Délibérations du comité permanent du
Règlement, de la procédure et des droits du Parlement
Fascicule 5 - Témoignages du 22 novembre 2005
OTTAWA, le mardi 22 novembre 2005
Le Comité permanent du Règlement, de la procédure et des droits du Parlement tient aujourd'hui une réunion publique, à 9 h 32, pour considérer le serment d'allégeance au Canada; et, conformément à l'alinéa 86(1)f) du Règlement, examiner, à huis clos, un rapport proposé sur l'étude de la participation de sénateurs par téléphone ou par vidéoconférence au cours des réunions publiques et à huis clos des comités particuliers.
Le sénateur David P. Smith (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Honorables sénateurs, nous recevons comme témoin, de l'Université de la Saskatchewan, M. David Smith, distingué professeur ayant beaucoup de publications à son actif.
Toutefois, j'aimerais vous demander de bien vouloir me laisser aborder une question rapide avant d'entendre M. Smith. Si je le demande, c'est parce que le sénateur Fraser nous a envoyé une lettre qui a été traduite et qui traite du rapport sur la vidéoconférence que nous n'avons pas encore présenté au Sénat.
Blair Armitage, greffier du comité : Elle est distribuée en ce moment même.
Monsieur le président, voulez-vous que l'on poursuive la réunion à huis clos?
Le président : Si c'est d'accord, je crois que c'est ce qu'il faut faire. Est-il convenu de poursuivre à huis clos?
Des voix : D'accord.
Des voix : Non.
Le président : Si vous ne voulez pas que l'on poursuive à huis clos, nous n'allons pas le faire. Préférez-vous que nous ne poursuivions pas à huis clos?
Le sénateur Robichaud : Je demande simplement pourquoi?
Le président : C'est la tradition.
Le sénateur Robichaud : Je suis pour la tradition.
Le président : Est-il convenu que nous poursuivions à huis clos? Si quiconque s'y oppose, nous allons continuer la séance publique. Je tiens à éviter un débat à ce sujet, car je veux consacrer le plus de temps possible à M. Smith.
La séance se poursuit à huis clos.
La séance publique reprend.
Le président : Je souhaite la bienvenue à M. Smith, qui est un professeur distingué spécialisé dans les questions de procédure. Il est professeur émérite à l'Université de la Saskatchewan. Il est diplômé de l'Université Western Ontario et a fait un doctorat à l'Université Duke. Il est également titulaire d'un doctorat en littérature de l'Université de la Saskatchewan.
Depuis son arrivée dans la province en 1964, il a écrit de nombreux ouvrages sur la politique et l'histoire politique de la Saskatchewan. Tout particulièrement intéressant parmi ces livres, citons Building a Province : A History of Saskatchewan in Documents.
Actuellement, son projet de recherche porte sur le Parlement canadien. The Canadian Senate in Bicameral Perspective a été publié par la University of Toronto Press en 2003.
Monsieur Smith, la parole est à vous.
David Smith, professeur, Études politiques, Collège des arts et des sciences, Université de la Saskatchewan, à titre personnel : Honorables sénateurs, j'aimerais vous remercier de m'avoir invité pour vous entretenir au sujet du serment d'allégeance
En vérité, ce n'est pas une question qui, à première vue, semble être d'un grand intérêt, que ce soit pour le public ou au plan politique, mais je crois cependant qu'elle l'est, car elle parle de la Couronne. Je le dis non seulement parce que j'ai intérêt à vendre les exemplaires qui me restent de mon livre, The Invisible Crown : The First Principle of Canadian Government, mais parce que la question du serment touche certains des arguments énoncés dans ce livre. J'ai l'impression d'avoir été invité en raison de quelques-uns des livres que j'ai écrits, celui que je viens de citer ainsi que The Republican Option in Canada : Past and Present.
Comme les honorables sénateurs le savent, le serment d'allégeance apparaît à l'article 128 de la Loi constitutionnelle de 1867 : « [...] Je serai fidèle et porterai vraie allégeance à Sa Majesté [...] » dans le cas présent, la reine Elizabeth II.
Si je comprends bien la question, le serment ne renvoie nullement au Canada et, certains sénateurs et membres du public, apparemment, pensent qu'il le devrait. En d'autres termes, on décèle une certaine incompatibilité entre le serment d'allégeance à la reine et une loyauté mal énoncée à l'égard du Canada.
Dès le départ, je pense qu'il s'agit d'une fausse dichotomie. Il n'y a pas de contradiction entre le fait d'exprimer son allégeance à la reine et sa loyauté envers le Canada. Pourquoi? Car il ne peut y avoir qu'une seule allégeance et par conséquent, un seul serment allégeance, en l'occurrence à la reine en sa qualité de souveraine du Canada. Toute autre prise de position relativement à l'allégeance est, à mon avis, illogique.
Pourquoi adopter une telle prise de position? C'est parce que la Couronne, représentée par le souverain, unifie le partage tripartite des pouvoirs qui caractérise le régime parlementaire. Le Parlement prend les lois. Le Parlement confère un pouvoir à l'exécutif et à d'autres organes. L'ordre judiciaire interprète les lois, permet de protéger contre tout abus de pouvoir de la part de l'exécutif.
Dans le serment du couronnement, le roi ou la reine promet, à l'égard des juges, de respecter le droit et la justice dans tous ses jugements. En ce qui concerne l'exécutif, le roi ou la reine promet « de gouverner, conformément à leurs lois et coutumes, les peuples de tous ses royaumes. » Par conséquent, ministres et juges doivent se considérer comme les délégués du souverain, chargés de mettre en œuvre les parties respectives de son serment.
Le partage tripartite des pouvoirs n'en n'est pas un de poids et contrepoids — prescription favorite des réformistes parlementaires du XXIe siècle — mais un de pouvoir de symbiose. L'harmonie du Parlement est interne et sa réalisation dépend du souverain, ou, au Canada, du représentant du souverain. C'est l'allégeance du souverain à l'égard de son peuple. Les devoirs réciproques du peuple consistent à obéir au souverain et à le défendre.
Je ne veux pas sortir du sujet, mais je prétends que la monarchie constitutionnelle du Canada influence les conceptions canadiennes en matière d'intérêt public et rapproche cette conception de celle que l'on retrouve dans les pays de l'Europe du Nord, par exemple, aux Pays-Bas et en Suède, qui sont tous deux des monarchies, par opposition au concept d'intérêt public que l'on retrouve aux États-Unis, même si le Canada et les États-Unis sont des fédérations et, à ce titre, tout à fait différents de la plupart des pays de l'Europe du Nord.
Jacques Monet vous a déjà dit que la monarchie constitutionnelle est le ciment de la fédération canadienne. Plusieurs autres témoins ont, comme lui, parlé du serment d'allégeance uniforme prêté par les parlementaires et les législateurs provinciaux au Canada. Dans mon livre The Invisible Crown, je prétends que le Canada est en fait ce que j'appelle un ensemble « de monarchies composées » et que la création du fédéralisme canadien découle considérablement de la présence de la monarchie constitutionnelle dans les provinces. Il suffit de citer comme exemples le contrôle et l'exploitation des ressources naturelles. Le contraste avec les États-Unis à cet égard est très marqué.
À la lecture des débats et des témoignages qui ont eu lieu avant ma comparution aujourd'hui, je suis frappé par ce qui me semblent être des conceptions imprécises en matière d'allégeance. Premièrement, comme les théoriciens politiques Hobbs et Bodin nous l'ont enseigné, il ne peut y avoir qu'un souverain, lequel, dans notre actuel régime politique, est la couronne au Parlement. L'allégeance aujourd'hui, comme depuis toujours dans les Îles britanniques et en France, avant la Révolution, est personnelle et vise le souverain. Comme Shakespeare l'a compris et l'a dit, le roi, qu'il soit faible ou fort, admirable ou indifférent, personnifie les vertus de la nation. Le roi ne peut rien faire de mal parce que le roi peut souhaiter ne rien faire de mal.
Quel est le lien avec ce dont nous débattons? Le souverain dépasse l'État. C'est une personne qui appartient à une lignée héréditaire; par-dessus tout, depuis le XVIIe siècle, elle se situe au-dessus de la politique, des factions, des régions, des classes sociales, de la race ou de la religion. À mon sens, ce sont ces qualités transcendantes de la monarchie au Parlement qui servent si bien l'organisation politique du Canada, organisation marquée par de fortes identités régionales, des langues et des régimes judiciaires multiples, ainsi que par une réalité géographique démesurée.
Deuxièmement, je dirais que les serments d'allégeance sont un phénomène rare dans notre pays. Dans la question dont vous débattez, ils visent les assemblées législatives. Les Canadiens ne prêtent pas de serment d'allégeance, et dans la plupart de leur histoire, n'ont pas accepté une telle proposition. Le roi et le pays étaient des loyautés indivisibles et immuables n'exigeant aucune affirmation publique.
L'explication de cette attitude voulant que plus égale moins ou qu'il proteste trop a déjà été remarquée par d'autres témoins. Tout engagement à l'égard du Canada, sous réserve de ce que peut sous-entendre cette expression, ne peut qu'affaiblir et saper l'allégeance au souverain.
J'ai écrit suffisamment de livres sur la monarchie constitutionnelle et j'ai enseigné dans ce domaine assez longtemps pour savoir qu'il s'agit, pour le dire crûment, d'une méthode de vente agressive. Ce ne sont pas que les écoliers qui ne comprennent pas; journalistes, professeurs et certains parlementaires ont besoin d'être éduqués à cet égard.
Je ne parle pas des signes ni du cérémonial afférents à la monarchie, ni non plus des personnalités. Peu importe qui porte la couronne. Je parle du principe constitutionnel, et non pas d'un quelconque État statique, victorien ou édouardien.
L'allégeance au souverain du Canada est un concept constitutionnel au même titre que l'allégeance à la Constitution des États-Unis pour les citoyens américains, même si le contenu en est différent. Le souverain est la personnification de la Constitution du Canada. En aucun cas cela n'affaiblit-il le caractère distinct du Canada.
Malgré les critiques incessantes dans notre pays, la Constitution du Canada est admirée dans le monde entier en raison de la liberté qu'elle favorise, des politiques sociales qu'elle assure et de la tolérance qu'elle manifeste. Elle n'est pas parfaite, comme la plupart des Premières nations, par exemple, en témoignent. Les Canadiens doivent passer de la pathologie à l'anatomie politique et envisager les points constitutionnels forts de leur pays. Je crois qu'une partie de la réponse à cette question se trouve dans le concept de la monarchie constitutionnelle.
Personne à l'extérieur du Canada — et peu à l'intérieur — n'a jamais dit, et encore moins prouvé, que le Canada serait meilleur s'il était une république.
Veuillez m'excuser de m'éloigner du sujet. La question du serment d'allégeance tend à produire cet effet.
Je conclurais en disant que je ne vois aucune contradiction entre le serment d'allégeance à la reine Élizabeth II et l'engagement intense au Canada dans sa diversité riche et enrichissante.
Le président : Lorsque M. Monet a comparu devant notre comité, nous nous sommes attardés sur le changement proposé dans la motion du sénateur Joyal portant que l'on ne prête pas de serment d'allégeance.
Dans sa motion, il propose que le Règlement du Sénat soit modifié par adjonction de : « Chaque sénateur doit, après son entrée en fonction » — et on ne peut entrer en fonction qu'après avoir prêté serment d'allégeance — « prêter et souscrire un serment de loyauté au Canada ci-après [...] » etc. C'est un serment de loyauté. Je m'exprime ici comme quelqu'un qui est en faveur du régime monarchique que nous avons actuellement.
Pensez-vous que si nous options pour cette solution, elle équivaudrait — et je déteste utiliser ce mot — à édulcorer le concept du serment d'allégeance? Selon vous, est-elle incompatible? Vous gênerait-elle? Quelle est votre réaction face à cette proposition?
M. Smith : Elle me gênerait. Elle serait contradictoire, elle édulcorerait le concept et créerait des problèmes.
Je pense que les serments de loyauté sont très dangereux. Le fait de dire « peut » le rend permissif; qui prête un tel serment et qui ne le fait pas? Si vous ne prêtez pas un tel serment, qu'est-ce que cela signifie? Je crois que cela pose un véritable problème. Nous avons un serment. Nous avons un régime constitutionnel et la Couronne s'y trouve au centre. Il me semble que c'est un point logique qui appelle une affirmation. Ajouter quoi que ce soit le déprécierait et créerait des problèmes intrinsèques. C'est mon point de vue. À mon avis, une telle permissivité est dangereuse, car elle crée des difficultés.
Le président : Nous voulons entendre vos points de vue, c'est la raison pour laquelle nous vous avons invité.
Le sénateur Di Nino : Le président a posé la question que j'allais poser. Votre exposé est excellent et je pense que vous trouverez beaucoup d'appui autour de cette table.
J'aimerais pousser la question posée par le président un peu plus loin. Si un particulier prête serment d'allégeance de son propre chef, sans participer à une cérémonie à tel ou tel moment de sa carrière, que ce soit après son assermentation ou à un autre moment, est-ce que cela, à votre avis, affaiblirait le serment et créerait un problème?
M. Smith : Je crois que cela l'affaiblirait. Il me semble que la loyauté dont on fait preuve ressort de ce que l'on dit ou de ce que l'on fait. Il se pose alors immédiatement la question suivante : s'il l'a fait, pourquoi ne le fait-elle pas? Quelle est la réponse? Nous avons vu la même chose dans d'autres contextes.
Créer une formalité qui est volontaire ne fait que susciter des problèmes.
Le sénateur Di Nino : Si ce n'était pas une formalité, rien ne n'empêcherait de me lever demain pour prêter allégeance à mon pays.
Le président : Nous le faisons chaque jour.
Le sénateur Di Nino : Comme je l'ai dit, on a répondu à la question. Je voulais savoir si vous aviez une autre perspective.
M. Smith : Je ne vois aucun avantage, seulement des inconvénients.
Le sénateur Andreychuk : Je crois que vous avez précisé et appuyé ce que M. Monet a dit la semaine dernière.
Le problème s'explique-t-il par le fait que nous ne connaissons pas notre histoire ni non plus notre Constitution? Comme vous l'avez dit, cela s'applique non pas seulement aux étudiants, mais aussi aux parlementaires et à d'autres. Je crois que l'on souhaite prêter allégeance à tout ce que représente le Canada. En quelque sorte, inclure le mot « Canada » rendrait ce serment différent de tous les autres.
Vaudrait-il mieux éduquer les gens à ce sujet au lieu d'essayer de toucher aux allégeances et aux serments, etc.?
M. Smith : Il est vrai que beaucoup de Canadiens, de tous les milieux et de toutes les générations, semblent ne pas être bien informés au sujet de leur Constitution ou de leur histoire. Je ne suis pas sûr qu'ils soient différents des Français, des Allemands, des Italiens ou des Américains. Les Canadiens aiment croire que les Américains sont mieux informés, ce qui est possible.
Pour ce qui est du parallèle que j'ai fait avec les États-Unis, l'allégeance est à la Constitution, non aux États-Unis. L'embellissement systématique des États-Unis et de l'Amérique s'applique aussi au Canada. Vous ne pouvez pas vivre en Amérique du Nord sans être dépassés par sa réalité géographique.
Il me semble que l'on veut favoriser une compréhension de la Constitution et de ses principes, qui, pour moi sont la tolérance, la liberté, etc. C'est ce que représentent la Couronne et le Parlement.
Cela peut sembler archaïque et je crois que les Canadiens, en général, ne pensent pas trop en termes de monarchie. Peut-être n'ont-ils pas besoin de le faire. Ils doivent à tout le moins comprendre le fonctionnement du processus, ce que font les juges et les députés qui agissent pour le peuple canadien et pour la reine, par l'entremise du Parlement. On aboutit alors à un genre de colloque.
Je crois véritablement que le régime monarchique influe sur la façon dont nous percevons l'intérêt public au Canada. C'est une des raisons pour lesquelles nous avons toujours eu des politiques nationales assez fortes, contrairement à ce qui se passe aux États-Unis. Je ne le dis pas de façon désobligeante; je veux simplement dire qu'il s'agit d'une autre façon de créer des politiques nationales — si on peut les nommer ainsi — aux États-Unis. Il s'agit véritablement de politiques découlant d'une coalition d'intérêts par l'entremise du Congrès.
Un régime parlementaire ne fonctionne pas de cette façon. Il est en partie relié à la discipline de parti, à la façon dont le partis politiques se sont historiquement constitués, et en fonction d'un concept soulignant l'élément de devoir qui s'inscrit dans un régime monarchique, en d'autres termes, certaines choses doivent être faites même si nous avons des divisions régionales et si nous avons des langues différentes et au moins deux régimes judiciaires. Il reste toutefois qu'il s'agit d'un genre d'accord.
Comment cette convergence se produit-elle? Les Canadiens aiment parler de ce qui ne tient pas, de la balkanisation, etc. À de nombreux égards, le Canada est très fortement centralisé. On dit d'ailleurs qu'il l'est trop. Comment cela se produit-il? À cause, en partie, de notre régime constitutionnel qui est sans doute nécessaire pour assurer la cohésion.
J'ai des doutes sur la pertinence de changer le système électoral. Il est difficile, avec la représentation proportionnelle, d'obtenir des majorités à l'échelle nationale. On peut toujours parler de la Colombie-Britannique ou du Nouveau-Brunswick, mais ils ne représentent pas le Canada. Le Canada est un pays vaste aux divisions marquées. Le système électoral doit contrer ces tendances, non pas les diviser davantage.
Le régime constitutionnel convient bien au Canada. Il est vrai que l'Australie et la Nouvelle-Zélande ont un régime similaire, mais ils ne représentent pas le Canada. Nous avons un système distinct, bien qu'il soit fondé, en principe, comme le précise le préambule, sur celui de Westminster.
Le sénateur Andreychuk : Est-ce que le fait de prêter allégeance au souverain constitue un geste absolu et unique, en ce sens que nous pouvons uniquement prêter allégeance à un seul souverain?
M. Smith : Oui. Les Canadiens ne prêtent pas serment. Je ne sais pas si les nouveaux Canadiens qui obtiennent leur citoyenneté le font. L'enfant qui naît ici ne le fait jamais. Cet argument s'applique à tout le moins à ma génération. Nous n'affichons pas non plus notre patriotisme parce que cela paraîtrait suspect. Mais les choses ont peut-être changé.
Le président : Le patriotisme est le dernier refuge des vauriens.
Le sénateur Robichaud : Monsieur Smith, le rôle de la monarchie, les pouvoirs de celle-ci et les rapports entre les sujets ont, de façon certaine, évolué au fil des ans. Cela dit, ne devrions-nous pas modifier les formules que nous utilisons, sans renoncer à la reine en tant que chef d'État du Canada, et affirmer notre loyauté, peu importe le mot employé, envers le pays, le Canada?
Prêter allégeance à la reine Elizabeth II n'est pas la même chose que prêter allégeance au Canada. C'est, du moins, ce que laissent entendre les habitants de mon coin de pays. Le serment d'allégeance aurait plus d'importance à leurs yeux s'il faisait référence au Canada.
M. Smith : Je ne veux pas faire de commentaires tendancieux, mais la plupart des gens n'ont pas à prêter serment. Dans un sens, ce problème n'en est pas un. Seuls les législateurs pourraient être tenus de le faire. Fait intéressant — et encore une fois, je ne cherche pas à créer de controverse —, il n'y a peut-être pas juste un seul Canada, mais plusieurs Canadas. Il faudrait peut-être donc commencer à prêter allégeance à divers Canadas.
En fait, le Canada a de fortes identités régionales. Comme je le mentionnais, ces identités transcendent la Couronne, comme c'est le cas en Grande-Bretagne qui, elle aussi, compte de fortes identités régionales : l'Irlande, l'Écosse et le Pays de Galles. La Couronne sert de lien entre ces identités. Il y a un prince de Galles, un Parlement écossais, ainsi de suite. On ne cherche pas à imposer une orientation. En ce qui me concerne, je ne vois pas la nécessité de prêter allégeance au Canada. À cet égard, il se peut que je passe le reste de ma vie à parler de la monarchie constitutionnelle, un sujet qui intéresse peut-être trois personnes au Canada.
Je pense que le régime constitutionnel sert bien les intérêts du Canada, parce qu'il constitue effectivement une monarchie constitutionnelle. Selon moi, il faudrait améliorer la compréhension du système, non pas y ajouter un nouvel élément — que je juge complexe —, à savoir, ce que veut dire le fait de prêter allégeance au Canada. Qu'est-ce que cela signifie pour les Premières nations? Pour les habitants des autres provinces? Je ne le sais pas, mais je ne pense pas qu'il soit irréaliste de poser la question. La Couronne, en tout cas, n'est pas exclue du débat, puisque nous avons une forte tradition militaire basée là-dessus.
Le sénateur Robichaud : Vous dites qu'il faut laisser les choses telles quelles, qu'il ne faut pas essayer de trouver une formule où l'on dit croire au Canada, au pays.
M. Smith : C'est ce à quoi ressemble un dinosaure, n'est-ce pas? Les systèmes évoluent, mais je ne dis pas que les choses ont changé. Nous ne sommes pas une colonie, une possession impériale. Nous sommes un pays entièrement indépendant. Nous n'avons pas de doléances coloniales à l'égard de la Grande-Bretagne, comme c'est le cas de l'Australie.
Nous avons une monarchie constitutionnelle qui est propre au Canada. Il n'y a aucune raison de la modifier, ou encore de s'en excuser. Il serait peut-être nécessaire de mieux faire connaître la monarchie au public, une tâche énorme qui prendrait beaucoup de temps. Comme vous l'avez indiqué, les choses finissent par change. Il serait peut-être intéressant de jeter un coup d'œil aux programmes d'études et de voir ce qui se fait du côté des établissements d'enseignement, d'examiner le rôle que joue le gouverneur général de même que la visibilité accordée à cette charge au cours des dernières années. C'est important.
Le sénateur Robichaud : Je vois que je n'arriverai pas à vous convaincre du bien-fondé de mon argument.
Le président : Nous pourrions renforcer le système.
J'accorde maintenant la parole au « vicomte » Joyal.
Le sénateur Joyal : Il ne faut pas déstabiliser le témoin.
Merci, monsieur Smith, de votre exposé. Cette proposition, à mon avis, fait ressortir deux constats. Il y a d'abord le fait, comme vous l'avez souligné, que la monarchie constitutionnelle et la personne qui porte la couronne sont deux choses distinctes. Or, cette distinction n'existe pas dans l'esprit de nombreux Canadiens. Pour eux, la personne et la Couronne ne font qu'un. Par exemple, d'après un éditorial qui a paru, il y a trois mois, dans le Globe and Mail, la reine Elizabeth est un monarque irréprochable qui suscite l'admiration des Canadiens de toutes les régions, y compris le Québec. Toutefois, le couronnement de son successeur, l'actuel prince de Galles, va, bien sûr, rouvrir le débat. J'ajouterais que nous ne vouons pas la même admiration au prince de Galles.
Cet éditorial, à mon avis, laisse sous-entendre que la Couronne ou la monarchie constitutionnelle et la personne qui porte la couronne ne sont qu'une seule et même entité. Vous dites qu'il y a une distinction entre les deux, et que cette distinction se retrouve dans le serment d'allégeance. Or, j'ai de la difficulté à la voir, car le serment d'allégeance est rédigé à la première personne. Il précise que « je » jure que je serai fidèle et porterai vraie allégeance à Sa Majesté.
C'est là un des premiers défis que la proposition du sénateur Lavigne tente, dans une certaine mesure, de mettre en évidence, ne croyez-vous pas?
Le deuxième constat qui se dégage de la proposition du sénateur Lavigne est le suivant : que cela nous plaise ou non, de nombreux Canadiens croient que la monarchie est un vestige de notre passé colonial, que nous sommes sur la voie du changement, que le Canada, un jour, va rompre ses liens avec la Couronne, la Couronne ne vivant pas au Canada ou la personne qui porte la couronne n'étant pas désignée par les Canadiens, mais par le droit successoral dont nous ne pouvons changer l'essence.
Voilà les deux constats qui se dégagent de la proposition du sénateur Lavigne et aussi des arguments invoqués en faveur d'un changement. Comment composer avec cette réalité, réalité que le sénateur Lavigne n'est pas le seul à évoquer? L'éditorial du Globe and Mail, l'un des principaux journaux nationaux du Canada, précise que le public ne semble pas comprendre le système dans lequel nous évoluons et qui, comme vous l'avez mentionné, a engendré un niveau de prospérité et de liberté jusqu'à un certain point unique au monde. Trois autres pays ont reconnu le mariage civil : l'Espagne, la Belgique et les Pays-Bas. Or, ce sont des monarchies constitutionnelles. Si l'on prétend que la présence d'un régime monarchique influe sur le niveau de liberté, on doit supposer que le niveau de liberté est plus restreint dans un régime républicain, ce qui ne semble pas être le cas dans le monde contemporain d'aujourd'hui.
Comment pouvons-nous nous attaquer à la perception qui tend à confondre le système et la personne? Comment pouvons-nous composer avec le fait que, au Canada, certains observateurs, sénateurs, parlementaires ou anciens parlementaires proposent que le renvoi à « la Couronne » et à « la reine » soit supprimé et remplacé par celui de « gouverneur général »?
M. Smith : Ils le réclament depuis longtemps. Je ne sais pas ce qui les incite à le faire. L'idée que l'on puisse créer une république du jour au lendemain est ridicule. Les Australiens s'en sont rendu compte. On devrait jeter un coup d'oeil à ce qui s'est passé dans les années 1990 en Australie. Une grande majorité d'Australiens sont républicains. Toutefois, ils n'arrivent pas s'entendre sur un modèle. Ils ne peuvent accepter l'idée de supprimer la Couronne, parce qu'elle est, dans les faits, importante. La Couronne a des pouvoirs. Or, si vous décidez de vous en défaire, à qui allez-vous confier ces pouvoirs? Qui va les exercer, et dans quelles conditions? Ce sont des questions subtiles, mais importantes. Le sujet est complexe, mais on a tort de laisser entendre qu'il s'agit là d'un enjeu majeur pour le pays. Ce n'est pas un enjeu. Le système fonctionne très bien. Toutefois, si nous insistons pour aller de l'avant avec ce concept, nous allons devoir trouver une formule pour l'appliquer. Est-ce que le Parlement va élire un président? Il ne suffit pas de choisir un président; il faut également trouver un moyen de le destituer. Les Australiens ont été confrontés à des problèmes quand ils se sont rendu compte qu'ils n'avaient aucun moyen de se débarrasser d'une personne dont le mode de gouvernance laissait à désirer. Ce sont là des questions sérieuses.
Il y avait, au début des années 1990, deux conventions constitutionnelles qui définissaient les principes qui servaient de guide au chef de la monarchie constitutionnelle. La reine, si vous avez lu la dernière biographie de Ben Pimlott, les connaît fort bien, tout comme nos Gouverneurs généraux. Comment pouvons-nous nous assurer, si nous optons pour un système électoral, que la personne élue connaîtra elle aussi ces conventions? D'ailleurs, pourquoi devrait-elle les connaître? La question n'est pas simple. Elle est complexe.
Il y a quatre pays — et quelques îles, je suppose —, soit la Nouvelle-Zélande, l'Australie, le Canada et la Grande- Bretagne qui évoluent dans ce contexte constitutionnel unique, qui ont une reine en commun. Comment procéder si nous voulons en sortir? Il n'y a pas de réponse facile. Voilà pour votre deuxième question.
Pour ce qui est de votre première question, permettez-moi de vous faire part de l'expérience que j'ai vécue quand j'ai rédigé l'ouvrage intitulé The Invisible Crown. J'ai tendance à fréquenter des gens qui sont assez bien instruits. Or, quand je parlais de la Couronne, personne ne mentionnait le Gouverneur général. Tout le monde parlait de la reine. Il y a une dissonance réelle qui surgit quand on aborde le sujet : cela concerne un autre pays, pas le Canada.
Voilà pourquoi il est si difficile d'amener le public à mieux comprendre le système. Quand des gens instruits, titulaires de doctorats, réagissent de cette façon, on se dit qu'il n'y a rien à faire. C'est une question qu'il faut examiner de près. Les enfants doivent apprendre à connaître la Constitution. Le régime parlementaire et la monarchie constitutionnelle sont des concepts assez subtiles et complexes qui méritent un examen approfondi. La Couronne a des pouvoirs et, en même temps, n'en a pas. Les premiers ministres sont élus et se voient confier des pouvoirs, mais en vertu d'autres règles. Il y a de nombreux aspects du système, au Canada, qui sont flous. Le système américain, lui, est assez clair. Les présidents sont élus. Ils ont des pouvoirs, et ils doivent composer avec le Congrès. Il y a certaines subtilisés qui sont associées au système, mais elles ne sont pas hors de portée du simple citoyen.
Le sénateur Joyal : Et qu'en est-il du deuxième point que j'ai soulevé? Que la Couronne, dans l'esprit de certaines personnes, n'est qu'un vestige colonial et qu'il faut un jour changer cela? La Couronne est le dernier lien. La Constitution a maintenant été rapatriée. D'aucuns soutiennent que le Canada ne sera pleinement souverain que lorsque le chef d'État sera désigné par les Canadiens.
M. Smith : À mon avis, il s'agit là d'une hypothèse qui sert à alimenter les éditoriaux du Globe and Mail. Le républicanisme n'a jamais suscité un fort courant d'opinion au Canada. Toutefois, il y a eu, en Australie, longtemps avant que le pays ne soit créé, un mouvement républicain, pour des raisons d'immigration, de religion, ainsi de suite. Cela n'a jamais été le cas au Canada, peut-être à cause de notre proximité aux États-Unis, un pays avec lequel nous partageons un territoire, le grand continent de l'Amérique du Nord, qui a fait l'objet, jadis, de missions d'exploration, de projets de colonisation. Cet outil peut, si on veut, être utilisé à des fins politiques. Il ne découle pas d'un sentiment d'infériorité qui est lié à l'état colonial. Il s'agit, à mon avis, de quelque chose de tout à fait naturel.
La Couronne, au Canada, a été grandement « canadianisée ». Elle n'a jamais été rejetée au cours des 50 dernières années, et même avant cela, quand il y avait des aristocrates britanniques qui occupaient des postes ici, au motif qu'elle était britannique. On pourrait peut-être, aujourd'hui, retirer un certain avantage politique de ce sentiment. Je ne le sais pas. Toutefois, cet avantage serait minime.
Le sénateur Joyal : Vous avez dit que la Couronne a influencé la façon dont nous percevons l'intérêt public au Canada. Vous tirez là un constat plutôt ferme de la monarchie constitutionnelle actuelle. Vous laissez entendre que, si nous louons spontanément le Canada, et c'est ce que souhaite que nous fassions mon collègue le sénateur Robichaud, si nous nous identifions au Canada, à la feuille d'érable, ainsi de suite, c'est en raison du régime politique dans lequel nous vivons, régime qui a évolué au fil des siècles. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet?
M. Smith : Vous parlez du lien entre la monarchie constitutionnelle et l'intérêt public?
Le sénateur Joyal : Oui.
M. Smith : Pour ce qui est de la monarchie constitutionnelle et de la façon dont la politique était pratiquée en Grande-Bretagne au cours des XVIIIe et XIXe siècles, on estimait à l'époque qu'il était du devoir des politiciens, des politiques, de servir le pays. Or, si vous aviez été un partisan du Parti travailliste, vous auriez dit qu'ils n'ont pas bien rempli ce rôle, que les choses n'avançaient pas assez vite, ainsi de suite, sauf qu'il y avait un fort sens du devoir à l'égard de la politique d'intérêt public, et ce, à tous les niveaux — le socialisme de l'eau et du gaz. Pourquoi n'y avait-il pas de marxisme en Grande-Bretagne? C'est une question intéressante qui revêt beaucoup d'importance pour l'histoire mondiale. La Couronne n'était pas la seule en cause ici; il y avait d'autres facteurs. C'est l'ensemble de la structure associationnelle de la société qui était touché.
La Couronne, aujourd'hui, continue d'assurer le parrainage de certains organismes, ainsi de suite, un aspect non négligeable de la monarchie qui n'est jamais pris en compte, mais qui est perçu comme étant important pour les personnes qui en tirent profit. Toutefois, il y a encore plus. Ce rôle modifie, manière significative, la façon dont on perçoit cette société. Or, on peut dire qu'il existe bel et bien une société canadienne, malgré tous les régionalismes qui la composent. Il n'y a aucun doute dans mon esprit, et dans l'esprit de la plupart des Canadiens, que les habitants de Terre-Neuve et de la Colombie-Britannique sont des Canadiens, tout comme le sont d'ailleurs les Premières nations.
Concernant les Premières nations, pourquoi avons-nous les politiques sociales que nous avons? Pourquoi avions- nous des allocations familiales dans les années 1940? Qu'est-ce qui fait que cette politique est acceptable? On nous dit que de nombreux Albertains, ou Ontariens, pensent qu'ils donnent plus que ce qu'ils reçoivent. Toutefois, la plupart des Canadiens, peu importe où ils vivent, considèrent la péréquation comme un principe constitutionnel. Elle ne l'était peut-être pas il y a 60 ans, mais elle l'est aujourd'hui.
Cela s'explique notamment par cette perception sociale voulant que nous ayons en quelque sorte un devoir à remplir envers tous les Canadiens, simplement parce qu'ils sont Canadiens. Je ne voudrais pas me mettre dans une situation délicate en disant que cela est attribuable au fait que nous sommes une monarchie, mais je crois effectivement que c'est un facteur important. Nous nous considérons comme un pays et ce, malgré toutes les divisions farouches qui se manifestent à cet égard. Cette perception vient en partie de la manière dont nous organisons notre vie sociale, laquelle est affectée dans une certaine mesure par la monarchie. Celle-ci influe sur l'optique dans laquelle nous percevons le mandat d'un gouvernement. Ce n'est pas tout le monde qui est d'accord, mais le gouvernement a comme mandat d'offrir certains services. Les libéraux, les conservateurs et les néo-démocrates ne voient toutefois pas cela du même œil.
Comment en sommes-nous arrivés à l'assurance-maladie? Il faut regarder plus loin que l'échelon national. Comment T.C. Douglas a-t-il pu obtenir ce qu'il voulait en 1944 avec le livre vert et les fédéraux? Comme nous sommes-nous retrouvés, 20 ans plus tard, avec l'assurance-maladie comme programme national? C'est une histoire fascinante qui n'aurait pas pu se produire dans bien des pays. Le tout a été rendu possible par des programmes à coûts partagés et grâce à un parti qui avait de grands idéaux à cœur. Cela s'est produit à cause des libéraux à tendance gauchiste qui étaient favorables à cette façon de voir les choses avant même que n'apparaisse une vision néolibérale. Je pense que cela vient alimenter en grande partie une vision de la politique sociale fondée sur la perception de l'existence d'une nation et de besoins nationaux.
Le sénateur Joyal : Iriez-vous jusqu'à dire qu'au moment de la Révolution américaine, il y a quelque 200 ou 300 ans, le rôle du roi consistant à « prendre soin » de ses sujets et à répondre à leurs besoins a influé sur la manière dont le gouvernement en place, que ce soit le gouvernement colonial ou, par la suite, le gouvernement fédéral, a mis en œuvre des initiatives du genre de celles que nous avons pu voir au Canada, mais qui n'ont pas trouvé leur équivalent aux États-Unis?
M. Smith : Je dirais que oui. Il y a un certain Louis Hartz, philosophe à Harvard il y a quelques années, qui a donné son nom à la vision hartzienne des États-Unis, suivant laquelle les visées politiques, idéologiques et philosophiques de ce pays ont été établies dès la Révolution américaine. Une révolution rompt les liens avec la mère patrie de telle sorte que la dynamique politique de celle-ci n'est plus ressentie dans la colonie. Les États-Unis sont devenus indépendants au moment où le libéralisme de Lockean atteignait son apogée et c'est une doctrine où le rôle de l'État est perçu comme étant relativement mineur. Tous les Américains sont libéraux dans le sens de leur engagement envers la Constitution. Cela exige beaucoup d'explications de nos jours, mais ils sont effectivement libéraux.
Robert Taft, le célèbre républicain américain, était libéral dans le sens de son engagement envers la Constitution. C'est pour cette raison que l'on peut taxer d'antiaméricanisme ceux qui ne partagent pas un tel engagement. On ne pourrait jamais dire une telle chose au Canada.
Le sénateur Joyal : Le serment de citoyenneté des États-Unis pourrait se traduire comme suit :
Je déclare par la présente, sous serment, que je renonce et j'abjure entièrement et absolument toute allégeance à un quelconque prince, potentat, État ou souverain étranger dont j'ai été auparavant sujet ou citoyen; que je soutiendrai et défendrai la Constitution et les lois des États-Unis d'Amérique contre tout ennemi extérieur ou intérieur...
Autrement dit, le serment d'allégeance aux États-Unis est une déclaration d'opposition visant la défense de la nouvelle Constitution.
M. Smith : Les nouveaux Américains doivent renoncer. C'est une chose que nous n'avons jamais demandée aux Canadiens.
Le sénateur Joyal : Le serment d'allégeance des États-Unis trouve son fondement dans la naissance du pays, dans la Révolution américaine, en interdisant toute autre allégeance. Au Canada, nous n'avons jamais été tenus de renoncer à une autre allégeance.
M. Smith : Le serment est toujours le même, mais la situation a changé dans les faits depuis que la Cour suprême des États-Unis a permis aux résidents de ce pays d'avoir la double citoyenneté. Je n'ai pas pris connaissance de ce jugement, mais je sais qu'il va totalement à l'encontre de la vision que les Américains ont d'eux-mêmes.
Le sénateur Joyal : Vous n'avez pas parlé du serment d'entrée en fonction qui concerne directement les membres de notre comité. Comment le comparez-vous au serment d'allégeance?
M. Smith : Le serment d'entrée en fonction pour un ministre?
Le sénateur Joyal : Oui, pour un ministre, un juge ou tout autre candidat à une charge publique exigeant un tel serment.
M. Smith : Je n'y vois aucun problème. Un tel serment précise que vous avez certaines fonctions et responsabilités à assumer en tant que titulaire d'une charge publique. Un ministre doit prononcer deux serments : un en tant que membre du Conseil privé et l'autre en sa qualité de ministre ayant un portefeuille et des responsabilités. En théorie, c'est d'ailleurs ce serment qui établit le concept de responsabilité.
Je ne crois pas que les députés ou les sénateurs soient assimilables aux membres du pouvoir exécutif. C'est une chose que je devrais savoir, mais j'ignore quel serment les juges doivent prêter.
Je ne pense pas que les députés et les sénateurs fassent partie de la même catégorie que les membres de la branche exécutive du gouvernement. Je ne dirais pas que ce sont des agents publics.
Le sénateur Joyal : Si je soulève la question c'est parce que dans certains États de l'Australie et au Québec, les députés sont tenus de prêter un serment d'entrée en fonction. Pourrait-il y avoir de la confusion si on ajoutait un tel serment dans le contexte des responsabilités des députés, des sénateurs ou des députés provinciaux?
M. Smith : J'y vois une source de confusion et une démarche inutile pour le Parlement du Canada et dans ma propre province. Il arrive que le contexte fasse foi de tout. En l'espèce, je trouve qu'il y a contradiction et que cela n'est pas nécessaire. Comme je l'ai indiqué au départ, j'estime que cela va créer des problèmes, plutôt que d'offrir des solutions.
Le sénateur Milne : Lorsque nous avons amorcé cet exercice, il m'apparaissait logique que nous puissions prêter un serment de loyauté envers le Canada. Cependant, votre témoignage et celui du professeur Monet m'ont fait changer d'avis. Je pense que notre système fonctionne très bien avec une reine du Canada qui ne réside pas au pays. Je me demande si cette question se serait posée si la famille royale résidait au Canada. Pour ma part, je préfère qu'elle n'habite pas ici. Comme ces gens sont en Grande-Bretagne, ils n'interviennent pas dans nos affaires; ils ne nous coûtent rien. Je pense que le régime de monarchie constitutionnelle fonctionne bien; cela permet d'éviter tous les autres problèmes dont vous avez parlé.
En fait, lorsque nous prêtons allégeance, c'est envers la reine du Canada. Comme elle est la chef de notre pays, nous prêtons par le fait même allégeance à notre pays. Seriez-vous d'accord pour dire que cela est inclus dans le serment d'allégeance à la monarchie?
M. Smith : La reine à laquelle nous prêtons le serment d'allégeance est la reine du Canada. Comme je l'ai déjà dit, cela est différent du concept d' « État ». On y retrouve des traces d'Europe continentale qui ne correspondent pas à notre conception de la Constitution. La monarchie a un important rôle à jouer pour nous protéger de l'État et des pouvoirs de l'État. C'est tout l'aspect personnel.
Mais comme vous le dites, les choses changent. En Grande-Bretagne, on parle beaucoup de citoyenneté, ce qui n'était pas le cas auparavant. Il est bien possible que l'on en vienne à parler de serment de loyauté. Il n'en a pas encore été question, mais cela viendra compte tenu de la conjoncture internationale et de l'incertitude et du malaise qui règnent au pays. Ce n'est toutefois pas une démarche qui s'inscrit bien dans le tissu constitutionnel de la Grande- Bretagne.
Le sénateur Milne : Il serait intéressant de voir ce qui arriverait si la Grande-Bretagne en venait à se départir de la monarchie.
Le président : Nous ne vivrons pas assez vieux pour voir cela.
Le sénateur Milne : Non, bien sûr, mais c'est peut-être une situation que devra vivre le Canada éventuellement.
M. Smith : Le roi Farouk a déjà dit qu'il y aurait toujours cinq rois : les quatre qu'on trouve dans un jeu de cartes et celui qui est installé sur le trône d'Angleterre.
Le sénateur Milne : J'aime bien cette façon de voir les choses.
Si on veut sensibiliser la population et consolider le principe en place, que diriez-vous d'ajouter les termes « la reine du Canada » au serment?
M. Smith : La reine est reine du Canada, alors je ne vois pas l'intérêt d'apporter cette précision. De plus, elle a certains titres. Je ne sais pas exactement quelles sont les répercussions juridiques à ce chapitre. Je suppose que cela pourra plaire à certaines personnes, mais je ne vois pas en quoi c'est nécessaire.
Le sénateur Andreychuk : Je voudrais poursuivre dans le sens des points soulevés par le sénateur Joyal, et peut-être aussi par le sénateur Milne.
On a parlé de la reine du Canada. Nous avons canadianisé la fonction de gouverneur général. Ainsi, beaucoup de gens croient que si nous ajoutons encore plus d'importance au rôle de gouverneur général, suivant notre façon canadienne de faire les choses, la reine en viendra à s'estomper au profit de ce nouveau pouvoir. Si je comprends bien ce que vous nous dites, nous allons en arriver à la même impasse si nous poursuivons ces débats comme les Australiens l'ont fait. Il peut paraître attrayant de vouloir canadianiser la Couronne, mais comment allons-nous y parvenir? Qui jouera ce rôle? Quel héritage sommes-nous prêts à accepter?
Comment régler cette situation? Du point de vue politique, il est plutôt facile de s'en prendre à la reine et à ses héritiers en disant que nous voulons quelque chose qui soit davantage canadien. Voilà un argument qui sonne bien sur les tribunes politiques.
Comment pouvons-nous faire comprendre à tout le monde que la monarchie constitutionnelle a évolué de façon tout à fait particulière au Canada pour nous offrir le genre de régime qui a permis à notre grande nation de survivre?
M. Smith : Je n'ai pas de réponse simple à votre question, sénateur. Le spécialiste en sciences sociales que je suis vous dirait que l'éducation est essentielle et que c'est une compétence provinciale au Canada. Je ne comprends pas pour quelle raison on n'enseigne pas l'histoire du Canada et la politique canadienne dans les écoles. C'est pourtant bien ce qui se passe. Je présume que c'est pour cette raison que les étudiants qui entrent à l'université n'ont aucune notion à ce sujet. Il faut que cela soit enseigné.
Je n'ai vraiment pas de réponse simple à votre question.
En Australie, il y a toujours eu un fort mouvement républicain au sein de la population. Je ne pense pas que cela soit le cas au Canada. Si vous allez sur le Web, vous pourrez trouver certains républicains canadiens, mais ils représentent une minorité.
Par contre, le gouvernement australien ne faisait, en un sens, que s'aligner sur une vision populaire assez forte. Je ne crois pas que cela existe pour le moment au Canada. D'une manière générale, j'ai l'impression que les Canadiens semblent plutôt satisfaits de la situation.
Le sénateur Andreychuk : Soit dit en passant, le Comité sénatorial sur la Loi antiterroriste s'est rendu à Londres récemment. Il n'était pas alors question de serment d'allégeance ou de serment de citoyenneté. À la lumière des conversations tenues avec les parlementaires et les bureaucrates britanniques, il est apparu que tout le monde était enchanté et qu'on avait commencé à instituer la prestation de serment au moment de l'octroi de la citoyenneté. On discutait du fait que cette démarche n'était pas obligatoire pour les personnes nées en sol britannique, ce qui en incitait certains à déclarer : « Nous l'avons déjà fait et cela ne nous cause aucun problème. » C'est sur ce point que portait le débat en Grande-Bretagne.
Quant au fait que vous ne considérez pas les sénateurs, et peut-être aussi les députés, comme des titulaires de charge publique, il y a une cause, que connaît bien le sénateur Joyal, concernant le Code criminel qui établit une distinction entre fonctionnaires et parlementaires. Je ne vais pas entrer dans les détails. Ces deux groupes ont été assimilés dans un jugement du tribunal, ce qui a entraîné certaines difficultés.
Sur quoi vous fondez-vous pour présumer que nous, titulaires de charges publiques, ou que nous, sénateurs, sommes différents des membres du pouvoir exécutif, notamment? Pourquoi ne pas nous voir du même œil?
M. Smith : Mon commentaire vient notamment du fait que j'ai rédigé un document pour la Commission Gomery concernant la responsabilité ministérielle. Lorsque j'ai assisté à l'une des séances, on a utilisé cette expression dans une question. J'ai dû demander ce que l'on entendait par « titulaires de charge publique ». Je ne savais pas exactement de quoi on parlait. J'ai donc demandé cet éclaircissement. On m'a répondu qu'on parlait des députés. J'appellerais cela plutôt un poste de confiance ou quelque chose du genre. Un député élu a la confiance de la population canadienne. Je ne considère pas que ce soit une charge publique. Selon moi, cette notion est plutôt assimilable au pouvoir exécutif. Dans mon esprit, c'est quelque chose de permanent. Il faut dire, cependant, que je n'ai pas de formation en droit.
D'une certaine manière, le Sénat a un caractère permanent dont ne jouit pas la Chambre des communes. Je vois la fonction de député comme un poste de confiance. Selon moi, ce n'est pas vraiment une charge publique. Je comprends « charge publique » dans le sens administratif ou bureaucratique, mais c'est peut-être moi qui manque de clarté ou pêche par confusion. Je considère que les parlementaires détiennent des postes de confiance.
Le sénateur Robichaud : Professeur, la motion que nous étudions concerne un changement au Règlement du Sénat après l'entrée en fonction. Est-ce une question vraiment susceptible d'intéresser les universitaires et les autres personnes qui débattent habituellement de ces questions subtiles liées à la responsabilité? Ou est-ce un sujet auquel vous allez vous intéresser pendant une journée avant de passer à autre chose?
M. Smith : Ça sent la question piège.
Le sénateur Robichaud : Jamais je ne ferais cela.
M. Smith : En vérité, très peu de Canadiens connaissent l'existence de votre comité ou les questions qui l'intéressent. Et c'est la même chose pour les universitaires. Si on les mettait au courant et si on leur parlait du serment d'allégeance, il n'y accorderait qu'une importance infime. Dans les faits, bien évidemment, ils auraient tort, car toutes ces questions ont leur importance. Lorsqu'on touche un principe de droit, ça devient vraiment fondamental.
Alors, si vous me demandez dans quelle mesure les gens s'intéressent de façon éclairée à cette question ou au Sénat en général, je suis désolé de devoir vous répondre qu'ils s'en soucient très peu.
Le sénateur Robichaud : Merci. Et ce n'était pas un piège.
M. Smith : Si je me fie à la vente de mes livres, je peux vous l'affirmer.
Le président : Monsieur Smith, je suis persuadé que nous allons tous aller acheter votre livre en sortant d'ici pour l'offrir à Noël.
Le sénateur Joyal : Compte tenu qu'il est parfois si difficile pour bien des gens de saisir clairement la distinction entre le régime monarchique constitutionnel et la personne qui se trouve à porter la couronne, et considérant le fait qu'on alimente la perception voulant qu'il s'agisse encore d'un symbole qui ne représente pas l'avenir du Canada, ne serait-il pas souhaitable qu'une université — et ce n'est pas une demande que j'adresse à l'Université de la Saskatchewan — et des experts aient la possibilité de réfléchir sur ces notions dans le contexte de l'évolution actuelle de notre pays? Ces réflexions pourraient aboutir sur un séminaire ou un rassemblement quelconque qui permettrait la présentation d'exposés et l'échange de points de vue, avec possibilité de publication dans un magazine canadien de sciences politiques. Je sais que vous avez contribué, comme le président nous l'a indiqué tout à l'heure, à bon nombre de ces publications au Canada. Nous aurions ainsi l'occasion de réfléchir à la nature même de notre régime canadien dans un contexte qui serait bénéfique pour tous les parlementaires. Il n'existe pas beaucoup d'ouvrages où l'on peut trouver des notes explicatives ou un exposé sur la nature de la monarchie constitutionnelle dans le contexte canadien.
M. Smith : Je dirais que le Groupe canadien d'étude des questions parlementaires fait un très bon travail à ce chapitre. L'une des difficultés réside dans l'étendue du pays. Il n'est pas facile pour les membres n'habitant pas la région d'être présents régulièrement. Quoi qu'il en soit, ce groupe obtient d'excellents résultats en réunissant non seulement des universitaires, mais aussi des parlementaires et des journalistes notamment. À ce chapitre, on cherche à susciter des retombées en matière de sensibilisation. Je pense que le Groupe canadien d'étude des questions parlementaires fait du bon travail, mais sa portée demeure relativement restreinte.
C'est une démarche qui doit être entreprise. Peut-être certains diront que je prêche pour ma paroisse, maintenant que je suis à la retraite, mais on devrait offrir des stages au Parlement pour les universitaires de telle sorte qu'ils voient comment tout cela fonctionne. Si vous n'êtes pas élu ou nommé au Sénat, vous n'avez d'autre choix que de prendre place à la tribune pour voir ce qui se passe. Vous accueillez des jeunes comme stagiaires parlementaires. Peut-être devriez-vous faire la même chose pour des personnes plus âgées pour des stages de six mois, par exemple. Vous pourriez les accueillir de manière à ce qu'ils puissent propager la bonne nouvelle par la suite.
Règle générale, les citoyens ne comprennent pas bien toutes les exigences associées à la fonction de député ou de sénateur. Ils ne saisissent pas la complexité de la politique publique. Mais pourquoi devraient-ils comprendre alors que cela échappe à la plupart d'entre nous. Il s'agit de questions fort complexes. Ils ne comprennent pas qu'il nous faut tenir compte d'intérêts diversifiés, et les médias ne mettent pas en lumière cet aspect de la question. Encore là, dans le contexte des disparités linguistiques et de l'étendue du pays, toute mesure pouvant faciliter l'établissement de liens serait la bienvenue.
Le sénateur Joyal : Il y a quelques années, j'ai participé à une réunion annuelle de l'Association canadienne de sciences politiques. Il y avait une équipe responsable de la réunion estivale. Je me permets très amicalement de vous faire remarquer que si l'Association canadienne de sciences politiques pouvait consacrer une de ses séances d'étude estivales à venir à la question de la monarchie constitutionnelle canadienne pour publier ensuite les fruits de la contribution de différents experts canadiens, ce serait une démarche très profitable pour les discussions futures à ce sujet dans notre pays.
M. Smith : Depuis 40 ans, l'Université du Michigan offre une session d'été sur les méthodes empiriques. Il existe quelque chose de similaire à l'Université d'Essex, en Grande-Bretagne. Les gens de toutes les régions du monde viennent y acquérir ces compétences. Vous pourriez tenir quelque chose de comparable, plutôt que des stages, sur une période de deux semaines. Je suis l'un des directeurs du Forum des jeunes Canadiens en Saskatchewan. Nos jeunes viennent à Ottawa. Si les universitaires et les journalistes pouvaient faire de même, il me semble que cela pourrait être utile.
Le président : Monsieur Smith, nous vous remercions d'avoir fait ce long trajet à partir de la Saskatchewan. Nous vous en sommes reconnaissants.
La séance est levée.