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SECD - Comité permanent

Sécurité nationale, défense et anciens combattants

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent de la
Sécurité nationale et de la défense

Fascicule 13 - Témoignages du 2 février 2015


OTTAWA, le lundi 2 février 2015

Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit aujourd'hui, à 13 h 1, pour étudier, en vue d'en faire rapport, les menaces à la sécurité nationale.

Le sénateur Daniel Lang (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Je vous souhaite la bienvenue à la séance du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense, en ce lundi 2 février 2015. Avant d'accueillir nos témoins, j'aimerais commencer par présenter les participants à la table. Je m'appelle Daniel Lang, et je suis sénateur du Yukon. La greffière du comité est Josée Thérien. J'invite les sénateurs à se présenter et à préciser la région qu'ils représentent, en commençant par le vice- président.

Le sénateur Mitchell : Grant Mitchell, Alberta, et vice-président du comité.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Jean-Guy Dagenais, sénateur de la province de Québec.

[Traduction]

Le sénateur Wells : David Wells, sénateur de Terre-Neuve-et-Labrador.

La sénatrice Stewart Olsen : Carolyn Stewart Olsen, Nouveau-Brunswick.

Le sénateur Kenny : Colin Kenny, Ontario.

La sénatrice Beyak : La sénatrice Lynn Beyak, Ontario.

Le sénateur White : Vernon White, Ontario.

Le président : Merci. J'aimerais commencer par parler des travaux du comité, à savoir le projet de loi d'initiative ministérielle C-27, que le Sénat nous a renvoyé le 11 décembre 2014. Le texte concerne Anciens combattants et vise à créer des conditions favorables à l'embauche de certains militaires et anciens militaires des Forces canadiennes dans la fonction publique. Puis-je vous demander de proposer une motion permettant de renvoyer le projet de loi au Sous- comité des anciens combattants?

La sénatrice Stewart Olsen : Je propose que le projet de loi C-27, Loi modifiant la Loi sur l'emploi dans la fonction publique (accès élargi à l'embauche pour certains militaires et anciens militaires des Forces canadiennes), que le Sénat a renvoyé au comité le jeudi 11 décembre 2014, soit confié au Sous-comité des anciens combattants.

Le président : D'accord?

Des voix : Oui.

Le président : La motion est adoptée.

Chers collègues, nous reprenons notre étude sur le terrorisme, qui a été renvoyée au comité en juin dernier. Depuis, il s'est passé beaucoup de choses dans le monde, et de plus en plus d'informations apparaissent au grand jour. Les organismes canadiens d'application de la loi et du renseignement ont identifié plus de 318 Canadiens qui participent directement ou non à des activités terroristes, et qui appuient le groupe terroriste État islamique en Irak et au Levant, ou EIIL, et d'autres causes djihadistes.

Nous avons également appris que nos agents gouvernementaux auraient repéré plus de 600 cas de financement d'activités terroristes depuis 2009. Ces chiffres imposants tranchent avec le nombre relativement peu élevé d'arrestations de terroristes, les rares accusations et le nombre limité de poursuites au Canada ces 10 dernières années. Pourtant, la menace semble encore grandir semaine après semaine.

Voilà ce que nous rappellent les meurtres crapuleux de membres des forces armées, qui ont été commis en octobre dernier à Ottawa et à Saint-Jean-sur-Richelieu, au Québec. Et maintenant, les médias prétendent que l'Association musulmane du Canada, une importante autorité en matière d'éducation canado-islamique ayant déclaré publiquement son appartenance à l'idéologie des Frères musulmans, aurait versé des centaines de milliers de dollars à IRFAN- Canada, un groupe qui a perdu son statut d'organisme de bienfaisance après avoir vraisemblablement versé des contributions au Hamas, une organisation terroriste internationale.

À l'étranger, nous sommes témoins avec une horreur grandissante de la portée et de la réalité des attaques terroristes qui sont commises en Australie, en Libye, en Irak, en Syrie, au Nigéria et en France, bien sûr. Ces nouvelles s'accompagnent de signalements quotidiens d'actes barbares dignes de l'époque médiévale, d'esclavage sexuel, de mutilations, de tortures et de décapitations. Les dirigeants mondiaux ont condamné ces outrages à l'unanimité. Le Canada s'est joint à ses partenaires internationaux pour examiner et renforcer la sécurité, sachant que nous sommes peut-être embarqués dans une course contre le temps et les tendances.

Les Canadiens et les parlementaires s'efforcent de comprendre les causes, les tenants et les raisons de la menace grandissante que représentent le radicalisme et sa conséquence : le terrorisme. Il faut retirer les individus dangereux de la circulation dès que c'est faisable sur le plan juridique. Les Canadiens s'attendent à ce que leur gouvernement adopte les mesures législatives nécessaires pour s'attaquer à la menace grandissante avec prudence et fermeté.

Notre comité a commencé son étude dans le but d'établir un dialogue public avec les Canadiens. L'objectif est d'aider les citoyens inquiets de tous les horizons à comprendre la nature et la portée de l'extrémisme et des menaces terroristes qui frappent notre pays. Le comité cherche aussi à mieux comprendre le phénomène de radicalisation, son caractère religieux et idéologique, l'endroit où il a lieu, les personnes qui en sont responsables, l'infrastructure qui appuie le terrorisme et la radicalisation, y compris le financement, et les mesures pouvant être prises afin de prévenir la radicalisation au départ. Notre comité cherche aussi à comprendre et à étudier le rôle que le gouvernement peut jouer dans le soutien des musulmans modérés qui tentent de lutter contre l'extrémisme.

Notre premier groupe d'experts se compose de deux imams qui aborderont les problèmes qu'ils constatent au sein de leur communauté sur le plan de la radicalisation et du terrorisme. Imams Delic et Soharwardy, je vous souhaite la bienvenue. Je crois savoir que vous avez tous deux une déclaration liminaire, et j'aimerais que nous commencions par l'imam Soharwardy.

Syed Badiuddin Soharwardy, imam, à titre personnel : Merci beaucoup, monsieur le président. Mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie de me permettre de vous faire connaître mon point de vue. La radicalisation, le terrorisme et l'extrémisme sont des problèmes très graves pour nous tous. Puisque la question me tient à cœur, je vais vous dire ce que je pense de la situation. J'ai très clairement dit qu'il s'agit bel et bien d'une menace sérieuse, et que nous ne devrions pas nous contenter de réagir au terrorisme. Nous devrions nous attaquer à la source, à ce qui l'alimente et à ce qui incite un individu à devenir un terroriste. Voilà sur quoi je vais m'attarder, et j'espère pouvoir vous raconter ce que j'ai pu voir et observer.

Je suis au Canada depuis 20 ans. J'ai émigré du Pakistan, où je suis né et j'ai grandi. Je viens d'une famille très croyante. Tous mes ancêtres sont liés par le sang au prophète Mahomet, que la paix soit avec lui. Je ne suis pas qu'un simple disciple du prophète, et j'en parle avec passion.

Mes croyances n'ont rien à voir avec tout ce gâchis. L'islam est un mode de vie normal, sensé et naturel, comme toute autre religion. Or, je suis préoccupé lorsque des gens laissent entendre que l'islam fait partie du terrorisme. Cela m'embête, car je connais l'islam. J'ai grandi dans la religion, et tous mes ancêtres sont islamiques. Ils ont tous été des imams depuis des siècles.

Attardons-nous plutôt à l'origine et à la cause fondamentale du problème. Voilà ce que j'ai l'intention de vous présenter.

Le président : Merci. Imam Delic.

Zijad Delic, imam, à titre personnel : Pour commencer, je tiens à vous remercier de servir notre nation si diligemment et de nous donner la chance de vous présenter nos points de vue, puisque nous sommes tous dans le même panier.

La sécurité du Canada et de mon peuple — et je parle ici des Canadiens — est très importante à mes yeux et aux yeux de ma communauté. C'est une responsabilité non seulement sociale, mais aussi religieuse.

Les musulmans canadiens font partie intégrante de cette société que nous appelons chez nous. Nous ne voulons pas du tout être marginalisés, car nous avons des musulmans qui vivent ici, travaillent ici et contribuent à la société canadienne depuis que nous avons commencé à venir au Canada avant la Confédération. En 1871, nous n'étions que 13, environ. Aujourd'hui, nous estimons notre population à quelque 1,1 million de musulmans, des gens qui sont bien intégrés et habitués à votre grand pays. La communauté est jeune, avec un âge médian de 28,1 ans, et elle est instruite, avec plus de 60 p. 100 des membres qui détiennent un diplôme universitaire.

Je suis d'avis que la communauté fait partie de la solution et non pas du problème en matière de radicalisation. S'il y a quelqu'un au Canada qui puisse déconstruire le discours des individus terroristes et radicalisés, c'est bien nous, parce que nous le connaissons mieux qu'eux. Je propose donc de parler ouvertement de ce discours, comme ma communauté entend le faire. Nous espérons que nos points de vue seront pris en compte, surtout lorsqu'il est question de ce que font les dirigeants musulmans ou les mosquées au Canada sur le plan de la déradicalisation. Cela signifie que les mosquées canadiennes ne sont pas le véhicule de la radicalisation, mais qu'elles contribuent plutôt à la déradicalisation.

Merci.

Le président : Je vous remercie infiniment, imam Delic.

Si vous me le permettez, j'aimerais simplement faire une observation générale. On a signalé que certains dirigeants de la communauté musulmane au Canada condamnent d'une part le mouvement djihadiste islamique, mais qu'ils semblent pourtant appuyer aussi différentes organisations, comme l'Association musulmane du Canada et IRFAN, qui auraient versé des fonds à des groupes terroristes internationaux tels que le Hamas.

C'est une question à laquelle la communauté musulmane doit répondre, et je la pose à l'imam Delic. En juillet dernier, par exemple, j'ai cru comprendre que cette organisation vous a invité comme conférencier. Ne trouvez-vous pas inquiétant que des organisations comme l'Association musulmane du Canada, qui est maintenant accusée d'avoir financé des organisations terroristes...

M. Delic : Est-ce que cela veut dire que...

Le président : La question doit être posée : que faites-vous lorsque vous vous rendez compte de quelque chose du genre?

M. Delic : Ma question est plutôt : cela signifie-t-il que le principe de culpabilité par association s'applique?

Le président : Oui.

M. Delic : Je ne crois pas que les Canadiens soient de cet avis, simplement parce que chaque fois que j'ai affaire à un groupe, mon intention est de l'améliorer et de le canadianiser le plus possible. Par conséquent, toute intervention au sein d'un groupe donné me donne bel et bien une tribune pour exprimer mon point de vue. Si je rejette et marginalise certains groupes, ils auront davantage la chance de faire ce qu'ils veulent.

Dans le cas de l'organisation en question, je ne la connaissais pas beaucoup. Les membres de la communauté n'ont pas accès à ce genre d'aspects juridiques. C'est le gouvernement qui doit s'en occuper. Lorsque nous recevons l'information, nous changeons bel et bien notre fusil d'épaule en évaluant notre situation et notre relation avec l'organisation.

Le président : Du point de vue de la communauté musulmane et de la société dans son ensemble, il est très important que les personnes et les dirigeants comme vous renoncent publiquement à ce genre d'activité, ou les condamnent, sans quoi nous nous retrouvons tous dans le même panier. N'êtes-vous pas d'accord?

M. Delic : Tout à fait. Je vous invite à consulter le blogue que je tiens personnellement avec le rabbin Chaim et le père John à l'adresse faithblender.com. Vous pouvez également rechercher mon nom sur Google, de même que toutes les activités terroristes qui sont survenues entre mon arrivée au Canada en 1995 et aujourd'hui. Vous constaterez que depuis le début, mon message a toujours été très cohérent et fort simple. J'ai même souvent mis ma famille et moi dans une situation possiblement dangereuse. Cela ne m'a pas empêché de m'opposer à ceux qui tentent de porter atteinte au peuple canadien, de même qu'à ceux qui s'affairent à dégrader l'image de l'islam et des musulmans canadiens, et leurs relations avec le reste de la société canadienne.

Le sénateur Mitchell : Merci, messieurs. Imam Soharwardy, vous avez dit que vous vouliez témoigner pour expliquer ce qui est selon vous à l'origine de la radicalisation. J'aimerais donc vous donner l'occasion de le faire.

M. Soharwardy : Merci, sénateur. Le problème, c'est que nous avons deux visages. Lorsque nous engageons un dialogue interconfessionnel et que nous sommes sur la place publique, nous montrons un visage très canadien, occidental et tolérant; mais lorsque nous sommes entre nous, nous prêchons l'intolérance. Voilà un problème très grave.

Je ne mâche pas mes mots, et veuillez excuser mes émotions, mais mes croyances sont attaquées. Elles ont été prises en otage, et mon pays, le Canada, est menacé. Je vais vous présenter un énoncé, puis je demanderai à tous les sénateurs de trouver qui pourrait bien dire quelque chose du genre, selon eux.

J'assistais à la prière du vendredi, dans une mosquée de Toronto. L'imam a dit ouvertement aux 300 à 400 personnes présentes : « Lorsque vous voyez un non-musulman venir vers vous dans la rue, ne lui cédez pas le passage; essayez de lui bloquer la voie afin qu'il doive se tasser contre le mur. »

On enseigne cela dans notre mosquée, durant la prière, le sermon du vendredi, en Colombie-Britannique.

Je ne dis pas qu'on le fait dans toutes les mosquées. Je suis moi aussi un imam; je dirige 13 mosquées au pays, de Montréal à Surrey, en Colombie-Britannique. Des gens prêchent ouvertement l'intolérance dans ce pays, et le gouvernement ne fait rien. Le problème, c'est que le gouvernement a un allié très proche, l'Arabie saoudite, qui fait partie du G20 et est un très proche allié des États-Unis et du Canada; nous entretenons de très bonnes relations avec ce pays. Or, c'est en Arabie saoudite que se trouve le terreau de l'idéologie qui crée le terrorisme.

Permettez-moi de vous poser une question simple et très sensée. Pensons aux groupes Boko Haram, au Nigeria; al Chabaab, en Somalie; Lashkar-e-Jhangvi et Lashkar-e-Taiba, au Pakistan; aux talibans du Waziristan; à Al-Qaïda, au Moyen-Orient et ailleurs dans le monde. Ce sont des groupes terroristes très différents, l'EIIL et l'EIIS, d'Afrique, d'Asie, du Moyen-Orient, d'Europe, d'Afrique du Nord. Dites-moi, chers sénateurs, qu'est-ce qui les unit? Ils parlent des langues différentes, ils ont des cultures et des pratiques alimentaires différentes. Ils n'ont rien en commun, sauf que ce sont tous des êtres humains et qu'ils se disent tous musulmans.

Ce n'est pas la religion musulmane qui les unit, car moi aussi, je suis musulman. L'imam Delic est lui aussi musulman. Pourquoi ne sommes-nous pas avec eux? Ce n'est pas l'islam qui les unit, c'est leur idéologie. Cette idéologie n'est pas l'islam. S'il vous plaît, ne jetez pas le blâme sur l'islam et ne parlez pas de « terrorisme islamique ». Cela me dérange, car le terrorisme islamique n'existe pas, les terroristes musulmans n'existent pas. Ces gens sont financés, soutenus, formés par l'Arabie saoudite, sous ce qu'on appelle l'idéologie wahhabite salafiste. Ce qu'ont en commun ces divers groupes terroristes, ce sont les doctrines wahhabite et salafiste. La communauté musulmane est composée de chiites, de sunnites et de soufites. Il existe d'autres sous-confessions, sous-sectes au sein des courants chiite et sunnite. Aucune de ces sectes n'est impliquée dans le terrorisme; ce sont plutôt les organisations terroristes d'Afrique, du Moyen-Orient, d'Asie, d'Europe ou d'Afrique du Nord.

Je ne dis pas que tous les wahhabites et tous les salafistes sont des terroristes — je ne les stigmatise pas, car je ne veux pas être stigmatisé —, mais je dis que tous les terroristes, peu importe leur origine, peu importe où ils travaillent, sont des partisans de la doctrine wahhabite, de la doctrine salafiste. Pourquoi ne luttons-nous pas contre eux? Pourquoi le gouvernement ne lutte-t-il pas contre cette idéologie d'intolérance qui facilite le recrutement des gens par des organisations terroristes? Cette idéologie ouvre la porte au recrutement.

Le sénateur Mitchell : J'aimerais poursuivre dans cette veine, car vous abordez une question dont M. Delic a également parlé, comme vous le savez. Vous vous efforcez de déconstruire ce discours. Vous l'avez reconnu dans une certaine mesure, du moins en ce qui concerne cette mosquée. Ma question serait donc la suivante : Que font les dirigeants comme vous pour déconstruire ce discours? Travaillez-vous en ce sens à l'échelle nationale, locale et régionale? Qu'est-ce qui distingue vos 13 mosquées de celle dont vous avez parlé ou de l'imam qui a livré ce discours empreint d'intolérance? Quelle est la solution?

M. Soharwardy : Il existe une solution. J'ai fondé l'organisme Musulmans contre le terrorisme bien avant les événements du 11 septembre. Il n'a pas été créé après le 11 septembre. Je l'ai créé en 1997 à Calgary, en sachant qu'il y avait des gens qui détournaient des avions, demandaient des rançons et enlevaient des Américains ou des Occidentaux et qui disaient : « C'est l'islam. » J'ai donc fondé le Conseil suprême de l'islam au Canada en 2000, et c'est à ce moment que nous avons fondé la mosquée. Quelle est la différence avec ce que nous faisons? Nous éduquons nos jeunes.

Il y a plus de 2 000 membres dans ma congrégation, à Calgary. C'est une importante congrégation, et je défie quiconque de trouver un seul jeune de ma congrégation — et je dirige des congrégations à Montréal, à Toronto et dans la région du Grand Toronto, ainsi qu'à Surrey et à Edmonton — qui ait exprimé sa sympathie à l'égard d'une organisation terroriste ou de l'idéologie qui engendre le terrorisme. Voilà notre contribution, et c'est ce que nous voulons : que le gouvernement reconnaisse le fait que l'islam n'a rien à voir avec cela. Nous sommes musulmans. Je suis fier d'être musulman. Je suis très reconnaissant; je remercie Dieu à chaque instant d'avoir fait de moi un musulman, car ma religion prêche la tolérance et le respect à l'égard de tous les êtres humains et respecte la diversité des croyances.

C'est notre contribution. Je parcours le pays chaque fin de semaine, je donne des conférences et je parle ouvertement de ce qu'est l'islam et de ce qu'il n'est pas. L'EIIL et l'EIIS ne sont pas l'islam; Al-Qaïda, les talibans, Al-Chabaab et Boko Haram ne sont qu'une bande de wahhabites et de salafistes qui n'ont rien à voir avec l'islam. Ils sont financés et soutenus par votre allié, l'Arabie saoudite.

Le sénateur Mitchell : Monsieur Delic, pourriez-vous nous dire, vous aussi, ce que vous en pensez?

M. Delic : La radicalisation est une question très complexe et très difficile à définir. Elle n'est pas définie comme elle le devrait par les politiciens, les chefs religieux et les universitaires. C'est une notion très complexe. J'aimerais mettre l'accent davantage sur ce qui se passe ici, au pays, plutôt que ce qui se passe à l'extérieur du Canada ou sur un autre continent.

Les messages que nous transmettons, en tant que chefs religieux, sont très importants lorsque nous communiquons avec la communauté, avec les jeunes musulmans. Je peux vous dire que dans la plupart des cas où j'ai à intervenir au sein de la communauté musulmane, je peux m'attaquer sérieusement au problème sans faire remonter certaines émotions à la surface et créer d'autres problèmes et difficultés.

Permettez-moi de vous donner un exemple. À l'époque du projet Samosa, à Ottawa — certains d'entre vous le connaissent et y ont travaillé —, on m'a demandé mon avis au sujet de l'arrestation de ces garçons durant le Ramadan et du respect de la communauté musulmane. Ma réponse fut très claire : lorsqu'il s'agit de sécurité et de dossiers aussi importants, le plus tôt est le mieux. La veille du jour où c'est arrivé, je me suis joint à un groupe de jeunes dans l'une des mosquées; ils parlaient d'enjeux liés à la politique et de leur citoyenneté.

L'un de ceux qui parlaient avec le plus d'éloquence a laissé entendre qu'il ne prendrait jamais la citoyenneté de cette société incroyante. Devant le groupe auquel il s'adressait, je lui ai demandé de m'expliquer. Je lui ai dit : « Pourquoi pas? Tu es venu ici, tu as eu le plaisir d'étudier, tu es devenu ce que tu es aujourd'hui, et soudain, tu sembles dire que tu ne veux pas devenir un citoyen de ce pays. Pourquoi? J'ai traversé l'océan pour faire partie de cette société et toi, tu la rejettes. »

Il m'a dit : « Vous savez, elle ne respecte pas le code islamique », et je lui ai demandé : « Peux-tu me dire, alors, quel pays soi-disant musulman respecte le code islamique? À mon avis, le Canada, avec son système de justice sociale et son bilan en matière de droits de la personne, notamment, respecte beaucoup plus l'islam que n'importe lequel des pays dont tu parles. »

J'ai parlé au garçon du passage du Coran qu'il utilisait, et je lui ai demandé : « Sais-tu que le Coran dit très clairement que si tu vis au Canada, que tu sois né ici, que tu sois un immigrant ou un réfugié, tu es lié par le contrat social conformément à notre foi, et que "contrat social" signifie que tu dois respecter les règles et respecter ce pays? » Et je lui ai lu le verset où le Dieu tout-puissant dit que tous les croyants doivent respecter leurs contrats. S'ils rejettent ou refusent ces contrats, ils sont considérés comme des traîtres. C'est ce qu'il explique.

Je suis parti après cinq minutes de discussion, et le lendemain matin, vers 10 heures — et ces garçons avaient été arrêtés autour de 8 heures —, il m'a appelé pour me dire qu'il souhaitait discuter avec moi. Je suis allé le rencontrer, et il m'a dit qu'il avait reconsidéré sa position. Depuis, je m'occupe de ce groupe de jeunes hommes. Je peux vous dire qu'ils réussissent tous très bien, même lui. La plupart d'entre eux travaillent avec le gouvernement canadien, sont engagés dans la société et sont de formidables bénévoles.

Il y a donc moyen de déconstruire le discours, mais si on laisse une place, une ouverture à cette idéologie, elle pourrait toucher sans contredit ces jeunes.

Vous demandez d'où elle provient; certainement pas des mosquées que je connais.

Je vous invite tous, j'invite tous les représentants du gouvernement et tous les Canadiens à venir librement, sans nous avertir à l'avance, dans l'une de nos mosquées, où vous serez les bienvenus. Venez voir de vos propres yeux; vous constaterez que je vous dis la vérité. La plupart de nos imams se sont rendu compte qu'étant donné que nous vivons dans une société démocratique et libérale, nous devons adapter notre interprétation de l'islam au contexte. Quand nous parlons de l'islam, il ne doit pas seulement être question du texte, mais aussi du contexte.

Par conséquent, en ce qui concerne la radicalisation, je pense que nous devons tenir compte du contexte sociopolitique et économique, ainsi que des sources de médias sociaux. Si je m'apercevais qu'un imam ou que quelqu'un dans une mosquée tentait de radicaliser des jeunes, je serais le premier à le signaler. Ce ne serait pas la première fois que j'interviens quand je m'aperçois que certaines personnes sont dangereuses, que leur discours est dangereux. Nous devons réagir et le signaler.

Le sénateur White : Merci à vous deux d'être ici aujourd'hui. Monsieur Delic, je tiens à vous remercier de votre appui dans l'enquête. Vous avez beaucoup aidé à sensibiliser la communauté.

Vous êtes un important leader et porte-parole des associations musulmanes du Canada. De nombreuses personnes nous ont parlé de leurs préoccupations concernant les fonds provenant de la région du Golfe et certains pays qui pourraient contribuer à la radicalisation dont nous sommes témoins dans notre pays. D'ailleurs, je pense que nous venons justement d'en parler.

J'aimerais connaître votre opinion. Comment cela se passe-t-il? Quand cet argent arrive ici, quelles sont les conditions rattachées à ces fonds provenant de l'Arabie saoudite, par exemple, du Qatar ou d'un autre pays? Quelles conditions impose-t-on aux dirigeants et qu'attend-on en échange de cet argent? Je dis toujours que rien n'est gratuit.

M. Delic : Ce que je dis à toutes les organismes avec lesquels je travaille, c'est qu'aucune somme d'argent ne doit être acceptée si des conditions sont imposées en échange, que ce soit sur le plan de l'idéologie ou des intérêts, tout simplement parce que les musulmans canadiens doivent développer eux-mêmes leurs ressources humaines et matérielles. Si quelqu'un exerçait un contrôle de l'extérieur, cela irait assurément à l'encontre des lois de ce pays.

Lorsque je travaille avec des organismes de l'extérieur, je suis très clair à ce sujet. La mosquée, le centre que nous avons construit à Barrhaven, a ouvert ses portes le 4 janvier dernier.

Le sénateur White : Félicitations.

M. Delic : Il a été construit en totalité avec notre propre argent, qui provient de dons versés par l'entremise de la communauté musulmane de Barrhaven. Ces gens ont donné 80 p. 100 des fonds. Par conséquent, je crois qu'il ne devrait jamais y avoir de conditions. Si c'était le cas, nous ne devrions pas accepter cet argent.

Le président : Monsieur Soharwardy, avez-vous des observations à formuler sur cette question?

M. Soharwardy : Je suis d'accord avec M. Delic, mais le problème, monsieur le président, c'est que si nous n'allons pas au-delà des apparences, vous ne connaîtrez jamais la vérité. Vous devez aller au fond des choses. La vérité n'a pas émergé. Comme je l'ai dit, nous avons deux visages. Nous décrivons ce que nous semblons voir, mais nous ne disons pas ce que nous savons.

S'il y a des conditions rattachées à l'argent que nous recevons, personne ne les dévoilera, car nous avons besoin d'argent. Quand l'argent provient d'Arabie saoudite, du Koweït, des Émirats arabes unis ou d'autres pays du Golfe et que j'ai besoin de cet argent, pourquoi devrais-je dévoiler les conditions qui y sont liées? L'Arabie saoudite et d'autres pays ne vous donneront jamais d'argent parce qu'ils veulent propager l'islam; ils veulent propager leur propre version de l'islam, qui est — comme je l'ai déjà dit — la doctrine wahhabite et salafiste.

Une nouvelle tendance se dessine au Canada. Savez-vous ce qu'on fait? On offre aux jeunes — et c'est la raison pour laquelle cela nous inquiète autant — de les amener en voyage pour faire un petit pèlerinage. Voilà ce qu'on fait. Il y a une nouvelle tendance, à savoir que certaines associations musulmanes, et je peux vous en nommer... Je suis arrivé de Vancouver hier soir. Cinq jeunes hommes s'en vont en Arabie saoudite. Voilà où est le problème. Cela ressemble effectivement à une visite touristique; les gens vont visiter l'Europe et d'autres endroits, y compris l'Arabie saoudite.

Nous devons examiner avec soin toute cette question. Dans quel but vont-ils là-bas? Pourquoi les emmène-t-on gratuitement? Qui les recrute?

Permettez-moi de vous donner un exemple. Deux filles de Mississauga ont quitté la maison. Je ne peux pas vous raconter toute l'histoire en détail, pour protéger la vie privée de la famille, mais elles sont parties. Leurs parents étaient bouleversés; ils ont signalé le fait à la GRC. C'est une longue histoire; je ne veux pas perdre de temps. La GRC a finalement découvert que les filles se trouvaient en Turquie. Elles sont jeunes : des filles de 11e et 12e année. Ce ne sont pas des femmes matures. Ce sont de jeunes Canadiennes. Elles attendaient en Turquie. En fin de compte, elles n'ont pas pu entrer en Syrie et elles ont été ramenées au pays. Par la grâce de Dieu, ces jeunes filles ont été sauvées.

Les parents ont découvert qu'une somme de 5 000 $ avait été transférée dans le compte bancaire de l'une des filles afin qu'elles puissent faire ce voyage. Ce sont deux sœurs. Les parents voulaient découvrir qui avait transféré les 5 000 $. La GRC ne mène aucune enquête sur la provenance de cet argent. Elle a confisqué leur passeport, mais c'est à peu près tout.

Nous devons le découvrir. Les transactions financières peuvent être retracées. Voilà un autre incident où nos organismes d'application de la loi, en tout respect — je sais que les services de police n'aiment pas que je dise ce genre de chose, mais c'est la vérité —, ne font pas ce qu'ils sont censés faire. D'où proviennent ces 5 000 $? Qui leur a donné ce montant? Les parents des jeunes filles attendent encore d'obtenir des réponses.

L'argent est transféré de différentes façons, dont certaines sont secrètes. L'argent est acheminé par des institutions. On retrouve deux organisations au Canada. Il s'agit essentiellement d'organisations américaines qui exercent leurs activités au Canada. L'une d'elles s'appelle l'Institut AlMaghrib, et l'autre, l'Institut AlKauthar. Ces deux organisations travaillent dans les universités, et non les mosquées. Toutes deux donnent des exposés et organisent des colloques. Ce sont ces instituts qui lavent le cerveau de ces jeunes au cours de leurs exposés. Les sujets qu'ils abordent sont très banals. Ils déclarent qu'ils discuteront de la vie du prophète Mohammed et de la façon de vivre dans une société non musulmane. En surface, ces sujets semblent très normaux. Personne ne voit d'objection à ce qu'ils soient abordés. Cependant, lorsque vous nouez une relation avec eux — tous les jeunes ne nouent pas une relation à long terme avec eux; seulement quelques-uns d'entre eux —, le lavage de cerveau commence. L'Américain à la chaussure piégée avait assisté aux exposés de l'Institut AlMaghrib.

Nos universités et nos collèges accordent une grande liberté à ces gens. Ils organisent des exposés et des colloques, mais aucun d'entre eux ne place des affiches indiquant qu'ils recrutent pour le compte d'Al-Qaïda, de l'EIIL ou de l'EIIS. Personne ne viendrait parce qu'il saurait qu'il risque de se faire prendre. Cela arrive, et je connais 150 Canadiens qui combattaient là-bas au nom de l'EIIL, dont 80 sont de retour au Canada. C'est là un grave problème. Trois jeunes garçons de ma ville ont été tués en combattant pour l'EIIL. Je connais l'un d'entre eux; il vivait dans mon quartier. Ce garçon a été élevé sous mes yeux.

Par conséquent, je le répète, l'enjeu est lié à l'idéologie de l'intolérance. Mes chers frères et sœurs n'éprouvent pas de l'intolérance envers les chrétiens et les juifs, mais plutôt envers les musulmans, en raison de désaccords. L'idéologie des wahhabites et des salafistes ne tolère aucune divergence d'opinions. J'ai été qualifié d'infidèle, de kafir, d'innovateur et d'imam déviant parce que je désapprouve leur idéologie à de nombreux égards. Je suis fier d'être canadien. J'aime ce pays et, en conséquence j'appuie un gouvernement infidèle.

Avant d'être tué, Yahya Maguire, cet homme d'ici, c'est-à-dire d'Ottawa, qui était anciennement connu sous le nom de John Maguire, a inscrit un message sur ma page Facebook. Il a déclaré : « Monsieur Soharwardy, l'islam que vous prêchez est une imposture. Vous êtes un imam déviant, et vous irez en enfer. » L'EIIL et l'EIIS sont de véritables organisations musulmanes. Ce garçon canadien qui s'est converti à l'islam m'a envoyé un message.

Cela se déroule dans notre pays, et il nous est impossible de les nier. Si nous nous contentons de prétendre que tout va bien, ce ne sera qu'un message trompeur.

La dernière chose que j'aimerais mentionner est la suivante : Qu'est-ce qui pousse un jeune homme à embrasser l'idéologie des wahhabites? Qu'est-ce qui le pousse à s'isoler? Est-ce notre gouvernement, notre premier ministre, nos ministres, nos forces de l'ordre? Je vous prie de cesser d'employer l'expression « terrorisme islamique », car elle incite ces jeunes à se retirer de la société. Une fois isolés, ces jeunes sont manipulés par les extrémistes qui souhaitent les recruter.

Nous voulons que nos jeunes s'intègrent dans la société, et cette intégration surviendra seulement s'ils sont acceptés. Ils se sentiront acceptés par la société si vous vous abstenez de condamner leur religion. Je ne vois pas d'objection à ce que vous condamniez l'idéologie des wahhabites et des salafistes, mais ne la qualifiez pas de djihad islamique.

Je vais ouvertement qualifier tous les sénateurs de djihadistes devant vous? Pourquoi? Parce que vous luttez contre ce mal qui sévit au Canada. Notre premier ministre est un djihadiste. Pourquoi? Parce qu'il lutte pour consolider l'économie de notre pays et pour favoriser sa croissance. Il lutte quotidiennement, et sa lutte est un djihad. Cette guerre ou ce terrorisme n'est pas un djihad.

Le sénateur White : Si vous me le permettez, j'aimerais vous poser une brève question pour donner suite à vos propos, et je demanderais que vous y répondiez succinctement étant donné que d'autres sénateurs souhaitent intervenir.

Que suggérez-vous donc que nous fassions par rapport aux mosquées qui autorisent de telles activités? Vous affirmez tous deux que vous n'autorisez pas ces activités dans les mosquées que vous dirigez. Quelles mesures suggérez- vous que nous prenions nous, les Canadiens, pour contrer les mosquées qui permettent que ces activités se poursuivent? Je vous interroge tous les deux.

M. Soharwardy : Je suggère que vous preniez trois mesures que je vais définir très précisément. Prenez ces trois mesures, et je vous garantis que, si vous n'éliminez pas le terrorisme, vous le réduirez considérablement.

Premièrement, il faut que vous contrôliez votre allié, l'Arabie saoudite, et les autres États du Golfe. Vous devez stopper l'argent qui est transféré secrètement et qui peut être retracé. Cela doit cesser. Cet argent ne prend pas seulement la forme d'espèces acheminées dans le cadre de transactions. Il finance des visites et des stratagèmes de parrainage organisés par les États du Golfe, et il faut que cela s'arrête.

Deuxièmement, je vous prie de ne pas établir des liens directs ou indirects entre l'islam et le terrorisme. En employant les mots « islamique » et « musulman », vous isolez les gens. Croyez-moi, cela dérange mon fils. J'ai un fils et une fille qui sont nés tous les deux ici. Ils ont tous deux choisi d'aller à l'université, et ils fréquentent cette institution en ce moment. Ces mots les isolent. Cela les coupe simplement de la société canadienne. Pour l'amour de Dieu, évitez simplement d'employer ces mots. Je sais que votre intention n'est pas de désigner l'islam comme une religion terroriste, mais ces paroles créent une distance dans le cœur des gens. Par conséquent, abstenez-vous de le faire.

Troisièmement, attaquez-vous à l'idéologie des wahhabites et des salafistes, car c'est la porte d'entrée du recrutement. Oui, je conviens que tous les imams wahhabites ou salafistes ne recrutent pas des soldats pour l'EIIL ou l'EIIS, ou des adeptes de l'extrémisme. Toutefois, quelques imams ouvrent la porte au recrutement, et ils sont les seuls à le faire.

Prenez ces trois mesures. Attaquez-vous au processus de recrutement. Il ne suffit pas de s'en prendre aux recrues. Il faut atteindre celui qui endoctrine les gens, celui qui enseigne l'intolérance et, soit dit en passant, cette intolérance vise également les musulmans. Si je célèbre la naissance du prophète Mohammed, que la paix soit avec lui, tous les vendredis à la mosquée, on dit que je suis un imam déviant. L'islam ne permet pas ce genre de comportement. Si l'on devient intolérant envers les musulmans, on fera assurément preuve d'intolérance envers les juifs et les chrétiens.

M. Delic : Je le répète, je n'irais pas au-delà du Canada. Je ne peux pas contrôler ce qui se passe en Arabie saoudite, mais je sais que je peux exercer un contrôle sur ce qui se passe ici.

Je pense que nous devons faire un peu mieux en demandant premièrement au gouvernement, au premier ministre, à vous, les sénateurs, et aux autres organismes de reconnaître certains musulmans canadiens comme des partenaires dans la lutte contre le terrorisme. C'est la première mesure à prendre, et elle est extrêmement importante.

Deuxièmement, les gens qui travaillent déjà avec la GRC et les services de police devraient également recevoir de l'aide pour composer avec leur collectivité. En ce moment, je participe à plusieurs cas de déradicalisation, et il me semble que nous négligeons de parler des mesures de prévention qui s'imposent. C'est un aspect sur lequel nous devons mettre l'accent. À l'heure actuelle, nous ne parlons que des conséquences. Si nous souhaitons résoudre le problème, nous devons réfléchir à la façon dont nous, les Canadiens, ainsi que tous les intervenants — le gouvernement, les dirigeants, les services sociaux, les services de sécurité, les services d'enseignement et les médias — pouvons travailler ensemble afin de trouver des moyens de nous attaquer au problème de la radicalisation.

Comme je l'ai suggéré, je pense qu'il faut reconnaître les musulmans canadiens comme des partenaires plutôt que des parties responsables du problème, en plus d'éviter de parler des mosquées comme des sources de radicalisation, car vous faites alors allusion à des milliers de mosquées qui existent autour de vous. Et, si vous parlez de raser ces centres qui produisent des citoyens plutôt avisés et loyaux, vous induirez en erreur la population du Canada en générale et les jeunes gens qui interpréteront ce discours de la pire des façons et en concluront que quelqu'un est en train de se retourner contre eux.

L'autre question à laquelle il est important, selon moi, que nous réfléchissions est la suivante : pourquoi n'invitons- nous pas à participer à ces discussions des gens qui ont vraiment du poids lorsqu'il s'agit de comprendre non seulement des références textuelles, mais aussi les réalités de la vie, des gens qui connaissent bien les valeurs, la culture et la politique canadiennes, des gens qui peuvent déconstruire le problème et trouver assurément quelques solutions? Je vais me contenter, par exemple, de vous citer les noms de trois personnes bien connues au Canada. L'une d'elles est Paul Bramadat, un professeur d'études religieuses de Victoria, qui a écrit un livre sur la radicalisation et la sécurisation au Canada et ailleurs. Nous devons parler à ces experts parce qu'ils ont examiné la question, et pas seulement d'un point de vue théorique. Bon nombre de ces études sont aussi de nature empirique.

Il faut aussi que nous parlions à Peter Beyer, un remarquable universitaire dans le domaine de la sociologie des religions qui travaille de l'autre côté de la rue, à l'Université d'Ottawa, et à David Seljak qui fait un excellent travail au chapitre du patrimoine canadien. Nous avons fait équipe dans de nombreux domaines afin d'aider ensemble les musulmans canadiens à s'intégrer et à mettre l'accent sur un civisme empreint de foi. Voilà, à mon avis, certains des secteurs dans lesquels nous pouvons déployer beaucoup d'efforts.

J'ai aussi proposé un autre projet il y a cinq ans. Le projet s'intitulait « Being a good Muslim and good Canadian citizen, no dichotomy between the two ». Je ne tenais pas à mentionner intentionnellement la radicalisation. Vous demandez pourquoi? Je ne la mentionne pas parce que des préjugés se rattachent à la radicalisation et à la déradicalisation. Par conséquent, je m'emploierai essentiellement à élaborer un processus éducatif, à former ces jeunes musulmans canadiens, et à développer leur personnalité et leur sens du leadership. J'aurais recours à des forums, des ateliers, des groupes de discussion, des entrevues et, comme je l'ai fait dans de nombreuses collectivités du Canada, je leur enseignerai comment participer de façon pratique à la société canadienne en général, et comment être des citoyens qui apportent une contribution.

Le prophète a indiqué très clairement que les meilleures personnes sont celles qui sont utiles aux autres. Dans les deux cas, il n'a pas précisé qui étaient ces gens — des musulmans ou d'autres personnes?

La sénatrice Stewart Olsen : Je comprends ce que vous dites, et je vous remercie vraiment tous les deux d'être venus nous rencontrer. Lorsqu'on a l'impression que sa religion est attaquée, il est difficile de demeurer indifférent. Je peux vous assurer que notre étude ne met pas l'accent sur cet aspect, et nous ne croyons pas que l'islam est attaqué. Nous prêtons attention à vos idées, et nous vous remercions infiniment de les formuler.

Je pense que vous avez tous deux rencontré des gens qui sont radicalisés ou qui sont en train de le devenir. Pouvez- vous m'expliquer brièvement ce qui se produit lorsque cela arrive? Je sais que vous tentez de travailler avec eux. Les signalez-vous aux autorités? Que se passe-t-il ensuite?

M. Delic : Si je remarque qu'ils ont des idées étranges qui ne cadrent pas avec celles de la majorité des gens, je ne pense pas que je signalerai immédiatement ce fait aux autorités. Je travaillerai assurément avec ces personnes. Si je remarque qu'une personne a des pensées radicalisées et qu'elle a tendance à se comporter violemment, c'est à ce moment-là que j'interviens — comme je l'ai fait auparavant — et que je signale la personne.

Je vais même plus loin en demandant aux organismes responsables de la sécurité de retirer ces personnes de la circulation parce qu'ils sont devenus un danger pour les autres. Bien entendu, chaque fois que je vois la possibilité d'intervenir, comme je l'ai fait à de nombreuses reprises, je m'attaque moi-même au problème et je tente de déconstruire la façon dont cette jeune personne raisonne. Je crois que c'est une entreprise très utile et qu'il est nécessaire de prendre ces mesures. Pourquoi? Parce que, si l'on emprisonne ces gens, tôt ou tard ils sortiront de là et réintégreront la société. Si nous ne traitons pas les symptômes du problème d'une façon appropriée, je pense que nous finirons par échouer.

Par conséquent, en ma qualité d'imam canadien, une de mes priorités consiste à travailler avec les jeunes gens afin de démanteler leur idéologie radicalisée.

M. Soharwardy : Tout d'abord, les membres de notre congrégation — je ne fais pas allusion à ceux de ma ville, mais plutôt à ceux du pays en entier — savent que le terrorisme et l'extrémisme sont néfastes, et que la violence et la haine envers tout être humain sont répréhensibles. Nous n'avons donc pas de problèmes de ce point de vue-là. C'est la raison pour laquelle je crois en la prévention plutôt que l'intervention.

Lorsque je rencontre une personne radicalisée — et j'ai composé avec des jeunes de ce genre à Calgary et en Colombie-Britannique —, nous nous assoyons, et je lui explique en quoi consiste l'islam. Toutefois, je vais retourner en arrière encore une fois.

Toutes les universités du pays ont des aumôniers, des aumôniers musulmans. Montrez-moi une seule université canadienne où l'aumônier n'est pas wahhabite. Les wahhabites sont-ils les seuls musulmans? Je ne suis pas wahhabite. Où sont les aumôniers chiites, soufis et sunnites? Tous les aumôniers de toutes les universités sont wahhabites. Où sont les aumôniers musulmans dans les prisons?

Ce qui me préoccupe, c'est que le gouvernement appuie directement ou indirectement, volontairement ou involontairement, une seule secte de l'islam, et cette décision créera plus de problèmes qu'elle n'en résoudra. Par conséquent, veillons à assurer une certaine diversité. Je n'ai pas entendu parler de la présence d'un aumônier chiite ou soufi dans aucune université. Je n'en ai pas entendu parler, mais il se peut qu'il y en ait. Je ne sais pas tout, mais voilà ce que je sais.

Faites marche arrière et occupez-vous de la source du problème. Cessez d'appuyer une seule école de pensée au sein de la communauté musulmane. Les musulmans ne forment pas un groupe monolithique. L'islam englobe de nombreux groupes, sectes et confessions. Faites aussi en sorte d'assurer la diversité de la mosaïque musulmane. Nous avons besoin que vous preniez ces mesures pour contrer le terrorisme, l'extrémisme et la radicalisation.

M. Delic : Je désapprouve cette approche simplement parce que nous ne tenons pas à perpétuer des luttes idéologiques au Canada. Je suis très conscient qu'elles existent, mais je pense que nous devons régler nous-mêmes ce problème.

Je ne veux pas parler des sunnites et des chiites dans ma mosquée ou dans les mosquées avec lesquelles j'entretiens des relations. Nous sommes tous musulmans, et nous devons apprendre à tolérer toutes nos différences. Si nous n'arrivons pas à nous comprendre les uns les autres au sein de l'islam, comment arriverons-nous à comprendre les membres d'autres groupes confessionnels? C'est un principe sur lequel j'insiste toujours que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur de la communauté musulmane.

Si je ne peux pas entretenir des relations constructives avec les membres de ma propre confession, je ne serai jamais en mesure d'avoir des rapports interconfessionnels avec qui que ce soit.

En ce qui concerne nos jeunes gens qui fréquentent les universités, je crois que ce sont de remarquables Canadiens. Je travaille avec bon nombre d'entre eux. On dit que les universités sont des endroits où des dangers pourraient survenir, mais je suis certain que toute institution pourrait compter des gens dangereux. Je ne crois pas que tous ces jeunes, qui travailleront demain avec le gouvernement ou qui exerceront la profession d'enseignant, se radicalisent de cette manière.

Je sais que différentes associations d'étudiants, qu'elles soient sunnites ou chiites, luttent pour l'attention des étudiants, mais les imams tant sunnites que chiites avec lesquels j'ai travaillé s'emploient activement à combler les fossés qui existent entre nous. J'ai tout à fait conscience que, si je ne peux pas travailler de manière constructive avec les membres de mon propre groupe confessionnel, il me sera très difficile d'être disposé à travailler avec qui que ce soit.

La sénatrice Stewart Olsen : J'aimerais donner brièvement suite à vos propos. Je comprends ce que vous dites, mais, au Canada, nous accordons aux gens la liberté de religion. Par conséquent, nous ne demandons pas à nos services de police de patrouiller dans les églises et les mosquées. Comme nous ne le faisons pas, ne convenez-vous pas qu'il incombe — et je ne soutiens pas que cette responsabilité devrait incomber entièrement aux imams, mais plutôt à nous tous — aux gens de signaler les incidents qui, selon eux, pourraient mettre en péril des Canadiens ou entraîner la perte de toute une génération de jeunes Canadiens? Ce sera vraiment regrettable si nous perdons un grand nombre de ces gens.

M. Delic : Une chose qu'il est important de mentionner, c'est que lorsque de nouveaux imams arrivent, ils ont parfois besoin de temps pour s'installer. Ils pourraient commettre des erreurs bêtes en cours de route. Bien entendu, nous censurons et remettons en question certaines idées. Si l'on juge qu'ils n'ont pas leur place ici, on recommandera certainement qu'ils retournent là où ils viennent.

Comme je l'ai dit au tout début de mes remarques, si je connaissais un endroit de la sorte ou un imam qui n'adhère pas aux principes et aux valeurs de notre pays, je serais le premier à intervenir. On n'aurait pas besoin de me le demander. Je dénoncerais cette personne car elle nuit à l'intégrité et à la réputation de ma foi et pourrait avoir une incidence négative sur la population canadienne en général et sur les musulmans canadiens.

Nous savons très bien que les auteurs d'actes de terrorisme ne choisissent pas leurs victimes. Ils tirent sur tout le monde. Je sais que les musulmans canadiens pourraient être touchés, comme n'importe qui d'autre. Par ailleurs, au lendemain de ces événements, les musulmans canadiens seraient déshumanisés dans la discussion sur la radicalisation ou le terrorisme dans leur propre pays. C'est quelque chose qui m'inquiète.

Le président : Nous allons dépasser le temps un peu. Je demanderais à tous d'être concis dans leurs réponses et leurs questions, car il y a deux autres sénateurs qui ont des questions à poser.

M. Soharwardy : Merci, monsieur le président.

Je suis d'accord avec l'imam Delic. En fait, je pense que vous avez absolument raison. En tant que communauté musulmane, nous sommes la cause d'une part de vos problèmes. C'est certain. Malheureusement, la communauté musulmane en général — et je ne parle pas des imams mais des membres de la communauté — n'est pas aussi franche qu'elle devrait l'être.

J'ai souvent répété dans nos sermons du vendredi que nous devrions tous, en tant que simples musulmans et Canadiens, nous faire entendre, mais nous ne le faisons pas. Nous devrions le faire et continuer à le faire dans une optique de sensibilisation. Les imams le font, mais pas de la manière qu'ils devraient le faire.

Par ailleurs, en plus de cette situation complexe, il y a le rôle de l'Arabie saoudite. La Mecque et Médine, qui sont des lieux saints, sont en Arabie saoudite. La majorité des musulmans considèrent les gens de là-bas comme étant des adeptes de la secte wahhabite-salafiste. Les musulmans sont découragés lorsqu'ils parlent contre une personne qui est influencée par l'Arabie saoudite, qui est un pays saint pour eux.

Nous avons un problème dans notre communauté dont nous devons discuter entre nous, et non pas ici. Nous devons demander à tout le monde de se faire entendre et de mettre fin à l'intolérance à l'égard de tous ceux qui fréquentent ces lieux de culte dans certains des endroits au sein de la communauté musulmane.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Merci à nos deux invités. Ma question s'adresse à l'imam Delic. Je vous souhaite la bienvenue au comité et je vous remercie de nous faire part de vos opinions. Vous avez dit, lors d'une entrevue accordée au quotidien Ottawa Citizen, que la charia s'appliquait déjà au Canada, mais de façon informelle. Pourriez-vous nous donner des exemples précis de cette application, des endroits où cela s'est produit, et peut-être même de l'identité des personnes en cause dans ces dossiers?

[Traduction]

M. Delic : Les femmes portent le hidjab. C'est un aspect. Les musulmans prient. C'est un autre aspect. Lorsque les gens ont des disputes familiales, l'imam est la première personne à qui ils s'adressent. Dans mon travail, je m'occupe de questions sociales 80 p. 100 du temps. Nous respectons les limites et le cadre permis dans la société canadienne. Par exemple, si une personne vient me voir et me dit, « Je veux une seconde épouse », je lui répondrais que c'est illégal dans notre pays. Même si nous faisons de l'arbitrage familial dans la mosquée, nous le faisons dans le respect de la législation canadienne.

Tout comme dans le judaïsme et le christianisme, les rabbins, les prêtres et les imams servent la société canadienne à ce niveau, et nous épargnons beaucoup d'argent en évitant que les gens aient recours aux tribunaux grâce à nos mesures de prévention.

Lorsque la charia a été présentée par des gens en Ontario, j'ai été le premier à poser des questions : « Pourquoi offrons-nous cette loi? Qui l'appliquera? Qui défendra la charia et qui communiquera ces idées? Comment fonctionnera-t-elle dans le cadre du système juridique canadien? »

Si nous présentions un point de vue culturel donné, je ne l'accepterais pas. Par conséquent, nous nous en mêlons en ce moment. Dans ma thèse de doctorat que j'ai déposée en 2006, je me suis penché sur la culture musulmane canadienne, une nouvelle réalité, qui existe véritablement même si nous sommes confrontés à certains défis.

Pourquoi sommes-nous confrontés à certains de ces défis en ce qui concerne l'interprétation de l'islam ou de la charia? C'est seulement parce que nous ne sommes pas au Canada depuis longtemps. Environ 90 ou 95 p. 100 des musulmans sont arrivés au pays au cours des 25 ou 30 dernières années. Nous sommes donc encore en train de nous installer. Comme vous le savez, tous les pays, tous les groupes, que ce soit les Écossais, les juifs, les Italiens, les Grecs, les sikhs ou les Hindous, ont dû faire face à certains de ces défis. Les musulmans ne font pas exception. Si les musulmans s'installent convenablement, et nous y travaillons, alors nous nous intégrerons bien et nous apporterons une contribution positive à la société. Merci.

Le président : Le temps file. Deux sénateurs veulent poser des questions, la sénatrice Beyak et le sénateur Wells, puis nous mettrons fin à la séance.

La sénatrice Beyak : Merci, messieurs, d'être venus. Je n'ai qu'une question à poser qui donne suite à celle du sénateur Dagenais. On nous a dit, tout comme à nos auditeurs, que la loi musulmane ou la charia ne traite pas les femmes et certains groupes spéciaux de la même façon que les autres. En tant qu'imams, que pensez-vous de ce traitement inégal? Les femmes musulmanes ont-elles les mêmes droits en vertu de vos lois?

M. Soharwardy : Je vais répondre aux questions des deux sénateurs.

Le président : Essayez d'être concis, s'il vous plaît.

M. Soharwardy : Je le serai.

Tout d'abord, nous devons comprendre qu'il existe différentes interprétations, et ce même de la charia. Lorsque la charia en Arabie saoudite est appliquée et qu'une femme est condamnée à mort par lapidation parce qu'elle a été violée, pour nous, ce n'est pas la charia. Vous devez comprendre que la charia est également différente. Parmi les groupes sunnites, il y a cinq charias, mais il y en a d'autres. La charia ne fait pas l'unanimité. Elle n'est pas non plus monolithique.

Conformément à la charia, je crois que les femmes ont les mêmes droits que les autres. D'après la façon dont le Coran décrit les droits, la relation entre les hommes et les femmes, l'épouse est un renfort pour le mari, et vice versa. L'épouse est symbole de protection, de beauté et de confort pour le mari; elle est son égale. Il n'y a pas de discrimination fondée sur le sexe. Dans la religion islamique, la supériorité d'une personne repose sur la piété et sur l'honnêteté. Les meilleures personnes sont celles qui sont les plus vertueuses. Il n'existe pas de supériorité fondée sur le sexe. On ne lapide pas à mort une femme parce qu'elle été violée. Nous suivons la charia, qui prône un mode de vie normal et sensé. Ma charia dicte qu'il faut respecter les lois du pays dans lequel on vit. C'est la charia.

Le président : Imam Delic, le temps file.

M. Delic : Je vais utiliser un exemple dans ma famille. Je vis avec trois femmes à la maison, mon épouse et mes deux filles. Je dis constamment : « Oui, chérie, oui, chérie, oui, chérie. » Mon épouse est très instruite. Elle a obtenu son diplôme de l'Université Carleton en politiques publiques il y a deux ans. Je ne suis pas ici pour parler de ce qu'elle fait, mais elle est très occupée en ce moment à enseigner dans l'une des universités du Canada. D'après certaines interprétations, elle ne pourrait pas aller à tel ou tel autre endroit. Ce n'est pas l'islam que nous préconisons. Ce n'est pas l'islam traditionnel. Ce n'est pas l'islam normatif. Ce n'est pas l'islam que nous voulons.

Tout ce que l'on voit dans le monde, ce sont des interprétations culturelles, personnelles et politiques à l'appui des intérêts de certains groupes ou individus. Pour ce qui est de l'islam, je vous demanderais de venir à mon centre, et vous verriez l'engagement de nos sœurs et l'incidence qu'elles ont. Ce que je dis souvent, c'est que les communautés musulmanes au Canada qui excluent les femmes du débat vont à l'encontre de l'islam et de la législation canadienne, et toutes les communautés qui excluent les femmes du processus ont une incidence négative sur l'avenir des communautés et de leurs enfants.

Le sénateur Wells : Merci, messieurs, de comparaître devant nous aujourd'hui. Imam Soharwardy, vous avez mentionné qu'il y a un certain temps, à une mosquée de Toronto que vous fréquentiez et dont la congrégation compte 600 personnes, on a tenu des propos incontestablement anti-canadiens. Tout d'abord, des sanctions ont-elles été imposées, ou a-t-on discuté avec l'imam qui a prononcé ces paroles? Le savez-vous?

M. Soharwardy : Non. Après la prière du vendredi, je suis allé voir l'imam pour lui demander : « Pourquoi avez-vous tenu ces propos? » Il a parlé d'un recueil de jurisprudences islamiques, et je lui ai dit ceci : « C'est l'opinion d'un universitaire. Ce n'est pas dans le saint Coran et ce ne sont pas les enseignements du prophète Mohamet, que la paix soit avec lui. C'est l'opinion d'un universitaire, et nous ne sommes pas d'accord avec lui. » Il a dit : « Eh bien, je l'ai cité. » J'ai fait la sourde oreille et j'ai ajouté : « Ce n'est pas ainsi que vous devriez prêcher l'islam. Ce n'est pas ce qu'est l'islam. Vous véhiculez vos propres opinions au nom de l'islam, ce qui crée de la confusion. »

Certains imams et certains universitaires utilisent des ouvrages du XIIIe et du XIVe siècle, mais ces ouvrages ne s'appliquent pas du tout au XXIe siècle. Le saint Coran et les enseignements de mon prophète Mahomet, que la paix soit avec lui, cadrent tout à fait avec le siècle actuel et cadreront avec le suivant. Il n'y a absolument rien d'anormal à cela. Ce sont les gens qui interprètent mal le Coran et qui utilisent ces enseignements pour justifier leur propre contrôle politique et économique sur d'autres. Cela n'a absolument rien à voir avec l'islam.

Le sénateur Wells : Merci. Lorsque ces propos ont été adressés devant la congrégation — j'imagine que vous avez regardé les réactions autour de vous —, comment ont-ils été reçus, ou quelles remarques avez-vous entendues de membres de la congrégation par après? Comme je l'ai dit plus tôt, il s'agit résolument d'opinions anti-canadiennes, et peut-être anti-islamiques?

M. Soharwardy : Tout le monde gardait le silence car lorsqu'un sermon est prononcé, il faut être silencieux. On ne peut pas parler. Alors personne n'a dit un mot. Je suis certain que d'autres membres pensaient comme moi, mais pas toute la congrégation. D'autres gens faisaient la file derrière moi lorsque je parlais à l'imam. Je ne sais pas ce qu'ils lui ont dit, mais je lui ai parlé, puis je suis parti car nous travaillons le vendredi, alors j'ai dû quitter après les prières. Je suis certain que d'autres membres lui ont également parlé.

Le sénateur Wells : Imam Delic, je ne qualifierais pas un imam qui fait ce genre de choses comme étant nécessairement radicalisé, mais certainement anti-canadien, comme je l'ai signalé tout à l'heure. D'après vous, quelle serait la solution pour remédier à ce type de sermons?

M. Delic : Merci. Tout d'abord, j'ai déjà été dans une situation où un imam a souligné des points qui ne coïncidaient pas avec ma vision de l'islam, et après la prière, j'ai aidé la communauté, j'ai réprimandé l'imam et j'ai contesté sa position. Cela a été très efficace. Je sais que c'était très difficile car un invité doit être respecté, mais si un invité fait quelque chose qui aura une incidence négative après son départ, alors je suis dans l'obligation de remettre en question ses positions. Je pense que l'invité n'utilisera plus cette méthodologie en Occident par après.

Deuxièmement, lorsque je travaille avec certains groupes d'intérêts au Canada, je m'aperçois qu'il faut offrir de la formation aux imams sur le contexte canadien. Nous avons une incroyable institution dans notre ville — l'Université St. Paul. Pourquoi pas? J'ai formulé plusieurs propositions. J'ai fait des recherches sur le sujet, et je pense que c'est l'un des secteurs où notre gouvernement doit intervenir, comme l'ont fait le Danemark, la Suisse et l'Allemagne.

Cela ne représente pas d'énormes sommes d'argent. Comme je l'ai dit, nous dépenserons plus d'argent pour régler le problème que pour mettre en place des mesures de prévention. Nous devons seulement présenter de bonnes idées, faire front commun, et je suis convaincu que nous pourrons faire de l'excellent travail dans ce secteur.

Le président : Chers collègues, le temps file, malheureusement. Je sais que d'autres sénateurs aimeraient poser des questions complémentaires, et nous pourrons peut-être le faire à une autre occasion.

Je tiens à vous remercier de vos contributions et de votre participation à ce que nous avons appelé une conversation publique avec les Canadiens.

Je tiens à m'excuser du retard auprès de notre prochain témoin. Je sais que vous avez dû vous lever très tôt pour pelleter à six heures du matin afin de pouvoir vous rendre à l'aéroport, en espérant que vous pourriez atterrir à Ottawa. Vous êtes ici, et nous vous sommes très reconnaissants de l'effort que vous avez déployé.

Alors que nous nous apprêtons à poursuivre notre étude du terrorisme et de la radicalisation au Canada, nous accueillons le professeur Kent Roach, un éminent universitaire et un chef de file en droit canadien, qui se penche plus particulièrement sur les questions liées au terrorisme. Le professeur Roach a écrit de nombreux livres et est une sommité dans son domaine. Nous sommes ravis de vous avoir parmi nous. Je crois savoir que vous avez préparé une déclaration préliminaire.

Kent Roach, professeur, titulaire de la chaire Prichard-Wilson en droit et en politique publique, faculté de droit, Université de Toronto, à titre personnel : Merci infiniment, sénateur Lang, et tous les sénateurs, de l'invitation. Je vais m'attarder au paragraphe d) de votre mandat, qui porte sur les opérations terroristes et les poursuites contre les terroristes.

Je vais parler du sujet en me fondant non seulement sur mon expérience universitaire, mais aussi sur mon expérience en tant que membre du comité consultatif sur la recherche pour la Commission Arar pendant deux ans et en tant que directeur de la recherche et des études juridiques de la Commission d'enquête sur l'affaire Air India pendant quatre ans. Quand je travaillais pour la Commission sur l'affaire Air India, j'ai passé le plus clair de mon temps à étudier la relation entre les renseignements et les preuves, qui est le sujet d'un des cinq volumes du rapport de la Commission d'enquête sur l'affaire Air India.

Je vais commencer par ce qui me préoccupe. Je crains fort que les rapports de la Commission d'enquête sur l'affaire Air India sur les renseignements et les éléments de preuve n'ont pas été examinés attentivement dans les récents débats et que le projet de loi C-44, et plus récemment, le projet de loi C-51 ont l'effet non voulu de rendre plus difficile la tâche de convertir les renseignements en éléments de preuve et de procéder à des poursuites contre des terroristes.

Permettez-moi tout d'abord de signaler que je sais que votre comité a beaucoup entendu parler de l'ampleur de la menace, et je n'ai aucune raison de remettre cela en question. Le Conseil de sécurité des Nations Unies, dans la résolution 2178, a reconnu que quelque chose nuit à la sécurité internationale. Pour revenir à l'affaire Air India, nous devons nous rappeler que, même avant ce qui s'est produit au cours de la dernière année, une poignée de personnes à l'autre bout du monde qui sont motivées par la souffrance peuvent causer d'horribles dommages. Bien entendu, 331 personnes ont perdu la vie dans l'attentat contre le vol d'Air India.

La menace terroriste et les terribles attentats dont nous avons été témoins au Canada, à Paris, à Sydney et ailleurs confirment la sagesse dont a fait preuve le Parlement, en 2013, en adoptant quatre nouvelles infractions de terrorisme qui s'appliquent aux combattants terroristes qui vont à l'étranger. Ce qui m'inquiète cependant, c'est qu'avec ces nouveaux projets de loi, nous risquons sans le vouloir de rendre plus difficile l'application de ces infractions.

Je reconnais tout à fait que le droit criminel ne devrait pas être la seule stratégie de lutte contre le terrorisme. Il s'impose toutefois pour ceux que l'on ne peut convaincre et qui ont l'intention de commettre des crimes. Le droit pénal envoie par ailleurs un message symbolique très fort, un message de dénonciation. Il met l'accent sur les comportements néfastes et inacceptables au plan social, plutôt que sur les motifs, les croyances et les griefs susceptibles de motiver les terroristes ou d'autres criminels.

Je crois en fait au vieux principe selon lequel rien ne justifie de commettre un crime, et surtout un meurtre. Je pense que les procès criminels jouent sur le contre-discours selon lequel notre pays ne s'oppose pas à l'islam, voire à l'extrémisme islamique. Notre pays s'oppose à la violence et il s'y opposera de façon juste et ouverte, même si cela doit rendre nos vies plus difficiles et, je dirais même, plus dangereuses.

Les enquêtes et poursuites intentées relativement à des infractions de terrorisme sont les plus difficiles à mener dans le cadre de notre système de justice pénale. C'est pour cette raison que, dans ses recommandations 3 à 8, volume 3, la Commission d'enquête sur l'affaire Air India proposait la création d'un système judiciaire spécial pour les poursuites intentées relativement à des infractions de terrorisme.

On a dit au comité que 20 procureurs s'occupaient des poursuites pour terrorisme au bureau du directeur des poursuites pénales. C'est un pas dans la bonne direction, qui témoigne du travail acharné ayant abouti à des poursuites fructueuses. À mon avis toutefois, cela n'est pas suffisant.

Il faut avoir des procureurs spécialisés qui s'occupent de tous les aspects des poursuites, y compris des revendications de secret. On vous a dit que si les procureurs conseillent la GRC, ils ne conseillent pas le SCRS. Pour eux, la difficile tâche qui consiste à fournir des preuves à partir du renseignement doit être menée par la police.

Avec tout le respect que je vous dois, c'est une erreur, car les questions de secret, y compris les nouvelles questions que suscitera le projet de loi C-44 aux termes du vaste privilège accordé aux sources humaines du SCRS, doivent être prévues et traitées dans le cadre d'une enquête, faute de quoi elles pourraient retarder et même faire échouer les poursuites relatives au terrorisme.

Ces nouveaux développements, et surtout le projet de loi C-44, justifient encore plus de réexaminer les recommandations 1 et 2 visant à autoriser le conseiller à la sécurité nationale auprès du premier ministre à résoudre les litiges inévitables opposant le SCRS et la GRC. Je dis cela parce que le SCRS et la GRC vous diront que leurs relations sont plus harmonieuses qu'avant et qu'ils se parlent davantage. Je veux bien, mais leurs mandats sont différents. Toute la bonne volonté dont sont empreints leurs rapports n'empêchera pas que quelquefois le renseignement constituera une priorité, et que les gens qui le recueillent vont promettre le secret à leurs sources. De leur côté, les agents de police et les procureurs vont s'attacher, comme d'habitude, à la prévention de la criminalité et soudainement, ils devront présenter au tribunal des preuves hors de tout doute raisonnable.

Je ne veux pas dire par là que les poursuites ou le renseignement sont toujours la priorité. Ce que je veux dire c'est qu'il doit y avoir au sein du gouvernement quelqu'un habilité à prendre des décisions au cas par cas, dans l'intérêt du public. C'est bien beau de dire que les sources du SCRS ont besoin d'un privilège. Ce que je crains, c'est qu'en cas d'enquête confiée au premier chef au SCRS — cela n'arrivera pas tout le temps, mais cela arrivera — les décisions qu'il aura prises unilatéralement pourraient rendre très difficile une poursuite en matière de terrorisme.

J'exhorterais par ailleurs le comité à examiner les recommandations 9 à 11 et 15 de la commission d'enquête sur l'affaire Air India à propos, pour le SCRS, de la nécessité d'être plus sensible aux conséquences de ses actes en regard de la preuve et des conséquences des promesses d'anonymat qu'il fait en faveur des sources humaines.

Évidemment, le juge Major a fait ses recommandations avant le projet de loi C-44 et il les a faites en partie d'après le rapport d'enquête sur l'affaire Air India, mais aussi d'après l'information dont il disposait au moment de la publication du rapport de 2010 sur la conduite des affaires.

Certes, je ne demande pas de revoir la décision qu'a prise le gouvernement de rejeter la conclusion et les recommandations de la commission visant à ce que les sources du SCRS ne bénéficient pas d'un privilège générique. Je reconnais qu'on a tourné la page. Cela ne veut pas dire qu'il ne faille pas tenir compte du rapport qui contient beaucoup d'informations — dont on ne parle pas beaucoup d'ailleurs — sur les moyens de rendre efficaces les enquêtes et les poursuites relatives au terrorisme.

Évidemment, les éléments de preuve relatifs au renseignement me fascinent en tant qu'universitaire, mais il ne s'agit pas d'une question universitaire. Le procès, à Hamilton, de Talwinder Singh Parmar, que beaucoup soupçonnent d'avoir été à la tête de l'attentat perpétré contre Air India, n'a pas abouti parce qu'un témoin a peut-être pris la décision rationnelle de ne pas avoir son identité divulguée.

Nous devons donc désormais composer non seulement avec le privilège accordé aux indicateurs de police mais aussi avec celui dont bénéficient les sources humaines du SCRS. Nous nous demandons maintenant si la GRC avait suffisamment de renseignements, en partie fournis par des parents et amis, pour empêcher Couture-Rouleau de voyager à l'étranger en vue de commettre un acte terroriste, mais pas suffisamment pour lui imposer l'engagement de ne pas troubler l'ordre public ou pour le poursuivre. En tant qu'observateur, c'est franchement difficile à dire. Mais, est-ce que dans cette affaire, le procureur avait suffisamment de formation et d'expérience des affaires de terrorisme? Je ne dis pas cela pour accuser qui que ce soit. J'ai passé tout le week-end à essayer de comprendre la teneur du projet de loi C-51 et je comprends que les dispositions du Code criminel sur le terrorisme sont celles qui sont les plus complexes dans un document lui-même très complexe.

Les dispositions du projet de loi C-51 visant l'abaissement des normes relatives à l'engagement de ne pas troubler l'ordre public et aux arrestations préventives — on n'en discutera pas l'intérêt, puisque ce n'est pas là notre propos — sont au mieux une solution temporaire. On ne peut pas se fier entièrement à ces engagements. L'un des membres du groupe des 18 de Toronto qui a quitté le Canada et qui a été tué en Syrie faisait l'objet d'un tel engagement, et les arrestations préventives ne sont, au mieux, qu'une solution temporaire. La solution ultime — et je ne prétends pas qu'elle est facile — est d'encourager le plus possible les poursuites.

Pour conclure, je dirais que traiter le problème des preuves relatives au renseignement — qui, à mon avis, est le problème central que doit régler le système de justice pénale face au terrorisme — ne signifie pas que le droit pénal représente la seule ou même la meilleure solution aux menaces que nous devons affronter. Nous devons comprendre comment la menace de poursuites influe sur la collectivité et les parents des accusés qui, on le comprend bien, pourraient hésiter à témoigner. Il faudrait donc qu'on puisse discuter de ces questions en toute sécurité et l'on pourrait utiliser à cette fin, comme on l'a dit, les diverses ressources de la communauté musulmane.

J'ai été frappé par le témoignage de Mme Walrond qui a dit au comité qu'il fallait donner aux gens des façons honorables de renoncer à l'extrémisme. Les érudits dans la grande tradition de l'islam sont manifestement notre ressource la plus précieuse pour montrer leurs erreurs à ceux qui utilisent la religion pour justifier leur violence.

Mon dernier point, qui découle de ce que nous avons appris des attaques à Paris et des rapports selon lesquels nombre des Canadiens inculpés de terrorisme étaient à un moment donné regroupés dans une unité spéciale du pénitencier de Sainte-Anne-des-Plaines, est que le comité doit se pencher sur les dangers de la radicalisation en prison. D'autres gens pourraient, à juste titre, être emprisonnés pour des infractions relatives au terrorisme, mais ils finiront par en sortir. Nous espérons donc qu'ils en sortiront, non pas plus, mais moins, dangereux.

Finalement, dans notre quête de nouvelles mesures de lutte contre le terrorisme, nous devons examiner la preuve sur laquelle, à tort ou à raison, la commission d'enquête sur l'affaire Air India s'est penchée pendant quatre ans. Nous faisons cela en raison de la gravité du problème. Il n'y a pas de solution simple et il y a toujours le risque qu'une mesure antiterroriste apparemment bonne produise des effets inattendus, voire néfastes.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Roach. À titre d'information, nous prévoyons tenir une audience sur les thèmes du rapport d'Air India qu'il conviendrait d'étudier. Deuxièmement, nous prévoyons tenir aussi une séance sur la question de la radicalisation dans les prisons.

Merci de vos conseils.

M. Roach : Parfait.

Le sénateur Mitchell : Merci, monsieur Roach. Vous avez abordé bien des questions et j'aimerais revenir sur l'une d'elles, celle des rapports entre le SCRS et la GRC, qui font penser à la surveillance et à son renforcement. Selon le calcul qu'on en fait, il y a peut-être 10, 12 ou 14 agences de police ou de renseignement œuvrant dans ce domaine.

Pensez-vous que le Canada, à l'instar des quatre autres membres du Groupe des cinq, devrait exercer une surveillance parlementaire, assortie d'un haut niveau de sécurité, de la communauté du renseignement?

M. Roach : Oui, je pense qu'un comité parlementaire... Il est certainement inhabituel que nos parlementaires n'aient pas accès aux renseignements secrets. Ayant travaillé au sein de commissions, j'ai du mal à comprendre ce qui se passe sans un accès minimum à des renseignements secrets.

Ce que l'on a constaté à propos des affaires Arar et Air India est que des commissions d'enquête s'imposaient parce que celles-ci, tout comme le Parlement, ne sont pas des institutions qui travaillent en vase clos. Je serais certainement en faveur d'un comité parlementaire qui aurait accès à des renseignements secrets, mais, de façon générale, nous cherchons à juste titre à éliminer le cloisonnement et à adopter une approche pangouvernementale en regard de la sécurité et de nombreuses autres questions.

Dans le rapport de la Commission Arar, le juge O'Connor n'a certes rien dit contre cela, mais il a affirmé qu'il fallait examiner les questions d'examen et de reddition de comptes de façon décloisonnée. Un comité parlementaire pourrait représenter l'un de ces mécanismes, mais, de façon générale, je pense que ceux qui procèdent à cet examen doivent pouvoir suivre le fil des événements, même si cela suppose l'accès à des renseignements secrets. Voilà pourquoi il faudrait que le Parlement puisse avoir accès à des renseignements secrets, mais aussi suivre le cheminement de l'information transmise par le Bureau des passeports au SCRS et à la GRC, et inversement.

Le sénateur Mitchell : Votre argument est très convaincant et nous convenons tous du message fort que transmet le droit pénal. Mais vous avez dit aussi que ce n'était pas la seule solution. Vous avez aussi parlé du problème que pose l'ouverture des familles et des membres de la collectivité et du contexte dans lequel cette ouverture pourrait se faire de façon sécuritaire. Il semblerait qu'aux États-Unis, on a mis en place un service téléphonique, autre que celui de la police, où l'on peut confier les inquiétudes que suscite, par exemple, un fils qui a d'importantes sommes d'argent ou des armes. Est-ce de ce genre de services dont vous vouliez parler?

M. Roach : Oui, c'est ce à quoi je faisais allusion. Écoutez, je ne prétends pas être expert dans ces programmes, mais j'imagine que la police et le SCRS auraient envisagé quelles suites à donner à ces interventions. En premier lieu, étant donné que la communauté aurait pris connaissance de toutes ces nouvelles infractions — et les renseignements provenant des médias et d'ailleurs n'étant pas toujours exacts —, je pense qu'il est important de consacrer un temps de réflexion et des ressources sur les moyens d'intervention dans la communauté. On en arriverait à la conclusion qu'on a certes à faire à une infraction criminelle, mais on réfléchirait sur les moyens de résoudre le problème sans avoir recours à des poursuites.

La sénatrice Stewart Olsen : Merci d'être venu témoigner. J'aimerais revenir brièvement sur la recommandation de la commission d'enquête sur l'affaire Air India, dont vous avez parlé, visant la création d'un poste de directeur des poursuites relatives au terrorisme. Les universitaires et avocats comprennent probablement très bien ce que vous dites, mais, pardonnez-moi, pouvez-vous expliquer aux gens ordinaires, comme moi, ce que vous voulez dire?

M. Roach : Les poursuites en matière de terrorisme sont menées, soit par le directeur fédéral des poursuites pénales, soit par le procureur général provincial, soit encore par des équipes mises spécialement sur pied par le bureau du procureur général, en partie pour des raisons d'indépendance.

Ce qui m'inquiète, c'est que vous avez d'un côté des procureurs de première ligne qui traitent les affaires de terrorisme et de l'autre, les avocats du bureau du procureur général du Canada qui prennent souvent leurs instructions du SCRS à propos des revendications au secret. Il se pourrait alors que, du point de vue du procureur, vous vouliez divulguer le plus d'informations possible à l'accusé, puisqu'il s'agit d'une obligation constitutionnelle, qui n'est pas prête de changer. Mais quelqu'un d'autre que le procureur pourrait dire : « Nous revendiquons le secret pour des questions de sécurité nationale. » Vous devez évidemment examiner les questions faisant l'objet du secret qui, surtout au Canada, nous concernent et qui sont très importantes, mais qui pourraient également concerner nos alliés.

Ce qu'a essentiellement affirmé la commission d'enquête sur l'affaire Air India, c'est qu'il y a un type de processus bifurqué par lequel chaque intervenant peut logiquement accomplir sa mission, sans que celle-ci soit menée à bien. C'est pourquoi il ne s'agit pas ici de faute. La personne qui représente le SCRS et qui protège la collecte de renseignements revendiquera évidemment le secret et aura le sentiment de bien accomplir sa tâche. De son côté, le procureur de première ligne pourrait penser que ce n'est pas nécessairement la conduite à suivre, si celle-ci met en péril la poursuite en matière de terrorisme.

Je le répète, dans l'affaire Air India, on n'a pas affirmé qu'il n'y avait qu'une seule solution à cela. On a dit qu'il fallait décloisonner l'information et renoncer à ce processus de bifurcation. En fin de compte, il faut que quelqu'un se charge de la difficile tâche d'équilibrer les valeurs du secret et de l'information d'une part, et celle de la preuve et de la divulgation d'autre part.

Ainsi, la métaphore qui me venait à l'esprit, au moins à moi, mais je ne pense pas être le seul, est qu'il fallait un responsable au niveau du procureur et un responsable au niveau du procès criminel parce que la même bifurcation dont je parle se produit également au procès criminel. Ainsi, le procès d'un terroriste peut aller bon train; mais soudainement est soulevée la question du secret et intervient alors l'avocat du procureur général. Le juge ne peut pas prendre la décision de divulguer une information à l'accusé et l'on s'adresse alors à la Cour fédérale.

Ainsi, je le répète, il peut y avoir au niveau judiciaire des gens de bonne foi, intègres, des juges exemplaires, mais à qui sont confiées des tâches différentes. La Cour suprême a déclaré que cela était constitutionnel, mais dès lors que la Cour fédérale décide que quelque chose ne peut pas être divulgué, le juge doit s'en contenter. La Cour suprême du Canada a affirmé que si le juge estime qu'il ne peut pas y avoir de procès équitable, il doit alors mettre fin à la poursuite.

Nous faisons cette proposition parce que nous ne voulons pas voir un important procès pour terrorisme capoter au bout de trois ou quatre ans. Encore une fois, je ne blâme personne. Je dis simplement que lorsque vous répartissez les responsabilités, chacun fait son travail, mais le travail n'aboutit pas. L'idée était d'avoir un directeur des poursuites pénales responsable à ce niveau, un juge responsable à ce niveau et, au plus haut niveau, un conseiller à la sécurité nationale auprès du premier ministre. Il pourrait y en avoir d'autres. Je n'aurai pas de redevances si ces recommandations sont mises en œuvre. Je suis là parce que le public nous demande à tous de réfléchir à la question et parce que je crains vraiment que nous en arrivions sans nous en rendre compte à une situation qui ne serait pas très différente de celle de l'affaire Air India, dans laquelle chaque intervenant accomplit sa tâche rationnellement, et dans laquelle quelque chose de très grave arrivera, qu'il s'agisse d'un acte de terrorisme ou d'une affaire de terrorisme qui ne peut pas faire l'objet de poursuites.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Merci, monsieur Roach.

J'aimerais revenir sur une étude faite sur l'utilisation de Twitter par l'État islamique, étude qui avait été commandée par Google Ideas, par l'entremise du Brookings Institute. Cette étude avait révélé que plus Twitter limite et supprime les comptes actifs qui sont détenus par les utilisateurs et partisans de l'État islamique, plus cela les empêche de se régénérer et de s'alimenter.

À la lumière de ces conclusions, ne croyez-vous pas que la surveillance exercée par le gouvernement — notamment par le truchement du projet de loi proposé contre la glorification, entre autres — serait utile dans le cadre d'une campagne contre la radicalisation?

M. Roach : Merci pour votre question.

[Traduction]

Je crois qu'à certains égards, le projet de loi C-51 pourrait s'avérer très utile. M. Forcese et moi avons réalisé une étude antérieure au projet de loi C-51; nous n'étions donc pas au courant du libellé utilisé. L'étude portait sur la possibilité d'étendre le modèle du mandat judiciaire qui est prévu dans la Loi antiterroriste et qui permet la délivrance d'une ordonnance judiciaire pour empêcher la propagande haineuse sur Internet.

Cette partie du projet de loi C-51, c'est-à-dire la disposition sur l'ordonnance judiciaire, me paraît constructive. Je reviens à la valeur éducative du droit criminel. Je ne connais aucun cas où l'on aurait ordonné la suppression de la propagande haineuse sur Internet, mais je peux voir en quoi il pourrait être utile qu'une personne neutre et indépendante puisse déterminer s'il s'agit de propagande haineuse ou non. À mon avis, une telle approche conférerait une force éducative ainsi qu'une légitimité. C'est beaucoup mieux que le fait de s'en remettre à la police ou au SCRS pour demander à un fournisseur Internet de retirer tel ou tel site, parce qu'il y aura des cas limites.

Bref, le projet de loi C-51 prévoit une procédure foncièrement valable en ce qui concerne le matériel sur Internet. Par contre, la définition de propagande terroriste est une question beaucoup plus épineuse. Comme je l'ai dit, depuis le dépôt du projet de loi C-51, ma famille est très en colère contre moi parce que j'ai passé toute la fin de semaine à essayer de comprendre ce texte législatif. J'ai quelques réserves quant au libellé employé pour définir la propagande terroriste et, en général, l'acte de préconiser ou de fomenter la perpétration d'infractions de terrorisme. C'est une disposition très complexe. Nous essaierons de vous fournir notre analyse au cours des prochaines semaines, et j'espère qu'elle fera l'objet d'un débat approfondi.

La sénatrice Beyak : Merci, monsieur Roach, de nous faire part de vos réflexions et de vos observations, que nous trouvons excellentes.

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la radicalisation dans les prisons? Certaines personnes s'inquiètent de ce qui se passe après la remise en liberté des détenus. Pensez-vous que nous devrions isoler ces détenus, c'est-à-dire les mettre dans des sections distinctes, et les surveiller plus longtemps, à leur sortie de prison ou une fois leur peine purgée, afin de les soumettre à une observation spéciale?

M. Roach : C'est une question très difficile. Il me semble que le fait de loger, dans un même établissement, des gens qui sont reconnus coupables de terrorisme ne soit pas une bonne idée. Cela dit, je crois que leur ségrégation administrative ne serait pas non plus une bonne idée parce que la santé mentale est parfois en cause, du moins dans les cas limites. D'ailleurs, il y a de plus en plus de preuves qui montrent clairement les effets néfastes de l'isolement solitaire — ou de la ségrégation administrative, si on veut l'appeler ainsi, mais en somme, cela signifie que le détenu doit rester dans sa cellule 23 heures par jour.

Je le répète, je ne suis pas un spécialiste en matière de radicalisation des détenus. Je ne peux donc pas vous faire des recommandations précises, mais évidemment, dans la foulée des attaques menées à Paris, il s'agit d'une question importante.

Un des résultats éventuels du projet de loi C-51 — et, une fois de plus, les gens n'en parlent pas encore —, c'est le recours accru aux engagements, mais s'il y a manquement — ce qui est relativement possible, car cela dépend des interdictions que le juge impose à la personne —, il se peut que des personnes soient placées dans un établissement provincial pendant de brèves périodes. On se retrouve donc également avec une question fédérale-provinciale.

Même si le Service correctionnel du Canada disposait d'un bon programme fondé sur des données probantes, je crois qu'il faudrait s'adresser aux provinces où, bien entendu, bon nombre de ces personnes se voient refuser la liberté sous caution et sont mises en détention pendant de longues périodes avant le procès.

Il s'agit, selon moi, de problèmes complexes que l'on ne peut pas régler simplement au niveau du Service correctionnel du Canada. Il faut aussi les aborder à l'échelle provinciale et, idéalement, si nous pouvions collaborer avec des personnes responsables au sein de la communauté musulmane, ce serait la meilleure façon, me semble-t-il, de faire comprendre aux gens qu'ils ont tort de croire que certains actes sont acceptés par leur religion.

Le seul autre programme dont je suis au courant — et qui m'a d'ailleurs beaucoup frappé —, c'est celui de Singapour, où j'ai déjà enseigné et fait des recherches. Évidemment, Singapour a une mesure législative appelée la Loi sur la sécurité intérieure, qui autorise des détentions d'une durée indéterminée. Cette loi est même enchâssée dans la constitution de Singapour. Toutefois, d'un point de vue canadien, cela ne donne pas lieu à des procès équitables. Singapour, comme vous le savez sans doute, est un pays dont 15 p. 100 des habitants sont des musulmans et qui est entouré de la Malaisie au nord et de l'Indonésie au sud. C'est dire que Singapour prend la question du terrorisme très au sérieux.

Aux dernières nouvelles, Singapour a appréhendé, depuis les événements du 11 septembre, une soixantaine de présumés terroristes aux termes de la Loi sur la sécurité intérieure, la plupart étant affiliés à un groupe terroriste à l'origine des attentats à la bombe de Bali. La dernière fois que j'ai vérifié, 40 d'entre eux avaient déjà été libérés à l'issue d'un programme de réadaptation auquel avaient participé non seulement les prisonniers, mais aussi les membres de leur famille.

Bien entendu, ce qui fonctionne à Singapour ne fonctionnera pas nécessairement au Canada, mais je pense que, malgré tous ses défauts, Singapour nourrit le sentiment que ces gens sont des citoyens singapouriens et que ce problème touche le pays et, assurément, la communauté musulmane dans son ensemble. Pourtant, ce qui me frappe, en tant qu'avocat, c'est le degré d'engagement envers la réadaptation dans un système qui me paraît d'emblée inéquitable sur le plan procédural, et c'est ce qui fait souvent défaut dans les démocraties occidentales.

J'ajouterai en dernier lieu que, d'après les études que j'ai examinées, le programme de Singapour affiche un taux de récidive — en fait, ce n'est même pas de la récidive au sens propre du terme, parce que si une personne présente des signes dangereux, elle pourra être détenue à nouveau en vertu de la Loi sur la sécurité intérieure. Je crois que c'est le cas d'une personne sur 40. Aucun programme de réadaptation n'est infaillible, mais celui-ci semble être très efficace. L'idée, c'est non seulement de mettre à profit les ressources au sein de la communauté musulmane, mais aussi de prévoir où ira le détenu à sa sortie de prison et qui l'influencera parmi ses proches et ses amis.

La sénatrice Beyak : Merci beaucoup. En effet, nous pouvons parfois apprendre des autres pays. C'est une excellente observation. Merci.

Le président : Chers collègues, avant que nous passions au deuxième tour de table, j'aimerais revenir sur un point soulevé par le témoin, à savoir le rôle du directeur des poursuites pénales. Il s'agit d'une recommandation, si je comprends bien, qui se trouve aussi dans le rapport sur l'affaire Air India.

Une modification législative s'imposerait-elle pour mettre en place ce type de structure, ou pourrait-on s'y prendre par voie administrative, si on choisissait d'administrer cet aspect du droit criminel comme vous l'avez décrit?

M. Roach : Je crois que cela pourrait nécessiter une modification à la Loi sur le directeur des poursuites pénales. Nous avions recommandé que le directeur relève du ministère du procureur général, parce qu'il incombe au ministère du procureur général de jouer le rôle prévu à l'article 38, qui porte sur la confidentialité liée à la sécurité nationale. Je pense donc qu'il faudrait apporter une modification. Mais, selon moi, on reconnaîtrait ainsi que les ordonnances imposant le secret font partie intégrante de la plupart des poursuites contre les terroristes.

Le sénateur White : Merci, monsieur, d'être des nôtres aujourd'hui.

Je vais m'éloigner un peu de l'affaire Air India et de certaines des questions dont nous avons discuté jusqu'ici. Nous avons entendu des témoins du SCRS et d'autres organismes à propos du financement du terrorisme, en particulier des sommes d'argent envoyées à l'étranger, à partir du Canada, pour financer le terrorisme. Vous avez beaucoup à dire sur les mesures que nous devrions prendre. D'après vous, que devrions-nous faire à ce sujet?

M. Roach : La Commission d'enquête sur l'affaire Air India a consacré un volume au financement du terrorisme, mais je me sens plus à l'aise de parler de mes propres opinions.

Après les attentats du 11 septembre, la communauté mondiale a entrepris de saisir les fonds destinés au terrorisme et, d'après ce que j'ai pu constater, on a probablement surinvesti dans la lutte contre le financement du terrorisme. Le comité a d'ailleurs entendu des témoignages sur deux condamnations pour financement du terrorisme et des ordonnances de confiscation concernant le mouvement des Tigres tamouls. Selon moi, le financement du terrorisme constitue davantage un moyen de recueillir des renseignements, c'est-à-dire de déterminer les personnes qui font partie d'un réseau.

Il y a un autre aspect que la Commission d'enquête sur l'affaire Air India n'aborde pas, mais je pense qu'après les attaques à Saint-Jean-sur-Richelieu, cette question mérite vraiment qu'on s'y attarde, et je parle de la soi-disant stratégie Al Capone. Les Américains n'ont vraiment aucun scrupule : s'il y a un cas ou s'ils estiment ne pas pouvoir monter un cas, comme dans l'affaire Al Capone concernant le crime organisé, ils s'en remettront au fisc. À certains égards, je considère le financement du terrorisme presque comme une stratégie de réserve à la Al Capone, mais en réalité, nous ne savons pas exactement combien l'affaire Air India a coûté. N'empêche que la plupart de ces incidents peuvent être financés à même une carte de crédit personnelle, assortie d'une limite raisonnable.

Je comprends que nous avons des obligations internationales, qu'il y a le CANAFE et que nous jouons un rôle international. Mais je dois dire que, de mon point de vue de chercheur indépendant, si nous insistons sur le financement du terrorisme depuis les attentats du 11 septembre, c'est à cause de ben Laden; je crois que c'est à la suite de la Convention de 1999 pour la répression du financement du terrorisme. Lorsque la commission d'enquête sur les attentats du 11 septembre a examiné comment les attaques avaient été financées au juste, elle en est venue à la conclusion que les lois sur le financement du terrorisme n'auraient pas nécessairement permis de les intercepter.

Donc, bien franchement, je suis un peu sceptique. Cette option existe; on devrait s'en servir pour recueillir des renseignements. Elle devrait peut-être être là comme plan de secours ou comme stratégie Al Capone, mais je ne mettrais pas tous les œufs dans le même panier.

Le sénateur White : Je trouve intéressant que vous parliez des enquêtes spéciales de Revenu Canada, comme on les appelait autrefois. Si nous devions faire intervenir le ministère, ne seriez-vous pas d'avis qu'il faudrait adopter une loi pour permettre l'échange d'information entre nos organismes et la division des enquêtes spéciales? À l'heure actuelle, cette division peut transmettre, en partie, de l'information au SCRS, mais l'inverse n'est pas vrai.

M. Roach : En effet.

Le sénateur White : Par conséquent, proposez-vous que nous ajoutions aussi une loi pour l'échange de renseignements?

M. Roach : Oui et, évidemment, c'est la mesure qui est proposée dans le projet de loi C-51.

Ce n'est pas l'endroit pour en parler, et j'espère que j'aurai l'occasion de témoigner au sujet du projet de loi C-51, mais nous ne faisons que commencer à y réfléchir. Mis à part l'échange d'information, il y a la question de la reddition de comptes, mais à vrai dire, il faudra également étudier la jurisprudence de la Charte d'un peu plus près.

Certaines décisions récentes de la Cour suprême du Canada laissent entendre que l'échange d'information pourrait susciter des questions relatives à la Charte. À première vue, je pense que cette partie du projet de loi C-51 contient un tas d'éléments dont il faudra discuter.

Cela dit, oui, je comprends ce que vous voulez dire et, encore une fois, je n'ai jamais fait valoir que nous ne devions pas avoir une réponse pangouvernementale aux questions de sécurité. Je soutiens tout simplement que, si nous optons pour cette approche, nous devons également nous assurer que ceux qui l'examinent utilisent le même cadre général et qu'ils ne travaillent pas en vase clos, comme au XXe siècle, parce que nous prenons des mesures selon une approche pangouvernementale, digne du XXIe siècle.

Le sénateur Mitchell : J'aimerais revenir sur ce point, maintenant que vous en avez parlé. J'avais une autre question, mais vous y avez déjà répondu.

Ce qu'on reprochera au projet de loi C-51, c'est qu'il risque de poser des questions relatives à la Charte. C'est d'ailleurs ce qu'on pouvait lire dans un éditorial paru aujourd'hui dans le Globe and Mail. Je pense que vous avez laissé entendre qu'il y a peut-être moyen de contourner ces questions ou de les résoudre. Pourriez-vous préciser comment on peut y arriver?

M. Roach : Ce à quoi je faisais allusion, sénateur Mitchell, et cela rejoint ce que j'avais fait valoir lors du débat sur le projet de loi C-36, c'est que je suis d'accord avec vous pour dire que la problématique de la Charte rend les questions plus importantes sur le plan politique. Mais comme c'était le cas lorsqu'on a adopté la Loi antiterroriste dans la foulée des attentats du 11 septembre, je n'étais pas convaincu que je pouvais dire de façon responsable, en tant que constitutionnaliste, que les audiences d'investigation étaient inconstitutionnelles; par contre, quant à savoir si c'était une très bonne politique, je n'en étais pas persuadé.

Une des raisons pour lesquelles j'avais une telle réserve, c'était l'immunité générale liée aux audiences d'investigation.

Je pense que le projet de loi C-51 suscitera beaucoup de débats sur la constitutionnalité des dispositions relatives à l'acte de préconiser ou de fomenter la perpétration d'infractions de terrorisme. Le gouvernement fera valoir qu'un tel acte équivaut à des menaces terroristes, d'autant plus que la Cour suprême du Canada a affirmé, dans l'affaire Khawaja, que les menaces terroristes ne sont pas protégées par la liberté d'expression.

D'autres soutiendront que, compte tenu de ce qui est déjà criminalisé au regard de la liberté de parole, puisque les activités terroristes renvoient à des menaces — ce n'est pas comme un acte de violence ou une menace de violence —, la nouvelle infraction porte atteinte à la liberté d'expression et, par le fait même, elle ne peut pas être justifiée au sens de l'article 1.

Je jouerai mon rôle dans le débat, mais je crois qu'au Sénat, la Chambre de second examen objectif, vous devez suivre le conseil d'Edmund Burke, c'est-à-dire ne pas toujours faire ce qu'un avocat vous dit de faire. À certains égards, je pense que c'est ainsi que les États-Unis se sont retrouvés avec des ennuis après les attentats du 11 septembre. Ils ont fait beaucoup trop confiance à une poignée d'avocats sortis de très bonnes écoles.

Je le répète, ce n'est pas l'endroit pour parler de l'acte de préconiser ou de fomenter la perpétration d'infractions de terrorisme, mais j'espère que nos dirigeants politiques se poseront au moins la question : même s'il existe un argument fondé sur la Charte pour défendre cela, s'agit-il d'une bonne politique?

J'espère qu'à tout le moins dans le cadre de ce débat, vous tiendrez compte des points soulevés par les témoins qui m'ont précédé et des arguments qui ont été invoqués au sujet de l'aliénation et de la stigmatisation des gens.

La sénatrice Stewart Olsen : Ceci n'est pas une question simple, mais j'espère que vous pourrez y répondre brièvement. Quelles mesures pouvons-nous prendre si, comme les témoins précédents nous l'ont dit, des imams prêchent la radicalisation? Que pouvons-nous faire à ce sujet?

M. Roach : Je pense qu'il faut une certaine pression morale et un leadership au sein de la communauté islamique. Par ailleurs, les Canadiens doivent intervenir en disant : « Écoutez, quelqu'un a tenu de tels propos, et ce n'est pas acceptable. » Je pense qu'une des raisons pour lesquelles M. Forcese et moi avons rédigé l'article sur la glorification et l'apologie, c'était le sentiment que, même en tant qu'avocats, nous commencions à reconnaître les limites de la loi.

Les démocraties occidentales ne peuvent pas laisser tomber le pluralisme et la liberté de religion à cause de cette menace réelle. Mais ce n'est pas parce que la loi ne peut pas le faire que nous ne pouvons pas recourir à d'autres institutions sociales et à d'autres forces pour contester la légitimité de propos haineux et violents, et cetera.

Le président : J'aimerais parler d'un autre point. Si je ne me trompe pas, en France, il y a un tribunal distinct pour les poursuites intentées contre les terroristes. Dans le cadre de votre examen de l'affaire Air India, avez-vous évalué cet aspect?

M. Roach : Oui.

Le président : Au regard de ce qui s'est passé depuis et de la situation à laquelle nous faisons face, que pensez-vous de cette option?

M. Roach : Sénateur Lang, vous avez tout à fait raison : en effet, la France et un certain nombre d'autres pays européens ont des tribunaux spéciaux. Il s'agit de procureurs très spécialisés, parce que le système français est fondé sur l'investigation. Je n'ai donc aucune objection à ce qu'il y ait des procureurs spécialisés. Toutefois, j'aurais franchement du mal à accepter l'idée d'un tribunal spécialisé. Dans la plupart des infractions de terrorisme, l'accusé aura droit à un procès devant jury s'il est passible d'une peine de cinq ans ou plus.

Pour en revenir à ce que je disais, le droit criminel est un outil efficace, éducatif et symbolique. En établissant un tribunal du terrorisme, l'on donnerait une fausse impression. Je ne dis pas que nous devrions constamment intenter des poursuites, mais je pense que lorsque nous le faisons — par exemple dans l'affaire Khawaja et celle du groupe des 18 à Toronto —, nous leur transmettons un message très important quand nous leur disons : « Nous présumons que vous êtes des criminels, nous allons le prouver au-delà de tout doute raisonnable avec des éléments probants, et vous avez droit à un procès avec jury. » En effet, il me semble que, une fois que quelqu'un a suivi ce processus, toute personne sensée doit accepter que la situation est vraiment très grave.

Encore une fois, pour en revenir à la Commission d'enquête sur l'affaire Air India, ce n'était un secret pour personne que j'étais perçu comme une sorte de défenseur de l'approche du droit criminel. Oui, on a envisagé de créer un tribunal spécial, mais on ne l'a pas recommandé. En fait, on a recommandé d'enlever à la Cour fédérale sa compétence spéciale à l'égard de la confidentialité en matière de sécurité nationale et de la redonner au juge du procès, comme c'est le cas aux États-Unis, en Australie et au Royaume-Uni.

Le président : Avant de terminer, j'aurais une question à vous poser sur un tout autre sujet, si vous me le permettez, pendant que vous êtes ici.

En Australie, il y a une loi qui interdit aux citoyens de prendre les armes pour défendre une cause non australienne, apparemment au titre de leur loi sur l'enrôlement dans des forces étrangères. Estimez-vous que ce type d'approche soit utile à la lumière des menaces auxquelles nous sommes confrontés chez nous?

M. Roach : Oui. Comme M. Forcese vous l'a dit, on fait valoir qu'il pourrait être plus simple de dire que, dans le cas d'une personne qui se rend en Syrie pour s'y battre, il n'est même pas nécessaire de prouver les quatre nouvelles infractions.

Cela étant dit, j'y penserais à deux fois avant de la recommander. Je crois en fait que le Canada était bien en avance sur les autres avec ses nouvelles infractions concernant les combattants étrangers en 2013, et je suis d'avis que nous n'avons pas nécessairement intérêt à transmettre le message que je vois, honnêtement.

J'ai les deux réponses législatives australiennes sur mon bureau et elles sont tout simplement énormes, et le Royaume-Uni prend des mesures semblables.

Il serait peut-être nécessaire de faire certains ajustements mais, à quelques exceptions près, le Code criminel compte déjà 14 infractions de terrorisme. C'est beaucoup. Si nous nous attachons à la question des preuves fondées sur des renseignements, nous devrions être capables de les utiliser sans nécessairement créer de nouvelles infractions. Honnêtement, une loi sur l'enrôlement dans des forces étrangères contenant une liste de pays dans lesquels il est permis ou interdit de se battre pourrait, selon moi, être problématique. Toute mesure qui laisserait entendre que l'universalité de la loi n'est pas applicable et que nous accordons un traitement de faveur à certains pays, mais pas à d'autres, minerait la légitimité de la loi.

La primauté du droit est légitime parce qu'il existe des normes universelles qui s'appliquent à tout le monde. Je pense que c'est une grande vertu du droit criminel que nous ne devrions jamais sacrifier.

Le président : Merci, monsieur Roach. Il est clair que vous avez une opinion, et nous vous savons gré de prendre le temps de nous la faire connaître.

Nous accueillons maintenant Mme Homa Arjomand, avocate des droits civils de premier plan et ancienne réfugiée d'Iran. Mme Arjomand, dont le voyage au Canada a été extrêmement pénible, a travaillé d'arrache-pied pour prévenir la radicalisation chez nous.

Madame Arjomand, nous sommes ravis que vous ayez trouvé le temps de venir témoigner devant nous aujourd'hui. Je crois comprendre que vous avez préparé des remarques liminaires, alors nous vous écoutons.

Homa Arjomand, coordonnatrice de la campagne pour la défense des droits des femmes en Iran, à titre personnel : Je tiens à remercier le comité sénatorial de me donner la possibilité d'aborder certains des problèmes dont j'ai été moi- même témoin à titre de conseillère de soutien pendant la transition et de survivante d'un tribunal de la charia en Iran.

La réunion d'aujourd'hui porte sur la prévention de la radicalisation au Canada. Afin de traiter cette question, j'ai décidé de diviser mon intervention en parties : je vais d'abord parler brièvement de problèmes dans les soi-disant communautés islamiques; je vais ensuite aborder les questions auxquelles les membres de cette communauté font face dans la société en général; et, pour terminer, je vais suggérer des mesures qui, j'en suis persuadée, préviendront la radicalisation au Canada.

Parlons d'abord des problèmes : l'apartheid sexospécifique, la ségrégation des hommes et des femmes, et l'oppression des femmes prennent les formes les plus répugnantes et les plus scandaleuses dans ces soi-disant communautés islamiques — la polygamie, les mariages arrangés, les fillettes données en mariage, la traite des enfants aux fins de mariage et la location d'épouses qu'on appelle seeghehs. Les crimes d'honneur sont devenus pratique courante dans ces communautés. L'homme est considéré comme le chef du foyer, parfois comme un deuxième Dieu. Il contrôle et gère les finances familiales, le choix de résidence, l'héritage, l'emploi, le divorce, la garde des enfants et la division des biens selon ses propres traditions, culture et religion; il impose les tâches ménagères aux jeunes filles et aux jeunes femmes, parfois dès l'âge de six ou huit ans, ainsi que des sanctions sévères. Il intimide, restreint la liberté des femmes et des filles dans la famille et les dégrade, et il oblige des enfants d'à peine quatre ou cinq ans à porter le voile. Croyez-le ou non, j'ai vu à la mosquée des bébés de huit mois qui étaient voilés. Il empêche les enfants de pratiquer des activités récréatives comme le sport, la danse, la natation et la musique. Il les force à fréquenter l'école islamique et les encourage à suivre les dogmes religieux et les traditions arriérées qui promeuvent la haine à l'égard des personnes qui pratiquent d'autres religions, des non-pratiquants, des gays et lesbiennes, et de tous les Occidentaux. Il les oblige à participer à des cérémonies religieuses contraires aux lois et à la réglementation en matière de santé, d'hygiène et d'environnement, et aux valeurs occidentales; et il commet des actes de cruauté envers les animaux.

Les membres de ces soi-disant communautés islamiques vivent au Canada, mais suivent strictement les lois et règles de la charia. Comme il a été mentionné, il existe différents types de charia et ils sont presque identiques pour quiconque se trouve à l'extérieur de ces communautés.

Mais penchons-nous plutôt sur les problèmes sociaux auxquels les membres de ces communautés, surtout les jeunes, doivent faire face : l'isolement, la ségrégation, la discrimination, l'insécurité, la confusion, la dépréciation, le manque de reconnaissance de la part de la société en général, l'absence d'espoir d'un avenir meilleur, l'impuissance, la passivité, le manque de soutien social, le manque de soutien de l'État, le chômage et la pauvreté.

Malheureusement, c'est la politique de multiculturalisme qui est responsable de cette situation. Elle a divisé la société canadienne en diverses communautés religieuses et ethniques. Elle a promu la tolérance et le respect des soi- disant opinions et croyances des minorités au détriment du respect des droits de ces personnes et de ces communautés. Ces personnes, surtout les femmes et les enfants, se retrouvent privées de droits à l'intégrité physique et morale, de garantie des premières nécessités pour vivre une vie normale dans la société contemporaine, de l'assurance de pouvoir être autonomes, de la capacité de chercher la vérité dans toutes les sphères de la vie sociale et d'un statut égal au sein de la famille.

La politique de multiculturalisme et de relativisme culturel a donné aux religions bien des occasions d'imposer leurs propres règles à une communauté en particulier dans la société en général. Elle a permis aux islamistes, à l'islam politique, de croître et de pénétrer dans le système canadien. Il n'y a pas si longtemps, l'islam politique essayait d'établir un tribunal de la charia au Canada. Sans l'intervention de la Campagne Internationale contre la Cour de la Charia au Canada et de millions d'activistes d'ici et du monde entier qui demandaient une loi pour tous, une loi obligatoirement séculière, l'islam politique ferait maintenant partie du système pénal. C'est la force de la laïcité qui a repoussé l'établissement d'un tribunal de la charia au Canada.

En plus du multiculturalisme, le relativisme culturel s'est avéré une énorme entrave à l'intégration des femmes, des enfants et des jeunes. Cette politique a laissé les membres de ces communautés à la merci de la religion et d'une culture rétrograde. On a commencé à se servir principalement de la culture et de la religion pour dicter la conduite des gens. La culture a primé sur l'égalité hommes-femmes ainsi que sur les droits des particuliers et des enfants.

Dans ces communautés, à cause de croyances familiales, Aqsa Parvez et des membres de la famille Shafia peuvent être condamnés à mort par leurs proches pour n'avoir pas honoré la culture et les traditions rétrogrades que le mouvement religieux promeut et maintient, notamment le mouvement islamique mondial.

Le relativisme culturel est un autre concept dont on s'est servi pour accroître le nombre d'écoles et de centres religieux. Au nom de la liberté de religion, l'État a financé légalement ces institutions et permis que l'on soumette les enfants aux traditions et au dogme religieux. Avec du financement provenant d'Arabie saoudite, d'Iran et d'autres pays, et l'importation au Canada des enseignements de Moola et d'imams, le résultat est très évident. L'État a pavé la voie à une ségrégation, un isolement et une discrimination accrus en privant les enfants de la possibilité de se mêler aux autres et en les empêchant, ainsi que leur famille, de progresser dans une société moderne comme le Canada.

Gardez à l'esprit que le Canada n'est pas à l'abri de toutes les perturbations qui surviennent à l'échelle mondiale. Il est directement et indirectement touché par elles. Je ne parle pas de l'action militaire contre l'EIIL ou des sanctions économiques ou politiques contre l'État islamique d'Iran, mais plutôt du fait de permettre à des acteurs clés de l'islam politique, c'est-à-dire du régime islamique iranien — ceux qui sont directement impliqués dans l'exécution d'opposants politiques et de personnes qui pratiquent d'autres religions —, de devenir citoyens canadiens. Tôt ou tard, grâce au soutien financier qu'ils reçoivent des islamistes, ces acteurs clés exerceront des pressions pour participer activement au système canadien. Nous ne devrions pas nous surprendre de les voir jouer des rôles au sein de divers partis ou même comme députés. En ce moment, ils construisent, organisent et orientent leur programme au Canada et élargissent leur mouvement politique non seulement ici, mais également dans le monde entier.

Mesdames et messieurs les sénateurs, la radicalisation au Canada ou ailleurs serait impossible si les islamistes ne pouvaient pas compter sur leurs partisans. Malheureusement, avec sa politique de relativisme culturel, le Canada a causé suffisamment de division, d'isolement et de ségrégation, et fait en sorte que les jeunes soient confus, endoctrinés, perdus et sans espoir. Ces jeunes vulnérables sont devenus des cibles parfaites pour les islamistes. Il suffit que ceux-ci s'adressent à eux comme à des frères et des sœurs ou qu'ils leur offrent une aide financière à eux ou à leur famille. Ils paient leurs factures ou leur dispensent des enseignements dans leurs centres ou à l'étranger, comme en Angleterre ou en Allemagne.

Qu'est-ce que ces jeunes ont à perdre? S'ils ne sont pas récompensés maintenant, ils le seront après leur mort. C'est comme cela qu'ils ont été élevés et instruits, sans influence sociale externe.

À qui la faute? Je m'accuse parmi toutes les autres femmes, tous les autres enfants et défenseurs des droits de la personne de ne pas avoir exercé suffisamment de pressions pour qu'on instaure un système scolaire laïc universel, pour qu'on favorise l'intégration, la séparation totale de la religion et de l'État, pour qu'on fasse en sorte que la religion devienne une question personnelle pour adultes.

Ensuite, je blâme le système de n'avoir pas protégé ces précieux enfants et jeunes si vulnérables, de n'avoir pas défendu les droits des femmes, d'avoir compromis les droits des enfants et de n'avoir pas appliqué une loi unique pour tous les citoyens canadiens.

Comment pouvons-nous prévenir la radicalisation? Malheureusement, il n'existe pas de solution miracle, mais je crois fermement qu'il est possible de juguler la radicalisation en combinant l'adoption de mesures législatives et la sensibilisation du public. Notre société doit accepter une série de lois et de règlements progressifs pour tous, sans égard au sexe, à la race, à l'ethnicité et au pays d'origine. Il faut appliquer une loi progressive pour tous. Le gouvernement a le devoir de protéger les personnes. Il ne doit pas y avoir d'État dans l'État; seul un État laïc, une société laïque, qui respecte les droits de la personne peut assurer la libération des femmes et la sécurité des enfants.

Le Canada a besoin de se concentrer sur l'intégration plutôt que le relativisme culturel et de consacrer plus d'énergie aux droits individuels qu'aux droits des minorités dans l'ensemble car, comme nous le savons, les communautés ne sont pas homogènes. Le Canada doit immédiatement mettre fin au relativisme culturel, veiller à ce que la religion et l'État soient totalement distincts des systèmes de justice et d'éducation, arrêter de financer les écoles et les centres religieux, et s'attacher plutôt à accorder une plus grande attention aux besoins des écoles et à créer plus de centres de sports, de musique et d'arts qui seront accessibles gratuitement à tous les jeunes de moins de 18 ans.

Vous m'excuserez, mais le Canada doit arrêter de flirter avec l'islam politique. Il ne s'agit ni de simples gangsters ou djihadistes, ni de sectes. L'islam politique est un mouvement politique dont les membres cherchent à obtenir plus de pouvoir et de reconnaissance de la part de l'Occident; pour ce faire, ils sont prêts à commettre des actes inhumains comme celui de kidnapper des filles dans les écoles et de les marier de force ou de recruter des jeunes dans ces soi-disant communautés islamiques. Ils ont soif de reconnaissance et d'actes héroïques.

Il faut sensibiliser le public aux questions de l'égalité entre les sexes et de la violence conjugale. On peut le faire par le truchement de bandes dessinées, de jeux informatisés, d'émissions de télévision, de spectacles de comédiens et de toutes les autres émissions pour enfants. Il faut encourager la création littéraire qui célèbre l'héroïsme humain plutôt que religieux.

Nous avons besoin de plus d'écrivains et de poètes qui peuvent remplacer les héros islamiques par des héros qui placent l'humanité au centre de l'univers avec passion et amour.

Lorsque l'on défend la liberté d'expression inconditionnelle, on ne devrait jamais faire d'exception pour la religion.

Au plan international, il ne faut pas entretenir de relations diplomatiques avec l'islam politique. Cela veut dire qu'il faut fermer leurs ambassades et ne s'associer avec aucun de leurs dirigeants politiques.

Merci.

Le président : Merci, madame Arjomand. Avant de commencer la ronde de questions, je crois comprendre que les Canadiens auraient intérêt à entendre le récit de l'immigration de votre famille au Canada. Peut-être que vous pourriez prendre quelques minutes et partager avec les sénateurs et le grand public ce récit que, selon moi, tout le monde devrait entendre.

Mme Arjomand : Merci de me permettre d'être ici en tant que femme qui se bat pour l'égalité entre les sexes.

J'étais une combattante — quand je dis « combattante », je veux parler d'une personne qui défend les droits des femmes et des enfants. Aujourd'hui, on ne peut plus parler de « combattant » comme si on portait une arme et qu'on allait partout; on parle plutôt de défenseur de l'égalité hommes-femmes.

Ma vie était en danger. Une étudiante à qui j'enseignais au collège et à l'université à Téhéran et qui travaillait pour le gouvernement iranien — ce que j'ignorais — m'a informée que ma vie et ma sécurité étaient menacées. À ce moment-là, les gardes révolutionnaires occupaient ma maison, alors elle m'a simplement écrit une note qu'elle a glissée dans ma poche.

Nous devions porter de longues robes et une veste et nous couvrir la tête. C'était l'hiver. Alors j'ai lu la note dans la salle de bains. Je n'ai eu d'autre choix que de m'enfuir. Bien entendu, les activistes ont toujours un plan au cas où pareille situation surviendrait, un endroit où aller et des mesures à prendre. À ce moment-là, j'ai envoyé une autre de mes étudiantes chercher mes enfants à la garderie.

J'avais aussi un code. Cela ne date pas d'hier, c'était en 1987-1988. Mon mari et moi avions un code entre nous. Si je lui disais que j'avais besoin de lait pour ma fille Rona, cela signifie que ma vie était en danger. Alors je lui ai téléphoné et lui ai dit : « Rona n'a pas de lait. Tu dois lui en acheter. » Il savait qu'il ne pouvait pas rentrer à la maison. Il devait se rendre en lieu sûr, un endroit que nous avions déjà prévu. Nous y sommes tous allés. J'y ai retrouvé mes enfants et, deux jours plus tard, nous avons fait appel à un passeur avec qui nous avions déjà été en contact. Nous l'avons payé pour pouvoir traverser la frontière.

En Iran, chaque ville est surveillée par des gardes. De plus, selon tous les autres activistes qui envoient des messages par l'entremise des membres de leur famille, mon portrait a été dessiné en prison et montré à tout le monde pour tenter de connaître mon nom et l'endroit où j'étais. Personne ne peut se permettre d'utiliser sa véritable identité.

Nous avons ensuite dû traverser la frontière. Il faisait très chaud. Nous avons traversé le Kurdistan à cheval; c'était horrible. Vous ne pouvez pas trouver cela dans un livre. Je n'ai jamais rien vu de tel.

Nous avons dû voyager de nuit; nous ne pouvions faire que trois heures par nuit à cheval, et ce, sans toilettes et sans nourriture. Les femmes nous appuyaient, parce que le passeur avait confié aux villageois que je militais pour les droits des femmes. Leur mari ne savait pas qu'on nous cachait à différents endroits. Mes enfants et moi avons dormi avec les vaches, les moutons et les chèvres dans trois ou quatre villages différents.

Nous avons ensuite réussi à nous échapper et à atteindre la Turquie. Avant notre arrivée, quelques activistes avaient déjà mentionné mon nom comme quelqu'un qui militait pour les droits des femmes. Lorsque je suis arrivée aux Nations Unies, les gens avaient déjà entendu parler de moi et ont immédiatement accepté mon cas. J'ai immédiatement commencé à travailler pour les Nations Unies. Par l'entremise de l'ONU, j'ai commencé à travailler comme interprète pour les ambassades canadienne, australienne, suédoise et britannique.

Heureusement, tous les agents des diverses ambassades ont laissé entendre que je pourrais m'installer dans leur pays à titre d'immigrante admise ou de résidente permanente. J'ai choisi le Canada, et vous pouvez me croire lorsque je dis que j'ai choisi le Canada en raison du multiculturalisme. J'ai très souvent entendu dire qu'en Suède les gens d'une autre couleur étaient discriminés.

Je suis arrivée au Canada. Ça ne m'a pas pris de temps. Après quatre ou cinq mois, j'ai compris que le multiculturalisme et le relativisme culturel sont durs et un obstacle invisible pour les droits des femmes et des enfants. Selon moi, cela ressemble à la grande muraille de Chine. Il est très difficile de percer cette muraille. Le relativisme culturel et le multiculturalisme ont divisé la société. Vous pouvez le demander à tout nouvel immigrant ou à quiconque qui est ici depuis 100 ans, notamment les amish. Demandez-leur depuis combien d'années ils sont ici. Ils ne se sont jamais intégrés. Ils n'ont pas besoin de le faire. Ils ont leurs propres mécaniciens, leurs propres médecins et leurs propres centres. Pourquoi devraient-ils s'intégrer? Qui plus est, la société le permet.

À mon avis, c'est plus économique pour le gouvernement canadien d'agir ainsi, parce que les disputes familiales sont résolues à l'intérieur de leur propre communauté par leurs propres dirigeants. C'est donc dur pour les prétendues communautés islamiques ou les autres cultures.

Si quelqu'un me dit que les immigrants russes ne se plaignent pas, je dirais qu'ils ne se plaignent pas, parce qu'ils n'ont pas besoin de mettre l'accent sur l'intégration. Ils vivent à proximité les uns des autres, mais ils utilisent les lois canadiennes.

Pour ce qui est des immigrants qui viennent de prétendus pays islamiques, comme l'Iran, le Bangladesh et le Pakistan, la réalité est qu'ils ont déjà une muraille invisible autour d'eux. Ils ont leurs propres lois et règles qui étaient en vigueur il y a 1 400 ans. Ces femmes et ces enfants sont incapables de percer cette muraille. Savez-vous quoi? On permet à des écoles islamiques de pousser comme des champignons, et les enfants les fréquentent déjà. Ils se font laver le cerveau.

J'ai discuté avec l'une de mes clientes. Je travaille avec des femmes battues dont s'occupent déjà des services de police et des services d'aide aux victimes. Ces organismes les orientent vers nous. Ces femmes ont notamment des fractures au bras et à la hanche. Il y a bel et bien eu agression, et elles doivent se présenter devant les tribunaux.

Après deux ou trois jours, ces femmes — et je travaille avec elles — arrivent en pleurs pour demander d'abandonner les accusations contre leur mari, en raison de la pression qu'exercent sur eux les membres de leur famille et de leur communauté, même si les policiers ont déjà déposé des accusations contre leur mari.

Je travaille également avec des enfants. Dans le cadre du programme Let's Talk, nous travaillons avec des enfants. Les enfants me confient qu'à l'âge de 10 ou de 11 ans ils implorent Dieu dans leurs prières. Ils veulent que Dieu emmène leurs parents au paradis, parce qu'ils ne sont pas de bons pratiquants. C'est l'imam, le dirigeant ou une autre personne qui leur a dit que son enseignement est la vraie voie de l'islam et que leurs parents n'étaient pas de vrais musulmans. Chaque fois que ces enfants prient, ils implorent Dieu d'emmener leurs parents au paradis, parce qu'ils ne pratiquent pas l'islam. Il est question ici de lavage de cerveau. Cela ne fait aucun doute.

De plus, compte tenu de ce qui leur arrive, ils sont isolés. Prenez par exemple les jeunes de 14 et 15 ans. Le taux de décrochage dans ces communautés est très élevé. Qu'advient-il de ces jeunes? Il n'y a pas d'emplois. Les parents les mettent à la porte. Où vont-ils? Ils se réfugient malheureusement dans les mosquées ou les centres, et je vous laisse deviner qui finance malheureusement ces centres. Le gouvernement canadien est bien au courant de l'endroit d'où proviennent ces fonds, mais cela ne change rien. Ces centres sont actifs et lavent le cerveau de nos enfants.

Les précédents témoins parlaient d'imams importés de divers pays, et je crois fermement que c'est vrai. Cependant, lorsqu'ils arrivent au pays, ils n'ont pas besoin de parler; leur présence est suffisante pour que le public sache de quel côté ils penchent. Je n'ai pas besoin de le leur demander. Leur arrivée au Canada démontre que le gouvernement canadien plie devant l'islamisme politique. Je ne m'inquiète pas des musulmans...

Le président : Madame Arjomand, je comprends votre passion et ce que vous avez à dire, mais je crois que certains sénateurs aimeraient vous poser des questions. Nous pourrions en discuter dans cette optique.

Le sénateur Mitchell : Merci, madame Arjomand. Vous avez fait toute une déclaration, et j'ai l'impression que deux thèmes en ressortent. Il y a votre inquiétude au sujet du multiculturalisme. Aux fins du compte rendu, je ne suis pas du tout d'accord avec cela. Je crois que notre multiculturalisme a en fait permis à des gens de s'intégrer d'une manière qui ne se voit pas en Grande-Bretagne, par exemple, où il y a des problèmes complexes d'isolement et où au fil des ans, de génération en génération, l'intégration se fait d'une manière très acceptable.

L'autre grand thème est la relation entre la religion et l'État. J'ai l'impression que vous dites en fait, par exemple, que l'État devrait dire à l'islam et à d'autres religions que des femmes doivent pouvoir devenir imams ou prêtres. D'après moi, ce que vous dites sous-entend que le gouvernement dirait aux religions qu'elles doivent accepter de marier des homosexuels.

Nous devons jouer d'une extrême prudence en ce qui concerne la relation entre l'église et l'État. Êtes-vous en train de dire que vous croyez que le gouvernement devrait en fait redresser les prétendus torts que vous voyez dans les diverses religions et tout simplement adopter une loi qui dirait : « Désolé, mais vos préceptes religieux vont à l'encontre de la Charte des droits et libertés, les femmes devraient pouvoir devenir prêtres, ministres ou imams — ces questions d'inégalité m'inquiètent également énormément — et les homosexuels devraient pouvoir se marier et vous devez les marier »? Est-ce bien ce que vous avancez?

Mme Arjomand : Non; je ne dis absolument rien de tel. Lorsque je parle contre le multiculturalisme en Grande- Bretagne, en France ou ailleurs, il s'agit du relativisme culturel. Je devrais plutôt mettre l'accent sur le relativisme culturel que sur le multiculturalisme. Je sais que cela fait partie de notre Constitution et que tout changement nous prend beaucoup de temps à adopter, mais je ne dis pas que j'y crois. Par contre, le relativisme culturel signifie que les policiers, les infirmières, les docteurs, les travailleurs sociaux, les enseignants, tout le monde et même vous, en tant que sénateurs, êtes très sensibilisés aux questions culturelles.

Pour mettre le tout en pratique, je vais vous donner un exemple simple. Des policiers doivent intervenir dans un cas de violence familiale. Si la fille appelle, parce que le père frappe la mère et lance son jeune frère sur le mur, les policiers interviennent. Cependant, dès qu'ils franchissent le seuil de la porte, ils se rendent compte que la famille vient d'un autre pays; par exemple, elle vient du Pakistan, d'Iran, du Bangladesh ou de l'Afghanistan. Les policiers expliqueraient au père qu'ici au Canada on ne punit pas sa femme et qu'il faut la respecter. Il n'y aurait aucune arrestation ou aucune ordonnance restrictive; ni les enfants ni le père ne devraient suivre des séances de counseling. Le père n'aurait pas d'ordonnance restrictive de la cour qui dit qu'il ne doit pas s'approcher à moins de 500 mètres et qu'il n'a pas le droit de communiquer avec sa famille jusqu'à ce qu'il ait reçu de l'aide.

Malheureusement, le relativisme culturel ou la sensibilisation aux diverses cultures influent sur le travail des policiers. Même si une infraction a été commise, on leur apprend à faire preuve de tolérance à l'endroit des gens d'une autre culture. Le problème, c'est que cela signifie qu'il n'existe aucune loi qui s'applique à tout le monde. Le père se rendra chez un ami pour une heure ou deux ou la nuit, puis reviendra chez lui, parce qu'il n'est accusé de rien et qu'il n'est pas forcé de suivre des séances de counseling.

Voilà ce que je voulais dire lorsque j'ai dit qu'il faudrait une loi laïque qui s'applique à tout le monde. Je tiens à ce qu'on applique les lois. La culture des familles ne devrait pas entrer en ligne de compte. La couleur de la peau ou la religion des gens ne devraient rien y changer. Je ne veux pas que la culture devienne plus importante que les droits des enfants et des femmes.

Je ne veux pas que le gouvernement décide qui peut devenir prêtre. C'est une question propre à chaque religion. Toutefois, je tiens à ce que le gouvernement dise que les gens n'ont absolument pas le droit de maltraiter leurs enfants et leur conjoint et que, s'ils le font, ils seront arrêtés, ils iront en prison et devront suivre un programme adapté et assister à des séances de counseling à long terme avant de pouvoir retourner chez eux.

Le sénateur Mitchell : Cependant, nos lois le prévoient déjà. C'est ce qu'elles disent. C'est l'une des caractéristiques du Canada. Nous sommes tous égaux devant la loi. J'y crois.

Avez-vous des cas bien étayés ou des études qui indiquent que les policiers traitent en fait différemment la violence familiale multiculturelle que la violence familiale dite « traditionnelle »...

Mme Arjomand : Oui. La famille Shafia en est un bon exemple. Je vous donne le cas qui a été médiatisé. La famille Shafia est le meilleur exemple que je peux vous donner. Au moins 60 p. 100 de mes dossiers vont dans le même sens, mais tout le monde connaît le cas de la famille Shafia, parce qu'il a fait les manchettes. Ça en est un bon exemple.

Les forces policières sont intervenues plusieurs fois à la maison des Shafia pour cause de violence. Le père n'a jamais été arrêté. S'il avait été blanc et canadien, il aurait été arrêté; il aurait été emprisonné; il aurait dû suivre un programme adapté; les enfants et le père auraient dû suivre des séances de counseling. C'est un bon exemple que je peux vous donner à ce sujet.

Cependant, si vous voulez d'autres études de cas, croyez-moi sur parole; je vous dis la vérité. C'est la réalité que je vois en tant qu'intervenante. J'ai suivi des cours sur la sensibilisation aux cultures, ce que nous appelons le relativisme culturel. J'ai assisté à divers ateliers. Je dois respecter une culture au lieu de respecter les personnes au sein de cette culture. Voilà où le bât blesse.

Par contre, je ne demande pas au gouvernement canadien de décider si les femmes peuvent devenir prêtres. Je veux que le gouvernement canadien protège les personnes vulnérables, notamment les enfants et les femmes.

Le sénateur Mitchell : Il serait bon que vous nous communiquiez certaines de ces études de cas ou des preuves que ce que vous avancez se fonde sur une méthode scientifique, car, jusqu'ici, il n'y a rien de confirmé.

Certaines personnes vous diront qu'il est extrêmement difficile, quel que soit le milieu, d'entamer des poursuites en matière de violence familiale, un phénomène qui ne se limite pas aux communautés « multiculturelles ». La violence à l'endroit de femmes et des enfants est un problème beaucoup plus vaste qui n'est pas seulement attribuable au multiculturalisme ou aux différentes interprétations des autorités policières.

Mme Arjomand : Vous me demandez de vous donner des exemples à partir de l'ensemble de mes études de cas et des cas sur lesquels je travaille. Si vous allez dans un refuge, vous allez trouver très peu de femmes d'origine pakistanaise, iranienne ou afghane. Il n'y en a pratiquement jamais. Quatre-vingt-dix pour cent de la clientèle des refuges et des programmes d'approche sont des Canadiens qui connaissent leurs droits. Ce n'est pas parce que les Canadiennes et les Canadiens sont plus souvent victimes d'abus, mais c'est parce qu'ils connaissent leurs droits. Ce n'est pas parce que la police refuse de répondre aux plaintes de violence familiale des soi-disant « autres » ethnies. C'est seulement qu'elle est devenue plus prudente avec ces questions culturelles et qu'elle n'arrête finalement pas beaucoup de gens des ethnies.

Comme je l'ai dit, les femmes s'adressent à nous si leur mari ou leur agresseur est arrêté. Si l'on n'arrête pas le mari ou l'agresseur, nous n'avons aucune raison d'intervenir, sauf si la femme est consciente qu'elle a des droits. Comme je l'ai dit, le mur invisible qui les entoure empêche ces femmes de prendre connaissance de leurs droits. Alors, il convient d'examiner — je présume que le Sénat peut avoir accès à des études de cas avec une certaine facilité — combien d'auteurs de violence familiale — hommes ou femmes, peu importe — d'origine pakistanaise, iranienne, afghane ou syrienne ont fait l'objet d'arrestations. Vous n'avez qu'à vous pencher sur ces cas.

Cela signifie-t-il que les Pakistanaises sont moins souvent agressées? Que les Iraniennes ne sont jamais maltraitées par leurs maris ou par leurs pères? La réalité est tout autre. La réalité, c'est que l'application de la loi et les policiers sont plus tolérants à leur égard. Les policiers ont appris à agir avec précaution. Ils craignent beaucoup d'avoir à répondre à des questions en matière de discrimination si l'affaire se ramasse devant les tribunaux. Malheureusement, ils apprennent à être plus tolérants à l'égard des cultures et des ethnies, aux dépens de l'application des lois canadiennes. Il est facile de vérifier cela dans les archives publiques.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Dans un premier temps, j'ai écouté votre présentation et je comprends très bien lorsque vous parlez de la domination de l'homme au sein des familles iraniennes.

Évidemment, je ne suis pas tellement d'accord avec vous lorsque vous dites, par contre, que lorsqu'on appelle les policiers, ils sont plus tolérants envers les gens d'une autre ethnie. Lorsqu'il y a violence conjugale, les policiers arrêtent le mari s'il y a une plainte de la part de sa conjointe. Souvent, je dois admettre que la conjointe, par crainte du mari, n'osera pas porter plainte, et c'est pour cela que les policiers ne peuvent arrêter le mari.

Je suis bien placé pour vous le dire; j'ai tout de même été policier pendant 39 ans. J'ai répondu nombre de fois à des plaintes de violence conjugale et, entre autres, une fois dans le cas d'un couple iranien. Je peux vous dire que le mari dominait la femme et que, malheureusement, la femme n'a jamais osé porter plainte. Nous l'avons référée à des maisons pour femmes battues, mais on ne pouvait pas arrêter le mari, faute de plainte. Pour ce qui est des enfants, nous les avons signalés à la Direction de la protection de la jeunesse.

Je suis d'accord avec vous, à savoir que l'homme est souvent dominateur. Peut-être que chez les Canadiens, c'est différent, parce que les femmes portent plainte, mais lorsqu'il n'y a pas de plainte, c'est difficile.

Les policiers sont surveillés par des organismes de surveillance : des comités de discipline et de déontologie, ainsi que par le commissaire à la vie privée. Vous comprendrez donc que, lorsqu'on arrête quelqu'un, il nous faut une plainte et des preuves. Malheureusement, les femmes sont souvent craintives et ne portent pas plainte. Ce n'était pas le propos de ma question, mais je tenais tout de même à vous le mentionner.

Cela dit, on a parlé de la charia; il y a d'ailleurs eu un cas à Montréal où, malheureusement, trois ou quatre personnes ont été tuées. On a retrouvé la voiture dans un canal et tout le monde pense qu'il s'agissait d'un crime d'honneur.

Selon vous, la charia au Canada constitue-t-elle un danger pour les citoyens canadiens?

Vous avez suggéré que le gouvernement se dote de lois plus sévères, et il y a aussi l'aspect du multiculturalisme. Selon vous, comment le gouvernement pourrait-il prendre des dispositions afin de limiter la pratique de la charia au Canada?

[Traduction]

Mme Arjomand : Je ne vais pas m'étendre sur ce sujet, car je crois que les archives publiques vous donneront une bonne idée des lois et règlements en la matière. Il faut aussi prendre en compte le montant d'argent que le gouvernement canadien consacre pour nous sensibiliser aux cultures alors que, selon moi, nous devrions être sensibilisés aux personnes.

Mais il y a d'autres choses que je veux souligner, comme la notion d'une loi pour tous. La polygamie est interdite au Canada, mais la réalité c'est que l'on ne fait rien pour faire respecter les dispositions de la loi à ce sujet. Alors si quelqu'un est polygame dans son pays, ce que j'ai vu récemment, personne ne viendra l'arrêter s'il persiste à l'être une fois entré au Canada.

Pour ce qui est de savoir si la charia est dangereuse pour le Canada, vous n'avez qu'à vous demander pourquoi je coordonne une campagne internationale contre l'application du code de la charia au Canada et une campagne internationale pour l'application d'un seul code de loi en Ontario. Voilà à quel point je considère la charia dangereuse pour les valeurs canadiennes. Pourquoi un problème que l'on pourrait croire particulier à l'Ontario a-t-il besoin d'une campagne internationale? C'est à cause de la sensibilité à l'égard des cultures. Je savais que la cause nécessitait l'appui d'activistes du monde entier qui s'insurgent contre l'islam politique — pas les musulmans, mais l'islam politique —, cet Islam qui cherche la reconnaissance, qui veut gouverner son propre État. L'État islamique est une manifestation de cet Islam politique.

Si je n'étais pas consciente que la charia est dangereuse pour la population de l'Ontario, je ne mettrais pas ma vie en danger. J'ai déjà réussi à me sauver du danger à une ou deux reprises. C'est pourquoi je mène une campagne internationale contre cette menace. J'invite les activistes de France, d'Allemagne, de Suède, du Danemark — en somme, de partout — à se rendre aux ambassades canadiennes et à exiger qu'il n'y ait qu'un code de loi pour tous.

De toute évidence, je ne suis pas la seule à craindre la charia. La charia connaît différentes interprétations qui datent toutes de 1 400 ans. Elles n'ont jamais été remises en question, et quiconque souhaite le faire signe son arrêt de mort. Regardez ce qui s'est produit à Paris. On se demande comment on aurait pu modérer la charia, mais cela ne se fera jamais.

La seule façon de protéger les droits des personnes en Ontario, au Canada et partout dans le monde est d'avoir un seul code de loi pour tous et de le faire appliquer. Et ce code de loi doit être laïc. La seule chose qui fera reculer l'islam politique est la voix de la laïcité. Vous ne parviendrez jamais à le faire reculer avec des musulmans modérés. Voilà un autre mouvement.

L'islam modéré est un autre mouvement qui veut empêcher l'islam de s'effondrer. Laissons-le faire. Laissons les musulmans modérés pratiquer leur propre religion. Nous ne voulons pas cela. Nous ne voulons pas intervenir s'ils souhaitent pratiquer leur religion dans la sphère privée. Là où nous aimerions intervenir, c'est lorsqu'il est question des droits des enfants et des droits que nous confère la société. C'est à cet égard que nous souhaitons que le gouvernement canadien intervienne.

Alors, ce que j'aimerais vraiment, c'est que les enfants soient protégés de la charia, de 0 à 18 ans. Comment? Il y a déjà un système. Il y a la Société de l'aide à l'enfance. Nous disposons déjà d'un système, alors rendons-le exécutoire. S'il est interdit d'envoyer ses enfants dans des écoles religieuses particulières et de leur laver le cerveau, il y aura nécessairement moins de radicalisation au Canada. Quand les enfants n'entrent jamais en contact avec d'autres membres de la société, quand les seules personnes qu'ils côtoient sont celles de leur propre milieu, et que ces personnes sont des disciples des wahhabites ou des sunnites ou d'autres mouvements, les enfants suivront leurs amis. Tout ce que font leurs amis, ils le feront à leur tour.

Bien sûr, l'une des grandes méthodes de l'islam est de cibler la société. Mais nous pouvons aller à contre-courant en favorisant l'intégration. Cela signifie qu'il faut se soucier moins de la notion culturelle afin d'éviter que les cultures deviennent plus importantes que les enfants.

Si nous prenons vraiment soin des droits individuels, je suis convaincue que l'intégration se fera à 100 p. 100. Si les enfants sont intégrés, aucun d'eux ne souhaitera quitter le foyer qu'il a ici, la liberté qu'il a de s'exprimer, de parler à ses amis ou d'aller se promener au centre commercial, cette liberté qui lui permet de pratiquer des sports qui lui sont agréables, de danser ou d'apprendre à jouer d'un instrument et d'en jouer. Aucun d'eux ne renoncerait à cela pour quelque chose qu'il ne connaît même pas.

Mais lorsque vous ne mettez pas toutes ces possibilités à leur disposition, les enfants se retrouvent isolés. Leur quotidien à la maison est très limité. On ne les appelle même pas par leur nom. On leur dit : « viens ici, garçon » et on les insulte constamment. Bien entendu, ils sont vulnérables. Alors, quand qui que ce soit les approche, qu'il les appelle « mon frère » ou « ma sœur » et qu'il leur dit « Ne t'inquiète pas. Viens avec nous et nous t'enverrons à l'école, et tu pourras terminer ton secondaire », les enfants n'hésitent pas longtemps à embarquer.

Même s'ils n'appuient pas directement les islamistes, ils les appuient indirectement. Même si l'enfant ne se promène pas avec une bombe pour se faire exploser, le fait qu'il se retrouve dans un centre islamique envoie le message que cette personne qui a été mise à la porte de l'école est maintenant en train d'acquérir un diplôme. Et ce message encourage des milliers de personnes à aller dans ces centres. Est-ce que c'est ce que vous voulez? Voilà ce à quoi je crois résolument.

L'éducation au Canada devrait être complètement laïque. Aucune religion ne devrait être imposée aux enfants. Cela signifie-t-il que les parents n'ont pas le droit de leur enseigner leur propre religion? Bien sûr qu'ils en ont le droit. Cela donne aux enfants une certaine ouverture qui leur permet d'avoir des amis dans différents milieux. Cela leur donne le droit d'avoir un enseignant canadien, de goûter à la façon canadienne d'apprendre.

Le président : Je crois que nous approchons d'une conclusion. Je voudrais simplement revenir sur un sujet que vous avez soulevé, c'est-à-dire sur la question des écoles religieuses. J'aimerais avoir une idée plus juste de ce qui se fait dans la sphère privée — disons, en Ontario — en ce qui concerne ces écoles, quelle que soit leur confession. Le système scolaire public les inspecte-t-il pour veiller à ce qu'elles suivent le programme d'éducation publique?

Mme Arjomand : Pour autant que je sache, aucune d'elles ne l'est, sauf si l'enseignement prodigué va plus loin que l'enseignement primaire. C'est ce que j'en sais. N'oubliez pas qu'il y a aussi ces centres où les enfants commencent tôt le matin et finissent à 16 h 30, et où ils peuvent rester plus tard pour apprendre leur propre langue, le Coran ou autre chose. La réalité c'est que, même s'il y a des lois et des règlements à suivre, les autorités plient devant ces établissements. C'est ce qui m'inquiète.

J'ai essayé d'inscrire ma fille pour me rapprocher de ces centres et d'y faire certaines études de cas. En Alberta, ils sont financés par le gouvernement. En Ontario — merci à une école laïque pour tous —, ils n'ont pu obtenir que ces centres soient financés. Mais le fait demeure que j'ai essayé d'inscrire un de mes enfants dans une école islamique. Je voulais savoir ce qui se passait à l'intérieur. Mais cela n'a pas été possible. Ils ont réalisé qui j'étais et l'inscription m'a été refusée. S'il n'y avait rien de suspect à dissimuler, ils auraient dû m'accepter.

La sénatrice Beyak : Merci pour ce vibrant exposé. Votre courage est remarquable. Rien ne sert mieux la connaissance que l'expérience.

Pourriez-vous nous dire un mot sur les services policiers au Canada? En pensant au Royaume-Uni ou à la France, on lit tous les jours des articles de la presse internationale rapportant que les forces policières ne peuvent pas entrer dans ce que l'on appelle les ghettos culturels. Votre travail vous a-t-il amenée à en savoir plus long à ce sujet?

Mme Arjomand : Lorsque j'ai fait le tour de l'Europe pour contrer l'instauration de tribunaux de la charia et remercier les activistes, on m'a amenée dans ce qu'ils appellent un ghetto. C'est un endroit où sont regroupés les gens qui partagent la même ethnie et le même fond religieux. J'ai eu tout un choc. La situation d'ici n'est pas aussi crue que ce que j'ai vu à Paris, mais elle est quand même crue. Je ne compare pas la situation au Canada avec celle de Paris. Il y avait deux jeunes filles. L'une avait 13 ans et l'autre, 14. Elles n'ont jamais mis les pieds en dehors du vestibule de leur appartement. La situation n'est pas aussi grave ici et nous n'avons pas atteint ces extrêmes. Pour cela, on peut dire merci au militantisme, à vous, à la loi, aux chiens de garde — si je peux me permettre de les appeler ainsi —, et merci à tous ces sonneurs d'alerte ou à tout ce qui est en place pour nous rappeler à l'ordre. Mais pourquoi devrions-nous attendre d'atteindre de tels extrêmes?

J'ai eu un cas où une petite fille a été enchaînée au sous-sol à partir de l'âge de 14 ans parce qu'elle ne voulait pas épouser, à cet âge, l'homme que son père avait choisi. Et cela se passait au Canada. C'est le mariage sous la charia. Or, je peux faire le 911 pour signaler cela. La Société d'aide à l'enfance se présentera à la maison et, avec un peu de chance, elle emportera la jeune fille. Mais qu'est-ce que j'aurai fait? Qu'aurai-je réussi à faire? Je suis certaine que le père sera arrêté et libéré sous caution. Deux mois plus tard, l'oncle débarquera du Bangladesh puis emportera la fillette à cinq océans de là pour la forcer à se marier. Je n'aurai rien accompli. Je veux que la loi soit appliquée, pas seulement à cette personne que j'ai vue agir de façon répréhensible, mais à tout le monde. Je veux que les pères craignent les conséquences et qu'ils renoncent à envoyer leurs enfants à l'autre bout de la planète. C'est du trafic d'enfants, mais si vous leur demandez leur avis, ils vous diront que ce n'en est pas. Pour eux, il s'agit d'une obligation religieuse. Je veux que la loi mette fin à ce type de choses.

Le président : Madame Arjomand, merci beaucoup pour votre exposé très percutant. Nous vous sommes reconnaissants pour tout le temps et tous les efforts qu'il vous a fallu pour être ici. Je sais que vous travaillez dans un volet particulièrement difficile du travail social. Sachez que nous sommes sensibles à ce que vous faites.

Nous allons prendre une pause de cinq minutes et reprendre à huis clos afin de discuter d'un certain nombre de questions. Merci.

(La séance se poursuit à huis clos.)


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