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Sous-comité sur la santé des populations

 

Délibérations du Sous-comité sur la Santé des populations

Fascicule 1 - Témoignages du 22 février 2007


OTTAWA, le jeudi 22 février 2007

Le Sous-comité de la santé de la population du Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie se réunit aujourd'hui à 10 h 46 afin d'examiner les divers facteurs et situations qui contribuent à la santé de la population canadienne, appelés collectivement les déterminants sociaux de la santé.

[Traduction]

Le sénateur Wilbert J. Keon (président) occupe le fauteuil.

Le président : Tous les sénateurs ne sont pas encore arrivés, mais, comme le temps de notre témoin est extrêmement précieux, nous allons commencer immédiatement, d'autant plus que nous voulons tirer le maximum de sa présence. C'est un grand honneur pour nous de recevoir ce matin Mme Monique Bégin, commissaire canadienne de l'Organisation mondiale de la santé. Elle s'intéresse à la santé depuis aussi longtemps que je me souvienne et a beaucoup apporté à notre pays. Elle a parrainé notamment la Loi canadienne sur la santé.

Madame Bégin, la parole est à vous.

L'honorable Monique Bégin, C.P., commissaire, Commission de l'Organisation mondiale de la santé sur les déterminants sociaux de la santé : Merci beaucoup, monsieur le président, pour cette présentation élogieuse.

J'allais vous appeler « chers collègues », mais cela aurait été une erreur, puisque je n'ai jamais été nommée au Sénat. Mesdames et messieurs les membres du comité, pour mon premier exposé sur le sujet, j'ai pensé me servir du logiciel PowerPoint. Je crois que vous avez des imprimés de ma présentation. Il y a 41 diapositives au total, mais je commenterai certaines plus rapidement que d'autres et j'en sauterai quelques-unes.

Je veux vous présenter les premières observations scientifiques qui ont donné naissance à la théorie ou au cadre conceptuel qui est à l'origine de la notion de « déterminants sociaux de la santé », une expression que l'on utilise désormais beaucoup : son origine, sa création et ensuite les travaux de la Commission de l'Organisation mondiale de la santé sur les déterminants sociaux de la santé, dont je suis le seul commissaire canadien.

J'ai rédigé mon exposé en anglais, mais je pourrai également m'exprimer en français de temps à autre, si cela ne pose pas de problème sur le plan pratique. Monsieur le président, dites-moi, s'il vous plaît ce que je dois faire. Par ailleurs, les membres du comité peuvent m'interrompre s'ils le veulent pour me poser des questions au cours de mon exposé, mais peut-être préférez-vous réserver les questions pour la fin? Que me proposez-vous?

Le président : Si possible, nous allons essayer d'éviter de vous interrompre. Cependant, on pourra vous interrompre pour demander des précisions, mais dans la mesure du possible, nous allons garder les questions pour la fin.

Mme Bégin : Étant donné que je n'ai pas pu trouver de renseignements exacts sur votre site Internet, j'ai copié votre mandat directement tel que je l'ai trouvé sur Google. Voici comment j'aimerais commencer.

J'ai intitulé cette diapositive « Une société `` sans classe ''? » Parce que nous autres les Nord-Américains, nous pensons que nous sommes très égalitaires — et les Canadiens peut-être encore plus que les autres. Nous rejetons l'idée qu'il puisse y avoir des classes sociales chez nous. Je suis sociologue de formation et je sais que les classes sociales existent dans toutes les sociétés du monde. Lorsque j'étais ministre de la Santé nationale et du Bien-être social, on ne parlait jamais de « pauvres », on parlait de « faible revenu » ou « situation socioéconomique ». On transformait les mots pour les rendre plus neutres et plus acceptables afin de ne pas nous laisser émouvoir par eux.

Les Britanniques reconnaissent que leur société repose sur un système de classes bien établi. Ils ont une longue tradition de recherches sur ce système de classes. Les études de Black et de Whitehall sont deux recherches britanniques célèbres. Certains de vos témoins les mentionneront sans doute dans le cadre de leur présentation comme des grands classiques que tout le monde doit connaître. Sir Douglas Black était un médecin qui a exercé un rôle immense et important en Grande-Bretagne. Pour réaliser son étude, il n'a pas interrogé des gens ni observé des individus. Il s'est servi des statistiques existantes ainsi que d'autres documents pour étudier les modèles d'inégalité en matière de santé en Grande-Bretagne. Il a présenté une recommandation et conclu dans son rapport qu'en dépit du Service national de la santé, il existait de grandes disparités en Grande-Bretagne. Les conclusions du rapport étaient si choquantes que le gouvernement dirigé à l'époque par Mme Thatcher avait tenté de faire disparaître ce rapport et refusa d'en autoriser la publication. Finalement, le rapport ne fut publié qu'en 1992, ce qui paraît étonnant à notre époque.

La publication existante, que l'on peut se procurer facilement, a été mise à jour par Margaret Whitehead dans un ouvrage intitulé The Great Divide. Margaret Whitehead est une éminente universitaire qui s'est spécialisée dans la recherche sur les déterminants sociaux de la santé. Presque parallèlement, le président de ma commission internationale, sir Michael Marmot, avait commencé une étude intitulée Whitehall, qui est beaucoup plus connue que le rapport de Black. M. Marmot a étudié un grand nombre de fonctionnaires. Whitehall est le nom de la rue et des immeubles où travaillent ces fonctionnaires. Il les a répartis en plusieurs groupes selon leur classe sociale ou leur catégorie socioprofessionnelle et les a étudiés. Je reviendrai à cette étude dans une minute.

Le rapport de Black avait constaté une amélioration de la santé au cours des 35 premières années du Service national de la santé mais observé qu'il y avait une corrélation entre les classes sociales, les taux de mortalité infantile, l'espérance de vie et les inégalités par rapport à l'utilisation des services de santé. Sir Douglas Black avait conclu que si le taux de mortalité des classes sociales les plus riches s'était appliqué à la population de Grande-Bretagne entre 1970 et 1972, 74 000 personnes de moins de 75 ans auraient pu être sauvées. C'est difficile à croire, mais j'espère que votre comité tiendra compte de cette constatation dans ses travaux.

Pourquoi devrions-nous nous référer à l'étude de Whitehall? Comme je l'ai dit, cette étude a été réalisée indépendamment. Dans la diapositive, le texte en jaune est destiné aux profanes comme moi. Beaucoup de gens qui ne sont pas spécialistes du domaine médical pensent, même encore de nos jours, que les personnes qui occupent des emplois importants et qui ont de grosses responsabilités sont plus enclins aux accidents cardiaques. Je le dis ici en présence du Dr Keon, mais c'est un cliché qui est très courant dans la population. Telle était l'hypothèse générale de l'étude. Quand on lit le rapport de Black, on commence à se demander si c'est vrai. C'est ce doute qui fut à l'origine de l'hypothèse posée par Michael Marmot et son équipe de chercheurs.

Il ne s'agissait pas de recherches en sciences humaines, mais de recherches portant sur des données telles que les fonctions cardiovasculaires, le tabagisme ainsi que des données socioéconomiques telles que la possession d'une automobile, l'angine de poitrine, les loisirs, les passe-temps, le diabète, et cetera L'étude se penchait donc sur un certain nombre d'indicateurs économiques valables ainsi que sur des indicateurs fiables de la santé.

La deuxième étude de Whitehall est une étude longitudinale continue qui a suivi un certain nombre de fonctionnaires. Les premières conclusions de Whitehall II ont confirmé celles de Whitehall I, à savoir que les gens au bas de la hiérarchie courent davantage de risques de souffrir de crises cardiaques. Plus on est au bas de la hiérarchie et plus le risque est élevé. Le même phénomène s'applique à toutes les causes principales de décès que j'ai énumérées dans la diapositive. Cette réalité choquante est confirmée par les statistiques — non seulement au Royaume-Uni, mais également au Canada, où les recherches sont parvenues aux mêmes résultats.

Whitehall souligne également que les hommes et les femmes qui ont peu de contrôle sur leur emploi courent un risque plus élevé. Le milieu de travail psychosocial est important — stress lié à l'emploi, non-utilisation des compétences, tension, manque de clarté dans les tâches, revenu du ménage, cohésion sociale ou son absence — sont des facteurs qui ont une incidence à la fois positive et négative.

Le graphique suivant est intitulé « De longues périodes d'absence liées à la maladie, selon la classe d'emploi ». Ce graphique ajusté selon l'âge ou globalement, nous montre que les personnes qui occupent des emplois socioprofessionnels inférieurs, affichent un taux d'absentéisme beaucoup plus élevé que les personnes qui ont un emploi d'une catégorie supérieure.

Les différences socioéconomiques relatives à la mortalité persistent-elles après la retraite? Les chercheurs se sont penchés sur cette question au cours d'une étude suivie réalisée pendant 25 ans auprès des fonctionnaires de la première étude de Whitehall. Les différences relatives sur le plan de la mortalité entre les classes d'emploi basses et élevées s'atténuent après la retraite, ce qui suggère l'importance que le travail peut avoir par rapport à la création d'inégalités en matière de santé.

Vous serez amusés d'apprendre qu'il est scientifiquement prouvé que les gens qui ont un doctorat vivent plus longtemps que ceux qui ont une maîtrise; ces derniers vivent plus longtemps que ceux qui ont un autre diplôme universitaire et ceux-ci vivent plus longtemps que ceux qui ont quitté l'école très jeunes. Bien sûr, il y a toujours des exceptions.

De la même façon, les acteurs qui ont un reçu un Oscar vivront en moyenne trois ans de plus que ceux qui ont été mis en nomination mais qui n'ont pas gagné.

Je n'ai aucune donnée sur les politiciens qui ont gagné leurs élections.

Le sénateur Eggleton : Les sénateurs vivront certainement plus vieux.

Mme Bégin : C'est sans doute parce que la tâche des sénateurs est plus claire.

Sir Michael Marmot affirme que notre statut social influence grandement notre santé et notre longévité. Il semblerait que notre statut ait plus grande influence que la génétique. Pourquoi certaines personnes vivent-elles plus longtemps que d'autres ou sont-elles en meilleure santé que les autres? À cette première question fondamentale, la grande majorité des gens répondent que c'est une question de génétique ou de constitution physique. Or, la génétique n'est qu'un des nombreux déterminants : tous les autres déterminants réunis sont beaucoup plus importants que le déterminant génétique lui-même. Le statut est beaucoup plus important que la génétique, que le tabagisme ou même que l'argent. La position dans la hiérarchie est très liée au contrôle que chacun exerce sur sa vie et pas seulement au contrôle, mais à la perception que l'on a de ce contrôle. Cela signifie qu'une personne qui occupe un emploi de commis, un emploi administratif relativement modeste et que cette personne — une femme la plupart du temps — sait clairement ce que l'on attend d'elle, a un bon patron, de bons collègues et un bon milieu de travail, cette personne jouira d'une meilleure santé qu'une autre personne travaillant dans un environnement négatif et ne sachant pas ce que l'on attend d'elle.

Il est étonnant de constater combien le monde qui nous entoure influence notre santé et que cela n'a rien à voir avec la génétique.

Je vais maintenant parler de l'inégalité. Wilkinson, un des grands noms de la recherche sur les déterminants sociaux, affirme que ce qui importe le plus n'est pas d'avoir une petite ou une grosse maison ou de meilleurs soins, mais ce que ces différences signifient sur le plan social. J'ai pris l'exemple d'une employée de bureau, mais notre place dans la société est également fondamentale, ainsi que l'image que la société nous renvoie de nous-même et la perception du monde qui nous entoure.

Les Britanniques ont réalisé de nombreuses études dans ce domaine et cette diapositive vous présente une liste chronologique de ces études. J'ai prélevé dans ces études deux concepts qui me paraissent fondamentaux.

Grâce à la théorie de la gradation, nous savons maintenant que les classes sociales ou les statuts socioéconomiques sont des indicateurs de l'état de santé. Un de vos témoins, Louise Lemyre, de l'Institut de recherche sur la santé des populations, a des étudiants qui ont récemment terminé leur thèse de doctorat sur des échantillons canadiens. Leurs recherches confirment la théorie des cinq gradients, des 20 p. 100 de personnes situées au sommet de nos classes sociales aux 20 p. 100 de celles qui occupent le bas de l'échelle et des trois classes sociales intermédiaires. La qualité de vie et la santé sont toutes différentes dans les diverses catégories.

Le cadre conceptuel lui-même, en l'occurrence les déterminants sociaux de la santé, est la raison d'être de vos travaux.

Permettez-moi d'ajouter un commentaire personnel. J'ai œuvré pendant de nombreuses années dans le domaine de la santé et du bien-être social et je me souviens d'avoir signé et protégé le budget de nombreux projets sur ce que l'on appelait à l'époque la promotion de la santé et la prévention des maladies — ce qui correspond essentiellement à la promotion de la santé. J'aimais ces projets communautaires qui produisaient de bons résultats, différents de ceux que pouvait offrir le régime de soins de santé.

Cependant, je me suis toujours souciée de la façon dont ces travaux pouvaient s'harmoniser avec le régime de soins de santé. À l'époque, nous ne disposions pas d'un cadre conceptuel pour l'expliquer. Il me semble que nous sommes passés progressivement de la promotion de la santé à la santé des populations en nous appuyant sur nos connaissances épidémiologiques. De la santé des populations, nous sommes passés aux déterminants sociaux de la santé. Pour la première fois, à partir des travaux de définition des divers facteurs socioéconomiques et de certains indicateurs de la santé, je pouvais entrevoir la place qu'occupaient ces projets de promotion de la santé.

Je reviendrai à la diapositive 37 plus tard.

Je vais encore faire un peu d'histoire, mais cette fois, nous allons rester au Canada. Quand avons-nous commencé à parler de déterminants sociaux au Canada? Je ne me souviens pas d'avoir entendu l'expression « déterminants sociaux » au cours des huit années que j'ai passées au ministère de la Santé nationale et du Bien-être social et, aujourd'hui encore, je constate que beaucoup de personnes ne comprennent pas ce que cela signifie. « Déterminant » n'est pas un terme aussi clair que « facteur », par exemple.

Nous pouvons remonter à un « ancêtre », un document paru en 1974, connu dans le monde entier, sous le nom de rapport Lalonde. J'entends encore régulièrement parler de ce rapport qui ne fut pas écrit par Marc Lalonde, mais par d'autres auteurs : il faut reconnaître les fonctionnaires quand ils font du bon travail.

Les auteurs de ce rapport avaient commencé une certaine ébauche. Pourtant, si Sholom Glouberman ou Dennis Raphael viennent témoigner, ils ne manqueront pas tous les deux de décrier le cadre défini dans le rapport, parce que nous savons aujourd'hui que le cadre ébauché dans le rapport Lalonde se rapportait à ce que nous appelons aujourd'hui le style de vie. Nous avions tous ces programmes de promotion de la santé, mais le style de vie reflète les comportements individuels, c'est-à-dire ne pas fumer, faire de l'activité physique, bien manger, et cetera. Ces habitudes de vie masquent les comportements sociétaux et collectifs. Les déterminants sociaux nous enseignent qu'au-delà du style de vie et du comportement individuel qu'il convient de « corriger », il existe beaucoup d'autres déterminants qui sont de nature sociétale et qui ne relèvent pas directement du ministère de la Santé. Bien que le terme « environnement » apparaisse dans le cadre, nous n'y avions pas prêté grande attention à l'époque. De fait, il a fallu attendre près de 25 ans pour que l'on commence à s'intéresser aux facteurs sociaux.

Jake Epp m'a succédé à Santé nationale et Bien-être social Canada. Il était ministre lorsque fut lancée la Charte d'Ottawa pour la promotion de la santé. Le personnel de l'Association canadienne de santé publique pourra vous donner la référence exacte; je l'ai découverte trop tard pour l'inclure dans ma présentation.

Le rapport de Jake Epp représente lui aussi un jalon. Intitulé La santé pour tous, son rapport fut publié à la même époque que la Charte d'Ottawa. Je pensais qu'il s'agissait d'un seul et même document, mais en réalité ce n'est pas le cas. Le rapport Epp définit en quelque sorte les déterminants sociaux de la santé. Il est intéressant de voir le chemin parcouru depuis le rapport Lalonde. Le rapport Epp propose de créer des milieux favorables, de réorienter les services de santé et de développer les compétences personnelles. Le modèle commence à se dessiner.

Fraser Mustard, un grand Canadien, a conceptualisé par la suite les déterminants sociaux — et j'étais membre du même comité que lui lorsqu' il a présenté son modèle — vers 1989-1990. Parmi les facteurs, il cite lui aussi non seulement le capital biologique et les réactions de chacun, mais également l'environnement social. Le cadre n'est pas encore complet, mais il se dessine de façon de plus en plus précise.

Et puis, il y a Margaret Whitehead. Elle est venue au Canada l'an dernier et j'ai eu le grand plaisir d'aller l'entendre. Il y a aussi Gören Dahlgren, que je ne connais pas. J'utilise beaucoup, en raison de sa simplicité, le modèle mis au point par Dahlgren et Whitehead. Il procède par couche de facteurs qui ne s'appliquent pas à un seul individu, mais à plusieurs. Le modèle explique que les inégalités en matière de santé sont le résultat de différentes couches de facteurs.

Il existe beaucoup d'autres modèles. Louise Bouchard, de l'Institut de recherche sur la santé des populations de l'Université d'Ottawa, est spécialisée dans les différents cadres conceptuels qui ont été mis au point. J'aime le modèle de Dahlgren et Whitehead, puisque j'ai parlé jusqu'à présent de la Grande-Bretagne, mais existe-t-il des inégalités en matière de santé entre les pays et à l'intérieur même des autres pays? Je vous propose l'exemple suivant. Si vous prenez le métro au centre-ville de Washington DC vers votre banlieue au Maryland, votre espérance de vie est de 57 ans au début de votre voyage. À la fin de votre trajet, elle est de 77 ans. Cela veut dire qu'il y a une différence de 20 ans entre l'espérance de vie des pauvres, surtout celle des Afro-Américains du centre-ville de Washington et celle des habitants des banlieues riches de la capitale des États-Unis.

La diapositive suivante concernant les États-Unis nous indique les probabilités de survie chez les Blancs et les Noirs américains de l'âge de 15 à 65 ans. Les colonnes vert clair et jaune représentent l'ensemble de la population des hommes blancs et des hommes noirs, tandis que les deux autres colonnes plus foncées représentent les pauvres.

La diapositive suivante fait état des tendances notées après l'implosion de l'URSS. Immédiatement après la chute du régime soviétique, on a assisté à une différenciation spéciale des classes sociales — non pas qu'il n'existait pas une certaine élite auparavant, mais désormais, les classes socioéconomiques étaient beaucoup plus différenciées. On peut constater immédiatement que les personnes qui possèdent un diplôme universitaire ont une espérance de vie beaucoup plus longue que celles qui ont seulement fait des études élémentaires.

Les inégalités en matière de santé existent également entre les pays : cette diapositive nous montre les probabilités de décès entre l'âge de 15 ans et 60 ans dans différents pays. Prenez le cas du Lesotho et de la Russie. La Russie devrait avoir des indicateurs aussi bons que les nôtres, mais ce n'est pourtant pas le cas. Ce pays a été bouleversé. Prenez le cas du Sri Lanka. Ce n'est pas un pays particulièrement riche, mais il présente des indicateurs relativement bons. Une des premières décisions du père de l'indépendance et premier président du Sri Lanka fut de rendre l'éducation obligatoire et gratuite pour tous, y compris les filles. En Afrique, l'école élémentaire est souvent payante, ce qui constitue un élément dissuasif, même si les frais ne sont pas très élevés. Le grand succès du Sri Lanka, par comparaison à l'Inde qui est aujourd'hui beaucoup plus riche mais qui affiche des indicateurs nettement moins bons, est attribué à l'éducation universelle et obligatoire pour tous. L'éducation entraîne beaucoup d'autres choses par exemple une meilleure planification familiale, et cetera.

Un autre indicateur est le « taux de mortalité des enfants de moins de cinq ans par 1 000 naissances vivantes ». La diapositive suivante fait état de la Sierra Leone, un des pays les plus pauvres du monde; encore une fois, le Sri Lanka affiche un bon indicateur; et l'Islande est au sommet. Ces informations proviennent de l'UNICEF et s'appuient sur les régions administratives de l'UNICEF. Ce graphique nous révèle que les iniquités entre les pays sont à la hausse. La colonne bleue fait état de la situation il y a 15 ans; la colonne rouge représente la situation il y a cinq ans. Au cours de ces dix années, il y a eu un déclin. L'importance de ce déclin, toutefois, est particulièrement choquante. Les pays les plus pauvres, à savoir l'Afrique subsaharienne ainsi que certaines régions de l'Asie du Sud, affichent un réduction plus faible que ceux des pays du monde industrialisés — à savoir l'Europe, l'Amérique du Nord, le Japon et l'Australie : les pays de l'Organisation pour la coopération et le développement économique, l'OCDE, essentiellement — où la différence est de 32 p. 100. C'est exactement le contraire de l'objectif que l'on devrait viser. Les améliorations constatées dans les pays les plus pauvres paraissent négligeables par rapport à celles observées dans les autres pays.

Je vais maintenant vous parler de la commission dont je suis membre. La commission a été créée en mars 2005. Nous devrions terminer nos travaux en avril ou mai 2008. La commission est indépendante de l'Organisation mondiale de la santé. Elle reçoit une partie de son appui de l'OMS et de certains pays qui lui consacrent une contribution spéciale en plus de leur cotisation annuelle à titre de membres de l'OMS.

Nous comptons actuellement 19 membres. Nous disposons d'un petit secrétariat à Genève et d'une plus petite équipe scientifique entourant Michael Marmot, à Londres. Nous nous rencontrons en personne trois ou quatre fois par année. La prochaine réunion aura lieu à Vancouver, les 7, 8 et 9 juin. Nous nous rencontrons généralement à l'extérieur de Genève, fidèles à la théorie voulant que le changement social nécessite une action de bas en haut aussi bien que de haut en bas. Étant donné que nous voulons faire agir les deux facteurs de changement, nous rencontrons généralement les grands dirigeants gouvernementaux, par exemple des présidents, des premiers ministres, certains ministres, et cetera. Nous faisons également de l'observation sur le terrain. Par exemple, en juillet, nous avons passé presque une journée complète à Kibera, au centre-ville de Nairobi, un des pires bidonvilles de la planète.

Quant aux quatre piliers de notre travail, ils incluent la société civile, pour la première fois dans une commission mondiale. Les représentants de la société civile participent à nos réunions, organisent des consultations régionales et donnent leur point de vue sur les mesures à prendre pour obtenir des changements sociaux. Leur point de vue est important car il est grandement ignoré par les statistiques et rapports officiels qui nous viennent de tous les horizons.

Nous accueillons donc les représentants de la société civile. Nous avons commencé à inviter d'autres pays à adopter les déterminants sociaux de la santé. Vous pourrez approfondir cette question avec le gouvernement canadien.

Les grands partenaires internationaux constituent un autre de nos piliers. Comment infléchir les politiques de la Banque mondiale lorsqu'elles ne sont pas acceptables? Elles ont causé de grands dommages dans les domaines de la santé et de l'éducation dans tout le monde développé, mais la Banque mondiale semble s'être éloignée de cette approche des années 1990.

Quant aux valeurs, la commission s'appuie sur une description officielle des objectifs que nous sommes censés atteindre. Nous sommes également censés examiner l'inégalité et l'iniquité en matière de santé. Ce sont deux concepts différents. J'ai adapté les définitions suivantes à partir de diverses études. L'inégalité en matière de santé est un facteur que personne ne devrait contester, puisqu'il s'agit de la différence observable, souvent mesurable, par rapport à l'état de santé entre des individus et entre des groupes ou sous-groupes de la société, peu importe la cause.

Je qualifie l'iniquité en matière de santé de « catégorie morale », parce que c'est un choix. On peut observer l'inégalité en matière de santé et ne rien faire pour y remédier. En revanche, on peut décider, après constaté l'inégalité sur le plan de la santé, de prendre des mesures afin d'y remédier. C'est le rôle de tout gouvernement et voilà pourquoi je considère que c'est un choix. Il s'agit d'une catégorie morale qui prend racine dans la stratification sociale, qui est incrustée dans la réalité politique et dans la négociation des relations de pouvoir social. On ne peut pas y échapper.

J'aime la définition suivante de l'équité en matière de santé : « absence de différences injustes, inévitables ou auxquelles on peut remédier en ce qui concerne la santé à l'intérieur d'une population ou de groupes définis socialement, économiquement, démographiquement ou géographiquement. »

Nos réseaux de savoirs sont composés d'équipes de chercheurs qui ont été recrutés dans le cadre d'un processus de sélection lorsque la commission a été formée. Les commissaires n'ont pas eu à participer à la sélection de ces équipes. Le secrétariat de l'OMS avait enclenché un processus administratif et fait parvenir la documentation à toutes les personnes susceptibles de vouloir faire de la recherche pour la commission. Huit réseaux de savoirs ont été choisis. Ce sont des réseaux universitaires et, malheureusement, leurs représentants proviennent de pays du Nord, ce qui est n'est pas étonnant, mais les équipes ont été tenues d'ajouter des représentants des pays du Sud, y compris des membres de la société civile.

Un des réseaux de savoirs porte sur l'exclusion sociale. À la suite d'entretiens avec certaines Premières nations du Canada, j'ai vite compris que notre propre population autochtone refusait d'être classée dans la catégorie de l'exclusion sociale. Les Autochtones affirment en effet que les sources de leur marginalisation sont particulières et je dois dire qu'ils ont raison. Cependant, vous souhaiterez certainement vous pencher sur cette question car les peuples autochtones représentent bel et bien un secteur de la société canadienne qui est victime d'inégalité en matière de santé.

J'ai poussé nos travaux dans ce domaine autant que j'ai pu. Avec mon collègue d'Australie qui a fait un travail extraordinaire, nous avons organisé en septembre dernier une première réunion et une importante conférence à la fin du mois d'avril prochain pour les personnes qui ont vécu des situations similaires en raison de leur contexte, de l'histoire, et cetera, en l'occurrence les Autochtones du Canada, d'Australie et de Nouvelle-Zélande. Je veux éliminer le plus possible la polarisation de la société canadienne. Je suis frappée par la relation d'opposition entre les Autochtones et la population canadienne en général et par les nombreux malentendus de part et d'autre.

Les Autochtones du Canada auront ainsi l'occasion de conclure des alliances avec d'autres groupes qui vivent des situations similaires. La situation en Amérique du Sud ou celle des Autochtones de l'Inde ne sont pas les mêmes, mais il y a de nombreuses similitudes entre les Autochtones des trois pays que sont le Canada, la Nouvelle-Zélande et l'Australie. La conférence aura lieu à Adélaïde, en Australie, à la fin du mois d'avril et accueillera sans doute quelques Autochtones des États-Unis où nous avons établi certains contacts, et d'Amérique du Sud. Le groupe dispose d'un budget relativement réduit et la tâche que j'ai confiée à mes amis du Canada consiste à nous expliquer pourquoi ils ne souhaitent pas être placés dans la catégorie de l'exclusion sociale. Bien entendu, la réponse est l'autodétermination mais selon moi, l'autodétermination est un terme politique qui recouvre une réalité beaucoup plus complexe. J'aimerais savoir quelles sont les sources de ce besoin d'autodétermination.

Bien entendu, quand on parle d'autodétermination au Canada, on commence à s'affoler, parce qu'on pense au Québec. Pourtant, ce terme n'a pas du tout la même signification pour les Autochtones. Je pourrais résumer en disant que pour eux, c'est une façon de retrouver leur identité afin d'accéder à un mieux-être et une meilleure santé.

Ensuite, je ne veux pas que notre commission connaisse le même sort que la conférence d'Alma-Ata qui fut un grand jalon dans l'histoire de l'OMS. En 1978, c'était Joyce Fairbairn qui prenait les décisions au bureau du premier ministre et elle m'avait interdit de me rendre à la conférence où fut adoptée la Déclaration d'Alma-Ata. Elle n'est pas ici aujourd'hui, parce que je suis encore un peu fâchée contre elle. Alma-Ata représente un jalon important, puisque c'est au cours de cette conférence que fut lancée l'idée de la santé pour tous en l'an 2000. Évidemment, cet objectif n'a jamais été atteint. La conférence avait essentiellement mis l'accent sur les soins de santé primaires. Après la conférence, les pays du Nord se sont retrouvés et ont affirmé qu'avec leurs régimes de soins médicaux de pointe, ils n'avaient pas besoin de soins de santé primaires qu'ils considéraient comme une médecine de pauvre. Or, les soins de santé primaires ne devraient pas être pour les pauvres, mais pour chacun d'entre nous. Je refuse cette séparation. Je veux que notre rapport s'adresse autant aux pays du Nord qu'aux pays du Sud, même si la situation dans les pays du Sud est choquante tant les déterminants sociaux de la santé sont médiocres.

En juin dernier, j'ai présenté à Vancouver un exposé que j'avais intitulé « Le Canada, pays des projets pilotes ». J'en ai brièvement parlé un peu plus tôt. Au fil des années — et aujourd'hui encore — nous avons autorisé la réalisation et financé de si nombreux projets pilotes sur les déterminants sociaux de la santé, que l'on a du mal à y croire. Certains travaux ont été évalués; d'autres ne l'ont pas été. Ils n'ont jamais donné naissance à des politiques et des programmes. Ces projets de recherche sont exclusivement ponctuels. Je ne crois pas exagérer en disant cela, car j'ai hésité pendant de nombreuses années avant d'en parler. Depuis que je me suis exprimée, des gens m'interpellent au cours des réunions sur la santé publique pour me dire que c'est tout à fait vrai. Il y a quelque chose d'anormal. Je soulève également d'autres sujets, par exemple les rapports sociaux entre les sexes.

Lors de la première réunion de la commission à Santiago du Chili, il n'y avait aucun réseau de savoirs consacré aux femmes. Aussi, nous avons exigé la création d'un réseau. Je me souviens encore du visage de notre président, sir Michael Marmot. C'était sa première réunion et il n'avait fréquenté jusque-là que des groupes universitaires, scientifiques ou médicaux. « Vous voulez parler du sexe », m'a-t-il demandé. Je lui ai répondu vivement « Non, je veux parler des femmes ». Cependant, le titre officiel est « Égalité des sexes ».

Cette diapositive présente un diagramme des réseaux de savoirs dont l'objectif est indiqué au milieu. Le cercle vert représente le réseau de savoirs. Les réseaux de savoirs n'entreprennent pas de nouvelles recherches étant donné que nous ne disposons ni des fonds, ni du temps nécessaire pour cela. Ils réunissent des recherches fondées sur l'expérience et sur la qualité, y compris des recherches qualitatives. Ils les analysent et les synthétisent puis nous présentent des recommandations. Les réseaux feront paraître beaucoup de publications au cours des prochains mois. Ils nous présenteront leurs rapports finals en mars ou avril. Ce seront des documents sur lesquels vous souhaiterez peut-être vous pencher.

Notre régime d'assurance-maladie, par exemple, représente seulement un seul déterminant social de la santé au Canada. La mondialisation et son incidence sur la santé, les conditions de travail, l'exclusion sociale et les milieux urbains — c'est-à-dire pas seulement l'existence des quartiers défavorisés, mais également leur incroyable prolifération — sont d'autres déterminants. J'ignore le type de recommandations que nous ferons, mais je peux vous donner un exemple de ce qui s'est produit à Nairobi. Nous avons passé trois heures en compagnie du jeune ministre des Finances du Kenya. Il nous avait affirmé, avec beaucoup d'assurance, que le Kenya poursuivrait sa croissance et que la pauvreté serait totalement éliminée dès que le pays aurait atteint une croissance de 7 p. 100 de son PIB, dans deux ans. Je ne sais pas où il vit, mais il venait de nous citer la théorie des effets de retombées de la Banque mondiale. Or, les pauvres n'ont jamais bénéficié des retombées. Elles ont donné naissance à une classe moyenne mais n'ont jamais atteint les pauvres qui sont beaucoup plus nombreux. Le ministre des Finances veut démolir complètement un bidonville urbain qui abrite 600 000 personnes et déplacer ces dernières dans une nouvelle banlieue où on leur construira des logements sociaux. Cependant, il y a au moins deux autres bidonvilles comme celui-là à Nairobi.

Sénateur Pépin, vous êtes vous aussi de Montréal. Il y a quelques décennies, Montréal avait essayé en vain de se débarrasser des quartiers délabrés du centre-ville. Nous savons qu'il n'y a jamais assez de logements sociaux. Ils ne sont jamais prêts au moment de la démolition, si bien que les habitants de ces quartiers perdent leur tissu social. En effet, même si ces quartiers ont l'air affreux, ils offrent une certaine organisation sociale. Les programmes de logements modestes mais remarquables que nous avons visités à Ahmrabad, la ville de Ghandi, au nord de Mumbai, en Inde, lors de notre réunion là-bas, sont des programmes entrepris par une association qui s'intitule Self Employed Women's Association, SEWA. Je m'attendais à découvrir des petites entreprises familiales, mais nous avons vu plutôt des associations de chiffonnières, de vendeuses ambulantes, et cetera, qui s'étaient constituées et qui avaient obtenu leur formation au Coady international Institute de l'Université St. Francis Xavier. C'était merveilleux de découvrir les résultats qu'obtient cette association.

La population dont je vous parle est la plus vulnérable, la plus pauvre parmi les pauvres, qui vit dans des bidonvilles effroyables ou dans des villages qui ne sont pas beaucoup mieux. Les adeptes de l'esprit coopératif véritable, des concepts de solidarité et des principes de Ghandi adoptent une démarche ascendante pour tenter d'améliorer leur sort. Et ils y parviennent. Il y a beaucoup de choses à faire, mais ils doivent se mobiliser sur le plan local. C'est extraordinaire de découvrir cela.

Trois réseaux de savoirs sont financés par le Canada. Deux d'entre eux sont des réseaux canadiens. Clyde Hertzman dirige le réseau sur le développement du jeune enfant. Je suppose qu'il viendra témoigner devant vous; le réseau sur la mondialisation et l'égalité en santé relève de la responsabilité de Ron Labonté de l'Institut de recherche sur la santé des populations, ici à Ottawa; et il y a un réseau sur les systèmes de santé animé par une équipe de chercheurs d'Afrique du Sud et d'autres également, bien sûr, mais financés par l'intermédiaire du CRDI, le Centre de recherches pour le développement international.

Je terminerai en citant le professeur David Gordon de l'Université de Bristol, au Royaume-Uni. On a reproché à Roy Romanow de n'avoir abordé dans son rapport que le régime d'assurance-maladie, et rien d'autre, en particulier les déterminants sociaux. M. Romanow a refait son travail et a adapté la liste suivante à partir des recherches de David Gordon. Je pense qu'il s'exprime de manière très claire et facile à comprendre : choisissez vos parents; ne soyez pas pauvres; prenez un bon départ dans la vie; obtenez votre diplôme d'études secondaires; trouvez-vous un emploi; choisissez votre milieu de vie; vivez dans un logement de qualité; prenez soin de vous.

Je terminerai avec cette diapositive. J'ai pris beaucoup de photos de bidonvilles, mais celle-ci illustre bien l'objectif de la commission : dans n'importe quel pays ou province, les déterminants sociaux nous amènent à nous demander « À quoi bon traiter les maladies des gens — chose à laquelle nous excellons de mieux en mieux, moyennant des dépenses exorbitantes — si c'est pour les renvoyer dans la situation qui les a rendus malades? »

Le président : Merci beaucoup de nous avoir présenté cet exposé extraordinaire et très pertinent.

A mesure que progresseront nos audiences, nous souhaitons faire le bilan de la situation au Canada et comparer ensuite nos succès et nos échecs aux résultats obtenus dans d'autres pays du monde. Avant d'ouvrir le débat à tous les membres du comité, j'aimerais vous demander quels seraient, selon vous et les observations que vous avez faites jusqu'à maintenant, les modèles que nous devrions suivre? Comme d'habitude, la Suède semble avoir obtenu de bons résultats et nous connaissons tous, bien entendu, les terribles échecs des pays de l'Afrique subsaharienne.

Mme Bégin : Je vais vous donner mes impressions personnelles sur le sujet. Pendant toutes les années que j'ai passées à Santé nationale et Bien-être social Canada, la Suède était le modèle parfait et cela m'agaçait un peu. Cependant, depuis que je travaille à la commission, j'ai compris que tous les indicateurs révélateurs d'une situation quasi idéale sont présents, pas seulement en Suède, mais dans tous les pays nordiques, avec quelques légères variations.

Pendant des années, lorsque je parlais aux États-Unis de notre régime d'assurance-maladie ou de notre système de soins de santé, je commençais par dire « Le Canada est la Suède de l'Amérique ». J'étais convaincue de ce que je disais, puisque lorsque j'étais ministre, j'avais toujours entendu vanter nos réalisations. Je me souviens d'avoir collaboré avec le sénateur Callbeck lorsqu'elle était ministre des Affaires sociales de l'Île-du-Prince-Édouard. Étant moi-même ministre du Bien-être social, je savais ce qu'était la sécurité sociale. Nous parlons toujours de nos mesures de protection sociale. Je m'exprimais en toute sincérité. Récemment, j'ai vérifié le rapport publié par l'OCDE en avril 2006 faisant état du pourcentage des dépenses totales en matière de sécurité sociale dans les pays du Nord. La première colonne est consacrée à ce que nous appelons le bien-être social — assistance sociale et services sociaux. Ces services regroupent l'assurance-chômage, l'éducation, la formation et une ou deux autres catégories. La santé n'est pas incluse dans ce rapport.

Pendant des années, le Canada a figuré parmi les cinq pays consacrant le plus grand pourcentage de leurs dépenses totales aux services de santé, privés et publics. Nous nous situons légèrement en dessous ou autour de 10 p. 100 du PIB. Selon les années, le Canada peut être deuxième ou troisième. Ces cinq pays sont la France, la Suisse, la Suède, l'Allemagne et nous. Tout le monde accepte les États-Unis à 15 p. 100 et pourtant, c'est un pays qui n'offre pas un régime d'assurance-maladie universel, mais un système morcelé.

Voilà notre situation. Je suppose que nous nous situons au même rang pour ce qui est des dépenses sociales ou de sécurité sociale en général. En étudiant ces colonnes de chiffres, j'ai décidé de ne pas m'arrêter aux chiffres concernant l'éducation ou l'assurance-chômage, étant donné que tous les pays se situent à un niveau moyen, et j'ai décidé de me concentrer sur le régime de sécurité sociale, c'est-à-dire les services sociaux et le bien-être social, ce que nous appelons de manière générale la sécurité sociale. À ma grande surprise, le Canada se situe juste au-dessus des États-Unis, parmi les pires pays du monde occidental. Je ne savais pas que nous étions si peu généreux.

J'ai été incitée à effectuer cette recherche personnelle après avoir découvert un texte de Carolyn Tuohy, politologue de renom, vice-présidente de la recherche à l'Université de Toronto. Dans un de ses livres écrits il y a une dizaine d'années mais que j'ai découvert récemment, elle pose une question fondamentale : pourquoi le Canada s'est-il montré si généreux vis-à-vis de son régime d'assurance-maladie, et cetera, et si mesquin en matière de sécurité sociale au cours de son histoire? Au départ, j'ai pensé qu'elle ne savait pas de quoi elle parlait. J'étais insultée. Pourtant, j'ai découvert que c'est moi qui ne savais pas de quoi je parlais.

Je sais que l'expression « État providence » est devenue pratiquement taboue depuis 25 ans dans les idéologies. Je sais que de tels programmes n'ont pas produit les résultats escomptés. De façon générale, de nombreux pays, y compris le nôtre, ont réduit considérablement leurs programmes de bien-être social. Cependant, j'ai entendu parler, dans le cadre de mes travaux à la commission, de nouvelles recherches qui visent actuellement à établir la corrélation entre les programmes fiables de bien-être social et les meilleurs résultats en matière de santé. Je pense que le bien-être social évolue dans cette direction. Je réponds à votre question avec les éléments que me fournit actuellement ma quête personnelle. J'ai parlé des pays nordiques. Il y a ensuite le Royaume-Uni qui commence à obtenir des résultats un peu meilleurs. Le Royaume-Uni a fait un excellent travail sur le plan des déterminants sociaux de la santé. Le Canada collabore avec le Royaume-Uni dans ce domaine. L'Agence de santé publique a mis au point des programmes fiables que l'on appelle approches intersectorielles, car il est inutile de parler de déterminants sociaux de la santé à un ministre de la Santé, étant donné que tous les ministères fonctionnent en silo. Il y a des millions de comités interministériels. J'ai siégé à de nombreux comités à titre de fonctionnaire et de ministre. J'ai le regret de dire que de manière générale, ils ne produisent pas beaucoup de résultats. Ils n'ont pas le pouvoir nécessaire pour agir. Dans un comité, on parle beaucoup, mais l'action est limitée.

Nous avons besoin de mécanismes intersectoriels que l'on qualifie souvent d'approches pangouvernementales, car elles réunissent horizontalement tous les ministères dont l'intervention est nécessaire.

Le sénateur Eggleton : C'est notre première séance. Je tiens à vous remercier, monsieur le président, de nous avoir lancés dans une telle entreprise. Nos travaux seront des plus intéressants et j'espère que l'étude et les résultats qui en découleront seront, en bout de ligne, productifs pour la population du Canada. Je suis très intéressé par ce que j'ai entendu jusqu'à présent.

Madame la commissaire, professeur, merci d'être venue partager avec nous vos vastes connaissances sur ce sujet, afin de nous aider à prendre un bon départ.

Dans votre présentation audiovisuelle, les diapositives sept et neuf consacrées aux études Whitehall I et Whitehall II au Royaume-Uni paraissent contradictoires. En effet, on peut lire ceci sur la diapositive numéro sept :

L'hypothèse générale était que les particuliers qui avaient de bons emplois et de grosses responsabilités seraient les plus enclins aux accidents cardiaques.

Sur la diapositive neuf, on peut lire :

Les gens au bas de la hiérarchie courent davantage de risques de souffrir de crises cardiaques. Plus vous êtes au bas de la hiérarchie, plus le risque est élevé.

Si l'on en croit le premier message, le stress est un facteur important; dans le deuxième message, il semble que ce soit la pauvreté. Pouvez-vous commenter ces points de vue divergents?

Mme Bégin : Je me suis inspirée de différents documents pour réaliser mes diapositives et je suis désolée si le message n'est pas clair. Il est évident qu'il y a là un manque de clarté.

Michael Marmot et son équipe ont pris pour hypothèse de départ que les personnes qui ont des emplois importants sont enclins aux accidents cardiaques : c'était leur hypothèse générale. Or, leurs recherches ont démontré le contraire. C'est ce que je n'ai pas indiqué de manière assez claire. Leur étude a montré que ce sont les gens qui occupent des emplois au bas de la hiérarchie — voilà que je me perds dans mes diapositives.

Le sénateur Eggleton : Ce sont les diapositives sept et neuf.

Mme Bégin : Oui, ça y est.

Le sénateur Eggleton : L'étude n'a pas confirmé leur hypothèse de départ mais a démontré autre chose.

Mme Bégin : L'hypothèse générale continue d'être reprise continuellement par des gens qui ne savent pas. C'est un cliché. On le dit et on continue à en être convaincu.

Le sénateur Eggleton : C'est une croyance populaire, en effet.

Mme Bégin : Exactement.

Le sénateur Eggleton : Les déterminants sociaux sont nombreux : éducation, conditions de travail, environnement physique, revenu, statut social, et j'en passe. Cependant, après avoir entendu votre exposé et consulté votre documentation, s'il fallait en retenir un seul, pourrait-on dire que la pauvreté est le déterminant le plus fort? C'est peut-être une évidence ou peut-être est-il difficile de résumer cela en un seul mot, mais j'aimerais entendre votre point de vue à ce sujet. Par ailleurs, avez-vous classé les déterminants par ordre d'importance?

Mme Bégin : J'appréhendais cette question.

Le sénateur Eggleton : Je suis désolé.

Mme Bégin : Je me suis moi-même posé la question au sujet des recommandations. Nous ne voulons pas présenter 300 recommandations que les gens oublieront, alors comment les classer par ordre de priorité?

Je ne sais quoi vous répondre pour ce qui est de leur importance relative. Comme je suis fille d'ingénieur, je me dis que si nous avons un moteur suffisamment puissant, nous parviendrons à mettre les autres en mouvement, mais je ne sais pas quel est le déterminant qui nous permettra de le faire.

J'ai aussi été enseignante et il y a des jours où je pense qu'il faudrait vraiment commencer par mettre l'accent sur le développement des jeunes enfants, avant même la pauvreté, car c'est une dimension commune à toutes les classes sociales qui pourrait, dans un sens, annuler les effets de la pauvreté dans les classes sociales défavorisées. Cependant, je ne sais pas si on peut établir une hiérarchie. Vous poserez la question à des chercheurs qui en sauront plus que moi là-dessus.

J'ai fait parvenir récemment à votre président un texte de Michael Marmot publié dans The Lancet. Dans ce document, il tente de conceptualiser le lien entre les divers déterminants sociaux. La pauvreté est celui qui me vient tout d'abord à l'esprit, mais privilégier cette dimension, c'est refuser de passer immédiatement à l'action. C'est pourquoi j'ai pensé au développement du jeune enfant.

On a pu constater, à travers l'histoire, que l'éducation gratuite et universelle a eu un effet extraordinaire. Le président du Kenya nous a dit lui-même en juillet qu'il avait décidé, il y a près de deux ans, d'éliminer les frais d'inscription aux écoles primaires. En septembre suivant, un million et demi d'enfants supplémentaires, surtout des filles, s'inscrivaient à l'école. Cela en dit long.

La ministre de la Santé du Kenya est une de mes collègues à la commission. Nous avons visité ensemble la clinique communautaire, un établissement modeste, sale et minuscule dans les bidonvilles de Kibera. Les cliniques communautaires offrent des services de santé maternelle, des services de santé de la reproduction et autres services qui sont tous payants. Je n'aimais pas le ministre des Finances de ce pays et je lui ai dit que la collecte des frais modérateurs coûte plus cher qu'ils ne rapportent au Trésor public. C'est une mesure dissuasive, même si, pour nous, elle paraît dérisoire. Voilà toutes sortes de questions qui viennent à l'esprit et dont je ne connais pas la réponse.

Lorsque j'ai commencé ma réflexion, je me suis demandé où se trouvaient les plus pauvres d'entre les pauvres au Canada. Je veux parler de facteurs de mauvaise santé que l'on pourrait éviter. Comme on pouvait s'y attendre, les plus mal lotis sont des membres des Premières nations. Il existe des foyers de pauvreté urbaine partout dans le pays et, bien entendu, ces foyers sont désormais invisibles. Ce n'est pas comme à Kibera. Ils sont totalement invisibles. On ne veut pas y penser.

Je crois qu'il existe aussi des foyers de pauvreté dans certaines régions rurales du pays, mais je ne connais pas suffisamment la situation pour vous en parler.

Le sénateur Eggleton : Avez-vous le temps pour une autre question?

Mme Bégin : Permettez-moi d'ajouter un commentaire. Au fil des années, on nous a dit et répété qu'en investissant dans les femmes — quelle expression affreuse — en investissant dans des programmes, dans l'éducation, et cetera, on était parvenu à provoquer des changements sociaux dans de nombreuses parties du monde.

Le sénateur Eggleton : Vous et moi avons tous deux servi au Cabinet : vous dans le gouvernement Trudeau et moi-même dans le gouvernement Chrétien. Mon premier portefeuille dans le gouvernement Chrétien fut le Conseil du Trésor. Lors de mon entrée en fonction, j'avais dans l'idée de créer des ponts entre les ministères. Je pense que je me suis heurté aux même écueils que tous ceux qui ont tenté de le faire. Comme vous l'avez dit dans votre exposé, nous avons affaire à un système de silos qui est renforcé également par la tradition parlementaire de la responsabilité ministérielle individuelle. Je constate que c'est une chose très difficile à accomplir et pourtant, il faut le faire si nous voulons prendre en compte toute la gamme des déterminants...

Mme Bégin : Vous prêchez à une convertie.

Le sénateur Eggleton : Il faut vraiment se débarrasser des silos, parce que le ministère de la Santé n'offre pas de services sociaux ni de services d'éducation; or, les déterminants sociaux de la santé sont partout. Pas seulement au niveau fédéral, mais également à l'échelon provincial.

Avez-vous d'autres idées sur la façon de surmonter cet obstacle?

Mme Bégin : Je pense que vous devriez parler à Morris Rosenberg, sous-ministre de Santé Canada, qui préside un comité de sous-ministres que l'on pourrait appeler les ministres des déterminants sociaux, si j'ai bien compris. Une telle structure n'existait pas à mon époque. C'est une possibilité.

Je crois que vous avez déjà invité Mme Sylvie Stachenko qui est un des deux sous-administrateurs en chef de l'Agence de santé publique du Canada. Si je me souviens bien, l'Agence de santé publique travaille, en relation avec le Royaume-Uni et la Suède, à un projet visant à définir les meilleures approches intersectorielles. Vous pourrez prendre contact avec Mme Stachenko et M. Rosenberg. Ils pourraient vous être utiles.

Le sénateur Nancy Ruth : Dans ces deux diagrammes, je me demande où l'on a classé la race.

Mme Bégin : Voilà qui est bien dit. Nous en parlons tout le temps, mais nous ne considérons pas la race comme un déterminant social de la santé. C'est un des éléments importants regroupés sous la rubrique « Exclusion sociale ». Ce réseau de savoirs a été confié à une équipe remarquable. D'après nos travaux, je dirais presque que la race est le facteur le plus important d'exclusion sociale. Cependant, nous n'avons pas rédigé ce texte. Il nous a été fourni.

Le sénateur Nancy Ruth : Ce réseau ne traite pas des relations entre les sexes?

Mme Bégin : Bien sûr que si!

Le sénateur Nancy Ruth : Excusez-moi.

Mme Bégin : Nous avons exigé la création de ce réseau parce que sinon, les relations entre les sexes auraient été noyées dans le réseau consacré à l'exclusion sociale, ce qui aurait été négatif parce qu'il aurait réuni un si grand nombre de sous-groupes énormes de la population. La commission est assurément extrêmement sensible à ce sujet. En passant, la race se présente comme un déterminant social de la santé négatif ou positif dans le Canada actuel.

Le sénateur Nancy Ruth : Les études de Whitehall et de Black, et je suppose surtout l'étude de Black qui était antérieure et qui a porté sur l'ensemble de la Grande-Bretagne, ont-elles tenu compte de la race?

Mme Bégin : Je ne m'en souviens pas.

Le sénateur Nancy Ruth : L'étude de Whitehall consacrée aux fonctionnaires masculins il y a 20 ans, portait essentiellement sur des sujets de race blanche?

Mme Bégin : Il y avait aussi des femmes dans l'étude de Whitehall. Je suis désolée, je ne m'en souviens pas pour le moment.

Le sénateur Nancy Ruth : À votre avis, le Réseau canadien pour la santé des femmes pourrait-il apporter quelque chose à cette étude sur la santé de la population?

Mme Bégin : Le réseau de savoirs sur les systèmes de santé d'Afrique du Sud est dirigé par deux enseignantes qui collaborent régulièrement avec les réseaux de savoirs sur la mondialisation et les femmes et les relations entre les sexes. Je ne sais pas comment expliquer cette interaction qui se révélera par l'intermédiaire des divers rapports qu'ils feront paraître dans quelques mois. Je peux simplement vous répondre par l'affirmative.

Le sénateur Nancy Ruth : J'aimerais savoir si deux ou trois personnes de notre comité pourraient prendre part à votre réunion à Vancouver, en juin, à titre d'observateurs?

Le président : Nous en parlerons à huis clos.

Mme Bégin : Je serais ravie d'accueillir des membres de la société civile d'ici et de là-bas, puisque nous nous rencontrons au Canada. En passant, les thèmes seront la santé des Autochtones et le vieillissement. Les Américains vont nous parler du vieillissement, mais il y aura également d'autres débats.

J'en serais ravie.

Le sénateur Nancy Ruth : Mise à part la façon de modifier les politiques de la Banque mondiale, j'aimerais vous poser une autre question. J'étais en Colombie au mois de novembre et j'ai appris que 30 millions de dollars transitent d'Amérique du Nord vers la Colombie et que cet argent sert à payer les soins de santé et l'éducation. Au cours de l'étude que réalise votre groupe, allez-vous vous pencher sur la question des envois de fonds des immigrants nouvellement installés au Canada, à leur famille dans leur pays d'origine?

Mme Bégin : Je ne suis pas certaine de bien comprendre.

Le sénateur Nancy Ruth : Il s'agit de l'argent qu'un Néo-Canadien originaire disons, de Colombie, renvoie aux membres de sa famille restée là-bas pour qu'ils puissent payer leurs soins de santé et leur scolarité. Il semble qu'une grande partie des systèmes de santé et d'éducation sont financés par notre économie.

Mme Bégin : Je suis certaine que Ron Labonté et Ted Schrecker qui dirigent le réseau de savoirs sur la mondialisation pourront vous renseigner à ce sujet. Je lis tellement de documents en même temps que je ne me souviens pas de la source. Nous avons des renseignements à ce sujet. Ce n'est que la première intervention. Vous souhaiterez peut-être me poser la question à nouveau lorsque nous aurons progressé dans nos travaux.

[Français]

Le sénateur Pépin : Vous nous indiquez une distinction à établir entre l'inégalité et l'iniquité en santé. Est-ce que cela signifie qu'en adoptant une approche de la santé de la population nous devions absolument prendre l'engagement d'élaborer une optique de justice sociale dans notre rapport?

Mme Bégin : Cela va me mettre dans l'eau bouillante encore plus parce que c'est une question de choix. L'inégalité, comme je l'ai définie d'après les documents et les nombreuses recherches, est un fait de la vie mesurable, observable et démontrable.

Une fois établie l'inégalité, c'est aux gens de décider si le travail est terminé ou s'il mène à une action. C'est aussi simple que cela. Ce sera le choix de votre comité. C'est un choix fondamental, un choix d'individu, un choix de comité dans ce cas-ci, un choix de gouvernement. C'est pourquoi j'ai appelé cela une catégorie morale. Il ne sert à rien, à mon avis, d'étudier les inégalités si on n'en tire pas les conclusions qui s'imposent.

Je pense vraiment qu'il y a un moment historique qui se passe ces dernières années où sont en jeu les grands de ce monde — incluant le secteur privé, comme par exemple Bill Gates, entre autres — tels la Banque mondiale et le G8.

Ils vont parler d'Afrique, mais il reste qu'un mouvement a été créé par le document des objectifs du Millénaire pour le développement qui oblige les Nations Unies, dont nous sommes signataire, à atteindre huit buts. L'accent est porté sur le développement, mais le développement sans la santé ou la santé sans le développement ne peut pas fonctionner. Également, Jeff Sax, un grand économiste, a produit le rapport Sax sur la santé et le développement pour l'Organisation mondiale de la Santé.

Ceci étant dit, vous jugerez par vous-mêmes. Nous avons trouvé qu'il a plutôt parlé de pauvreté et de santé. Nous, nous avons élargi la définition de santé qui a une connotation très médicale. Ce sont toutefois des travaux fondamentaux que vous voudrez probablement connaître.

Le sénateur Pépin : Quand on parle de santé, il y a évidemment la santé médicale, mais dans l'ensemble, par rapport à une santé de population, il faut aussi quelque chose, il faut agir dans l'ensemble.

Mme Bégin : Cela demeure une question de choix, mais le mien est fait.

[Traduction]

Le sénateur Munson : Bonjour. Au Sénat, on ne cesse jamais d'apprendre. Ce rapport est fascinant.

J'ai été frappé par votre dernière diapositive comportant la légende suivante : « À quoi bon traiter les maladies des gens si c'est pour les renvoyer dans la situation qui les a rendus malades? » J'ai été frappé par ce que le sénateur Eggleton a dit au sujet des silos par opposition aux liens horizontaux.

En ma qualité de journaliste, j'ai fait des reportages sur Davis Inlet. Je pensais avoir contribué à sensibiliser les Canadiens au cri de détresse de ce peuple souffrant de nombreux troubles différents, des enfants qui respiraient de l'essence aux maladies psychologiques dues à l'isolement. Et pourtant, en tant que société, dix ans plus tard, nous avons réinstallé la population de Davis Inlet sur le continent du Labrador. Elle n'est plus sur une île. Il me semble que nous ayons traité cette situation selon une approche de silo, puisque nous voyons actuellement surgir les mêmes problèmes.

En tant que gouvernements et en tant que société, je pense que nous avons encore échoué, parce que nous n'appliquons pas une approche globale pour remédier à la situation dans nos collectivités isolées. Quel est votre point de vue à ce sujet et avez-vous des recommandations à présenter relativement à la marche à suivre pour régler un tel problème? Le problème dépasse de beaucoup celui des jeunes qui respirent des vapeurs d'essence.

Mme Bégin : Oui, j'ai connu ce type de situation à Winnipeg, lorsque j'étais ministre. À l'époque, nous avions demandé aux pharmaciens de placer tous les produits pour les soins des cheveux et autres, sur des étagères plus hautes, parce que les jeunes Autochtones du centre-ville de Winnipeg utilisaient ces produits pour en inhaler les vapeurs.

Un de vos commentaires me paraît décrire le défi important qui se pose au Canada. Vous avez dit « Je pensais avoir contribué à sensibiliser » mes lecteurs à telle et telle situation.

Il ne s'agit pas ici des cas habituels de cancer ou d'autres maladies connues. Il s'agit de troubles de la santé qui ne sont pas pris en compte par le régime de soins de santé.

Pour moi, la population canadienne doit accepter le défi important suivant : le public doit comprendre et accepter que la pauvreté et l'exclusion sociale sont inacceptables dans un des pays les plus riches du monde.

Autrefois, quand on prenait le train pour aller d'Ottawa à Montréal, on passait par Saint-Henri. C'est un quartier extrêmement pauvre de Montréal où j'avais été étudiante et enseignante. De nos jours, Saint-Henri s'est presque complètement embourgeoisé. Sénateur Eggleton, vous avez été maire de Toronto. Vous savez que nous avons évacué les logements sociaux du secteur Jane et Finch et d'ailleurs. Nous avons embourgeoisé le centre-ville. Nous ne voyons pas la pauvreté. Les Canadiens ne veulent pas voir la pauvreté.

Si vous le permettez, je pousserai encore plus loin ma critique. Nous avons rendu un grand service à l'ensemble de la population canadienne en mettant de l'ordre dans nos finances en 1995. Il fallait le faire, mais il ne fait aucun doute que nous l'avons fait sur le dos des pauvres. Je regrette de le dire, mais cela me paraît clair. Tous les versements qui ont été éliminés ou réduits concernaient le domaine de l'assistance sociale. Certains prétendront que ce n'était pas nous mais les provinces. En fait, c'était nous.

Le sénateur Munson : Pour revenir à ma question, est-ce qu'il y a une meilleure approche pour remédier à ce genre de situation? La période sombre que nous avons traversée à partir de 1995, ce ne sont pas les militaires qui en ont été les victimes, mais les pauvres. Vous aurez compris que je fais référence à l'actualité.

Mme Bégin : Si je connaissais la réponse, je serais première ministre. Désolée. Je pense que vous devriez vous adresser à ceux qui connaissent les faits concrets du monde d'aujourd'hui. J'ai été chargée de la santé des Premières nations et des Inuits pendant huit ans. À l'époque, nous ne reconnaissions pas les Métis. Il est certain que nous nous heurtons à l'isolement et à la situation économique. C'est le premier obstacle. Nous ne savons que faire pour aider.

Je voulais former des professionnels de la santé inuits et autochtones dans tous les domaines. Le dernier projet de loi que j'ai déposé à la Chambre des communes en juin 1984 et qui fut adopté, a permis de créer le Programme de carrières pour les Indiens et les Inuits dans le domaine de la santé. Aujourd'hui, nous avons des médecins, par exemple le Dr Jeff Redding qui dirige l'Institut de la santé des Autochtones aux Instituts de recherches en santé du Canada. Nous avons des gens merveilleux — pas assez, mais c'est un début. Je parle uniquement du domaine de la santé. Tous ces intervenants sont sensibles aux déterminants sociaux parce qu'ils sont au courant.

Je regrette, sénateur, je ne peux pas vous dire de manière pratique, concrète et opérationnelle quelles sont les mesures à prendre.

Le sénateur Munson : Je crois que nous avons du pain sur la planche.

Le sénateur Cook : Merci de revenir. Nous nous appuierons sur vos sages conseils lorsque nous étudierons la santé de la population.

J'aimerais parler de la santé des Autochtones, une question qui me préoccupe. J'y pense constamment. Le sénateur Munson a parlé de Davis Inlet. Monsieur le sénateur, vous ne connaissez peut-être pas l'histoire de Davis Inlet. Un jour, le Dr Padden découvrit dans les hautes terres des monts Torngat, un groupe d'Inuits qui était miné par la tuberculose. Le Dr Padden les ramena dans l'île, ce qui changea la vie des nomades de Torngat. Ils se trouvèrent déracinés et personne ne leur apprit comment vivre dans leur nouvel environnement. Ils étaient isolés sur une île, pour l'amour du ciel, sans aucune possibilité de communication. Mais c'était pour un bien supérieur : on craignait la propagation de la tuberculose.

Lorsque le gouvernement fédéral a décidé d'un « nouvel avenir » pour les mêmes Inuits, personne ne leur a, une fois de plus, enseigné les aptitudes à la vie quotidienne. Le gouvernement les a installés dans des maisons modernes avec des salles de bain, des laveuses, des sécheuses, tout l'équipement moderne, et le chauffage central plutôt que des poêles à bois. Je n'ai cessé de m'interroger sur la pertinence de telles décisions. Les travailleurs de santé communautaire et les travailleurs sociaux m'ont rapporté qu'ils avaient supplié le gouvernement d'envoyer des gens sur place pour apprendre aux Inuits les principes élémentaires de vie dans ce nouvel environnement : une maison équipée du chauffage central, d'une cuisinière et d'une salle de bain.

D'une manière ou d'une autre, il faut aller à la rencontre de ces gens que nous voulons protéger et leur demander ce dont ils ont besoin ou avoir la sagesse de réfléchir à ce qui est le mieux pour eux et de collaborer avec eux. Or, nous ne le faisons pas et voilà le résultat.

Permettez-moi de citer l'exemple d'un village mi'kmaq de la région de la Bay d'Espoir, un village modèle. Les habitants de ce village disposent d'un merveilleux réseau d'éducation et d'une bonne équipe dirigeante, mais les services de santé sont fournis par une infirmière praticienne. C'est une infirmière mi'kmaq qui, ayant constaté les besoins de sa collectivité, a décidé de faire des études à l'Université Dalhousie. Voilà une belle réussite. Je pense que nous ne savons pas écouter.

Pour en revenir à l'essentiel, je me fais plus âgée et plus philosophe, c'est la pauvreté spirituelle. Vous nous avez parlé des Autochtones de Nouvelle-Zélande et de la création de services de soins primaires. Ensuite, il a été question de la santé mentale et nous avons passé en revue certaines pratiques utilisées par les Autochtones pour atteindre un mieux-être. Est-ce une approche en silo? Qui sait?

Il semble que nous soyons toujours prêts à dire aux autres ce qui est le mieux pour eux, mais nous ne les écoutons pas. Comment sortir de cette approche en silo?

Dans ma propre province, les travailleurs sociaux sont actuellement tellement débordés qu'ils doivent prendre des congés pour épuisement professionnel. Ils se sentent incapables de faire face à la situation que vit actuellement la population marquée par l'exode, le déclin de la pêche et tous les autres problèmes. Aucun mouvement ne semble se dessiner. Je suis certaine que vous feriez le même constat dans les hôpitaux psychiatriques et les services de santé mentale. Est-ce une question de budget? Est-ce une question de territoire? Quel est...

Mme Bégin : C'est une question de pouvoir.

Le sénateur Cook : Comment faire pour leur donner ce pouvoir?

Mme Bégin : J'ai commencé avec le mouvement féministe, il y a de nombreuses années, mais aujourd'hui, je fais le même constat dans le domaine du développement et de l'aide. Les gens ont besoin de se faire aider pour apprendre diverses techniques et autres, mais surtout, ils devraient pouvoir prendre leur avenir en main.

Je siège au conseil de l'Initiative sur la santé de la population canadienne. Nous avons financé la recherche de Chris Lalonde dans les collectivités autochtones de Colombie-Britannique et il effectue actuellement des recherches au Manitoba. Il a constaté que la situation s'améliore dans les régions où les Autochtones ont commencé à prendre leurs destinées en main. Le taux de suicide a diminué. C'est remarquable.

Les résultats sont visibles et c'est bien que vous ayez mentionné une telle réussite car nous devons tous savoir que c'est faisable. Il est possible de réussir.

Le sénateur Cook : Je peux vous parler seulement des expériences que j'ai vécues dans ma région. Il y a une quinzaine d'années, nous avions mis sur pied dans notre église un modeste programme pour le petit-déjeuner et le repas de midi, à l'intention des élèves de quelques écoles urbaines. Le programme était ouvert à tous.

Chaque élève recevait chez lui une enveloppe contenant le menu et des coupons. Personne ne savait qui assumait les coûts. Les résultats ont été concluants. Aujourd'hui, le programme est une fondation parrainée par Hibernia. C'est une réussite. Lorsque nous avions commencé, nous avions décidé d'envoyer l'enveloppe à toutes les familles. Il est intéressant de noter que les gens nous ont toujours retourné suffisamment d'argent pour nous permettre d'acheter les provisions nécessaires pour offrir le petit-déjeuner à ceux qui le demandaient. Ces mesures...

Mme Bégin : Je suis absolument certaine que ce programme a changé la vie de ces enfants.

Le sénateur Cook : En effet. Aujourd'hui, cette fondation compte des milliers de membres.

Mme Bégin : Il est impossible d'étudier avec l'estomac vide. C'est aussi simple que cela.

Le sénateur Cook : Comment trouver la sagesse de sortir des silos si une société...

Mme Bégin : Je ne devrais pas vous raconter cela, mais je vais le faire quand même. En 1978, lorsque nous avions créé le crédit d'impôt pour enfants — qui porte maintenant un autre nom mais qui est très utile, ou devrait l'être — j'avais été renversée d'apprendre que le groupe qui s'opposait à cette mesure était une organisation de travailleurs sociaux. J'étais choquée, mais en tant que sociologue, j'aurais dû m'y attendre. L'argent parvenait directement aux mères, si bien que les travailleurs sociaux perdaient un peu de leur pouvoir par rapport à elles, si vous me permettez ce commentaire négatif.

Le sénateur Cook : Qui est le meilleur juge?

Mme Bégin : Exactement.

Le sénateur Cook : Comment pourvoir aux besoins humains fondamentaux? On y revient chaque fois que l'on étudie les services sociaux.

Mme Bégin : Je vous ai parlé d'un mouvement en Inde qui commence à être bien connu — il regroupe un million de femmes, membres de la population la plus vulnérable, dans l'État du Gujarat. Il ne s'est pas beaucoup étendu ailleurs en Inde. D'autres initiatives analogues existent en Inde et le pouvoir de la population locale est incroyable lorsqu'on l'aide à s'organiser et à prendre son avenir en main.

Le président : Avant de vous donner la parole, sénateur Munson, j'aimerais souligner ce point incroyablement important qui sera omniprésent tout au long de nos audiences et dans notre rapport.

Lorsque nous avons rédigé le rapport sur la santé mentale, nous avons découvert que la collectivité est importante pour les gens qui souffrent de troubles mentaux : ils doivent pouvoir fréquenter les services communautaires, rencontrer des gens qu'ils connaissent, certains de leurs pairs capables de les accompagner à la banque et de les conduire à certains endroits s'ils n'ont pas de permis de conduire. Je suis convaincu depuis longtemps que c'est une erreur terrible d'avoir construit au Canada de nombreux monuments dédiés à la santé, mais pas d'installations communautaires. Voilà pourquoi l'accès fait défaut.

Vous connaissez tout cela, puisque vous avez été ministre de la Santé. En fait, vous avez contribué à financer mon monument lorsque vous étiez ministre. Quel est votre point de vue à ce sujet? Ensuite, le sénateur Munson pourra intervenir.

Mme Bégin : Permettez-moi de profiter de l'occasion pour vous dire combien le rapport de votre comité sur la santé mentale a été bien accueilli partout au Canada. Tout le monde est ravi de la position que vous avez prise en tant que comité.

Le sommet ne peut pas décider de ce que veut la base, et cetera. On peut seulement amener les gens à prendre eux-mêmes le contrôle de la situation. Il est possible de jouer un rôle de facilitateur, mais le mouvement ne peut venir d'en haut. Il existe certaines approches qui ont donné et continuent de donner de bons résultats. Il faut adopter une orientation précise et ne pas en déroger.

Le sénateur Munson : Les deux facettes ne sont-elles pas le pouvoir et l'habilitation?

Mme Bégin : À l'époque, celui qui gouvernait détenait le pouvoir.

Le sénateur Munson : Je pense que je n'ai pas suffisamment écouté. Lorsque j'étais journaliste, je posais beaucoup de questions, mais maintenant, en tant que sénateur, je dois faire ma propre réflexion.

Vous avez parlé de Mumbai et du Coady international Institute et cela m'intéresse. Notre pays a besoin d'autres instituts Coady, puisque les plus pauvres des pauvres de Mumbai, en Inde, peuvent prendre leur avenir en main, avons-nous des programmes — ma question peut paraître naïve — de formation et d'habilitation permettant aux gens de prendre eux-mêmes le contrôle de leur existence dans les régions pauvres du pays?

Mme Bégin : Excusez-moi, je ne connais plus assez bien le domaine général du développement communautaire. Je ne sais pas quels sont les programmes qui seraient utiles.

Pour revenir au Coady international Institute, je pense que la grande majorité des Canadiens n'en ont jamais entendu parler et ne se souviennent pas du père Coady, de la grande crise de 1929 et de la naissance du mouvement coopératif au Canada anglais.

J'étais ravie de constater qu'ils forment de nos jours des animateurs et des animatrices — comme on les appelle en français — qui participent à tous ces mouvements dans de nombreux pays du tiers monde. Je trouve cela extraordinaire.

Je suppose que certains frais, notamment les coûts de voyage et de logement sont assumés par l'Agence canadienne de développement international, l'ACDI. Il doit exister des liens, mais je ne suis plus au courant de la situation, ni sur le plan canadien, ni sur le plan international. Je me contente de signaler l'excellent travail qu'ils font.

Le sénateur Munson : C'est un bon modèle.

Mme Bégin : Un des cinq centres dits de collaboration — j'espère que ce n'est pas un projet pilote de plus — et je ne sais pas exactement s'il relève de l'Agence de santé publique du Canada ou de Santé Canada ou des deux, le centre chargé des déterminants sociaux de la santé, relève de l'Université St. Francis Xavier. Le centre de collaboration, les services de formation universitaires et autres sont basés à l'Université St. Francis Xavier où se trouve le Coady International Institute.

Le président : Merci beaucoup. Votre présentation a été très enrichissante pour notre comité et une façon merveilleuse de commencer nos travaux. Nous vous sommes immensément redevables. J'ai bien peur que nous vous réinvitions à venir témoigner.

Honorables sénateurs, nous allons maintenant poursuivre notre réunion à huis clos pendant quelques minutes pour parler de notre plan de travail.

Le comité se poursuit ses travaux à huis clos.


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