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ANTT - Comité spécial

Antiterrorisme (Spécial)

 

Délibérations du comité sénatorial spécial sur la
Loi antiterroriste

Fascicule 16 - Témoignages - Séance du matin


OTTAWA, le lundi 17 octobre 2005

Le Comité sénatorial spécial sur la Loi antiterroriste se réunit aujourd'hui à 10 h 36 pour procéder à un examen approfondi des dispositions et de l'application de la Loi antiterroriste (L.C. 2001, ch.41).

Le sénateur Joyce Fairbairn (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Honorables sénateurs, je déclare ouverte la 34e séance du Comité sénatorial spécial sur la Loi antiterroriste. Pour nos téléspectateurs, je vais expliquer rapidement la raison d'être de notre comité. En octobre 2001, en réaction directe aux attentats terroristes à New York, à Washington et en Pennsylvanie, et à la demande de l'ONU, le gouvernement du Canada a déposé le projet de loi C-36, la Loi antiterroriste. Étant donné l'urgence de la situation à l'époque, le Parlement a été invité à accélérer l'étude du projet de loi en comité, ce qu'il a accepté de faire. La date limite pour l'adoption du projet de loi a été fixée à la mi-décembre 2001.

Toutefois, pour apaiser les craintes de ceux qui jugeaient difficile d'évaluer pleinement les répercussions potentielles du projet de loi en si peu de temps, il a été convenu que le Parlement serait invité à examiner au bout de trois ans les dispositions de la Loi antiterroriste et ses répercussions sur les Canadiens, avec un peu de recul et dans un climat moins chargé d'émotion. Les travaux du Comité sénatorial spécial sur la Loi antiterroriste représentent la concrétisation de l'engagement du Sénat à cet égard. Quand le comité aura terminé son étude, il présentera un rapport au Sénat sur tous les problèmes à régler à son avis. Ce rapport sera mis à la disposition du gouvernement et de tous les Canadiens. La Chambre des communes effectue actuellement un examen analogue.

Le comité a rencontré jusqu'ici des ministres et des fonctionnaires, des spécialistes canadiens et étrangers de la menace terroriste, des juristes, des responsables de l'application des lois et de la collecte de renseignements de sécurité, ainsi que des représentants de groupes communautaires. Il s'est rendu récemment à Washington pour une série de rencontres.

Nous entendrons ce matin l'ancien chef du Parti vert du Canada, Mme Joan Russow; l'honorable David Pratt, conseiller et ambassadeur spécial pour la Croix-Rouge canadienne; M. George Hunter, qui est vice-président de la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada; et enfin, Mme Katherine Corrick, qui est directrice des politiques au Barreau du Haut-Canada. Madame Russow, veuillez commencer.

Joan Russow, à titre personnel : Je vous remercie de m'avoir permis de comparaître devant le comité au nom d'un groupe qui compte sans doute de nombreux membres, même si je voudrais bien qu'il y en ait moins. Je veux parler des citoyens qui ont été inscrits, parfois sans le savoir, sur les listes du Groupe spécial de l'évaluation de la menace de la GRC, le GSEM.

Depuis au moins 1997, je figure sur une liste d'évaluation de la menace de la GRC. Je m'en suis rendu compte par hasard, à l'occasion du dépôt de documents dans le cadre de l'enquête de la Commission des plaintes du public contre la GRC au sujet du sommet de l'APEC.

Des preuves déposées au cours de cette enquête m'ont révélé que j'avais été inscrite sur la liste à la suite d'une directive du cabinet du premier ministre. Ma photo, comme celle de neuf autres personnes, figurait sur la liste d'évaluation de la menace de la GRC consacrée aux « autres militants ». J'ai joint une copie de cette liste à mon mémoire écrit.

En vertu de la Loi sur le SCRS, les menaces envers la sécurité du Canada englobent : a) l'espionnage ou le sabotage; b) les activités influencées par l'étranger qui sont préjudiciables aux intérêts du Canada, qui sont de nature clandestine ou trompeuse, ou qui comportent des menaces envers quiconque; c) les activités visant à favoriser l'usage de la violence grave ou les menaces en ce sens dans le but d'atteindre un objectif politique; et d) les activités qui, par des actions cachées et illicites, visent à saper le régime de gouvernement constitutionnellement établi au Canada ou à le renverser par la violence.

Vous pouvez imaginer mon inquiétude quand j'ai découvert que mon nom figurait sur cette liste. La Loi sur le SCRS précise également que les menaces envers la sécurité n'incluent pas les activités licites de défense d'une cause, de protestation ou de manifestation d'un désaccord, à moins qu'elles aient un lien avec les activités mentionnées dans les paragraphes précédents. Compte tenu de la définition de ces menaces dans la Loi sur le SCRS, il faut en conclure que tout citoyen inscrit sur une liste doit paraître avoir été associé à des activités d'espionnage, de sabotage, et ainsi de suite.

Il apparaît de plus en plus clairement que les services de renseignement sont incapables d'évaluer ce qui constitue réellement une menace nationale ou internationale contre la sécurité. Cette incompétence a été confirmée récemment lors d'un colloque sur les défis qui se présentent au CSARS. Un représentant du CSARS a reconnu que, quand ils doivent faire la différence entre ceux qui « désapprouvent certaines politiques » et les présumés terroristes, « les services de polices ont du mal à faire la distinction et préfèrent errer dans le sens de la sécurité ». Il a dit aussi : « nos services de renseignement sont issus de la culture de la guerre froide, mais nous vivons maintenant dans un monde très différent. Il y a beaucoup de rattrapage à faire. » Et enfin : « Nous devons être en mesure d'établir clairement cette distinction. Autrement, nous mettons en péril l'ensemble des libertés civiles des Canadiens. »

Les libertés civiles des Canadiens sont certainement mises en péril quand des citoyens qui désapprouvent simplement certaines politiques du gouvernement du Canada sont considérés comme des menaces contre le pays.

J'aimerais faire une recommandation au sujet de la Loi antiterroriste. Si je suis venue vous parler des citoyens qui sont engagés dans des activités militantes parfaitement légales et qui sont considérés comme une menace, c'est pour démontrer que les militants sont depuis longtemps pris pour cibles au Canada. Il faut vraiment définir ce qu'est la sécurité. Vous avez la possibilité d'examiner attentivement cette question.

J'ai joint à mon mémoire écrit un exposé sur l'« indice de la sécurité commune ». C'est une façon d'évaluer la façon dont les gouvernements déterminent quelles sont les véritables menaces. J'ai inclus dans cet indice des accords internationaux dans différentes catégories relatives à la paix, à l'environnement, à la justice sociale et aux droits fondamentaux. J'ai ensuite montré comment les gouvernements avaient bafoué bon nombre de ces principes internationaux, et comment les militants qui défendent une cause par des moyens légaux ont demandé à ces gouvernements de respecter leurs obligations à cet égard.

Ce que je recommande, c'est que la Loi antiterroriste soit abrogée le 10 décembre 2005, date du 57e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme de l'ONU. Je trouve inquiétant que la lutte contre le terrorisme et la Loi antiterroriste perpétuent le mépris du droit international et de la Cour internationale de justice. Il en a résulté des conséquences graves, par exemple la redéfinition de ce qui constitue de la légitime défense; l'approbation d'agressions préemptives avec des armes prohibées; la prise de décisions contraires à la convention contre la torture et aux conventions de Genève; l'institutionnalisation du profilage racial; les arrestations préventives indéfendables; et l'augmentation de la méfiance et des soupçons de culpabilité par association. Tout cela résulte de la lutte contre le terrorisme et des lois antiterroristes.

Je n'ai jamais participé à aucune activité qui pouvait correspondre, de près ou de loin, à la définition de la menace adoptée par le SCRS. J'ai vertement critiqué certaines pratiques du gouvernement, sur les plans national et international, et on peut dire que je m'oppose à certaines politiques. J'ai donné des cours sur les questions mondiales dans une université et, comme vous l'avez mentionné, j'ai été chef d'un parti politique. J'ai passé plus de 20 ans à réclamer que le gouvernement s'acquitte de ses obligations internationales et qu'il respecte ses engagements internationaux.

L'inscription, sur des listes d'évaluation de la menace, de citoyens qui protestent ou qui expriment leur dissension par des moyens légaux est un acte de discrimination fondée sur les opinions politiques ou autres — ce qui est un des motifs inclus depuis des années dans les instruments internationaux sur les droits de la personne. Je fais référence, dans mon mémoire écrit, à au moins neuf de ces instruments internationaux.

Je ne vous citerai ici que l'article 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, que le Canada a signé et ratifié dans les années 1970.

Les États parties au présent Pacte s'engagent à respecter et à garantir à tous les individus... sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion [...]

L'inscription, sur ces listes, de citoyens engagés dans des activités militantes légitimes est également contraire à la Charte canadienne des droits et libertés, et en particulier au droit à la sûreté de la personne, au droit de libre circulation, et à la liberté de pensée, d'expression et de réunion. Depuis que mon inscription sur une liste d'évaluation de la menace a été rendue publique et diffusée dans tout le pays, je dois vivre avec les stigmates associés au fait d'avoir été désignée comme une menace et avec les répercussions de ces stigmates.

Comme cette liste a peut-être été communiquée à des pays amis avant le 11 septembre 2001, et très probablement par la suite, sans aucune mis en garde — ce qui a évidemment été révélé au cours de l'enquête sur l'affaire Arar —, les citoyens inscrits voyagent toujours avec une certaine nervosité. Avec l'implantation de la technologie de reconnaissance des visages, ils ne pourront pas se rendre aux États-Unis ou survoler le territoire américain.

J'ai déposé des plaintes auprès de la GRC, du SCRS, du ministère de la Défense nationale et des organismes d'examen comme le CSARS et la Commission des plaintes du public contre la GRC. Je m'attendais — ce qui est tout à fait légitime — à pouvoir corriger l'erreur évidente que représente mon inscription sur une liste d'évaluation de la menace de la GRC, sinon par des plaintes et des mécanismes d'examen, du moins grâce aux dispositions des lois sur la protection des renseignements personnels et l'accès à l'information.

Je me trompais. Près de huit ans plus tard, je ne sais toujours pas pourquoi j'ai été inscrite sur une liste d'évaluation de la menace de la GRC. J'ai soumis — et, dans certains cas, resoumis — près de 60 demandes d'accès à l'information et de protection des renseignements personnels, et aussi des demandes d'examen par les commissaires chargés de ces questions. Ces demandes n'ont débouché que sur des dépenses astronomiques, des retards inacceptables, la rétention injustifiée de données et de documents et des exemptions gouvernementales douteuses, par exemple pour des raisons de sécurité nationale et internationale, ou encore parce que j'aurais nui à la conduite des affaires internationales du Canada ou à ses intérêts de défense.

En définitive, mon seul recours a été d'engager un avocat, d'aller devant les tribunaux et, si je gagne, de payer des frais de justice, une option qui n'est généralement pas à la portée des citoyens qui défendent une cause, qui protestent ou qui expriment leur dissidence par des moyens légaux.

La véritable sécurité, c'est la sécurité commune — un concept lancé par Olof Palme, un ancien premier ministre suédois —, et elle a été élargie pour englober les objectifs suivants : atteindre la paix et le désarmement grâce à la redistribution des budgets militaires; promouvoir et garantir pleinement les droits de la personne, y compris les droits civils et politiques et le droit d'être traité sans discrimination, pour quelque motif que ce soit; permettre la création d'emplois favorisant l'équité sociale et le respect de l'environnement, et garantir le droit au développement et à la justice sociale — le droit au travail, les droits sociaux et culturels, de même que le droit à la nourriture, au logement, et à des systèmes de santé et d'éducation sans but lucratif universellement accessibles; assurer la préservation et la protection de l'environnement; respecter la valeur inhérente de la nature, au-delà de son utilisation par l'être humain; réduire l'empreinte écologique; et s'éloigner du modèle actuel de développement. Ce sont tous des éléments de la sécurité commune, de la véritable sécurité, et de la création d'une structure mondiale respectant la règle de droit et la Cour internationale de justice.

Pour favoriser la sécurité commune, les États membres des Nations Unies ont contracté certaines obligations en signant des conventions, des traités et des protocoles, ils ont pris des engagements dans des plans d'action conjoints, et ils ont créé des attentes en adoptant des résolutions et en faisant des déclarations à l'Assemblée générale de l'ONU. Certains d'entre vous ont peut-être entendu le premier ministre Martin dire que les engagements pris à Rio n'étaient que des paroles creuses. J'espère qu'il va bientôt faire quelque chose, après 13 ans de paroles creuses.

Les bases de la sécurité commune sont établies. Il s'agit maintenant de les appliquer et de les faire respecter. À l'occasion de cet examen de la Loi antiterroriste, votre comité sénatorial a justement la possibilité de déterminer ce qu'est exactement la sécurité et quelles sont les véritables menaces qui pèsent contre elle. Par exemple, d'où viennent ces menaces? Des États qui fabriquent et qui distribuent de l'énergie nucléaire et des navires capables de transporter des armes nucléaires, ou des citoyens qui s'opposent à la circulation et à l'accostage de ces navires? Ce sont souvent ces gens-là qui sont perçus comme une menace et qui risquent d'être inscrits sur les listes d'évaluation de la menace. J'ai fait plusieurs recommandations dans mon mémoire écrit. Elles se rattachent à la réforme judiciaire, ainsi qu'aux moyens de promouvoir la sécurité commune et de surveiller la façon dont les gouvernements se classent selon l'indice de la sécurité commune que je vous ai présenté.

Permettez-moi de conclure en paraphrasant le sénateur Fraser, qui a dit à CPAC qu'une fois une personne inscrite sur une liste de terroristes, elle est perçue comme un terroriste. Je suis du même avis. Une fois qu'une personne est considérée comme une menace, elle est perçue comme telle. J'espère ne pas avoir dénaturé les propos du sénateur Fraser.

La présidente : Madame Russow, nous porterons ce commentaire à l'attention du sénateur à son retour.

[Français]

L'honorable David Pratt, C.P., conseiller et ambassadeur spécial, Croix-Rouge canadienne : Honorables sénateurs et membres du Comité spécial sur la loi antiterroriste, en tant que conseiller et ambassadeur spécial de la Croix-Rouge canadienne, c'est un honneur pour moi de vous présenter aujourd'hui les préoccupations de la Croix-Rouge sur la Loi antiterroriste.

[Traduction]

Je suis accompagné de deux collègues de la Croix-Rouge canadienne : Alan Reid, notre conseiller juridique spécial, et Sylvain Beauchamp, notre conseiller principal sur la politique relative au droit international humanitaire. Nous avons préparé un mémoire écrit en français et en anglais. Vous y trouverez un exposé plus complet des préoccupations dont je vais vous parler, ainsi qu'un certain nombre d'annexes contenant des documents juridiques utiles.

Nous sommes heureux d'avoir l'occasion aujourd'hui de clarifier notre interprétation de la Loi antiterroriste. Permettez-moi de souligner dès le départ que la Croix-Rouge canadienne reconnaît pleinement le but légitime de la Loi antiterroriste, de même que son importance sur les plans national et international. Nous sommes persuadés que le Parlement n'avait pas l'intention de faire en sorte que cette loi s'étende aux activités humanitaires que mènent au Canada et à l'étranger la Croix-Rouge canadienne et ses nombreux partenaires. Cependant, nous estimons que la terminologie employée dans cette loi pourrait être interprétée de façon contraire à cette intention manifeste du Parlement. La Société canadienne de la Croix-Rouge s'inquiète en particulier des retombées possibles, sur ses activités au Canada et à l'étranger, de la Loi sur l'enregistrement des organismes de bienfaisance (renseignements de sécurité) et des modifications apportées au Code criminel par la Loi antiterroriste.

Avec votre permission, et pour que les choses soient claires, je voudrais vous décrire brièvement le mandat de la Croix-Rouge canadienne et vous expliquer comment ce mandat se rattache aux obligations internationales du Canada au chapitre de l'aide humanitaire. Je vais aussi vous exposer nos deux principaux sujets de préoccupation en ce qui concerne la Loi antiterroriste. La Société canadienne de la Croix-Rouge est un organisme humanitaire à but non lucratif enregistré au Canada. Elle est également membre à part entière du Mouvement international de la Croix- Rouge et du Croissant-Rouge, qui comprend la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge — la FICR —, et le Comité international de la Croix-Rouge, ou CICR. Ce mouvement compte environ 100 millions de membres et de bénévoles, et compte 300 000 employés à temps plein répartis dans le monde entier.

La Croix-Rouge canadienne a pour mandat d'améliorer la vie des personnes vulnérables, au Canada et ailleurs dans le monde, en mobilisant le pouvoir de la compassion en temps de paix et en temps de guerre. Nous nous concentrons principalement sur l'aide humanitaire aux victimes de catastrophes naturelles et de conflits armés. Durant les conflits armés, nous sommes souvent appelés à fournir de l'aide humanitaire aux deux parties en présence, sous l'égide du CICR. Dans le cas des catastrophes naturelles, nous exécutons notre mandat en collaboration avec d'autres sociétés nationales de la Croix-Rouge ou du Croissant-Rouge, de même qu'avec la FICR. Nous menons nos activités grâce à l'indispensable soutien matériel et financier des Canadiens et du gouvernement du Canada, en particulier de l'ACDI — l'Agence canadienne de développement international. Je tiens également à mentionner que la Croix-Rouge canadienne travaille en étroite collaboration avec le gouvernement canadien, depuis de longues années, pour le conseiller et l'aider dans l'application du droit international humanitaire.

Notre mandat repose sur deux sources canadiennes et deux sources internationales. Les deux sources canadiennes sont la Loi constituant en corporation la Société canadienne de la Croix-Rouge, adoptée en 1909, et nos lettres patentes datant de 1970, qui précisent que la Croix-Rouge canadienne est « une société de secours volontaire, auxiliaire des pouvoirs publics ». Quant aux deux fondements internationaux de notre mandat, il y a d'abord le droit international humanitaire, et en particulier les conventions de Genève et leurs protocoles additionnels, et ensuite les statuts du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, adoptés en 1986. Toutes ces sources donnent à la Croix-Rouge canadienne les moyens nécessaires pour exécuter son mandat d'aide humanitaire au pays et à l'étranger. Nos préoccupations, au sujet de la Loi antiterroriste, se rattachent surtout à nos activités humanitaires à l'étranger.

Il est important de souligner que, pour s'acquitter de ce mandat, la Croix-Rouge canadienne applique les sept principes fondamentaux du Mouvement international de la Croix-Rouge : l'humanité, l'impartialité, la neutralité, l'indépendance, le volontariat, l'unité et l'universalité. En particulier, elle s'assure que toutes ses activités humanitaires au Canada et à l'étranger, notamment dans les pays aux prises avec des conflits armés, respectent rigoureusement et scrupuleusement le principe fondamental d'impartialité. Les statuts du Mouvement définissent l'impartialité comme suit : « Il — c'est-à-dire le Mouvement — ne fait aucune distinction de nationalité, de race, de religion, de condition sociale et d'appartenance politique. Il s'applique seulement à secourir les individus à la mesure de leur souffrance et à subvenir par priorité aux détresses les plus urgentes. »

Comme je l'ai déjà souligné, le mandat de la Croix-Rouge canadienne est directement dérivé, notamment, des obligations du Canada en vertu du droit international humanitaire. En tant qu'État signataire des conventions de Genève, le Canada a deux grandes obligations en ce qui concerne plus particulièrement la Croix-Rouge canadienne. Premièrement, il doit garantir le respect du principe selon lequel les parties à un conflit doivent autoriser et faciliter le passage rapide et sans encombre des secours humanitaires destinés aux citoyens dans le besoin, ces secours devant être de nature impartiale et dispensés sans aucune distinction de caractère défavorable. Deuxièmement, le Canada a l'obligation d'assurer la protection des personnes blessées, malades ou naufragées en temps de guerre, qu'elles aient ou non pris part aux hostilités, et de faire en sorte que, si ces gens reçoivent des soins, « aucune distinction fondée sur des critères autres que médicaux ne sera faite entre eux ». C'est, essentiellement, l'expression du principe d'impartialité.

Naturellement, il est toujours plus facile de s'acquitter de ces obligations chez soi qu'à l'étranger, mais, dans les deux cas, les États ont besoin de partenaires. C'est pourquoi les États signataires des conventions de Genève comptent beaucoup sur l'aide des organismes de secours, en particulier le CICR et les sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, dont la Croix-Rouge canadienne. Comme l'aide de ces organismes est non seulement souhaitable, mais indispensable, il était tout naturel que les États signataires des conventions de Genève précisent que les opérations de secours à caractère humanitaire et impartial, conduites sans aucune distinction de caractère défavorable, ne peuvent être considérées ni comme une ingérence dans un conflit armé, ni comme des actes hostiles. Les parties spécifient également que « nul ne sera inquiété, poursuivi, condamné ou puni pour de tels actes humanitaires » au profit de personnes blessées, malades ou naufragées. Cette immunité constitue le principe essentiel des opérations de secours humanitaires, sans lequel ces activités seraient tout simplement impossibles, à l'échelle nationale autant qu'internationale.

Nous sommes persuadés qu'il n'était pas dans l'intention du Parlement que la Loi antiterroriste soit interprétée de telle manière que l'aide humanitaire offerte par la Croix-Rouge canadienne à l'étranger, conformément au principe fondamental d'impartialité, pourrait être considérée comme une contribution au terrorisme ou comme un moyen de fournir des ressources à des groupes terroristes.

Nous sommes certains également qu'en adoptant cette loi, le Parlement a dû tenir compte de la Résolution 1456 (2003) du Conseil de sécurité de l'ONU, qui précise que les mesures prises par les États pour combattre le terrorisme doivent être conformes au droit international et, en particulier, au droit international humanitaire.

Nous estimons cependant que la terminologie employée actuellement dans la Loi est suffisamment vague pour qu'un lecteur mal informé ait des doutes légitimes quant aux intentions du Parlement. Nous trouvons particulièrement préoccupante la Loi sur l'enregistrement des organismes de bienfaisance, qui découle de la Loi antiterroriste, ainsi que certaines des modifications que la Loi antiterroriste a apportées au Code criminel. J'aimerais vous parler séparément de ces deux aspects.

Premièrement, nous constatons avec une certaine inquiétude que la Loi sur l'enregistrement des organismes de bienfaisance (renseignements de sécurité) pourrait faire perdre à la Croix-Rouge canadienne son statut d'organisme de bienfaisance s'il existait des motifs valables de croire qu'elle a mis, qu'elle met ou qu'elle mettra, directement ou indirectement, des ressources à la disposition d'une entité inscrite ou d'un groupe terroriste au sens du Code criminel. Il est important de souligner que la Loi ne définit pas en quoi pourraient consister ces « ressources ». La Croix-Rouge canadienne dirige ou finance actuellement un certain nombre de programmes internationaux dans les domaines des soins de santé, de l'aide aux sinistrés, de la réadaptation et de la préparation aux catastrophes. Certains de ces programmes se déroulent dans des zones qui sont aux prises ou qui ont été aux prises avec des conflits armés, et dans lesquelles opèrent des groupes qui sont des entités inscrites ou qui pourraient être considérés comme des « groupes terroristes » au sens du Code criminel.

Nous craignons que, même en offrant de l'aide en fonction des principes fondamentaux de la Croix-Rouge, en particulier le principe d'impartialité, nous pourrions être jugés en infraction à la Loi sur l'enregistrement des organismes de bienfaisance et nous faire retirer notre statut, ce qui risquerait de compromettre grandement la poursuite de nos opérations humanitaires.

Nous nous inquiétons également du fait que nos activités humanitaires au profit des personnes vulnérables habitant dans des zones qui connaissent ou qui ont connu des conflits, et dans lesquelles opèrent des groupes terroristes ou des entités inscrites, pourraient être jugées contraires aux dispositions du Code criminel. Nous trouvons particulièrement préoccupant l'article 83.03 du Code criminel, qui se lit comme suit :

Est coupable d'un acte criminel passible d'un emprisonnement maximal de dix ans quiconque, directement ou non, réunit des biens ou fournit — ou invite une autre personne à le faire — ou rend disponibles des biens ou des services...

a) [...] en sachant qu'ils seront utilisés — en tout ou en partie [...] pour faciliter une telle activité [...]

— c'est-à-dire une activité terroriste, ou —

b) [...] en sachant qu'il seront utilisés, en tout ou en partie, par un groupe terroriste ou qu'ils bénéficieront, en tout ou en partie, à celui-ci.

Il y a toujours un risque que l'aide humanitaire fournie dans des pays touchés par la guerre dans le plus grand respect du principe d'impartialité soit en partie détournée par divers groupes de combattants à leur propre avantage. Même si nous prenons toutes les mesures possibles pour éviter ce genre de chose, quand nous offrons de l'aide humanitaire dans un pays où une entité inscrite est active, ce risque est souvent présent.

Nous sommes donc préoccupés par la possibilité que notre personnel qui participe à la collecte ou à la distribution d'argent ou de biens pour combler les besoins essentiels des victimes de la guerre dans un pays donné soit visé par les dispositions de l'article 83.03 du Code criminel, sous sa forme actuelle. C'est ce qui pourrait se produire si un des bénéficiaires de cette aide se livrait à des activités terroristes ou les facilitait, ou si on considérait que notre personnel avait agi en sachant qu'une partie de cette aide pourrait être utilisée par un groupe terroriste ou pour favoriser ses activités.

Il est raisonnable de supposer qu'une interprétation aussi stricte de l'article 83.03 du Code criminel ne serait probablement pas retenue devant un tribunal canadien, puisque cela exposerait à une peine de dix ans d'emprisonnement non seulement les membres du personnel de la Croix-Rouge, mais aussi les employés de l'ACDI et du gouvernement canadien qui recueillent des fonds destinés aux opérations humanitaires. Cependant, la Loi elle- même semble libellée de façon trop vague.

Les préoccupations que j'ai exprimées au sujet de la Loi sont fondées sur des cas concrets d'activités humanitaires menées par la Croix-Rouge canadienne dans des pays où des entités inscrites sont actives. Permettez-moi de vous en donner deux exemples, très brièvement. En Afghanistan, nous avons uni nos efforts à ceux de l'ACDI pour aider à reconstruire le pays. En 2004 seulement, les deux organisations y ont consacré 4,4 millions de dollars à l'aide humanitaire. Nous avons envoyé des représentants hautement qualifiés pour soutenir les hôpitaux, coordonner les approvisionnements et travailler dans de nombreux centres de prothèses. Nous offrons notre aide humanitaire avec impartialité et neutralité aux victimes du conflit, de tous les côtés. Deux groupes présents en Afghanistan, Al-Qaïda et les partisans de Gulbuddin Hekmatyar, font cependant partie des entités inscrites au sens du Code criminel. Malgré toutes les précautions prises, nous ne pouvons pas exclure que des membres de ces groupes finissent par bénéficier personnellement de nos programmes en Afghanistan.

La situation est similaire en Colombie, où nous sommes partenaires du CICR, de l'ACDI et de la Croix-Rouge colombienne. En particulier, des unités sanitaires mobiles ont été organisées là où les services sociaux se sont complètement effondrés à la suite de conflits entre des groupes de guérilla, des groupes paramilitaires et les forces armées nationales. Là encore, nous offrons une aide humanitaire neutre et impartiale aux personnes touchées, dans tous les camps. Les FARC — Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia —, l'ELN — Ejército de Liberación Nacional — et les AUC — Autodefensas Unidas de Colombia — sont trois groupes colombiens qui font partie des entités inscrites. Je pourrais vous donner aussi d'autres exemples importants de nos activités dans des endroits comme le Sri Lanka, l'Indonésie et le Soudan. Vous trouverez plus de détails là-dessus dans notre mémoire écrit.

Pour résumer, nous nous inquiétons de la possibilité que la Croix-Rouge canadienne soit considérée comme une organisation qui rend « disponibles des ressources, directement ou non, à une entité qui est une entité inscrite » au sens du paragraphe 4(1) de la Loi sur l'enregistrement des organismes de bienfaisance (renseignements de sécurité). Nous nous inquiétons aussi de la portée de l'article 83.03 du Code criminel. Par conséquent, pour clarifier l'application de la Loi antiterroriste et pour éviter des conséquences que le Parlement n'avait pas prévues quand il l'a adoptée en 2001, nous recommandons que le Code criminel et la Loi sur l'enregistrement des organismes de bienfaisance (renseignements de sécurité) soient modifiés afin de préciser que leurs dispositions en matière de lutte au terrorisme « ne s'appliquent pas et ne seront pas interprétées comme s'appliquant aux activités humanitaires menées au Canada ou à l'étranger conformément aux principes fondamentaux du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge par la Société canadienne de la Croix-Rouge, par son personnel ou par des ressortissants canadiens qui travaillent pour le Comité international de la Croix-Rouge ou la Fédération internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, ou par d'autres organismes de secours qui mènent des activités d'aide humanitaire conformément aux principes fondamentaux du Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge ».

Cette recommandation est incluse dans notre mémoire écrit. Mes collèges et moi nous ferons un plaisir de répondre à toutes vos questions.

George D. Hunter, vice-président, Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada : Je suis ici aujourd'hui, en compagnie de Katherine Corrick, pour représenter les organisations canadiennes auxquelles la loi accorde le mandat de régir la profession juridique dans l'intérêt public. Il s'agit des 13 sociétés provinciales du barreau et de la Chambre des notaires du Québec.

Notre déclaration et notre mémoire écrit portent sur nos préoccupations particulières à titre d'organismes officiels de surveillance de la profession juridique. Nous nous intéressons principalement aux mesures antiterroristes qui nuisent aux rapports entre les avocats et leurs clients, et qui empêchent les gens d'obtenir l'aide efficace d'un avocat indépendant de l'État. Cela m'amène à énumérer certains des principes essentiels qui font du Canada une société libre et démocratique. Le droit d'être représenté par un avocat qui est indépendant de l'État, qui n'est soumis à aucune intimidation et qui n'a de loyauté qu'envers son client est un principe incontesté de justice fondamentale, consacré dans notre Charte canadienne des droits et libertés et reconnu par notre Cour suprême. Or, trop de mesures antiterroristes bafouent ce principe. Par exemple, deux articles du Code criminel exposent les avocats à des poursuites et à des peines d'emprisonnement s'ils s'acquittent de leurs obligations professionnelles envers des personnes visées par les mesures antiterroristes.

En vertu de l'article 83.03, il est illégal d'offrir des services financiers ou des services connexes en sachant que ces services seront utilisés par un groupe terroriste ou que celui-ci en bénéficiera. Mais les « services connexes » ne sont pas définis. Cela pourrait donc inclure les services juridiques.

De la même façon, la participation ou la contribution à l'activité d'un groupe terroriste dans le but d'accroître la capacité de ce groupe à se livrer à une activité terroriste constitue une infraction à l'article 83.18. Cette participation ou contribution à une activité terroriste inclut le fait de mettre une expertise ou des compétences à la disposition d'un groupe terroriste, à son profit ou sous sa direction. De toute évidence, les avocats qui représentent des clients visés par ces dispositions mettent une expertise ou des compétences à leur disposition. La Loi ne prévoit aucune exception pour les avocats qui agissent en toute légalité pour s'acquitter de leurs fonctions professionnelles, donner des avis juridiques et représenter des accusés ou des suspects. Au contraire, ils sont passibles de poursuites en vertu de ces dispositions, et de peines de prison pouvant aller jusqu'à dix ans. Comme tout le monde, les avocats sont assujettis aux dispositions du Code criminel concernant les infractions consistant à aider des criminels, à s'en faire les complices ou à leur donner des conseils, ce qui leur interdit d'aider leurs clients à commettre des crimes. Il ne semble y avoir aucune justification valable pour que les avis juridiques et la représentation des clients ne soient pas exclus de l'application de ces dispositions, et la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada demande instamment au comité d'envisager cette possibilité.

Les dispositions du Code criminel sur le blocage et la confiscation de biens font également obstacle au droit à la représentation par un avocat. L'article 83.08 interdit d'effectuer directement ou indirectement des opérations portant sur des biens qui appartiennent à un groupe terroriste ou qui sont à sa disposition. Rien ne prévoit que ces biens doivent être liés à une activité terroriste en cours ou à venir. Cette disposition interdit donc aux avocats qui représentent des clients visés par ces mesures d'accepter des fonds pour des honoraires professionnels, des débours ou des cautionnements. En outre, l'article 83.14 du code permet d'obtenir des ordonnances en vue de la confiscation de biens qui appartiennent à un groupe terroriste ou qui sont à sa disposition. Les fonds détenus en fiducie par des avocats pour des honoraires professionnels, des débours ou des cautionnements peuvent donc être confisqués en vertu de cette disposition. L'article 83.14 diffère sur trois points importants des dispositions générales du Code criminel concernant la confiscation de biens.

Premièrement, en vertu de ces dispositions générales, on ne peut rendre une ordonnance de confiscation qu'une fois que la personne visée a été reconnue coupable d'une infraction. En revanche, l'article 83.14 permet à un juge de rendre une ordonnance de ce genre s'il est convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que les biens en question appartiennent à un groupe terroriste ou sont à sa disposition. Il n'est pas nécessaire que quiconque ait été reconnu coupable d'une infraction pour qu'il rende cette ordonnance. En fait, il n'est même pas nécessaire qu'un tribunal détermine si la personne ou le groupe visé constitue un groupe terroriste. Le gouverneur en conseil n'a qu'à inscrire le nom de cette personne ou de ce groupe sur la liste.

Deuxièmement, l'article 83.14 autorise la confiscation de tous les biens qui appartiennent à un groupe terroriste ou qui sont à sa disposition, même s'il n'est pas prouvé que ces biens proviennent d'une activité criminelle, ou qu'ils ont servi ou serviront à une telle activité. Les dispositions générales sur la confiscation de biens prévoient plutôt que les biens doivent avoir été obtenus par infraction ou avoir été utilisés pour commettre une infraction avant qu'une ordonnance de confiscation puisse être rendue.

Enfin, en vertu des dispositions générales, l'ordonnance de confiscation doit reposer sur une preuve au-delà de tout doute raisonnable. Elle est normalement rendue après qu'une personne a été reconnue coupable d'une infraction visant les biens, ce qui repose également sur une preuve au-delà de tout doute raisonnable.

Toutefois, conformément à l'article 83.14, le juge peut rendre une ordonnance de confiscation s'il est convaincu, selon la prépondérance des probabilités — ce qui est évidemment beaucoup moins exigeant qu'une preuve au-delà de tout doute raisonnable —, que les conditions nécessaires sont réunies. L'effet combiné de ces dispositions, comme nous l'expliquons dans notre mémoire, c'est qu'il sera difficile, sinon impossible, de retenir les services d'un avocat si l'on est visé par ces dispositions, ce qui rend illusoire le droit à la représentation par un avocat.

Pour éviter cet écueil, la Fédération recommande que les fonds ou les biens qu'un avocat reçoit comme honoraires professionnels, ou encore pour des débours ou des cautionnements soient exclus de l'application des dispositions du code touchant le blocage et la confiscation de biens.

En vertu de cette loi, il sera plus compliqué de retenir les services d'un avocat et, même s'il est possible de le faire, cet avocat n'aura pas l'indépendance nécessaire pour établir des rapports efficaces avec son client. Certaines des mesures adoptées pour lutter contre le terrorisme obligent les avocats à divulguer à l'État des renseignements confidentiels que leurs clients leur confient, ce qui les oblige à agir contre les intérêts de ces clients et les empêche de leur offrir des services juridiques indépendants en toute loyauté. Par exemple, en vertu de l'article 83.1, toute personne ayant en sa possession ou à sa disposition des biens qui, à sa connaissance, appartiennent à un groupe terroriste ou sont à sa disposition doit avertir sans délai la GRC et le SCRS de l'existence de ces biens, et leur communiquer tout renseignement sur une opération, réelle ou projetée, mettant en cause des biens de ce genre. Les avocats qui conservent de l'argent en fiducie au nom d'entités inscrites par le gouvernement sur la liste des groupes terroristes seront donc forcés de divulguer à la GRC et au SCRS des renseignements confidentiels sur ces groupes, et à devenir ainsi témoins à charge contre leurs clients. Un avocat qui ne se conformerait pas à ces dispositions s'exposerait à une amende pouvant atteindre 100 000 $ ou à une peine d'emprisonnement maximale de dix ans.

La Cour suprême du Canada a reconnu à plus d'une reprise que le secret professionnel de la relation avocat-client constitue un principe de justice fondamentale. Pour préserver ce principe, la Fédération recommande respectueusement que l'information confidentielle obtenue dans le cadre de cette relation soit expressément soustraite à toutes les exigences de déclaration.

La dernière disposition de fond qui préoccupe la Fédération au sujet des mesures de lutte antiterroriste concerne les certificats de sécurité que prévoit la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés. Je ne vous décrirai pas en détail la procédure établie pour déterminer si un non-citoyen représente ou non une menace pour la sécurité du Canada, puisque vous avez déjà entendu de nombreux témoignages sur la question.

Je voudrais cependant vous parler de la nature de l'audience prévue devant un juge désigné de la Cour fédérale afin de déterminer si le certificat de sécurité est raisonnable. J'emploie le terme « audience » à dessein. Le gouvernement présente ses arguments au juge ex parte et à huis clos. La personne visée n'est pas présente, ni son avocat. Aucun avocat indépendant du gouvernement n'est présent pour contre-interroger les témoins, ou pour établir autrement la fiabilité ou l'exactitude de l'information présentée.

La nature des preuves présentées au cours de cette audience secrète n'est normalement pas divulguée. La personne visée peut recevoir un résumé de la cause, mais ce résumé ne fera pas mention de la source des preuves déposées ni des autres renseignements dont la divulgation pourrait, selon les termes de la loi, porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d'autrui. Il est donc virtuellement impossible d'examiner, de contester ou d'établir la validité de l'information présentée. La procédure en place relativement aux certificats de sécurité porte atteinte à deux des principes essentiels de la justice naturelle : le droit de connaître les accusations pesant contre soi et le droit de présenter sa défense. Cette situation est intolérable dans un pays comme le Canada, qui attache une grande importance aux droits de la personne.

La Fédération recommande que les personnes visées par un certificat de sécurité aient le droit de se faire représenter par l'avocat de leur choix et que celui-ci ait accès à tous les documents présentés au tribunal, ainsi qu'aux dossiers sous- jacents, après avoir obtenu une habilitation de sécurité. Si le tribunal juge que cette option n'est pas pratiquement réalisable, ces personnes devraient avoir le droit de choisir un avocat spécial dans une liste d'avocats dont l'habilitation de sécurité a déjà été établie.

La Fédération recommande en outre que l'avocat, ou l'avocat spécial, ait le droit de consulter des experts — par exemple des traducteurs ayant obtenu une habilitation de sécurité ou des spécialistes des enquêtes sur la sécurité nationale — susceptibles de l'aider à examiner les éléments de preuve.

Si le comité devait recommander la mise en place d'un système d'avocats spéciaux — ce qui, de l'avis de la Fédération, est le minimum requis pour rétablir une certaine justice dans ce processus —, il est essentiel que ces avocats spéciaux soient autorisés à communiquer avec l'avocat choisi par l'accusé même après avoir pris connaissance des éléments de preuve secrets. Si cette communication est interdite, comme c'est le cas actuellement en Grande-Bretagne, si je ne me trompe pas, l'avocat spécial ne pourra pas défendre efficacement l'accusé et ne jouera aucun rôle utile dans le processus.

Nous avons déjà un excellent exemple de la façon dont le système peut fonctionnement efficacement, avec l'enquête sur l'affaire Arar. L'avocat de la Commission, qui est indépendant de M. Arar et du gouvernement, dispose d'un accès illimité aux dossiers du gouvernement. Il rencontre l'avocat de M. Arar, qui peut lui suggérer des questions à poser pendant l'audience ex parte à huis clos. De cette façon, l'avocat de la Commission peut établir avec précision la fiabilité et l'exactitude de l'information présentée par le gouvernement.

Enfin, la Fédération demande instamment au comité de recommander que toutes les dispositions législatives visant à lutter contre le terrorisme soient examinées tous les cinq ans. Bon nombre de ces dispositions, qui ont une incidence sur des principes juridiques importants et fondamentaux, ont été rédigées et adoptées en trois mois seulement. Beaucoup élargissent les pouvoirs de l'État de façon significative, et peut-être inquiétante. Elles privent les Canadiens de leur droit de se faire représenter par un avocat indépendant et empiètent sur le secret professionnel de la relation avocat-client. Et elles intègrent ces pouvoirs extraordinaires dans le tissu même de notre code criminel et de nos autres lois, ce qui en fait des éléments permanents de notre paysage juridique.

La Fédération estime donc que les Canadiens doivent avoir régulièrement l'occasion d'évaluer l'efficacité de ces mesures et de réaffirmer s'ils sont prêts à accepter des restrictions à leurs droits et libertés pour des raisons de sécurité nationale.

Au nom de la Fédération, je vous remercie de votre invitation. Nous sommes maintenant prêts à répondre à vos questions.

Le sénateur Joyal : Madame Russow, quand le Parti vert a-t-il été inscrit auprès du directeur général des élections du Canada en tant que parti reconnu au Canada?

Mme Russow : Je pense que c'était en 1983.

Le sénateur Joyal : Avez-vous toujours respecté les exigences de la Loi électorale du Canada?

Mme Russow : Je ne suis plus au Parti vert.

Le sénateur Joyal : Mais vous avez déjà été chef du Parti vert.

Mme Russow : En tout cas, quand j'étais chef du Parti vert, de 1997 à 2001, nous respections toutes les exigences applicables aux partis inscrits.

Le sénateur Joyal : Je cherche à établir clairement que l'appartenance au Parti vert du Canada est une activité parfaitement légale et légitime au Canada.

Mme Russow : J'ai mentionné seulement la liste de la GRC, mais les honorables sénateurs se rappellent peut-être qu'il y a eu une enquête après l'incident en Somalie. L'ancien sous-ministre de la Défense nationale, Bob Fowler, a demandé à un de ses subalternes de dresser la liste des groupes auxquels les militaires ne devraient pas appartenir. Le Parti vert était mentionné sur cette liste; c'était d'ailleurs le seul parti politique à y figurer. Je l'ai découvert en 1998. J'ai exprimé mes préoccupations à ce sujet-là et j'ai demandé où ces listes avaient été diffusées. On m'a dit qu'elles avaient effectivement été diffusées. J'ai demandé s'il y avait moyen de corriger la situation. Les membres du Parti vert ont parfois des problèmes. Ils sont inscrits sur les listes des personnes interdites de vol aux États-Unis, par exemple.

Vous connaissez peut-être la liste des opérations de sécurité du MDN — je pense que c'est ainsi qu'on l'appelle. Il y avait sur cette liste des groupes de religions reconnues qui faisaient du militantisme social, et je crois que le Parti vert était le seul parti politique à y figurer.

Le sénateur Joyal : Il est certain qu'un citoyen canadien dont le nom figure sur une liste comme celle que vous venez de nous décrire pourrait voir sa liberté de circulation restreinte s'il voulait se rendre aux États-Unis en avion, par exemple. Avez-vous déjà essayé d'entrer aux États-Unis?

Mme Russow : J'ai fortement critiqué George Bush au sujet de ses interventions en Afghanistan et en Irak. J'hésitais donc à me rendre aux États-Unis. Je vais souvent à des conférences de l'ONU, et je me suis dit que la seule façon de traverser la frontière, c'était de reprendre mon nom de jeune fille. J'étais très nerveuse quand je suis arrivée à la frontière, mais on m'a laissée entrer. Je ne sais pas si je vais pouvoir y retourner parce qu'ils identifient maintenant les gens à leur visage. Un des problèmes, avec la reconnaissance des visages, c'est de savoir où on va prendre les données. Je présume qu'on va chercher à obtenir des listes des différents pays pour établir une base de données.

Il sera de plus en plus difficile, pour les citoyens dont le nom figure sur les listes, de se rendre aux États-Unis ou même de survoler le pays.

Le sénateur Joyal : C'est le deuxième élément que je voulais souligner. Les Américains ont demandé que, quand un avion canadien se déplace d'une ville à l'autre, d'est en ouest ou d'ouest en est, et qu'il doit survoler le territoire américain, les noms des passagers leur soient fournis. Par exemple, si vous prenez l'avion en Colombie-Britannique pour vous rendre à Toronto, il se pourrait que vous survoliez le territoire américain. Mais vous n'en auriez pas le droit. On pourrait vous interdire de monter à bord. Ce que je veux souligner, c'est que cela pourrait influer sur la liberté de circulation des Canadiens dont le nom est inscrit sur cette liste.

J'ai lu vos recommandations en détail et j'ai remarqué que vous n'aviez pas précisé quel pourrait être le mécanisme correctif visé par vos recommandations 24 à 32. Comme vous l'avez dit, il est long et coûteux de faire retirer son nom de la liste. Il faut prendre un avocat, aller en cour, et ainsi de suite.

Vous ne nous avez pas dit si ce processus faisait obstacle au rétablissement de la liberté de circulation des citoyens ou de leur capacité de présenter leur candidature pour certains emplois.

Il y a des vérifications de sécurité pour certains emplois, à Transports Canada. Et c'est probablement la même chose dans certains ministères provinciaux. Votre candidature pourrait être rejetée, mais c'est difficile à dire. Un représentant de la Commission de la fonction publique nous a parlé de cette question quand il a témoigné il y a quelques semaines.

Les implications sont très importantes en ce qui concerne le droit d'avoir un emploi dans la fonction publique, pour une personne inscrite sur cette liste. Si son nom figure sur la liste, comment peut-elle le faire retirer pour pouvoir exercer pleinement ses droits?

Vous donnez plus de détails là-dessus dans votre mémoire. C'est un problème dont on nous a parlé récemment. Nous avons pu constater que certains citoyens pourraient devoir prendre des mesures particulières s'ils veulent exercer leurs droits, simplement parce que leur nom est inscrit sur cette liste.

Mme Russow : C'est pourquoi j'ai mentionné la possibilité de faire une demande en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Cette loi prévoit un droit de recours. Mais le gouvernement peut choisir de ne pas révéler cette information. Dans tous les documents que j'ai obtenus, certains éléments d'information ont été retenus pour des raisons de sécurité nationale ou internationale. Si le gouvernement ne révèle pas l'information dont il dispose — ce qui nous ramène à ce que vous avez dit au sujet du droit de savoir pourquoi on est considéré comme une menace —, est-ce que c'est parce que j'ai protesté contre la venue de navires nucléaires? Parce que j'ai réclamé l'interdiction des aliments génétiquement modifiés? Qu'est-ce que j'ai fait? C'est peut-être parce que j'ai critiqué le Canada à l'étranger en disant qu'il n'avait pas respecté ses obligations internationales. Je n'ai aucune idée de la raison pour laquelle j'ai été inscrite sur cette liste. Je ne peux pas profiter de cette disposition de la Loi sur la protection des renseignements personnels.

Il est possible de passer par les tribunaux. Il y a eu récemment le cas de Bhupinder Liddar, qui avait posé sa candidature pour devenir ambassadeur et qui, en engageant un avocat, a appris qu'il y avait une façon de savoir de quelle information on s'était servi contre lui, pour l'empêcher d'obtenir ce poste.

J'ai pensé à entamer des poursuites pour diffamation à la Cour fédérale, contre le bureau du Procureur général. Le juge a dit : « Eh bien, vous n'avez pas suffisamment d'information pour intenter une action en diffamation. » J'ai répondu : « Je suis dans une impasse parce que c'est le gouvernement qui détient cette information et qu'il ne veut pas la divulguer. » C'était en 2002. Le juge m'a ordonné de présenter une demande en vertu de la Loi sur l'accès à l'information pour savoir pourquoi cette information n'était pas divulguée. Donc, je tourne en rond.

Il y a une disposition dont je parle dans mon mémoire. Le Canada a aussi signé et ratifié le Protocole facultatif du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. C'est un document important. Il permet aux citoyens qui jugent que leurs droits ont été bafoués et qui ont épuisé tous les recours au niveau national de se rendre devant le comité des Nations Unies responsable du protocole à Genève. C'est ce que je suis en train de faire.

Je vais peut-être enfin pouvoir obtenir réparation grâce aux pressions internationales sur le gouvernement canadien.

Le sénateur Joyal : D'après votre expérience, diriez-vous que nous devrions modifier la Loi sur l'accès à l'information pour simplifier la procédure établie, et pour faciliter les choses aux citoyens qui souhaitent contester l'inscription de leur nom sur une liste et obtenir une audience en bonne et due forme?

Cela se rattache à ce que M. Hunter a dit tout à l'heure. On ne peut pas priver un citoyen de ses droits sans lui accorder de recours. Encore une fois, c'est un principe de justice fondamentale.

Il est étrange que vous en soyez arrivés tous les deux à la même conclusion au sujet des problèmes liés à la Loi. Il est évident que l'État doit avoir des mesures de sécurité. Nous savons qu'il y a du terrorisme. C'est indéniable. Nous devons trouver une solution permettant de préserver les principes fondamentaux du système si nous privons une personne de ses droits.

Vous dites la même chose que ce que disait M. Hunter au nom des avocats : il doit y avoir un système clair pour les Canadiens. Les Canadiens doivent savoir quelles sont les règles du jeu. S'ils doivent être assujettis à des mesures de sécurité, ils doivent pouvoir les contester en cour, de manière juste et équitable.

Nous devrons présenter des recommandations concrètes au sujet de cette loi. Si nous voulons maintenir le mécanisme d'examen quinquennal, il est important de dire immédiatement au SCRS, à la GRC et à tous les autres organismes s'occupant de sécurité au Canada qu'ils doivent reconnaître un minimum de principes qui seront consacrés dans le système et appliqués à leurs opérations courantes.

Ils ne peuvent pas invoquer les raisons de sécurité pour refuser l'accès à tout le monde. Vous dites essentiellement la même chose tous les deux.

Mme Russow : C'est la raison pour laquelle j'ai mentionné le commentaire de cette personne du SCRS, au sujet du fait que les gens de la GRC doivent être mieux formés à déterminer ce qui constitue une menace.

La GRC doit aussi être indépendante. Mon nom a été porté sur une liste d'évaluation de la menace à la suite d'une directive du cabinet du premier ministre. C'est ce qui est ressorti de l'enquête sur l'APEC. Je n'ai jamais été autorisée à témoigner même si je faisais partie des plaignants.

Les gens comme moi, qui militent par des moyens légaux, sont considérés comme une menace. Il faut un programme de formation pour les gens du SCRS, de la GRC et de l'Accès à l'information.

Quand je parle aux gens de l'Accès à l'information, je constate souvent qu'ils sont tout à fait prêts à faire des exceptions pour le gouvernement. Dans de nombreux pays du monde, les gouvernements ne peuvent pas bénéficier d'un traitement de faveur. C'est la première chose à examiner. Est-ce qu'ils ont raison d'invoquer ces exceptions?

C'est certainement une préoccupation qui refait surface dans l'affaire Arar. Le procureur général a indiqué qu'il était impossible de révéler certaines choses pour des raisons de sécurité nationale.

Il faut examiner ce qui constitue véritablement une menace. Je vous ai lu tout à l'heure la liste des menaces établie par le SCRS. Le SCRS n'est pas censé prendre pour cibles les gens qui militent par des moyens légaux, mais nous savons tous que cela se fait. Chaque fois qu'il y a une manifestation contre la pauvreté, la GRC filme tout le monde sur vidéo. Les militants doivent endurer cela depuis des années, et c'est eux qui sont pris pour cibles.

J'ai déjà assisté à des manifestations en Colombie-Britannique, contre une compagnie qui détruisait les forêts, et les gens de la compagnie disaient aux agents de la GRC qui ils devaient filmer. Ils cherchent toujours ceux qui paraissent les moins crédibles.

Cela dure depuis trop longtemps. Nous ne savons pas comment cette mesure a pu affecter la vie de nombreux militants du pays. Il y en a quelques-uns qui savent que leur nom figure sur une liste, mais il y en a beaucoup d'autres qui pourraient être inscrits sur une liste et qui ne le savent pas. Quelles conséquences cela a-t-il eues sur leur vie?

C'est par pur hasard, pendant l'enquête sur le sommet de l'APEC, que je me suis rendu compte que j'étais sur une liste. Il y a peut-être bien des gens, sur cette liste, dont les possibilités d'emploi sont limitées depuis des années et qui peuvent se faire fouiller quand ils voyagent, sans savoir pourquoi.

Je connais beaucoup de militants qui ne veulent même pas présenter de demandes en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels ou de la Loi sur l'accès à l'information, parce qu'ils ont peur que cela entraîne la création d'un dossier. Il y a beaucoup de gens qui ont peur. Il y a une peur légitime à cause des contrôles ciblés et du profilage racial, mais il y a aussi un malaise plus profond parmi les militants du Canada et du monde entier.

Le sénateur Munson : Ma question s'adresse à M. Hunter, de la Fédération des ordres professionnels de juristes.

Comment les Canadiens qui regardent la séance peuvent-ils comprendre les conséquences de ce dont vous parlez, en particulier au sujet des certificats de sécurité? S'il n'y a rien qui change et si tout continue comme avant, où s'en va notre pays, à votre avis?

M. Hunter : Permettez-moi de commencer par une observation générale et de la rattacher ensuite à votre question.

Les citoyens de notre pays croient à nos institutions démocratiques, au respect des droits fondamentaux, à la règle de droit et à tout ce qui en découle. Pour la plupart d'entre eux, ce sont toutefois des concepts relativement flous, qui ne veulent pas dire grand-chose tant qu'ils ne sont pas replacés dans un contexte pratique.

Je demanderais aux citoyens qui s'intéressent à ces questions : « Comment vous sentiriez-vous si votre nom figurait sur une liste sans que vous le sachiez, une liste créée par le gouvernement derrière des portes closes, et que vous vous retrouviez soumis à un processus judiciaire sans que ni vous, ni votre avocat ne soyez au courant des accusations que le gouvernement porte contre vous, et sans que vous puissiez assurer efficacement votre défense, en sachant que le résultat final pourrait être une sérieuse restriction de vos libertés civiles? » Je pense que la plupart des Canadiens trouveraient que cela va à l'encontre des principes chers à notre pays.

J'aimerais vous dire une deuxième chose. En tant que parlementaires, vous participez actuellement à un exercice très difficile. Vous êtes tous conscients de l'importance de nos libertés fondamentales, mais à cause d'événements qui se sont produits aux États-Unis et ailleurs dans le monde, vous devez aussi protéger l'intégrité de notre nation. Ce sont les deux réalités que vous allez devoir concilier, même si elles sont essentiellement contradictoires dans la pratique.

Ce sont des notions très importantes. Nous ne pouvons pas jouer à l'autruche et faire semblant que le terrorisme n'existe pas. Ce ne serait pas prudent. En même temps, si nous prenons les valeurs fondamentales qui nous définissent comme nation et que nous les jetons à la poubelle parce que nous devons, dans l'immédiat, faire face à des actes terroristes, cela en dit longtemps sur nous-mêmes et sur nos valeurs.

Bien sûr, nous avons et nous devons avoir des mécanismes visant à contrer les réalités du terrorisme, mais ces mécanismes doivent refléter, dans leurs rouages, les valeurs que partagent tous les Canadiens.

Le sénateur Munson : Une personne qui est détenue en vertu d'un certificat de sécurité a-t-elle le droit de parler à sa famille?

M. Hunter : Je pense que oui, mais je ne suis pas certain des détails.

Le sénateur Munson : Je m'adresse maintenant à nos témoins de la Croix-Rouge. J'aimerais bien savoir, au nom du ciel, qui pourrait songer à accuser la Croix-Rouge de quoi que ce soit! Quand on pense à la Croix-Rouge, dans notre pays et dans le monde entier, c'est synonyme de bonté. Je sais que vous avez des craintes, monsieur Pratt, au sujet de la possibilité que quelqu'un porte des accusations contre vous, mais je me demande vraiment qui pourrait avoir l'idée de dire : « Nous constatons que des sommes d'argent se sont rendues jusqu'aux Talibans en Afghanistan, grâce aux bonnes œuvres de la Croix-Rouge. »

M. Pratt : Les inquiétudes de la Croix-Rouge découlent surtout du libellé vague de la Loi antiterroriste, en ce qui concerne plus particulièrement de la Loi sur l'enregistrement des organismes de bienfaisance (renseignements de sécurité) et le Code criminel. À notre avis, les risques ne viennent pas surtout des modifications apportées au Code criminel. C'est plutôt la Loi sur l'enregistrement des organismes de bienfaisance (renseignements de sécurité) qui nous préoccupe.

Quand le gouvernement adopte une loi qui pourrait avoir des conséquences pour notre organisation, il serait irresponsable de notre part de ne pas porter ces préoccupations à l'attention des législateurs, et c'est ce que nous faisons aujourd'hui.

Nous n'avons pas vraiment à nous demander si un procureur pourrait faire une chose du genre, travailler de concert avec des agents de renseignement, et ainsi de suite. Je me contenterai de vous dire que nos avocats jugent que cela représente un certain risque et que nous espérons que le gouvernement y remédiera en modifiant la Loi afin de prévoir une exemption pour la Croix-Rouge, ou pour les organismes de bienfaisance et d'aide humanitaire qui travaillent selon les principes de la Croix-Rouge, le plus fondamental de ces principes étant celui de l'impartialité.

Le sénateur Munson : Madame Russow, savez-vous si votre inscription sur ces listes de sécurité a eu des conséquences négatives, pour vous personnellement ou pour le Parti vert?

Mme Russow : J'ai pris l'avion de Seattle à New York il y a quelque temps et j'ai été soumise à une fouille secondaire. Heureusement, je n'avais pas avec moi les documents que j'apporte habituellement à l'ONU, alors on m'a laissée passer.

J'ai été fouillée à plusieurs reprises et j'ai repris mon nom de jeune fille pour voyager. Jusqu'ici, je n'ai pas constaté de répercussions, mais c'est difficile à dire.

Après avoir participé à une rencontre du Parti vert en Équateur, en 1998, j'ai été prise à part et j'ai subi une fouille complète, avec des chiens et tout. J'avais mentionné que j'étais allée à une rencontre du Parti vert et je ne sais pas exactement ce qu'ils ont présumé. Quand j'ai demandé qui avait réclamé cette fouille, on m'a dit « oh, c'est très important, c'est de la routine ». J'ai découvert par la suite que c'était le gouvernement américain qui faisait fouiller les gens qui étaient allés en Équateur quelque temps. Je ne sais pas si cela avait quelque chose à voir ou pas avec le Parti vert, mais c'était très déconcertant.

Le sénateur Munson : Le sénateur Joyal a parlé de l'accès à l'information. Les journalistes semblent réussir assez facilement à obtenir des choses grâce au système d'accès à l'information, mais il faut formuler une demande très précise pour trouver des renseignements sur certains dossiers gouvernementaux.

Dans votre recommandation no 25, vous dites que les commissaires à l'accès à l'information et à la protection de la vie privée, de même que leurs agents, devraient être mieux informés de ce qui devrait constituer des exemptions légitimes aux deux lois.

Pouvez-vous nous dire comment les Canadiens peuvent obtenir de l'information et comment le gouvernement et ses agents pourraient leur faciliter les choses? Les gens ne savent vraiment pas où aller, quoi faire et comment obtenir de l'information sur eux-mêmes.

Mme Russow : J'ai déjà réussi moi aussi à obtenir de l'information, mais pas sur moi-même.

Il faut une réforme complète. Je vais vous donner un exemple. J'essaie encore de savoir ce que j'ai bien pu faire pour mériter d'être inscrite sur cette liste. En 1992, aux Nations Unies, j'étais très préoccupée de voir que le Canada soutenait, dans les tribunes internationales, qu'il ne fallait pas mettre de « s » à « peuples indigènes ». Je me suis élevée très clairement contre cette position du Canada à l'époque. J'ai communiqué avec les gens de l'accès à l'information, à Environnement Canada, pour demander des documents de référence sur cette question. Ils me demandaient 25 000 $ pour entreprendre cette recherche parce qu'ils allaient devoir fouiller dans tous leurs documents et qu'ils calculaient le tarif par tranche de deux pouces.

Le ministère aurait plutôt pu demander qui s'occupait de la politique de rédaction à ce moment-là. Il doit bien y avoir encore, à Environnement Canada, des gens qui étaient-là à l'époque et qui auraient pu fournir cette information. La tâche ne devrait pas revenir à quelqu'un qui ne connaît rien à la question et qui doit fouiller dans les dossiers sans y voir autre chose que des tranches de deux pouces.

Quand les dispositions sur le libre accès à l'information ont été adoptées, on disait à la blague, en Colombie- Britannique : « Je suis désolé, mais je ne peux pas vous communiquer cette information à cause de la Loi sur l'accès à l'information. » Ce qui était accessible avant ne l'était plus.

Il faut un mécanisme. Je ne veux pas parler de mon cas en particulier, mais de l'accès à l'information en général. Quand quelqu'un demande de l'information, on devrait pouvoir s'adresser aux personnes compétentes, qui ont de l'expérience dans les ministères, plutôt que de devoir fouiller dans une boîte d'archives après l'autre.

Je viens de mettre le système à l'épreuve en demandant un document de 1982, dans lequel le Canada s'engageait à mettre en œuvre certaines ententes internationales et, s'il n'y avait pas de loi en vigueur, à prendre des mesures en cas d'écart entre ses diverses obligations internationales, et ainsi de suite. Ce document m'a été envoyé en 1993 par le ministère des Affaires étrangères. J'en ai demandé une copie selon les mécanismes de l'accès à l'information, et on m'a dit que ce document n'existait pas.

Je ne sais pas comment c'est possible, mais il me semble que, de façon générale, si un document existe, il ne devrait pas être trop difficile de l'obtenir. Il faut parfois savoir qu'il existe, et il faut être très spécifique.

Quand j'ai demandé aux services d'accès à l'information de la Colombie-Britannique des renseignements sur les consultations qui se sont déroulées entre le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial en 1992, à la suite de la conférence de Rio, on m'a répondu qu'il n'y avait pas eu de consultations. Mais je sais qu'il y en a eu parce que j'étais là et que j'ai vu notre ministre de l'Environnement parler aux gens du gouvernement fédéral.

J'ai ensuite appris de l'ancien ambassadeur du Canada à l'ONU qu'il existait effectivement un document du Cabinet appuyant à la fois la Convention sur le changement climatique et la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques. C'est essentiel parce que cela veut dire que les provinces sont liées. Une consultation générale n'aurait pas permis non plus de trouver le renvoi de 1937 sur les conventions de travail, que j'avais également demandé.

Il fallait que je connaisse le titre exact. Les gens demandent souvent de l'information en termes génériques, et le gouvernement dit qu'il n'a rien. Une fois qu'ils ont le titre exact, ils peuvent l'obtenir.

Le sénateur Stratton : Plutôt que d'entrer dans les détails de certains cas particuliers, je préfère m'intéresser à la Loi antiterroriste elle-même. J'aimerais connaître votre point de vue à ce sujet. Il a été question ce matin d'une révision tous les cinq ans. Le problème est qu'une révision tous les trois ou cinq ans est un exercice vide qui n'aboutit pas à des changements véritables. J'aimerais connaître votre point de vue sur cet aspect fondamental.

Pourquoi ne pas remplacer la révision par une disposition de temporarisation? La loi cesserait de s'appliquer au bout d'un certain temps, à moins qu'un nouveau texte ne soit adopté. Sinon, je ne vois pas comment cette loi pourrait cesser de s'appliquer un jour. Elle demeurera toujours en vigueur. D'après moi, cela va à l'encontre du principe fondamental. Ce projet de loi ne devrait exister que dans la mesure où il est utile. Pouvez-vous me donner votre point de vue?

M. Hunter : Permettez-moi de répondre le premier. Dans le mémoire de la Fédération, il est question d'une révision plutôt que d'une disposition de temporarisation. La Fédération ne s'était pas arrêtée sur cet aspect, mais vous soulevez un point intéressant.

Vous dites que ce serait justifié en cas d'incidences négatives sur nos libertés civiles et nos traditions et cela devrait s'avérer de façon manifeste un moment donné. Sinon, nous devrions revenir à la situation antérieure. Tout cela me paraît censé.

D'un autre côté, vous procédez actuellement à une révision. Ce n'est pas un scénario de temporarisation; c'est un processus de révision. J'ai eu le privilège de comparaître devant vos collègues de la Chambre des communes, d'entendre certains points de vue et de suivre les débats sur la chaîne CPAC et ailleurs. Je crois au départ que vous allez probablement recommander des changements et, par conséquent, je n'ai aucun préjugé négatif contre le processus de révision. Je crois qu'un processus de révision peut être très efficace.

Si vous craignez en bout de ligne que cela entraînera une justification claire et apparente d'empiètements continus par rapport à nos traditions de liberté, il est évident alors qu'il faudra opter pour une disposition de temporarisation.

M. Pratt : Nous avons une certaine expérience de la loi depuis quelques années. Forts de cette expérience, nous pouvons peut-être apporter certaines modifications à la loi afin de remédier aux points qui posent réellement problème. J'espère qu'ici au Sénat et à la Chambre des communes, on ne considère pas qu'il s'agit là d'un exercice théorique consistant uniquement à effectuer la révision puis fermer le dossier. La situation depuis plusieurs années a mis en relief divers aspects qu'il faut prendre en considération, la Croix-Rouge étant un d'entre eux.

Le sénateur Stratton : Ce qui m'inquiète, c'est que vous avez beau énoncer vos préoccupations, il ne se passe rien pour autant. Nous tenons des audiences et nous présenterons des recommandations dans notre rapport et dans le rapport de la Chambre, mais il ne se passera vraiment rien.

Il faut mettre un dispositif en place. Si certaines de ces questions importantes ne sont pas dûment prises en considération et si le gouvernement décide de les laisser de côté, que pouvez-vous faire?

M. Pratt : Cela dépasse mon champ d'intervention et je n'ai aucun commentaire à formuler à ce sujet.

Mme Russow : J'aimerais citer Kofi Annan quand il affirme que le terrorisme est un réel fléau. Il dit en outre que les Nations Unies doivent continuer à insister sur le fait que, dans la lutte contre le terrorisme, nous ne pouvons pas compromettre les valeurs fondamentales que représente l'ONU et il évoque le règlement pacifique des conflits et le respect du droit international.

Il met en garde contre toute atteinte à l'intégrité des valeurs fondamentales de l'ONU. Il affirme qu'il faut toujours respecter les droits humains et la primauté du droit. Le terrorisme est, par définition une atteinte directe aux droits humains et à la primauté du droit. Si, dans notre réaction, nous sacrifions ces valeurs, les terroristes auront gagné.

Il fait ensuite allusion au débat concernant la nature du terrorisme. Le terrorisme d'État est-il une réalité? Selon lui, nous n'avons plus à nous pencher sur cette question, puisque nous pouvons nous appuyer sur des dispositions visant le terrorisme d'État. En vertu du droit international, on pourrait facilement dire que les États-Unis se livrent à une certaine forme de terrorisme d'État. Nous ne vivons pas une situation d'urgence publique qui menace la vie et l'existence de la nation. Or, c'est la seule chose qui justifierait la diminution des droits. Nous ne vivons pas une telle situation.

Après le 11 septembre 2001, on a reproché au premier ministre Chrétien d'avoir dit qu'il était peut-être temps de faire quelque chose de positif pour le monde. Je ne le paraphrase peut-être pas très bien, mais il voulait signifier que les événements qui s'étaient produits aux États-Unis étaient un sérieux rappel à l'ordre. Au début, les Américains disaient « Pourquoi nous en veulent-ils? » Eh bien, les gens s'inquiètent peut-être de la présence de 732 bases militaires américaines dans le monde. N'est-ce pas là une sorte de provocation?

Vous avez l'occasion d'affirmer que nous devons définir nous-mêmes nos orientations et que nous voulons, plutôt que de cibler nos citoyens, faire en sorte que la primauté du droit soit respectée dans le monde entier et que toutes les obligations entérinées au fil des années en matière de droits humains, de paix, d'environnement et de justice sociale, soient mises en application. L'adoption d'une telle position par le Canada nous vaudrait le respect international, mais si le Canada est perçu comme un satellite des États-Unis, nous ne serons pas respectés.

La révision n'est pas suffisante. À l'occasion du cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme des Nations Unies, j'ai affirmé que la déclaration devrait être abrogée. Je sais que vous avez également recommandé d'appliquer une mesure de temporarisation à l'ensemble du document afin d'en reformuler un à un les différents éléments. Ce n'est pas nécessaire. Le Canada devrait définir une nouvelle vision exposant ce qu'il faut entreprendre plutôt que de remettre en question les droits humains des citoyens du Canada.

Le sénateur Stratton : Une disposition de temporarisation est une question légitime que l'on doit se poser en cas de révision et il faudrait justifier toute décision de ne pas en adopter une.

Je ne suis pas nécessairement en faveur d'une disposition de temporarisation, mais je pense qu'il faut examiner attentivement la question. Par exemple, le système existant souffre d'un problème grave si les préoccupations d'une personne figurant sur une liste ou pouvant figurer sur une liste ne sont pas correctement prises en considération. Je me demande toujours pourquoi la loi continue de s'appliquer alors qu'un problème aussi fondamental n'est pas correctement pris en considération. Cela va à l'encontre des droits humains fondamentaux.

Le sénateur Day : Madame Russow, comment se fait-il que votre nom ait été placé sur une liste d'examen et diffusé et publié dans tout le pays?

Mme Russow : Contrairement au SCRS, la GRC est tenue de communiquer des renseignements lors des audiences de la Commission des plaintes de la GRC. Plutôt que de communiquer les renseignements comme cela a été fait pour la Commission d'enquête Arar, ils ont fourni les renseignements au cours de l'audience publique à laquelle assistaient des représentants des médias. Les médias ont pris contact avec moi pour connaître ma réaction. Je ne savais pas quoi faire — c'était difficile de décider. J'ai pensé qu'il était probablement préférable pour moi d'aborder carrément le sujet avec les médias plutôt que de les laisser exposer certains faits pour lesquels j'aurais ensuite du me justifier. On a parlé de moi à la radio et à la télévision de Radio-Canada et dans tous les journaux du pays. Jim Bronskill et David Pugliese de l'Ottawa Citizen ont obtenu des prix pour la série d'articles qu'ils ont consacrés à la criminalisation de la dissidence, articles qui ont été diffusés dans tout le pays et sur Internet. Ils ont soulevé la question du ciblage d'un chef de parti politique. Le seul moment où le gouvernement s'en est vraiment inquiété, c'est lorsque les médias s'en sont mêlés. Le ministère du Solliciteur général s'est ému de la situation et ses fonctionnaires ont préparé un aide-mémoire lorsque tout le pays s'est demandé si le SCRS ne se livrait pas au ciblage des chefs de partis politiques.

Le sénateur Day : Dans votre mémoire, vous avez utilisé la nouvelle expression « sécurité véritable ». Vous faites la distinction entre la sécurité humaine et la responsabilité de protéger. Vous avez également fait allusion à un autre type de sécurité qui est un concept beaucoup plus étendu de dignité et de vie dans un état de paix, de désarmement, d'harmonie sociale et de responsabilité environnementale. Estimez-vous que le rôle du SCRS respecte la sécurité humaine selon les termes de la Loi antiterroriste?

Mme Russow : C'est Lloyd Axworthy qui a utilisé le premier cette expression lorsque le Canada était membre du Conseil de sécurité de l'ONU. Cette notion a soulevé de nombreuses préoccupations chez les partisans de la paix, puisqu'elle a été invoquée pour légitimer des invasions et à justifier par exemple l'intervention humanitaire dans l'ancienne Yougoslavie. C'est une notion qui paraît bénéfique mais qui s'avère au contraire nocive si elle sert à justifier l'augmentation des dépenses militaires et la multiplication des interventions à l'intérieur d'États souverains. C'est la même chose pour la « responsabilité de protéger » dont le Canada a fait la promotion à l'échelle internationale plutôt que de s'attaquer aux problèmes qui peuvent être causés par l'intervention d'entreprises avec des États tels que le Soudan. Nombreux sont les problèmes découlant d'interventions internationales et pourtant, le Canada affirme soudainement qu'il a la responsabilité de protéger et confie à son armée un rôle accru. Le Canada devrait peut-être augmenter son aide au développement outre-mer. Ce problème a certainement été soulevé dans d'autres comités, puisque le Canada y consacre moins de 0,7 p. 100 de son PIB. Cela correspond à un engagement international qui existe depuis de nombreuses années. N'est-ce pas ce que le Canada devrait faire?

Le sénateur Day : Cette question est étrangère au mandat de notre comité.

Mme Russow : Vous avez dit que le mandat du comité porte sur la sécurité humaine. Il faut donc définir ce qu'on entend par sécurité humaine. C'est peut-être le mauvais concept et le comité devrait peut-être s'intéresser à la sécurité commune. Cette importante notion fut définie par Olof Palme. La sécurité humaine a été invoquée pour justifier l'intervention humanitaire.

Le sénateur Day : J'aimerais revenir aux commentaires de M. Pratt, en particulier au projet de modification. Plutôt que de lier le projet de modification aux activités humanitaires entreprises conformément aux principes de la Croix- Rouge internationale, serait-il possible de le greffer sur un autre texte de loi? Par exemple, vous avez cité la loi de mise en œuvre de la Loi sur les conventions de Genève et des lois humanitaires internationales des Nations Unies, plutôt que de lier le projet de modification au Code criminel et l'enregistrement des œuvres de bienfaisance aux activités de la Croix-Rouge internationale et de la Croix-Rouge canadienne.

M. Pratt : Il serait possible de lier une exception à la loi qui a permis de créer la Croix-Rouge canadienne en 1909. Cependant, il faudrait réviser cette loi. Ceux d'entre nous qui avons examiné cette question avec la Croix-Rouge depuis quelques années sommes convaincus que la loi de 1909 devrait être mise à jour afin de prendre en compte un certain nombre de questions soulevées depuis 100 ans, notamment celle des activités de la Croix-Rouge dans divers domaines qui ne sont pas nécessairement liés à un conflit armé, au pays ou à l'étranger.

La suggestion d'avoir recours à la modification est probablement la façon la plus commode et la plus directe d'intervenir. Elle reconnaîtrait le rôle spécial de la Croix-Rouge canadienne au sein de la société canadienne. De plus, c'est une organisation auxiliaire du gouvernement. La Croix-Rouge est reconnue de façon générale sur le plan international. Je pense à la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme dont l'article 9 mentionne nommément la Croix-Rouge comme un organisme qui peut servir à régler les questions découlant de l'application de la loi.

De ce point de vue, nous ne demandons rien de vraiment inusité, étant donné la position spéciale qu'occupe la Croix-Rouge au sein des Conventions de Genève et dans tout le corpus du droit humanitaire international.

Le sénateur Day : Je considère que la modification que vous proposez se rapporte aux activités humanitaires qui ne sont pas nécessairement ni précisément et exclusivement des activités de la Croix-Rouge. La Croix-Rouge n'est pas la seule organisation à se livrer à des actions humanitaires. J'envisageais une modification plus générale qui ne s'appliquerait pas uniquement à vos activités et aux lois qui vous concernent.

M. Pratt : La modification qui a été proposée concerne également d'autres organismes d'aide. À la fin, il est question « d'autres organismes de secours qui mènent des activités d'aide humanitaire conformément aux principes fondamentaux du Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge ».

Le sénateur Day : Conformément aux principes des Nations Unies ou de la Loi sur les Conventions de Genève, il existe au Canada une loi qui intègre ces principes. C'est ce que je recherche. Vous pourrez peut-être y penser et faire parvenir une note à notre greffier.

M. Pratt : Nous allons y réfléchir et nous pourrons peut-être vous donner une réponse.

Le sénateur Day : Ma dernière question à M. Hunter se rapporte au point que vous avez soulevé concernant les biens et l'importance pour les avocats de recevoir des honoraires professionnels et le remboursement de leurs frais et des cautionnements.

Des accusations ont-elles été déposées ou les activités des avocats ont-elles changé à la suite des modifications en vertu des articles 83.03 et.08 et 83.14 du Code criminel?

M. Hunter : Je n'ai pas connaissance de cas particuliers ou d'accusations mais ma question était théorique. Les propositions que je fais s'appliqueraient ou sont applicables aux avocats si c'est la loi du pays. Il est possible que cette éventualité s'impose, mais je n'ai connaissance d'aucun cas particulier. Je ne peux pas me prononcer sur ce que font les avocats dans leur pratique, mais je pense que les avocats qui exercent dans ce domaine connaissent ces règles. Je peux vous affirmer incidemment que certains avocats ont évoqué devant moi leurs préoccupations à ce sujet.

Le sénateur Day : Ces aspects sont-ils des sujets de préoccupation et sont-ils étudiés dans les sessions de formation professionnelle continue pour les avocats?

M. Hunter : Oui, ce sont des sujets de préoccupation pour les divers éléments qui pratiquent le droit de l'immigration et le droit criminel.

Le sénateur Joyal : Monsieur Pratt, savez-vous si des représentants de la Croix-Rouge canadienne ont eu accès aux Canadiens détenus à Guantanamo?

M. Pratt : Le Comité international de la Croix-Rouge a compétence pour intervenir dans cette région. Il est de la responsabilité du CICR de rendre compte au gouvernement qui détient des prisonniers à Guantanamo.

Le CICR présente ses rapports sous le sceau du secret au gouvernement concerné. Le CICR a pour principe de garder confidentielles toutes ces informations. Le Comité intervient individuellement et de manière confidentielle auprès des gouvernements afin de soulever certaines préoccupations concernant les conditions de détention ou tout autre aspect concernant la personne détenue.

Le sénateur Joyal : Compte tenu du fait que le gouvernement canadien n'est pas une autorité détentrice, est-il possible de savoir si le Comité international de la Croix-Rouge a présenté une recommandation ou des commentaires au sujet des conditions de détention des citoyens canadiens emprisonnés là-bas?

M. Pratt : D'après moi, il s'agit là de renseignements échangés uniquement entre le CICR et le pays détenteur.

Mon collègue Sylvain Beauchamp qui revient de Hébron, en Cisjordanie à titre de délégué du CICR, m'assure que j'ai répondu de façon complète à votre question.

Le sénateur Joyal : Je veux m'assurer d'avoir bien compris. Dans le cas d'une personne de citoyenneté canadienne qui serait détenue par un pays étranger et à laquelle la Croix-Rouge aurait accès afin d'évaluer les conditions de sa détention, l'État dont cette personne a la citoyenneté ne peut avoir accès au rapport décrivant les conditions de détention de cette personne. Par exemple, si les conditions de détention de cette personne contreviennent à la Convention des Nations Unies contre la torture, le gouvernement responsable de ce citoyen ou de cette citoyenne ne peut présenter ses doléances au pays détenteur parce qu'il ne connaît pas dans le détail la façon dont cette personne est traitée. Est-ce exact?

M. Pratt : Je crois qu'il est possible pour n'importe quel gouvernement de communiquer, au nom de ses citoyens, avec une autre autorité gouvernementale qui procède à des détentions comme à Guantanamo.

À mon avis, le CICR n'est pas une source d'information pour les gouvernements dont les citoyens sont en détention. Il est préférable de régler ces questions dans le cadre d'un dialogue bilatéral entre les pays concernés.

Le sénateur Joyal : La Croix-Rouge conserve-t-elle une liste des conditions de détention dans les prisons de certains pays de sorte qu'en cas de retour d'une personne dans un pays étranger en vertu de la politique de renvoi, la Croix- Rouge pourrait indiquer au gouvernement concerné si la personne risquait d'être torturée ou détenue en infraction au droit international? La Croix-Rouge peut-elle informer les gouvernements si ces derniers demandent ce genre de renseignements?

M. Pratt : Je vais demander à mon collègue de vous répondre.

Sylvain Beauchamp, Conseiller principal en politiques, Droit international humanitaire, Croix-Rouge canadienne : Je suis conseiller principal de la Croix-Rouge canadienne en matière de droit humanitaire international. Comme l'a mentionné M. Pratt, je viens tout juste de rentrer de Hébron où j'étais en mission comme délégué du CICR.

Le principe de confidentialité est un des paramètres les plus fondamentaux que respecte le CICR au cours de ses interventions dans ce domaine. J'aimerais préciser que ce principe n'est pas un but que se donne le CICR, mais simplement un moyen d'avoir accès aux victimes. C'est de cette façon que le CICR exerce ses activités humanitaires sur le terrain.

Le CICR pourrait déroger à cette règle de confidentialité dans un certain nombre de cas exceptionnels. Par exemple, le CICR pourrait à un certain point demander aux États signataires des Conventions de Genève, d'appliquer les lois en vigueur dans un certain pays.

Le sénateur Joyal : Le Canada pourrait invoquer les Conventions de Genève pour demander à la Croix-Rouge si elle a fait enquête dans tel ou tel pays. La Croix-Rouge pourrait-elle répondre à une telle question?

M. Beauchamp : La réponse serait probablement négative, pour certaines raisons strictement pratiques. En effet, si le CICR rendait public ou donnait l'impression de divulguer des informations sur la façon dont il effectue ses visites aux détenus, ou certains renseignements recueillis au cours de ces visites, il serait probablement expulsé et se verrait privé de l'accès aux lieux de détention. En conséquence, le CICR ne pourrait poursuivre ses activités humanitaires dans ces endroits. C'est une question essentiellement pratique puisque la loi, les Conventions de Genève donnent au CICR un droit d'accès aux lieux de détention lors des conflits armés internationaux. Sur le plan pratique, la divulgation de certains renseignements recueillis sur les lieux de détention pourrait se traduire par l'interdiction au CICR de se rendre dans ces endroits, ce qui n'est évidemment pas souhaitable.

Le sénateur Joyal : Autrement dit, la seule façon pour le Canada de connaître les conditions générales de détention serait de s'adresser au pays où est détenue ou renvoyée une personne de citoyenneté canadienne. Prenons le cas d'une personne faisant l'objet d'un certificat de sécurité qui est expulsée du Canada. Le gouvernement ne pourrait obtenir des informations sur les conditions éventuelles de sa détention qu'en s'adressant au pays où cette personne est renvoyée, dans la mesure où le pays en question accepte de fournir les renseignements.

M. Beauchamp : En effet, et je précise également qu'il existe deux mécanismes parallèles susceptibles d'aider des Canadiens détenus dans divers pays du monde et dans des régions touchées par un conflit armé. Le premier est ce mécanisme des Conventions de Genève et le droit donné au CICR de se rendre sur les lieux de détention. L'objectif de ce mécanisme consiste essentiellement à vérifier les conditions de détention en général dans ces pays et de présenter des recommandations pour l'application des lois de la guerre.

Le deuxième mécanisme est parallèle et dans une certaine mesure un peu plus ancien que les Conventions de Genève. C'est ce que nous appelons la protection diplomatique. Il s'agit essentiellement du droit d'un État à intervenir au nom d'un de ses citoyens à l'étranger. Les gouvernements de tous les pays du monde utilisent beaucoup ce mécanisme avec un certain succès. Nous pouvons le constater quotidiennement.

Ces deux mécanismes parallèles servent également des buts différents et il faudrait les conserver et s'en servir afin de protéger adéquatement les citoyens détenus à l'étranger.

Le sénateur Joyal : Pouvez-vous recommander certaines améliorations au système actuel, au vu des situations que nous connaissons actuellement?

M. Beauchamp : Je peux seulement me prononcer au nom de la Croix-Rouge et je ne me sens pas à l'aise pour recommander des changements ou des modifications globales au régime de la protection diplomatique du Canada dans le monde. Personnellement, je pense que le régime fonctionne relativement bien, mais j'aimerais demander à mes collègues des Affaires étrangères s'ils ont une recommandation à formuler.

M. Pratt : Si ma mémoire est bonne, la Convention de Vienne de 1962 ou 1963 sur le droit de la représentation consulaire couvre également cette question.

Le sénateur Joyal : J'y pensais également lorsque votre collègue a fait allusion à la protection diplomatique définie dans la Convention de Vienne.

Monsieur Hunter, vous avez présenté une recommandation importante concernant les voies de droit régulières. Certaines de vos recommandations sont-elles prises en compte dans les causes qu'entendra la Cour suprême en décembre dans l'affaire Charkaoui?

M. Hunter : J'ignore quels sont les aspects que la Cour suprême abordera dans le cadre de cette affaire, mais il s'agit de ces mêmes questions et je pense que mon organisation demandera à intervenir au moment où la Cour se penchera sur ces aspects, afin d'exposer les mêmes principes.

Le sénateur Joyal : La détention illimitée est un point des principes fondamentaux de justice que vous n'avez pas abordé. En vertu d'un de ces principes, un détenu a le droit d'être entendu par un tribunal et ne peut être incarcéré indéfiniment sans avoir la possibilité de se présenter régulièrement devant le tribunal. Je suis étonné que vous n'ayez pas inclus la décision des Lords juristes du mois de décembre 2004 parmi les principes que vous aimeriez voir pris en compte par la Loi antiterroriste. Pour moi, il est important qu'un détenu puisse se présenter régulièrement devant un tribunal afin de témoigner, accompagné par un avocat, comme vous l'avez suggéré un peu plus tôt. C'est également important parce que nous revenons à la situation antérieure au principe de l' « habeas corpus » qui donnait au souverain le pouvoir de détenir une personne indéfiniment dans un donjon sans que nul ne se pose de questions. L' « habeas corpus » est un principe fondamental de justice. C'est même un des plus grands principes. Je suis étonné que vous ne l'ayez pas inclus parmi les principes que vous aimeriez nous voir examiner dans le projet de loi.

M. Hunter : Les organisations que je représente mettent l'accent sur les valeurs fondamentales sur lesquelles reposent les interventions des avocats au nom de leurs clients.

Je suis tout à fait d'accord avec vous lorsque vous parlez de l'application régulière de la loi et du droit fondamental. Pour paraphraser ce que vous avez dit, il est intolérable qu'un détenu soit gardé dans l'incertitude pendant un temps indéfini sans pouvoir bénéficier du principe de l' « habeas corpus ». Je suis absolument d'accord avec vous, parce que cela va carrément à l'encontre de notre sens des libertés. Si nous n'avons pas abordé ce sujet dans notre exposé, c'est tout simplement que celui-ci ne portait pas sur le droit fondamental, mais sur la relation entre l'avocat et son client et les difficultés qui se présentent dans ce contexte. Cela étant dit, je reconnais avec vous que cette situation est inacceptable et que le principe de l' « habeas corpus » devrait s'appliquer aux personnes qui vivent de telles situations.

Le sénateur Joyal : J'aimerais soulever un autre point concernant votre recommandation relative à l'avocat spécial. Au printemps dernier, certains témoins nous ont présenté des recommandations se rapportant à des tribunaux spéciaux dont les juges seraient formés expressément pour entendre ce type de cause ayant une incidence en matière de sécurité. Vous avez mis l'accent plus sur les avocats que sur le tribunal.

Pensez-vous que ces causes touchant à la sécurité sont si particulières qu'il faudrait pour les entendre, faire appel à des juges ayant reçu une formation spéciale, en particulier à la Cour fédérale du Canada? La divulgation de renseignements confidentiels serait-elle plus facile dans la mesure où l'organisme chargé de la sécurité était convaincu de traiter avec des personnes, qu'il s'agisse de l'avocat spécial ou des juges nommés pour entendre ces causes, qui comprennent tous les aspects complexes de la sécurité?

M. Hunter : Je crois que la création d'un tribunal spécialisé serait une erreur. Une des grandes caractéristiques de notre système de justice est que les juristes en général sont saisis de causes diverses et sont, de ce fait, influencés de façon générale. Je pense en outre que le processus est transparent. C'est un aspect que nous voulons encourager. De fait, au moins un membre de la Cour fédérale s'est prononcé publiquement contre les processus auxquels nous sommes actuellement confrontés. Je ne recommande pas la création d'un tribunal spécial.

Cela étant dit, il me paraît logique que les juges soient formés en fonction du type de causes qu'ils seront amenés à entendre. Il n'y a rien de nouveau là-dedans. Il existe dans notre pays un institut national qui aide les juristes à comprendre les particularités des divers domaines où ils doivent intervenir et il me semble que cela ne pose aucun problème, dans la mesure où le processus demeure public, quelle que soit la formation que les juristes ont reçue au préalable.

Par conséquent, je peux comprendre le point de vue selon lequel il y aurait probablement un avantage à ce que les juristes soient mieux informés, non seulement sur les aspects techniques de la sécurité, mais également au sujet de nos grandes traditions de libertés civiles, dans la mesure où ils exercent leurs fonctions dans le cadre normal d'un tribunal.

Le président : Je remercie tous les membres du groupe d'experts. Vous nous avez présenté quelques suggestions et vous avez soulevé de nombreux points de réflexion. Je vous remercie pour le temps que vous avez consacré à la présentation de vos points de vue et de vos diverses expériences afin de nous en faire bénéficier en venant ici nous les exposer.

La séance est levée.


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