Délibérations du Comité permanent du
Règlement, de la procédure et des droits du Parlement
Fascicule 4 - Témoignages du 14 février 2007
OTTAWA, le mercredi 14 février 2007
Le Comité permanent du Règlement, de la procédure et des droits du Parlement se réunit aujourd'hui, à 12 h 10, en vue d'examiner la motion suivante : que le Sénat reconnaisse le droit inaliénable des premiers habitants du territoire aujourd'hui appelé Canada d'utiliser et de communiquer à toutes fins utiles dans leur langue ancestrale; que, pour faciliter l'expression de ce droit, le Sénat prenne les mesures administratives et mette en place les moyens techniques qui s'imposent pour permettre, dans l'immédiat, l'utilisation de leur langue ancestrale au Sénat pour les sénateurs qui le désirent.
Le sénateur Consiglio Di Nino (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Honorables sénateurs, nous examinons aujourd'hui la motion présentée par notre collègue, l'honorable sénateur Corbin, sur l'utilisation des langues autochtones au Sénat.
Nous accueillons M. Mark Audcent, légiste et conseiller parlementaire du Sénat. Nous allons entendre son exposé et ensuite lui poser quelques questions. Je tiens à vous rappeler que nous devons être dans la salle du Sénat au plus tard à 13 h 30. Je vais donc surveiller le temps de parole de près et me montrer un peu plus sévère que d'habitude.
Monsieur Audcent, vous avez la parole.
[Français]
Mark Audcent, légiste et conseiller parlementaire, Sénat du Canada : Honorables sénateurs, je vous remercie de votre invitation à venir prendre la parole devant vous aujourd'hui. Je suis accompagné pour l'occasion de Mme Suzie Seo, qui occupe les fonctions de conseillère juridique auprès du Sénat. Vous m'avez demandé de vous éclairer sur la portée constitutionnelle de la motion du sénateur Corbin dont votre comité a été saisi le 19 octobre 2006, et dont le libellé est le suivant :
Que le Sénat reconnaisse le droit inaliénable des premiers habitants du territoire aujourd'hui appelé Canada d'utiliser et de communiquer à toutes fins utiles dans leur langue ancestrale; que, pour faciliter l'expression de ce droit, le Sénat prenne les mesures administratives et mette en place les moyens techniques qui s'imposent pour permettre, dans l'immédiat, l'utilisation de leur langue ancestrale au Sénat par les sénateurs qui le désirent.
Le libellé de la motion soulève deux questions. Premièrement, la motion invite le Sénat à reconnaître un droit inaliénable. Cela exige un examen du bien-fondé de l'affirmation de ce droit, ainsi qu'un examen de la portée d'une telle affirmation.
Deuxièmement, la motion propose un plan d'action qui amènera à se pencher sur l'interaction entre les droits et les contraintes pratiques.
[Traduction]
Permettez-moi de dire quelques mots au sujet du statut et de l'usage des langues autochtones ancestrales au Canada. Le rapport de 1996 de la Commission royale sur les peuples autochtones note que :
Selon des évaluations récentes, le spectre de l'extinction menace au moins 90 p. 100 des 6 000 langues du monde.
Les langues autochtones ne sont pas les seules à être précaires; sur tous les continents, les langues minoritaires sont en péril. On répartit en général les langues autochtones du Canada entre 11 familles associées aux Premières nations, auxquelles il faut ajouter l'inuktitut avec ses différents dialectes, et le michif, qui a lui aussi des dialectes caractérisés par des emprunts à plusieurs langues autochtones. Ces familles comprennent de 53 à 70 langues. Seul un petit nombre d'Autochtones s'expriment en langue autochtone. Plus d'un million de personnes ont déclaré être d'ascendance autochtone lors du recensement de 1991, mais 190 165 seulement ont affirmé que leur langue maternelle est une langue autochtone et 138 105, qu'ils l'utilisent à la maison. Les langues parlées par un grand nombre de personnes et dont le taux global de transmission à la maison est élevé peuvent être considérées comme viables. L'inuktitut est la famille linguistique qui présente la plus grande vitalité.
D'après le profil démographique établi par Statistique Canada à partir des données tirées du recensement de 2001, le cri, l'inuktitut, l'ojibwa, le déné et le montagnais-naskapi constituent les cinq langues autochtones ancestrales qui sont utilisées par le plus grand nombre de personnes. Au total, 92 630 personnes affirment parler le cri; 31 945, l'inuktitut; 27 955, l'ojibwa; 10 500, le déné; et 9 335, le montagnais-naskapi. D'après le recensement de 1991, le cri est parlé par environ 43 p. 100 des Autochtones ayant une langue maternelle autochtone. Viennent ensuite l'inuktitut et l'ojibwa, qui se situent à environ 13 p. 100 respectivement. Toutefois, le cri et l'ojibwa englobent divers dialectes que ne comprennent pas tous ceux qui parlent ces langues.
Un site Web de l'Université Laval, établi par M. Jacques Leclerc et mis à jour le 26 août 2006, indique que la plupart des langues des Premières nations sont parlées dans des petites collectivités qui comptent moins de 1 000 personnes. Il est évident que la vitalité de ces langues est sérieusement compromise.
Les commissaires, tournant leur attention vers les solutions, ont noté ce qui suit :
À notre avis, les gouvernements canadiens ont l'obligation de soutenir les initiatives des Autochtones pour préserver et revitaliser leurs langues, et neutraliser dans toute la mesure du possible le préjudice causé à leurs cultures par des politiques foncièrement assimilatrices.
Le rapport propose :
Que les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux reconnaissent sans tarder que la détermination du statut de l'usage d'une langue autochtone est un des pouvoirs centraux liés à l'autonomie gouvernementale des Autochtones, et que lesdits gouvernements affirment et soutiennent le droit des nations autochtones et de leurs collectivités d'employer et de promouvoir leurs langues et d'en faire, à leur discrétion, les langues officielles des nations, territoires et collectivités autochtones.
Honorables sénateurs, cette recommandation nous amène à la motion dont vous êtes saisis. Le rapport ne fait aucune mention des droits des Autochtones d'utiliser leur langue ancestrale autochtone à l'extérieur des limites de leurs territoires et collectivités, et, notamment, au sein des hautes sphères du gouvernement fédéral.
Honorables sénateurs, je tiens à ajouter un autre commentaire. Le 1er juin 2005, le sénateur Adams a indiqué au comité qu'il souhaitait s'exprimer en inuktitut au Sénat. Il a déclaré : « En tant que Canadiens, nous devrions avoir le droit d'utiliser notre langue. »
L'histoire des droits linguistiques au Canada est longue et complexe. Le cadre législatif qui en résulte est lui aussi compliqué. Commençons par les droits relatifs aux langues officielles. D'abord, l'article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 autorise l'usage des langues française et anglaise au Parlement. Fait intéressant, cet usage est à la fois facultatif et obligatoire.
Dans les Chambres du parlement du Canada... l'usage de la langue française ou de la langue anglaise, dans les débats, sera facultatif; mais dans la rédaction des archives, procès-verbaux et journaux respectifs de ces Chambres, l'usage de ces deux langues sera obligatoire;
Par conséquent, l'article 133 n'exclut pas forcément l'emploi d'une langue autre que l'anglais ou le français dans les débats des Chambres du Parlement, à la condition que cet emploi ne porte pas atteinte à l'exigence voulant que les deux langues officielles soient utilisées également dans les procès-verbaux et journaux de celles-ci.
[Français]
Il est peu probable que les Pères de la Confédération aient réfléchi à l'usage des langues autochtones ancestrales dans les Chambres du Parlement. Il est vrai que, très tôt dans l'histoire, des Métis ont siégé au Parlement. À cet égard, le nom de Louis Riel nous vient vite à l'esprit.
Toutefois, le premier député issu des Premières nations est M. Errick French Willis, qui a été élu au Parlement en 1930. De même, le premier représentant des Premières nations à avoir été élu à la Chambre des communes, après que les Indiens eurent obtenu le droit de vote en 1960, a été M. Leonard Stephen Marchand, qui a été élu en 1968 et a plus tard été nommé sénateur. Le premier Inuit à avoir été élu a été M. Peter Ittinuar en 1979.
En 1958, le premier ministre Diefenbaker a nommé au Sénat M. James Gladstone, un Indien de sang de l'Alberta. Votre collègue, le sénateur Adams, a été le tout premier Inuit à être nommé au Sénat en 1977. Il y a aussi bien sûr des sénateurs métis; je pense entre autres au sénateur St. Germain et à l'ancien sénateur Chalifoux.
C'est bien sûr cette présence autochtone de plus en plus grande au sein de nos institutions représentatives, à compter des années 1960 et 1970, qui a rendu nécessaire l'examen de la motion dont vous êtes saisis aujourd'hui. À l'heure actuelle, le Sénat compte 94 sénateurs dont 7, soit environ 7,5 p. 100, ont des racines autochtones.
[Traduction]
Le début des années 1980 a été marqué par l'adoption de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982. La Charte fait de l'anglais et du français les langues officielles du Canada. Les articles 16 à 22 de la Charte figurent sous la rubrique « Langues officielles du Canada ». Les paragraphes 17(1) et 18(1) de la Charte reprennent essentiellement l'article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867. Le premier dispose que chacun a le droit d'employer le français ou l'anglais dans les débats et travaux du Parlement. Le deuxième précise que les lois, les archives, les comptes rendus et les procès-verbaux du Parlement sont imprimés et publiés en français et en anglais, les deux versions des lois ayant également force de loi.
S'appuyant sur ce cadre constitutionnel, la Loi sur les langues officielles stipule que l'anglais et le français sont les langues officielles du Parlement et que chacun a le droit d'employer l'une ou l'autre dans les débats et travaux du Parlement. Elle précise que le droit d'utiliser le français ou l'anglais implique le droit d'être compris et le droit de comprendre.
Le paragraphe 4(2) dispose qu'il doit être pourvu à l'interprétation simultanée des débats et autres travaux du Parlement. Il est important de noter que l'interprétation simultanée n'a été introduite à la Chambre des communes qu'en 1959, sur une motion du premier ministre Diefenbaker. Avant la mise en place du système d'interprétation, les parlementaires qui s'exprimaient dans une langue officielle n'arrivaient pas à se faire comprendre des parlementaires unilingues qui, eux, parlaient l'autre langue officielle. Cette situation avait parfois pour effet, semble-t-il, de vider la Chambre de ses membres.
Le recours à l'interprétation simultanée prévu par la Loi sur les langues officielles montre clairement que ce droit constitue un droit juridique. Toutefois, on ne sait pas s'il constitue un droit qui bénéficie de la protection de la Constitution. Le fait qu'il n'y ait eu aucun service d'interprétation pendant près d'un siècle donne à penser qu'il ne s'agit pas d'un droit constitutionnel exécutoire.
Les versions anglaise et française de la disposition de la Loi sur les langues officielles qui traite des journaux des débats sont libellées légèrement différemment. La version anglaise laisse entendre que les journaux des débats doivent rendre compte de tout ce qui a été dit dans une langue officielle et être traduits dans l'autre langue officielle. Cette exigence exclut l'emploi d'une langue ancestrale autochtone dans les débats du Sénat.
Toutefois, la version française exige simplement que les comptes rendus comportent la transcription des propos tenus dans une langue officielle et leur traduction dans l'autre langue officielle. Cette version peut être interprétée comme voulant dire que les langues officielles ne seront pas les seules autorisées, et que l'usage d'autres langues ne sera pas interdit.
Permettez-moi maintenant de vous parler de l'utilisation de langues tierces et des droits linguistiques des Autochtones. L'examen de la loi qui régit l'utilisation des langues officielles révèle que rien n'interdit l'emploi d'une autre langue au Sénat. Toutefois, leur utilisation dans les comptes rendus du Sénat exige une certaine planification.
Est-ce que l'utilisation des langues autochtones et de langues tierces repose sur des droits constitutionnels établis? La Loi constitutionnelle de 1982 contient une série de dispositions qui méritent d'être examinées. L'article 22 de la Charte précise ce qui suit :
Les articles 16 à 20 n'ont pas pour effet de porter atteinte aux droits et privilèges, antérieurs ou postérieurs à l'entrée en vigueur de la présente charte et découlant de la loi ou de la coutume, des langues autres que le français ou l'anglais.
L'article 25 dispose que :
Le fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne porte pas atteinte aux droits et libertés — ancestraux, issus de traités ou autres — des peuples autochtones du Canada, notamment :
a) aux droits ou libertés reconnus par la Proclamation royale du 7 octobre 1763;
b) aux droits ou libertés acquis par règlement de revendications territoriales.
D'après le professeur Walter Tarnopolsky, l'article 22 ne peut s'appliquer qu'aux peuples et aux langues autochtones. Jeffrey Richstone ajoute que cet article, de par sa portée, n'assure que le maintien des droits acquis. Il ne confère aucune protection additionnelle. Il en va de même pour l'article 25. Les articles 22 et 25 ne font que tracer la ligne entre les droits autochtones existants et la Charte. Il faut donc chercher ailleurs des dispositions qui confirment l'existence ou la reconnaissance de tels droits. Le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 précise ce qui suit :
Les droits existants ancestraux ou issus de traités des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés.
Est-ce que les droits autochtones prévus par l'article 35 comportent un aspect linguistique? D'après les recherches que j'ai effectuées, il n'existe pas dans la jurisprudence d'arrêt indiquant que les droits autochtones n'englobent pas les droits linguistiques. Toutefois, je n'ai trouvé aucun jugement qui confirme expressément ce fait.
Selon le professeur Tarnopolsky, et ses propos ont été repris par Jeffrey Richstone, les droits autochtones envisagés par l'article 35 doivent comprendre les droits linguistiques. Il affirme :
Qu'il serait illogique de reconnaître les droits coutumiers autochtones, mais de ne pas protéger en même temps la langue dans laquelle ces droits sont articulés et véhiculés.
Partant de ce principe, quelle est la portée du droit linguistique confirmé? M. Richstone insiste sur trois points. D'abord, l'article vise les droits collectifs et non individuels. Ensuite, il serait difficile de soutenir que l'article 35 englobe plus que le droit d'utiliser et de promouvoir les langues et les traditions autochtones à l'intérieur des collectivités visées. Enfin, il serait difficile de démontrer que l'article 35 impose l'obligation de fournir des fonds publics pour la formation et le développement. Ces conclusions éliminent effectivement l'article 35 comme fondement pouvant justifier l'utilisation de langues ancestrales autochtones au Parlement.
L'article 35 reconnaît certains droits autochtones collectifs. Qu'en est-il des droits individuels? La Charte contient trois fondements potentiels : les articles 2, 15 et 27.
L'article 2 de la Charte garantit la liberté d'expression. Dans l'arrêt Ford c. Québec (Procureur général) de 1988, qui traitait de la loi 101 du Québec, la Cour suprême du Canada a déclaré, au sujet des droits linguistiques, que :
[Français]
... la langue est si intimement liée à la forme et au contenu de l'expression qu'il ne peut y avoir de véritable liberté d'expression linguistique s'il est interdit de se servir de la langue de son choix.
Au paragraphe 40 de la décision, la cour déclare :
Le langage n'est pas seulement un moyen ou un mode d'expression.
Il colore le contenu et le sens de l'expression. Comme il est dit dans le préambule de la Charte de la langue française, c'est aussi pour un peuple un moyen d'exprimer son identité personnelle et son individualité.
[Traduction]
L'article 15 de la Charte dispose ce qui suit :
(1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et aux mêmes bénéfices de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales et physiques.
(2) Le paragraphe (1) n'a pas pour effet d'interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d'individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques.
L'article 27 précise que :
Toute interprétation de la présente charte doit concorder avec l'objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens.
Pour reprendre les paroles du juge La Forest dans l'arrêt R. c. Mercure, rendu en 1988 :
[Français]
On peut difficilement nier que la langue est profondément ancrée dans la condition humaine. Les droits linguistiques, cela n'a rien d'étonnant, constituent un genre bien connu des droits de la personne et devraient être abordés en conséquence.
[Traduction]
Il est important de noter que les articles 2, 15 et 27 ne visent pas uniquement les peuples et les langues autochtones. La portée donnée à ces dispositions au Sénat devra être juxtaposée avec le droit constitutionnel du Sénat de permettre la tenue de débats productifs auxquels tous les sénateurs peuvent participer. Par ailleurs, toute politique visant à faciliter l'emploi des langues autochtones pourrait être assimilée à un programme de promotion sociale en vertu du paragraphe 15(2).
Pour terminer, honorables sénateurs, l'examen du droit législatif et de la jurisprudence m'amène à la conclusion suivante : il n'existe encore aucun fondement juridique qui confirme l'existence du droit d'utiliser des langues ancestrales autochtones à des fins de communication et, notamment, dans le cadre des travaux du Sénat. Toutefois, diverses dispositions ouvrent la voie à la reconnaissance future et possible des droits linguistiques ancestraux des Autochtones par les tribunaux. Les dispositions pertinentes englobent des droits virtuels. On peut s'attendre à ce que les tribunaux, avec le temps, élaborent une théorie des droits linguistiques constitutionnels des Autochtones qui s'appuie sur ces dispositions.
Jusqu'ici, honorables sénateurs, nous avons conclu que le droit, et en particulier les lois sur les langues officielles, n'excluent pas l'utilisation de langues ancestrales autochtones au Sénat.
Nous avons également conclu qu'il n'existe, à l'heure actuelle, aucun fondement juridique qui reconnaît l'existence du droit d'utiliser les langues ancestrales autochtones à des fins de communication et, notamment, dans le cadre des travaux du Sénat. Inversement, nous n'avons relevé aucune objection en droit quant à leur utilisation.
Maintenant que nous avons passé en revue la question du droit d'un sénateur autochtone d'utiliser sa langue ancestrale, passons aux droits des autres sénateurs. On dit souvent que les droits d'une personne commencent là où ceux d'une autre prennent fin. De manière générale, tous les sénateurs ont le droit de participer à un débat et de comprendre ce qui se dit. Les Chambres du Parlement ont un rôle à jouer. On dit de la Chambre des communes qu'elle constitue le salon de la nation. On pourrait dire la même chose du Sénat. L'importance de permettre aux sénateurs autochtones de prendre part aux débats a même servi d'argument pour justifier la reconnaissance des droits linguistiques des Autochtones. Comme il n'y a pas eu de services d'interprétation simultanée au Parlement pendant près d'un siècle, on peut soutenir qu'il n'existe aucun droit constitutionnel de comprendre tout ce qui est dit au Sénat. Toutefois, la Loi sur langues officielles oblige maintenant le Sénat à fournir des services d'interprétation simultanée au cours de ses débats et travaux. Par ailleurs, la portée de cette obligation est encadrée différemment dans les versions anglaise et française. La version anglaise du paragraphe 4(2) prévoit uniquement l'interprétation simultanée d'une langue officielle vers l'autre, tandis que la version française prévoit l'interprétation simultanée des débats et des travaux. Bien que la portée des deux versions soit identique si seules les langues officielles sont utilisées, la portée de l'obligation en vertu de la version française, qui ne se limite pas aux langues officielles, peut être plus vaste lorsque des langues tierces sont utilisées.
Enfin, honorables sénateurs, je vais vous parler des droits institutionnels du Sénat. L'article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867, auquel vient s'ajouter l'article 4 de la Loi sur le Parlement du Canada, prévoit toute une série de privilèges, d'immunités et pouvoirs pour le Sénat. Dans l'ouvrage intitulé Le privilège parlementaire au Canada, deuxième édition, Joseph Maingot précise ce qui suit :
Le privilège de régir ses propres affaires et délibérations est l'un des attributs les plus importants de toute institution législative indépendante.
Étant donné l'absence de toute loi interdisant l'usage des langues ancestrales autochtones au Sénat, à mon avis, le Sénat a le droit indéniable de répondre aux besoins des sénateurs autochtones qui souhaitent s'exprimer dans leur langue ancestrale, ou dans une autre langue, lors des travaux du Sénat. En raison des exigences de non discrimination énoncées à l'article 15 de la Charte, le Sénat ne peut traiter les sénateurs autochtones de façon différente. Cette disposition permet au Sénat de répondre aux besoins des sénateurs qui souhaitent s'exprimer dans une langue autochtone de préférence à une langue tierce.
Il est important que le Sénat encadre le droit d'utilisation des langues autochtones, et ce, afin d'éviter d'imposer à l'institution une norme de service qu'elle ne peut respecter. Les droits ne peuvent changer la réalité. Comme le Sénat va accorder aux sénateurs autochtones qui s'expriment dans une langue parlée par 20 ou 200 personnes les mêmes droits qu'il accorde à ceux qui s'expriment dans une langue parlée par 80 000 personnes, il importe que le plan d'action prévoie une marge de manœuvre importante au niveau des services. La Division des documents parlementaires du Bureau de la traduction, qui relève de Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, peut aider les sénateurs à déterminer ce qui relève du domaine du possible.
[Français]
Permettrez-moi de récapituler en revenant sur le libellé de la motion du sénateur Corbin. Je m'en tiendrai aux observations suivantes : il m'a été impossible de trouver dans la loi une disposition qui reconnaisse clairement aux Autochtones le droit d'utiliser leurs langues ancestrales et de communiquer à toutes fins utiles dans celles-ci. Il n'y a aucune disposition dans la Constitution ni aucune jurisprudence qui autorise directement un tel usage.
Certaines dispositions de la Constitution sont suffisamment générales pour admettre l'idée d'un droit virtuel d'utiliser les langues ancestrales autochtones à toutes fins utiles. En d'autres termes, les dispositions sont formulées de façon suffisamment vague pour permettre dans l'avenir aux tribunaux d'en élargir la portée pour reconnaître l'usage des langues autochtones à certaines fins.
On pourrait par exemple reconnaître le droit, que certains diront « inhérent », d'une collectivité autochtone de promouvoir l'utilisation de sa langue au sein de ses membres. Rien dans la loi ne reconnaît le droit d'utiliser des langues ancestrales autochtones dans les délibérations du Sénat. Même si ce droit n'est pas reconnu par la loi, rien n'empêche le Sénat de reconnaître ce droit moral, de l'affirmer de quelque autre façon ou encore d'en faire un droit procédural.
En 1960, lorsque l'interprétation simultanée a été introduite au Parlement, le premier ministre Diefenbaker affirmait que l'interprétation simultanée dans les langues officielles était un « droit fondamental » et faisait « partie intégrante de notre liberté constitutionnelle ».
La Commission royale sur les peuples autochtones fait, pour sa part, référence au « droit inhérent » de déterminer le statut des langues ancestrales sur le territoire des nations autonomes.
[Traduction]
À cet égard, la Constitution est un arbre vivant. Comme l'a indiqué un sénateur, elle ne devrait pas être perçue comme étant arthritique. Le Sénat est dépeint, dans les documents constitutionnels, parlementaires et politiques, comme le défenseur des régions et des minorités. Il doit faire preuve de leadership dans le dossier des langues minoritaires. Comme le droit d'utiliser des langues ancestrales autochtones au Sénat n'est pas reconnu sur le plan juridique, il n'existe aucune obligation de permettre leur usage. Le Sénat est libre, dans une certaine mesure, d'établir les conditions régissant l'utilisation des langues ancestrales autochtones lors des travaux du Sénat. À cet égard, une approche par étapes pourrait être préconisée. Peu importe la politique établie, elle devrait s'appliquer à tous les sénateurs autochtones qui souhaitent utiliser leur langue ancestrale dans le cadre des travaux du Sénat. Cela dit, il existe des limites très réelles et pratiques dont il faut tenir compte, certaines qui peuvent être modifiées et adaptées, et d'autres, pas. Ces limites peuvent donner lieu à des niveaux de services différents dans diverses circonstances.
Honorables sénateurs, merci de votre attention. Je répondrai volontiers à vos questions.
Le sénateur Joyal : D'abord, nous avions demandé que tous les sénateurs autochtones reçoivent un avis indiquant que nous allions discuter de ce sujet. Nous voulions qu'ils rencontrent les témoins et qu'ils participent aux discussions. Nous avons déjà discuté de cette question bien précise.
Le président : Si cela n'a pas été fait, nous y verrons. Cela a été fait.
Le sénateur Joyal : J'ai rencontré, ce matin, le sénateur Watt. Je l'ai invité à se joindre à nous.
Je tiens à remercier le président d'avoir invité M. Audcent à nous présenter cet exposé, que j'ai eu l'occasion de lire ce matin. Le document qui a été fourni ne correspond pas tout à fait à ce que vous avez dit. Il a été préparé Mme Seo, qui est conseillère juridique. Je l'ai trouvé intéressant. C'est la première fois, si je ne m'abuse, que l'on tente d'expliquer les incidences juridiques des droits linguistiques des Autochtones en ce qui concerne le Parlement, et surtout, l'article 22 de la Charte.
L'article 22 de la Charte est « mystérieux ». Il n'a pas été interprété par le tribunal depuis son adoption. Il se lit comme suit :
Les articles 16 à 20 n'ont pas pour effet de porter atteinte aux droits et privilèges, antérieurs ou postérieurs à l'entrée en vigueur de la présente charte et découlant de la loi ou de la coutume, des langues autres que le français ou l'anglais.
L'article 22 fait référence aux articles 16 à 20 de la Charte. Les articles 16 à 22 traitent des langues officielles du Canada ainsi que de leur statut et leurs privilèges dans les débats et travaux du Parlement, les lois fédérales, les actes de procédure des tribunaux et les communications avec les institutions fédérales.
L'article 22 précise que, même si quelques articles établissent clairement l'usage du français et de l'anglais au Parlement, il existe en outre d'autres droits et privilèges potentiels, acquis ou exercés, découlant de la loi ou de la coutume.
Il est reconnu que l'anglais et le français sont utilisés dans les travaux du Parlement, mais outre ces droits et privilèges, il peut y avoir — ou il y a —d'autres langues qui ont « ... acquis des droits et privilèges découlant de la loi ou de la coutume... ».
Alors, il faut se demander quelles sont ces autres langues qui peuvent avoir un statut au Parlement. C'est la question qu'on se pose en lisant l'article 22.
Songez au sénateur Corbin, qui était un membre du comité mixte du Sénat et de la Chambre des communes il y a environ 27 ans, alors que cet article était encore un projet de résolution incluant la Charte et la Constitution. À ce moment-là, il était très clair que l'on voulait protéger les autres langues qui pourraient avoir un statut au Parlement, découlant de la coutume ou de la loi.
Essentiellement, on parle de ce qui se passe au Parlement, et non pas du statut des langues dans les réserves ou territoires où les Autochtones ont pu obtenir le droit à l'autonomie gouvernementale. L'article 35 de la Constitution traite de cela. Il est question du statut et des privilèges des autres langues au Parlement. Je conviens que la jurisprudence n'a pas été appliquée à cet article de la Charte, même si de nombreux autres articles sur les droits des peuples autochtones ont fait l'objet d'une interprétation, particulièrement en ce qui a trait à l'article 35.
Il faut reconnaître le fait fondamental qu'a signalé la Cour suprême dans l'affaire Haida, en 2002-2003. Selon moi, cette affaire est très importante parce que, pour la première fois, la Cour suprême a reconnu que les Européens n'avaient pas conquis les peuples autochtones. Ces derniers avaient des droits, des coutumes, des traditions, l'autonomie gouvernementale et une capacité qui n'ont pas été annulés par une conquête, lorsque les colons européens sont arrivés sur la côte Ouest et dans les régions acadiennes du Canada aux XVIIe et XVIIIe siècles. Les Autochtones ont pu conserver intégralement leur identité culturelle et politique.
Selon le tribunal, l'article 35 est une mesure corrective. Il permet aux peuples autochtones de retrouver leur statut initial. Il y a eu trois colonisations européennes, et les Autochtones n'ont jamais été conquis. En tant que Canadien français, j'ai été conquis; j'ai été l'objet du Traité de Paris, alors qu'ils ont été l'objet de la Proclamation royale, qui reconnaissait qu'ils n'étaient pas conquis. Ils ont conservé leurs droits. C'était un engagement du roi George III. Par contre, en tant que Canadien français à ce moment-là, je suis devenu sujet du roi britannique. En 1774, l'Acte de Québec m'a permis de retrouver mes droits linguistiques. Le reste figure dans les livres d'histoire.
En étudiant les relations entre les langues autochtones au Canada et le Parlement, il faut commencer par les aspects fondamentaux de ce que l'on avait en tête lors de la rédaction de l'article 22. À ce moment-là, nous n'étions pas conscients de la portée qu'auraient les droits des Autochtones aujourd'hui. Chers collègues, nous avons même évité d'utiliser les mots « autonomie gouvernementale » dans ces années-là, afin de ne pas effrayer les gens. Si l'on avait inséré ces mots dans l'article 35, on n'aurait pas eu cette charte.
À ce moment-là, la notion était si floue que personne ne voulait utiliser un terme obscur et mal défini dans l'esprit des gens. Nous avions dit que la Charte serait de nature évolutive, car on y retrouverait un élément dynamique. Au fil des années, à mesure que l'interprétation évoluera, nous reviendrons à un stade où il nous sera possible de signer des traités permettant aux Autochtones de recouvrer leur droit à l'autonomie gouvernementale, comme nous l'avons fait avec les Nisgaas. La plupart des sénateurs avaient participé aux débats et aux audiences à l'époque.
J'aimerais faire ressortir un point de votre discours, monsieur Audcent. Vous avez dit qu'il n'y a pas d'exclusion manifeste, mais je prétendrais qu'il y a une inclusion en vertu de l'article 22 parce qu'il traite essentiellement des autres langues employées au sein du Parlement. Bien sûr, on pense à la nature corrective de la Charte. Autant pour mes amis acadiens que pour la communauté de la Nouvelle-Écosse, la Charte a un objectif correctif en ce qui a trait aux droits linguistiques. Elle a pour but de permettre aux gens d'exercer leurs droits à nouveau. C'est essentiellement la philosophie sous-jacente à la Charte. Corriger les erreurs est un objectif dynamique des droits de la personne.
Je crois qu'il est très important, en nous penchant sur l'article 22, d'établir comment il faut l'interpréter. Il ne fait aucun doute qu'à ce moment-là, les seules autres langues susceptibles d'avoir eu des droits découlant de la coutume ou de la loi étaient celles des Autochtones.
En d'autres mots, les premiers traités signés par les peuples autochtones en 1701 n'étaient pas rédigés en anglais, mais bien dans leur propre langue. Les Français devaient alors les traduire. Pourquoi? Dans ce temps-là, on reconnaissait encore entièrement la souveraineté de la nation autochtone. Ils négociaient d'égal à égal en utilisant leur propre langue.
Lorsque la Grande paix de Montréal a été signée en 1701, aucun des 36 chefs autochtones ne parlait une langue autre que la sienne; aucun ne parlait français. Les Français avaient recours à des interprètes pour comprendre ce que les chefs disaient. Ils ont signé le traité en écriture autochtone. Ils utilisaient leurs langues dans leurs échanges avec le groupe minoritaire de cette époque.
Le président : Sénateur Joyal, veuillez poser votre question.
Le sénateur Joyal : Je dis à notre spécialiste et très érudit invité que l'article 22 ouvre la porte à l'attribution d'un statut aux langues autochtones au Parlement. C'est en vertu de cette disposition que nous pouvons reconnaître qu'il s'agit d'un droit découlant de la coutume. Toutefois, aucune décision d'un tribunal ne donne une interprétation de l'article 22. Il est toujours là, et on devrait lui donner une signification, car il n'est pas là pour décorer; il a un sens.
Que signifie l'article 22 selon vous?
M. Audcent : Honorables sénateurs, soit dit en passant, je remercie beaucoup le sénateur de me qualifier de spécialiste. Certes, je suis conseiller juridique pour le Sénat, mais je ne suis pas certain que je puisse prétendre être un expert en droits linguistiques au Canada. Je crois que c'est un tout autre domaine qui dépasse mes connaissances, bien que je sois bien préparé pour en parler aujourd'hui.
Le sénateur Joyal nous invite à nous pencher sur l'article 22, qui se lit comme suit :
Les articles 16 à 20 n'ont pas pour effet de porter atteinte aux droits et privilèges, antérieurs ou postérieurs à l'entrée en vigueur de la présente charte et découlant de la loi ou de la coutume, des langues autres que le français ou l'anglais.
C'est une disposition vivante. Elle vise les droits et privilèges antérieurs ou postérieurs à l'entrée en vigueur de la Charte. Pour ce qui est des « ... langues autres que le français ou l'anglais ... », j'ai cité dans mon exposé des auteurs qui croient qu'il ne peut s'agir que des langues autochtones. M. Tarnopolsky l'a souligné. Il est très clair que nous parlons de ces langues. Cependant, voici le problème que pose la façon dont c'est rédigé. Comme vous le savez, je suis un rédacteur législatif. Il est stipulé que ces articles ne peuvent pas avoir pour effet de porter atteinte aux droits qu'on peut faire valoir. Par contre, cette disposition ne confère aucun droit. Le but de cet article est de préciser que, si l'on a acquis des droits à un moment donné, les articles 16 à 20 ne peuvent pas être invoqués pour y porter atteinte; gardez cela en tête. On reconnaît ces droits et on ne peut pas se servir des dispositions sur les langues officielles pour y porter atteinte. Il est impossible de conférer un droit ou un privilège découlant de la loi ou de la coutume. Il faut trouver le droit ou le privilège dans la loi ou dans la coutume. C'est là que réside mon problème. Lorsque j'ai cherché le droit ou le privilège découlant de la loi, je n'en ai pas trouvé de mention explicite dans la loi ni dans la Constitution. C'est le même cas pour ce qui est de la coutume. Je n'ai pas trouvé de droit ou de privilège découlant de la coutume et portant de façon générale ou précise sur l'usage des langues ancestrales dans les délibérations du Sénat. Je n'ai pas trouvé de coutume à cet égard.
Cela ne signifie pas pour autant qu'il est impossible de créer ce droit. Je vous reporte à l'expression « ...aux droits et privilèges, antérieurs ou postérieurs à l'entrée en vigueur de la présente Charte... ». En effet, même après 1982, année d'entrée en vigueur de la Charte, on peut établir des droits qui s'appuieront sur l'article 22 de cette dernière. Cependant, je ne peux aller jusqu'à prétendre que l'article 22 est une affirmation de droits et de privilèges, car selon moi, cela dépasserait sa portée.
Le président : Merci beaucoup. Trois autres sénateurs souhaitent intervenir, sénateur Joyal, si vous n'y voyez pas d'inconvénient.
Le sénateur Joyal : Je sais que j'ai abusé du temps de mes collègues.
Le président : Pas du tout. Je serais tenté de vous demander de comparaître comme témoin un de ces jours; ça pourrait être intéressant.
Le sénateur Andreychuk : Nous avons beaucoup entendu parler de la dimension juridique. Sommes-nous proches d'une conclusion quant à l'existence d'un droit? Cette question pose-t-elle un problème à un ou plusieurs sénateurs pour ce qui est de leur capacité d'exercer leurs fonctions de parlementaires?
Vous avez fait remarquer que nous pourrions nous pencher sur les droits collectifs garantis par l'article 35, entre autres. Nous pouvons emprunter cette voie. L'exercice vise peut-être à déterminer dans quelle mesure les droits linguistiques doivent être appliqués, ou peut-être sert-il à souligner que nous arrivons ici par nomination, avec les capacités que nous avons. Je repense au discours qu'a fait le sénateur Dyck, hier, dans lequel elle nous a expliqué comment elle s'était retrouvée ici, et quelle était sa conception du travail. Ainsi, un sénateur autochtone devra-t-il chercher à se prévaloir de services d'interprétation?
Je me souviens de l'époque où j'étais juge et où des Autochtones comparaissaient devant la cour. Nous nous attendions à ce qu'ils ne puissent s'exprimer ni en anglais, ni français; nous faisions donc appel à un interprète cri, pour nous rendre compte finalement que celui-ci ne connaissait pas le dialecte de la personne. Ainsi, nous prenions des moyens pour respecter les règles, mais les gens ne pouvaient communiquer ni se défendre convenablement devant la cour. Nous avons donc dû passer à l'étape suivante. L'enjeu était le droit de se défendre devant les tribunaux. La question était liée à la compréhension de ce qui se disait à l'audience. Si le défendeur parlait uniquement cri, nous pouvions trouver un interprète de cette langue, mais comment être certains que celui-ci comprenait bien le défendeur et nous rendait convenablement ses propos? L'autre partie protestait alors, en disant que nous n'avions pas confiance en l'interprétation car nous exigions une certaine norme de qualité à cet égard. Lorsque j'ai quitté la cour, nous étions aux prises avec ce problème.
Discutons-nous d'un droit autochtone, ou bien du droit d'un sénateur d'exercer ses fonctions? Comment envisagiez- vous votre travail en arrivant ici?
M. Audcent : Honorables sénateurs, à mes yeux, l'objectif de l'exercice a été exprimé par le sénateur Corbin, qui a dit vouloir résoudre les problèmes de son collègue.
La motion est très large, ce que vous devez comprendre, car les mots sont importants; les écrits restent. En même temps, nous comprenons l'intention sous-jacente à la motion. Le sénateur Corbin a été très clair quant à l'objectif de cet exercice.
Ensuite, votre comité s'en remet à moi en tant que conseiller juridique, et cela change un peu la donne, car je ne suis qu'un intervenant dans cette affaire. Je n'ai pas de perspective d'ensemble. Mon rôle consiste à vous fournir le contexte constitutionnel qui vous permettra de trouver des solutions. C'est pourquoi mon exposé d'aujourd'hui était assez long; veuillez m'en excuser. Mais il est important de vous préciser les considérations dont vous devrez tenir compte pour en arriver à des solutions.
Je considère que mon rôle est de vous fournir le cadre juridique et constitutionnel qui vous servira de fondement pour concevoir des solutions.
Le sénateur Andreychuk : Êtes-vous en train de nous dire qu'il n'existe aucun précédent qui puisse nous permettre de déterminer si c'est un droit au sein du Sénat?
Puis-je retourner le problème et dire que nous demeurons aux prises avec le dilemme de venir en aide à un sénateur qui se juge incapable d'exercer pleinement ses fonctions en raison d'une barrière linguistique?
M. Audcent : Je dois vous décrire la situation, et j'ai tâché de vous exposer fidèlement les droits qui, selon moi, existent actuellement, tels qu'on les a déterminés et consignés.
Je suis convaincu que vous souhaiterez rendre service au sénateur concerné. Dans ce contexte, vous voudrez le faire en toute équité pour les autres sénateurs et, par conséquent, il vous faudra aussi tenir compte des intérêts des autres personnes à la Chambre. C'est la dynamique des droits de quelqu'un qui s'arrêtent là où commencent ceux des autres. Chaque fois qu'un sénateur s'adresse à la Chambre dans une langue autochtone, disons, il a le droit de parler sa langue et de s'exprimer du mieux qu'il peut. Mais les autres sénateurs ont aussi le droit de comprendre ce qui se passe à la Chambre. Ces deux droits doivent être conciliés et nécessitent des solutions pratiques et positives.
Le sénateur Fraser : En somme, monsieur Audcent, vous vous êtes présenté devant nous en nous disant qu'il n'existe aucun droit légal régissant l'utilisation de langues autochtones au Sénat mais que, dans la mesure du possible, il faudrait pallier ce manque. J'ai lu votre mémoire, et j'en ai retenu ce message peut-être encore plus fortement qu'au cours de votre exposé, même si les deux étaient captivants.
Est-ce que je vous ai bien compris?
M. Audcent : C'est juste, sénateur. Je dirais qu'actuellement, il n'existe aucun droit légal.
Le sénateur Fraser : C'est ce point que j'aborderai ensuite.
M. Audcent : J'ai relevé le fait que, dans certains articles de la Constitution, le langage est assez large pour qu'on puisse reconnaître un droit virtuel — un embryon de droit, capable de croissance. La Constitution peut permettre d'élaborer d'autres dispositions en matière des droits des Autochtones. J'ai découvert que la loi n'était pas utilisée selon son potentiel à cet égard.
Le sénateur Fraser : J'aimerais vous remercier, ainsi que le sénateur Joyal, d'avoir attiré notre attention sur l'article 22 de la Charte. J'avoue que, bien que j'aie passé des heures innombrables à réfléchir à la question des droits linguistiques, je ne m'étais pas arrêtée à l'article 22.
À mes yeux, cela confirme qu'en réagissant à cette proposition, nous pourrions très bien jeter les bases d'un droit constitutionnel, ce qui signifie que, peu importe les mesures que nous prendrons, il est important de procéder avec précaution. Nous devons être conscients qu'il nous faut aller dans la direction souhaitée, sans toutefois entraîner de conséquences involontaires.
M. Audcent : J'en conviens, madame le sénateur.
Le sénateur Fraser : Lorsque le droit de recourir à une certaine langue au Parlement est établi, ce droit n'est pas restreint à la personne dont c'est la langue maternelle. Par exemple, j'ai le droit de parler français en chambre ou dans un comité, même si tout le monde dans la pièce est unilingue anglophone. De même, mes collègues francophones ont le droit de parler anglais, même si tout le monde est francophone unilingue. Ce droit n'est pas lié à la langue maternelle des uns et des autres. Ainsi, nous sommes tous disposés à admettre que nos collègues devraient pouvoir participer à nos débats dans leur propre langue. Quiconque a tenté d'apprendre une autre langue sait combien il est difficile de participer à un débat qui se tient dans une autre langue que la vôtre. Toutefois, comme vous l'avez fait remarquer dans votre mémoire, il y a plus de 60 langues autochtones au Canada, et les constitutions ont une longue durée de vie. Si, en cours de processus, nous optons pour la création d'un droit constitutionnel, comment pouvons-nous en établir le cadre d'une façon qui soit non seulement juste pour les Autochtones, qui en ont besoin, mais aussi pratique?
Vous avez également fait remarquer que nous devions être pratiques. Par exemple, si nous adoptions une règle stipulant que quiconque le souhaite peut utiliser une langue autochtone au Sénat, et si j'avais l'intelligence et l'énergie nécessaires, je pourrais me précipiter pour étudier le mohawk et le pratiquer au Sénat, même si, à ma connaissance, ce n'est la langue maternelle d'aucun sénateur.
Mes arguments ne sont peut-être pas très bien exprimés, mais j'aimerais obtenir des éclaircissements quant à la façon dont on pourrait établir les pratiques, les règles, les programmes pour atteindre notre objectif sans pour autant ouvrir la porte à un droit constitutionnel garantissant l'interprétation simultanée en plus de 60 langues. Nous pourrions nous retrouver avec environ 3 500 combinaisons différentes de langues à interpréter.
M. Audcent : Honorables sénateurs, j'aimerais d'abord répondre à cela que j'accepte l'argument selon lequel le droit de parler une langue ne devrait pas être conditionnel à ce qu'il s'agisse de la langue maternelle du locuteur. Dans le cas d'un anglophone bilingue parlant le cri, scénario qui pourrait se présenter, on ne devrait pas limiter son usage d'une langue autochtone si l'utilisation de cette langue est permise. J'approuve cette idée.
Quant à votre question à propos de la façon d'établir les droits, je n'ai pas la réponse, car elle dépend en partie de l'objectif du comité relativement aux propositions. Quelles que soient ces propositions, leur validité devrait être vérifiée en regard de la loi et des diverses considérations qui vous ont été soumises aujourd'hui. Je ne crois pas que cela constitue une réponse.
Il est indiqué au compte-rendu que vous envisagez d'aborder la question de façon progressive. Pourvu que vous vous assuriez de respecter tous les sénateurs à tous les stades du processus, l'idée de procéder par étape est probablement très judicieuse. Allez-y progressivement, et élaborez ce droit comme vous vous en estimez capables et comme bon vous semble.
Le sénateur Smith : Ma question sera peut-être un peu longue, mais pas autant que celle du sénateur Joyal. Comme vous, monsieur Audcent, ainsi que comme le sénateur Joyal et d'autres membres du comité, je suis avocat, mais je trouve toujours cela rafraîchissant quand des avocats arrivent à exprimer les questions juridiques en langage courant.
Je vais vous soumettre mon interprétation, et vous pourrez me dire si je me trompe.
Premièrement, j'approuve votre conclusion selon laquelle il n'existe pas les mêmes droits constitutionnels pour les langues autochtones que pour l'anglais ou le français. Je pense que cela n'est pas important, car nous n'avons pas les pieds et poings liés. Nous avons le droit de bâtir un système qui est respectueux des locuteurs autochtones et qui leur facilite la tâche lorsqu'ils utilisent leur langue à la Chambre.
L'affirmation du sénateur Joyal selon laquelle les Autochtones n'ont pas été conquis m'a rendu perplexe. Je ne suis pas certain que cela importe vraiment, et je me suis mis à penser à ces pauvres Autochtones de Terre-Neuve. On les a massacrés et décimés au cours de l'une des plus grandes tragédies de l'histoire canadienne. Les Métis ont-ils été conquis lors de la rébellion de Riel? Je ne pense pas que ce soit pertinent, car nous ne sommes pas assujettis à un carcan qui nous empêche prendre des mesures pratiques qui témoignent du respect envers les langues autochtones du pays.
Avant les dernières élections, nous nous sommes entendus pour créer un système qui visait surtout les Inuits, car l'inuktitut est la langue maternelle de deux sénateurs. Nous avons interrogé tous les autres membres ayant des racines autochtones, et ils nous ont répondu qu'ils apprécieraient pouvoir utiliser leur langue. Ils ont dit qu'ils seraient très satisfaits d'un système qui leur permettrait de donner un préavis raisonnable afin d'éviter le recours systématique à l'interprétation. Ils comprenaient les coûts que celle-ci représente. S'ils souhaitaient faire une déclaration dans leur langue, ils donnaient un préavis raisonnable, et cela nous permettait d'en prévoir la traduction.
Dans le cas des Inuits, nous ne nous sommes jamais totalement entendus quant au type de préavis et aux exigences. Pour des raisons juridiques, les déclarations en langue autochtone ne devaient pas être intégrées au hansard, mais celui- ci devait toutefois contenir leurs traductions anglaise et française.
Selon moi, nous pouvons le faire. Nous pouvons créer une disposition spéciale respectueuse de ceux qui souhaitent utiliser une langue autochtone en se souciant de l'aspect économique. Je suis certain que nous pourrons mieux nous y prendre que les Territoires du Nord-Ouest, où un tel procédé s'est avéré très coûteux. J'aimerais essayer de garder un esprit ouvert jusqu'à ce que nous entrevoyions une solution.
Ai-je laissé quelque chose de côté? Me suis-je exprimé dans un langage qui vous convient sur le plan juridique?
M. Audcent : Les propos du sénateur Smith me conviennent très bien, et j'approuve ses positions fondamentales. Le principe de base, c'est qu'il n'existe aucun droit constitutionnel. Selon la seconde affirmation, les sénateurs visent la création d'un tel droit — c'est ce que je présume aussi — et ils souhaitent également élaborer un système qui réponde aux besoins. C'est ce que vous m'avez paru dire, et je suis entièrement d'accord avec vous.
[Français]
Le sénateur Corbin : Lorsque j'ai formulé cette motion, c'est de façon délibérée que j'ai parlé d'un droit inaliénable. Je n'ai pas parlé d'un droit constitutionnel, d'un droit autochtone, d'un droit issu de traité, d'un droit coutumier, d'un droit moral ou d'un droit procédural, mais bien d'un droit inaliénable. J'entends par là quelque chose de plus fondamental encore, c'est-à-dire un droit naturel. Pouvez-vous me dire, monsieur Audcent, ce qu'est un droit « naturel »?
M. Audcent : Honorables sénateurs, je dois avouer que je n'ai aucune expertise en philosophie. Dans ce contexte, parler d'un droit naturel pour moi serait comme de parler d'un droit philosophique. Si vous me dites que vous ne parlez pas d'un droit juridique mais bien d'un droit philosophique, c'est-à-dire un droit naturel inaliénable, je crois que cela dépasse mon champ d'expertise.
Le sénateur Corbin : Cela dit, je crois que ce n'est pas une notion strictement philosophique que le droit naturel. Si vous vous référez à certaines délibérations de l'Organisation des Nations Unies, vous verrez cette notion apparaître souvent lorsqu'il est question de discussions concernant les droits des peuples et les droits d'appel faits auprès de l'Organisation des Nations Unies.
Je ne suis pas avocat. Mais je ne m'en excuse pas; cela me permet de voir le monde avec plus de clarté, je dois l'avouer. Avec tout le respect que j'ai pour mes collègues, je trouve fascinante la présentation que vous nous avez faite et vous en remercie bien sincèrement, vous et votre adjointe. Cela apporte énormément de lumière aux délibérations en cours.
Nous sommes impliqués dans un processus évolutif, M. Audcent en a parlé et d'autres ont parlé du processus évolutif du droit constitutionnel, de certains droits reconnus ou implicites dans la Charte des droits et libertés constitutionnelle ou dans la Constitution canadienne.
En autant que nous progressions dans ce sens, je demeure très optimiste. Je dois exprimer une certaine satisfaction suite à la réunion d'aujourd'hui. Je ne fais pas abstraction non plus des délibérations du précédent Comité permanent du Règlement, de la procédure et des droits du Parlement; tout cela se rejoint.
Lorsqu'on considère les objections, parfois à caractère de panique, qui ont été soulevées à cette occasion, et que nous faisons le rapprochement avec les commentaires d'aujourd'hui, il y a lieu de se féliciter et de croire que nous progressons. Nous évoluons et le débat est constructif.
Je n'ai pas l'intention d'en dire davantage. Je veux prendre un moment pour bien lire et réfléchir sur les commentaires que nous ont présentés le légiste et conseiller parlementaire du Sénat. Je vous encourage à poursuivre vos délibérations et je crois que nous en arriverons enfin à une solution qui soit pratique.
En définitive, je veux vous rappeler que la motion vise à satisfaire une demande exprimée et non pas une demande virtuelle. Peu importe le nombre de langues autochtones que nous avons au Canada, je m'intéresse à la situation qui prévaut au Sénat. Je tiens compte des sénateurs qui n'ont pas l'habileté de bien exprimer, dans la langue anglaise ou dans la langue française, des questions qui leur tiennent à cœur et qui sont d'un énorme intérêt pour leur communauté et qui devraient nous intéresser aussi. Je veux reconnaître leur droit de pouvoir nous communiquer ces préoccupations et de pouvoir participer aux débats dans la langue de leur choix.
À l'heure actuelle, deux sénateurs sont prêts à participer au débat dans la langue inuktitut. Je crois que c'est ce à quoi nous devons nous en tenir pour en arriver à une solution pratique.
Certains sénateurs s'étonnent de l'énormité de la proportion que pourrait prendre l'offre du service d'interprétation de toutes les langues autochtones canadiennes. Je crois qu'il ne faut pas penser de cette façon.
Néanmoins, au Parlement européen — je vous le dis ou je vous le rappelle si vous le savez déjà — il y a plus d'interprètes qu'il n'y a de parlementaires. Personne ne se plaint, cela fonctionne très bien et tout le monde est heureux. Pourquoi ne pourrait-on pas en faire autant au Canada?
Le sénateur Robichaud : J'aime les choses simples. Vous nous avez expliqué clairement qu'il n'y avait pas, d'une part, des obligations, mais que, d'autre part, il n'y avait aucun empêchement pour accéder à la requête de sénateurs qui désirent parler dans leur langue au Sénat.
Le sénateur Corbin dit qu'on ne devrait pas voir cette question comme si on allait ouvrir la porte à toutes les langues qui peuvent être parlées au Canada, mais qu'il faut simplement penser aux sénateurs qui aimeraient s'exprimer dans leur langue afin de bien traduire leurs sentiments et ceux de leurs communautés.
Nous pourrions manquer l'occasion d'ouvrir la porte à ces gens et je ne vois pas pourquoi nous devrions tenir cette porte fermée. Je crois que nous en sommes là et qu'il faut aller de l'avant.
Je n'aime pas me servir de l'expression « accommodement raisonnable », mais je crois qu'actuellement nous devons demeurer dans le domaine du pratique, et comme l'a dit le sénateur Corbin, il est clair que nous devons avancer prudemment et faire en sorte de mettre en place un système permettant de respecter la motion du sénateur Corbin. Ai- je dit quelque chose qui vous contrarie, monsieur Audcent?
M. Audcent : Je suis tout à fait d'accord avec vos arguments. Comme l'a dit le sénateur Fraser, il faudra être alerte et prudent dans l'avenir et ouvrir la porte à plusieurs personnes.
[Traduction]
Le sénateur Fraser : J'aimerais clarifier un élément. On semble penser que je voudrais imposer des obstacles. Ce n'est absolument pas mon intention, au contraire. Je suis très à l'aise, par exemple, avec la proposition selon laquelle, bien qu'on puisse utiliser sa langue autochtone, nous serons d'accord tant que la traduction sera fournie à l'avance. Ça me semble être une façon assez mesquine de procéder. Quoi que nous fassions, nous devons le faire sans demi-mesure, et c'est pourquoi nous devons procéder avec précaution. C'est là où je veux en venir.
Le sénateur Andreychuk : Nous devrions donc être conscients des conséquences que cela pourrait avoir pour la Chambre des communes et autres assemblées législatives du Canada.
Le sénateur Joyal : Peut-être l'attaché de recherche de la Bibliothèque pourrait-il nous dire comment la Nouvelle- Zélande et l'Australie composent avec les droits des Autochtones. J'aimerais que ce débat se tienne aux Nations Unies, ce qui serait très utile.
Le président : Je vais vous dire ce que je prévois faire. Mardi, je convoquerai une réunion du comité directeur, et nous déciderons non seulement de la façon de traiter cette proposition, mais aussi d'autres questions.
J'aimerais ajouter qu'il est toujours merveilleux de pouvoir tenir un débat de cette nature sans que la partisanerie intervienne, et je tire toujours profit de la sagesse de mes collègues. Merci de votre participation.
La séance est levée.