnaître qu'il s'agit d'un organisme relativement jeune qui fait un travail difficile. On comprend que le travail qui consiste à suivre, à bloquer et à intercepter les fonds levés par des terroristes est un des défis les plus complexes à relever dans le domaine de la lutte antiterrorisme. Néanmoins, tous nos partenaires, y compris les Nations Unies, prennent le défi au sérieux. Les Nations Unies sont celles qui se sont le plus efforcé, en tant qu'organisme international, de concentrer leurs énergies et les efforts déployés par la communauté internationale sur l'interdiction du financement terroriste. C'est là un défi extraordinairement difficile à relever.

C'est pourquoi je m'inquiète au sujet du CANAFE. On a confié à un petit organisme déjà en place qui se spécialisait dans la surveillance du blanchiment du produit de la criminalité la tâche de repérer le financement d'activités terroristes. Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup d'analogie, pour être sincère avec vous, entre la nature et les problèmes d'une enquête sur le blanchiment du produit de la criminalité et d'une enquête sur le financement d'activités terroristes. Le CANAFE est un monstre bicéphal dont nous ne pouvons pas nous payer le luxe. Pour étudier le blanchiment du produit de la criminalité, il faut être capable de bloquer avec efficacité le financement d'activités terroristes. Cependant, les deux ne devraient pas être regroupés sous un même toit qui est coupé, sur le plan bureaucratique, des principaux centres d'expertise du gouvernement canadien, nommément le Service canadien du renseignement de sécurité.

Mon interprétation de la situation, sans en avoir parlé avec qui que ce soit en position d'autorité et sans connaître de secrets au sujet du CANAFE, est que le centre s'est vu confier un mandat trop ambitieux et mal situé, sur le plan institutionnel, deux problèmes dangereux. Il faut que le CANAFE se trouve au sein d'un ministère ou d'un organisme qui est principalement voué à l'antiterrorisme de manière à pouvoir profiter de toutes les connaissances et de tous les renseignements de sécurité qui s'y trouvent, qu'il s'agisse de Sécurité publique et Protection civile Canada ou du SCRS. Le projet de loi laisse entendre que, dans certaines circonstances, l'information du CANAFE devrait être transmise au SCRS quand elle semble avoir un lien avec le terrorisme. C'est la recommandation et le conseil qui sont donnés au CANAFE et chaque fois que je vois une pareille mise en garde dans une mesure législative, cela me fait peur. J'ignore à quel point ce genre de rapport est efficace, mais la façon dont nous avons créé le CANAFE est tout simplement mauvaise et il faut le repenser. L'endroit évident où placer le CANAFE est soit au SCRS ou au ministère de la Sécurité publique, où il pourrait vivre dans un milieu ayant une expertise considérable en matière de groupes et de menaces terroristes. Il est impossible d'avoir un organisme qui suit le financement d'activités terroristes, mais qui ne vit pas dans le milieu. Par conséquent, je crains pour l'efficacité du CANAFE.

Le sénateur Kinsella : Vous avez attiré notre attention sur la Loi sur la protection de l'information et sur la nature de l'ancienne Loi sur les secrets officiels. Ces articles ont été ajoutés quand le projet de loi C-36 était à l'étude au Parlement. J'ai pris note de votre déclaration parce que vous étiez catégorique et qu'il est bon parfois d'entendre des affirmations catégoriques. Vous avez suggéré que soit retranchée toute cette partie et qu'on reparte de la case départ. Pourriez-vous préciser votre pensée?

M. Wark : Toutes les lois sur les secrets officiels, quelle que soit l'appellation choisie, ont trois grandes composantes. Or, elles sont mal conçues dans la Loi sur la protection de l'information. J'ai dit au départ qu'il nous faut une loi sur les secrets officiels efficace et qu'avant de modifier la Loi sur les secrets officiels pour en faire la Loi sur la protection de l'information, nous n'avions pas une loi efficace. Bien souvent, elle n'inspirait pas confiance au gouvernement de sorte qu'elle était rarement invoquée. Nous avons besoin d'une pareille loi, quand bien même ce ne serait qu'à des fins dissuasives.

Parmi les trois dispositions principales, la première est de savoir comment définir le mot « secret ». Une pareille définition n'est pas facile, mais celle qui est donnée dans la Loi sur la protection de l'information est en fait débranchée du monde réel du renseignement de sécurité. Les renseignements de sécurité secrets et l'information secrète au sein du gouvernement se définissent en fonction d'une série de catégories de sécurité établie pour classifier les documents. La plupart des lois sur les secrets officiels s'appuient sur ce classement pour distinguer les véritables secrets de l'information qui n'est pas secrète, même si toutes les démocraties ont tendance à surclasser la sécurité d'un document, pour diverses raisons.

La définition du renseignement de sécurité nationale donnée dans le projet de loi est beaucoup trop générale. Elle donne trop au gouvernement le pouvoir de déclarer qu'un renseignement est secret du simple fait qu'il l'affirme, non pas parce que le document porte la mention « très secret » ou « classifié ». Une pareille disposition ouvre tout grand la porte à un abus évident, soit qu'un gouvernement invoque la Loi sur la protection de l'information pour s'éviter de l'embarras plutôt que pour protéger de véritables secrets.

Le deuxième point essentiel, c'est qu'il importe dans toutes lois sur les secrets officiels de prévoir une véritable protection de celui qui fait une dénonciation dans l'intérêt public. Ce que j'ai vu de la protection du dénonciateur dans la Loi sur la protection de l'information me porte à croire qu'elle serait sans effet. Je ne peux concevoir un monde réel où des dénonciations seraient faites sous le régime de l'actuelle Loi de la protection de l'information, ce qui me porte à soupçonner quelque peu que le projet de loi visait à empêcher les dénonciations, ce qui dangereux.

Le troisième point, c'est que la Loi sur la protection de l'information a créé un cauchemar bureaucratique, en ce sens que le gouvernement doit identifier les personnes astreintes au secret à perpétuité qui, selon le libellé actuel, incluent tous les anciens employés de ce qu'on avait l'habitude d'appeler la « Direction des télécommunications du Conseil national de recherches » créée en 1946. Il faut identifier toutes ces personnes et les aviser qu'elles sont astreintes au secret à perpétuité, en plus de conserver leurs dossiers dans un endroit central qui permettrait de les poursuivre, si elles dévoilaient publiquement quoi que ce soit ayant trait à leur travail.

D'après une partie de l'information relative à cet exercice visant à identifier les personnes astreintes au secret à perpétuité qui, si j'ai bien compris, relève du Conseil du Trésor, le gouvernement est conscient qu'il est tout simplement incapable d'accomplir une tâche aussi herculéenne et que tout le temps qui est consacré à dresser cette liste monumentale est un gaspillage de ressources déjà peu abondantes.

On en revient à la question d'une éventuelle entrave au débat. Il est impossible de faire un débat éclairé en la matière si le public n'est pas bien informé, une exigence essentielle, à moins que des experts qui s'y connaissent et des professionnels à la retraite puissent prendre la parole publiquement à l'occasion, peut-être sous un régime de contrôle et de reddition de comptes. Comme exemple concret, supposons qu'un ancien employé du SCRS qui a travaillé dans un service du renseignement d'origine électromagnétique ou du renseignement aux Affaires étrangères décide de rédiger ses mémoires 20 ou 30 ans après avoir pris sa retraite. Il s'exposerait alors à des poursuites aux termes de l'actuelle Loi sur la protection de l'information. Un tel scénario ne se produira probablement jamais, mais la possibilité demeure, et j'estime que c'est un pur non-sens, car on compromet ainsi l'information du public.

Le sénateur Fraser : Monsieur Wark, vous ratissez très large et c'est fascinant, mais je vais essayer de limiter mes questions au CANAFE. J'aimerais connaître votre réaction à ce qui suit : nous avons entendu plus d'un témoin affirmer que les groupes terroristes, pour se financer, s'adonnent au même genre d'activité que le crime organisé. Les deux n'ont pas le même objectif, mais ils s'adonnent au même genre d'activité. Voilà qui me frappe comme une des raisons qui justifieraient de garder les deux fonctions d'enquête sous un même toit. Il me semble aussi évident que si nous séparons le financement à des fins criminelles du financement à des fins terroristes, il faudra créer non pas un, mais deux organismes de surveillance. Si ma mémoire est bonne, le CANAFE vérifie actuellement des millions de transactions chaque année. C'est beaucoup. N'y aurait-il pas des dédoublements d'efforts si nous avions deux organismes distincts?

M. Wark : Sénateur, vous avez raison, et j'en prends bonne note. Au fil des ans, nous avons appris que le modus operandi des groupes terroristes, certainement d'al-Qaïda, est tel que, parfois, ils jugent opportuns de s'adonner à des activités que nous tiendrions pour analogues au blanchiment du produit de la criminalité. Nous savons également qu'au cœur des efforts de financement des terroristes, particulièrement de nébuleuses comme al-Qaïda, la collecte de fonds ne se fait pas du tout de la même façon. Il existe peut-être certains recoupements et des ressemblances, mais on dénote aussi des différences notables dans la façon dont les organismes terroristes déplacent des fonds partout dans le monde.

L'argent et l'information sont les deux principaux lubrifiants du terrorisme mondial et il est très difficile d'interdire l'accès aux deux. Je propose que le CANAFE soit maintenu tel quel, mais qu'il soit logé dans un milieu plus propice. Il faudrait étudier cette recommandation, puis voir ce qui arrive. Si nous établissons deux centres, nous aurons deux systèmes parallèles de déclaration. L'obligation des banques de déclarer les transactions de terroristes et d'autres organismes serait plus ciblée que celle qui concerne le blanchiment du produit de la criminalité. Nous aurions donc deux sources de données. Dans ce cas-ci, un certain recoupement serait avantageux parce qu'il révélerait peut-être quelque chose qu'on n'aurait pas relevé autrement.

Le Canada a une obligation à l'égard de lui-même et de sa sécurité. À la lumière des efforts qui sont déployés par les Nations Unies et auxquels la communauté internationale souscrit, le Canada a l'obligation d'essayer d'empêcher les terroristes de se financer, bien que nous n'ayons pas créé les meilleurs organes et structures pour le faire. Pourtant, l'initiative mérite que les institutions y investissent parce qu'elle représente un élément clé de toute campagne de lutte contre le terrorisme. Je ne dis pas forcément qu'il faut créer deux entités distinctes, mais il faut reconnaître que les deux problèmes sont différents et exigent donc des solutions différentes. Dans la recherche de solutions différentes, nous pourrions causer certains dédoublements et alourdir la bureaucratie, mais je suis disposé à en payer le prix parce qu'ils pourraient rapporter gros.

Le sénateur Fraser : Ma réaction instinctive est de faire tout le contraire, mais elle n'a rien à voir avec les faits. Si nous faisons relever le CANAFE du SCRS, n'ouvrons-nous pas la porte à la tendance bien humaine à tout définir en termes de nos impératifs institutionnels? Nous attendons du SCRS qu'il identifie les espions et les terroristes parce que c'est pour cela qu'il est payé. Nous contrôlons cette tendance humaine naturelle en fixant des limites à ce qu'il peut faire. Si nous faisons simplement passer le CANAFE — cet énorme outil d'accès à tout notre système financier et commercial — au SCRS, ne nous retrouverons pas sous la surveillance de Big Brother? N'y voyez-vous pas du danger?

M. Wark : Le danger éventuel a toujours existé, sénateur, mais il faut reconnaître que nous exigeons déjà ces rapports. Le processus d'examen des transactions financières existe déjà parce que nous le jugions nécessaire avant le 11 septembre pour contrer le blanchiment d'argent et doublement nécessaire après le 11 septembre pour lutter contre le terrorisme. La question est de savoir si le SCRS, par opposition au ministère des Finances, serait enclin à en abuser? Si nous pesons les dangers d'un éventuel abus par rapport aux avantages procurés par l'expertise ainsi créée, ce que je conçois comme un avantage si le financement d'activités terroristes relevait du SCRS, alors les avantages sont plus grands que les désavantages que nous savons être causés par la culture ou la pratique du SCRS depuis sa création en 1984.

Le sénateur Fraser : Je ne dis pas que nous avons un KGB en gestation au Canada. Je suis d'accord avec vous pour reconnaître que les structures ont leurs propres conséquences.

Le sénateur Lynch-Staunton : Je vous remercie de votre témoignage. Nous avons tendance à prendre des tangentes, et je suis donc content de constater que nous en revenons à la loi à l'étude. Je suis d'accord avec tout ce que vous avez suggéré, mais je ne comprends toujours pas ce qui vous inquiète dans la Loi sur la protection de l'information.

Si j'ai bonne mémoire, après l'incident mettant en jeu Juliet O'Neill et le raid de sa maison par la GRC, incident qui avec un peu de chance ne se répétera pas, le gouvernement a modifié la loi et a affirmé que ces changements garantissaient que de pareils incidents ne se reproduiraient plus. Êtes-vous d'accord avec cette analyse de la situation? Vous souvenez-vous du fond de ces modifications?

M. Wark : Comme je n'ai pas souvenir de ces modifications, je vais plaider l'ignorance.

Le sénateur Lynch-Staunton : Je n'ai pas les documents devant moi, de sorte qu'il m'est difficile de vous fournir d'autres précisions. Quoi qu'il en soit, vous blâmez, à bon droit, tous les gouvernements de surutiliser la mention « très secret » sur les documents en vue de s'éviter de l'embarras plutôt que de protéger l'information, et il n'y a rien que nous puissions faire pour y mettre fin. Tous les gouvernements le font. Que proposez-vous comme solution pour garantir le plus possible que les véritables renseignements très secrets ne sont pas rendus publics?

Vous avez eu raison de nous rappeler que nous n'avons pas consacré beaucoup de temps à cette disposition particulière. Il est difficile de faire en peu de temps une évaluation convenable de la teneur et de l'esprit d'un projet de loi omnibus comme le projet de loi C-36, qui modifiait dix lois. Or, nous voici en pleine période d'examen, de sorte qu'il n'est jamais trop tard. Comment formuleriez-vous une disposition visant à exclure les excès que vous constatez, tout en garantissant le plus possible que la communication interdite de véritables renseignements très secrets sera sévèrement punie?

M. Wark : Voilà une question difficile pour laquelle je n'ai pas de solution miracle, mais j'ai la conviction profonde que la loi actuelle fait fausse route. Pour la faire coïncider avec la réalité et lui donner une plus grande efficacité, il faudrait modifier la définition juridique de « secrets d'État ». Il faudrait peut-être prévoir une graduation en fonction de la classification de sécurité de l'information. Cela aurait peut-être un effet avantageux. J'admets volontiers que la surclassification est un problème qui ne disparaîtra jamais, mais si la Loi sur la protection de l'information était plus rigoureuse dans sa définition du renseignement essentiel dans l'intérêt de la sécurité nationale et si celle-ci était liée au système de classification de sécurité, on exercerait peut-être alors un certain contrôle. Il faut comprendre qu'il existe une ou deux catégories de secrets qu'il est extrêmement important de protéger. Certains sont très hautement classifiés et protégés pour une bonne raison. Ils ont été obtenus de sources et par des moyens particuliers, que ce soit au Canada ou chez des alliés étrangers, et assortis de réserves particulières et rigoureuses que nous somme tenus de respecter. Il faut protéger ce genre d'information. Cependant, toute loi sur la protection de l'information se doit de définir l'information centrale qu'on essaie de protéger. Non seulement est-ce important en droit, mais également important en tant que signal donné à ceux qui travaillent à protéger cette information. Il faut que la définition fasse l'objet d'une réflexion profonde plutôt que de laisser entendre simplement que c'est au gouvernement de décider de la confidentialité en matière de sécurité nationale ou de ce qui constitue un renseignement opérationnel spécial. Il faut qu'il existe un processus grâce auquel on sait de qui relève la décision au sein du gouvernement. En d'autres mots, qui est responsable de décider? Ce n'est pas clair dans la loi actuelle. Il faut mieux définir le renseignement de sécurité nationale et qui est responsable d'en décider. De plus, il faut que l'on soit capable de faire des dénonciations dans l'intérêt public. Il serait difficile de refondre la Loi sur les secrets officiels en conséquence, et c'est pourquoi toutes les tentatives en ce sens des quelque dix dernières années ont échoué. Le gouvernement a profité avec opportunisme du projet de loi omnibus C-36 qui a été adopté pour faire certains changements en douce. La Loi sur la protection de l'information a été vue comme une opportunité d'en finir avec le problème d'une Loi sur les secrets officiels sans effet à un moment où on y accorderait peu d'attention, c'est-à-dire à l'automne 2001. C'est en ce sens que la lecture du texte a suscité chez moi pas mal de cynisme. La loi pouvait simplement passer inaperçue, sous le couvert de l'intérêt public, mais elle nous a donné un régime mauvais et sans effet.

Le sénateur Lynch-Staunton : Comment évalueriez-vous l'information qu'a reçue Mme O'Neill? L'auriez-vous considérée comme étant très secrète ou le contenu était-il plutôt inoffensif?

M. Wark : J'ignore quelle information elle détenait et l'affaire ne précise pas ce qu'elle détenait en fait. Toutefois, j'ai été frappé au départ par le fait que je ne pouvais pas savoir ce qu'il y avait d'unique au sujet de Juliet O'Neill à partir de tous les reportages faits dans les médias nationaux sur les fuites entourant l'affaire Maher Arar. J'ai lu le texte de la décision du juge de la paix qui a délivré le mandat de perquisition à l'endroit de Juliet O'Neill, une procédure standard, mais qui ne devrait peut-être pas s'appliquer aux mandats de perquisition exécutés en vertu de la Loi sur la protection de l'information. J'y ai vu une mesure de désespoir prise par la GRC en réaction aux énormes pressions qui s'exerçaient sur elle en vue de colmater la fuite. Dans sa tentative plus ou moins ratée en vue d'identifier la source, la GRC a cherché d'autres façons de le faire. On est porté à se demander s'il n'y aurait pas dans la société canadienne des personnes privilégiées auxquelles la loi ne s'applique pas. Or, il faut que la réponse soit négative.

Le sénateur Fraser : J'invoque le Règlement!

La présidente : Oui, sénateur.

Le sénateur Fraser : En tant qu'ex-journaliste, j'ai beaucoup de sympathie pour Mme O'Neill. Cependant, l'affaire Arar est toujours en instance. Il faut donc être très prudent dans notre jugement de chaque partie. Je ne tente pas ainsi de mettre fin au débat, en principe, mais je deviens un peu plus nerveuse quand on discute du pour et du contre de l'affaire.

La présidente : Je prends bonne note de votre point, sénateur.

Le sénateur Lynch-Staunton : C'est peut-être un point dont on a pris bonne note, mais ce n'est pas ce que j'appelle invoquer le Règlement. La discussion s'appuie sur un exemple en vue de savoir si l'information aurait dû être classée très secrète. Je ne blâme pas Mme O'Neill d'avoir entamé une poursuite ou la GRC de croire qu'elle a bien fait. Je tente plutôt de comprendre comment s'applique la loi, et il s'agit du seul cas dramatique dans lequel elle a été appliquée.

M. Wark : Effectivement.

Le sénateur Lynch-Staunton : Si la présidente estime que ce genre d'échanges est antiréglementaire, soit, mais nous aurons l'occasion de discuter des méthodes et des moyens avec les personnes directement en cause dans cette affaire particulière. J'ai une autre question. Je ne vois pas de disposition relative aux dénonciations dans la loi. Pourriez-vous m'expliquer où est le problème?

M. Wark : Dans la Loi sur la protection de l'information, les étapes à franchir pour communiquer de manière légitime de l'information dans l'intérêt public sont décrites en détail, bien que je sois incapable de me rappeler les détails exacts de toutes les exigences auxquelles doit satisfaire le dénonciateur. Essentiellement, la loi exige une série de notifications et d'approbations de chefs d'organismes gouvernementaux avant que soit réputée valable une pareille dénonciation.

Le sénateur Lynch-Staunton :Par l'expression « dénonciation », vous désignez la communication de renseignements dans un livre ou dans un article, plutôt que sa communication clandestine en vue de mettre le gouvernement dans l'embarras, ce que fait habituellement le dénonciateur afin de conserver l'anonymat. Un projet de loi relatif à la dénonciation est actuellement à l'étude devant la Chambre des communes, mais les dénonciateurs ne se sentent pas à l'aise avec les mesures qu'il prévoit parce qu'ils peuvent être punis sans autre forme d'appel. Parlez-vous de la même chose dans cette loi-ci ou s'agit-il davantage de l'inclusion de renseignements dans un livre ou un article? Le projet de loi s'appliquerait-il à un auteur qui publie un livre quinze ans après le fait? L'empêcherait-il de révéler de l'information pour laquelle il a été astreint au secret 20 ans plus tôt?

M. Wark : Je fais référence aux deux, mais le cas le plus pressant à régler serait celui de la personne qui possède des renseignements classés comme étant des renseignements de sécurité et qui estime que le grand public a besoin de les connaître pour prévenir une forme quelconque d'abus. Cela inclurait des renseignements courants. Il faudrait que le dénonciateur passe par toute une série irréaliste d'étapes pour avoir l'autorisation de la communiquer au grand public. Le projet de loi s'appliquerait également à celui qui souhaite rédiger ses mémoires dix ou quinze ans après le fait, mais ce n'est pas là ce qu'on qualifie de dénonciation en langage courant.

Le sénateur Joyal : J'aimerais m'en tenir à la question de la Loi sur la protection de l'information. Monsieur Wark, vous avez fait des suggestions intéressantes. Savez-vous si l'approche que vous proposez a été adoptée par d'autres juridictions comparables au Canada? Vous avez parlé du Royaume-Uni, de l'Australie et des États-Unis. Y a-t-il un meilleur système que celui qui est prévu dans le projet de loi C-36 que nous devrions examiner?

M. Wark : Sénateur, je ne pourrais pas vous fournir une analyse comparative fouillée des lois internationales à ce sujet, sauf pour dire que la Loi canadienne sur les secrets officiels s'est beaucoup inspirée de la loi correspondante de la Grande-Bretagne. En fait, notre loi initiale, avant sa modification après le 11 septembre, date du début du XXe siècle — tout comme la loi britannique.

Les lois britannique et américaine, qui sont similaires, ont été modifiées et mises à jour en vue de resserrer la définition de « secret » et de prévoir un régime d'application de la loi permettant certaines dénonciations dans l'intérêt public. Les Britanniques, les Américains et les Australiens, qui avaient probablement les lois se rapprochant le plus de celle du Canada, ont modifié les leurs au fil des ans en vue d'améliorer ces aspects. Le Canada, par contre, n'a rien fait pour modifier une mesure législative de plus en plus inefficace jusqu'à ce que l'occasion se présente, le 11 septembre, de la modifier de fond en comble et de déposer un projet de loi qui était le produit d'une certaine étude de lois analogues sur les secrets officiels dans d'autres pays, mais avec des nuances typiquement canadiennes.

Le sénateur Joyal : Je me rappelle que, quand ces dispositions ont été discutées devant le Comité sénatorial spécial sur le projet de loi C-36 il y a trois ans, les hauts fonctionnaires du ministère avaient dit au comité qu'en l'absence de ces dispositions, le Canada serait incapable de garantir le secret d'informations qui lui seraient transmises par des gouvernements étrangers avec lesquels il aurait signé un accord d'échange de renseignements. C'est le principal argument qui avait été avancé. Comment réagiriez-vous à cette préoccupation dans le cadre d'un examen des articles pertinents de la loi?

M. Wark : Je reviens au point que j'ai fait valoir selon lequel le Canada a besoin d'une loi sur les secrets officiels de manière à pouvoir maintenir l'échange permanent d'information avec ses partenaires et alliés étrangers en leur donnant l'assurance que le Canada est capable de protéger l'information. Nous avons certes besoin de pareilles dispositions. Ce que je soutiens, c'est que les dispositions actuelles ne sont pas les bonnes pour garantir cette protection. Loin de moi l'idée de vouloir laisser croire que le besoin est invalide ou faible, mais nous avons élaboré la mauvaise série de définitions et de façons de faire. J'ajouterai que le Canada a la réputation parmi ses alliés d'être, d'une certaine façon, le plus petit partenaire en matière de renseignement. Paradoxalement, ou contrairement à ce que l'on pourrait croire, il est le plus cachottier et le plus conscient des questions de sécurité. Ces caractéristiques sont ancrées dans son histoire et sa culture. Je ne crois pas que les partenaires dont nous sommes les plus proches doutent pour un instant de notre capacité de protéger nos secrets. Nous y excellons depuis la leçon donnée par l'affaire Igor Gouzenko en 1945, qui a longtemps marqué la conscience canadienne en matière de sécurité.

À mon avis, on a essayé de faire un peu peur aux membres du comité en arguant que le Canada a besoin de protéger ses secrets, à ses propres fins et aux fins d'échanges avec ses alliés. En fait, nous excellons dans ce genre de choses. Le problème se trouve dans les détails de la Loi sur la protection de l'information.

Le sénateur Joyal : J'aimerais vous lire la quatrième et la cinquième recommandations du comité sénatorial spécial précédent, c'est-à-dire de 2001, en ce qui concerne le processus relatif à la Loi sur la protection de l'information qui est, selon vous, tel que la décision de ce qui est un secret et de ce qui ne l'est pas relève de l'arbitraire. Il faudrait prévoir une forme d'appel et de contrôle. Voici donc ce que recommandait le comité, il y a trois ans :

Le comité recommande que le Parlement nomme, dans les 90 jours suivant la sanction royale du projet de loi C-36, un haut fonctionnaire du Parlement mandaté pour contrôler, au besoin, l'exercice ou la nécessité des pouvoirs conférés dans le projet de loi. Ce haut fonctionnaire déposerait un rapport devant les deux chambres du Parlement chaque année ou plus souvent, s'il y avait lieu.

Il y a trois ans, le comité estimait qu'un mandataire du Parlement devrait examiner et suivre l'exercice des pouvoirs conférés par la Loi sur la protection de l'information et les attestations de sécurité mises à la disposition du ministre pour que le régime comporte des freins et des contrepoids. Nous sommes tous conscients que certains renseignements ne peuvent pas être rendus publics, mais il faut qu'il y ait en place un mécanisme qui permet d'examiner les « abus » commis parce qu'un ministère ou un organisme préfère écarter une question du débat public pour une raison qui n'a rien à voir avec les secrets officiels. Selon vous, la recommandation du comité concernant la Loi sur la protection de l'information est-elle valable selon l'esprit du projet de loi C-36?

M. Wark : Oui, j'estime que c'est une bonne disposition. À elle seule probablement, si elle était adoptée, elle ne suffirait pas. Dans un processus décisionnel, elle devancerait légèrement l'examen parlementaire, qui inévitablement serait de nature rétrospective. Je faisais allusion à un processus décisionnel bureaucratique interne dans le cadre duquel de hauts fonctionnaires en position d'autorité auraient le pouvoir de délibérer en vue de décider des questions qui mettent véritablement en jeu notre sécurité nationale. Ils auraient à répondre à leurs ministres de cet exercice. On aurait besoin des deux processus, soit un régime clair en place au sein du gouvernement qui se concentrerait sur une gamme limitée de secrets à protéger et un processus parlementaire de reddition de comptes.

Le sénateur Joyal : Vous avez mentionné tout à l'heure que certaines questions relatives à l'objet du projet de loi ne sont pas visées directement dans le texte, et nous avons mentionné l'attestation de sécurité découlant de la Loi sur l'immigration. Selon vous, fait-on du profilage racial au Canada actuellement?

M. Wark : Mon opinion à ce sujet n'est pas courante dans les milieux universitaires. Je ne crois pas que ce que nous appelons le « profilage racial » existe. On cible inévitablement certaines communautés ethniques au Canada dans l'activité de surveillance de base, de collecte de renseignements et de suivi. J'ignore tout de l'ampleur de cette activité parce que je ne suis pas dans la confidence. S'il existe un problème plus répandu de profilage racial qui dépasse la question des libertés civiles, il ferait également ressortir un véritable dysfonctionnement de l'application de la loi parce qu'aucun milieu du renseignement ne serait assez fou pour vouloir ratisser aussi large que le laisse entendre le concept du profilage racial. Il serait inondé d'informations inutiles. Le renseignement de sécurité est fonction de techniques d'enquête logiquement ciblées et de processus de sélection tentaculaires et systématiques.

C'est l'idée largement répandue que le profil racial existe qui pose problème. La réalité est tout autre, mais il est difficile de la concilier avec les perceptions. Il est certain qu'il se fait jusqu'à un certain point ce qu'on pourrait appeler du « profilage racial » en tant que nécessité opérationnelle. La notion voulant que toutes les communautés ethniques fassent l'objet d'un profilage racial généralisé est une crainte non fondée, mais compréhensible.

Il faut trouver un moyen de combler le fossé, parce qu'il a rapport à un point essentiel, soit qu'il est impossible d'avoir une stratégie de la sécurité nationale ou de la lutte contre le terrorisme efficace si elle n'a pas l'approbation du grand public. Je crains que nous ne soyons en train d'entamer une ère dans laquelle l'approbation publique diminuera de plus en plus, parallèlement peut-être à une montée de suffisance au sujet de la réalité de la menace, en ce sens qu'il ne s'agit pas d'un problème canadien, mais bien d'un problème américain, britannique ou israélien.

De par la nature de la procédure opérationnelle, il se fait du profilage racial jusqu'à un certain point. Le danger est que certaines communautés canadiennes aient l'impression répandue qu'il s'agit d'une pratique courante parce que le milieu de la sécurité et du renseignement est incapable de faire la distinction entre de véritables terroristes et les membres de grandes communautés ethniques et, par conséquent, qu'il cible tout un chacun et en fait des victimes. Je ne crois pas que cela se produise, mais si c'était le cas, la fonction de sécurité et de renseignement serait encore plus problématique que je ne l'avais cru.

Le sénateur Joyal : Avez-vous une suggestion plus précise à nous faire en vue de combler le fossé? Une question de perception peut se transformer en réalité dans de pareilles situations. Étant donné que cela pourrait empêcher la loi d'atteindre avec efficacité son objectif, faudrait-il selon vous chercher à combler le fossé de manière à ce que ces obstacles soient éliminés? Existe-t-il des initiatives que nous pourrions prendre qui préviendraient ce genre de situation?

M. Wark : On pourrait prendre certaines mesures pratiques, que j'ai mentionnées dans ma déclaration liminaire. Ainsi, il faudrait présenter un rapport annuel aux Canadiens, un rapport le plus détaillé possible, sur la façon dont le gouvernement du Canada conçoit la nature de la menace terroriste au Canada et dans le monde de manière à dissiper en partie certains de ces mythes. Un processus permanent d'examen public, non pas un exercice ponctuel, du milieu de la sécurité et du renseignement pourrait aider non seulement à exposer les problèmes, mais également à apaiser certaines des craintes les plus exagérées.

Il incombe également aux organismes qui mènent des enquêtes en vue de recueillir des renseignements de sécurité et qui travaillent au sein des communautés ethniques, comme le SCRS, d'adopter des politiques censées à cet égard. Il faut d'abord qu'ils comprennent qu'ils pourraient provoquer une rétroaction ou un problème dans la perception qu'ont de ce milieu les communautés et qu'ils doivent trouver un moyen d'amorcer un dialogue direct avec elles afin de le régler.

Une grande partie du problème était connue et résumée dans la recommandation, bien que celle-ci ne suffise pas à elle seule. Il en est question dans le document relatif à la stratégie en matière de sécurité nationale rendu public en avril 2004 qui recommandait la création d'une table ronde transculturelle réunissant les groupes de communautés ethniques concernées au Canada qui pourraient ainsi avoir l'occasion d'amorcer un dialogue direct avec le gouvernement au sujet de leurs préoccupations. La table ronde transculturelle a commencé ses travaux et devrait faire sa propre contribution, mais, à elle seule, elle ne suffira pas, de sorte qu'il faudra prendre d'autres mesures. Certaines d'entre elles seront indubitablement liées à la culture et aux pratiques du milieu du renseignement de sécurité qui ont probablement besoin d'être ajustées de manière à tenir compte de ce genre de sensibilités, de craintes et de préoccupations des communautés qu'il est obligé de cibler.

Le sénateur Andreychuk : Je crois savoir qu'un changement qui touche le projet de loi C-36 a été apporté en ce qui concerne le genre de cas représentatif de l'affaire O'Neill, bien que je n'arrive pas à m'en souvenir. Le ministre de la Justice et procureur général du Canada, Irwin Cotler, a modifié soit le règlement, soit la loi pour éviter que l'affaire O'Neill ne puisse se reproduire. Ai-je raison?

M. Wark : Le sénateur Lynch-Staunton m'a posé la même question et j'ai plaidé l'ignorance parce que je ne suis pas au courant. Je ne l'ai peut-être pas vu, ce dont je m'excuse. Comme vous le savez, avant d'entamer des poursuites en vertu de la Loi sur la protection de l'information, il faut obtenir l'approbation du procureur général. Dans ce cas-ci, il pourrait être question d'un changement de politique et de procédure qui n'entraîne pas de modification à la loi à cet égard pour faire ressortir la responsabilité et l'obligation de rendre compte du ministre, bien que je n'en sois pas certain. Que je sache, aucune modification de fond n'a été apportée à la Loi sur la protection de l'information à la suite de l'affaire O'Neill.

Le sénateur Andreychuk : La procédure a été modifiée.

M. Wark : Je n'en sais rien. Il faudrait poser la question au ministre Cotler.

Le sénateur Andreychuk : Je me rappelle avoir posé une question sur le parquet du Sénat au sujet de cette situation et qu'on m'ait répondu que certains aménagements avaient été faits en douce, par voie de règlement je crois. Madame la présidente, le comité pourrait-il poser à M. Wark une question à laquelle il répondrait?

La présidente : Oui.

Le sénateur Andreychuk : Je vous remercie.

M. Wark : Je répondrai avec plaisir à vos questions.

Le sénateur Andreychuk : Quand le projet de loi C-36 a été déposé pour la première fois au Parlement, il fut question d'élargir le mandat du Service canadien du renseignement de sécurité de manière à ce qu'il puisse travailler à l'étranger. Ainsi, nous pourrions réunir du renseignement de sécurité par l'intermédiaire du SCRS à l'étranger, mais sans avoir à établir un réseau complet de collecte de renseignements à l'étranger. La discussion a perdu un peu de son acuité. Sommes-nous toujours vulnérables et continuerions-nous de l'être si nous mettions en place un réseau international qui nous permettrait de recevoir des renseignements de sécurité d'autres sources qui pensent comme nous? Nous obtenons beaucoup de renseignements des Britanniques, des Américains et d'autres sources animées des mêmes intentions. En ayant une plus grande capacité de collecte de renseignements de sécurité à l'étranger, ferions-nous mieux que nos alliés?

M. Wark : Je suppose qu'il faudrait en faire l'essai pour le savoir.

Le sénateur Andreychuk : Cela pourrait coûter cher.

M. Wark : J'insiste toujours sur le point, raisonnablement bien fondé si l'on se reporte à l'histoire, que le renseignement de sécurité est bon marché. Quand on compare ce que coûte un organisme du renseignement et ce que coûtent de nombreuses autres choses que doit faire le gouvernement dans le domaine de la sécurité publique, le renseignement de sécurité n'est pas cher. Il faut trouver un moyen de pouvoir se le payer. Depuis le 11 septembre, je me déclare officiellement en faveur de créer un service du renseignement à l'étranger qui aurait pour raison d'être de réunir des renseignements sur les intérêts canadiens à l'étranger. Nous avons de nombreux intérêts économiques et politiques canadiens à l'étranger, de même que d'autres intérêts liés au maintien de la paix et aux opérations militaires. Qu'on prenne l'exemple de l'Afghanistan, un milieu dangereux, bien qu'il ne le soit pas autant que celui de l'Irak. Les opérations pourraient s'avérer encore plus dangereuses quand nous nous lancerons dans la reconstruction des provinces, dans certaines régions à l'extérieur de Kaboul. Pour le faire de manière efficace et sécuritaire, le pays a besoin d'un bon service de renseignement qui lui appartient en propre; il ne peut l'emprunter de ses alliés. Nous sommes allés en Afghanistan en obtenant, en règle générale, tous nos renseignements de sécurité de nos alliés, ce qui est encore le cas actuellement. Le Canada a désormais besoin d'un service du renseignement étranger de source humaine, comme on dit dans le jargon. Je ne crois pas qu'il soit inabordable. Nous pourrions faire du bon travail parce que nous sommes une société multiculturelle, bien instruite, et technologiquement avancée et qu'en plus, nous avons des ressources naturelles que nous pouvons mettre à profit.

La situation actuelle est telle que le SCRS, constatant le besoin, a commencé à se définir comme un organisme à double mandat, en ce sens qu'il est à la fois un service de sécurité intérieur, conformément au mandat et à la vision d'origine, et de plus en plus un service de collecte de renseignement à l'étranger. Il se peut que nous décidions que ce n'est pas un mauvais modèle, mais il ne faudrait pas que cela se fasse par accident ou sans examen complet du processus. Le fait même que le SCRS s'oriente de plus en plus vers cette solution en reconnaît le besoin. Il faut que nous sachions que cela ne s'est pas fait par accident et par étalement institutionnel, mais bien parce qu'il s'agit du meilleur modèle. Si nous en décidons ainsi, il faudra reconnaître que le modèle est plutôt inhabituel parce que la plupart des États s'efforcent de maintenir une distinction entre la collecte sur leur territoire et la collecte à l'étranger et font relever ces fonctions d'organismes institutionnels différents. Le seul organe qui ne fonctionne pas ainsi est l'ancien KGB. Je ne dis pas que nous avons créé un semblant de KGB, mais il est assez particulier que l'on s'oriente vers un service de renseignements à l'étranger qui relèverait d'un organisme ancré dans la procédure et la routine de collecte de renseignements de sécurité au pays même.

Le sénateur Andreychuk : Si nous adoptions carrément un modèle plutôt que de nous orienter vers lui, ce serait très cher. Les Américains ont réduit les budgets de leurs services de renseignements, ce qui leur a coûté très cher en efficacité. Il faudrait établir presque partout dans le monde des antennes polyglottes et multiculturelles. Il y a eu un échange entre vous et le sénateur Joyal, je crois, faisant valoir qu'il faut se concentrer d'abord sur le service de renseignement au Canada, avant d'aller au-delà de nos frontières. Si nous acceptons cette idée, il ne faut pas oublier que nous ignorons d'où viendra la menace terroriste, de sorte qu'il faudrait avoir des antennes un peu partout. Il faudrait faire autant que les Américains, les Britanniques et les Russes, et nous en connaissons les dangers. Pourquoi notre système serait-il meilleur?

M. Wark : Nous pourrions concevoir un service canadien de collecte de renseignements à l'étranger qui serait beaucoup plus ciblé et propre aux intérêts canadiens. Il ne serait donc pas nécessaire qu'il soit présent aux quatre coins de la planète et qu'il nous coûte les yeux de la tête. Les budgets alloués aux renseignements de sécurité par nos principaux alliés sont avant tout consacrés à des plateformes techniques de collecte par satellite, par écoute électromagnétique et par télédétection. Cela gruge la plus grande partie du budget. Les ressources humaines, comme forme classique de collecte de renseignements, coûtent relativement peu. Le travail est dangereux, il est difficile à bien faire et peut être la source d'incidents diplomatiques qui mettent dans l'embarras les gouvernements. Naturellement, il faudrait tenir compte de tout cela.

J'ai souvent entendu les arguments avancés par ceux qui n'arrivent pas à s'imaginer le Canada en train de le faire. Pour le Canada, on pourrait définir une série de priorités en matière de sécurité nationale qu'un service de collecte de renseignements à l'étranger pourrait aider à opérationnaliser. Certaines régions du monde nous préoccupent, et nous avons besoin d'en savoir plus à leur sujet, par exemple celles qui sont déchirées par des conflits ou qui font face à des guerres civiles, parce que le Canada attire un nombre important d'immigrants de bon nombre de ces régions. Il faut que nous sachions quel lien existe entre les conflits qui ont lieu à l'étranger, dans le pays d'origine, et leur éventuelle transposition au Canada.

D'une certaine façon, il est trop tard pour que le Canada enquête sur le problème interne. Cependant, dans la mesure où nous continuons à participer au maintien de la paix et à améliorer nos capacités à cet égard, nous ne pouvons pas conserver l'ancien modèle. Nous ne pouvons pas continuer de nous fier à nos alliés pour obtenir les renseignements qui garantissent la sécurité de ces missions et ce, pour plusieurs raisons.

Les échecs du 11 septembre et des services de renseignement avant la guerre d'Irak ont mis en valeur le danger pour le Canada de continuer à se fier à des sources étrangères pour obtenir le gros de ses renseignements concernant l'évolution de la situation mondiale. Cela ne signifie pas que le Canada ferait forcément mieux, mais il faut qu'il tente l'expérience parce qu'il lui faut être indépendant dans ce domaine. Nous sommes une puissance qui dépend d'autres sources pour son renseignement de sécurité et, durant la guerre froide, nous pouvions nous en payer le luxe, à de nombreux égards. Toutefois, depuis le 11 septembre, ce n'est plus le cas.

Le sénateur Kinsella : Je tiens à déclarer officiellement que la convention relative aux affaires en instance ne s'applique pas aux questions civiles, bien qu'elle puisse s'appliquer aux questions criminelles. Je précise officiellement que le principe du privilège parlementaire s'étend aux témoins qu'entend notre comité.

Le sénateur Joyal : Monsieur Wark, pendant que vous prépariez vos notes pour votre comparution d'aujourd'hui, avez-vous eu l'occasion d'examiner le chapitre 2 du dernier rapport de la vérificatrice générale, intitulé La sécurité nationale au Canada — L'initiative de 2001 en matière d'antiterrorisme : sûreté du transport aérien, sécurité maritime et protection civile en cas de menace d'origine chimique, biologique, radiologique ou nucléaire?

M. Wark : Je crois bien en avoir eu l'occasion.

La présidente : Monsieur Wark, au nom du comité, je vous remercie d'avoir pris le temps de venir témoigner aujourd'hui. Votre témoignage nous a été extrêmement utile.

La séance est levée.


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