Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule 1 - Témoignages du 3 novembre 2004
OTTAWA, le mercredi 3 novembre 2004
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, à qui a été renvoyé le projet de loi S-10, Loi visant à harmoniser le droit fédéral avec le droit civil de la province de Québec et modifiant certaines lois pour que chaque version linguistique tienne compte du droit civil et de la common law, se réunit aujourd'hui à 16 h 10 pour examiner le projet de loi.
Le sénateur Lise Bacon (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Soyez les bienvenus, chers collègues. Vous avez sous les yeux une ébauche de budget que nous examinerons avant l'arrivée du ministre, à 16 h 30. Cette proposition de budget a été acceptée par les membres du comité de direction. Avez-vous des observations, mesdames et messieurs les sénateurs?
Le sénateur Joyal : Comment ce budget-ci se compare-t-il à celui de l'année précédente?
La présidente : Nous disposons de 47 820 $, somme qui ne s'applique toutefois pas à toute étude spéciale que nous aimerions entreprendre, si nous en avons le temps.
Le sénateur Joyal : Nous pouvons voir à la deuxième page du document que nous n'avons pas dépensé tout le budget qui nous avait été alloué. Je siège à ce comité pour la septième année consécutive et, si ma mémoire est bonne, nous n'avons pas une seule fois dépensé tout notre budget. C'est l'année dernière que notre comité a dépensé le plus, soit 20 750 $. On prévoit pour cette année 47 000 $, soit le double de nos dépenses de l'an dernier. Cela devrait suffire.
La présidente : Oui. Nous avons prévu des fonds pour permettre à des membres du comité de participer à diverses conférences — deux membres à chaque fois, pas tout le comité. Nous déléguerons à chacune de ces conférences deux personnes, un sénateur du parti ministériel et un sénateur de l'opposition.
Le sénateur Ringuette : N'oublions pas que ce sera notre budget pour la période se terminant à la fin de mars 2005.
Le sénateur Joyal : Malheureusement, c'est la moitié de l'année.
La présidente : Oui, jusqu'au 1er avril.
Le sénateur Joyal : Je tiens seulement à ce que ce budget soit suffisant et que nous n'ayons pas à demander d'autres fonds au Comité de régie interne. Quand nous devons le faire, on nous demande toujours pourquoi des sommes supplémentaires devraient être accordées à notre comité et pas aux autres.
La présidente : Oui, j'en suis consciente.
Le sénateur Joyal : Croyez-vous que ce budget sera suffisant pour les mois de novembre, décembre, janvier, février et mars? C'est à la fin du mois de mars que commencera la prochaine année financière.
La présidente : Le sénateur Eyton a fait mention d'une étude spéciale qui n'a pas été prévue dans cette ébauche de budget. Nous devrions avoir suffisamment d'argent pour l'étude des projets de loi dont nous serons saisis.
Le sénateur Mercer : Si nous avions le temps d'amorcer une étude spéciale, ce qui me semble peu probable, nous pourrions toujours demander un budget supplémentaire au Comité de régie interne.
La présidente : C'est exact, mais seulement pour une étude spéciale. Nous aurions peut-être suffisamment d'argent pour commencer une étude spéciale, mais je doute que nous puissions la terminer avant le 1er avril de toute façon. Voilà pourquoi nous avons indiqué que toute étude spéciale ferait l'objet d'un rapport en décembre 2005 seulement.
Le sénateur Joyal : Si le comité n'a pas entendu tous les témoins prévus à l'origine mais qu'il croit avoir abordé toutes les questions fondamentales, il pourrait réaliser des économies.
La présidente : C'est exact.
Le sénateur Mercer : Pour revenir à ce qu'a dit le sénateur Eyton sur une étude spéciale, la Bibliothèque du Parlement peut abattre une bonne part du travail préliminaire, ce qui nous donnerait une idée de l'envergure qu'aurait l'étude.
La présidente : Une motion a été adoptée aujourd'hui par le Sénat concernant une étude spéciale, mais ce sera dans le prochain budget, pas dans le premier.
Le sénateur Mercer : Vous faut-il une motion?
La présidente : Oui, il me faut un motionnaire.
Le sénateur Mercer : Je propose l'adoption du budget.
La présidente : Le budget est-il adopté?
Des voix : Oui.
La présidente : Adopté. Nous comparaîtrons devant le comité pour en discuter avec lui.
Demain, nous accueillerons le doyen de la Faculté de droit de l'Université McGill. Chers collègues, voulez-vous entendre d'autres témoins après la séance de demain?
Le sénateur Joyal : Étant donné qu'il s'agit d'harmoniser la common law et le droit civil, il faudrait entendre un témoin ayant des connaissances des deux traditions juridiques. Un témoin du Québec pourrait faire des représentations sur l'importance de cette harmonisation pour le droit civil. Nous voudrions peut-être aussi entendre un expert de la common law. Ainsi, nous aurions une bonne vue d'ensemble.
Je vérifierai dans mes dossiers et je ferai des suggestions de témoins au comité demain. À titre de parrain de ce projet de loi, je préférerais qu'on entende des experts des deux traditions juridiques.
La présidente : Voilà précisément pourquoi je voulais savoir si vous vouliez entendre d'autres témoins. À notre retour, nous pourrions accueillir un ou deux autres témoins et passer à l'adoption du projet de loi.
Le sénateur Joyal : Je vérifierai dans les procès-verbaux quels témoins avaient comparu la dernière fois. Nous sommes actuellement saisis de la deuxième étape de cette initiative. Le premier projet de loi a été adopté par le Sénat il y a trois ans. J'ai passé en revue les débats de l'époque et les témoignages que nous avions entendus relativement au premier projet de loi harmonisant le droit civil et la common law. Nous voulions alors bien comprendre le cadre de ce processus d'harmonisation. Nous en sommes maintenant à la deuxième étape. Autrement dit, l'harmonisation progresse. Le ministère de la Justice poursuit son travail conformément à la recommandation du Parlement. Il ne sera pas nécessaire de débattre du cadre d'harmonisation comme on l'a fait la dernière fois puisque cela a déjà été fait, à moins que certains de mes collègues y tiennent.
Je me préoccupe davantage des étapes à venir, de ce à quoi nous pouvons nous attendre dans le troisième projet de loi et de la façon dont le ministère définit ses priorités afin d'avoir une idée de ce vers quoi nous nous dirigeons.
[Français]
Le prochain projet de loi que nous allons étudier sera le projet de loi S-11, le projet de loi parrainé par le sénateur Lapointe, dès que nous aurons terminé l'étude du projet de loi S-10, nous étudierons le projet de loi S-5.
[Traduction]
Le sénateur Joyal : Nous avons déjà examiné le projet de loi du sénateur Lapointe et je me tourne vers le sénateur Pearson qui était alors, je crois, membre du comité.
Le sénateur Pearson : C'est exact.
Le sénateur Joyal : Il y a de volumineux procès-verbaux sur le projet de loi du sénateur Lapointe qui n'est pas très vieux. En fait, je crois que nous en avons été saisis l'an dernier.
Le sénateur Pearson : N'était-ce pas il y a environ un an?
Le sénateur Joyal : Oui. Il serait bon de revoir les témoignages que nous avions alors entendus car nous avions fait une étude assez approfondie. Il ne m'apparaît pas nécessaire de réentendre les mêmes témoins. Peut-être pourrions- nous avoir un résumé de ces premiers témoignages, qui pourrait peut-être même nous être présenté par le sénateur Lapointe au moment de sa comparution à titre de parrain du projet de loi. Je propose que cela soit notre point de départ. Le projet de loi S-10 ne nécessitera pas bien des audiences; il a fait l'objet de nombreuses réunions à la dernière session.
Sans vouloir me faire le porte-parole de mes collègues d'en face, je me souviens que le sénateur Nolin avait participé à ces discussions. Il faudrait peut-être lui demander s'il accepte qu'on présente un résumé des témoignages entendus l'an dernier. Notre attaché de recherche pourrait rédiger cela assez facilement. Cela nous serait utile et nous épargnerait la répétition de ces efforts.
[Français]
Le sénateur Gill : Je ne sais pas si cela est important, mais la question concernant l'harmonisation du droit civil avec la common law a été soulevée au Sénat dernièrement. Il a aussi été fait mention des traditions et du droit autochtone. J'ai ici un pamphlet qui parle de la coexistence des lois des Premières nations avec celles de la France. Je ne sais pas ce que les autres sénateurs et le sénateur Watt ont fait, mais pour ma part je suis en train de lire sérieusement ce qui est dans le rapport de la commission Erasmus concernant le droit autochtone.
Il est peut-être tard pour intervenir, car j'ai l'impression que le train passe rapidement, mais j'aimerais avoir l'occasion d'en discuter à votre comité. Je ne sais pas ce que le comité pourrait étudier qui aurait de l'impact puisque la loi évolue tout le temps.
La présidente : Vous pensez que nous pourrions convoquer un témoin qui pourrait nous en parler?
Le sénateur Gill : Oui, il faut se préparer. J'étudie la question moi-même depuis le discours du sénateur Joyal, mais cela a déjà fait l'objet de nombreuses discussions parmi les Autochtones et d'un rapport imposant. Des études sur le sujet remontent à 15 ans. Il serait souhaitable de les ressortir.
La présidente : Vous voulez que nous fassions cela en même temps qu'on étudie le projet de loi S-10?
Le sénateur Gill : Ce serait l'idéal si on pouvait avoir un peu de temps, mais j'ai l'impression que vous voulez procéder assez vite.
La présidente : Ce sont des questions qu'on peut poser à nos invités tantôt pour voir ce qu'ils en pensent.
[Traduction]
Le sénateur Joyal : Il serait peut-être bon d'en parler au ministre. Le ministre de la Justice et les fonctionnaires du ministère sont ici. Ils pourront peut-être éclairer notre lanterne sur les travaux en cours ou déjà faits par le ministère à ce sujet.
Pour ma part, en ce qui concerne l'harmonisation du droit civil et de la common law, je tiens absolument à ce que tous soient d'avis que nous avons consulté tout le milieu juridique du Canada. Comme l'a fait remarquer le sénateur Gill avec beaucoup d'à-propos, avant l'arrivée de la common law et du Code civil au Canada, la tradition autochtone avait force de loi et était mise en œuvre par les peuples autochtones.
Cela fait partie de l'autonomie gouvernementale. Les peuples autochtones se gouvernaient eux-mêmes, leurs familles, leurs liens et obligations contractuelles et tous les autres domaines qui sont visés par le Code civil la common law.
L'objet de ce projet de loi n'est pas cette question précise, mais nous ne pouvons pas ne pas en tenir compte. Peut- être, compte tenu de ce que nous pourrions entendre de la part du ministère de la Justice, voudrons-nous formuler une observation à la fin de notre rapport sur cette question afin d'attirer l'attention de nos collègues sénateurs sur la question et sur la manière dont nous devrions nous y attaquer à l'avenir.
Le sénateur Pearson : Sénateur Joyal, si je ne me trompe pas, quand nous nous sommes penchés sur cette question il y a deux ans, il nous a dit que c'était la première d'une dizaine de lois de ce genre. C'est un processus qui se poursuivra pendant un certain temps. Si nous ne soulevons pas la question dès maintenant, nous aurons toujours la possibilité de la soulever plus tard.
Le sénateur Joyal : Cela pourrait revenir, comme vous l'avez dit, dans une troisième phase avec le ministère de la Justice.
Il est important de donner signaler à l'institution — je veux dire à notre chambre et au gouvernement — parce que je crois qu'il incombe au gouvernement d'agir à ce sujet, que nous partageons la préoccupation relative à ce qu'on peut appeler la « common law » ancestrale autochtone. Elle est toutefois difficile à cerner parce que leur common law est fondée sur une tradition orale qui puise dans des siècles de coutumes. À moins que quelqu'un ne la codifie à un moment donné ou que quelqu'un n'ait effectué des travaux de recherche là-dessus, il est important de commencer à réfléchir dès maintenant comment, en tant que pays, nous pouvons donner droit de citée à cette tradition qui existe au Canada, à laquelle nous voulons accorder la même valeur qu'à la common law ou au Code civil. Ce n'est pas facile à faire, mais nous devons tout au moins exprimer autour de cette table que nous nous en soucions.
Le sénateur Gill : En procédant de cette manière, nous aurons le temps de nous préparer. Nous pouvons demander à nos attachés de recherche d'examiner les documents qu'on vient de mentionner pour voir ce que l'on peut faire. À supposer que nous ayons du temps devant nous.
Le sénateur Joyal : Quels arrangements ont été pris avec les sénateurs pour que les gens d'en face soient là? Je veux que le ministre soit entendu afin qu'il ne soit pas obligé de revenir.
Le président : On ne peut lui demander de revenir simplement parce qu'il n'y avait personne de l'opposition. Nous venons de téléphoner au bureau du sénateur Eyton et il ne peut pas venir.
M. Adam Thompson (greffier du comité) : Le sénateur Andreychuk ne peut pas être présent.
Le sénateur Joyal : Et le sénateur Buchanan?
Le président : Il n'est pas membre.
Le sénateur Joyal : Il était membre avant.
Le président : Il ne l'est plus maintenant.
Nous avons le plaisir d'accueillir le ministre de la Justice et procureur général du Canada.
Comme vous le savez, nous sommes ici pour étudier le projet de loi S-10, intitulé « Loi no 2 visant à harmoniser le droit fédéral avec le droit civil de la province de Québec et modifiant certaines lois pour que chaque version linguistique tienne compte du droit civil et de la common law ».
[Français]
Accompagnent le ministre, Marc Cuerrier, avocat général principal, Groupe du bijuridisme et des services d'appui à rédaction, Alain Vauclair, avocat général-gestionnaire, Équipe du droit commercial et du droit administratif, Luc Gagné et François Roberge.
[Traduction]
Ils sont tous les deux avocat principal à la Direction générale des services législatifs. Ils sont ici dans la salle avec nous. Si nous avons besoin de réponses détaillées, ils sont disponibles pour répondre aux questions.
Je vais vous donner la parole, monsieur le ministre, après quoi nous poserons nos questions, le cas échéant.
[Français]
L'honorable Irwin Cotler, C.P., député, ministre de la Justice et procureur général du Canada : Madame la président, il me fait toujours plaisir de comparaître à ce comité. Aujourd'hui, vous entreprenez l'étude du projet de loi S-10.
[Traduction]
Il s'agit du deuxième d'une série de projets de loi omnibus d'harmonisation. Son objet est de modifier 26 lois et, dans 22 cas, de compléter le processus d'harmonisation. Les changements proposés sont d'ordre terminologique. L'objet n'est pas de modifier l'intention du législateur.
[Français]
Le prédécesseur du projet de loi S-10, le projet de loi S-4, est devenu la Loi d'harmonisation numéro un du droit fédéral avec le droit civil, laquelle est entrée en vigueur le 1er juin 2001. Cette loi a été bien accueillie par le Sénat et l'autre endroit ainsi que par la communauté juridique. Il y a un rayonnement symbolique de ce projet de loi, non seulement dans les communautés juridiques mais aussi dans les deux sociétés anglophones et francophones.
[Traduction]
Après une étude approfondie par ce comité-ci, le projet de loi S-4 a été adopté par le Sénat sans opposition. À l'autre endroit, après avoir été étudié à toutes les étapes, il a été adopté à l'unanimité. Tous les partis ont alors appuyé la loi numéro un visant à harmoniser le droit fédéral et le droit civil, initiative d'harmonisation de mon ministère.
Depuis 2000, le Parlement a également étudié et adopté des modifications visant à harmoniser beaucoup de lois fiscales, notamment la Loi de 2000 modifiant l'impôt sur le revenu, c'est-à-dire le projet de loi C-22; la Loi modifiant la Loi sur les douanes et d'autres lois en conséquence, le projet de loi S-23; et enfin la Loi de 2001 sur l'accise, le projet de loi C-47.
Aujourd'hui, je veux aborder brièvement les thèmes suivants : premièrement, l'harmonisation et le bijuridisme canadien d'une façon générale; deuxièmement, le contexte historique et juridique de l'harmonisation; troisièmement, l'interaction de la législation fédérale et du droit privé provincial; et quatrièmement, les considérations qui guideront notre démarche d'harmonisation. Enfin, j'aborderai les dimensions internationales du bijuridisme canadien.
[Français]
Je céderai la parole à mes fonctionnaires que vous avez présentés. Ils vous parleront des principales caractéristiques du projet de loi S-10, ainsi que du processus qui a précédé sa rédaction. Nous mentionnerons aussi d'autres réalisations de leur groupe.
Le premier sujet est l'harmonisation et le bijuridisme canadien. L'harmonisation consiste à réviser toutes les lois et tous les règlements fédéraux, dont l'application requiert la recours au droit privé provincial, et ensuite, à harmoniser, au besoin, le contenu de sorte qu'il intègre les notions, concepts et vocabulaires du droit civil québécois.
Dans notre démarche, nous tenons aussi compte de la terminologie de la common law d'expression française. Cela marque une continuité importante pour le gouvernement fédéral qui, depuis plus de 20 ans, investit dans les efforts de normalisation d'un vocabulaire de la common law par le biais, entre autres, du programme national d'harmonisation de la justice dans les deux langues officielles, mieux connu sous l'acronyme PAJLO. Rappelons que ces travaux ont été faits en étroite collaboration avec les gouvernements du Manitoba, de l'Ontario, du Nouveau-Brunswick ainsi que des centres universitaires, tels ceux de Moncton et de McGill. C'est une étude de partenariat avec les provinces et avec les centres universitaires.
Il importe de mentionner que l'exercice d'harmonisation ne consiste pas à modifier le fond ou la substance du droit fédéral mais bien à en assurer une meilleure application tant dans l'environnement du droit civil que de celui du common law.
Parler d'harmonisation du droit fédéral au droit civil québécois, c'est avant tout traiter de l'interaction du droit privé provincial au droit fédéral et ceci, dans un contexte où plusieurs régimes de droit privé entrent en ligne de compte.
Il y a, en effet, 13 provinces et territoires au Canada qui, à l'exception de la province de Québec, bien sûr, ont comme caractéristique commune le fait d'avoir un système de droit privé qui tire ses origines du common law. Au Québec, on peut dire que le système de droit civil n'est pas seulement un projet de loi. On peut dire que pour les Québécois, c'est vraiment un projet de loi de société.
Par le thème bijuridisme, un néologisme, on entend la coexistence au sein d'un même État de deux traditions juridiques : Le common law et le droit civil qui coexistent au Canada en font un pays bijuridique.
[Traduction]
Passons maintenant au contexte historique et juridique.
[Français]
Les origines de la coexistence du droit civil et du common law au Canada remontent à plus de deux siècles. En Nouvelle-France, jusqu'à la Conquête britannique, la coutume de Paris avec les édits royaux et les ordonnances du gouvernement étaient la principale source du droit.
[Traduction]
Par suite de la Proclamation royale de 1763, la common law a pu s'exprimer partout au Canada. L'Acte de Québec de 1774 a restauré l'usage du droit privé dans le Bas-Canada, le droit civil québécois, ou le droit français, tandis que la common law devenait le fondement du droit public au Bas-Canada.
En vertu de l'article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, le Parlement du Canada est tenu de promulguer les lois en français et en anglais. Il s'agit là d'un des rares principes constitutionnels à être inscrits dans un cadre législatif qui tentait essentiellement de définir le fédéralisme juridique. Il importe de signaler que la constitutionnalisation des droits linguistiques est l'une des rares dispositions de protection de droits de la personne qui se trouvent dans la Loi constitutionnelle de 1867. Cette exigence a par la suite trouvé son expression dans l'article 18 de la Charte des droits et libertés et dans l'article 6 de la Loi sur les langues officielles.
Qui plus est, les lois prévoient expressément que les versions française et anglaise des lois ont « également force de loi ». Par conséquent, le bilinguisme des lois fédérales est une exigence constitutionnelle et législative explicite.
Cependant, il n'existe pas de telle exigence explicite en ce qui concerne le bijuridisme législatif. Le cadre dans lequel s'inscrit le dualisme juridique est beaucoup moins défini, mais il reste néanmoins un élément clé de la fédération canadienne. En fait, c'est la raison d'être du projet de loi que vous étudiez en ce moment.
En un mot, la législation fédérale dans les deux langues officielles doit refléter notre système juridique particulier, qui combine les deux grandes traditions juridiques que sont la common law et le droit civil. Je sais qu'il existe aussi une tradition juridique autochtone, mais mes propos ont trait au projet de loi S-10, qui s'applique aux Canadiens qui vivent dans les 13 provinces et territoires.
Comme vous le savez, dans la province de Québec, les droits et obligations relevant du droit privé sont généralement régis par le Code civil du Québec, tandis que les neuf autres provinces et les territoires sont sous le régime de la common law.
[Français]
C'est l'adoption puis l'entrée en vigueur, le premier janvier, il y a dix ans, du nouveau Code civil du Québec, qui a donné le coup d'envoi à la démarche systématique du gouvernement fédéral et de mon ministère visant à harmoniser toutes les lois et tous les règlements fédéraux avec le droit civil du Québec lorsque ceux-ci y font appel. Dès juin 1993, mon ministère s'est doté d'une politique d'implication du Code civil du Québec à l'administration fédérale dont l'objectif, dans un premier temps, était de prendre les mesures transitoires nécessaires pour s'adapter au nouveau Code civil du Québec, puis de s'assurer de manière continue qu'il soit tenu compte de la spécificité du droit civil québécois dans la législation fédérale.
En juin 1995, mon ministère a adopté la politique sur le bijuridisme législatif, reconnaissant qu'il est impératif que les quatre auditoires juridiques canadiens, les francophones civilistes et les francophones du common law, les anglophones civilistes et les anglophones du common law, à qui sont destinés les lois et les règlements fédéraux pour qu'ils puissent, d'une part, lire ces textes dans la langue officielle de leur choix et, d'autre part, y retrouver une terminologie et une formulation qui soit respectueuse des concepts, notions et institutions propres au régime juridique en application dans la province ou territoire.
[Traduction]
D'autres mesures ont été prises pour harmoniser les lois fédérales avec la législation touchant, entre autres, les biens immeubles et la faillite.
Sur la foi de ces travaux et recherches préliminaires faits par mon ministère, on a décidé à l'automne 1997 d'entreprendre ce projet d'harmonisation qui supposait que l'on révise et adapte toute la législation fédérale pour s'assurer qu'elle est compatible, lorsque c'est indiqué, avec le droit civil de la province de Québec, en français et en anglais.
On a également décidé de veiller tout particulièrement à ce que la tradition de common law en français soit respectée.
Cela m'amène au troisième point, c'est-à-dire l'interaction entre la législation fédérale et le droit privé provincial. Il s'agit donc de répondre à la question suivante : comment tenir compte du bijuridisme dans la législation fédérale?
[Français]
Il est généralement reconnu que l'ensemble des lois adoptées en vertu des pouvoirs attribués au Parlement fédéral, peu importe leur nombre et leur importance, ne constitue pas pour autant un système juridique autonome, c'est-à-dire un ensemble de règles qui se suffirait à lui-même, tel le droit commun. En effet, si le législateur fédéral est muet sur le sens à donner à l'expression de droit privé utilisé dans la législation, ce qui est généralement le cas, il faut recourir au droit privé provincial applicable pour interpréter la notion du droit privé.
Nous parlerons alors généralement du principe de complémentarité. À titre d'exemple, lorsqu'une loi fédérale fait référence aux notions d'hypothèque, de cautionnement sans les définir, c'est le droit privé qui leur donne un contenu juridique. De la même façon, le droit privé adopté par le législateur provincial peut compléter les textes fédéraux silencieux sur un aspect qui relève de la propriété et des droits civils et qui s'avèrent essentiels à leur application. C'est dans ce contexte qu'il est possible d'affirmer que le droit privé provincial est appliqué à titre supplétif à la législation fédéral.
[Traduction]
Lorsqu'une loi fédérale utilise ou mentionne des principes et des concepts du droit privé provincial ou territorial, elle interagit avec deux traditions juridiques qui existent au Canada et, comme je l'ai dit, nous y référons en termes du principe de la complémentarité. Il faut se souvenir que cette interaction se produit tant dans la version française qu'anglaise de la loi fédérale. Toutefois, souvent ces dernières années, le droit fédéral n'a pas, il faut l'admettre, toujours réussi à mettre le droit civil sur un pied d'égalité avec la common law.
Je dois admettre, comme l'a fait l'honorable Anne McLellan en 2001, lorsqu'elle a comparu devant le comité pour présenter le premier texte d'harmonisation, que, malheureusement, pendant de nombreuses années, les lois fédérales ne reflétaient pas adéquatement la présence de concepts de droit civil en droit privé. Le premier texte sur l'harmonisation était donc une façon pour le Parlement de mieux reconnaître l'importance du droit civil québécois et de ses effets sur l'application du droit fédéral dans cette province.
[Français]
Le droit fédéral peut par ailleurs se dissocier du droit privé et établir ses propres règles de droit, ce qu'on appelle un rapport de dissociation. Ce sera le cas lorsqu'un terme aura par exemple fait l'objet d'une définition dans la loi fédérale ou lorsque le législateur aura indiqué son intention d'incorporer la notion ou l'institution propre au droit d'une juridiction étrangère.
À titre d'exemple, on peut songer au fait que la Cour suprême du Canada a clairement établi et répété depuis l'arrêt ITO c. Miidia Electronics Inc., en 1986, que le droit maritime canadien constitue un ensemble de règles de droit uniforme à l'échelle du pays, distinct des droits des provinces.
[Traduction]
Il est important de bien énoncer les principes de la complémentarité pour ce qui est de l'interprétation du droit fédéral. C'est la raison pour laquelle en 2001, la Loi sur l'interprétation a été modifiée par la Loi no 1 visant à harmoniser le droit fédéral et le droit civil — une loi fédérale — en y ajoutant deux dispositions : les articles 8.1 et 8.2.
L'article 8.1 reconnaît la réalité du bijuridisme canadien en matière de propriété et de droits civils et le fait que le droit provincial constitue le complément du droit fédéral.
Le paragraphe 8.2 énonce les règles qui facilitent l'interprétation des lois et de la réglementation fédérales au moyen de la terminologie de la common law et du droit civil. Ces règles contribuent également à mieux faire comprendre les techniques de rédaction législative en bijuridisme fédéral.
Depuis l'entrée en vigueur des articles 8.1 et 8.2 de la Loi d'interprétation, les tribunaux ont invoqué à plusieurs reprises ces dispositions, dans des affaires de bijuridisme. Il y a lieu de signaler que ces dispositions s'appliquent à toute la législation fédérale même si celle-ci n'a pas encore été harmonisée.
Elles tracent le cadre d'interprétation des questions d'harmonisation en général.
Comme je l'ai dit, le texte que je vous présente aujourd'hui fait suite à la Loi no 1 visant à harmoniser le droit fédéral et le droit civil et découle du travail permanent du ministère de la Justice, en matière de bijuridisme.
Cette initiative d'harmonisation est novatrice et unique en son genre. Rien de pareil n'existe dans les pays où coexistent le droit civil et la common law. C'est le signe tangible de l'attachement du gouvernement fédéral à nos deux grandes traditions juridiques et à l'atteinte de l'égalité pleine et entière entre elles et du fait que nous sommes les seuls au monde à nous livrer à cette entreprise.
[Français]
Le bijuridisme canadien, combiné au fait que le législateur fédéral doive s'exprimer dans les deux langues officielles, pose un défi de taille. S'adresser législativement à quatre auditoires juridiques, les francophones civilistes, les francophones du common law, les anglophones civilistes et les anglophones du common law.
Il importe d'avoir à l'esprit non seulement les différences entre le droit civil et la common law mais aussi celles qui existent entre la législation et la jurisprudence dans les provinces et territoires de common law. C'est seulement en ayant à l'esprit ces différences qu'on peut élaborer la législation qui les accepte, les tolère ou encore, au besoin, choisit de les écarter ou de les contourner en vue de l'établissement de normes uniformes.
[Traduction]
Permettez-moi maintenant de passer aux considérations qui guident le ministère de Justice dans son œuvre d'harmonisation. Trois considérations le guident dans cette entreprise, en collaboration avec les ministères responsables des textes modifiés par les lois d'harmonisation.
La première est d'éviter tout changement de fond de la loi fédérale modifiée lorsqu'il y a harmonisation de la législation fédérale et du droit civil de la province de Québec.
La deuxième est de faire en sorte que les modifications compte de la terminologie moderne spécifique à la common law de langue française élaborée au Canada.
La troisième est que des consultations approfondies rassemblant toutes les parties prenantes soient tenues en vue de la préparation des modifications d'harmonisation. Nous consultons nos collègues comme le ministre de la Justice du Québec, le Barreau du Québec ainsi que des experts de diverses facultés de droit du pays. Nous informons également la magistrature dans le cadre de ces consultations.
Je suis heureux de dire que — comme ce fut le cas pour la première loi d'harmonisation — ce texte ainsi que l'initiative d'harmonisation en général bénéficient de solides appuis parmi ces intéressés.
Je suis également heureux de vous rendre compte des résultats d'un engagement pris par la ministre de l'époque, l'honorable Anne McLellan, devant le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles en 2001. Il s'agissait de publier un lexique et des fiches terminologiques bijuridiques par suite de l'entrée en vigueur de la loi no 1 visant à harmoniser le droit fédéral et le droit civil. Je suis heureux de pouvoir dire que ces fiches peuvent être consultées au site Internet du ministère de la Justice depuis l'automne de 2001. Elles expliquent les dispositions d'harmonisation introduites par la première loi. Nous avons l'intention d'en ajouter de nouvelles au fur et à mesure qu'entreront en vigueur des lois harmonisées.
Parallèlement aux publications, aux conférences, aux séances de formation et autres, ces fiches communiquent efficacement aux milieux juridiques et à la population en générale les changements apportés pour renforcer le caractère bijuridique de notre législation. Avec chaque nouvelle loi bijuridique, ces outils expliquent les changements apportés et accentuent la visibilité de notre initiative. Elles sont aussi des outils pertinents et pratiques d'interprétation pour la magistrature et les milieux juridiques.
[Français]
Il est important de souligner qu'en matière de bijuridisme législatif, les jugements rendus, depuis le lancement de l'initiative d'harmonisation par mon ministère, font maintenant autorité. En 2001, dans l'affaire Saint-Hilaire, la Cour d'appel fédérale a mis en application les principes d'interprétation bijuridique énoncés aux articles que j'ai cités auparavant, soit les articles 8.1 et 8.2 de la Loi de l'interprétation et la Loi d'harmonisation numéro un du droit fédéral avec le droit civil. En 2002, dans l'affaire Schreiber, la Cour suprême du Canada a tenu compte des nouvelles techniques de rédaction législative bijuridique employées dans la Loi d'harmonisation numéro un du droit fédéral avec le droit civil.
[Traduction]
Je vais maintenant passer à la dimension internationale du bijuridisme canadien.
Lorsque ma collègue Anne McLellan a comparu devant le comité au sujet du premier texte d'harmonisation, elle a insisté sur l'atout que présente le bijuridisme pour le Canada. Nous, Canadiens, et ceux d'entre nous au Québec ont la chance de vivre dans un pays où le droit civil et la common law, les deux grands systèmes juridiques qui régissent les trois quarts des pays du monde, coexistent. La coexistence au Canada de ces deux traditions juridiques est un atout pour le pays non seulement à l'intérieur de nos frontières mais aussi dans nos échanges avec l'étranger, pour le commerce extérieur et dans d'autres domaines. Notre législation devient accessible aux juristes et aux citoyens tant de tradition common law que de tradition civiliste. Grâce à la création d'une base de données et d'outils juridiques spécialisés, notre initiative d'harmonisation a contribué et continuera de contribuer à la place éminente du Canada sur la scène internationale.
En conclusion, ceux qui travaillent dans les deux systèmes savent que de les pratiquer dans les deux langues officielles n'est pas chose facile. Les fonctionnaires qui sont ici aujourd'hui l'attesteront. Eux et leurs collègues ont travaillé sans désemparer avec des spécialistes de l'extérieur ainsi que des rédacteurs pour produire cette deuxième loi d'harmonisation.
Je le répète : l'harmonisation n'est pas qu'un feu de paille. Ces deux textes s'inscrivent dans la durée. C'est un travail de tous les instants qui s'imposait et qui s'impose toujours. Le Parlement sera appelé à examiner d'autres textes d'harmonisation au fur et à mesure que nos travaux progresseront. Vous constaterez les résultats de l'harmonisation et du bijuridisme dans les projets de loi ordinaires, qui sont dorénavant systématiquement révisés avant d'être déposés. Cela fait maintenant partie du mécanisme normal de rédaction du ministère de la Justice en vue de garantir leur bijuridisme, de la même façon que le ministre de la Justice doit les certifier conformes à la Charte des droits et libertés. Le bijuridisme est donc aujourd'hui la norme en matière de rédaction et de promulgation de la loi.
[Français]
Je vous laisse avec les mots de l'honorable Michel Bastarache, juge de la Cour suprême du Canada, dans une conférence où il a affirmé ce qui suit : « Nous devons tous reconnaître le caractère unique du bijuridisme du Canada. Ce bijuridisme fait partie intégrante de notre héritage juridique et de notre identité et il constitue réellement un aspect important de la grandeur de notre pays. »
Je vous remercie de m'avoir accordé ce temps pour vous parler du projet de loi S-10 que je vous exhorte d'appuyer. Quand je parle de ce projet de loi, il s'agit vraiment d'un projet de société canadienne et québécoise.
M. Marc Cuerrier, avocat général principal, Groupe du bijuridisme et des services d'appui à la rédaction : On a quelques mots à ajouter pour insister auprès du comité. Le ministre mentionnait dans son discours plus tôt qu'il y a eu plusieurs réalisations depuis la première loi d'harmonisation que cette Chambre a considérée. Parmi ces réalisations j'aimerais en porter à l'attention de cette Chambre. Il s'agit de l'appui que nous avons reçu lors de consultations publiques de la commissaire aux langues officielles, Mme Adam, qui a examiné les propositions qui ont mené au projet de loi que vous avez devant vous. Si je peux me permettre de citer le commentaire de Mme Adam dans sa lettre à notre conseillère législative, elle disait :
Je suis heureuse de constater que le ministère de la Justice poursuive cet entreprise juridique inédite qui permettra aux Canadiens et aux Canadiennes d'avoir accès à une législation et, éventuellement à une réglementation qui reflète les deux grandes traditions juridiques de notre pays. Comme vous le savez, à juste titre, il est important que les propositions d'harmonisation tiennent compte de la common law en français.
Voilà un des nombreux témoignages qui nous ont été faits suite aux consultations publiques qui ont donné lieu au projet de loi que vous avez devant vous aujourd'hui.
Madame la présidente, je voudrais peut-être également indiquer et insister sur un aspect qu'a mentionné le ministre, c'est-à-dire que la démanche d'harmonisation est plus sophistiquée ou raffinée depuis le projet de loi numéro un. Nous procédons maintenant de façon systématique à la révision intégrale des textes législatifs qui sont présentés pour adoption.
Cela s'applique autant aux règlements qu'aux projets de loi qui sont depuis deux ans systématiquement révisés en regard du bijuridisme législatif. C'est une démarche additionnelle qui s'ajoute à la série de projets de loi d'harmonisation, qui fait en sorte que l'harmonisation va procéder de façon plus rapide et plus complète dans l'intérêt de tous.
[Traduction]
M. Alain Vauclair, avocat général/gestionnaire, Équipe du droit commercial et du droit administratif : Le ministre a décrit le processus que nous suivons pour harmoniser les projets de loi. Nous avons 26 lois et toutes sont en cours d'harmonisation. En tout, 15 ministères fédéraux ont été consultés et ont collaboré avec nous à la préparation de cette loi d'harmonisation. Je signale en particulier Industrie Canada parce que près de 100 dispositions du projet de loi portent sur la faillite et l'insolvabilité.
Lors des consultations publiques que nous avons tenues de janvier à août 2003, nous avons envoyé près de 1 200 lettres aux milieux juridiques et à la magistrature. Nous avons affiché notre document de consultation sur le site Internet du ministère de la Justice.
En particulier, le Barreau du Québec, l'Association du Barreau canadien et l'Institut d'insolvabilité du Canada nous ont fourni des commentaires et un appui très utile.
Peut-être pourrais-je aussi vous parler de notre travail actuel. Comme le ministre l'a dit, ceci s'inscrit dans un processus en cours visant l'ensemble des lois et règlements. Évidemment, nous harmonisons les règlements adoptés en vertu des lois fédérales qui sont harmonisées dans le cadre de la Loi d'harmonisation, no 1 du droit fédéral avec le droit civil et dans le projet de loi S-10. Toutefois, nous travaillons aussi sur une démarche plus thématique.
[Français]
C'est une approche plus thématique par laquelle nous visons ce que nous appelons des groupes de loi, en particulier dans le domaine des sociétés par actions. La Loi canadienne sur les sociétés par actions fait présentement l'objet d'études de notre part. En matière de droits d'auteurs, nous tentons d'identifier des lois cadre qui touchent de plus près la relation de complémentarité du droit privé au droit fédéral. Nous espérons que les solutions que nous dégageons et que nous trouvons à l'égard de ces lois seront plus facilement appliquées dans d'autres lois sans doute où l'interaction est moindre, tout en poursuivant des travaux, comme mon collègue, M. Cuerrier, l'a indiqué en matière de révision systématique de lois nouvelles et de règlements nouveaux et de projets de loi de nature fiscale.
Je voulais indiquer à ce comité que tout récemment, alors que le projet de loi S-10 était déposé, la Chambre des notaires du Québec nous a transmis une lettre faisant des commentaires sur le projet de loi C-37, mort au Feuilleton. Ayant été déposé le 13 mai dernier, il n'avait pas le bénéfice de voir le projet de loi S-10, mais anticipait une réintroduction des propositions d'amendements qui s'y retrouvent.
Je voudrais assurer les sénateurs que je suis prêt à écouter les commentaires de Me Claude Laurent, de la Chambre des notaires, parce que je crois comprendre qu'il vous a aussi écrit, soit à madame la présidente ou aux membres du comité. D'entrée de jeu, nous ne voyons aucun changement qui doive être apporté à l'égard des commentaires qu'il fait. Si vous le désirez, au moment opportun, il me fera plaisir de vous dire pourquoi.
[Traduction]
Le sénateur Andreychuk : Je remercie le ministre et les hauts fonctionnaires d'être venus nous rencontrer. En vous écoutant, et je suis sûre que le sénateur Joyal a eu la même impression, j'ai eu le sentiment que c'était une sorte de cours de révision car nous avons déjà eu des audiences très poussées la première fois sur la notion de bijuralisme et son application, notamment un débat sur certains termes et leurs acceptions différentes selon les cas, et des discussions sur la façon dont nous voulions harmoniser tout cela.
On a déjà répondu à plusieurs de mes questions, mais j'aimerais poursuivre sur cette notion d'harmonisation. Naturellement, auparavant, nous avons essayé d'harmoniser mais sans vraiment réfléchir à la notion d'harmonisation. Nous voulions que les lois soient identiques dans les deux langues et nous voulions que la législation fédérale en anglais et en français respecte le droit qui régit nos concitoyens.
Ce que je voulais, c'était avoir une approche systématique de la question. Or, vous nous dites maintenant que tous les nouveaux projets de loi seront abordés sous l'angle de l'harmonisation et que vous êtes donc convaincus que nous allons éliminer les problèmes du passé.
Nous avons ici le deuxième projet de loi. Je sais que vous ne pouvez pas répondre pleinement à cette question, mais dans quelle mesure pouvons-nous nous attendre à ce que tous les nouveaux projets de loi soient passés à la loupe dans l'optique de l'harmonisation? Avant ce deuxième projet de loi, vous aviez seulement entamé le processus et nous ne savions pas exactement jusqu'où ce travail serait poussé. Nous avons maintenant deux projets de loi. Va-t-il y en avoir d'autres de cette importance? Nous avons déjà passé beaucoup de temps sur la faillite et l'insolvabilité.
On a dit que c'était une question d'harmonisation de la common law et du droit civil. Si je comprends bien, ce ne doit pas être la seule forme d'harmonisation, puisqu'il peut y avoir d'autres formes de droit dans notre régime. Le sénateur Joyal a évoqué la dimension autochtone et il aura sans doute d'autres questions à poser à ce sujet.
Si j'ai bien compris, ce projet de loi ne devait pas être un projet de loi d'harmonisation omnibus qui allait tout régler; il s'agissait simplement d'une harmonisation de la common law et du droit civil tels que nous les connaissons, les autres questions demeurant en suspens. Par conséquent, ceci n'affecte en aucune façon le débat futur sur les questions autochtones. Je souhaite être rassurée là-dessus.
Enfin, vous avez évoqué certains des commentaires du Barreau du Québec à propos de ce projet de loi. Ce projet reçoit beaucoup d'appui. Vous avez signalé que la nouvelle harmonisation avait été appliquée dans l'affaire Schreiber. J'aimerais savoir quels nouveaux problèmes ou quels obstacles se sont présentés depuis l'adoption du premier projet de loi. Vous avez parlé des problèmes et des obstacles, et de la façon de les surmonter. Y a-t-il autre chose de nouveau? Quels sont les autres aspects d'harmonisation dont on ne nous a pas parlé la dernière fois? Je n'ai rien entendu à ce sujet dans vos remarques.
M. Cotler : Comme je l'ai dit au début, je suis enchanté d'être accompagné par deux experts sur cette question qui pourront compléter mes interventions ou même dire les choses mieux que moi. Je vais répondre brièvement à vos questions avant de passer la parole à ces experts.
Quant à savoir si nous prévoyons d'autres initiatives d'harmonisation, comme je vous l'ai dit, c'est quelque chose qui est en constante évolution. Il ne s'agit pas d'un projet de loi unique. Ça sera le deuxième. Au fil du temps, nous y reviendrons avec un autre projet de loi d'harmonisation. Je vais laisser les experts vous en dire plus sur le détail et la portée du présent projet de loi.
Pour répondre à votre deuxième question, vous vouliez avoir la garantie que les discussions sur le bijuridisme dans le contexte de ce projet de loi ne nuiraient en aucune façon aux questions autochtones. Ce projet de loi est clairement limité à l'harmonisation entre les principes du droit civil et ceux de la common law. Il ne vise en aucune façon à réduire ou à marginaliser l'importance du droit et des coutumes autochtones au Canada.
J'ajoute que je considère que ce n'est pas seulement moi, mais tout le ministère qui s'est engagé à collaborer avec les Autochtones pour cerner et mieux comprendre les traditions juridiques autochtones et essayer de voir comment on peut les harmoniser judicieusement avec notre régime juridique, ce qui va bien au-delà de la question de l'harmonisation.
Je vais vous donner trois exemples. Premièrement, nous travaillons en collaboration étroite avec la Commission de réforme du droit du Canada, qui vient de publier une étude sur les traditions juridiques indigènes. Son juriste cette année est un éminent juriste du droit autochtone. Grâce aux travaux de la Commission de réforme du droit du Canada, nous allons avoir un plus grand rayonnement de toute la question du droit autochtone.
Le second exemple n'est pas aussi connu qu'il le devrait. Le ministère appuie une expérience novatrice d'éducation juridique à l'École de droit Akitsiraq du Nunavut. C'est la première école de droit autochtone destinée à offrir aux étudiants inuits un enseignement juridique en prise sur la réalité du Nord. On intègre le droit inuit traditionnel à tout le programme d'enseignement juridique en faisant appel à l'expertise des aînés et d'éducateurs locaux du Nunavut et d'autres régions du Nord.
Je me souviens particulièrement de cet exemple parce que, peu après être devenu ministre de la Justice et procureur général, j'ai été profondément touché par une expérience dont je vais vous faire part. J'ai dit à l'époque que j'allais voyager à travers le Canada pour poser aux Canadiens et en particulier aux jeunes la question suivante : « En quoi à votre avis devrait consister le système de justice? Si vous étiez ministre de la Justice, quelles seraient d'après vous nos priorités? ». Les premiers jeunes Canadiens que j'ai rencontrés étaient un groupe d'étudiants en droit de cette École de droit Akitsiraq, qui étaient venus en stage de formation à Ottawa. Je me souviens de cette discussion qui m'a touché sur le plan psychologique aussi bien que juridique, presque de façon existentielle.
Ils m'ont dit des choses du genre : « Monsieur Cutler, nous ne sommes pas simplement des étudiants en droit, mais des étudiants en droit autochtone. Nous avons un passé. Nous avons un patrimoine et une histoire. Nous avons une langue, une identité et une culture. Nous avons un régime juridique autochtone et nous avons été coupés de notre histoire et de notre patrimoine. On nous a dépossédés de notre langue, de notre culture, de notre identité et de notre régime juridique autochtones. Alors voici notre question : comment se fait-il que le système juridique autochtone n'est pas représenté au sein du système juridique canadien? Pourquoi, par exemple, n'y a-t-il pas de juges autochtones à la Cour suprême du Canada? Nous avons une Cour suprême qui protège le droit civil grâce à la présence de trois juges du Québec. Mais qu'en est-il du système juridique autochtone? »
Je leur ai répondu à l'époque que j'allais ouvrir le débat, que j'allais reprendre leur question pour en discuter au Canada. Je suis ici aujourd'hui parce que j'ai saisi toutes les occasions possibles de faire connaître ce point de vue car j'estimais important de lui donner tout le rayonnement possible. Finalement, ils m'ont dit : « Vous savez, nous ne faisons pas appel aux tribunaux simplement pour formuler des griefs. Nous le faisons parce que nous voulons réaffirmer qui nous sommes. Nous voulons retrouver le lien avec notre histoire, notre patrimoine, notre identité, notre culture, notre langue et notre tradition juridique. Nous le faisons avec beaucoup de tristesse parce que nous nous rendons compte que les gens ne comprennent pas qui nous sommes et en quoi consiste notre identité ».
Je sais que j'ai consacré un peu plus de temps à cette question, mais c'est parce qu'elle est particulièrement importante. J'ai déclaré que je ne pouvais pas comprendre leur malheur et encore moins le ressentir. Tout ce que je pouvais dire, en ma qualité de ministre, c'est que le gouvernement essaiera de comprendre ce malheur. Je leur ai ensuite raconté une parabole issue de ma tradition religieuse, mais qu'on retrouve également dans les traditions musulmanes et chrétiennes.
Un groupe d'étudiants disent à leur rabbin qu'ils l'aiment. Le rabbin leur répond : « Savez-vous ce qui me fait de la peine? » Les étudiants lui disent : « Pourquoi nous demander si nous savons ce qui vous fait de la peine alors que nous vous disons que nous vous aimons? » Et le rabbin de répondre : « Parce que si vous ne savez pas ce qui me fait de la peine, vous ne pouvez pas me dire que vous m'aimez. »
Il faut que nous comprenions mieux le malheur qu'ont enduré les Autochtones. La question de la tradition juridique autochtone est une des manifestations de cette identité que nous devons mieux comprendre.
Troisièmement, quels nouveaux problèmes se sont posés depuis le dernier projet de loi? Je vais demander aux deux experts de répondre à cette question, car ils possèdent une mémoire institutionnelle que je n'ai pas dans ce domaine. Ils sont mieux en mesure de vous l'expliquer.
M. Cuerrier : Bon nombre de problèmes ont été identifiés dès le départ. Dans bien des cas, il s'agit de problèmes récurrents que nous n'avons pas eu l'occasion de corriger dans les lois. Autrement dit, il s'agit de poursuivre le travail entrepris dans les deux premiers projets de loi.
En soi, il y a peu de difficulté, même si nous savons que de nouvelles questions techniques peuvent se poser au fur et à mesure des nouvelles affaires et des nouvelles lois. Ces problèmes mettent souvent en cause d'une façon ou d'une autre des nuances et de petites différences entre la common law et le croit civil, des différences qui n'ont pas été prises en compte ou qui n'ont pas été aplanies lorsque la mesure législative initiale a été présentée.
Nous pensons donc qu'en modifiant la législation fédérale au moyen de cette série de projets de loi d'harmonisation, nous serons en mesure de corriger la plupart des problèmes dans le corpus des lois actuelles. Nous sommes également réconfortés du fait que notre nouvelle approche — la révision systématique des nouvelles mesures législatives — nous aide à détecter et à corriger immédiatement les nouveaux problèmes. La question qui se pose a plus à voir avec l'ampleur de la tâche qu'avec la nouveauté des problèmes. Dans bon nombre de cas, il s'agit de variantes à des problèmes qui ont déjà été détectés.
Mon collègue a peut-être d'autres exemples ou d'autres idées à vous communiquer à cet égard.
M. Vauclair : Comme l'a dit mon collègue, M. Cuerrier, ce sont des variantes. Par exemple, dans le travail que nous accomplissons actuellement, nous trouvons des notions comme celles de la propriété effective, qui posent certains problèmes dans le contexte du droit civil; ce ne sont cependant pas des problèmes nouveaux ou imprévus. Nous savons que la difficulté existe. La jurisprudence a traité ces questions avec difficulté dans le contexte du droit civil.
En grande majorité, le travail porte sur des problèmes récurrents. En fait, si vous examinez l'exposé article par article qui vous a été fourni, vous remarquerez des cas où la modification a déjà été apportée dans la première loi d'harmonisation. Ces termes et ces notions reviennent à plusieurs reprises dans les textes de loi.
Je vais essayer de répondre à votre première question, au sujet des projets de loi futurs. Avec le temps, au fur et à mesure des solutions et des propositions, nous espérons que la plupart des problèmes et de leurs variantes auront été détectés et que nous aurons des mesures législatives d'harmonisation plus volumineuses ou plus nombreuses.
Nous avons toutefois adopté une approche plus prudente auprès des ministères clients afin de nous assurer de ne pas apporter de modifications de fond. Tout cela se fait en consultation avec la population. Nous consultons les experts lorsque nous examinons certaines lois.
Je reconnais que le processus est lent, mais c'est le prix qu'il faut payer si nous voulons gagner l'adhésion du milieu juridique et des experts des divers domaines. Nous espérons en faire davantage.
Mais je ne minimise pas les autres moyens que nous prenons pour faire notre travail, à savoir, l'examen systématique des nouveaux règlements et de la réglementation fiscale. Nous recevrons peut-être autre chose en sus.
M. Cuerrier : À mon avis, notre plus grand défi, c'est la vitesse à laquelle nous pouvons apporter ces changements. L'examen systématique des nouvelles lois nous permet d'aller beaucoup plus vite. C'est très prometteur.
Il y a lieu de penser qu'au cours des cinq à dix prochaines années, nous aurons trouvé la plupart des solutions aux problèmes que pose le corpus des lois existantes tout en continuant de traiter systématiquement les nouvelles lois. L'écart se referme, et c'est encourageant.
Le sénateur Joyal : Merci. Vos derniers mots nous donnent la réponse.
Je m'attendais à ce qu'on parle d'une date quelconque. Si j'ai bien compris, vous avez sur le métier 3 000 règlements et 600 lois. Vous devez aussi vous acquitter de cette tâche quotidienne qui consiste à rédiger les lois qui sont étudiées par le Parlement. Tout comme le sénateur Andreychuk, je me demandais combien de temps il vous faudrait pour éliminer votre arriéré. Par le passé, notre comité a étudié un projet de loi visant à édicter des règlements qui avaient été publiés en une seule langue. Des collègues à vous de votre ministère sont venus témoigner à propos de ce projet de loi. Je me rappelle que nous avions imposé un délai, à savoir que tout devait être fait d'ici à une date donnée.
Comme vous l'avez dit vous-même dans votre allocution liminaire, nous pensons nous aussi que l'harmonisation est une œuvre de justice. C'est pour que ceux qui s'adressent aux tribunaux puissent se faire entendre. C'est essentiellement la raison pour laquelle nous faisons tout cela. Il ne s'agit pas simplement d'un exercice intellectuel intéressant. Il s'agit de rendre la justice plus accessible. On démocratise le système en ouvrant les deux systèmes qui sont visés par ce processus. Il faut se rappeler que s'il y a une date, c'est parce que cet exercice vise à rendre la justice plus accessible à ceux qui se présentent devant les tribunaux et à faciliter le travail de ceux qui doivent interpréter les lois.
Le délai est donc important. Nous ne voulons pas vous menotter en vous imposant une date précise, mais nous devons savoir comment tout cela va se dérouler à long terme de telle sorte que le Canada puisse compléter un jour cet exercice.
Je regrette, madame la présidente, que nos délibérations ne soient pas télévisées aujourd'hui parce que ce qu'a dit le ministre à propos de la reconnaissance de la tradition et de la coutume autochtones est absolument essentiel. En ma qualité de membre d'une minorité, si je sais qu'il existe un délai au terme duquel on reconnaîtra mes droits, mon identité culturelle et ma langue, j'ai le sentiment que si ma cause évolue dans le système, je vais atteindre mon but.
Mais cependant, un Canadien autochtone doit vivre à l'intérieur d'un système juridique qui est étranger à la tradition autochtone. C'est ainsi qu'il faut dire les choses. Ces Canadiens avaient leurs coutumes et traditions bien avant que les colons européens ne s'établissent ici. Nous avons créé des traditions juridiques différentes, et progressivement, leur système a dû s'effacer.
Nous avons adopté le projet de loi C-5 au cours de l'ancienne législature. Mon collègue, le sénateur Watt, se souvient de ce projet de loi. Il a fait l'objet d'un long débat au Sénat. Il s'agissait pour nous de reconnaître la tradition et la preuve orale dans l'établissement des titres fonciers. On a créé un centre pour consolider les archives et les traditions.
Monsieur le ministre, songez-vous à créer un tel centre ou un tel foyer d'expertise qui permettrait aux peuples autochtones de consolider les traditions et les coutumes que préservent bien sûr les anciens. Malheureusement, comme le veut la nature, les anciens approchent du terme de leur vie, et leur savoir échappera aux générations futures. Il faut donc avoir un mécanisme au ministère de la Justice, semblable à celui qu'on a créé dans le processus de règlement des revendications territoriales, pour consolider des informations qui existent déjà. Si nous attendons trop longtemps, il nous sera difficile d'atteindre l'objectif dont vous nous avez fait part avec tant d'enthousiasme.
M. Cotler : Je vous remercie. La faculté de droit Akitsiraq accueille les étudiants en droit inuit dans le Nord.
Nous pourrions parler de la préservation des traditions juridiques autochtones non seulement pour le bien des peuples autochtones eux-mêmes mais aussi pour d'autres qui pourraient profiter de ce que ces traditions juridiques ont de mieux à offrir, par exemple, le principe de la justice réparatrice, les conseils de détermination de la peine ou toutes ces autres approches fondées sur le devoir de consulter au lieu de plaider. Il existe toutes sortes d'approches saines à cet égard.
Notre gouvernement a l'obligation de répondre au rapport de la Commission de réforme du droit sur les traditions juridiques autochtones. Nous pourrions envisager cela dans notre réponse au rapport de la Commission de réforme du droit. Il se trouve que je dois rencontrer le conseil consultatif de la Commission de réforme du droit samedi prochain. Je vais y donner un discours. Je vais soulever cette question. Je pourrais peut-être voir avec le conseil comment nous pourrions faire avancer cette idée.
Dans l'arrêt Delgamuukw, le juge en chef Lamer a mentionné l'importance des perspectives autochtones en ce qui concerne l'établissement des titres autochtones et le rôle que la preuve orale joue dans ces cas aussi.
Le sénateur Joyal : Il me reste seulement une question. Je serai bref.
Ma question porte davantage sur la notion de la common law par rapport à celle du droit civil. Le Code civil définit des sujets qui sont complétés par des lois. Les parlements modernes ont tendance à légiférer dans d'autres aspects des rapports privés en marge du Code civil. Bien sûr, dans ces lois, il y a des notions qui ont trait aux traditions civilistes, parce qu'elles sont complémentaires, et elles sont érigées en lois par l'autorité législative du Québec.
Dans votre travail d'harmonisation, verra-t-on le jour où vous ne devrez plus examiner des lois qui complètent des aspects autres que ceux qui sont traités de façon limitée dans le Code civil? C'est un aspect important de la réalité juridique qui recouvre non seulement ce qui est enchâssé dans le Code civil, mais aussi toutes les autres lois qui régissent des aspects complémentaires de ce qui est traité dans le Code civil. Les fonctionnaires de votre ministère y ont- ils déjà songé?
M. Cuerrier : Je répondrai très brièvement, après quoi mon collègue prendra le relais. Quand on examine une loi civile à des fins d'harmonisation, nous ne nous arrêtons pas au Code civil. Nous examinons tout le droit civil, y compris des lois comme la Charte des droits du Québec par exemple. Le droit civil est une notion qui dépasse le Code civil en tant que tel. Et c'est ma première observation. Mon collègue M. Vauclair voudrait peut-être ajouter quelque chose.
M. Vauclair : Je rappellerai aux membres du comité un paragraphe du préambule de la première loi sur l'harmonisation, ou la seconde, qui dit que la tradition de droit civil de la province du Québec trouve son expression principale dans le Code civil du Québec...
Quand on harmonise, on ne s'y limite pas au libellé ou aux notions du Code civil. Notre principe moteur est lié à des questions qui traitent de droits à la propriété et de droits civils. Vous trouverez ce libellé aux articles 8.1 et 8.2, où il est essentiellement question d'affaires privées et de lois provinciales. Il est vrai, et je suis d'accord avec vous, que certaines questions de droit civil ou de common law ne se retrouvent pas, pour les fins du droit civil, non seulement dans le Code mais aussi dans les autres lois.
Nous trouvons un exemple de cela dans la première loi sur l'harmonisation, et dans le projet de loi S-10 dont vous êtes saisi, et il s'agit de la référence à la terminologie concernant les professionnels du droit. On parle dans la version anglaise de « barristers » et de « solicitors », mais dans le cas de la province du Québec, d' « advocates », et il y a surtout le cas du Québec où nous avons des notaires, caractéristique qui n'est connue qu'en droit civil. Nous traitons ces questions au fur et à mesure.
Nous pensons qu'il y a d'autres problèmes qui ne seraient pas considérés comme étant des questions de droit de la propriété ou de droit civil qui, même s'il en est question dans les lois provinciales, ne feraient pas partie de notre mandat, et nous devons être très prudents et ne pas trop élargir, du moins à notre point de vue, cet exercice d'harmonisation, si cela répond à votre préoccupation ou question.
Le sénateur Joyal : Jusqu'à un certain point, parce que comme vous le savez, le niveau des activités législatives dans la province est parfois assez irrégulier. D'après ce que je crois comprendre, même le Code civil de 1994 a subi certains changements importants au cours des dix dernières années, qui ont été complétés par des lois de l'extérieur qui font partie de l'évolution des droits de la tradition civile. Il est important que cela soit examiné de pair avec notre perception traditionnelle selon laquelle tout se trouve dans le Code civil et, ce qui ne s'y trouve pas ne doit pas être pris en compte. En fait, je crois que l'évolution du Code civil du Québec est nettement supérieure à celle de l'ancien code, que ce soit en raison de la formule introductive qui renvoie à la Charte des droits et libertés. Nous savons tous à quel point l'interprétation de la Charte enrichit la définition des rapports juridiques entre les citoyens. Il s'agit d'un élément important à prendre en compte. Il ne s'agit pas d'un code qui est lettre morte mais en fait qui évolue rapidement en fonction des interprétations des tribunaux et des activités législatives qui complètent le code initial.
Madame la présidente, le témoin pourrait peut-être réagir à la lettre des notaires.
[Français]
La présidente : J'avais l'intention de demander à M. Vauclair de nous donner des explications sur la lettre de M. Claude Laurent.
Le sénateur Gill : J'aimerais d'abord remercier tous les membres du comité pour l'intérêt qu'ils portent sur les questions autochtones, parmi toutes les questions qu'ils doivent examiner. J'aimerais particulièrement remercier, en mon nom et en celui du sénateur Watt, le sénateur Joyal ainsi que le sénateur Andreychuk pour avoir fait revivre des questions vraiment importantes qui nous touchent depuis que nous sommes tout petits. Merci beaucoup à ces deux sénateurs et à tous les autres.
Je voudrais maintenant m'adresser au ministre. Franchement, nous étions préparés à vous poser des questions, mais il n'y a aucune question à vous poser. Je crois que le sénateur Watt sera d'accord avec moi pour dire que, encore une fois, vous avez démontré une connaissance assez particulière de la question et du droit autochtones. Lorsqu'on parle de l'harmonisation du Code civil et de la common law, on voit facilement, par vos propos, que vous connaissez votre dossier sur les Autochtones.
Je ne pense pas qu'on ait pu souvent dire cela à des ministres de la Justice. Vous savez, on n'est plus jeunes. Nous avons rencontré toutes sortes de difficultés provenant du ministère de la Justice. Je ne dis pas que les ministères n'étaient pas justifiés d'agir ainsi, mais avec les considérations que vous ajoutez au portrait et à toute la dimension de justice au pays, je pense qu'on peut espérer être traités avec plus de justice. Ce qui n'a pas toujours été le cas dans le passé.
Vous savez, souvent — et je regrette de le dire —, en posant des gestes tout à fait légaux, selon les coutumes indiennes, on devient des illégaux par rapport au système de justice. C'est de donner une fausse conception de la justice à nos populations. Ils deviennent illégaux lorsqu'ils posent des gestes qui sont tout à fait légaux selon nos coutumes et traditions.
J'aimerais — et je pense que le sénateur Watt aussi apprécierait — suivre votre cheminement dans l'étude de cette question des droits autochtones. On aimerait avoir l'information au fur et à mesure que vous progressez. Nous allons vous appuyer au maximum dans tout ce que vous faites. C'est rarement arrivé qu'un ministre de la Justice ait autant de détermination à vouloir faire des choses pour nous, les Autochtones.
M. Cotler : Je suis prêt à vous aider et ce sera un plaisir pour moi de partager avec ce comité ou le Comité permanent des peuples autochtones, les progrès que nous faisons à l'égard des droits des Autochtones. Après que l'on m'ait nommé ministre de la Justice, mes premières paroles ont été que j'allais être guidé par un principe : celui de la poursuite de la justice. La protection de l'égalité et de la dignité humaine font partie de ce principe.
Alors, si on parle de la poursuite de la justice, on doit parler de la poursuite de la justice pour les Autochtones. Et ce sera pour moi une priorité aussi longtemps que je serai ministre de la Justice.
[Traduction]
Le sénateur Pearson : Je me souviens que lors de l'étude du premier projet de loi, une grande partie de ce projet de loi était extrêmement technique. Il s'agit d'un projet de loi court mais on pourrait y consacrer des heures, ce que nous ne ferons pas parce que nous avons confiance dans le travail que vous avez effectué.
Pour appuyer ce que vous avez dit en ce qui concerne la tradition juridique autochtone, ma question s'écarte légèrement du texte. Elle concerne davantage les questions qui se posent lorsqu'on traite d'autres traditions juridiques qui sont vraisemblablement intégrées à la common law. Comme vous le savez, l'utilisation de certaines traditions dans le cadre de la résolution de conflit et du règlement extrajudiciaire des conflits a soulevé la controverse. Aux yeux du public, on craint que les droits des femmes ne soient protégés comme ils devraient si on recourt à certaines traditions islamiques, dans ce cas, mais il pourrait s'agir d'autres traditions religieuses.
L'harmonisation est un moyen de nous assurer d'harmoniser les autres traditions juridiques qui font leur rentrée dans notre régime de common law et notre Charte des droits et libertés.
Cette question vous semble-t-elle logique? Est-ce que vous comprenez ce que je veux dire?
M. Cotler : Si vous êtes en train de dire que nous pouvons enrichir notre tradition juridique en établissant des liens avec d'autres traditions juridiques et que ces liens sont mutuellement avantageux et que parallèlement nous conservons ce que je qualifierais d'engagements fondamentaux envers les droits de la personne universels qui sont ancrés dans l'ensemble des traditions et s'appliquent à l'ensemble des traditions, alors oui, je crois que cela serait l'approche générale que nous devrions adopter.
Cela déborde le cadre du projet de loi en question. En tant que démarche philosophique, c'est effectivement le cas.
Le sénateur Pearson : Je ne veux pas faire la comparaison avec la tradition juridique autochtone puisqu'il s'agit d'un précédent qui est en vigueur. Il s'agit d'un sujet de préoccupation parce qu'on y a de plus en plus recours dans l'exercice du droit civil. Cela peut toutefois s'avérer une expérience enrichissante.
Le sénateur Joyal : Puis-je parler franchement, madame la présidente? Je crois que le sénateur Pearson vient de soulever une question très délicate, à savoir l'application du droit de la charia lors de l'arbitrage de causes matrimoniales. Si je vous ai bien compris, je crois que c'est là la question. C'est une question très épineuse. Il semble que pour l'instant les spécialistes de cette question proviennent de McGill, et j'ai récemment lu leurs ouvrages.
Le ministre souhaite-t-il faire des commentaires plus précis à ce sujet?
M. Cotler : Je suis toujours professeur en congé de l'Université McGill. Par conséquent, je ne suis pas sans savoir ce que l'on en pense à McGill. Je dirais que j'ai trouvé enrichissantes les réflexions de mes collègues sur cette question.
Cependant, je n'ai pas l'intention pour l'instant de parler précisément de l'applicabilité de la loi de la charia. Premièrement, il s'agit surtout d'une question de compétence provinciale, et cette question a été soulevée en Ontario.
Deuxièmement, tout dépend de la façon dont on l'aborde. S'il existe d'autres traditions qui ont utilisé les tribunaux d'arbitrage et ainsi de suite, et si c'est ce que cherche à faire la loi de la charia afin de profiter du cadre juridique de l'Ontario pour régler des différends, certains groupes de femmes musulmanes craignent que le recours à loi de la charia entraîne des résultats qui ne sont pas nécessairement voulus, entre autres, l'application d'une tradition religieuse pour obtenir justice.
Tant que nous ne perdons pas de vue l'objectif premier de tout ce que nous faisons, à savoir servir la justice, nous pourrons alors opter pour un pluralisme juridique, reconnaître des traditions différentes qui sont toutefois toutes fondées sur le principe universel de la quête de justice qui s'applique à toutes les traditions.
[Français]
La présidente : Monsieur Vauclair, vous vouliez commenter la lettre de M. Laurent.
M. Vauclair : Je vais d'abord devoir présumer que la lettre que vous avez reçue reprend les mêmes quatre éléments que Me Laurent souligne. Si jamais ce n'était pas le cas, il faudrait m'indiquer les éléments additionnels qu'il aurait mentionnés.
Son premier commentaire, eut égard au projet de loi C-37, reprend les mêmes dispositions et la même numérotation dans le projet de loi S-10. Il touche le troisième paragraphe de l'article 22 et le deuxième paragraphe de l'article 90 du projet de loi, ces articles ayant trait à la terminologie en matière de droit des sûretés. Il nous indique que les termes « privilège », « nantissement » ou « nantir » qu'on retrouvait dans l'ancien Code civil du Bas-Canada n'ont pas été repris par le nouveau Code civil puisque nous parlons maintenant, essentiellement, d'un régime d'hypothèque et de priorité — en anglais « hypothec and prior claims ».
Par ailleurs, il nous dit que dans le contexte de la disposition qui nous préoccupe, le fait de remplacer le terme « privilège » par « priorité » serait un non sens, puisqu'une priorité est établie par le législateur et non quelque chose qu'un particulier peut contracter ou s'engager à prendre. La disposition, en particulier l'alinéa 30(1)g) de la Loi sur la faillite et l'insolvabilité, traite de sujets eut égard au pouvoir du syndic de faillite de contracter, de prendre des sûretés et ainsi de suite.
Il a donc raison de dire que le terme approprié au lieu de « privilège », du point de vue d'un civiliste, serait « hypothèque ». Le terme « hypothèque » est présentement dans la disposition, évidemment, nous l'avons laissé. Par contre, si ce qu'il suggère est que nous devrions mettre de côté les termes français « nantissement », « nantir » et les termes anglais « lien » ou « pledge », nous ne pouvons pas le faire. Ceci permet sans doute d'illustrer ce qu'on disait lorsqu'on parle des quatre auditoires juridiques, parce qu'alors nous modifierions la disposition pour les francophones et les anglophones soumis à la common law. Ces termes demeurent utiles et pertinents dans un contexte de common law.
Nous sommes donc d'accord avec lui du point de vue du droit civil. Mais pour le plus grand respect du bijuridisme canadien, il faut se garder, au nom du droit civil, de retirer les termes ou les concepts de la common law. Telle est notre position quant à la première question qu'il soumet.
La deuxième question a trait à une modification que nous avons faite dans la première loi d'harmonisation et que nous reprenons ici et là, selon le contexte et les dispositions. Cette modification vise à faire un ajout dans la version anglaise lorsque nous avons le mot « instrument » visant un acte juridique, un contrat ou une convention quelconque.
[Traduction]
Ajoutez l'expression « or acts for the purposes of civil law ». L'expression anglaise « instruments » a une connotation propre à la common law et n'aurait pas le sens approprié pour un avocat anglophone en droit civil. C'est la raison pour laquelle nous avons dit cela.
Je suppose que pour un notaire, le terme « instruments » est suffisant parce qu'ils préparent « les écrits instrumentaires ». Pour eux, ce n'est pas un problème. Cependant, il s'agit d'une perspective plus large. Si vous examinez les dispositions dont il s'agit, vous constaterez qu'elles traitent de questions générales comme le droit des contrats, le droit jurisprudentiel, et cetera. Par conséquent, nous devons faire preuve de prudence et tenir compte des juristes auxquels nous nous adressons.
Mon troisième commentaire concerne une proposition que nous avons faite au cours des consultations publiques et qui porte sur l'expression « la juridiction ou la compétence d'une cour ». Nous n'avons pas repris cette expression parce que selon certaines préoccupations dont on nous a fait part, nous débordions peut-être le cadre de notre mandat en ce sens qu'il s'agit moins de question de droit privé et davantage de questions simplement linguistiques ou terminologiques. Cela ne signifie pas que les rédacteurs et les réviseurs de notre ministère ne sont pas préoccupés par ces questions. Ils essaient d'améliorer le projet de loi lorsqu'ils en sont saisis. Peut-être est-on allés trop loin en ce qui concerne le mandat de l'harmonisation. Nous avons accepté les observations qui ont été faites et nous ne sommes pas allés plus loin.
[Français]
Le dernier point touche à la notion de représentant, dans le cas d'une définition du terme « représentant » dans le Régime de pensions du Canada, à l'article 111. Comme Me Cuerrier l'a indiqué, les lois fiscales et aussi, pour les fins du projet que nous menons, les lois fort complexes sur les pensions, font l'objet de modifications au fur et à mesure que les projets de lois sont soumis.
De temps en temps, nos collègues qui travaillent en matière fiscale vont dire que si vous avez un projet de loi d'harmonisation qui est prêt, nous avons des choses à y inclure et ainsi de suite. Dans ce cas, nous n'avons fait qu'une modification pour régler la question de l'exécuteur testamentaire qui est mentionné dans cet article. On a ajouté le liquidateur de succession aux fins du nouveau du Code civil, parce que dans l'ancien c'était l'exécuteur testamentaire. Cela a changé. C'est maintenant le liquidateur de succession. Nous en avons tenu compte. Tous les autres commentaires de Me Laurent sont bons. Nous aurons à les considérer dans des modifications futures car cette loi est loin d'être terminée dans la mesure où il y a des questions complexes et on envisage les lois en grappes de lois.
On espère faire les lois de pensions de façon cohérente et ensemble. C'est souvent très pointilleux. Il faut être prudent. Les commentaires de Me Laurent sont utiles. Je ne veux pas dire que le ministère va les accepter. Ils feront l'objet d'études. Il n'était pas pertinent à ce stade du projet de loi d'aller si loin. Je crois qu'il est d'accord avec la question de la modification d'exécuteur testamentaire. Il soutient que cela fait double emploi. Pour la common law, c'est la terminologie. Il ne faut pas faire fi de ces termes, quand on songe que nous sommes dans une perspective de bijuridisme. C'est ce que j'ai dans la lettre qu'il m'écrit.
La présidente : Vous allez y répondre et nous envoyer une copie.
M. Vauclair : Oui.
Le sénateur Joyal : Dans la réponse à Me Laurent, vous pourrez référer au fait que les questions ont été demandées et vous pourrez rajouter le procès-verbal de la rencontre d'aujourd'hui. Comme on dit en anglais : He had his day in court. On a tenu compte de son point de vue.
La présidente : Nous vous remercions, monsieur le ministre. Avez-vous quelque chose à ajouter?
M. Cotler : Quand nous parlons de la question d'harmonisation, ce n'est pas simplement un exercice de traduction.
[Traduction]
Il ne s'agit pas uniquement d'une question de terminologie. Ce dont nous parlons ici, c'est de bijuridisme, c.-à-d. du croisement de deux traditions juridiques.
[Français]
Le Code civil du Québec n'est pas seulement une question du contenu du Code civil mais c'est aussi un projet de société.
[Traduction]
Deuxièmement, comme l'a dit le sénateur Joyal, nous parlons de l'accès à la justice.
[Français]
C'est un exercice de démocratie. La dernière chose est que nous parlions de « legal pluralism ».
[Traduction]
Lorsque nous parlons également de pluralisme juridique, bien que nous parlions dans ce projet de loi sur l'harmonisation du droit civil et de la common law, il s'agit de la portée plus restreinte de ce projet de loi, et il existe une tradition juridique indigène que nous ne devons jamais perdre de vue.
La présidente : Merci beaucoup.
[Français]
Demain, nous entendrons le doyen de la faculté de droit de l'Université McGill.
M. Cotler : C'est le plus grand expert en bijuridisme. Il est l'architecte du bijuridisme à McGill.
La présidente : C'est la raison pour laquelle on le demande.
La séance est levée.