Délibérations du Sous-comité des
Anciens combattants
Fascicule 8 - Témoignages du 19 novembre 2014
OTTAWA, le mercredi 19 novembre 2014
Le Sous-comité des anciens combattants du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit aujourd'hui, à 12 h 3, pour poursuivre son étude sur les répercussions médicales, sociales et opérationnelles des problèmes de santé mentale dont sont atteints des membres actifs et à la retraite des Forces canadiennes, y compris les blessures de stress opérationnel (BSO) comme l'état de stress post-traumatique.
Le sénateur Joseph A. Day (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président : Honorables sénateurs, aujourd'hui, nous continuons notre étude sur les blessures de stress opérationnel et les autres problèmes de santé mentale des anciens combattants.
[Traduction]
Notre témoin aujourd'hui est M. Ron Frey. M. Frey est un psychologue clinicien organisationnel agréé. Il a occupé un certain nombre de postes supérieurs, notamment à titre de psychologue en chef par intérim de la GRC. M. Frey a été reconnu comme étant un expert dans le domaine de l'évaluation psychologique par la GRC, le ministère de la Défense nationale, Anciens Combattants Canada, le Service correctionnel du Canada, le Bureau de la sécurité des transports, les tribunaux, de nombreuses organisations policières et les compagnies d'assurance.
Monsieur Frey, vous avez une vaste expérience du milieu clinique qui nous sera très utile dans le cadre de nos travaux. Nous vous sommes très reconnaissants pour votre présence et sommes impatients d'écouter votre exposé, après quoi nous passerons à une séance de questions et réponses.
Ron Frey, psychologue clinique et organisationnel, à titre personnel : Je souhaite remercier le Sénat pour l'occasion de vous parler aujourd'hui de ce sujet important. Mon intention n'est pas de vous parler de la manière dont nos valeureux policiers, soldats et anciens combattants vivent le trouble du stress post-traumatique et d'autres blessures liées au stress opérationnel. Vous avez déjà entendu un certain nombre d'experts qui ont fourni d'excellents témoignages sur le vécu de ces hommes et femmes aux prises avec les effets paralysants des blessures liées au stress opérationnel.
Ma mission aujourd'hui consiste à vous expliquer pourquoi nos forces armées et notre service de police national éprouvent toujours de la difficulté à gérer les risques associés à la protection de notre nation. Je conclurai ensuite en proposant une solution courageuse, mais opportune, aux problèmes des blessures liées au stress opérationnel qui tourmentent nos remarquables militaires.
Vous vous rappelez peut-être de mon témoignage précédent devant ce sous-comité, selon lequel notre nation a déjà, au cours de nombreuses générations, pris nos jeunes dans la fleur de l'âge pour en faire de redoutables militaires et agents policiers. Formés à faire le contraire de ce que les êtres humains normaux font face à la mort et à la destruction, nos militaires, agents de police et anciens combattants ont été conditionnés à se battre, à ne pas fuir et à ne montrer aucun signe de faiblesse alors que nous, nous tremblons de peur et d'incertitude.
Même si on a prouvé, au fil des siècles, que ces caractéristiques étaient recherchées pour les forces armées ou le service de police national de toute nation, très peu de réflexions ont été menées sur la gestion des risques découlant de la création de machines de combat aussi efficaces.
Autrefois, la gestion des risques psychologiques liés aux activités policières et militaires suscitait peu d'intérêt. On retirait discrètement les faibles des rangs, les nouvelles recrues assuraient la relève, et on poursuivait les activités militaires et policières.
Mais les temps ont changé. La vie de soldat et le maintien de l'ordre ont changé, et le recrutement et la rétention deviennent beaucoup plus difficiles au fur et à mesure que le public prend conscience de l'arme à double tranchant que représentent les exigences auxquelles nos forces armées et notre service de police national doivent répondre.
Le sort de nos militaires, policiers et anciens combattants aux prises avec des blessures liées au stress opérationnel a éclaté au grand jour, alimenté par les médias sociaux. Heureusement, l'armée et notre service de police national ont tenté de mieux gérer la prévention et le traitement des BSO.
Plus précisément, on a amélioré l'évaluation préliminaire, mis sur pied des groupes d'entraide et envoyé des psychologues comme moi aux régions les plus dangereuses et éloignées du pays pour passer du temps avec ces hommes et femmes courageux. On a ouvert des centres d'évaluation et de traitement, consulté des universitaires et créé des nœuds papillons et des tableaux de bord. Bref, les Forces armées canadiennes et la GRC ont adopté les pratiques exemplaires qui, à leur avis, atténuent les risques psychologiques liés à la protection de notre nation. Or, nos militaires, nos policiers et policières et nos anciens combattants continuent à vivre l'angoisse des BSO dans un silence étouffant.
Comme nombre de mes collègues, je pense que la prévalence constante des BSO résulte d'une gouvernance qui n'a pas su bien gérer en vue de la performance les risques associés au métier de soldat et de policier.
S'ajoute à cela une mentalité bien enracinée du moins dans le monde policier visant la promotion d'officiers par ailleurs très compétents du point de vue traditionnel, mais sans une compréhension adéquate des facteurs humains et organisationnels qui contribuent de manière importante à l'efficacité opérationnelle globale des forces policières dans un contexte national ou international.
Cette mentalité fait en sorte que les quelques dirigeants de la GRC qui reconnaissent et dénoncent les risques associés au défaut de reconnaître, d'analyser et d'atténuer les facteurs systémiques qui contribuent aux BSO sont soit pénalisés pour en avoir parlé, rétrogradés, débauchés par le secteur privé ou même par d'autres instances gouvernementales, y compris le Sénat.
En bref, le problème des BSO est lié à la culture militaire et paramilitaire. En ne s'intéressant qu'à un seul aspect de la préparation opérationnelle, on empêche ces organisations d'être réellement efficaces.
La solution à ce problème d'attitude a été mentionnée de nombreuses fois avant mon témoignage d'aujourd'hui. Il faut une transformation progressive de la culture institutionnelle grâce à une surveillance axée sur le rendement par la gouvernance ainsi qu'une gestion des risques systémiques au niveau opérationnel.
Pour procéder à cette transformation, les Forces armées canadiennes et la GRC doivent engager des professionnels indépendants qui ont l'expérience nécessaire pour permettre à des organisations essentielles à la sécurité de gérer en fonction du rendement tous leurs risques, y compris les BSO, pour les réduire au niveau minimum raisonnable en pratique.
En terminant, je tiens à dire qu'il nous incombe de reconnaître qu'en fin de compte, l'état de préparation opérationnelle des forces armées et de notre force policière nationale dépend de l'efficacité des organismes de surveillance à les gouverner et de l'efficacité de leur état-major à gérer les facteurs de risque humains et organisationnels, à l'échelle systémique.
Ce n'est qu'en travaillant sur ces deux aspects de l'état de préparation opérationnelle que nous pourrons donner à nos militaires, policiers et policières la capacité de continuer à servir leur pays de manière honorable et résiliente. Merci.
Le président : Merci beaucoup, monsieur Frey. Vos commentaires sont on ne peut plus clairs et nous sommes impatients de vous donner l'occasion de les développer.
À titre de précision, qu'entendez-vous exactement par « nœuds papillons et tableaux de bord »?
M. Frey : Les gestionnaires de risque et les hauts dirigeants se servent souvent de techniques ou de stratégies d'atténuation du risque qu'on appelle des analyses en nœud papillon et des tableaux de bord des risques. Ils peuvent ainsi avoir un aperçu des risques que doivent gérer leurs organisations. Ces diagrammes ont parfois un code de couleur. Ainsi, un feu vert peut vouloir dire que tous les systèmes sont prêts et en bon état, un feu jaune qu'il y a des problèmes à régler et un feu rouge, qu'il faut absolument trouver une solution à un problème.
Le problème, pour beaucoup de ces méthodes, c'est qu'elles ont été adoptées telles quelles, ayant été achetées ou empruntées à d'autres organisations sans une analyse approfondie avant leur mise en œuvre dans une autre organisation. Elles portent habituellement sur des risques connus or l'un des facteurs que traitent normalement les psychologues, ce sont les facteurs imprévus auxquels sont confrontés les militaires et les agents de police au cours de leur carrière. C'est ce dont je parle, quand je parle de nœud papillon. Ce sont essentiellement des outils de gestion.
Le président : Merci, cela nous sera utile. Nous commençons par le sénateur White qui représente l'Ontario.
Le sénateur White : Ravi de vous voir ici, monsieur Frey. Nous avons travaillé ensemble dans le Nord et je suis content de vous revoir. Quand vous parliez de régions éloignées du pays, vous faisiez peut-être allusion au Nunavut, dans certains cas. Merci pour vos propos liminaires.
Auparavant, j'ai interrogé un témoin concernant l'acquisition d'outils psychologiques. Comme je le dis toujours, il ne sert à rien de les attraper en aval s'ils continuent à se retrouver à l'eau. Pouvez-vous nous aider à mieux comprendre la façon dont l'acquisition d'outils psychologiques peut aider les agents de police et les militaires à se préparer à leur tâche et à ce qui les attend de sorte que s'ils sont atteints de BSO, ils aient des outils pour leur permettre de s'en sortir?
M. Frey : C'est une question très opportune et qui met le doigt sur le moment où quelqu'un est atteint d'une blessure de stress opérationnel et sur la façon de la traiter. Les psychologues ont recours à un grand nombre de techniques différentes. Ce qui est peut-être le plus important, c'est de faire prendre conscience à l'agent de police de ce sur quoi il a le contrôle et de ce sur quoi il n'a aucun contrôle lorsqu'il est opérationnel.
Comme vous le savez, j'ai passé un grand nombre d'années, près d'une décennie, au Nunavut, à des fins très préventives, à rencontrer des agents de police pour comprendre comment ils fonctionnent dans ces milieux, leur parler de ce sur quoi ils exercent un contrôle, leurs réflexions, et ce sur quoi ils n'exercent aucun contrôle lorsqu'ils connaissent la privation de sommeil, qu'ils commettent des erreurs, ou lorsqu'ils utilisent leur équipement, c'est-à-dire leur arme à feu, ou leurs gants.
Un cas classique est celui d'un agent de police qui a été affecté à un poste du Nunavut où la trousse adéquate n'était pas disponible, ce qui fait que cette personne s'est gelé la main sur le capot d'un camion alors qu'il était en position pour éviter des coups de feu. C'est une situation très vulnérable lorsque l'on est agent de police. Il s'agit de circonstances difficiles et généralement les agents de police parviennent à surmonter ce type de situation.
Il importe qu'avant leur déploiement, ces agents comprennent le milieu dans lequel ils vont être déployés, qu'ils se familiarisent avec l'équipement qui leur est donné pour effectuer leur tâche et qu'ils comprennent l'importance des relations entre ceux qui les commandent et ceux qui sont les parties prenantes, à savoir les collectivités qu'ils desservent. Leur permettre de prendre conscience de cela et d'acquérir la capacité à gérer le stress et leurs émotions sont des outils importants à acquérir avant qu'une crise ne se produise. Malheureusement, un grand nombre d'agents de police n'ont jamais l'occasion de suivre ce processus, ce qui les rend vulnérables au stress. Et il y a aussi une culture qui vise à réprimer des explications concernant des difficultés liées à l'humeur et des difficultés liées au rendement au travail.
Lorsque j'étais au Nunavut, on avait mis à ma disposition une chambre d'hôtel pour voir les agents de police, et ces agents qui venaient me consulter comme psychologue n'empruntaient pas l'entrée de l'hôtel. Ils prenaient les escaliers. Ils entraient par la porte d'en arrière. Il fallait leur ordonner de venir pour participer à de l'aide psychologique proactive, car la stigmatisation associée au fait de consulter un psychologue est toujours très présente dans la GRC. Et lorsque je travaillais avec le MDN, à la clinique de BSO, c'était pareil.
Je sais, et j'ai indiqué dans mon témoignage, que la GRC, par exemple, a fait beaucoup pour aider ces agents à parler de ce qu'ils ont vécu en termes de stress et de traumatismes psychologiques. Mais réfléchissez-y un instant : le problème, c'est que si vous participez à un compte rendu après un incident et que votre sergent-chef vous demande : « Quelqu'un souhaite-t-il consulter M. Frey? », il est rare de voir un agent lever la main dans ce type de situation. Il faut faire preuve de véritable leadership pour permettre aux agents de consulter des gens qui peuvent les aider, de façon proactive et réactive, et cette possibilité fait défaut dans la culture, ce qui limite leur capacité à adopter le comportement qui leur donnera de la résilience.
Le sénateur White : À la fin des années 1980, un agent de police et un psychologue de Boston ont écrit un livre qui s'appelle The Shattered Badge. Dans ce livre on a mentionné le fait que dans un certain poste de police à Boston, chaque agent de police a été obligé de voir un psychologue chaque année — peu importe si l'agent faisait des tâches administratives ou si c'était un agent de la brigade des stupéfiants. L'idée c'était que si tout le monde voyait un psychologue, si tout le monde se faisait évaluer, la stigmatisation disparaîtrait. Et on pourrait dire que la stigmatisation a en effet disparu. Vous avez parlé de « permission ». Est-ce qu'on pourrait parler de permission si tout le monde devait aller voir M. Frey à un moment donné, si on passait par le foyer central tous les jours et qu'on voyait M. Frey tous les jours parce que tout le monde était obligé de passer par là de toute façon? Est-ce qu'on pourrait parler de permission si on obligeait tout le monde qui partait en Afghanistan, en Irak, ou au Nunavut de voir un psychologue avant le déploiement?
M. Frey : Ce serait en effet une partie importante. J'ai rencontré un ancien combattant il n'y a pas très longtemps qui a vécu quelque chose du genre parce qu'il était hautement spécialisé. Je parle du contexte du ministère de la Défense nationale. Il était physiquement blessé lorsqu'une bombe a explosé sous sa voiture et il a subi d'autres traumatismes lorsqu'il a vu les corps de ses collègues. Il a été chassé de l'armée et on n'a pas pris soin de lui. Quand j'étais réserviste, et souvenez-vous que je suis un psychologue très gentil et très sensible, j'ai appris très vite à perdre cette gentillesse et cette sensibilité et à m'adapter à la culture ambiante.
Vous avez donné un exemple merveilleux, mais le problème c'est qu'il faut du courage et du leadership pour vivre une telle expérience. Je parle du leadership des plus hauts dirigeants. Mais je ne crois pas que ce genre de leadership existe actuellement au sein de la GRC ou, d'après mon expérience limitée, au sein du ministère de la Défense nationale. Il y a beaucoup de belles paroles et il y a beaucoup de bons agents qui essayent de dire et de faire ce qu'il faut, mais au niveau de la culture, ce n'est toujours pas accepté. Si ces belles paroles ne se traduisent pas par des mesures concrètes, vos subordonnés, c'est-à-dire les soldats et les agents de la police, vont le savoir. Cela crée un environnement peu sécuritaire où on ne peut pas bâtir de relation forte avec les cliniciens afin de maintenir la résilience.
La sénatrice Frum : J'aimerais poursuivre dans la même veine. En tant que civile et en tant que quelqu'un qui admire énormément la GRC et les soldats, il me semble que ce serait presque étrange, presque malsain qu'une personne confrontée à la violence, à la mort et à la destruction ne soit pas touchée par une blessure de stress opérationnel. Peut-on présumer que tous ces gens finiront par être touchés par une blessure de stress opérationnel?
M. Frey : J'ai vu un documentaire produit par la CBC où on voyait le Dr Bradford, psychiatre judiciaire, qui a travaillé sur des cas très médiatisés. À un moment donné, il a avoué que lui aussi a été touché par un trouble de stress post-traumatique. C'était une émission merveilleuse. On pouvait voir que même les gens qui paraissent les plus résilients, ceux qui sont formés pour gérer cette partie de leur personnalité afin de faire le travail qu'ils ont à faire, peuvent parfois, pour des raisons que nous ne comprenons pas, être touchés par des BSO et un ESPT.
Autre problème, les cas ne sont pas toujours rapportés. Certains témoins nous ont dit que le ministère de la Défense nationale prétend que le taux de suicide est plus élevé au sein de la GRC qu'au sein du ministère de la Défense nationale. Je ne suis pas d'accord avec cela. D'après mon expérience personnelle, le taux de suicide au sein du ministère de la Défense est beaucoup plus élevé, mais en fait les suicides ne sont pas déclarés.
La sénatrice Frum : Je ne dis pas ceci pour être provocatrice parce que j'ai énormément de respect pour le travail de ces gens et pour la protection qu'ils offrent à leur pays. Cependant, si on apprend aux gens à réprimer leurs émotions, à mon avis c'est beaucoup plus dangereux que de permettre aux gens d'avoir une réaction affective normale.
M. Frey : Oui. Laissez-moi parler des agents de police, plutôt que des soldats, vu que j'ai plus d'expérience avec les agents de police. Leur profil psychologique est généralement un peu différent de celui de la population ordinaire. Le métier de policier attire certains types de personnalités, certains profils psychologiques, comme le métier de comptable en attire d'autres. Nous aimons à avoir des comptables de type A, mais des agents d'infiltration de type B, parce qu'ils peuvent se fondre avec l'élément criminel qu'ils côtoient. Il existe une culture organisationnelle qui renforce ces éléments de la personnalité, pour permettre l'interaction avec les éléments indésirables. Cela entraîne de nombreux problèmes, l'un étant le profil démographique des policiers — le type de personne embauchée par les organisations policières. Il est bien différent de ce qu'il était il y a 30 ou 40 ans.
Comme je l'ai dit dans mon témoignage, le milieu dans lequel évoluent les agents de police et les soldats diffère du tout au tout; et il change à une rapidité fulgurante. Quand une organisation adopte des pratiques exemplaires, par exemple pour se comparer avec d'autres organisations effectuant le même type de travail, ces pratiques exemplaires sont généralement déjà dépassées de cinq ans. Dans les années 1970, cinq ans de plus ou de moins ne faisait pas une grosse différence; mais, de nos jours, cinq ans pèsent lourd. Les soldats et les agents de police sont contraints de faire face à des éléments de l'être humain qu'on n'a pas l'habitude d'affronter. D'où le défi. Il faut un langage qu'ils manient difficilement : les émotions. C'est pourquoi les psychologues et moi essayons, à titre de prévention, d'encourager les agents à pratiquer ce type de comportements tout au long de leur carrière. Ainsi, quand ils partent à la retraite, ils ne le font pas munis d'un ensemble d'habiletés dont ils ont désespérément besoin pour interagir avec le reste de la société.
L'un des cas les plus affligeants que je retiens est celui d'un agent de police qui est venu me voir en désespoir de cause. Je le connaissais depuis des années. Il m'a dit : « Docteur, je prends ma retraite bientôt et j'ai vécu ceci et cela. » On parlait de choses particulièrement désagréables. Il a poursuivi en disant : « Je croyais que, quand j'arriverais à la retraite, toutes ces choses s'effaceraient. » Il s'était jeté à corps perdu dans son travail mais confessait : « Quand je passe devant le lac Dow, ce ne sont pas les tulipes que je vois, ce sont les corps que j'ai repêchés dans la rivière ou que j'ai décrochés de cet arbre. Quand je passe devant ce centre commercial, ce ne sont pas les enfants qui ont du bon temps à manger de la glace que je vois, ce sont d'autres choses. »
Voir un agent véhiculer ce type de traumatisme pendant 20 ou 30 ans et savoir que c'est un vécu qui lui colle à la peau après la fin de sa carrière est véritablement préoccupant. En tant que clinicien, j'aimerais pouvoir éviter ce processus. J'aimerais bien mieux que mes clients, mes patients et les organisations adoptent une approche proactive pour gérer ces images, pensées, émotions, odeurs et bruits — et ce à un moment où ils sont beaucoup plus faciles à gérer. Hélas, c'est une capacité qui n'existe pas, au plus haut niveau de l'organisation.
La sénatrice Frum : Parfois ils avertissent les civils de ne pas regarder des images graphiques. Je fais attention de ne pas regarder, parce que je sais qu'une fois qu'une image est dans notre tête, elle y reste à jamais, me semble-t-il. Pensez-vous qu'une personne qui a vu les corps dans la rivière puisse effacer cette image de son esprit?
M. Frey : C'est très individuel. Vous et moi, peut-être que non. Par exemple, il y a des choses auxquelles je me prépare, avant de devoir voir un corps ou entendre un certain type de récit, voir certaines images. Mais dire que chacun partage les mêmes expériences, les mêmes images, le même traumatisme serait une généralisation abusive.
Je rentre tout juste de Niagara Falls où se tenait une conférence d'envergure sur les crimes de nature sexuelle. Il s'agit ici d'agents de police — d'agents de la GRC également — qui auparavant visionnaient une vidéo de crimes de nature sexuelle par jour alors que désormais ils doivent prendre connaissance de téraoctets de renseignements. Ils sont en communication avec les autorités d'autres pays où les enquêtes sur les crimes de nature sexuelle sont menées différemment. Très souvent, disent-ils, ce ne sont pas les crimes de nature sexuelle qui portent atteinte à la résilience des agents de police, mais plutôt l'organisation qui rend leur travail beaucoup plus difficile.
Je vais vous donner un exemple à propos de la GRC. Quand j'étais au Nunavut, ces agents travaillaient une quantité considérable d'heures supplémentaires et pourtant nombre d'entre eux ne le signalaient jamais. C'est un peu comme un badge d'honneur. Ces agents ne comprennent pas les conséquences d'un sommeil ou d'un repos insuffisant, car ils ne comprennent pas ce que le travail de policier comporte comme facteurs psychologiques. L'organisation quant à elle ne cerne pas les facteurs qui contribuent à ce type de comportement. Par conséquent, cela fait augmenter les risques d'erreurs dans le travail de ces agents. Il y a enquête et tout le cycle démarre de nouveau et il devient très difficile pour l'agent de police d'accomplir ses tâches avec résilience. Je ne sais pas si cela répond à votre question.
La sénatrice Frum : Vous nous avez fourni bien des éléments intéressants.
Le président : Il y en a un que nous devrions essayer d'éclaircir. C'est ce que vous répondiez aux questions de la sénatrice Frum en ce qui a trait au suicide. J'en ai pris note. Vous dites que le taux de suicide au MDN est beaucoup plus élevé, car les suicides ne sont pas toujours signalés.
M. Frey : C'est exact.
Le président : S'ils ne sont pas signalés, est-ce parce que les personnes concernées ne sont plus au MDN ou est-ce en fait parce que l'organisation choisit de ne pas divulguer ces renseignements?
M. Frey : Je dois dire qu'il y a une culture propice à refouler volontairement ces renseignements. Songez à la fierté que ressentaient les femmes et les hommes du régiment aéroporté. Songez à celui qui a usurpé l'uniforme militaire le jour du Souvenir. Songez à la façon dont les membres du RCR se sont récriés, et c'était à bon droit. Personne n'aime être un embarras pour sa famille. Pour ces soldats, ces agents de police et ces agents de la GRC — et d'autres témoins vous l'ont dit — le régiment est leur famille. Le régiment fait partie de leur famille. Montrer un tel côté ternit la réputation du régiment, que ce soit votre régiment actuel ou un auquel vous avez appartenu, ou encore la GRC comme organisation.
J'ai reçu un courriel il y a trois semaines d'un vétéran. Il écrivait : « Docteur Frey, nous venons de perdre un autre camarade. Il avait fait quelques tentatives auparavant. Nous venons de le perdre. » Mais ce genre de fait n'est pas signalé. On ne trouvera pas les détails dans les notices nécrologiques. Cela n'est pas propre au MDN ou à la GRC. On trouve des cas semblables dans le reste de la population, mais c'est plus fréquent dans les organisations militaires et paramilitaires.
Le président : Nous allons prendre note de cela. Vous venez de présenter un argument de taille.
Le sénateur Neufeld : Je n'ai pas participé aux discussions précédentes sur ce dossier. Je remplace un autre sénateur. Je ne sais pas si j'ai bien compris l'exposé que vous avez présenté. Je veux m'assurer que c'est le cas. Ni plus ni moins, il n'y aurait pas de préparation des hommes et des femmes qui intègrent les forces armées, les forces policières ou encore d'autres entités, pour qu'ils sachent à quoi s'attendre face aux situations que vous avez décrites. Ai-je bien compris?
M. Frey : Oui.
Le sénateur Neufeld : Est-ce seulement une partie du problème? Laquelle? Est-ce que c'est tout le problème? Est-ce seulement une partie du problème? Y a-t-il autre chose? Vous dites en outre que lorsque vous les rencontrez après coup, il est beaucoup plus difficile d'obtenir des résultats positifs, si l'on peut dire.
M. Frey : C'est exact. En tant que clinicien, j'interviens après coup, une fois que la blessure de stress opérationnel a été infligée. Évidemment, c'est beaucoup plus difficile de traiter une telle blessure, une fois qu'elle a été infligée. Nous avons connu des réussites, mais il vaudrait beaucoup mieux prévenir ce genre de blessure. Dans certaines organisations policières, et jusqu'à un certain point dans des organisations militaires, j'ai pu constater que la préparation mettait l'accent sur les tâches confiées au policier ou au soldat. On accorde peu d'attention sur les moyens proactifs que l'on peut prendre pour atténuer les risques psychologiques associés à ce genre de tâche.
S'agissant d'efficacité, les organisations militaires et paramilitaires feront le calcul suivant : combien de contraventions avez-vous imposées? Combien de missions avez-vous menées à bien? Toutefois, il est très peu question de la façon dont l'organisation atténue les risques psychologiques inhérents à ce genre d'activité. Il y a beaucoup de cloisons étanches. Les environnements opérationnels sont complexes en grande partie, mais les dangers et les risques qui y sont associés ne sont pas analysés sur le plan systémique. On se contente de traiter les symptômes et non pas les causes. On trouve les causes au niveau organisationnel.
J'avais l'intention d'apporter une tranche de Gruyère aujourd'hui, mais je me suis demandé si j'allais passer le contrôle de sécurité. Je me rapporte à la théorie de James Reason, que certains d'entre vous connaissent peut-être. Il s'agit de prévoir certaines mesures d'atténuation pour empêcher que survienne un accident ou un danger aboutissant à un traumatisme. Si des mesures adéquates sont mises en place à un haut niveau hiérarchique, où on est fermement engagé en matière de sécurité et où il existe une capacité adéquate de gérer de façon proactive tous les risques et dangers associés à une politique donnée, alors cela réduit le nombre de trous dans le fromage Gruyère dans une situation donnée.
La GRC est un exemple typique, car j'y ai été mêlé de près. L'organisation établit des politiques mais les politiques visant à prévenir les blessures de stress opérationnel ne sont pas adaptées à la réalité des agents qui œuvrent par exemple au Nunavut. Il se peut qu'elles soient adaptées aux agents des divisions « O » ou « E » mais pas nécessairement. Je me souviens des propos d'un agent de la GRC quand je préparais des politiques qui allaient être appliquées à l'échelle nationale. Voilà ce qu'il m'a dit : « Docteur Frey, vous vous rendez compte qu'une politique n'est qu'une ligne directrice, n'est-ce pas? ».
Voilà ce qui complique les choses. Si tel est le cas, vous en êtes réduit à en faire l'interprétation. Vous en êtes réduit à vous rabattre sur les pratiques et parfois les procédures qui peuvent ne pas convenir à une gestion adéquate des risques associés à des activités policières.
Le sénateur Neufeld : Je suppose alors que vous avez écrit de nombreux articles sur la façon d'aborder différemment les blessures de stress opérationnel, n'est-ce pas?
M. Frey : Je n'en ai pas écrit beaucoup. J'en écris de plus en plus et j'aide des organisations dont la sécurité est la principale préoccupation à gérer les risques proactivement, que ce soit en matière de réglementation ou au niveau de la haute direction. Depuis des années, j'essaie d'inciter les organisations policières à prendre cette orientation, mais dans le monde des forces de l'ordre, il faudrait à cet égard la surveillance qui s'impose pour encourager ce genre de changement. On constate également au sein des organisations la même lacune au niveau de la très haute direction.
Je rêve de participer à un tel processus en collaboration avec les forces armées, la GRC, ou toute autre organisation policière. Il est très difficile de trouver un leadership qui comprend réellement la valeur d'une bonne compréhension des facteurs organisationnels et humains qui contribuent à ce genre de blessures, plutôt que d'essayer de s'attaquer aux simples symptômes.
Le sénateur Neufeld : C'est intéressant. J'ai cru qu'un homme de votre expérience aurait produit des rapports ou dissertations sur la façon de composer avec ce genre de problèmes. J'aurais cru que vous nous en auriez parlé, mais ce n'est pas grave.
Je vous demanderai donc si vous avez eu l'occasion de travailler avec un corps policier pour mettre en œuvre vos idées, c'est-à-dire de collaborer avec des agents de police avant d'en arriver au point où ils doivent composer avec tous ces problèmes sur les premières lignes? Avez-vous déjà travaillé avec un policier ou un soldat avant son départ pour la bataille, avant son départ pour le Nunavut? Avez-vous déjà eu ce genre d'occasion?
M. Frey : Oui, effectivement. Il est maintenant sénateur. C'était ma seule expérience avec la GRC. D'autres agents de la GRC semblaient comprendre ce dont je parlais, mais maintenant ils travaillent pour une banque. Ils n'ont pas tendance à rester au sein de l'organisation.
Il y avait un autre agent que j'admirais énormément, mais je ne peux pas le nommer. Lorsqu'il a parlé de cette idée au commissaire de la GRC, il a été pénalisé. Il est resté en punition pendant six mois.
Tout changement culturel est menaçant, car la haute direction se doute que ce changement va remettre en question ses capacités opérationnelles. Elle n'y attache donc aucune valeur, bien au contraire, elle estime que c'est une menace. C'est un processus peu naturel. Ça ne fait pas partie de son vocabulaire. C'est ce que j'essaie de développer au sein de la haute direction, mais c'est très difficile à faire avec ce genre de leadership-là.
Le sénateur Neufeld : Pourriez-vous me parler d'autres pays, peut-être des pays, peut-être des États, qui ont déjà mis en œuvre ce genre d'idées? Sont-elles mises en pratique quelque part? Et si c'est le cas, pourriez-vous me parler de ces pays?
M. Frey : Malheureusement, je ne peux pas dire que les agences policières ou les forces militaires d'un pays quelconque aient mis en œuvre ce genre d'idées. Je peux vous dire que l'entreprise pour laquelle je travaille actuellement, Soteira Solutions, qui œuvre dans le secteur de l'aviation, prend la sécurité très au sérieux. Dans ce secteur, on ne peut pas se permettre d'attendre les accidents, ou les incidents, avant de s'attaquer aux risques. On doit gérer ces risques avant que la catastrophe se produise, car il n'y a pas de plan de redressement.
Ce que je propose c'est d'adopter une approche fondée sur les facteurs humains, ce qui a très bien fonctionné au niveau réglementaire et dans le secteur de l'aviation, et d'adapter ces concepts et principes afin de renforcer la capacité des Forces armées canadiennes et de la GRC à gérer les risques de façon proactive plutôt que réactive.
Le sénateur Neufeld : Disons que vous faites affaire avec un policier après un incident, j'imagine que vous l'avez déjà fait à plusieurs reprises, d'après ce que vous venez de nous dire. Le dossier, les notes que vous prenez au sujet de cette personne, sont-ils confidentiels ou la haute direction a-t-elle accès à cette information? Ou bien encore peuvent-ils tout simplement venir vous trouver et s'entretenir avec vous, sans prendre de notes, où vous auriez l'occasion de leur dire que vous avez interviewé tel ou tel agent et que vous prévoyez des problèmes? Ce genre de choses se produit-il, et le cas échéant ça ne m'étonne pas qu'ils aient peur de venir vous voir.
M. Frey : Oui, bien entendu.
Le sénateur Neufeld : Je pense que ce serait normal, pas l'aspect traumatique, mais même dans le cadre d'activités normales. Si un psychologue venait interroger vos employés et votre supérieur avait accès à ces renseignements, les choses pourraient mal se passer pour vous.
M. Frey : C'est juste.
Le sénateur Neufeld : J'aimerais savoir si le tout est entièrement confidentiel, ou si vous devez présenter un rapport?
M. Frey : Quand j'ai commencé à travailler à la GRC, une psychologue qui avait plus d'années de service que moi m'a dit « Ron, n'oubliez pas où va votre allégeance. C'est au collège. Si vous manquez au devoir de confidentialité, vous pouvez perdre votre licence. Et si vous perdez votre licence, vous perdez votre poste ».
Voilà quelque chose que les psychologues prennent très au sérieux, tout comme les médecins. Y a-t-il eu manquement à l'obligation de confidentialité? Absolument. Quand j'ai été appelé à la GRC, c'est parce qu'il y avait eu divulgation de renseignements confidentiels dans la division « O » entre le médecin et le commandant divisionnaire.
Le sénateur White : O pour Ontario.
M. Frey : Pardonnez-moi. Donc, oui, la confidentialité est très importante. Elle revêt beaucoup d'importance au sein des forces militaires et paramilitaires parce qu'elles sont, de par leur nature, beaucoup plus méfiantes que le public en général relativement à des choses comme la confidentialité.
Pour répondre à votre question, oui, la confidentialité est absolument assurée, à moins qu'un officier affirme être sur le point de se faire du mal, et ce ne sont pas que des fantasmes, qu'il va se tuer ou tuer quelqu'un d'autre, ou qu'il révèle lors d'une entrevue ou d'une évaluation qu'il a des rapports sexuels avec un mineur. Ce sont là les deux exceptions. À part cela, tout est confidentiel, oui.
Le sénateur White : Merci, monsieur Frey. J'ai entendu des gens, de l'armée en particulier, dire : « Vous rendez-vous compte combien de gens voient actuellement des psychologues ou reçoivent des soins psychiatriques, souffrent de blessures de stress opérationnel? » Presque comme si c'était quelque chose de négatif. Je comprends bien qu'il est négatif que des gens soient malades. Je suppose que ce que j'aimerais savoir, c'est votre point de vue. Quand quelqu'un dit : « Combien de personnes voient un psychologue? » j'ai envie de répondre : « Autant que ce qu'il faut ». La négativité, le stigmatisme demeure, même quand on reconnaît que les gens ont besoin d'aide, quand on s'inquiète de leur nombre.
Vous vous souvenez sûrement que, lorsque vous faisiez vos visites, nous avons observé une hausse vertigineuse du recours au Programme d'aide aux employés, et le Service financier de la GRC s'inquiétait énormément du nombre d'appels. J'ai dit : « J'espère bien qu'ils vont encore augmenter ». C'est ce que j'espérais, que les gens demanderaient de l'aide quand ils en auraient besoin.
Pouvez-vous m'expliquer comment on peut surmonter ce stigmatisme, non seulement chez les gens? Les organisations doivent voir quelque chose de positif dans le fait que les gens demandent de l'aide, et bien des gens qui sont malades ne le demandent pas. C'est l'élément négatif, dans tout cela.
M. Frey : Je suis tout à fait d'accord avec vous. C'est une question de communication. Elle doit venir des hautes sphères, et elle doit être crédible. Vous avez raison : de toute évidence, si on peut les amener à se laisser aider par les fournisseurs de service qui peuvent leur fournir cette aide quand ils vivent des moments difficiles, avant que la situation ne s'aggrave pour eux, et n'atteignent un point où ils sont vraiment en difficulté — généralement, d'après ce que je me souviens avoir lu, ça se passe aux alentours de la 13e année de la carrière d'un agent — c'est là que tout le monde peut en tirer parti. Je ne sais pas si j'ai répondu à la première partie de votre question.
Il y a une chose qui m'a toujours troublé, et qui se retrouve dans l'observation que vous avez faite, et que je partage, c'est-à-dire que la GRC appliquait une espèce de modèle d'entreprise pour traiter quelque chose qu'on ne peut pas vraiment appliquer à ce genre de situation.
J'ai vu des agents obtenir des promotions en montrant à quel point ils pourraient rendre l'organisation efficiente, mais personne ne s'est vraiment demandé quelle serait l'incidence sur l'efficacité de l'organisation à long terme. Voilà le problème. Ils gèrent les coûts coûts comme le ferait une entreprise privée, et ne se rendent pas compte de l'incidence à long terme de cette efficience sur l'efficacité.
Le président : Monsieur, cette année il y a énormément de travail et de recherche qui se font et vous avez eu l'occasion de lire ce que nous ont dit d'autres témoins et vous nous avez dit que leurs témoignages étaient très bons. Êtes-vous d'avis que les techniques de gestion des risques de blessures opérationnelles et de surveillance et de gouvernance que vous croyez être le principal moyen de traiter le problème, sont suffisamment développées pour être fournies à la gestion? Il s'agit de changer la culture afin qu'ils commencent à utiliser ces techniques, ou est-ce qu'il reste beaucoup de travail à faire pour améliorer les techniques de détection et de gestion.
M. Frey : Non. Comme vous l'avez mentionné, nous avons de très bonnes interventions pour déceler et traiter de nombreuses BSO. J'ai essayé de vous parler de la capacité qui pourrait être développée aux niveaux de la gouvernance et de la haute direction afin d'éviter que se produisent ces BSO. Cette capacité a été développée pour d'autres industries; il n'y a aucune raison qu'elle ne puisse pas l'être pour la GRC et les Forces armées canadiennes.
Le problème, c'est qu'il faut que le sommet de la hiérarchie ait une vision et fasse preuve de leadership en disant : « Oui, c'est dans cette direction que nous voulons aller. » Car on pourra alors bâtir la capacité de l'organisation afin de pouvoir effectivement faire ce qu'il faut pour gérer tous les risques de l'organisation, et pas seulement certains d'entre eux.
Le président : Tout à l'heure, vous avez dit que certaines personnes sont attirées par la police ou les formes armées.
M. Frey : Oui.
Le président : Est-ce qu'il y a des données scientifiques qui vous permettent, en tant que psychologue, de dire au sujet d'un individu que vous avez rencontré, avec qui vous avez parlé et que vous avez écouté parler de ses espoirs et de ses aspirations, qu'il est plus susceptible d'avoir besoin d'aide pour une blessure de stress opérationnel que quelqu'un d'autre?
M. Frey : C'est le genre d'évaluation individuelle que je fais souvent, au cas par cas, pour les secteurs de la police où les risques sont élevés. Par exemple, pour les équipes d'intervention d'urgence, la division des crimes sexuels ou les services d'identité judiciaire. Je ne le fais pas souvent pour la GRC, mais pour d'autres services de police. Les psychologues participent à ce genre de comportements ou d'actions, mais, je le répète, c'est à un niveau très pointu, c'est vraiment au niveau opérationnel.
Alors, pour répondre à votre question, nous avons effectivement cette capacité. Nous sommes en mesure de faire des affirmations d'ordre général sur les facteurs qui pourraient exacerber certains traits de personnalité qui pourraient mener, par exemple, à une BSO. Je ne vous dirai pas que nous le faisons toujours de manière convaincante, mais nous réussissons assez bien. Là où il y a le plus de travail à faire, c'est à un niveau beaucoup plus élevé, car ce n'est qu'un petit élément du traitement des BSO. L'autre élément est au niveau supérieur.
Le président : Je pensais plutôt à un outil de recrutement.
M. Frey : Oui. J'ai déjà entendu dire, mais je ne sais pas si c'est vrai, que le MDN a investi beaucoup de ressources dans l'évaluation psychologique des recrues. Je crois savoir qu'il a cessé, car ça ne répondait pas vraiment à ses exigences pour le recrutement.
Lorsque j'étais à la GRC, chaque agent passait par une évaluation psychologique en utilisant le MMPI, qui est le modèle par excellence. C'est dommage que nous ayons ces milliers de profils, mais nous ne pouvons pas avoir accès aux données. Nous ne pouvons pas les analyser, parce que personne n'avait prévu les aspects comme la protection des renseignements personnels, comment avoir accès à ces renseignements, comment ils seront analysés, et toutes ces choses qui entrent en jeu. C'est parce qu'il n'y a pas de capacité proactive en place dans l'organisation pour réfléchir à ce genre de choses. Si la GRC avait la capacité de faire ce genre de travail, elle aurait pu générer des données de recherche vraiment intéressantes, qui pourraient prévoir le bon type de personnalité pour certains emplois et déploiements.
Le président : J'essaie de suivre les gens qui se joignent aux forces policières ou militaires. Il y a d'abord le recrutement, puis une fois enrôlé, vous exhortez l'institution à accepter que les blessures de stress opérationnel sont comme toutes les autres blessures.
M. Frey : Oui.
Le président : Et nous pouvons gérer ces risques en formant les personnes, en les aidant à se préparer pour le milieu où ils sont ou celui où ils se retrouveront probablement?
M. Fry : C'est exact. Tout le monde, pas seulement les fantassins en première ligne, mais les gestionnaires, les sergents, les adjudants, les lieutenants, et cetera. Il faudrait que cela imprègne toute l'organisation.
Le sénateur White : Une autre question suite à votre réponse. Si on commençait aujourd'hui à rassembler tous les renseignements du MMPI-2, et que dans sept ans, on faisait des études comparatives avec ceux qui ont complété cette évaluation en 2014, nous pourrions voir le nombre de personnes visées par des plaintes concernant les normes professionnelles, comme nous l'avions fait en Ontario pour les policiers. Nous avons essayé de voir s'il y avait eu une année de mauvaises recrues.
Vous dites qu'on pourrait créer un test selon le MMPI-2 qui nous permettrait d'éviter certains des problèmes que l'on voit des années ou des décennies plus tard, mais nous ne le faisons pas parce que nous n'avons pas recueilli au départ les données de la bonne façon et donc ne pourrons pas les utiliser pour les bonnes raisons?
M. Frey : C'est exact.
Le sénateur White : Vous étiez un employé civil de la GRC. Est-ce possible de retourner en arrière pour faire cela?
M. Frey : Je ne pense pas.
Le sénateur White : La GRC va recruter 1 000 personnes cette année. Il n'est jamais trop tard.
M. Frey : Non, il n'est jamais trop tard pour commencer.
Le président : Les renseignements passés nous aideraient à faire des prévisions et mettre en place des mesures que nous n'avons pas.
M. Frey : N'oubliez pas que le MMPI-2 n'est valide que pour une certaine période. Ce n'est pas un profil pour toute la vie. Il est habituellement valide pour deux ans. Nous savons que les policiers, au cours de leur carrière, se marient, ont de nouvelles attentes, et il y a différents facteurs sociotechniques qui influent sur leur travail. Donc, ce n'est pas une mesure statique. On ne veut pas tout miser sur cet outil, mais on pourrait certainement utiliser les renseignements dans un système global pour générer des hypothèses intéressantes que l'on mettrait à l'essai afin de savoir s'il faut de nouvelles mesures correctrices, plutôt que d'attendre que les choses déraillent avant de mettre en place ces mesures, ce qui transfère les risques à une autre partie de l'organisation.
Le président : Pour le compte rendu, il s'agit du MMPI-2?
M. Frey : C'est le MMPI-2, oui.
Le sénateur White : Le MMPI-2 est utilisé à plusieurs reprises. Lorsqu'on se joint à une équipe d'EIU ou une équipe tactique, on passe le MMPI-2. Si on est muté au Nord, on le refait. Je l'ai fait trois ou quatre fois. Je ne crois pas y avoir bien réussi, lorsque j'y pense, en tout cas. En réalité, on peut constater l'effet des expériences de la vie qui changent la manière de réagir au MMPI-2, par exemple, le mariage, comme vous l'avez dit, les emplois, les responsabilités; cela pourrait être utile.
Le président : Je pensais plutôt à un examen de toutes les recrues. Je comprends que la situation des particuliers peut changer. Si le test remonte à cinq ans, de nombreux facteurs sociologiques pourraient changer, mais pour les recrues, il serait peut-être intéressant de déterminer quelle information on peut extraire de l'ensemble global des données.
Le sénateur White : Monsieur Frey, je suis certain que vous avez de l'information sur le MMPI-2. Pouvez-vous la fournir aux membres du comité afin qu'ils puissent l'examiner et comprendre de quoi il s'agit? Il compte combien de questions, 500?
M. Frey : Il y en a 567.
Le président : Cela nous permettrait de bien étoffer le dossier.
Merci. Notre temps s'est écoulé et nous n'avons plus de sénateur qui souhaite qui souhaite intervenir. Monsieur Frey, au nom du Sous-comité sénatorial des anciens combattants — nous sommes un sous-comité de la Sécurité et de la Défense, et espérons toujours devenir un comité distinct le moment venu, mais nous nous intéressons beaucoup aux anciens combattants de la GRC et aux anciens combattants des Forces armées canadiennes — nous apprécions énormément votre aide qui nous permet de comprendre très clairement les questions liées au stress opérationnel.
Le sénateur White : Monsieur le président, je souhaite remercier M. Frey à mon tour pour le travail qu'il a fait, particulièrement auprès de la GRC dans le Nord, au cours de la dernière décennie. De plus, il est toujours disponible pour les membres. Je souhaite le remercier.
Le président : Absolument, il est bien que vous déteniez cette information, que vous puissiez nous la communiquer, et qu'on ait passé du temps ensemble.
Merci beaucoup, monsieur. Nous vous sommes reconnaissants pour le temps que vous nous avez consacré.
La séance est maintenant levée.
(La séance est levée.)