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LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles

 

Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule 1 - Témoignages du 4 novembre 2004


OTTAWA, le jeudi 4 novembre 2004

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi S- 10 visant à harmoniser le droit fédéral avec le droit civil de la province de Québec et modifiant certaines lois pour que chaque version linguistique tienne compte du droit civil et de la common law, se réunit aujourd'hui à 10 h 55 pour étudier le projet de loi.

Le sénateur Lise Bacon (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Notre témoin ce matin est M. Nicholas Kasirer, doyen de la Faculté de droit de l'Université McGill, qui a déjà comparu à maintes reprises devant le comité. Soyez le bienvenu, monsieur Kasirer, à l'occasion de notre étude du projet de loi S-10. Nous sommes heureux de vous accueillir de nouveau.

[Français]

M. Nicholas Kasirer, doyen, Faculté de droit, Université McGill : Je vous remercie, madame la présidente, pour cette invitation. Je viens ici en vue d'appuyer très fermement le projet de loi S-10, ainsi que l'ensemble des efforts déployés par le ministère de la Justice du Canada afin d'assurer l'harmonisation des lois fédérales avec le droit civil de la province de Québec et la common law canadienne dans les deux langues officielles.

Permettez-moi de m'identifier. Vous l'avez fait avec beaucoup d'élégance, je suis un juriste québécois formé en droit civil, mais également formé en common law. J'enseigne à l'Université McGill le droit des biens et de la famille, mais également le droit civil, la common law, en français et en anglais. Je suis doyen de cette faculté qui offre une double formation — un peu à l'image de ces lois fédérales — à tous ces étudiants dans un programme bijuridique, voir « transystémique » de formation juridique.

En guise d'entrée en matière, je voudrais soulever trois points relatifs aux assises de la loi qui, à mon sens, confirment le bien-fondé de la démarche globale du législateur. En guise de conclusion, je soulèverai trois défis pour l'avenir de ce processus d'harmonisation des lois.

Dans un premier temps, le bien-fondé de la loi. La loi vise, avec succès, d'accroître l'accessibilité de la législation fédérale conforme aux traditions juridiques de common law et de droit civil au Canada. Les lois fédérales, avec cette loi, deviennent visiblement et conceptuellement bilingues et bijuridiques en même temps. Ceci va améliorer l'efficacité des lois, l'effectivité des lois auprès des justiciables — et au-delà de cette valeur instrumentale — donc faciliter l'administration de la justice au Québec et à l'extérieur du Québec pour ses deux principales communautés linguistiques. Il va également y avoir, je pense, outre cette question de l'accessibilité, une forte valeur symbolique dans la démarche. C'est mon deuxième point.

La loi fédérale reconnaît que l'ensemble des lois du Canada est une espèce de lieu de rencontre, un espace juridique, si vous voulez, à l'intérieur duquel on affirme une des grandes valeurs du fédéralisme canadien : la diversité linguistique et la diversité juridique, c'est-à-dire la coexistence de la common law et du droit civil, et que ceci soit affirmé avec vigueur sur le plan symbolique. Donc au-delà du fonctionnel, même si on est Fransaskois ou francophone du Nouveau-Brunswick et qu'on comprend la version anglaise de la loi, il est important, sur le plan symbolique, que la loi s'exprime non seulement dans les deux langues, mais également dans les deux traditions. Donc dans la common law en français pour ces deux provinces. Tout comme au Québec, c'est important que le droit civil s'exprime à la fois en français et en anglais. Cette valeur symbolique est très fortement confirmée par la loi.

Cette valeur symbolique — et ceci a été annoncé dans le préambule de la première loi sur l'harmonisation — permet au Canada de jouer un rôle sur le plan international. Dans mes travaux universitaires, je suis comparatiste et je travaille très souvent en Europe. On voit que l'exemple canadien, notamment ce programme d'harmonisation des lois, joue le rôle, en quelque sorte, d'ambassadeur pour le Canada à l'extérieur du pays. Non pas pour l'uniformisation des droits, sous l'égide d'une seule valeur, — par exemple républicaine comme dans certains pays de l'Europe — mais l'harmonisation, l'unité dans la différence en quelque sorte, qui est au cœur de la pensée canadienne. « Une fenêtre sur le monde », comme cela a été affirmé dans le préambule de la première loi.

Quant aux assises de la loi, mon troisième point, j'y vois une confirmation du principe du caractère supplétif du droit d'application générale d'origine provinciale — et éventuellement territoriale —, quant à l'application des lois fédérales. Autrement dit, comme cela est dit dans la première loi, la législation fédérale procède en vue d'être compatible avec les deux traditions juridiques. La législation fédérale se superpose sur un fond dit de droit commun, que ce soit de droit civil pour la province de Québec ou de common law pour les autres provinces canadiennes.

Est-ce que cela veut dire que la législation fédérale est dans une posture de dépendance totale auprès de ces droits communs d'origine provinciale?

La réponse doit être non. Je le souligne à l'égard de ceux qui sont moins sûrs de la valeur de ce rapport supplétif. Le législateur fédéral a toujours le pouvoir de stipuler dans la loi qu'une valeur nationale, par exemple, va aller outre une spécificité provinciale qui relève de la tradition juridique en question. C'est toujours affirmé dans la loi. Je vous renvoie aux articles 8(1) et 8(2) de la première loi adoptée, qui dit :

[Traduction]

M. Kasirer : Sauf disposition contraire de la loi.

[Français]

À moins qu'une règle de droit ne s'y oppose, ceci laisse la porte ouverte au législateur, par exemple, dans un contexte fiscal où un traitement uniforme au Canada est une valeur nationale, ceci devient possible. On n'est pas en quelque sorte à la remorque de la diversité. On met en axe la diversité juridique au profit de la législation fédérale. Je suis, vous le voyez, très fermement en faveur de la loi.

[Traduction]

Il serait tentant de considérer ce projet de loi, la deuxième loi d'harmonisation, comme un projet de loi technique et presque ésotérique dans sa présentation, car on a apporté de nombreuses modifications très pointues à la Loi sur la faillite et à d'autres domaines à première vue moins importants de la législation fédérale. Mais je vous invite instamment à considérer ce projet de loi d'un point de vue différent. Il ne s'agit pas d'un projet de loi technique ni d'une question juridique ésotérique. C'est au contraire un projet très noble qui vise à reconnaître les quatre éléments du droit fédéral, à savoir la common law et le droit civil en anglais et en français comme éléments constitutifs du droit canadien. Par exemple, lorsque le paragraphe 16(5) du projet de loi reconnaît explicitement l'existence des biens réels et des immeubles, nous entendons les quatre voix du droit fédéral dans cette disposition de la Loi sur la faillite qui, à première vue peut n'avoir qu'une importance relative dans le quotidien des Canadiens, mais nous avons ici la confirmation d'une valeur symbolique et de son importance dans l'émergence d'une culture juridique canadienne fondée sur les quatre voix de la législation fédérale et que la Cour suprême du Canada a récemment reconnue comme partie intégrante de la culture du droit canadien.

Remarquez également que le droit de la faillite fait partie du quotidien des Canadiens. Dans le monde des affaires ou, plus généralement, de la finance, l'interaction entre le droit d'application générale qui garantit la sécurité des transactions, comme on le voit dans le Code civil du Québec ou dans les lois concernant la sécurité des biens personnels dans les provinces de common law, et la législation fédérale est d'une importance capitale. Dans ce projet de loi, nous trouvons un parfait exemple du caractère dynamique du fédéralisme fondé sur le principe de la diversité juridique consacrée dans les structures officielles du droit. Quand nous voyons l'acte constitutif d'hypothèque dans la province de Québec reconnu explicitement dans le projet de loi, la faute lourde ou intentionnelle, qui y est également reconnue, nous allons bien au-delà des subtilités juridiques. Nous sommes dans un domaine très important du droit canadien.

Permettez-moi de signaler la remarquable contribution, dans l'élaboration de ces quatre voix du droit canadien, des juristes du ministère de la Justice, qui ont fait un travail d'une grande finesse. Certaines publications du ministère de la Justice, notamment les fiches bijuridiques, auxquelles tous les Canadiens ont désormais accès grâce à Internet, on fait remarquablement progresser le droit canadien.

[Français]

Je note avec beaucoup de plaisir et d'empressement l'apport des universitaires à ce projet non seulement dans les travaux préliminaires, mais également dans le développement du lexique du common law en français et du droit civil dans les deux langues. J'évoque le cas du Centre de terminologie et de traduction juridique de l'Université de Moncton qui est à l'origine de nombreuses innovations de common law en français, du Centre de droit privé et comparé du Québec qui publie, par le biais de son dictionnaire de droit privé, un lexique de droit civil dans les deux langues qui est une source de première importance pour le législateur fédéral.

[Traduction]

Dans ce projet de loi, nous trouvons l'affirmation des quatre voix du droit fédéral, ainsi qu'un vocabulaire mis à jour en fonction des innovations apportées au Code civil du Québec. À l'article 61 du projet de loi, par exemple, on a ajouté le mot « solidarily » aux mots « jointly and severally », qui ont toujours résonné bizarrement aux oreilles des Québécois, que ce soit en anglais ou en français. Dans l'hypothèque légale reconnue à l'article 40 et dans la formulation ordinaire du droit civil telle qu'elle apparaît plus nettement à l'article 37, il est question de la révision d'un bail, et non pas uniquement de résiliation, comme le prétendrait un avocat de common law.

[Français]

On invoque le préjudice à l'article 32(3) plutôt que le tort, le préjudice étant le mot préféré du Code civil du Québec. Il y a l'exemple ici d'un elegancia juris qui est de mise pour la législation fédérale.

[Traduction]

C'est non seulement nécessaire, mais cela comporte également une valeur symbolique, quand on voit le mot « succession » du côté anglais de la page du projet de loi, et non pas uniquement le mot « estate ». Le mot « succession » évoque une réalité pour le civiliste et il procure un certain amusement puisque le grain de l'Ouest est exposé au droit civil du Québec à l'article 108.

[Français]

Vous avez trois défis de taille pour l'avancement de vos travaux. Madame la présidente, permettez-moi de le souligner amicalement, en appui de cette loi qui, je trouve, fait honneur au Sénat du Canada

[Traduction]

Le premier défi, posé par certains aspects fondamentaux du bijuridisme qui ne peut se réduire à une simple question de vocabulaire, apparaît ensuite à l'horizon des juristes qui s'occupent du projet. Je vais vous donner un exemple qui apparaît dans le contexte de la faillite et qui préoccupe les juristes du ministère de la Justice chargés des questions d'imposition. Qu'est-ce que la « propriété effective »? C'est un principe essentiel du droit de la fiducie en common law. Comment l'exprime-t-on dans le droit civil du Québec? Comment peut-on l'exprimer, alors que, d'un point de vue conceptuel, la fiducie ne joue pas nécessairement le même rôle dans le droit du Québec qu'en common law? Il est vrai que le Code civil du Québec comporte une nouvelle loi sur les fiducies, mais dans quelle mesure peut-on s'en remettre au vocabulaire de cette loi pour trouver un équivalent théorique de la « propriété effective » de la common law? Que signifie cette notion très étendue? Le premier défi est d'inviter les universitaires et les juristes du ministère de la Justice à rechercher, au-delà des mots, des principes de droit.

Le deuxième défi consiste à transcender le bijuridisme pour considérer les autres traditions juridiques canadiennes et, du moins, le droit autochtone pour les intégrer à ce projet qui vise à rendre la législation fédérale compatible avec la diversité juridique de la réalité canadienne.

Chacun sait que le droit autochtone constitue une culture juridique dynamique et polyvalente au Canada. C'est ce que reconnaît explicitement le paragraphe 35(1) de la Charte. L'un des principaux défis pour le gouvernement fédéral est de reconnaître le Nunavut en tant qu'entité autonome multilingue et multijuridique au Canada.

Il est intéressant de remarquer que le projet d'harmonisation dans sa forme actuelle n'exclut pas la présence des cultures juridiques autochtones. Autrement dit, la porte du bijuridisme n'est pas fermée.

[Français]

Le bijuridisme ne prétend pas une espèce de regard étanche sur le rapport entre le droit fédéral ou la législation fédérale et les autres cultures de droit.

[Traduction]

Je remarque avec intérêt que les collègues qui travaillent sur le droit autochtone — je pense notamment au professeur John Burroughs et à d'autres spécialistes canadiens — s'intéressent non seulement à la spécificité de la culture juridique, mais aussi à son caractère interactif, que ce soit dans la législation fédérale, dans le Code civil du Québec et dans la common law qui s'applique ailleurs.

Le troisième défi consiste à reconnaître ce que je qualifie de caractère interactif entre la common law et le droit civil dans l'espace créé par la législation fédérale. Le projet d'harmonisation s'est fondé jusqu'à maintenant sur le modèle du droit supplétif dont nous venons de parler, et que je considère comme l'un de ses points forts. Le droit supplétif invite à considérer la common law et le droit civil au Canada comme des entités distinctes mais de statut égal. Or, dans les domaines de la common law et du droit civil au Canada, la doctrine observe de plus en plus souvent une relation interactive entre les deux, comme celle qui existe entre les deux langues officielles du Canada dans l'espace conjoint du territoire canadien et de la législation fédérale.

Cette relation trouve parfois son expression dans des techniques d'interprétation de la législation fédérale, comme le principe du sens commun, par exemple — et ce n'est pas une solution définitive pour déterminer le sens de la législation fédérale —, lorsqu'un juge ou un justiciable qui s'efforce de comprendre le sens d'une loi fédérale lit les deux versions anglaise et française du texte pour essayer de déterminer l'intention du législateur. On se place alors d'un point de vue linguistique et non pas du point des cultures juridiques, partant du principe que c'est soit la common law, soit le droit civil qui s'applique, mais non pas les deux ensemble. À mon avis, il existe peut-être une autre perspective qui mérite qu'on s'y attarde, à savoir la relation dialogique entre la common law et le droit civil lorsque, nonobstant les principes du caractère supplétif du doit provincial d'application générale par rapport à la législation fédérale, on considère que la common law et le droit civil sont tous deux pertinents pour comprendre la signification d'une disposition, que ce soit pour un juge du Québec, un juge du Nouveau-Brunswick ou un profane qui lit une loi fédérale où que ce soit au Canada.

Je pense qu'au Canada, nous commençons à comprendre que la common law et le droit civil entretiennent une manière de dialogue et que ce dialogue façonne un certain entendement. Il faudrait que les Canadiens s'emploient à intégrer de plus en plus les deux traditions dans leur quête d'un nouvel entendement. Cette jurisprudence fondée sur le dialogue leur permet de cerner simultanément des identités juridiques multiples. Je le vois d'ailleurs dans les travaux de plusieurs professeurs d'université qui se penchent sur le bilinguisme juridique, par exemple, Rod Macdonald et Ruth Sullivan, et qui font intervenir un collègue travaillant au ministère fédéral de la Justice. Cette jurisprudence par le dialogue appelle le Parlement du Canada à réfléchir lui aussi à cet entendement, pas uniquement dans une perspective qui se confine uniquement au droit civil ou à la common law, mais dans chacun des cas dans les deux langues, selon l'endroit où on se trouve au Canada, mais, comme c'est si souvent le cas pour les juristes canadiens, et en particulier pour ceux qui sont naturellement enclins à faire du droit comparé, à lire le droit québécois en étant conscient du sens qui lui est donné par la common law et à faire intervenir ce sens, cet entendement, lorsque vient le temps de déterminer ce qu'est au juste une idée au sens du droit civil sans pour autant porter préjudice à la spécificité de ce dernier.

À mon sens, cela représente une difficulté supplémentaire, en plus de celle de la jurisprudence par dialogue, pour l'introduction du droit autochtone dans ce projet et, enfin, cela ajoute à la difficulté qu'il y a de composer avec le technique et le lexical — c'est-à-dire le vocabulaire — pour passer au stade de difficulté conceptuelle que présente toute comparaison entre common law et droit civil dans l'espace de la législation fédérale.

[Français]

Le sénateur Nolin : Je voudrais revenir sur votre troisième défi. Est-ce vraiment un défi ou est-ce un constat de la nouveauté créée par le bijuridisme? C'est certainement un défi pour les rédacteurs, mais en quoi cela constitue-t-il un défi pour un citoyen canadien qui consulte la loi? J'entends vos mots, mais j'ai de la difficulté à saisir en quoi cela doit nous alerter dans notre travail, autre que de constater la beauté du bijuridisme, la nouveauté et le caractère unique.

M. Kasirer : Cela provient à la fois de ce constat que vous faites et d'une réalité ambiante; une réalité préexistante en droit canadien. Le défi se loge à deux niveaux : dans un premier temps, pour les rédacteurs, dans la confection même de la loi, il faut tenir compte non seulement du caractère supplétif de la loi, le fait qu'une loi fédérale s'adresse à un lectorat civiliste et de common law en même temps, de telle sorte qu'ils doivent, tous les deux, abstraction faite de leur langue officielle pratiquée, se trouver confortable devant la loi. L'impact est certain à l'égard de la confection de la loi. On voit cela déjà chez les juristes qui travaillent à la préparation des lois. On ne réfléchit plus dans l'abstrait pour savoir ce que veut dire la fiducie au Québec, et ce que veut dire la fiducie en Ontario. On cherche à penser aux deux en même temps, en essayant de dégager toutes les retombées de la loi avant l'heure, une espèce d'efforts préventifs dans la préparation de la loi. C'est un défi dans la rédaction.

Il y a également un défi dans l'interprétation de la loi. Les lois s'adressent non seulement aux juges et aux professeurs mais aux citoyens qui se retrouvent davantage maintenant dans les lois du Canada, puisque dans « bilingue » et « bijuridique », il entend en quelque sorte son langage dans le texte même de la loi. Je pense qu'il est juste de dire que dans l'interprétation des lois fédérales — et c'est certainement le cas pour le juriste québécois — on a toujours compris qu'il faut méditer les mots, non seulement dans un langage fermement civiliste, mais avec une petite oreille ouverte de ce que ceci veut dire pour le « common lawer ». Depuis toujours, on fonctionne avec ce dialogisme dont je fais état, de ce rapport que le droit civil est toujours confronté à l'autre. Ceci se voit dans la confection même du Code civil du Québec. Les nouveaux droits des sûretés, façonnés dans un langage civiliste mais à partir d'idées qui proviennent en grande partie du Personnal Properties Securities Act. Je pense que cela joue sur les deux tableaux.

La présidente : Vous nous avez parlé, monsieur Kasirer, de l'aspect interactif de la relation du droit civil et de la common law. Vous avez mentionné les deux traditions de droit au Canada. Pouvez-vous développer davantage sur ce concept de l'influence mutuelle des deux traditions l'une sur l'autre.

M. Kasirer : La question est très bonne; surtout pour un juriste québécois qui a souvent tendance à voir cette influence comme quelque chose qu'on subit et parfois sur la défensive. On veut protéger le droit civil de cette influence du droit civil presque seul en Amérique du nord. Protéger cela d'une influence, vue comme néfaste, peut-être de la common law.

Mais la réalité est tout autre. Le droit civil du Québec, notamment dans sa nouvelle facture dans le Code civil, se trouve nourri par son contact avec la common law. J'ai donné tout à l'heure l'exemple du droit des sûretés, surtout les sûretés mobilières qui ont toujours posé problème aux Québécois. L'Office de révision du Code civil a amorcé une démarche d'ouverture vers la common law plutôt qu'une approche défensive. On a ainsi réussi à intégrer un régime d'hypothèques légales à l'intérieur du Code civil dans le grand respect du droit des biens civiliste, même chose en matière de fiducie. C'est une rue à double sens. Parfois, les experts en common law ne le voient pas, mais ils devraient le voir. La législation fédérale devrait promouvoir cela, et je pense qu'ils vont le faire en donnant une visibilité au langage civiliste. Je vous donne un exemple. Je travaille en droit de la famille et nous savons qu'au Québec, il y a eu de grandes innovations en droit de la famille, que ce soit la société d'acquêt de 1969 et par la suite, le patrimoine familial du Québec. Ce sont des nouveautés pour le droit québécois.

Le droit ontarien était, dans les années 70, figé en quelque sorte, par l'absence d'innovation. Les juges étaient condamnés à bricoler ce qu'on appelle le « constructive trusts », à la suite de l'affaire Murdoch, une dissidence de la Cour suprême. Les juges n'avaient pas la machinerie législative pour aller de l'avant. Qu'a fait le parlement ontarien? C'est un fait méconnu mais vrai. Le Parlement de Queen's Park a puisé dans le modèle de société d'acquêt offert par le droit québécois pour se doter d'une première « Family Law Reform Act » qui protégeait l'époux économiquement défavorisé — surtout la femme qui travaille à la maison — pour lui donner une espèce de communauté de biens québécoise. C'est cet échange qui a fait avancer le droit ontarien dans le grand respect de la tradition de la common law.

Par le passé, le problème de l'étanchéité du bijuridisme — le Québec, c'est le droit civil et l'extérieur du Québec, c'est le common law « and never the twain shall meet » — posait un obstacle qui n'était pas tout à fait nécessaire. L'un des bienfaits de la loi que vous étudiez aujourd'hui est que la visibilité, pour l'Ontarien, du langage du droit civil dans les deux langues et du langage de la common law en français, amène ce dialogue. Tout comme pour le Québécois qui tient la présence de l'autre un peu comme un fait nécessaire de la vie au Canada. Cela va faire avancer le droit. Je souhaite que ceux qui s'occupent de la confection des lois fédérales et qui travaillent sur ce projet reconnaissent d'abord le fait qu'ils sont un peu la force motrice de cela. Comme le sénateur Nolin le dit, c'est le bijuridisme en grande partie, mais c'est autre chose aussi. Ils doivent prendre ceci en ligne de compte lorsqu'ils travaillent la loi numéro 3 et 4.

[Traduction]

Le sénateur Sibbeston : Professeur, vous nous avez parlé de la diversité du droit en parlant du droit autochtone. Lorsque le sénateur Joyal a parlé du projet de loi, il a évoqué l'idée de donner au droit autochtone la même reconnaissance que celle qu'on donne à la common law et au droit civil, et je ne doute pas que ce soit là quelque chose que les juristes et d'autres encore s'emploient à réaliser.

Vous avez également parlé du Nunavut. Vous avez dit que dans ce territoire, 85 p. 100 des habitants étaient inuits, ce qui pourrait donner naissance à un corpus législatif essentiellement autochtone, ou plutôt inuit. Est-ce bien de cela que vous parlez?

M. Kasirer : Précisément.

Le sénateur Sibbeston : Mais vous ne parlez pas simplement de l'article 35 en parlant des droits des Autochtones et des lois qui en découlent?

M. Kasirer : Non. Vous avez parfaitement raison de signaler les différentes bases juridiques qui ouvriraient éventuellement sur une reconnaissance sur un pied d'égalité avec la common law et le droit civil, la reconnaissance d'un droit autochtone dans le cadre de la structure du travail que vous effectuez actuellement. On pourrait bien sûr faire valoir que la culture juridique inuite, ce n'est qu'un exemple, ne date pas de 1999, bien au contraire. Par contre, vers la fin des années 90, on a officiellement reconnu non seulement l'existence du territoire, mais aussi sur le plan linguistique et juridique, celle d'une autre culture juridique qui doit maintenant être intégrée dans les structures formelles du droit canadien.

À mon sens, cela représente un énorme problème culturel et linguistique. Ce qui est séduisant dans le projet du bijuralisme, c'est que cela n'est pas incompatible. Pour certains, la dualité du bijuralisme porte à exclure, mais je dois vous rappeler, et j'exhorte tout le monde à adopter cette attitude, que le bijuraslisme n'est nullement porteur d'exclusions. Au contraire, c'est un modèle ouvert qui finira par déboucher sur un modèle multiple, un modèle polyjural pourrions-nous dire.

En revanche, pour nous donner les moyens de le faire alors même qu'une tradition juridique n'est pas codifiée dans un code civil, comme c'est le cas au Québec, ou qu'elle n'est pas accessible par le truchement d'une jurisprudence publiée, par exemple, dans le cas des précédents en common law, mais lorsqu'elle fait plutôt partie d'une tradition orale sans véritable culture légale formelle personnifiée par des avocats et des juges qui la mettent en valeur, le problème qui se pose au ministre de la Justice et, au demeurant aussi, au Parlement, pour ramener ce nouveau droit dans le giron est considérable et exigera du ministère de la Justice qu'il travaille différemment, mais toujours dans le même esprit.

Le sénateur Sibbeston : L'idée que notre système juridique finisse par reconnaître les coutumes et les traditions juridiques autochtones est tout à fait enthousiasmante. Il est intéressant de voir que dans l'accord concernant les Tlicho, dont les sénateurs seront bientôt saisis, on trouve précisément une disposition qui obligera les tribunaux à reconnaître les coutumes et les traditions des Tlicho.

J'ai exercé dans les Territoires du Nord-Ouest et j'ai eu à défendre des gens au pénal, et j'ai toujours trouvé cela très difficile parce que le Code criminel est conçu dans l'esprit des gens du Sud, avec des notions comme l'introduction par effraction et autres délits de ce genre. Il est toujours difficile d'adapter ces concepts, mais également les peines qui sont prévues par le Code criminel.

Il y a actuellement aux Communes un projet de loi concernant la cruauté envers les animaux, un projet de loi auquel le Sénat voudrait ajouter une disposition concernant les méthodes de chasse des Autochtones. Il y a là des gens qui tuent des animaux pour leur subsistance, parce que c'est leur mode de vie là dans le Nord. On essaie maintenant d'introduire dans le Code criminel une disposition qui reconnaît justement cette réalité autochtone dans le Nord, et pourtant le gouvernement fédéral, en l'occurrence le ministère de la Justice, résiste à cela. Pour la première fois, nous essayons de faire quelque chose de particulier pour le Nord et pour les Autochtones, et le système tout entier — le gouvernement, l'immobilisme — freine des quatre fers et ne veut aucune disposition spéciale comme celle-là. Le gouvernement veut uniquement une loi qui vaudrait pour tous les Canadiens sans accorder une attention particulière à la situation propre aux Autochtones. Je trouve cette résistance un peu ironique, mais cela cadre bien avec ce que vous dites, en l'occurrence que les coutumes et les pratiques autochtones devraient être reconnues par la loi. C'est ce que nous essayons de faire, mais nous avons bien du mal.

Pourriez-vous nous donner votre avis à ce sujet?

M. Kasirer : C'est une excellente occasion, vu sous l'angle de la mesure législative que vous étudiez aujourd'hui, de vous demander s'il y a dans ce texte de loi quoi que ce soit qui empêcherait ce genre de reconnaissance attendue dont vous parlez.

À mon avis, je dirais non. Comme technique méthodologique reposant sur la reconnaissance d'une différence sous l'égide de l'appareil fédéral — tout comme la différence du Québec sur le plan juridique est reconnue sans qu'elle soit nécessairement dissimulée dans la législation fédérale, comme c'était le cas jadis je crois, on peut en effet dire, tout comme la common law en français acquiert maintenant une visibilité ici — je pense que cette aspiration est parfaitement compatible avec ce genre de projet, le fait de dire que le droit autochtone, lui aussi, devrait être reconnu et accueilli dans cette structure fédérale.

Je demeure optimiste, j'entends bien ce que vous dites parce qu'à mon avis, les assises de la chose ont déjà été posées à plusieurs reprises par les tribunaux canadiens, et même par le Cour suprême. Il faut pour cela un changement de mentalité par rapport à ce qu'est véritablement le droit. Le plus souvent, le Canadien cherchera le droit dans les textes de loi, dans les jugements, et il faut donc les inciter plutôt — comme le signalait d'ailleurs l'un des juges de la Cour suprême — à aller le chercher dans les coutumes, dans les relations orales, dans tout ce que les anthropologues juristes et les Autochtones qui comprennent leurs coutumes et les voient comme ce qui soude leurs collectivités considèrent également faire partie de leur droit.

Ce projet de loi vient en partie à poser la question de savoir ce qu'est au juste le droit. Et c'est précisément là angle sous lequel il faudrait voir la question autochtone, et pas simplement la reconnaissance à l'article 35 de la Charte, et pas uniquement le Nunavut — ce sont des éléments importants, certes — mais de façon plus générale, une reconnaissance du fait que le droit ne voit pas toujours les choses de la même façon que dans le Sud.

La présidente : Je voudrais vous recommander de lire l'exposé que nous a livré le ministre hier? Les sénateurs Watts, Adams et Gill étaient présents et il y eut donc un excellent échange de vues avec le ministre. Vous pourriez peut-être le lire vous aussi. Il était fort encourageant.

Le sénateur Cools : Je voudrais souhaiter la bienvenu au témoin. J'ai énormément de difficulté à comprendre précisément ce que vous entendez par l'interaction dialogique entre la common law et le droit civil. À mon sens, le droit est bien plus qu'une interaction entre cultures, puisque c'est une question de diversité, d'interaction interculturelle et pluriculturelle. Je crois que le droit est entièrement quelque chose de différent.

J'ai de vives inquiétudes, monsieur, car nous vivons dans une communauté aujourd'hui où, trop souvent, une chose est légale quand le ministre dit qu'elle l'est, ou quand quelqu'un d'autre le dit. Je lis beaucoup sur le droit, et je dois vous dire que dans bien des domaines du droit — l'exemple le plus récent étant le mariage —, on est en train de rompre le cordon ombilical du droit, puisque l'on prend des décisions fondées sur des opinions individuelles. Les Noirs n'ont pas tout à fait droit au chapitre à cet égard. Je m'explique : le point de vue que le sénateur Sibbeston vient d'exprimer, je l'exprimerai d'une manière tout à fait contraire. Je dirai que les problèmes qu'éprouvent les Autochtones relativement au respect des droits de chasse, pour ne citer que cet exemple, tient au fait que le ministère de la Justice est en train d'imposer un nouveau concept de droit aux Autochtones, alors que si l'on suivait les vieux fils conducteurs de la common law, on apprendrait alors que le droit des Autochtones de chasser et de jouir de la récolte de leur pêche et de leur chasse faisait partie intégrante de la loi. Je ne fais que signaler quelques points qui me préoccupent. Je n'ai pas eu l'occasion de vous entendre auparavant, mais désormais, je vais me faire un devoir de me renseigner sur vos idées.

Je vais vous donner un exemple de quelque chose d'autre qui me dérange. Je suis sûr que ce n'est un secret pour personne, honorables sénateurs, que depuis des années maintenant, les ministres de la Justice sont censés accorder une attention particulière à l'équilibre des deux systèmes juridiques, et ce, dans l'ensemble du ministère de la Justice. La terminologie est peut-être différente, mais dans le bon vieux temps, on parlait des juristes romains. Bien entendu, c'est un vieux terme. Plus tard, on a commencé de parler de civilistes et d'avocats en common law. Ce sont ces deux termes qu'on utilisait. On disait autrefois que le ministère de la Justice et les ministres adjoints — comme les ministres font ce qu'ils disent — devaient faire très attention, car la façon de penser en droit civil est différente de celle de la common law. Le sujet est vaste, et je vais tâcher de lire votre témoignage attentivement, car vous êtes en train de soulever des questions qui sont, à mon avis, vastes et fondamentales.

Par exemple, il y a quelques instants, j'ai eu une conversation avec des personnes qui avaient beaucoup contribué aux travaux des tribunaux pénaux internationaux. Certaines de ces personnes étaient juristes, et elles se sont dites très inquiètes du fait que le système juridique est en train de s'éloigner de notions de la common law comme la règle de la preuve et ainsi de suite et d'être orienté dans une autre direction, qui semble être appuyée par la tradition civiliste, bref, d'importer d'autres systèmes. Je ne suis pas une autorité en la matière, mais toute cette question me dérange quelque peu, car le schéma de pensée sous-tendant le Parlement s'inscrit dans la tradition de la common law. C'est la réalité pure et simple. Les traditions sont fondées sur la common law — et je le dis en toute révérence. Or, ces dernières années, des textes législatifs, des projets de loi, nous parviennent où l'approche civiliste est évidente. Le projet de loi C- 20, le projet de loi sur la clarté de la question référendaire, contre lequel nous nous sommes inscrits en faux, est un bon exemple. Qu'un ministre de la Justice propose un projet de loi portant sur la division possible du royaume ou du territoire est étranger à la common law. C'est inouï. D'aucuns diront que c'est même de la trahison. En common law, ce serait de la trahison. Pourtant, on propose bel et bien des projets de loi de ce genre.

Je ne suis pas tout à fait préparé pour vous aujourd'hui, mais j'aimerais avoir votre réaction, car la pression pour assujettir la common law au droit civil, pression exercée dans le circuit des tribunaux pénaux internationaux, est énorme. Je pourrais vous en dire long sur ce sujet, car je ne pense pas que les tribunaux pénaux internationaux aient juridiction en la matière de toute façon. Quant à la souveraineté des tribunaux, c'est une autre paire de manches.

Que répondriez-vous à ce genre de questions relativement complexes? Toute société digne de ce nom doit accepter la diversité et adopter des lois qui s'appliquent également à tous ses membres. La tendance que je constate parfois à vouloir infléchir la loi m'inquiète vivement. Tout récemment, par exemple, le ministre de la Justice, dans son rôle de procureur général — c'est un de ses deux rôles — a plaidé devant les tribunaux dans un sens pour une affaire puis du jour au lendemain a changé d'avis et a plaidé dans le sens totalement contraire. Ce ministre est tout nouveau. Sauf erreur, Sa Majesté ne change pas facilement d'avis et un procureur général n'a pas pour mandat de plaider devant les tribunaux contre l'avis de Sa Majesté, mais c'est bien ce qui s'est passé.

Qu'en pensez-vous?

M. Kasirer : C'est toute une série de questions que vous soulevez, madame le sénateur. Je ne suis pas sûr de pouvoir y répondre comme il le faudrait.

Je vous dirais simplement que pour moi la relation entre la common law et le droit civil au Canada ne me cause pas d'alarme et qu'il n'y a certainement pas hégémonie du droit civil vis-à-vis de la common law.

Ce n'est pas ainsi que je vois les choses.

J'ai deux petites remarques à faire. L'idée d'un dialogue constant entre le droit civil et la common law ne date pas d'aujourd'hui. Dans vos remarques vous avez cité Blackstone et son influence c'était le droit romain. Dans la grande tradition de la common law, il y a la présence du droit civil.

Il est certain que l'expérience québécoise montre que l'originalité et l'héritage historique du droit civil, essentiel pour comprendre la place du Québec dans le Canada, peut être reconnue et glorifiée tout en tirant, par le biais de ce dialogue, des enseignements de la common law. Vous avez ainsi certains de ces exemples que j'ai donnés à propos des transactions garanties, du droit fiduciaire et du droit familial, où ce dialogue est mutuellement enrichissant et non pas facteur de réactions défensives.

Je suis intimement convaincu que la loi qui nous est proposée est bonne pour le Canada. Je ne vois certes pas de pression indue exercée par le droit civil sur la common law dans ce projet de loi. D'ailleurs, une des beautés de ce projet de loi est sa reconnaissance audacieuse et visible de la common law en français. Vous dites qu'aux bons vieux jours le ministère de la Justice ne supportait pas l'idée de différence. Ce qui est proposé est nouveau, merveilleux et pain béni pour les juristes de common law.

De manière analogue, il y a cette idée de séparation mais d'égalité des modèles pour l'application du droit canadien. Cette notion de dialogue au niveau de la jurisprudence dans le contexte de l'État fédéral canadien, et, en particulier, dans le contexte de la législation fédérale, offre également un énorme potentiel de richesses supplémentaires pour la législation fédérale sans forcément prêter le flanc à ce que certains peuvent craindre légitimement. Je vous entends sur ce que vous dites de la common law. Les civilistes ont tendance à s'inquiéter d'une influence négative de la common law susceptible de piétiner ou de diluer certaines des plus belles caractéristiques historiques du droit civil.

En fait, une des raisons pour laquelle le Canada est un modèle pour les Européens en matière d'interaction des systèmes juridiques, c'est parce que nous n'avons pas adopté le discours de la séparation. Nous avons adopté le discours de la comparaison et c'est ce que promeut ce projet de loi.

Le sénateur Cools : Tout cela ne me pose aucun problème. Vous parlez de l'esprit d'ouverture du droit et de la faculté de réaction du droit. Je ne le conteste absolument pas.

Madame la présidente, je reviendrai peut-être sur ces questions plus tard quand nous étudierons un autre projet de loi qui nécessite l'examen de ces ententes soi-disant « juridiques » internationales surtout celles qui touchent les cours pénales internationales. Quand nous sommes saisis de projets de loi de ce genre, nous n'avons jamais suffisamment de temps pour les étudier ni pour entendre des témoins. De nombreux Canadiens ont participé à ces procédures devant les cours pénales internationales. Ils possèdent une somme de connaissances majeures sur cette question. L'ancien procureur général américain Ramsay Clark a comparu devant certaines de ces cours. Entendre leurs témoignages nous servirait énormément. Nous examinons ces projets de loi en cinq minutes. J'entends continuellement parlé d'énormes pressions visant à supprimer les règles de la preuve et toute une série d'autres notions de ce genre. C'est inquiétant. Si on peut me détromper, j'en serais très heureuse mais pour le moment cela m'inquiète.

D'après moi ce n'est pas le problème dialogique mais plutôt le problème politique que notre comité devrait examiner. La première règle qu'on apprend dans ces tribunaux internationaux c'est la nécessité d'une procédure et d'un système formel. Les preuves doivent être tangibles et prouvables et résister au contre-examen. Souvent dans ces cours pénales internationales, les preuves ne peuvent être recueillies parce qu'elles se trouvent dans un autre pays. C'est ce qui s'est passé pour le Rwanda. D'après mes renseignements, une fois la procédure lancée il est impératif de suivre des normes formelles. J'aimerais bien discuter plus tard de ces questions avec vous.

C'est un problème énorme et vous savez que la situation est totalement différente de celle qui prévalait lors des procès de Nuremberg mais nous pourrons en rediscuter une autre fois.

[Français]

Le sénateur Joyal : Excusez-moi d'avoir été absent pendant la première partie de la rencontre. Je devais participer à un autre engagement plus tôt avec ma collègue le sénateur Andreychuk qui aurait voulu participer à cette réunion.

Je voudrais reprendre là où vous l'avez laissé tantôt, soit la compatibilité philosophique entre le common law et le droit civil. Ma perception comme juriste est qu'il y a actuellement dans le nouveau Code civil du Québec et dans le common law canadien tel qu'on le connaît aujourd'hui après 25 ans de charte, une plus grande concordance de valeur que jamais on n'en avait notée auparavant entre l'ancien Code civil et le common law traditionnel. Le législateur au Québec l'a reconnue dans la disposition préliminaire du Code civil puisque si je la lis, elle dit ceci :

Le Code civil du Québec régit en harmonie avec la Charte des droits et libertés de la personne et les principes généraux du droit les personnes et les rapports entre les personnes ainsi que les biens.

Lorsque l'on établit comme fondement de valeurs qu'un système doit exprimer les dispositions des chartes, à mon avis, on est dans un tout autre monde que celui de la caricature de l'étanchéité des deux systèmes qu'on avait bien voulu entretenir autrefois. Il y a une osmose entre les deux chartes. Je n'ose pas dire que c'était l'enseignement prodigué dans nos salles de cours, je ne voudrais pas insulter certains professeurs. Le catalogue de l'exposition du gouvernement du Québec sur l'histoire du Code civil du Québec semble reconnaître que le Code civil du Québec n'est pas un code pur de droit civil français. On s'est reposé dans cette caricature du code. Le code est une codification en partie de common law. Toute la partie des effets de commerce provenait du common law. La loi de la preuve vient du common law. Il y a des dispositions qui sont issues du droit civil traditionnel français. Plusieurs autres dispositions reliées au commerce sont une sorte de codification du common law.

En d'autres mots, le droit civil du Québec n'est pas un droit pur comme on a tendance à nous le présenter ou à le percevoir traditionnellement. Il est caractéristique de la société du Québec. Le Québec est la seule province où on a codifié, où l'on a utilisé l'approche de codification des lois qui doivent régir les rapports entre les individus et les personnes.

Lorsque l'on regarde philosophiquement le Code civil du Québec dans le contexte de la charte et que l'on considère les dispositions et le droit correspondant de common law, il y a une plus grande symbiose des deux systèmes. Je pense qu'il faut avoir un regard un peu plus percutant sur la nature des deux systèmes maintenant. C'est pourquoi, à mon avis, l'approche d'harmonisation actuelle est possible et honnête, dans le sens qu'elle fait droit à des valeurs communes aux deux systèmes juridiques.

Je n'ai pas lu beaucoup d'articles, de recherches ou d'ouvrages qui ont tenté de faire cette nouvelle analyse du Code civil du Québec par rapport au common law. J'ai lu l'article du professeur Pineau de l'Université de Montréal qui a fait une conférence très intéressante dans le cadre du bicentenaire le mois dernier. Il aborde un peu cette question mais on reste en deçà d'une approche comparative des systèmes. Et comme vous à McGill, vous avez utilisé une approche comparative des deux systèmes, pouvez vous me confirmer ou m'infirmer dans ce que je perçois être la concordance ou la capacité d'harmoniser les deux systèmes ou est-ce que j'exagère?

M. Kasirer : Je ne crois pas, votre appréciation est très juste. Il y a plein de choses que je ne voulais pas perdre. Premier commentaire, cette unité de valeur que vous évoquez, qui justement est de plus en plus visible dans la vie quotidienne des Canadiens, n'amène pas nécessairement les traditions juridiques vers une uniformisation du droit et de la facture du droit. C'est un point important. On avait peur autrefois du caractère fade des lois fédérales qui cherchaient à imposer au Canada une espèce de moule qui n'avait pas la flexibilité de reconnaître la différence. Cette unité que vous évoquez dans le cadre de ce projet de loi est une unité dans la différence.

Sur votre idée de l'étanchéité et de la pureté, le discours de la pureté du droit civil fait partie de votre expérience comme juriste, de la mienne et de l'ensemble des Québécois face à notre histoire du droit civil. Il faut dire franchement, nous sommes un petit pays de droit civil, une petite juridiction de droit civil dans une mer de common law. Tout ce discours qui rejoint celui de la difficulté de la vie de la langue française en Amérique du Nord a mis le droit québécois un peu sur la défensive.

À la fin des années 1960 et au début des années 1970, le discours défensif du droit québécois était le discours dominant. Donc l'influence du common law, ce rapport de symbiose que vous évoquez avec beaucoup d'élégance était quelque chose qui nous mettait un peu sur nos gardes. L'influence pouvait dénaturer le droit civil.

Justement le changement de culture vient dans les années 1970 non pas seulement avec l'avènement du Code civil d'il y a 10 ans, mais aussi avec le processus qui menait au nouveau code où l'Office de révision du Code civil a abordé le droit civil québécois comme un droit mature, capable d'entrer en dialogue avec l'autre sans nécessairement se perdre dans le rapport de force qui existait.

Qu'est-ce qu'on voit dans le Code civil du Québec aujourd'hui? On voit cette concordance de valeurs à différents égards. Il y a des endroits où l'on n'est pas comme les autres. Mais on voit la concordance de valeurs exprimée dans un langage conceptuel civiliste.

Prenons l'exemple de la fiducie québécoise. Nous avons aux articles 12.60 et suivants du Code civil du Québec une institution ambitieuse qui pourrait être exportée à l'extérieur du Canada comme un modèle pour des pays qui connaissent la tradition civiliste, mais qui n'ont jamais pu accueillir l'idée géniale de la fiducie qui provient du common law. Pourquoi? La conception romaniste de la propriété était une espèce d'obstacle et la protection de la pureté de la propriété romaniste empêchait les gens de reconnaître qu'on pouvait avoir deux types de propriété, une propriété « at law » et une propriété « at equity » comme nos amis de common law le disent.

Ce qui est intéressant dans notre projet de loi c'est que le législateur fédéral — ce que je trouve important, c'est l'appui de la démarche du Parlement actuel — accueille, sous le chapiteau d'un droit fédéral qui a la vocation de s'appliquer au Canada, la différence de culture de droit, de langue de droit dans le respect des valeurs concordantes et aussi discordantes. Et c'est le législateur fédéral qui décide où il s'en remet au droit d'application générale d'origine provinciale ou en matière fiscale, de faillite ou ailleurs. Le législateur dit : je comprends que la fiducie de common law permettrait à quelqu'un dans un contexte fiscal de « cacher son revenu de façon qui porte atteinte à l'objectif fédéral d'imposer et je ne veux pas que ce soit fait ainsi. » Donc je vais définir l'idée du contribuable, ou je ne sais quoi, de telle sorte que je tiens en ligne de compte la spécificité pour l'écarter ou pour l'accueillir selon le contexte. Je suis très favorable à cela. Ce que je voudrais faire — et c'est dans la lignée de votre intervention — c'est de nous affranchir de ce discours de pureté et de l'étanchéité. Nos amis du ministère de la Justice nous ouvrent la porte. Votre travail le confirme. On devrait le faire, à la fois au moment de la confection de la loi fédérale — je ne parle pas de celle-là mais de celles qui suivent la logique de l'harmonisation — et aussi au moment de son interprétation. Je pense qu'on a ici un modèle qui est tout à fait intéressant.

Le sénateur Joyal : La dernière partie de votre réponse m'amène à un autre commentaire. Dans mon esprit, et je sais que mon collègue le sénateur Nolin va peut-être vouloir ajouter à cela, le principe fédératif n'est pas une approche qui écarte les différences mais qui essaie d'utiliser les différences au mieux pour permettre d'exprimer une réalité qui tient compte de la diversité. Et autant, comme je le soulignais tantôt, ma perception traditionaliste d'étudiant m'incitait à penser que le Code civil était complètement séparé du common law et que notre bible de la société distincte était notre droit civil, autant l'approche d'harmonisation est, en fait, l'expression du principe fédératif dans la capacité de faire vivre deux systèmes en commun, qui ont des génies différents, mais qui, néanmoins, peuvent cohabiter mais se féconder l'un l'autre, apprendre l'un de l'autre et s'exprimer l'un et l'autre. Pour moi, c'est le principe fédératif dans son expression la plus nette. On est allé à une autre étape dans cette espèce de séparation des deux systèmes.

Ce qui me semble le plus positif dans cette approche, c'est la mention qu'on retrouve, toujours dans le catalogue l'exposition, je lis : Enfin, sur le plan national, le législateur fédéral procède depuis 1994 à l'harmonisation de ses lois avec le Code civil du Québec.

Il y a, dans cette reconnaissance-là, à mon avis, une interaction entre les deux systèmes qui produit quelque chose d'autre. Il n'y a pas uniquement l'aménagement de la différence, mais il y a aussi la capacité d'exprimer de nouvelles notions. Et cela, je crois, est extrêmement exemplaire en termes d'approche. Évidemment, il y a toutes sortes de débats sur les régimes sociaux, sur la façon d'aménager la sécurité sociale au Canada, et cetera. Mais, à mon avis, c'est cet élément, cette structure de cohabitation qu'il faut essayer de bien comprendre lorsqu'on veut ménager les différences, qui sont, à mon avis, tout à fait essentielles à la richesse canadienne, comme elle l'est dans le bijuridisme ; je n'étais pas là lorsque le sénateur Sibbeston a pu faire référence au « droit autochtone ». C'est un domaine, comme on l'a dit hier lors de la comparution du ministre Cotler, qui fait partie de cette diversité, avec laquelle on n'a pas encore aménagé le système, mais qui fait néanmoins partie de ce principe fédératif. Il va falloir trouver le moyen, dans notre système de donner une expression à cette réalité.

Je ne sais pas si, dans votre approche de réflexion, vous pouvez nous amener une étape qui nous aiderait à conceptualiser cette approche, qui respecte les différences mais qui nous permet également d'aller au-delà de la simple reconnaissance de la distinction.

M. Kasirer : Une grande part de ce que vous dites me semble d'une grande pertinence pour les travaux portants sur cette loi. Premier constat : ce n'est que dans un régime fédéral qu'une telle loi est imaginable. Je crois que tout le monde peut s'entendre, que le regard soit porté sur un fédéralisme symétrique ou asymétrique, une société distincte ou pas, peu importe. C'est le fruit du fédéralisme, qu'on a ici. C'est inimaginable qu'une loi comme cela puisse expliquer les différents départements de la France. Ce n'est pas comme cela que cela marche. C'est un premier point.

Quant à la part de la différence et de l'unité, c'est le drame du fédéralisme canadien, n'est-ce pas? Si nous avons une loi qui vise à souligner la valeur de l'unité dans la différence, la loi ne donne pas de solution pour autant à la question dramatique : quelle part pour l'unité, quelle part pour la différence? C'est le problème fondamental du droit constitutionnel canadien ; ce serait un peu surprenant de trouver la réponse à cette question existentielle dans la loi sur l'harmonisation. Mais là où je vous rejoins, et je pense que c'est très important, c'est que, dans la promesse de cette loi, il y a quelque chose qui va au-delà de l'affirmation de la différence et qui nous invite à penser — j'aime beaucoup votre expression de « structure de cohabitation » — à cet espace que représentent les lois fédérales; je l'ai dit tantôt avant votre arrivée, un lieu symboliquement, métaphoriquement parlant, suffisamment ouvert ou à texture ouverte, et on en a longuement discuté avant votre arrivée — non seulement du bijuridisme mais des autres traditions juridiques et, notamment, le cas autochtone — pour que le Québec, la tradition de droit civil, la common law canadienne et les traditions autochtones cohabitent dans l'espace ou dans ce lieu que représentent les lois fédérales. Je pense que là, on est exactement sur la même longueur d'onde.

À l'intérieur de cela, quels sont les rapports dialogiques, c'est la question que j'ai soulevée juste avant votre arrivée. J'ai parlé de trois défis pour le législateur dans la suite des choses. Premier défi : les grands écarts conceptuels entre le droit civil et la common law; deuxième défi : les traditions juridiques autochtones; et troisième défi, c'est justement cela, le niveau de dialogue, de rapports de symbiose que vous avez évoqués tantôt, qui seront compatibles avec la démarche que nous avons ici. Je pense que ce sont les trois éléments sur lesquels les législateurs ont à réfléchir, face à ce que nous avons ici.

Le sénateur Nolin : Pour reprendre votre expression, lorsque vous avez qualifié le droit québécois, et pas uniquement le Code civil, comme étant un droit mature, est-ce que le droit fédéral n'est pas en train, de la même façon, de devenir mature, quoique de façon incomplète? La question du droit autochtone, de la tradition autochtone, on y réfléchit, on tente de le faire autour de la table ici, on en est au début. Et je salue avec beaucoup de positivisme l'ouverture du ministre. Est-ce que le droit fédéral ne serait pas en train de mûrir lui-même?

M. Kasirer : C'est joliment dit. Je pense que oui.

Le sénateur Nolin : Cela pourrait calmer peut-être les préoccupations de ma collègue, le sénateur Cools. Autrement dit, il n'y a pas de vainqueur. Nous sommes à créer un nouveau droit canadien.

M. Kasirer : Certainement, et ceci a été confirmé par le regard extérieur et qui n'a pas de parti pris, des internationalistes et comparatistes, qui vous regardent, vis-à-vis de ce projet de loi sur l'harmonisation, et qui constatent justement la maturité de la démarche. Pour ma part, je dis que, depuis 1993, quand le fédéral s'est embarqué dans ce projet d'harmonisation, on arrive non pas à un aboutissement, c'est une autre étape, mais à un processus de maturité du droit fédéral. Maturité, vous l'évoquez, qui est en devenir. C'est tout à fait cela.

Je me demande — et c'est une question compliquée — jusqu'à quel point cette maturité peut venir totalement à bout des choses. Pourquoi? Parce que le droit fédéral n'est pas un système entièrement autonome. Cela aussi, c'est un des principes qui sous-tendent la démarche de l'harmonisation. Le droit fédéral, principe de droit supplétif, est en interaction avec les droits civils, la common law, sans doute, les traditions autochtones, et ce processus d'arriver à maturité d'un droit commun — car on pense à cela, au Québec un Code civil qui arrive à maturité en harmonie, comme la disposition préliminaire le dit, avec la charte québécoise et avec les principes généraux du droit, c'est important aussi — la common law qui est en croissance perpétuelle : c'est l'idée de la common law qui bouge, qui n'est jamais figée.

Pour le droit fédéral, il y a des limites. C'est un droit de facture législative, en premier lieu. Il y a des débats importants quant à savoir s'il y a une common law fédérale. Et la démarche ici, je pense, si je le comprends bien, est qu'on répond non, on tient pour acquis que le droit de base provient de la province et que la structure de la loi fédérale est ce sur quoi on travaille.

Justement, on va vers une maturité, mais on ne s'attend pas à ce que le droit fédéral arrive à ce point de droit totalement mûr qui est d'arriver à une certaine autonomie systémique. Parce que le droit fédéral ne cherche pas à faire cela.

Le sénateur Nolin : Est-ce que cela veut dire que vous abdiquez votre troisième défi?

M. Kasirer : Je ne croirais pas — je vous vois venir — dans la mesure où c'est un signe peut-être de maturité que d'écouter les autres.

Le sénateur Nolin : Ce concept de non-étanchéité, à cause du fédéralisme, de ce devoir d'ouverture, de compréhension, de coexistence, fait en sorte que cette maturation du droit fédéral va obligatoirement éliminer l'étanchéité, tout en la respectant, tout en reconnaissant les caractères distincts de chacun des régimes, faire des choix et homogénéiser, finalement, la reconnaissance de ces différences.

M. Kasirer : Là où il y a lieu de le faire.

Le sénateur Nolin : Au moins reconnaître qu'elle existe et faire des choix.

M. Kasirer : Tout à fait.

Le sénateur Nolin : Il ne faut pas tenir pour acquis que c'est l'un ou l'autre. C'est le défaut. On crée un droit nouveau qui nous est propre, qui est le résultat de notre maturation ou de notre évolution historique et cela nous satisfait. C'est hybride, mais cela fait notre affaire.

M. Kasirer : C'est beau, cela. J'aime bien.

La présidente : C'est très canadien.

Le sénateur Joyal : Est-ce que vous enseignez cela dans les salles de cours?

M. Kasirer : Certainement. Si vous me le permettez, je vais faire un peu de publicité pour notre université. Le programme d'enseignement du droit à McGill était, autrefois, un programme de formation juridique nationale. On enseignait à la fois la common law et le droit civil, mais un peu comme « Law and equity — two streams that never crossed ». Maintenant, depuis l'arrivée de cette loi fédérale — en fait, c'est une coïncidence —, nous enseignons le droit de façon transsystémique. Cela veut dire que lorsque les étudiants arrivent en première année, ils ne sont pas étiquetés « avocats du common law » ou civilistes, ils viennent de partout au Canada. Il y a une forte présence québécoise. On donne des cours en français ou en anglais, et les cours sont à la fois de droit civil et de common law, de telle sorte que l'identité juridique n'est pas figée dans un coin ou dans l'autre. Cela donne naissance à un juriste qui a des identités multiples, capable d'être civiliste et d'argumenter avec les grands de ce monde, mais qui a également une dextérité de vue, capable de porter un regard d'avocat de common law. Par vanité, je vois un peu la même valeur dans le projet de loi, le législateur fédéral qui a des identités multiples, qui peut être deux choses en même temps.

C'est, pour moi, l'innovation de la démarche que vous avez ici. Ce n'est pas la valeur du « two separate but equal ». Ce n'est pas, non plus, d'unifier où tout le monde est pareil. C'est l'aspiration d'identité unique. Mais cela se fait à McGill. Je ne dis pas que c'est une recette pour tout le monde.

Le sénateur Joyal : Je crois que c'est une réalité extrêmement importante, et je vais vous dire, à mon avis, pourquoi elle est de plus en plus importante. Le contexte de l'ouverture des frontières — pour utiliser un cliché — fait qu'aujourd'hui les juristes, dans plusieurs domaines, doivent pouvoir avoir la souplesse d'adaptation à d'autres systèmes et qu'ils doivent pouvoir développer cette capacité de lire les différents systèmes — que ce soit celui de notre voisin américain, qui est évidemment d'une tradition de common law, ou celui de nos amis européens qui, eux, sont principalement de tradition civiliste. Et, à mon avis, l'expérience canadienne, comme vous la décrivez, vous la comprenez, comme nous essayons de la comprendre, est un outil extrêmement utile pour quelque avocat ou quelque juriste que ce soit de pouvoir manipuler les outils contemporains d'adaptation et d'expression de valeurs complémentaires dans des structures différentes.

Je crois qu'il est extrêmement important que l'enseignement d'aujourd'hui reconnaisse cet aspect et que l'on sorte un peu, comme je le soulignais tantôt, de notre formation antérieure où l'on optait pour un système ou pour l'autre, et où l'on ne pouvait pas émigrer dans l'autre système. C'est un peu comme si c'était un autre langage complètement hermétique, avec un autre alphabet. Il n'y avait pas de capacité à comprendre l'autre système.

Je crois qu'il y a un élément extrêmement important de la dynamique contemporaine dans le monde juridique : c'est la dynamique de l'avenir. Si dans les autres grandes universités canadiennes, dans les autres grandes facultés, aussi bien au Québec que dans les autres provinces — parce que, à mon avis, le droit canadien n'est pas un droit qui est fermé au Québec —, que ce soit à Moncton, qui a été un pionnier pour l'expression de la common law en langue française, on doit pouvoir donner cette capacité de mobilité à l'intérieur des systèmes juridiques différents. Je ne suis pas dans le monde des facultés de droit présentement, mais il me semble que c'est un élément extrêmement prometteur pour l'adaptabilité des juristes canadiens aux contextes dans lesquels ils doivent pratiquer aujourd'hui et comprendre le milieu.

M. Kasirer : Vous avez entièrement raison. Le sénateur Nolin a mentionné l'Université d'Ottawa pour parler d'une université autre que la mienne. L'Université d'Ottawa a un discours tout à fait compatible avec ce que vous dites. Vous mentionnez l'Université de Moncton où les projets intellectuels des Canadiens, dont le projet de loi que vous avez devant vous, sont cités en exemple à l'extérieur du Canada. Étrangement, ils sont mieux connus, à bien des égards, à l'extérieur du Canada. Je suis allé cet été à un colloque, à titre d'invité, à Trente, en Italie, où les juristes réfléchissent sur le développement de ce qu'ils appellent « a common core of European private law ». Imaginez, nous avons du mal avec nos deux ou trois systèmes. Quand on a 10, 15 ou même 25, ce n'est pas de la tarte. Ils regardent et ils font venir des Canadiens pour parler de la façon dont cette unité dans la différence se fait.

Évoquez dans le préambule de votre première loi de l'harmonisation, une fenêtre sur le monde. C'est une image comme les autres, mais elle est juste à quelque part parce qu'effectivement, les autres nous regardent à travers ces lois. C'est une bonne chose.

Le sénateur Nolin : Une chose dont nous n'avons n'a pas encore discuté : dans votre examen de notre projet de loi, l'idée n'est pas de créer de nouveaux droits. Avez-vous vu quelque chose qui devrait nous préoccuper? Il n'y a aucun nouveau droit de créé, on ne fait qu'harmoniser?

M. Kasirer : Il est difficile pour le juge de se prononcer sur cela et certainement encore plus difficile pour le professeur de droit. Mais j'ai lu la loi avec l'idée en tête que votre objectif et celui des rédacteurs, ce n'était pas de réformer le droit, c'était de le rendre harmonieux. Je n'ai rien vu qui outrepassait ce mandat.

Permettez-moi de féliciter le gouvernement actuel et les gouvernements précédents qui ont compris que pour le faire, il fallait concevoir un projet comme cela, ce n'est pas une action technique. Il faut pouvoir, donc, réfléchir à ce que cela veut dire.

Je vous donne un exemple : Qu'est-ce que cela veut dire quand on dit « droit de propriété » et on ajoute les mots « en équité » à la version française? Est-ce que je respecte mon mandat de ne pas transformer la loi ou est-ce que je fais venir quelque chose sans vraiment le savoir?

À l'honneur du gouvernement et, bien sûr, des collègues au ministère de la Justice, il faut souligner l'investissement de temps, de recherche et, bien sûr, les difficultés que vivent les gouvernements avec les budgets. Il faut dire que c'est un bel investissement de faire un travail préventif, en aval. On travaille avant de constater que les choses ne vont pas bien.

Mon appréciation des choses est confirmée avec la connaissance qu'il y a tout un processus de recherche derrière cette loi, recherche qui est en très grande partie rendue publique, puisque les fonctionnaires qui travaillent sur ce dossier publient leurs travaux, au grand avantage de la communauté juridique canadienne, universitaire et la communauté des praticiens, sur le site Internet du ministère et dans les revues juridiques. Cela me rend optimiste face à votre question.

Le sénateur Nolin : On a beaucoup discuté du principe du projet de loi mais il faudrait quand même satisfaire ...

La présidente : Le témoignage du ministre, hier, était fort positif. Et le témoignage que nous avons entendu ce matin nous amène à penser qu'il serait peut-être temps de passer aux prochaines étapes. Nous n'en sommes qu'à la deuxième étape. Espérons qu'il y en aura une troisième et une quatrième. Le travail est très positif.

Nous vous remercions beaucoup, Monsieur Kasirer, de votre intervention. Nous l'avons fort appréciée. Nous vous souhaitons un bon retour.

Nous avons, hier, discuté de la possibilité d'entendre deux autres témoins au retour de la semaine de relâche. Nous entendrons ces deux témoins et procéderons, par la suite, à l'étude article par article du projet de loi.

Le sénateur Joyal : Je fais le même commentaire qu'hier, je regrette que notre séance n'ait pas été diffusée.

La présidente : Nous en avons fait la demande, mais ce fut en vain.

Le sénateur Joyal : Je crois qu'on aurait eu intérêt à diffuser les témoignages d'hier et de ce matin.

La séance est levée.


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