Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires sociales, des sciences et de la technologie
Fascicule 10 - Témoignages du 25 novembre 2009
OTTAWA, le mercredi 25 novembre 2009
Le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie, auquel a été renvoyé le projet de loi C-6, Loi concernant la sécurité des produits de consommation, se réunit aujourd'hui à 16 h 14 pour étudier le projet de loi.
Le sénateur Art Eggleton (président) occupe le fauteuil.
Le président : Bienvenue aux travaux du Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie. Aujourd'hui, nous poursuivons notre étude du projet de loi C-6, Loi concernant la sécurité des produits de consommation.
Nous accueillons deux avocats; c'est logique, étant donné que l'attention accordée au projet de loi C-6 a tourné pour une bonne part autour des différentes dispositions que renferme le projet de loi. Deux avocats viennent donc nous dispenser des conseils à cet égard.
Shawn Buckley est avocat en droit constitutionnel. Il a beaucoup écrit sur le projet de loi C-6 et certains de ses textes de loi précurseurs. Cyndee Cherniak est professeure de droit et elle œuvre chez Lang Michener LLP, cabinet d'avocats actif en droit commercial international. Mme Cherniak est également professeure auxiliaire à l'école de droit de l'Université Case Western Reserve, à Cleveland, en Ohio.
Shawn P. Buckley, avocat en droit constitutionnel, témoignage à titre personnel : Mesdames et messieurs les sénateurs, j'aborderai essentiellement le projet de loi C-6 du point de vue philosophico-juridique du droit le chemin sur lequel ce projet de loi nous amène, et le précédent qu'il établit soulève pour moi de très importantes préoccupations. Il est intéressant de faire remarquer que nous traitons ici d'un projet de loi sur la sécurité. C'est un texte de loi qui vise à protéger les consommateurs, et il est très difficile de résister à une telle chose. La lecture du projet de loi soulève quand même dans mon esprit des préoccupations entourant la sécurité, du point de vue philosophico-juridique du droit.
Je n'ai pas toujours été de cet avis. Comme tout le monde, c'est par le truchement de la publicité du gouvernement que j'ai pris connaissance du projet de loi. Avant les élections, il y avait le projet de loi C-52, essentiellement le même projet de loi, si ce n'est de quelques petites modifications qui ont été apportées, surtout dans le domaine de la protection des renseignements personnels. En lisant mon journal, j'ai aperçu une annonce d'une demi-page où il y avait des photos d'enfants mignons et vulnérables sous lesquelles, dans la légende, le gouvernement disait : nous vous protégeons, vous et votre famille. C'était conçu pour susciter une réaction émotive, et réaction émotive il y a eu. J'étais fier de constater que mon gouvernement agissait pour nous protéger. Puis, quand on m'a appelé à étudier le projet de loi, je me suis d'abord posé la question suivante : voulez-vous dire que nous n'avons pas de loi pour protéger les consommateurs? Voulez-vous dire que le gouvernement ne peut entrer en scène et, dans les faits, si un produit est dangereux, intervenir?
En étudiant la question, j'ai constaté qu'il y a des textes de loi qui se chevauchent. Le plus évident est la Loi sur les produits dangereux, et je vous accorderai que le projet de loi va plus loin que cette loi-là; tout de même, la Loi sur les produits dangereux représente un moyen d'action relativement efficace pour le gouvernement qui se trouve devant un risque important. La distinction réside dans les mesures de protection d'ordre procédural là où des biens sont saisis.
La Loi sur la concurrence et le Code criminel traitent de certains aspects de la question. À mes yeux, ce serait pour nous une erreur de faire fi du droit civil, des litiges qu'il y a eu en matière de responsabilité délictuelle, qui, historiquement, s'est révélé l'arme de choix contre les produits de consommation dangereux.
En étudiant ce projet de loi, je m'aperçois d'abord que, oui, il comporte des éléments qui ne figurent pas dans d'autres lois, mais il serait possible d'ajouter ces éléments-là sans modifier le contexte philosophico-juridique sur lequel nous nous trouvons. Quand j'ai jeté un coup d'œil au projet de loi, la première chose qui m'a alarmé, c'est le fait qu'il s'éloigne du principe de la primauté du droit. Quand je parle de « primauté du droit », je ne parle pas du sens technique du terme comme l'entendent les avocats. L'avocat tient la primauté du droit pour un principe juridique qui est à ce point ancré que nous attendons des tribunaux qu'ils l'appliquent de façon absolue. Quand je parle de primauté du droit ici, je parle davantage de la façon dont un citoyen interprète le terme. Suivant la façon dont un citoyen conçoit la notion de primauté du droit, l'État ne peut porter atteinte à une personne physiquement ou à des biens en l'absence de toute surveillance judiciaire. Quand je traite de cette notion dans mes cours, pour simplifier, je demande aux gens d'imaginer qu'ils reviennent dans le temps à une époque historique où les tribunaux ne s'interposaient pas entre la personne et l'État. Si le roi souhaitait vous emprisonner, il envoyait ses soldats s'emparer de vous. Vous vous retrouviez dans le cachot et c'en était fait de vous. Si le roi souhaitait saisir vos biens, il envoyait ses soldats saisir vos biens, et la question était réglée. Il n'y avait pas de tribunaux ni d'équité procédurale. Il y a des révolutions qui ont été menées à propos de cette question-là.
C'est un important principe juridique que nous avons au Canada qui entre ici en cause : avant que l'État ne puisse porter atteinte physiquement à une personne ou empêcher la jouissance d'un bien de manière significative, il doit s'adresser aux tribunaux. Les tribunaux soupèsent le point de vue du citoyen et celui de l'État, et puis tranchent. C'est ce qui est modifié dans ce projet de loi, et c'est ce que je trouve alarmant. Nombreuses sont les lois de nature administrative qui permettent à l'État de saisir des documents, et les tribunaux ne paraissent pas s'en soucier dans la mesure où cela est fait à des fins légitimes, des fins administratives, et nombreuses sont les lois qui permettent à l'État d'empêcher temporairement la jouissance d'un bien, mais le projet de loi représente à ce chapitre quelque chose de tout à fait nouveau qui, à mon avis, crée un dangereux précédent.
Regardez l'article 20 du projet de loi, là où il est question des pouvoirs de saisie. Je pourrais poser la question pour la forme : quelle limite de temps s'applique lorsqu'un inspecteur saisit des biens? La marge discrétionnaire prévue à cet égard est extrêmement large. Selon ce projet de loi, les autorités n'ont pas à voir un problème de sécurité afin de pouvoir saisir des biens. Je pourrais poser la question pour la forme : y a-t-il une limite applicable à la somme des biens qu'elles peuvent saisir? Non, il n'y a pas de limite. Doivent-elles faire part de la saisie à un tribunal? Non, elles n'ont pas à le faire. Si elles vous inculpent, soudainement, un tribunal veillera peut-être sur vos biens une fois arrivé à l'instance de confiscation, à la fin.
Vous devez comprendre que c'est un projet de loi qui est présenté comme étant une mesure pour protéger les gens et leur famille. Si vous êtes propriétaire d'une entreprise familiale, un inspecteur peut entrer sur les lieux et prendre les commandes de votre entreprise et vous ruiner financièrement à propos d'infractions aux règlements qui n'ont peut-être rien à voir avec la sécurité. Voilà ce qu'il en est en réalité du projet de loi. Si un inspecteur saisit vos biens pour en vérifier ou en assurer la conformité et qu'il décide de vous accuser d'avoir commis un acte criminel, il faut l'intervention d'un tribunal pour que les autorités puissent confisquer vos biens. Si c'est de nature administrative, ce n'est plus du tout la même chose. L'article 30 du projet de loi permet aux inspecteurs de vous ordonner à faire le rappel de votre produit, et l'article 31 leur permet de vous faire prendre toutes sortes de mesures. Ils peuvent vous ordonner de cesser de vendre le produit. Essentiellement, ils peuvent vous ordonner de prendre toute mesure nécessaire pour que, de leur point de vue, en tant qu'inspecteurs, vous respectiez censément la loi.
Imaginons que vous êtes propriétaire d'une petite entreprise familiale et qu'un inspecteur a décelé chez vous quelque infraction sans qu'il n'y ait vraiment là un risque pour la sécurité et qu'il a pris les commandes de votre entreprise et a décidé de ne pas porter d'accusations criminelles contre vous. L'inspecteur vous ordonne de faire quelque chose, mais vous n'appliquez pas cela à la lettre, de sorte que vous êtes accusé, d'un point de vue administratif, d'avoir commis une infraction. Vous ne pouvez vous tourner vers un tribunal. Ce projet de loi ne permet aucunement de soumettre cette décision de l'inspecteur à un tribunal. De fait, vous ne pouvez présenter de preuve de vive voix, sous serment. Vous pouvez seulement vous adresser par écrit au ministre. De fait, la loi interdit au ministre d'envisager les prétentions qui ne sont pas faites par écrit. Vous n'êtes pas présumé innocent tant que votre culpabilité n'est pas établie hors de tout doute raisonnable. Si vous ne faites rien, vous êtes simplement présumé coupable. Si vous avez reçu cet avis d'infraction et que vous n'avez rien fait, vous êtes présumé coupable.
Vous pouvez en appeler au ministre. Le ministre décide si vous êtes coupable ou non en fonction d'une norme moins rigoureuse inhérente au droit civil, la prépondérance des probabilités. Ce projet de loi vous retire les deux principaux moyens de défense dont vous disposez dans le contexte du droit administratif — la diligence raisonnable et la croyance sincère mais erronée. De fait, il n'est pas question de savoir si ce qui est ordonné est raisonnable ou encore s'il y a un risque pour la santé. Le ministre cherche seulement à déterminer si vous avez respecté l'ordre ou non, et il est très important, de fait, que vous réfléchissiez à cela. Le ministre a le droit seulement de se demander si vous avez respecté l'ordre ou non, et non pas d'essayer de voir si l'ordre est raisonnable ou justifié ou excessif. Si, en fonction de la prépondérance des probabilités, le ministre conclut à votre culpabilité, l'article 61 du projet de loi lui permet de conserver vos biens. Vos biens peuvent être confisqués au profit de l'État.
Si vous êtes poursuivi administrativement, l'État se trouve à prendre en charge vos biens pour une période illimitée sans jamais en faire part à un tribunal. La somme des biens saisis ne fait l'objet d'aucune limite, les motifs de la saisie se retrouvent dans une sorte de zone grise, et vos biens peuvent être confisqués au profit de l'État en l'absence de toute surveillance judiciaire. Il se trouve que le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire ne sont plus séparés dans le contexte.
Quand j'ai examiné le projet de loi et constaté qu'il nous éloigne de ce que j'appelle la primauté du droit, il y a une question qui m'est venue à l'esprit. Les produits de consommation au Canada posent-ils un tel risque que nous sommes contraints d'abandonner d'importantes mesures de protection d'ordre procédural et de nous éloigner de la primauté du droit?
Vous ne m'entendrez pas dire que le fait de resserrer les mesures législatives en matière de consommation me préoccupe. Vous ne m'entendrez pas dire que ce projet de loi ne comporte aucun élément positif. Tout de même, si nous souhaitons nous donner un système de rapport ou un meilleur système de suivi afin de pouvoir régler, de fait, certaines préoccupations légitimes à propos de la sécurité, ne pouvons-nous pas le faire en préservant un principe aussi important que celui de la primauté du droit? Il n'y a pas un penseur politique qui vous dira qu'on agirait sans danger en accordant à la police le pouvoir de décision en fait de saisie des biens.
Quand j'ai lu le projet de loi, je dois vous le dire, cela m'a terrifié : le projet de loi crée un important précédent qui nous éloigne du principe de la primauté du droit, et cela me trouble beaucoup. J'inciterais très vivement mes enfants à ne jamais s'adonner à la vente ou à la fabrication de biens de consommation, sachant qu'ils se retrouveraient dans une situation où l'État peut être à la fois juge et policier.
L'autre question extrêmement importante que je voudrais aborder, c'est l'idée que la règle en matière d'intrusion soit supprimée. Je trouve cela tout à fait incroyable que la GRC ou la sûreté provinciale ou la police municipale chargée d'enquêter sur des affaires très graves ne peut entrer chez nous. Si nous disons aux agents de s'en aller et qu'ils n'obtempèrent pas, ils peuvent faire l'objet d'accusations au criminel et être poursuivis au civil. Nous chérissons à ce point notre droit de jouir privément d'un bien que nous ne permettons pas à la police de s'introduire chez nous, mais nous permettons aux inspecteurs de Santé Canada de pénétrer sur les lieux sans mandat et sans invitation. Ils peuvent s'introduire chez nous même s'ils n'enquêtent pas sur nous. Ils peuvent être en train d'enquêter sur quelqu'un d'autre.
Cela m'amène à me demander, encore une fois : les produits de consommation posent-ils un tel risque pour les Canadiens que nous ne pouvons protéger le consommateur sans abolir les règles en matière d'intrusion? C'est un dangereux précédent qui est ainsi créé. Si c'est admis ici pour Santé Canada, qu'est-ce qui empêcherait une autre bureaucratie de demander au gouvernement d'adopter une loi semblable, pour qu'elle dispose des mêmes pouvoirs, étant donné qu'elle a affaire à des questions importantes?
D'un point de vue philosophico-juridique, je dois dire que le précédent ainsi créé dans le projet de loi est très inquiétant. Fait paradoxal, c'est un projet de loi sur la sécurité, mais nous devons nous demander en même temps s'il est dans l'intérêt à long terme des Canadiens de s'éloigner de principes juridiques fondamentaux dont nous avons tous appris qu'ils sont extrêmement importants pour notre liberté et notre sécurité.
Le président : J'ai l'impression que vous en avez encore à nous dire, mais je crois que nous allons mettre de la chair autour de l'os pendant la période de questions et de dialogue.
M. Buckley : J'en aurais pour des heures.
Cyndee Todgham Cherniak, professeure adjointe, Faculté de droit de l'Université Case Western Reserve, témoignage à titre personnel : J'énoncerai d'abord une prémisse fondamentale. En droit commercial, il y a le bon protectionnisme et il y a le mauvais protectionnisme. Le projet de loi C-6 donne clairement dans le bon protectionnisme, d'une certaine façon, dans le sens où il vise à protéger les consommateurs canadiens contre des produits dangereux. Voilà un bon protectionnisme. Il est bien d'agir ainsi. Je ne cherche nullement à nier ce que le projet de loi a de bon. Par contre, la possibilité pour le gouvernement canadien d'interdire à un fabricant ou à un importateur de vendre des produits est de nature à préoccuper. Il faut se demander si le projet de loi C-6, sous sa forme actuelle, selon le libellé actuel, ouvre la porte à un mauvais protectionnisme. Autrement dit, le législateur a-t-il atteint le juste équilibre?
Le mauvais protectionnisme est celui qui protège les fabricants canadiens contre la concurrence étrangère. Le mauvais protectionnisme est celui qui crée des obstacles techniques au commerce. Le mauvais protectionnisme prend la forme de restrictions déguisées qui dressent un mur à la frontière, pour que les biens étrangers ne puissent pénétrer au Canada. Le mauvais protectionnisme est un mur dressé à la frontière qui empêche les fabricants canadiens de confier une partie de leur production à l'étranger; cela se joue dans les deux sens. Mes observations ne seront probablement pas très appréciées.
Je ne suis pas venue représenter un client. Je ne suis pas venue représenter un organisme international ou une ONG. J'ai été appelée à commenter le projet de loi parce que je suis avocate spécialiste en droit commercial, professeure de droit et conseillère à la Banque asiatique de développement. Pendant ma carrière, j'ai eu à me pencher sur 100 accords de libre-échange.
Si j'examine le libellé du projet de loi C-6, je ne vois pas quelque intention de la part du Canada de manquer à ses obligations internationales. J'insiste là-dessus : si je me fie au libellé du projet de loi, je ne vois pas d'intention particulière. Tout de même, je me demande si le législateur encadre assez bien les choses ou s'il n'accorde pas des pouvoirs trop vastes dans ce projet de loi, si bien que nous allons verser dans le mauvais protectionnisme. C'est ce dont je suis venue parler.
Je me contenterai d'exposer les cinq problèmes, même s'il y en a d'autres qui existent.
Je me demande si les articles 5 à 8 du projet de loi C-6 pourraient être invoqués pour interdire l'importation de biens étrangers, pour protéger les fabricants canadiens. L'alinéa 7a) permet d'interdire l'importation d'un produit de consommation dans la mesure où l'inspecteur détermine qu'il « présente un danger pour la santé ou la sécurité humaines ». Pareillement, l'alinéa 8a) interdit aux détaillants de vendre un produit de consommation dont ils savent qu'il « présente un danger pour la santé ou la sécurité humaines » ou d'en faire la publicité.
Le projet de loi comporte une définition de « danger pour la santé ou la sécurité humaines », mais il n'énonce pas de règles claires à cet égard. Je ne sais pas de quoi il retourne et je ne pourrais dire à des clients étrangers ce que le terme veut dire ou les aviser des cas où les autorités en décideront ainsi. Cela se prête-t-il à des abus?
Serait-ce un nouveau champ de pratique possible? Je m'adresserai aux autorités canadiennes au nom de fabricants canadiens en disant : voici des biens de moindre qualité; ils présentent un danger pour les Canadiens. Vous devez donc faire enquête et arrêter la cargaison à la frontière. Je sais qu'il y a déjà eu des biens qui ont été interceptés à la frontière dans certains pays.
L'OMC est donc saisie de certaines affaires, pas forcément pour ces motifs-là, mais il y a une certaine crainte en ce moment — surtout qu'il est beaucoup question de la campagne américaine « Buy America ». Plusieurs mesures protectionnistes voient le jour dans le monde.
Il est possible de réagir par peur, sans procéder scientifiquement ou sans fonder sa crainte. Il est possible que l'on décroche du principe de précaution, comme on l'appelle, en droit international. Il est possible aussi que nous arrêtions à la frontière des produits canadiens fabriqués à l'étranger, pour qu'un fabricant puisse mieux rivaliser dans le contexte canadien.
Je me demande : « et si... ». Si un de nos partenaires commerciaux était sur le point d'adopter une loi semblable, serions-nous inquiets? Serions-nous inquiets si la situation était inversée; si ce sont les produits de fabricants canadiens qui étaient arrêtés à la frontière d'un autre pays?
Qu'est-ce qu'il adviendrait si nos partenaires commerciaux décidaient de faire de notre projet de loi un précédent? Ce genre de projet de loi pourrait-il être utilisé pour nuire à des Canadiens? Nous sommes censés montrer la voie. Si le fait de montrer ainsi la voie peut nuire aux Canadiens — et nous voyons qu'il y a cette possibilité-là —, ne devrions- nous pas envisager la question du point de vue de nos partenaires commerciaux aussi?
Le projet de loi accroît le risque au sein des entreprises, comme M. Buckley en a parlé. Tout de même, disons que tous les risques ne sont pas mauvais en entreprise, mais il faut des règles claires pour les entreprises canadiennes aussi bien que les entreprises étrangères, car nous avons besoin de certains des produits qui viennent de l'étranger.
De même, le projet de loi ne comporte pas de procédures d'évaluation de la conformité ni d'autres suppositions qui permettraient de s'assurer que cela ne devient pas un obstacle technique au commerce, une restriction commerciale déguisée, une mesure de restriction du commerce ou une mesure de distorsion du commerce. Nous pouvons améliorer le projet de loi C-6 en y déclarant sans équivoque que le projet de loi doit être interprété de manière compatible avec les obligations internationales du Canada.
Le projet de loi ne dit rien de tel. Il est paradoxal que nous ayons exigé des Américains, en négociant, qu'ils intègrent à leur loi « Buy American » une disposition semblable, pour éviter le mauvais protectionnisme. Il y a chez nos amis du Sud un précédent dont nous pouvons nous inspirer.
Nous pouvons encourager certains de nos partenaires commerciaux à se manifester et à collaborer avec nous à la réduction des probabilités que des produits dangereux entrent au Canada, dans la mesure où le projet de loi précise clairement quels seraient les facteurs à retenir pour déterminer si un produit présente un danger pour la santé et la sécurité humaines. Nous pourrions encourager nos partenaires à se manifester si le projet de loi précise clairement comment procéder pour faire approuver les produits à l'avance afin de contrôler les risques commerciaux, par exemple sous forme de décisions rendues d'avance avec des procédures d'appel claires.
Pourrions-nous prévoir des dispositions pour les cas où les produits posent un danger imminent et où il faut agir immédiatement, par exemple l'affaire de la mélamine en Chine, et où il y a lieu de s'inquiéter, mais en prévoyant un processus détaillé et plus long?
Le deuxième problème que je vois concerne les obligations internationales. Le quatrième paragraphe du préambule se lit comme suit :
(Attendu [...]) qu'il [le Parlement du Canada] souhaite encourager la coopération au sein de l'administration publique fédérale, entre les différents ordres de gouvernement et avec les gouvernements étrangers et les organisations internationales, notamment par la mise en commun de l'information [...]
Je ne vois pas en quoi le projet de loi prévoit une telle chose. De fait, compte tenu de la rigueur des dispositions que mon ami a évoquées, les gouvernements étrangers hésiteront peut-être à nous transmettre de l'information, ne voulant pas défavoriser celles parmi leurs entreprises qui ont accès au marché canadien. Comme de nombreuses affaires à l'OMC le montrent, les gouvernements étrangers prennent tout à fait au sérieux l'interdiction des importations.
Il vaut la peine de noter que deux des dirigeants impliqués dans le scandale du lait contaminé en Chine ont été exécutés hier. D'autres pays peuvent ne pas avoir le même point de vue sur la protection des consommateurs et les sanctions à prévoir en cas de problèmes. Ce projet de loi nous met-il dans une situation difficile en ce qui concerne l'échange d'informations? Je voulais souligner cela au passage, simplement.
Troisième problème : l'obligation de fournir tous les documents et les renseignements à communiquer. L'article 38 prévoit des sanctions au criminel en cas d'infraction, et d'autres dispositions permettent aux inspecteurs d'obtenir tout document voulu. L'alinéa 20(2)c) permet à l'inspecteur d'examiner tout document et d'en faire des copies.
Les avis juridiques ne sont pas exclus. Ce qui relève de la relation de confidentialité entre l'avocat et le client n'est pas exclu; les documents techniques relevant de la propriété intellectuelle ne sont pas exclus, ni encore les secrets que les entreprises ne veulent pas voir tomber dans le domaine public.
Le gouvernement canadien devrait-il être obligé de se tourner vers un tribunal pour obtenir ces documents et se donner l'occasion d'empêcher que ces documents soient communiqués?
L'obligation de fournir tout document soulève la possibilité que des secrets d'entreprise se retrouvent entre des mains rivales, ce qui inquiète. Qu'en serait-il si c'était la Chine, le Nigeria ou un autre pays qui essayait d'obtenir les documents secrets d'une entreprise canadienne, sa propriété intellectuelle? Serions-nous inquiets à l'idée que quelqu'un puisse se servir de secrets canadiens pour violer les droits de propriété intellectuelle canadiens? Nous devons envisager la chose.
J'ai défendu récemment un client dont les autorités chinoises ont saisi les produits à la douane. Les produits allaient sortir du pays. Les autorités ont permis à la personne à l'origine de la plainte d'aller examiner tous les documents, de faire des photocopies, puis de déposer des demandes de brevet à l'encontre des droits d'exportation canadiens. Il y a des choses semblables qui se produisent dans le monde. Nous tirons des leçons utiles de ces expériences; je vois donc les possibilités d'abus qu'il y a dans ce projet de loi.
Les articles 15 et 16 accordent au ministre le droit de communiquer des renseignements personnels et des renseignements commerciaux confidentiels sans obtenir le consentement du fabricant, de l'importateur et ainsi de suite. L'article 17 nous amène encore plus loin sur le terrain en question et permet au ministre de communiquer « des renseignements commerciaux confidentiels » au public dans la mesure où le produit présente un danger qui est « grave et imminent ».
Il s'agit de savoir si, pour alerter le public, il faut communiquer quelque renseignement commercial confidentiel que ce soit. La définition de « renseignements commerciaux confidentiels » semble témoigner d'une volonté d'en faire plus que ce qui est nécessaire pour avertir les gens d'un danger. Il en va des secrets de l'entreprise.
Les délais prévus pour signaler un accident, qui sont courts, ne sont peut-être pas réalistes du point de vue d'une entreprise ou dans le contexte international. Par exemple, selon le paragraphe 14(2), il faut communiquer les renseignements sur un incident dans les deux jours; selon le paragraphe 14(3), c'est dans les dix jours qu'il faut fournir le rapport prévu. En inscrivant le nombre de jours dans la loi elle-même, vous empêchez l'entreprise de remplir son devoir de citoyen. De manière générale, en droit international, les délais de communication doivent être raisonnables et, parfois, il faut faire faire des traductions. De même, il faut tenir compte des fuseaux horaires. Je ne suis pas sûre que cela soit viable.
En dernier lieu, il ne semble pas y avoir de dispositions en matière de diligence raisonnable, comme M. Buckley l'a souligné. Et encore, s'il s'agit de protéger le consommateur, ne faudrait-il pas une disposition en la matière qui dit : Manifestez-vous et soyez vraiment diligent. Nous comprenons que, dans la mesure où vous faites cela, l'erreur demeure possible. Quelqu'un peut être animé des meilleures intentions, mais agir de façon malavisée jusqu'au moment de tomber sur des informations éclairantes.
En prévoyant une défense et une démarche en la matière, n'encouragerions-nous pas les entreprises étrangères à se conformer et à prendre les devants, pour qu'il n'y ait pas de problème? Cela ne devrait-il pas figurer dans le projet de loi? Nos partenaires commerciaux pourraient ainsi comprendre le droit canadien et les besoins, les préoccupations et les procédures des Canadiens.
Le président : Je vous remercie tous les deux d'avoir présenté votre déclaration liminaire. Monsieur Buckley, je vais vous dire ce que les responsables de Santé Canada nous ont dit en vous demandant de réagir. Vous avez parlé du précédent qui est créé. Les responsables de Santé Canada affirment que les pouvoirs décrits dans ce projet de loi s'apparentent à ceux qui figurent dans d'autres lois, par exemple la Loi canadienne sur la protection de l'environnement, la Loi sur les produits antiparasitaires, le Code canadien du travail, la Loi réglementant certaines drogues et autres substances et la Loi sur la santé des animaux.
Vous avez mentionné aussi le fait que le projet de loi C-6 supprime les règles juridiques en matière d'intrusion. Les responsables gouvernementaux ont affirmé que ce n'est pas le cas, que les inspecteurs seront seulement autorisés à entrer sur les lieux d'une propriété privée ou à y circuler pour exercer leurs fonctions en vertu de la loi.
Pouvez-vous commenter la partie du projet de loi C-6 qui traite des règles d'intrusion et du précédent en passant en revue les autres lois?
M. Buckley : Je vais commencer par commenter la question de l'intrusion. Nous ne nous attendons pas à ce que les inspecteurs de Santé Canada décident de s'aventurer sur la propriété des gens pendant leurs temps libres. Je tiens pour acquis qu'ils vont exercer leurs fonctions en vertu de la loi, si large que puisse être le pouvoir accordé à cet égard. Je ne sais pas si les Canadiens peuvent vraiment se consoler à l'idée que l'inspecteur de la santé ne peut entrer chez eux sans mandat, mais qu'il peut pénétrer dans leur propriété privée. D'après ma lecture du passage en question, cela n'empêcherait pas les inspecteurs de pénétrer dans vos bâtiments. Ils peuvent certainement pénétrer dans des bâtiments commerciaux. Je me soucie d'abord et avant tout de la propriété privée, de l'aspect propriété résidentielle. Qu'un inspecteur puisse faire enquête sur votre situation ou sur celle de votre voisin n'a rien pour apaiser les inquiétudes.
Le projet de loi dispense ces inspecteurs des règles en matière d'intrusion, ce qui soulève une question : si j'exerce mes activités à la maison, en application de la loi, les inspecteurs ont le droit de venir chez moi et de demander si je leur accorde la permission d'entrer pour inspecter les lieux. Sinon, en application de la loi, ils ont le droit de demander un mandat qui fait qu'ils devront s'en tenir à une inspection visant à vérifier la conformité avec la loi. C'est monnaie courante. Des dispositions de cette nature figurent déjà dans la Loi sur les aliments et drogues, qu'ils sont chargés d'appliquer. Ce n'est pas comme dispenser les inspecteurs des règles en matière d'intrusion. Ce projet de loi-ci crée un précédent.
Je ne connais pas bien la Loi sur la protection de l'environnement. Parmi les lois que vous avez citées, la seule que je connais bien est la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, loi pénale qui ne permet pas à la police de saisir des biens sans en faire part à un tribunal. D'après la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, si un policier saisit un bien, il doit le signaler à un tribunal. Cela tombe clairement sous le coup de l'article 8 de la Charte.
Je travaille beaucoup dans le domaine des drogues et autres substances réglementées où il est question de saisies effectuées avec mandat et de saisies effectuées dans des véhicules automobiles. Ça ne ressemble pas du tout à ce que nous envisageons dans le cas du projet de loi C-6. Peut-être y a-t-il des dispositions semblables dans d'autres lois, mais je ne crois pas que ça élimine le précédent que le projet de loi servirait à créer, ce sur quoi votre comité doit se pencher.
Pour les besoins de notre discussion, disons que la Loi sur la protection de l'environnement permet aux inspecteurs de saisir des biens sans en faire part à un tribunal et de poursuivre quelqu'un administrativement et de confisquer les biens au profit de la Couronne sans qu'un tribunal en soit jamais avisé. Ce serait alarmant. Ce serait aussi un exemple que d'autres organismes voudraient imiter; si un le fait, les autres voudront le faire aussi.
Disons que c'est le premier exemple d'une telle mesure législative et que le projet de loi est adopté. La prochaine bureaucratie va-t-elle se manifester pour dire : Eh bien, Santé Canada peut se prévaloir de cela; est-ce qu'il convient de le faire?
Je suis venu affirmer que j'ai lu le projet de loi et que le champ d'action très vaste qu'il occupe m'alarme. Est-il nécessaire, pour nous protéger contre certains produits de consommation, de permettre à l'État de disposer de pouvoirs à ce point vastes, en l'absence de toute surveillance judiciaire?
Je ne vous dis pas qu'il n'est pas nécessaire de protéger les consommateurs. Il y a des éléments de ce projet de loi qui serviraient bien à protéger les consommateurs, mais faut-il permettre pour cela que des biens puissent être saisis sans limites et sans surveillance.
Si j'étais un petit entrepreneur aux prises avec cette situation, qui menace mon moyen de subsistance et la possibilité que j'ai de m'occuper de ma famille sans qu'il y ait de recours, je trouverais cela intolérable. Si l'on permet à l'État d'exercer des pouvoirs de ce genre, il est dangereux que les personnes visées deviennent aliénées de l'État : elles ont alors l'État comme adversaire total, sans tribune pour s'exprimer, par exemple, le tribunal, en vue de régler des problèmes
L'État a le droit d'agir pour protéger les consommateurs, mais nous disposons de lois, par exemple la Charte canadienne des droits et libertés, et l'article 8, qui protègent tous les gens contre les saisies, les perquisitions et les fouilles abusives, pour modérer notre interaction avec l'État.
Si quelqu'un veut me poser une question sur l'aspect territorial des choses, j'ai bien envie de savoir si le gouvernement fédéral a compétence pour adopter ce projet de loi, étant donné le champ d'action global que couvre celui-ci.
Le président : Madame Cherniak, j'apprécie la distinction que vous faites entre la bonne protection et la mauvaise protection. Lorsque les responsables de Santé Canada sont venus comparaître ici, ils ont affirmé que le projet de loi C- 6 concorde avec les modifications des lois en matière de sécurité des produits aux États-Unis et au sein de l'Union européenne. Êtes-vous d'accord?
Mme Cherniak : Je n'ai pas étudié les dispositions de l'Union européenne ou des États-Unis. Je me suis demandé si cela concordait avec l'obligation internationale du Canada, sans critiquer les décisions d'un autre État.
Quand je m'attache au libellé de ce projet de loi, il n'y a rien d'ultra évident qui donne à penser que l'OMC sera saisie d'une affaire dès demain. J'entrevois un grand potentiel de mauvais protectionnisme et de mesures qui, sous le régime de ce projet de loi, mèneraient à des différends dont serait saisis soit l'OMC, soit un groupe quelconque de l'ALENA.
Le sénateur Eaton : Monsieur Buckley, je ne suis pas avocate; je n'ai pas votre connaissance du droit. En répondant à la dernière question du sénateur Eggleton, vous avez dit que les inspecteurs étaient dispensés des règles en matière d'intrusion. Pouvez-vous expliquer ce qu'il en est?
M. Buckley : Oui. Je crois que ça se trouve au paragraphe 20(4) qui les dispense de toute poursuite s'ils se trouvent dans une propriété privée. Les règles en matière d'intrusion nous ont été léguées avec la common law anglaise.
Le sénateur Eaton : J'invoque le Règlement — je crois comprendre que, au contraire, les inspecteurs peuvent être poursuivis et se retrouver devant un tribunal s'ils abusent du droit de pénétrer dans votre propriété.
Le président : Ce n'est pas un rappel au Règlement selon moi; tout de même, vous avez éclairci la question; M. Buckley peut donc prendre cela comme point de départ.
M. Buckley : Je ne suis pas sûr de comprendre.
Le sénateur Eaton : Ils pourraient être accusés. Si quelqu'un entre dans un centre commercial, puis entre dans votre boutique et commence à démanteler vos produits, si j'ai compris le point de vue de Santé Canada, il peut être tenu responsable et faire l'objet d'accusations dans la mesure où il a abusé de son droit d'inspection.
M. Buckley : Voilà qui est intéressant. Comme je le dis, ma lecture du paragraphe 20(4) me dit que les inspecteurs et les personnes qui les accompagnent sont dispensés. Ils peuvent :
[...] pénétrer dans une propriété privée et y circuler, et ce, sans encourir de poursuites à cet égard.
De la façon dont j'interprète cette disposition-là, ils sont dispensés de la règle en matière d'intrusion.
Le président : « [...] sans encourir de poursuites à cet égard », voilà les derniers mots de la phrase.
Le sénateur Eaton : Ils ne peuvent encourir de poursuites pour être entrés dans un centre commercial, mais cela ne les excuse pas d'avoir agi au mépris de la loi.
M. Buckley : Je dois m'en tenir à ma réponse. Premièrement, ça ne se limite pas aux centres commerciaux.
Le sénateur Eaton : Il leur faut un mandat pour entrer dans la maison de quelqu'un. S'ils détruisent quelque chose ou commettent sciemment un acte répréhensible, selon ce projet de loi, et ils peuvent faire l'objet d'accusations.
M. Buckley : Ce que le paragraphe 20(4) a d'intéressant, c'est que, si on se penche sur le droit administratif et les affaires du droit administratif, on constate que les tribunaux ont expliqué la chose très clairement. Quand une disposition dit qu'un inspecteur peut aller là où il s'attend à voir quelque chose qui relève de la loi, tout cela est permis, il peut inspecter des documents et vérifier si les choses sont conformes. Si nous regardons la première partie de l'article, au paragraphe 20(1), on voit que l'inspecteur peut procéder à la visite du lieu, c'est valable, ou il peut examiner ou mettre à l'essai toute chose qui s'y trouve. À mon avis, c'est valable sur le plan du droit administratif. Il est bien admis que l'inspecteur peut entrer dans un établissement commercial. Il peut même entrer dans une maison; songeons au cas où vous auriez à la maison une entreprise qui vend des produits de consommation. Les inspecteurs ont le droit d'agir ainsi, c'est admis.
Personne ne va porter d'accusations contre un inspecteur qui entre dans un centre commercial, car, à ce moment-là, il n'y a pas d'intrusion. Tout le monde a le droit d'aller dans un centre commercial. L'invitation est considérée comme implicite. Quand je lis le paragraphe 20(4), cela ressort bien : pourquoi a-t-on senti le besoin de prévoir cela, puisque les tribunaux admettent le droit qu'ont les inspecteurs de visiter une propriété? C'est exposé d'une façon qui est connue. Je ne juge pas alarmante la première partie de l'article 20 — je vois un schéma qui se retrouve dans d'autres lois —, mais le paragraphe 20(4) ressort vraiment, et ça ne se limite pas à la visite d'établissements commerciaux. Il n'y a pas de limite et, de fait, je crois que c'est la propriété privée qui est envisagée, à moins que quelqu'un ait l'idée de se pointer, de nuit, dans une cour qui sert de lieu d'entreposage.
Le sénateur Eaton : Pour pénétrer dans une propriété privée, il faut l'accord du propriétaire ou encore un mandat. Si vous entrez chez quelqu'un, il vous faut un mandat ou son consentement.
Le sénateur Day : Vous avez parlé de propriété privée.
Le sénateur Eaton : Un centre commercial est une propriété privée.
Le président : Sénateur, restons-en aux questions à l'intention du témoin, s'il vous plaît, et donnez-lui l'occasion de répondre.
Le sénateur Eaton : C'est ce que je fais, mais j'imagine que nous ne sommes pas sur la même longueur d'ondes.
Je ne comprends pas ce que vous dites.
M. Buckley : Pour commencer, les règles en matière d'intrusion reposent sur la prémisse selon laquelle notre droit de jouir privément de notre propriété est absolu, mais nous renonçons à ce droit dans certains contextes, là où l'invitation est considérée comme implicite. Par exemple, si nous allons au centre commercial, nous savons que c'est conçu comme un lieu public, que l'invitation à s'y rendre est implicite, si bien que la personne qui va au centre commercial ne transgresse pas les règles en matière d'intrusion, à moins que ce soit après les heures d'ouverture, à un moment où on n'est pas censé se trouver là.
Même dans le cas d'une maison privée, l'invitation est implicite : quelqu'un peut se présenter à la porte, sonner, poser une question, interagir. Votre voisin peut se présenter à votre porte pour emprunter une tasse de sucre, quelqu'un peut se présenter pour essayer de vous vendre un produit, mais, à part cela, si vous dites à la personne de s'en aller, elle doit s'en aller. C'est la même chose avec la police. Un policier peut se présenter à votre porte si un crime a été commis, pour aller vous demander si vous avez été témoin de quelque chose. Même s'il enquête sur un crime, il ne viole pas votre droit de propriété, ce qu'il fait étant implicitement permis, mais la permission se termine dès que vous demandez à la personne de s'en aller. Si vous dites au policier : « je m'excuse, je ne veux pas que vous vous trouviez chez moi; je vous prie de quitter les lieux », à ce moment-là, il doit quitter les lieux. À ce moment-là, tout citoyen doit quitter les lieux. La permission implicite est ainsi retirée, et celui qui ne la respecte pas peut encourir des poursuites pour intrusion.
De la façon dont j'interprète le paragraphe 20(4), si je dis à un inspecteur de Santé Canada de quitter ma propriété privée, il est dispensé de la règle, au même titre que toute personne qui l'accompagne pour lui venir en aide.
Le sénateur Eaton : Quelle est votre définition de « propriété privée »?
M. Buckley : C'est très large. Ce pourrait être un établissement commercial où il n'est pas implicitement admis que vous pouvez vous trouver.
Le sénateur Eaton : Une fabrique de jouets, par exemple?
M. Buckley : Voilà une bonne question. Il importe de comprendre. Selon le paragraphe 20(1), les inspecteurs sont certainement dispensés de la règle et peuvent procéder à la visite de tout établissement commercial pour vérifier le respect de la loi; ce seul passage-là suffirait à les dispenser de la règle en matière d'intrusion. La première partie de l'article 20 formule de façon courante un type courant de pouvoir. De fait, nous voulons que les inspecteurs associés aux régimes de réglementation soient en mesure de vérifier le respect des règles, sinon le système s'effondre. Nous voulons bien leur accorder le droit d'entrer dans un établissement commercial. Nous voulons qu'ils puissent inspecter la machinerie s'il est pertinent de le faire ou vérifier les documents s'il est pertinent de le faire. Nous leur accordons ce pouvoir-là, et les tribunaux réussissent bien à permettre cela, sinon comment appliquer un régime de réglementation ou vérifier que les règles sont respectées? Dans un tel cas, les inspecteurs seraient déjà dispensés de la règle. S'il fallait que nous fassions cela, vous ou moi, nous violerions le droit de propriété. Je n'ai aucune objection à ce chapitre.
J'interprète le paragraphe 20(4) comme étant suffisamment large pour inclure la propriété privée, c'est-à-dire les résidences, par exemple.
Le sénateur Eaton : Si c'est une résidence privée, ils doivent être munis d'un mandat ou encore avoir votre accord.
M. Buckley : Ce n'est pas comme cela que j'interprète l'article, voilà le point sur lequel nous ne nous entendons pas.
Le sénateur Eaton : À part les résidences privées, pouvez-vous me donner des exemples concrets de ce que vous considérez comme une propriété privée, sans qu'il ne s'agisse d'un centre commercial ou d'une fabrique?
M. Buckley : Sommairement, dans le cas de ce projet de loi, il y a, du point de vue de la propriété privée, les résidences particulières et puis les établissements commerciaux. Ce sont les deux seuls cas dont nous discutons.
Le sénateur Martin : Monsieur Buckley, je vais commencer par la question que vous avez posée en présentant votre déclaration, soit : ce projet de loi est-il dans l'intérêt des Canadiens? Mes questions visent à déterminer si c'est dans l'intérêt des Canadiens. Je ne suis pas avocate, mais j'ai des enfants. Je regardais les informations à la CBC hier, c'était The National avec Peter Mansbridge. Il était question de l'affaire récente des lits de bébé à côté abaissable et d'une mère qui, en ce moment, n'a pas les moyens d'acheter un autre lit, parce que ça coûte très cher. En ce moment, elle prend à la place un parc pour enfants, temporairement. Les lits de bébé en question posent un grand danger possible pour les bébés qui s'y trouvent, qui peuvent subir une blessure grave et peut-être même suffoquer. Je suis sûre que bon nombre de parents qui ont acheté ces lits-là ne dorment pas très bien la nuit. Est-il dans l'intérêt des Canadiens que Santé Canada dispose du pouvoir, de l'instrument nécessaire pour ordonner un rappel obligatoire dans de tels cas?
Je sais que, dans ce cas particulier, il y a eu rappel du produit, mais, comme vous le savez, les autorités ne sont pas habilitées à ordonner un rappel de produits en ce moment. C'est toujours volontaire.
Monsieur Buckley, est-il dans l'intérêt des Canadiens de donner à Santé Canada le moyen d'action décrit dans ce projet de loi?
M. Buckley : Pour que je sois sûr de ce que vous demandez, est-ce que vous vous limitez à la question du rappel des produits ou voulez-vous que je réponde de façon plus large?
Le sénateur Martin : Je parle du rappel des produits en particulier, étant donné que ce pouvoir-là ne figure pas dans la Loi sur les produits dangereux, que vous avez présenté comme suffisant à la tâche. Est-il dans l'intérêt des Canadiens d'avoir une telle loi, et qui remonte à une quarantaine d'années, qui n'a pas été modernisée et qui n'accorde pas à Santé Canada le pouvoir d'ordonner un rappel des produits? À votre avis, qu'est-ce qui est dans l'intérêt des Canadiens?
M. Buckley : Voilà qui est intéressant : même la Loi sur la protection du consommateur, si j'y jette un coup d'œil, accorde au ministre des pouvoirs qui semblent avoir été empruntés à la Loi sur les produits dangereux, dans le sens où le ministre peut ordonner qu'une mesure soit prise, mais il y a là certaines garanties d'ordre procédural.
Ce projet de loi soulève plusieurs questions différentes. Il est peut-être bon qu'il s'agisse de protection des consommateurs, étant donné qu'il est difficile de résister à cela. C'est le cas. Un bébé endormi dans son petit lit représente une question émotive, et je crois que nous sommes obligés de dire que le gouvernement devrait faire tout ce qu'il peut pour assurer la sécurité des bébés et des lits de bébé. Est-ce dire que nous ne pouvons réglementer des choses comme la sécurité des lits de bébé et que nous ne pouvons protéger les bébés sans faire appel aux tribunaux là où l'État prendra le contrôle de la propriété privée? Voilà la question.
Vous ne m'avez pas entendu critiquer la protection des consommateurs. Vous ne m'avez pas entendu critiquer le but du projet de loi. Vous m'avez certainement entendu dire qu'il est dangereux de permettre à l'État de prendre le contrôle de la propriété privée en l'absence de surveillance judiciaire.
Il y a un danger. Nous avons grandi en tenant pour acquis que les agents de l'État ne viendront pas se mêler de nos affaires. Nous tenons pour acquis que, là où l'État saisit notre propriété ou interagit avec nous de quelque façon que ce soit, ce sera devant un tribunal. Il nous obligera à nous tourner vers le tribunal, et c'est le tribunal qui tranchera. Voulons-nous que nos enfants tiennent pour acquis le droit à la vie privée et la jouissance de la propriété privée? Voilà une question intéressante. Voulons-nous que nos enfants présument que, si l'État saisit leurs biens, l'État se retrouvera avec eux devant un tribunal et le tribunal se penchera sur la démarche?
Je ne critique pas les fins légitimes de l'État, mais je crois que nous pourrions concevoir, pour protéger efficacement les consommateurs, des dispositions législatives qui tiennent même compte de ces questions émotives, mais d'une façon qui respecte le principe de la primauté du droit. C'est tout ce que je dis.
Le sénateur Martin : Merci de votre explication. Je ne suis pas d'accord avec vous sur la question des pouvoirs que ce projet de loi accorde au ministre et aux inspecteurs dans les situations où il faut agir de façon urgente, ni en ce qui concerne la vie des consommateurs et, surtout, dans le cas qui nous occupe, celle des plus vulnérables parmi nous, les bébés.
Plusieurs témoins nous ont dit aussi que Santé Canada présente un bon bilan sur le plan de la confiance et de la collaboration, sans compter la confiance témoignée à son égard par divers groupes.
De même, la semaine dernière, la commissaire à la protection de la vie privée a dit qu'elle faisait confiance à Santé Canada en rapport avec toutes les réunions et consultations qui ont eu lieu. À l'étape de la réglementation, il y a une évaluation qui doit se faire, dans la mesure où elle est d'avis que le processus est très transparent et interactif. Nous aussi, sénateurs, pourrions envisager cela.
La question qui figure aux actualités par les temps qui courent est émotive. Nous avons l'impression que ce que nous achetons est sécuritaire. Le fait que, au Canada, Santé Canada ne puisse ordonner le rappel de produits m'inquiète. Je reviens à la question de savoir ce qui est dans l'intérêt des Canadiens. Nous ne sommes peut-être pas d'accord sur la réponse à cette question.
Le président : Avez-vous quelque chose à ajouter en réponse à cela, monsieur Buckley?
M. Buckley : La démarche prévue dans la Loi sur les produits dangereux me conviendrait mieux : en présence d'un risque important, le ministre peut émettre un ordre qui devient immédiatement exécutoire. La décision peut être soumise à un examen — il se peut que Santé Canada se trompe —, mais s'il n'y a pas d'erreur, elle peut être examinée et exécutée, moyennant l'application d'un mécanisme d'examen quelconque. Je suis d'accord pour dire qu'il faut un mécanisme là où un risque se manifeste, mais je suis tout à fait convaincu qu'il n'est pas dans notre intérêt à long terme, même pas du point de vue de la sécurité, d'autoriser le procédé en l'absence de surveillance judiciaire et d'amalgamer le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire.
Le sénateur Martin : L'organisme SécuriJeunes Canada nous a présenté des statistiques pour illustrer le fait que les blessures involontaires représentent la cause première de décès des Canadiens ayant entre 1 et 34 ans, dont près de la moitié sont des blessures imputables à des produits de consommation. Avez-vous des données pour appuyer le fait que les produits de consommation présenteraient un faible risque comme vous dites?
M. Buckley : Je n'ai pas dit cela.
Le sénateur Martin : Plus tôt, vous avez mentionné qu'il y avait là un faible risque.
M. Buckley : Est-ce que je parlais d'un risque relativement plus faible par rapport aux médicaments?
Le sénateur Martin : Vous l'avez dit par ailleurs, à part aujourd'hui.
M. Buckley : À part aujourd'hui, certes, quand je compare les produits de consommation à des trucs comme des produits chimiques ou les médicaments, je crois qu'ils présentent un risque plus faible, et de loin. C'est certainement mon avis personnel sur la question, bien que je n'aie pas traité de la question ici.
Le sénateur Segal : Je remercie les témoins de s'être mis à notre disposition. Je suis heureux de savoir que nous avons pu faire une place à M. Buckley, dont l'horaire, important, est très chargé.
Je veux oublier les particularités de l'affaire pour un instant et vous demander de nous donner l'avis mûrement réfléchi auquel vous êtes arrivé après avoir eu affaire à ces questions-là du côté du commerce aussi bien que du côté de la protection du consommateur et des produits du fournisseur.
Qu'est-ce qui se passe vraiment selon vous? Je pose la question de manière précise. D'autres membres du comité ont soulevé bon nombre des questions que vous avez soulevées vous-même, mais peut-être pas avec autant d'éloquence que M. Buckley. Pour réponse, Santé Canada parle de ce que ferait une « personne raisonnable ». Santé Canada est un endroit raisonnable où des gens raisonnables travaillent à protéger le grand public. Leurs inspecteurs agissent de façon raisonnable. Il est peut-être donc injuste de présumer qu'ils donneraient dans l'extrême comme vous croyez très bien qu'ils pourraient le faire et de croire à une analyse objective qui dit que la loi leur permettrait peut-être de le faire. Je voudrais savoir ce que vous en pensez.
Madame Cherniak, comme nous l'avons vu dans le cas des dispositions législatives en matière de tabagisme il y a quelques semaines, Santé Canada ne s'occupe pas de commerce. Santé Canada s'occupe de protection du public. Le ministère des Affaires étrangères et tous ceux qui traitent avec l'OMC font partie de ce monde spécialisé où vous cohabitez sur le plan professionnel, j'imagine.
Que diriez-vous d'un préambule auquel on ajouterait simplement une proposition, comme vous l'avez proposé vous- même, comme le président Barack Obama a pu le proposer à notre grand plaisir, soit : aucune disposition de la présente loi ne s'applique par dérogation aux obligations internationales du Canada en matière de commerce?
Est-ce que cela vous rassurerait quelque peu sur l'interprétation possible de la loi, sinon faut-il entrevoir des problèmes plus graves?
Mme Cherniak : La disposition qui se trouve dans la loi Buy American ne me rassure pas beaucoup sur l'application éventuelle d'un mauvais protectionnisme. Le simple fait d'inclure la disposition n'est pas extraordinairement utile. Tout de même, cela pourrait guider les acteurs de l'État dans les décisions qu'ils ont à prendre.
Aux États-Unis, nous constatons que, dans certains cas, ils le font, mais dans d'autres, ils ne le font pas. Cependant, je croirais que, au Canada, cela pourrait mieux guider ceux qui sont chargés d'appliquer la loi, en les incitant à se poser certaines questions. Devrions-nous instaurer un rappel? Devrions-nous adopter cette mesure? Avons-nous des choix? Que faut-il faire? La disposition du texte de loi dit que nous devons agir de manière compatible avec nos obligations internationales. À ce moment-là, il s'agit de demander au MAECI ou je ne sais qui encore : qu'est-ce qui est compatible avec nos obligations internationales? Leurs mesures seraient compatibles avec ces obligations-là.
Le président : Monsieur Buckley, avez-vous quelques chose à dire à propos de l'autre question des responsables de Santé Canada?
M. Buckley : Oui, et la « personne raisonnable »... Premièrement, à mon avis, la bureaucratie venant témoigner devant un comité sénatorial pour demander qu'il lui soit accordé des pouvoirs très larges ne dira pas que c'est déraisonnable et qu'elle en fera un usage abusif : ne nous faites donc pas confiance. Je m'attendrais certes à ce qu'elle dise : tout est beau; il n'y a pas à se soucier de cela, citoyen; circulez.
Je viens de passer trois semaines à la Cour fédérale à essayer de convaincre le tribunal de déclarer inconstitutionnel le pouvoir de saisie de Santé Canada sous le régime de la Loi sur les aliments et drogues, affaire qui nous renvoie à un cas très flagrant.
Il y a une entreprise qui avait conçu un supplément vitaminique et minéral pour le trouble bipolaire, baptisée EMPowerplus; Santé Canada a retiré le produit du marché parce qu'il ne comportait pas de numéro d'identification.
C'était en 2003, et le Règlement sur les produits de santé naturels allait entrer en vigueur en 2004. Essentiellement, c'est l'industrie des produits de santé naturels en entier qui était illégale, parce qu'on n'y arrivait pas à obtenir des numéros d'identification. C'est pourquoi le nouveau règlement était établi.
Avant que Santé Canada ne saisisse une cargaison et commence à détourner les cargaisons à la frontière — ça venait des États-Unis —, les responsables ont reçu suffisamment de communications pour comprendre qu'ils mettaient les gens à risque, et notamment le risque de suicide, s'ils continuaient ainsi. Ils ont continué.
Sous serment, un inspecteur a admis que Santé Canada recevait constamment des communications disant que les activités du ministère menaient à des suicides. M. Ron LaJeunesse, directeur de la section albertaine de l'Association canadienne pour la santé mentale — aucun lien avec Santé Canada ni avec Truehope — a déclaré publiquement que Santé Canada était responsable du suicide de membres de l'Association canadienne pour la santé mentale.
C'est l'homme qui dirigeait jadis les programmes de santé mentale de la province de l'Alberta. C'est une grosse pointure dans le domaine de la santé mentale, et on a fait fi de tout ça. Il y a eu des manifestations sur la colline du Parlement — les dames au « parapluie rouge »; il y a eu des conférences de presse, des lettres et des rassemblements.
C'est l'exemple patent de la façon d'attirer l'attention sur le fait qu'une bureaucratie nuit aux gens. Quoi qu'il en soit, les autorités ont persisté pendant un an encore, plus ou moins, jusqu'à ce qu'une entente soit conclue avec le ministre.
J'ai très souvent eu affaire aux entreprises qui fabriquent des produits de santé naturels. Je n'ai jamais entendu quelqu'un décrire Santé Canada comme étant une « personne raisonnable » avant aujourd'hui. Le ministère l'est peut- être très bien dans d'autres domaines.
La difficulté que pose l'alinéa 23(1)d) de la Loi sur les aliments et drogues, c'est qu'elle permet aux autorités d'effectuer une saisie si elle croit qu'une infraction a été commise. À ce moment-là, elles peuvent seulement libérer les biens saisis si elles sont tout à fait convaincues qu'il n'y a pas eu d'infraction. Il y a quand même un parallèle avec une disposition de cette loi.
Si vous donnez au gouvernement le pouvoir de saisir en cas de transgression et la seule possibilité de libérer les biens en cas de parfaite conformité avec la loi, voilà ce que cela donne. Sous serment, les inspecteurs se sont succédé pour nous dire qu'ils s'attachaient uniquement à la question de la conformité. Si vous adoptez ce projet de loi et que vous accordez aux inspecteurs le pouvoir de prendre en charge la propriété privée, afin de s'assurer que tout est conforme à la loi, voilà ce que cela donne.
Si j'ai une propriété où un inspecteur a agi raisonnablement — il me traite bien —, mais qu'il a saisi mon stock, je ne peux me défendre devant un tribunal; on m'accuse d'une infraction administrative, et l'État confisque mes biens. Peu importe que ce soit raisonnable ou non. C'est une mesure qui nous éloigne de la primauté du droit. C'est une mesure qui nous éloigne de l'équité procédurale.
Je suis prêt à présumer que Santé Canada s'engage à agir raisonnablement, mais là n'est pas la question. La question consiste à savoir si nous voulons accorder à quiconque, à quelque personne raisonnable que ce soit, les pouvoirs en question? Une loi qui est adoptée peut demeurer longtemps en vigueur. Vous accordez aux gens une marge discrétionnaire énorme en rapport avec des droits de propriété très importants.
Le sénateur Segal : Santé Canada a manifesté une grande ouverture en rapport avec le long processus de consultation relatif à la réglementation, qui aidera à façonner la réalité législative. Selon vous, y a-t-il un élément réglementaire particulier qui pourrait ressortir des discussions tenues avec divers secteurs de l'industrie à réglementer, et qui pourrait inspirer une certaine confiance ou déboucher sur un certain équilibre en ce qui concerne l'exécution de la loi?
Qu'est-ce qui constitue un risque? Qu'est-ce qui constitue un problème? A-t-on défini, par exemple, la question que ma collègue, le sénateur Eaton, a soulevée — qu'un établissement privé ou non puisse faire l'objet de fouilles, perquisitions et saisies?
Avez-vous espoir qu'une démarche de réglementation honnête, conjuguée à une consultation ouverte, puisse rassurer dans une certaine mesure la grande majorité des fabricants, producteurs, grossistes et importateurs, qui sont déjà honorables et qui souhaitent mener leurs affaires de manière honorable? Si le projet de loi est adopté, craignez- vous que le processus de réglementation ne soit pas géré honnêtement ou, en fait, qu'on ne puisse espérer en arriver au genre d'équilibre et d'équité qui, visiblement, du côté commercial, d'un côté, et du côté des fournisseurs, de l'autre, représente ce que vous êtes venu défendre aujourd'hui?
M. Buckley : Premièrement, lorsqu'une loi est adoptée, les tribunaux ont à l'interpréter. Présumons que nous n'avons pas affaire à une contestation fondée sur la constitution, où c'est le tribunal qui est interprète la loi, simplement. Le tribunal ne se laissera pas convaincre par un simple arrangement intervenu entre l'industrie et Santé Canada et qui a peut-être commencé... pour graisser les rouages et obtenir des appuis en faveur d'un projet de loi. Le tribunal interprètera la loi en fonction d'un ensemble de procédures établies en ce qui concerne l'interprétation des lois.
À mon avis, une fois la loi adoptée, Santé Canada est obligé de l'appliquer telle qu'elle est vraiment, sans se contraindre lui-même par les orientations adoptées. C'est une question intéressante : je crois que la responsabilité de la Chambre des communes et du Sénat consiste à s'assurer d'adopter, d'abord, des lois qui sont sans équivoque à propos de trucs comme le risque. Je me ferai l'écho de mon amie en affirmant que le concept de risque dont il est question ici est vague.
Si on se demande ce qui constitue une propriété privée et quelle est la nature des règles en matière d'intrusion, ce sont des choses qu'il faut mettre au clair dès le départ. Il ne faudrait pas que ce soit une question d'opinion. Les lois sont censées être claires. Elles devraient définir ce qui se passe avec un certain degré de certitude.
Je ne me suis pas attaché à l'ambigüité du texte de loi en question; mon amie s'en est chargée; tout de même, il est ambigu sur de nombreux points, et j'aurais de la difficulté à dire à des clients quel est le champ d'action exact du projet de loi.
Quoi qu'il en soit, une politique ou un quelconque accord conclu entre l'industrie et Santé Canada ne devrait pas devenir une contrainte. À mon avis, c'est une considération que le Sénat et la Chambre des communes ne devraient vraiment pas prendre en considération. C'est seulement mon avis.
Mme Cherniak : En plus de ce que mon ami a pu dire, je reviendrai à la première question que vous avez posée, sénateur Segal : qu'est-ce qui se passe? Dans une perspective internationale, j'ai posé cette question-là aussi. Est-ce une réaction à certain des scandales qui se sont produits en Chine et ailleurs il y a un an? Si nous réagissons à un problème externe en prévoyant une mesure dans la réglementation, la réglementation en question va-t-elle évoluer au gré du vent, de nos réactions à l'attention que les médias portent à ces problèmes?
Je crois bien que les dispositions réglementaires sont présentées de bonne foi, mais je crois aussi que, parfois, nous réagissons de telle façon que cela donne des changements qui, en fonction d'une situation particulière, s'inscrivent dans un régime de réglementation pour permettre d'ériger un mur à la frontière. Voilà ce qui me préoccupe. L'idée de créer rapidement un mécanisme pour bloquer les choses à la frontière, par exemple le lait contaminé à la mélamine provenant de Chine, ce n'est pas forcément une mauvaise chose. Tout de même, même là où la science ne donne pas la preuve d'un problème, le public peut soulever un tollé à propos d'un produit. Que faire en pareil cas? Avons-nous trouvé le juste équilibre? Voilà ma question.
Le sénateur Ogilvie : Monsieur Buckley, si je vous ai bien compris, la phrase « l'État saisit les biens » résume pour une grande part ce que vous avez dit. Par État, il faut entendre les personnes chargées de la réglementation qui appliquent les mesures décidées par l'État. Je vous ai entendu expressément commencer une grande partie de votre commentaire à l'article 31 du projet de loi là où les autorités saisissent les biens et en disposent.
De la façon dont je vois le projet de loi, rendu à l'article 31, plusieurs mesures sont déjà prévues pour que la société ou toute personne visée par la contravention puisse se conformer à la loi ou démontrer que ces biens sont conformes.
Il est dit à l'article 31 que si la personne ne s'est pas conformée, rendu là, on peut adopter une série de mesures pour qu'elle cesse de fabriquer le produit et ainsi de suite, et produire un ordre à cet égard. Cet ordre doit préciser les motifs de même que le délai et les modalités d'exécution. La personne ou la société se voit accorder un délai pour se conformer et puis il y a toute une démarche à respecter.
J'ai de la difficulté à comprendre pourquoi la société ne peut prévoir une série raisonnable d'étapes à laquelle une personne, une entreprise ou une autre entité peut s'astreindre pour se conformer à la loi et démontrer qu'un produit donné est sans danger selon les critères de sécurité énoncés dans la loi. Dans la mesure où elle continue de refuser de le faire, elle doit certainement arriver à un point où, si des motifs suffisants d'agir existent, l'État peut intervenir au nom des consommateurs. Voilà mon observation.
M. Buckley : Voilà qui est intéressant. Entendons-nous pour dire que nous souhaitons que l'État puisse s'assurer que les produits de consommation sont sécuritaires. Vous ne m'entendrez pas dire autre chose. Il est tout à fait extraordinaire, de fait, qu'un inspecteur puisse se pointer dans une entreprise qu'il ne connaît pas, déterminer que le propriétaire ne se conforme pas à la loi, déterminer qu'il n'y a pas de risque pour la sécurité autre qu'un risque présumé pour non-conformité et saisir des biens sur-le-champ. L'inspecteur peut rédiger un ordre signalant au propriétaire qu'il est en infraction chaque jour où son produit n'est pas conforme. Si le propriétaire est accusé au criminel, c'est une infraction chaque jour avec des sanctions importantes. Oui, un tribunal tranchera, mais les autorités peuvent vous poursuivre administrativement, peu importe que l'ordre soit correctement établi ou qu'il soit logique, si vous ne vous pliez pas à l'ordre, il en est ainsi.
Disons qu'un inspecteur se rend chez vous et constate que vous ne vous conformez pas à la loi. Disons que vous n'êtes pas prêt à vous conformer et que vous n'êtes pas d'accord avec lui. Il obtiendra un mandat et saisira vos biens, et le tribunal se chargera de les gérer. Je ne suis pas au courant de situations où le principe actuel de la primauté du droit ne fonctionne pas. C'est ce qui me déroute avec ce projet de loi. Si c'était tout à fait urgent sans que je puisse obtenir un télémandat, mais dans un cas où je devrais intervenir tout de suite, comme il faudrait 48 heures pour signaler l'affaire à un tribunal, cela m'inquiéterait moins.
Vous ne m'entendez pas dire que la sécurité des consommateurs n'est pas importante. Vous ne m'entendez pas dire que les lois en place ne peuvent être améliorées. Par contre, vous m'avez bien entendu dire que, bon sang, nous pouvons atteindre les buts légitimes que sont ceux-là d'une façon qui fait appel aux tribunaux et qui reposent sur la notion de primauté du droit.
C'est sur ce point que je m'oppose au projet de loi. Lorsque j'envisage les objectifs du projet de loi, je n'arrive pas à voir en quoi nous ne pouvons protéger les consommateurs et recourir en même temps aux tribunaux. C'est une formule qui a fait ses preuves. Je ne crois pas que, soudain, en 2009, les produits de consommation sont plus risqués qu'auparavant. Il y a toujours un risque et il y aura toujours de la fraude et des commerçants véreux. Plusieurs lois nous protègent contre cela. En ce moment, nous poursuivons les gens, et les tribunaux exercent une surveillance sur la saisie des biens.
Le sénateur Ogilvie : Je vous ai entendu, mais je ne suis pas d'accord avec votre interprétation. De la façon dont j'interprète cela, la personne, l'entreprise ou l'entité a la possibilité de réagir à la question soulevée. Si elle refuse de réagir, il faut présumer que, à un certain moment, elle devra en subir les conséquences.
Ma lecture du projet de loi me mène à dire que les inspecteurs sont assujettis à la primauté du droit et qu'ils doivent justifier leurs actes dans le cadre normal du droit canadien. Merci.
M. Buckley : Il faudra dire simplement que nous ne sommes pas d'accord.
Le sénateur Cordy : Comme je ne suis pas avocate, cela m'intéresse d'entendre les points de vue juridiques que vous exprimez. Nous souhaitons tous que les produits soient sans danger, ce que vous avez mentionné au départ. Nous osons croire que les produits que reçoivent les Canadiens ne sont pas dangereux. Ce n'est pas cela la réalité; il nous faut donc des lois pour améliorer la situation des Canadiens à ce chapitre.
Parfois, le projet de loi comporte des conséquences imprévues au moment de la rédaction. Ce projet de loi-ci comporte des conséquences imprévues. Monsieur Buckley, vous avez dit que nous nous éloignons du principe de la primauté du droit. Une personne sera-t-elle déclarée coupable non pas par un tribunal, non pas par un juge, non pas par un jury, mais plutôt par un ministre? Je nourris quelques préoccupations à ce sujet. Le paragraphe 20(4) se lit comme suit :
L'inspecteur qui agit dans l'exercice de ses attributions et toute personne qui l'accompagne peuvent pénétrer dans une propriété privée et y circuler, et ce, sans encourir de poursuites à cet égard.
L'article 21 se lit comme suit :
Dans le cas d'une maison d'habitation, l'inspecteur ne peut toutefois procéder à la visite sans le consentement de l'occupant que s'il est muni du mandat prévu au paragraphe (2). Le paragraphe 2 dit qu'un juge de la paix peut accorder un tel mandat.
Je ne suis pas avocate. Y a-t-il une distinction entre le mandat accordé par un juge de paix et le mandat accordé par un juge?
M. Buckley : C'est une bonne question. Pour vous éclairer, les juges de paix signent la plupart des mandats. Même si ce sont des dispositions du Code criminel qui s'appliquent, ce qui est le cas des dispositions actuellement invoquées par Santé Canada pour obtenir un mandat de perquisition, c'est un juge de paix qui intervient. Si le juge de paix n'est pas disponible, un magistrat peut agir comme juge de paix. La norme, c'est que le juge de paix signe le mandat. Ce n'est pas une norme jugée inférieure, si c'est ce que vous pensiez.
Le sénateur Cordy : Je m'interroge aussi sur l'information que peut communiquer le ministre, question que vous avez abordée en vous reportant aux articles 15, 16 et 17. Des responsables d'entreprise nous ont dit qu'ils s'inquiétaient du fait que les renseignements en question soient communiqués non seulement à une personne, mais aussi à un gouvernement. Ils s'inquiètent de la possibilité que les renseignements soient communiqués à un gouvernement étranger. Non seulement les renseignements peuvent être communiqués, mais, encore, ils peuvent être communiqués sans le consentement de la personne. Encore une fois, la personne est considérée comme coupable avant toute discussion avec l'inspecteur.
Mme Cherniak : Les dispositions de la Loi sur les douanes et de la Loi sur les mesures spéciales d'importation empêchent les responsables gouvernementaux, le ministre y compris, de communiquer à une tierce partie des renseignements douaniers de nature délicate. Ils peuvent s'échanger les renseignements au sein de l'administration gouvernementale, mais ils ne peuvent communiquer les renseignements à un concurrent. Ils ne peuvent communiquer les renseignements à l'auteur d'une demande d'accès à l'information et ils ne peuvent communiquer les renseignements à un gouvernement étranger.
Le précédent est établi dans d'autres lois : le gouvernement préserve la confidentialité des renseignements. Si vous communiquez les renseignements en vue de régler un différend ou d'aider un décideur à bien choisir, par souci d'efficacité et d'efficience, le renseignement n'est pas communiqué à d'autres personnes.
Et si la situation était inversée? Si ce projet de loi était adopté dans un autre pays et qu'une entreprise canadienne détenant un brevet ou une marque de commerce ou quelque renseignement donné tenait vraiment à ce qu'il n'y ait pas violation de ses droits de propriété intellectuelle sur un marché étranger? Que dirions-nous si un autre pays adoptait ce projet de loi? Je vais m'en prendre aux Chinois, mais ce n'est pas voulu. Un ministre chinois pourrait communiquer cette information à un dirigeant d'usine en Chine qui se préoccupe de la qualité d'un bien canadien. Nous ne voudrions pas que cela se produise dans un autre pays.
Ne faudrait-il pas qu'il y ait des freins et contrepoids, pour que les renseignements commerciaux délicats d'une personne ne soient pas communiqués, qu'ils ne soient pas communiqués à un gouvernement étranger? Cela peut donner lieu à toutes sortes de complications. Si nous étions dans l'erreur? Qu'en est-il s'il n'y a pas de problème en ce qui concerne ces produits? Soudain, nous avons créé une tempête dans un verre d'eau uniquement parce que quelqu'un n'a pas compris certains des intérêts commerciaux ou des droits de propriété intellectuelle qui entrent en jeu et ainsi de suite. L'inspecteur ne peut tout savoir.
Le sénateur Cordy : Les renseignements peuvent être communiqués sans qu'il y ait de discussion avec la personne touchée; vous avez raison.
Le sénateur Eaton : Et si c'était inversé? Si, par exemple, la Corée décrétait un rappel obligatoire de produits qui se trouvent dans un magasin canadien? Ne nous attendrions-nous pas à ce que le gouvernement de la Corée nous dise pourquoi il rappelle le produit qui se trouve sur nos tablettes? Lorsque vous parlez d'échange de renseignements entre les gouvernements, d'abord, ce n'est pas confidentiel et, ensuite, ne s'agit-il pas en fait de savoir pourquoi le produit est rappelé et non pas d'accéder à des renseignements personnels sur le produit que des rivaux voudraient obtenir?
Mme Cherniak : Vous posez-là une très bonne question, mais je crois que la définition du terme « renseignements commerciaux » qui se trouve dans le projet de loi dépasse ce qui est nécessaire pour communiquer les informations aux consommateurs. Si la Corée diffusait un message public à l'intention des consommateurs pour dire qu'un produit canadien en particulier...
Le sénateur Eaton : Non, la Corée rappelle un de ses propres produits qui se trouve sur les tablettes au Canada. Elle envoie un message au gouvernement canadien : « Nous voulons que le jouet X soit retiré de vos tablettes » ou encore « Nous vous suggérons de retirer ce produit de vos tablettes, car c'est ce que nous avons fait nous-mêmes. » Ne voudrions-nous pas qu'elle se sente libre de nous dire pourquoi elle rappelle le produit en question?
Mme Cherniak : Cela relèverait du droit coréen, ce sont les lois coréennes qui nous diraient quels renseignements peuvent ou ne peuvent pas être communiqués, mais le gouvernement canadien pourrait accéder aux renseignements qui sont rendus publics en Corée et qui ne sont peut-être pas des renseignements commerciaux délicats. Le fait est qu'un modèle particulier d'un produit particulier qui est fabriqué par une entreprise coréenne particulière dans une usine particulière ne renvoie pas à des renseignements commerciaux délicats, et je ne m'opposerais pas à ce que les renseignements soient communiqués sans le consentement de l'intéressé. Le projet de loi C-6, sous sa forme actuelle, élargit la définition des renseignements commerciaux. L'alinéa 2c), à la rubrique des définitions, se lit comme suit :
« renseignements commerciaux confidentiels » Renseignements commerciaux qui se rapportent à l'entreprise d'une personne ou à ses activités et, à la fois :
a) qui ne sont pas accessibles au public;
b) à l'égard desquels la personne a pris des mesures raisonnables dans les circonstances pour qu'ils demeurent inaccessibles au public
c) qui ont une valeur économique réelle ou potentielle pour la personne ou ses concurrents parce qu'ils ne sont pas accessibles au public et que leur divulgation entraînerait une perte financière importante pour elle ou un gain financier important pour ses concurrents.
Voilà en quoi consistent ces renseignements. Faudrait-il les communiquer au public sans le consentement de l'intéressé? Cela ne devrait-il pas nous préoccuper? Si c'était l'inverse qui se produisait, nous ne voudrions pas que les renseignements privés de Canadiens soient communiqués à des concurrents. J'évoquerais l'exemple que vous avez décrit vous-même. Nous ne voudrions pas qu'un concurrent coréen dispose de ces renseignements-là, de telle sorte que son entreprise puisse copier le produit canadien. À ce moment-là, le Canadien ne pourrait plus exploiter les droits attachés à son brevet.
Le sénateur Dyck : Merci à tous les deux d'avoir présenté un exposé d'une grande clarté. Tout le monde ici s'entend pour dire que nous devons faire en sorte que les Canadiens aient accès à des produits de consommation sécuritaires. D'après ce que vous avez dit, monsieur Buckley, on s'inquiète de l'idée que les législateurs soient allés trop loin en bafouant les droits des gens qui participent à la fabrication ou à la vente de produits de consommation. Je crois que vous avez dit quelque chose comme : « Les produits de consommation créent-ils un tel risque qu'il nous faut un projet de loi comme le C-6 avec les très vastes pouvoirs qu'il renferme? »
Êtes-vous en train de dire que s'il y avait des situations de risque extrême, il nous faudrait un instrument de cette nature, sinon dites-vous que le risque que posent les produits de consommation en ce moment même est tel que la fin ne justifie pas les moyens? Autrement dit, que ce qui est proposé va bien au-delà de ce qui est nécessaire pour protéger les consommateurs?
M. Buckley : Voilà une excellente question. Le nombre de pouvoirs dont un État devrait disposer dans une situation donnée a tendance à se rapporter au fait précis en cause. Par exemple, s'il y a une pandémie grave, pour aborder une question qui occupe l'esprit du public en ce moment, il serait peut-être très raisonnable pour l'État de dire : Vous ne pouvez quitter la maison si vous êtes malade ou vous ne pouvez envoyer vos enfants à l'école. Ce serait une urgence où les tribunaux eux-mêmes, selon moi, conviendraient du fait que le gouvernement peut limiter les droits. C'est drôle, mais la plupart des exemples qui ont été donnés, par exemple le plomb dans les jouets pour les enfants et les lits de bébé, renvoient à des cas où il y a eu rappel du produit et où la formule a fonctionné. De fait, je ne connais pas d'entreprises qui ne rappellent pas de produits sinon, on devient une cible trop facile du point de vue criminel et civil à la fois. Je ne dis pas que le pouvoir pour le ministre d'ordonner le rappel de produits n'est jamais envisageable, mais je posais la question pour la forme, en vérité.
Mon avis à moi, c'est que les produits de consommation ne sont pas devenus plus risqués qu'auparavant. L'année dernière, c'était comme cette année, qui était comme il y a dix ans. Je suis certainement d'avis que nous ne nous retrouvons pas dans une situation où il faut renoncer aux libertés fondamentales dans le domaine de la législation en matière de consommation.
Le sénateur Keon : Ce sont des questions intéressantes. Je ne sais pas combien de milliers de courriels renfermaient le même message : ce projet de loi empiète-t-il sur les libertés individuelles garanties dans la Charte?
Plus tôt, vous vous êtes attaché au paragraphe 20(4). Je suis tout simplement d'avis qu'aucun inspecteur au Canada n'est au-dessus des lois, quelle que soit la situation. Si l'inspecteur contrevient à la loi, je crois qu'on peut le poursuivre. Je n'adhère pas aux points de vue exprimés dans tous ces courriels, qui reviennent à cela fondamentalement.
Pouvez-vous me donner un exemple d'un secteur quelconque au Canada qui est au-dessus des lois?
M. Buckley : Si je comprends bien la question, vous me demandez s'il y a un secteur réglementaire...
Le sénateur Keon : Non, je veux dire tout secteur. Ratissez aussi large que vous voulez.
M. Buckley : Vous voulez dire que les gens peuvent contrevenir à la loi comme bon leur semble.
Évidemment, je ne peux le faire moi-même; mais n'est-ce pas là une autre question tout à fait? Si nous adoptons ce projet de loi, les inspecteurs ne contreviennent pas à la loi s'ils saisissent des biens, en présumant qu'il n'y aura pas de contestation en vertu de la constitution.
Par exemple, selon ce projet de loi, là où un inspecteur croit qu'il y a infraction et qu'il saisit des biens, l'article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés devient applicable, et les normes de l'arrêt Hunter — c'est une personne indépendante qui s'en remet à des critères objectifs qui doit émettre le mandat — deviennent applicables. À ce moment- là, la saisie ne serait pas légale.
La saisie serait-elle légale si l'inspecteur ne croyait pas qu'il y a infraction? C'est drôle, mais je ne suis pas au courant d'une situation où l'État prendrait effectivement la charge d'une quantité importante de biens d'autrui sans croire qu'il y a une infraction. Habituellement, nous ne voulons pas que l'État prenne en charge les biens des gens s'il ne se soucie pas de ce qu'il y ait eu une infraction.
Selon le projet de loi, vous n'êtes pas censé vendre des trucs dangereux. S'il y a un risque important pour la santé et que nous recourons aux dispositions législatives qui existent en ce moment pour obtenir un mandat, il est attendu qu'il faut démontrer au juge qu'il y a un risque pour la santé.
Si vous êtes juge et qu'un organisme gouvernemental vous dit qu'il y a un risque pour la santé, vous serez enclin à émettre le mandat pour être sûr. Si l'organisme est dans l'erreur, le tribunal pourra s'occuper de la question plus tard. En cas d'incertitude, les tribunaux privilégient toujours la sécurité du public. Nous nous attendons à cela de leur part.
Je crois que c'est une question différente qui entre en jeu ici. Présumons que j'ai raison et que nous nous aventurons vraiment en terrain nouveau ici. Si j'ai tort et que d'autres mesures législatives ont été adoptées à cet égard, cela ne change pas le fait qu'il est question ici de modifier fondamentalement le droit de l'État sur les biens, par rapport au droit individuel. Si ce projet de loi a un si vaste champ d'action, c'est que le « produit de consommation » y est défini si largement. C'est littéralement tout ce qui peut se retrouver entre les mains du consommateur, du début à la fin, exception faite de certaines choses couvertes dans d'autres lois.
Le projet de loi, lui, couvre toutefois une grande partie de notre économie. Voulons-nous que des inspecteurs puissent prendre le contrôle légal des biens sans croire qu'il y a infraction? À mon avis, une fois qu'ils croient qu'il y a infraction et qu'ils saisissent les biens, je crois bien que les tribunaux vont intervenir, que l'article 8 de la Charte s'appliquera et qu'il faudra qu'il y ait un mandat. Il faudra donc que les autorités se plient à la démarche prévue dans le Code criminel pour obtenir un mandat. Je défends vivement ce point de vue-là dans ma déclaration, et les tribunaux sont fidèles à l'argument évoqué.
Si vous voulez consulter l'arrêt, c'est la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Regina c. Jarvis. L'année d'avant, il y a eu la décision de la Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire Regina c. Inco. Ces affaires-là renvoient à une situation où les pouvoirs administratifs évoqués sont valides; les inspecteurs ont donc le droit d'entrer sur les lieux, d'obtenir les renseignements voulus et de poser des questions. Ce sont des pouvoirs valides, mais on les exerce après avoir déterminé qu'une infraction nous paraît avoir été commise.
Il s'agit de savoir à quel moment il faut cesser de recourir à des pouvoirs administratifs valides, moment auquel l'article 8 de la Charte commence à s'appliquer et où les garanties en matière criminelle s'appliquent. Habituellement, dès que vous croyez qu'une infraction a été commise, l'article 8 de la Charte s'applique, et vous devez obtenir un mandat.
J'y vois uniquement qu'il est permis de saisir légalement les biens d'autrui avant de croire qu'il y a infraction. Voulons-nous de cela? Présumons que c'est légal. Souhaitons-nous que des inspecteurs puissent prendre en charge les biens d'autrui pour des périodes indéfinies sans signaler la situation à un tribunal, sans limite pour la quantité de biens saisis et moyennant l'application de critères très incertains à la saisie elle-même?
J'ai beau lire le projet de loi, je ne sais pas très bien où ça s'arrête. Ce n'est pas très précis. S'il est question de sécurité, ne devrait-il pas y avoir peut-être un seuil à cet égard? C'est une question intéressante, simplement.
Mme Cherniak : Je ne crois pas que quiconque soit au-dessus des lois, mais j'envisage la question d'un point de vue équilibré. Je suis aussi praticienne de la taxe de vente; dans cette partie-là de ma vie, je conçois les inspecteurs et les vérificateurs comme des êtres humains qui, parfois, se trompent. Nous n'aurions pas la Cour canadienne de l'impôt s'ils n'étaient pas parfois dans l'erreur.
S'il y a un inspecteur qui se trompe, si bien intentionné qu'il soit, qu'est-ce qui arrive à l'entreprise? Les inspecteurs peuvent se tromper. Si une entreprise est visée par une inspection et que les médias révèlent qu'elle propose des produits dangereux aux consommateurs, les gens n'achèteront plus là. L'entreprise dépensera beaucoup pour donner l'heure juste, mais, au bout du compte, ce sont des ventes qui sont peut-être perdues à jamais. Souvent, les hypothèses mal fondées causent un tel tort à la réputation de l'entreprise que celle-ci ne s'en remet jamais. Cela me ramène à la question de l'équilibre : ce projet de loi comporte-t-il les bons freins et contrepoids?
Le sénateur Day : Merci à chacun de nous aider à bien focaliser sur cette question. C'est une tâche ingrate : il est d'usage de se pencher sur les orientations, ici, mais il n'y a pas eu une personne qui conteste l'idée de l'objectif de ce projet de loi, son orientation.
Tout de même, lorsque nous sommes appelés à étudier un texte de loi — et nous serons appelés sous peu à examiner celui-là article par article —, cela nous rappelle, et vous nous avez aidés à faire cela aujourd'hui, que ce ne sont pas les platitudes de Santé Canada que nous admettons. Cela nous rappelle que les mots à l'étude composent une loi qui, nous l'espérons, protégera nos consommateurs. Espérons que ce ne sera pas un poids trop lourd à supporter pour 99 p. 100 des gens d'affaires qui sont honnêtes et qui ne souhaitent pas mettre sur le marché des produits dangereux.
Pendant notre analyse, il y a eu une certaine confusion entre le paragraphe 20(4), qui traite de la propriété privée et du fait que l'inspecteur ne puisse encourir de poursuites pour avoir pénétré dans une propriété privée, et le paragraphe 21(1), qui porte sur l'obligation d'obtenir un mandat dans le cas d'une maison d'habitation. Pourquoi ne pas exiger qu'il y ait un mandat pour toutes les formes de propriété? Pourquoi les types de propriété font-ils l'objet d'un traitement distinct? Visiblement, les raisons qui motivent le législateur restent à élucider.
Le sénateur Martin a parlé des lits de bébé. Je crois comprendre que le rappel récent des lits de bébé est une affaire volontaire et non pas imposée. La formule a très bien fonctionné avec les 150 rappels volontaires de produits l'an dernier. Vous vous êtes servi de cela pour faire valoir qu'il devrait y avoir au sein d'un ministère le droit d'imposer un rappel.
Pourquoi permettrions-nous à un inspecteur d'être à la fois juge et jury sur une question du genre et d'imposer un rappel? Pourquoi ne pas confier cette décision à une instance supérieure, par exemple un ministre, qui est responsable politiquement? Pouvez-vous m'éclairer là-dessus?
M. Buckley : C'est le point que j'essayais de défendre. Vous ne m'avez pas entendu dire qu'il ne faudrait pas qu'il y ait le pouvoir d'ordonner le rappel d'un produit. Comme les conséquences sont très importantes, il faut que cela puisse être soumis à un examen. Je ne m'oppose pas à la structure prévue dans la Loi sur les produits dangereux ni à l'idée de s'en remettre à un tribunal pour faire ordonner le rappel. Je vous mettrais tout de même en garde contre l'idée de donner cela pour tâche à l'inspecteur sans que la décision puisse être soumise à un examen, à part celui d'un autre inspecteur.
Le président : Je m'excuse, sénateur Day; nous n'avons plus de temps.
Le sénateur Day : C'est à peine si je suis échauffé.
Le président : Madame Cherniak, avez-vous un commentaire sommaire à faire à propos de la question du sénateur Day?
Mme Cherniak : Je suis d'accord pour dire que ce projet de loi sera un poids à porter pour toutes les entreprises de même que les importateurs et les exportateurs. La conjoncture économique actuelle est-elle bien choisie pour ajouter au fardeau des entreprises? Les résultats extrêmes pouvant découler de ce projet de loi sont de nature à refroidir les ardeurs. Les entreprises vont-elles mettre tellement de temps à s'assurer de ne pas contrevenir à la loi que leurs produits deviendront trop chers? Je ne cherche pas à oublier qu'il s'agit de protection du consommateur; ce n'est pas là que je veux en venir. Je suis d'accord avec vous quand vous dites que ce sera un facteur inutile de plus pour plusieurs de nos bonnes entreprises. Je ne parle pas de celles qui ont franchi les limites acceptables ou qui s'en approchent peut-être.
Le sénateur Day : Vous êtes d'accord avec la première partie de mon commentaire, soit que la plupart des gens d'affaires ne souhaitent pas mettre sur le marché des produits de consommation dangereux.
Mme Cherniak : Je n'ai jamais vu cela.
Le président : Je suis certain que nous pourrions continuer pendant une heure encore, mais le moment de lever la séance approche.
Je remercie les deux témoins, M. Buckley et Mme Cherniak, d'être venus comparaître à propos du projet de loi C-6.
Mesdames et messieurs les sénateurs, la réunion de demain sera la dernière où nous allons accueillir des témoins. Nous entendrons le point de vue des responsables de Santé Canada demain. Nous allons les interroger sur plusieurs des questions soulevées par les témoins précédents.
Comme il y a beaucoup d'information à absorber, je propose que nous entamions l'étude article par article du projet de loi C-6 à la réunion de mercredi, la semaine prochaine, de 16 heures à 18 heures. Je crois savoir qu'il y aura peut-être autre chose de prévu au Sénat à ce moment-là. Si ce n'est pas de 16 heures à 18 heures, nous pourrions demander au Sénat la permission de commencer la réunion plus tôt, mercredi. Il nous faudra deux heures pour étudier le projet de loi article par article, les gens ayant indiqué qu'ils souhaitent se pencher sur plusieurs éléments. Nous pouvons essayer d'obtenir la permission de nous réunir à 14 h 30, au moment où le Sénat siège toujours.
La deuxième option consiste à remettre cela au lendemain, le jeudi, c'est-à-dire dans huit jours. La troisième option consiste à convoquer une réunion spéciale ce vendredi ou lundi prochain. Y a-t-il des observations? Voulez-vous une réunion spéciale ou encore voulez-vous vous occuper de cela à la prochaine réunion ordinaire?
Le sénateur Day : Je préfère la prochaine réunion ordinaire.
Le sénateur Keon : La réunion spéciale entraîne trop de conflits.
Le président : Je crois comprendre que la plupart d'entre vous ne voulez pas d'une réunion spéciale. Vous opteriez plutôt pour la prochaine réunion ordinaire.
Le sénateur Eaton : Nous pouvons nous rendre à la réception plus tard. Ce projet de loi est très important.
Le président : Cela me convient. Je ne suis pas invité.
Le sénateur Eaton : Je peux m'assurer que vous y êtes invité, monsieur le président, si vous adoptez le projet de loi. Je peux vous inviter aussi, sénateur Cordy.
Le président : Nous pourrions demander une dispense pour nous réunir plus tôt, sinon essayer d'en faire le plus possible à la case horaire préétablie, quoi qu'il en soit de l'autre affaire, celle de mercredi.
Le sénateur Eaton : Nous pourrions arriver à la réception plus tard ou encore commencer la réunion plus tôt.
Le sénateur Segal : Que diriez-vous de 15 heures?
Le sénateur Ogilvie : Demain, nous allons entendre les responsables de Santé Canada.
Le président : Demain, c'est notre réunion du jeudi, à laquelle nous allons entendre les responsables de Santé Canada. Je parle de l'idée de procéder à l'examen du projet de loi article par article la semaine prochaine.
Le sénateur Ogilvie : N'est-il pas possible de continuer de travailler pendant l'heure du repas demain midi pour entamer l'examen du projet de loi article par article?
Le sénateur Day : Là où il s'agit d'un projet de loi compliqué, l'usage est de permettre aux sénateurs d'assimiler les renseignements qu'ils ont entendus, sans se lancer immédiatement dans l'étude article par article du texte. D'ordinaire, ce serait le jour suivant, c'est-à-dire, dans le cas qui nous occupe, à notre réunion de la semaine prochaine.
Le président : C'est le jour suivant, soit vendredi, ou encore c'est le jour de la prochaine réunion, le mercredi, à la case horaire régulière.
Le sénateur Ogilvie : C'est le jour prévu à l'horaire habituel pour la prochaine réunion.
Le président : Est-ce que je vais demander la permission d'inscrire la réunion plus tôt que prévu mercredi?
Des voix : Oui.
Le président : Je propose que nous commencions à 15 heures. Est-ce l'accord général? Je vais demander la permission de tenir une réunion à 15 heures, même si le Sénat siégera encore à ce moment-là, et nous siégerons jusqu'à 18 heures. Si nous n'avons pas terminé, il y aura toujours le lendemain, le jeudi, pour cela.
Le sénateur Cordy : Les responsables de Santé Canada viennent témoigner demain. La ministre sera-t-elle présente?
Le président : La ministre a été invitée, mais elle n'est pas disponible, nous dit-on.
Le sénateur Day : Certains comités sénatoriaux refusent d'adopter un projet de loi tant que le ministre n'est pas venu leur dire à quel point c'est important, mais ce n'est pas ce que je propose.
Le président : Nous l'avons invitée. Durant une réunion précédente, vous avez demandé si elle avait été invitée, et il a été dit que nous l'avions fait.
Le sénateur Cordy : Lorsque le sénateur LeBreton faisait partie du Comité des affaires sociales, elle ne permettait pas qu'un projet de loi soit adopté si le ministre n'était pas venu le défendre devant le comité. Vous pouvez lui dire que je l'ai citée. Je suis prête à renoncer à cela, mais disons qu'il s'agit ici d'un projet de loi important. Des juristes et des gens d'affaires sont venus nous exprimer de nombreuses préoccupations à son sujet. Il serait utile au comité d'entendre la ministre.
Le président : C'est bien dit. Nous pourrions lui demander de nouveau ou demander aux sénateurs du côté gouvernemental de la Chambre d'exhorter la ministre à venir témoigner.
Le sénateur Day : Peut-être pourrions-nous profiter des bons offices de la marraine du projet de loi au Sénat en lui demandait d'essayer de convaincre la ministre de venir témoigner, même si c'est pour seulement une partie du temps prévu.
Le sénateur Martin : Je ferai ma part et je lui demanderai au nom du comité.
Le président : Ce sera pour la réunion de demain.
Nous sommes d'accord pour dire que je vais demander la permission pour nous de nous réunir à 15 heures, mercredi prochain.
(La séance est levée.)