Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et
du commerce international
Fascicule no 42 - Témoignages du 29 mars 2018
OTTAWA, le jeudi 29 mars 2018
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 10 h 34, pour étudier la teneur du projet de loi C-45, Loi concernant le cannabis et modifiant la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, le Code criminel et d’autres lois, dans la mesure où il concerne les obligations internationales du Canada.
La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.
La présidente : Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui pour poursuivre son étude de la teneur du projet de loi C-45, Loi concernant le cannabis et modifiant la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, le Code criminel et d’autres lois, dans la mesure où il concerne les obligations internationales du Canada.
Avant de céder la parole aux témoins, j’invite les sénateurs à se présenter.
La sénatrice Bovey : Patricia Bovey, du Manitoba.
Le sénateur Massicotte : Paul J. Massicotte, du Québec.
Le sénateur Ngo : Sénateur Ngo, de l’Ontario.
Le sénateur Oh : Le sénateur Oh, de l’Ontario.
Le sénateur Greene : Stephen Greene, de la Nouvelle-Écosse.
[Français]
La sénatrice Saint-Germain : Raymonde Saint-Germain, du Québec.
Le sénateur Housakos : Leo Housakos, du Québec.
[Traduction]
La présidente : Et je suis Raynell Andreychuk, sénatrice de la Saskatchewan et présidente du comité.
Je suis ravie d’accueillir aujourd’hui Dwight Newman, professeur et chaire de recherche du Canada, au College of Law de l’Université de la Saskatchewan, Bruno Gélinas-Faucher, doctorant en droit international à la faculté de droit de l’Université de Cambridge, et Kathy Vandergrift, présidente de la Coalition canadienne pour les droits des enfants.
Nous sommes très heureux que vous ayez accepté notre invitation. Nous disposons d’un délai très court pour étudier le projet de loi. Nous vous prions donc de répondre rapidement afin que nous puissions terminer notre tâche avant que le temps ne soit écoulé.
Nous demandons toujours aux témoins de prononcer une déclaration liminaire, après quoi les sénateurs aiment poser des questions. M. Gélinas-Faucher peut commencer. Bienvenue devant notre comité.
[Français]
Bruno Gélinas-Faucher, doctorant en droit international, faculté de droit, Université de Cambridge, à titre personnel : Je vous remercie, madame la présidente.
Honorables sénateurs, c’est un honneur d’être ici aujourd’hui. Vous avez déjà entendu beaucoup de témoignages à propos des trois conventions internationales relatives au contrôle des drogues. Je vais tenter de ne pas répéter l’information qui a déjà été communiquée. Ce que je vais faire, par contre, c’est souligner certains éléments qui, selon moi, ont échappé au débat jusqu’à maintenant. Dans cette perspective, je vais commencer par répondre brièvement aux arguments soulevés la semaine dernière devant votre comité par les représentants d’Affaires mondiales Canada.
Lorsque le gouvernement et les représentants d’Affaires mondiales sont venus témoigner, ils ont premièrement admis qu’il y aurait violation des conventions. Ensuite, ils ont tenté de minimiser cette violation en soulevant trois arguments.
Leur premier argument est que le Canada respecte tout de même l’objectif global, celui de la santé physique et morale de l’humanité. Le deuxième argument est de qualifier la violation. On nous a dit que c’était une violation technique. On peut lire entre les lignes qu’ils considèrent que c’est une violation mineure. Le troisième argument, c’est de dire qu’il y a une flexibilité dans le régime international, et que les États peuvent choisir comment atteindre le but général, celui de la santé physique et morale de l’humanité.
Je veux souligner aujourd’hui que dans l’analyse juridique présentée par Affaires mondiales Canada et le gouvernement, nulle part on ne retrouve des mentions aux opinions qui ont été exprimées par l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS). L’OICS a été créé par les conventions. C’est un organe indépendant qu’on qualifie de quasi judiciaire, mais surtout son rôle est de veiller au respect des conventions, à leur mise en oeuvre. Dans le cadre de ce rôle, l’OICS a pu se prononcer sur la démarche actuelle du gouvernement et le projet de loi C-45. Il y a plusieurs opinions, mais j’en ai identifié une qui reflète bien l’opinion du comité et qui est en contradiction directe avec les arguments présentés au comité par Affaires mondiales Canada. J’ai choisi le rapport annuel de 2016 de l’OICS comme exemple. Il est particulièrement important à mes yeux, car il a été publié par l’OICS après sa visite au Canada parce qu’il était préoccupé par le projet de légalisation. Ils ont dit dans le rapport, et je cite :
[…] L’OICS note que la légalisation de l’usage du cannabis à des fins non médicales est incompatible avec les dispositions des conventions, car ces conventions obligent les États partis à limiter l’usage des stupéfiants exclusivement à des fins médicales et scientifiques. […] Cette limitation est un principe fondamental au cœur même du cadre international du contrôle des drogues, qui ne souffre aucune exception et n’autorise aucune souplesse. L’OICS invite instamment le gouvernement du Canada à poursuivre ses objectifs déclarés — la promotion de la santé, la protection de la jeunesse, la dépénalisation des infractions mineures et non violentes — dans le cadre de l’actuel régime de contrôle des drogues mis en place par les Conventions.
J’ai souligné cet extrait parce que je veux contraster ce que les gens d’Affaires mondiales ont dit lors de leur témoignage, c’est-à-dire qu’on a une violation technique mineure. Avec ce que l’OICS — qui est responsable de faire respecter ces conventions — nous a dit, attention, cela n’est pas mineur du tout. Légaliser le cannabis entraînera la violation d’un principe fondamental qui est au cœur même des conventions.
L’autre aspect intéressant à tirer de cette opinion, c’est qu’on vient de montrer, encore une fois, l’argument du gouvernement selon lequel on vient de respecter le principe général de santé de l’humanité. L’OICS nous dit, en fait, qu’on peut atteindre cet objectif dans le cadre des conventions actuelles. On a vu une évolution très importante où l’on est passé d’un régime prohibitionniste avec des infractions criminelles. L’OICS reconnaît aujourd’hui qu’il y a une certaine flexibilité, que l’on peut mener des politiques basées sur la santé et le respect des droits de la personne. Cela est une évolution très importante de la part du comité. Cette flexibilité est la même que celle soulevée par les représentants d’Affaires mondiales la semaine dernière.
Par contre, l’OICS a clairement dit à l’Assemblée générale des Nations Unies en 2016, à la session extraordinaire, que la flexibilité avait ses limites et que le fait de légaliser le cannabis vient contredire vraiment les principes fondamentaux et qu’on ne pouvait pas justifier cela en s’en remettant à la flexibilité. Clairement, à trois reprises, l’OICS — qui est responsable de surveiller les conventions — a contredit le discours et les arguments soulevés. Ce n’est pas juste l’OICS qui a dit que c’est une violation assez importante, on a aussi des documents internes d’Affaires mondiales qui viennent également appuyer ces arguments. Ces documents ont été obtenus grâce à une demande en vertu de la Loi sur l’accès à l’information. Dans une note communiquée au ministre des Affaires étrangères, à l’époque, on a dit au ministre, et je cite, en anglais :
[Traduction]
Legalization would have a significant impact on Canada’s binding obligation under the International Drug Control Convention.
[Français]
Il y a une contradiction entre ce qu’on dit dans les notes internes, soit « a significant impact », et ce qu’on vous a dit la semaine dernière, soit « a technical violation ». Selon moi, ce n’est pas un terme approprié dans les circonstances.
Sur une autre note, je profite de l’accès aux documents internes pour aborder un autre sujet relatif à l’une des questions d’un des membres du comité, le sénateur Ngo, aux membres d’Affaires mondiales en ce qui a trait aux violations qui pourraient avoir un impact sur la campagne du Canada pour obtenir un siège au Conseil de sécurité des Nations Unies. Les gens d’Affaires mondiales Canada ont dit que la réponse était très ambiguë, que cela faisait partie de plusieurs considérations. Encore une fois, les documents internes et la note envoyée au sous-ministre en avril 2016 indiquent clairement que c’était très caviardé. Donc, plusieurs choses ont été dites, mais l’une des phrases qu’on peut retenir, et je cite, en anglais :
[Traduction]
Canada’s policy choices related to marijuana legalization may also be of interest in the context of Canada’s bid for the UN Security Council seat for the 2021-2022 term.
[Français]
Alors, clairement, on voit que c’est une préoccupation qui n’est pas négligée. Il pourrait y avoir des conséquences politiques pour le Canada en ce qui a trait à la violation des traités.
J’aimerais conclure avec deux remarques. Le professeur Hoffman et la professeure Beauchesne ont fait part de solutions qui permettraient au Canada de réconcilier les conventions avec le projet de loi C-45. Je vais faire deux commentaires sur deux des recours qui sont possibles. L’un des recours, c’est de se retirer des conventions et d’y adhérer à nouveau avec une réserve. Je sais que cela a soulevé quelques questions de la part des membres du comité. Ce que je veux porter à votre attention, c’est qu’il y a effectivement un précédent dans ce domaine, le cas de la Bolivie en 2013, qui s’est retirée et qui, ensuite, est revenue avec une réserve, et 15 États se sont opposés officiellement à cette démarche, dont le Canada. Il importe de souligner que le Canada s’est opposé à cette démarche parce que ça allait à l’encontre de l’esprit des conventions et que ça allait compromettre la légitimité des conventions. Sur papier, même si c’est une option juridique qui peut sembler viable, politiquement, c’est difficile à faire parce que le Canada a critiqué cette même approche il y a quatre ans.
J’aimerais soulever un dernier point, et c’est une note peut-être plus positive. Dans les options qui vous ont été présentées, on a mentionné brièvement la déclassification. Ce n’est pas un amendement du traité. On vient demander à un comité d’experts de l’Organisation mondiale de la Santé de retirer le cannabis et ses dérivés de la liste des produits qui sont contrôlés dans les traités. Je crois que c’est la meilleure option à suivre parce qu’un Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites en 2002 a publié un rapport gigantesque. Le sénateur Nolin présidait le comité, peut-être que certains d’entre vous s’en souviendront. Le chapitre 19 de ce rapport traite de la même question que vous abordez aujourd’hui à propos des obligations internationales du Canada. Ce que le comité du Sénat avait recommandé à l’époque, c’est que la classification du cannabis était absolument arbitraire dans les traités, et qu’on devrait procéder par voie de reclassification ou de déclassification. Si le comité en 2002 affirmait que c’était une bonne voie à suivre pour le Canada, à mon avis, c’est aussi une bonne démarche que le gouvernement pourrait adopter aujourd’hui.
Sur ce, je vous remercie beaucoup.
[Traduction]
Dwight Newman, professeur et chaire de recherche du Canada, College of Law, Université de la Saskatchewan, à titre personnel : Je suis heureux d’être ici pour aider le comité de mon mieux.
Je m’appelle Dwight Newman, professeur de droit et titulaire de la chaire de recherche du Canada sur les droits des Autochtones dans le droit constitutionnel et international à l’Université de la Saskatchewan. Je ne suis pas un spécialiste des conventions internationales relatives au contrôle des drogues, mais je pense qu’il y a beaucoup de choses à dire avec une analyse juridique minutieuse.
Je suis ravi de l’attention particulière que votre comité accorde aux importantes questions de droit international entourant le projet de loi C-45. En fait, je trouve surprenant qu’un pays comme le Canada, déterminé à respecter le droit international et tirant lui-même des avantages importants du système multilatéral, envisage de contrevenir intentionnellement aux traités internationaux plus qu’il ne le faut, ou qu’il y songe même. Je suis donc très heureux du temps que votre comité est prêt à y consacrer. Il s’agit d’un très bon exemple où le Sénat exerce ses fonctions de second examen objectif du projet de loi.
Je parlerai de façon assez générale des engagements internationaux du Canada, des violations et des autres options, et peut-être aussi des modifications à la loi qui pourraient atténuer ces infractions.
Mais avant, je tiens aussi à mentionner qu’il est possible de violer les engagements politiques du pays à l’égard de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, ou DNUDPA. Je serai bref; j’en parle un peu plus longuement dans mon mémoire écrit.
Bien des choses différentes entrent en ligne de compte. Il serait erroné de dire que la DNUDPA relève généralement du droit international coutumier. Cette déclaration n’est pas un traité. Certaines dispositions appartiennent peut-être au droit international coutumier, et d’autres en font assurément partie. Quoi qu’il en soit, le Canada a pris des engagements politiques à l’égard de la DNUDPA, en particulier au cours de la dernière année, voire des deux dernières années, qui ont été exprimés très fermement. Ces mesures pourraient devenir loi si le projet de loi C-262 va de l’avant.
Dans l’immédiat, même en ce qui a trait aux engagements politiques prévus dans le document, l’article 19 de la DNUDPA prévoit qu’il faut se concerter et coopérer avec les peuples autochtones afin d’obtenir leur consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause en ce qui concerne les mesures législatives ou administratives susceptibles de concerner les peuples autochtones.
Lorsque vient le temps d’interpréter l’article, il convient de miser sur les modifications législatives qui touchent expressément les peuples autochtones puisque presque toute modification législative peut avoir une incidence sur eux. La question est la suivante : la loi a-t-elle une incidence particulière sur les peuples autochtones?
Je sais que le Comité des peuples autochtones se penche lui aussi sur le projet de loi; ses membres auront peut-être des remarques à ce sujet. Cependant, du point de vue du droit international, là où il y a par exemple des collectivités sobres, on peut se demander si l’adoption de la loi aura un effet sur elles. Par ailleurs, si des communautés autochtones souhaitent assumer un rôle opérationnel dans le cadre de la législation, y a-t-il eu une concertation et une coopération suffisantes? Je dirais que de telles consultations n’ont pas été effectuées si l’article 19 est invoqué, compte tenu de la décision du gouvernement à cet égard.
Je n’en dirai pas plus puisqu’il y a beaucoup de dispositions contraignantes dont il faut parler; ce ne sont pas des dispositions non contraignantes, mais plutôt des lois internationales contraignantes. L’adoption du projet de loi C-45, comme il a été mentionné à plusieurs reprises, entraînera une violation, par le Canada, de trois traités internationaux sur les enjeux internationaux en matière de contrôle des stupéfiants.
Il est important d’aller plus loin en précisant que le Canada rompra des dizaines d’engagements précis issus de ces traités. Le projet de loi va à l’encontre non seulement des traités en général, mais aussi d’une variété d’engagements semblables. J’ai tenté d’en décrire certains à l’annexe 2 de mon mémoire.
Il est important de songer aux engagements précis, car il faut réfléchir au respect des traités en général. Autrement dit, est-il possible de mieux respecter les traités, même en les violant comme le fera cette loi? En fait, des modifications précises à la législation pourraient atténuer les violations.
Je n’ai pas énuméré tous les engagements, mais je vais vous donner un petit exemple. On peut soutenir que les articles proposés 87 et 171 du projet de loi C-45 pourraient être modifiés de façon à mieux respecter le traité sur le plan de l’entraide judiciaire avec d’autres États, si ces États continuent de se conformer aux traités que le Canada a décidé de violer.
Lorsque les États continuent à respecter le traité, ces dispositions réduisent considérablement l’entraide judiciaire nécessaire simplement pour se conformer à la loi canadienne. Les dispositions du projet de loi pourraient être modifiées pour tenir compte de la position législative des États qui sont conformes aux traités, ce qui éviterait au Canada de commettre certaines violations des traités.
Je vais maintenant parler brièvement des autres options qui se présentent, en ce qui a trait à la violation des traités en général. Ce que nous venons d’entendre est fascinant, pour ce qui est de l’explication sur la prétendue infraction mineure et sur l’interprétation dite équilibrée des traités, que je n’ai jamais trouvée particulièrement solide. Je trouve franchement choquant d’apprendre que les notes de service internes du gouvernement à ce sujet sont contraires à sa position publique.
Cependant, il n’incombe généralement pas aux États individuels de décider de respecter certaines dispositions d’un traité et d’en enfreindre d’autres. Le Canada s’opposerait certainement à ce que ses partenaires signataires se comportent ainsi dans leurs engagements commerciaux envers nous, dans leurs propres engagements en matière de droits de la personne ou dans quoi que ce soit d’autre.
Je vais brièvement aborder les autres enjeux. Le Canada a été averti de cette violation du traité il y a longtemps. Des travaux publiés par M. Steven Hoffman nous prévenaient de la période nécessaire pour se retirer d’un traité. Ce n’est donc pas nouveau, et le Canada se trouve dans cette position embarrassante aujourd’hui parce que le gouvernement n’y avait pas réfléchi assez sérieusement.
Je veux attirer votre attention sur cinq options. Je les trouve terribles, ou tout au plus mauvaises, mais je vais en parler rapidement. Violer délibérément le traité sans rien faire d’autre pourrait saper la réputation du Canada quant au respect de ses engagements internationaux issus de traités et même miner le système multilatéral. Il ne faut pas exagérer les dommages causés par une action en particulier, mais si chaque retrait de traité est banalisé, le Canada risque d’être entraîné dans un sillage dangereux et pourrait bien récolter ce qu’il sème dans d’autres contextes.
En deuxième lieu, la renégociation à grande échelle serait un projet à long terme, voire impossible, à bien des égards.
Troisièmement, si on songe uniquement aux intérêts canadiens, je considère que le retrait pur et simple d’un traité est peu souhaitable puisque cela exclurait le Canada du groupe d’États ayant droit à la coopération et à l’entraide judiciaire en vertu de ces traités, non seulement dans le cas du cannabis, mais aussi pour toutes les drogues visées. En l’absence d’indications claires des responsables de l’application des lois, qui diraient être en mesure d’agir adéquatement sans traités en présence d’autres enjeux relatifs aux stupéfiants, il n’est pas souhaitable de renoncer aux avantages de ces traités.
Quatrièmement, le fait que les traités comportent des éléments d’entraide judiciaire complique la prétendue solution que certains ont avancée d’une renégociation entre quelques pays seulement sur certaines parties des traités. Un exemple de cette idée se trouve dans le communiqué d’un groupe de réflexion néerlandais que certains d’entre nous avons reçu une nuit. Cette notion de modification inter se est reconnue à l’article 41 de la Convention de Vienne sur le droit des traités. Or, ce n’est pas autorisé lorsque la modification irait à l’encontre de l’objectif et du but du traité, ou porterait atteinte à d’autres signataires. Dans notre cas, ces deux conditions posent problème. En raison des dispositions relatives à l’entraide judiciaire, une modification inter se sur un stupéfiant donné porterait atteinte aux droits des autres signataires. J’aborderai l’objectif et le but en guise de conclusion.
Le retrait du traité, suivi d’un retour accompagné d’une réserve, ce qui a été évoqué dans certains mémoires, et où la réserve exclurait les engagements sur le cannabis seulement, permettrait au Canada de demeurer dans le système. Je tiens toutefois à préciser que cette solution risque d’être irrecevable et contestée par d’autres États. Je pense que c’est aussi lié à certains des témoignages que nous venons d’entendre.
Bien que le Canada et les États-Unis bénéficient de réserves dans la Convention de 1971 sur les substances psychotropes — c’est le cas de l’utilisation du mescal par certaines communautés autochtones —, il s’agit d’une réserve mineure qui touche de petites collectivités ciblées. La légalisation à grande échelle d’une drogue très répandue alors que les traités visent justement à imposer des mesures uniformes contre cette drogue serait sans doute incompatible avec l’objectif et le but des traités. Nous venons d’entendre d’autres témoignages en ce sens.
Cela dit, même si rien n’est garanti, tenter d’obtenir une réserve serait peut-être plus honorable et dans l’intérêt supérieur du Canada que de simplement violer les traités. En revanche, il faudrait sans doute repousser la mise en œuvre du projet de loi C-45. Je pense que cela pourrait être raisonnable si le Canada ne souhaite pas enfreindre les traités internationaux plus qu’il ne le faut.
Je pense qu’il serait bon d’envisager à la fois de modifier le projet de loi et d’opter pour des solutions mauvaises plutôt que terribles.
Je vais m’arrêter ici. Je serai heureux d’approfondir ces éléments en réponse aux questions.
La présidente : Merci, monsieur. Nous allons maintenant écouter Kathy Vandergrift.
Kathy Vandergrift, présidente, Coalition canadienne pour les droits des enfants : Mesdames et messieurs les sénateurs, la Coalition canadienne pour les droits des enfants est un regroupement national d’organisations et de personnes qui travaillent à la défense des droits des enfants au Canada et dans le monde.
La Convention relative aux droits de l’enfant pourrait être utile afin de réduire les méfaits associés à la consommation de marijuana chez les jeunes. La convention considère les jeunes comme des personnes ayant des droits, plutôt que comme des bénéficiaires de soins. Voilà qui change énormément notre stratégie de politiques publiques à leur égard.
La convention offre un cadre complet et intégré de politiques publiques. Elle aborde tous les volets du développement de l’enfant, et pas seulement le développement cognitif du cerveau.
La convention est utile, en particulier pour le passage de l’enfance à l’âge adulte, qui est l’étape de vie ciblée par le projet de loi. Elle met fortement l’accent sur le soutien social au moment de cette transition, plus encore que d’autres accords concernant les droits de la personne. Cela semble être la pièce manquante des débats actuels au Canada. Sans ce soutien, la réglementation et la sensibilisation ne suffisent pas.
Quel est donc le problème du Canada? Notre pays a ratifié la convention il y a plus de 25 ans, mais celle-ci demeure un souhait. C’est un beau rêve pour les enfants du monde. Sa mise en œuvre au Canada est plutôt timide. Nous n’appliquons pas la convention au sens large.
Regardons quelques dispositions de la convention.
Plus de 12 articles de la convention sont connexes au projet de loi C-45. Je n’aurai toutefois le temps de parler que de certains d’entre eux. Je les ai tous énumérés dans le document que je vous laisse.
Il y a tout d’abord l’article 3 : l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. La convention et les cours supérieures du Canada reconnaissent le principe de l’intérêt supérieur comme étant une loi fondamentale. Il faut tenir compte des répercussions sur les enfants indépendamment des adultes, et leur accorder une priorité élevée, comme il est mentionné dans le préambule du projet de loi C-45. La question est de savoir comment déterminer l’intérêt supérieur des enfants.
Il y a cinq ans, le Comité des droits de l’enfant a recommandé que le pays intègre ce principe au droit canadien et fournisse des lignes directrices sur la façon de le déterminer. Cela n’a pas été fait. La coalition recommande d’utiliser des évaluations de l’impact sur les droits des enfants, puisqu’elles examinent attentivement tous les droits et toutes les répercussions de la législation proposée. Au début du processus législatif, nous avions demandé une telle évaluation, ce qui n’a pas été fait.
À ce stade-ci, nous sommes d’avis, peu importe la loi qui sera adoptée, qu’il est nécessaire de mettre en œuvre une stratégie pour les jeunes et que cette stratégie doit être fondée sur une évaluation complète, dont le cadre doit être la convention. Je vais vous exposer les raisons durant le reste de mon exposé.
Deuxièmement, il y a le respect du développement des capacités de l’enfant. Cela se retrouve dans plusieurs articles. Dans la convention, on va de la protection des très jeunes enfants jusqu’à l’autodétermination. Ce ne sont pas tous les jeunes de moins de 18 ans qui ont un comportement immature et ce ne sont pas toutes les personnes de plus de 18 ans qui se comportent comme des adultes. Le développement est un processus graduel. La convention vise à outiller les jeunes et à les appuyer dans le développement de leur capacité à prendre des décisions. Il s’agit là d’un élément important d’une stratégie efficace sur l’utilisation de la marijuana. Cela soulève des questions à propos de l’âge fixé arbitrairement.
Troisièmement, il y a l’article 24, qui porte sur le droit de vivre dans un milieu sain. Tous les enfants ont le droit de jouir « du meilleur état de santé possible ». La convention met l’accent sur les déterminants de la santé, sur l’information en matière de santé pour outiller les jeunes et sur les soins de santé préventifs et les conseils pour les parents. Cette large perspective sur la santé dans la convention est pertinente pour l’élaboration d’une stratégie efficace pour la jeunesse. Divers outils peuvent être utilisés pour faire respecter le droit à la santé.
Quatrièmement, il y a les articles 6 et 27, qui portent sur le soutien adéquat pour le développement maximal du plein potentiel de l’enfant. La convention ne vise pas des normes minimales pour les enfants, et le développement inclut la culture, l’identité, le développement social et moral, le développement spirituel et les jeux de différents types, qui vont plus loin que le seul développement cognitif. Ce sont les parents qui ont la principale responsabilité, mais les États ont le devoir d’appuyer les parents.
Je vais souligner deux aspects qui sont particulièrement pertinents. Premièrement, des restrictions à court terme sont légitimes afin de favoriser le développement complet, mais elles doivent être justifiées. Deuxièmement, lorsque nous examinons les chiffres à propos des jeunes qui sont susceptibles de développer des dépendances ou qui ont été reconnus coupables d’infractions liées à la drogue, on constate que, pour un grand nombre d’entre eux, les droits de l’article 27 n’ont pas été respectés. Si nous voulons sincèrement prévenir la dépendance à la marijuana, nous devons faire davantage pour que les droits de l’article 27 soient respectés.
Cinquièmement, il y a l’article 2, qui porte sur la protection contre la discrimination. La non-discrimination est étroitement liée à la Charte des droits et libertés. Les pratiques discriminatoires doivent être justifiées, comme c’est le cas en ce qui concerne les droits garantis par la Charte, notamment la discrimination fondée sur l’âge. Cela soulève des questions à propos de certaines dispositions d’application du projet de loi C-45.
Un jeune de 17 ans, par exemple, qui a en sa possession plus de 5 grammes de marijuana s’expose à des sanctions pénales. Avant d’être criminalisé, un jeune de 19 ans peut avoir en sa possession jusqu’à 30 grammes. Les jeunes s’exposent à des sanctions criminelles plus sévères. C’est discriminatoire à première vue. Il faudrait une sérieuse justification.
Dans la pratique, lorsque je songe à l’application des règles proposées dans le cadre d’une fête réunissant des jeunes de 17 et 19 ans qui fument ensemble des joints de marijuana, je pense que, s’il y a une intervention policière, il est fort possible qu’il y ait des contestations judiciaires pour des raisons de discrimination fondée sur l’âge.
Sixièmement, il y a l’article 33, qui porte sur la protection contre l’usage illicite de stupéfiants. La convention fait précisément référence à l’usage de drogues à l’article 33, qui se lit comme suit :
Les États parties prennent toutes les mesures appropriées […] pour protéger les enfants contre l’usage illicite de stupéfiants et de substances psychotropes, tels que les définissent les conventions internationales pertinentes, et pour empêcher que des enfants ne soient utilisés pour la production et le trafic illicites de ces substances.
J’aimerais attirer votre attention sur deux points. Premièrement, les États peuvent prendre toutes les mesures appropriées. Cela signifie qu’ils peuvent adopter toute une gamme d’approches. Deuxièmement, on insiste sur le fait d’empêcher les jeunes de consommer des drogues illicites et d’éviter qu’ils soient impliqués dans le trafic de drogues. Les statistiques au Canada montrent que l’interdiction n’a pas permis d’atteindre ces objectifs. De façon générale, de nombreuses recherches révèlent qu’au lieu de bénéficier de la prétendue guerre contre la drogue, les enfants en sont davantage des victimes. Je n’ai pas le temps aujourd’hui de m’étendre sur ces recherches.
Dans ce contexte, nous consultons les observations générales pour nous guider. Dans l’observation générale sur les droits des adolescents, le Comité des droits de l’enfant fournit des conseils supplémentaires aux États. Ce document comporte trois points.
Premièrement, il précise que les États parties devraient mettre en place des programmes de prévention et de réduction des méfaits, ainsi que des services de traitement des dépendances, fournis sans discrimination et dotés d’un financement suffisant. Deuxièmement, des solutions de rechange aux politiques punitives ou répressives en matière de contrôle des stupéfiants à l’intention des adolescents sont les bienvenues. Troisièmement, les États devraient fournir aux adolescents des renseignements exacts et objectifs fondés sur des preuves scientifiques qui visent à prévenir l’usage de stupéfiants et à en minimiser les effets négatifs.
Mon septième point est le suivant : une stratégie pour les jeunes fondée sur ces éléments serait plus complète que ce qui est prévu actuellement. L’expérience nous a enseigné que l’accès à des services de soutien est essentiel pour les jeunes susceptibles de faire un usage nocif de stupéfiants, tout comme la sensibilisation. Il faudrait se concentrer davantage là-dessus en vue d’atteindre les objectifs déclarés du projet de loi C-45.
Je vais maintenant aborder la question des jeunes et du système de justice pénale. Je vais parler des articles 37, 39 et 40. La détention devrait être une solution de dernier recours et elle devrait être de la durée la plus courte possible. Il faut se concentrer sur les trois R, à savoir la réadaptation, le rétablissement et la réinsertion. C’est dans ces articles que la convention recommande aux États de fixer un âge minimum, préférablement l’âge de 18 ans. Cependant, au Canada, les provinces ont fixé différents âges, et cet âge est parfois aussi bas que 14 ans.
L’usage de stupéfiants est l’un des principaux facteurs qui amènent les jeunes à avoir des démêlés avec le système de justice pénale. Des recherches à l’échelle internationale ont démontré que la criminalisation ou la légalisation n’est pas le facteur qui joue le plus grand rôle dans la décision des jeunes de faire usage de stupéfiants. Toutefois, avoir des démêlés avec le système de justice pénale a définitivement des répercussions négatives sur la santé et le développement des jeunes et un effet négatif disproportionné pour les jeunes qui y sont surreprésentés, comme les Autochtones et les jeunes racialisés.
Selon ce que fera chaque province, le projet de loi C-45 ne mettra pas nécessairement fin à la criminalisation des jeunes. À cet égard, cette mesure législative ne concorde pas avec la convention. Une stratégie fondée sur les droits serait davantage axée sur les effets négatifs d’avoir des démêlés avec le système de justice pénale et ferait en sorte que davantage de ressources soient consacrées à des stratégies de santé publique à l’intention des jeunes qui font un usage néfaste de stupéfiants ou qui sont susceptibles de faire un tel usage.
Je vais terminer avec un commentaire sur les outils fondés sur les droits. Une stratégie qui serait fondée sur la convention aurait recours à d’autres outils pour évaluer les progrès, notamment des cibles pour les résultats mesurables, un suivi des progrès, des rapports et la participation des jeunes, pour connaître entre autres leurs points de vue. Il s’agirait d’une combinaison de lois, de programmes de sensibilisation et de services de soutien pour les jeunes ainsi que pour d’autres intervenants, comme les parents.
Une stratégie pour les jeunes fondée sur la convention ferait en sorte que le fédéralisme fonctionnerait mieux pour les jeunes.
Je serai ravie de donner davantage de détails et de parler d’autres articles de la convention que je n’ai pas pu expliquer par manque de temps.
La présidente : Je vous remercie tous les trois. Vous nous avez donné passablement d’information, et j’ai beaucoup d’intervenants sur ma liste. Je vais d’abord donner la parole au sénateur Massicotte.
Le sénateur Massicotte : Je vous remercie, tous les trois, d’être présents ce matin. Bien entendu, il s’agit d’un sujet important, non seulement pour nous, mais aussi pour l’ensemble des Canadiens. Je vais d’abord formuler un commentaire à l’intention de M. Gélinas-Faucher.
[Français]
Dans votre présentation, vous avez dit clairement que ce n’est pas une formalité qui est proposée. J’accepte cela et je suis entièrement d’accord. C’est un argument sérieux, c’est quelque chose qu’on doit faire consciemment, étant donné que cela touche nos relations internationales. Disons que vous vous mettiez à la place du premier ministre du Canada et que vous aviez le mandat de légiférer sur cet aspect, comme il est proposé. Il y a un enjeu social de grande importance, selon beaucoup de gens, et on doit arriver au point désiré. Mais on va à l’encontre des traités internationaux. Que proposez-vous? Faut-il laisser tomber le projet de loi parce qu’il contrevient aux traités? À ce moment-là, on perd un peu de notre souveraineté. Ou bien, acceptez-vous qu’on aille de l’avant, tout en le gérant le mieux possible? M. Newman a dit clairement qu’il n’y avait pas de solution facile ni de belle solution. Peut-être faut-il choisir le moindre mal. Que faites-vous dans cette situation? Le mandat est d’y arriver. Quelle est la meilleure solution?
M. Gélinas-Faucher : Je répondrai de deux façons. La première façon me permet de faire un commentaire qui peut paraître évident. Je vous parlais des notes de service que j’ai reçues. Il y a une chose qu’il faut mentionner, et c’était dans le discours du Trône et dans la campagne électorale. Dès que le gouvernement est arrivé au pouvoir, une note de service a été adressée au ministère des Affaires étrangères pour le prévenir qu’il y aurait violation de nos obligations internationales, en lui proposant des options. C’est à ce moment-là qu’il aurait fallu prendre des dispositions, et non pas maintenant, alors que le projet de loi est à l’étude au Sénat.
Le sénateur Massicotte : Vous dites qu’on devrait reculer et laisser tomber l’affaire. La perfection n’est pas de ce monde.
M. Gélinas-Faucher : Je suis d’accord avec vous. Je pense que la meilleure solution serait que le gouvernement aille de l’avant avec le projet de loi, puisque c’est son mandat. En parallèle, la meilleure option, selon moi, c’est qu’il fasse une demande au Secrétaire général des Nations Unies, qui, à son tour, l’enverra à l’Organisation mondiale de la Santé, pour étudier le statut du cannabis dans les conventions afin de le déclassifier potentiellement, voire le reclassifier. Selon moi, l’option la moins mauvaise serait d’aller de l’avant, même si on contrevient aux traités, mais en ayant au moins une approche en parallèle qui vise à ce que cette contravention dure le moins longtemps possible. Selon moi, la meilleure option est de requérir la déclassification. C’était l’option qui était privilégiée par le comité du Sénat.
Le sénateur Massicotte : Cela nécessite-t-il le deux tiers des votes pour l’approbation?
M. Gélinas-Faucher : Non, et c’est important de le mentionner. La déclassification est différente de la renégociation d’un traité. Un comité d’experts, à l’Organisation mondiale de la Santé, peut classifier de nouvelles substances. Il peut aussi retirer des drogues du tableau. Le comité mènera une étude et basera sa décision sur la preuve scientifique et également sur la dangerosité potentielle des produits. Il fait ensuite une recommandation à la Commission des stupéfiants qui, elle, doit approuver à une majorité simple si, oui ou non, on accepte la recommandation.
Le sénateur Massicotte : Vous faites aussi référence à l’exemple de la Bolivie. Elle s’est retirée des traités et est revenue tout de suite avec une réserve, mais c’était fondé sur un argument de coutumes religieuses. Des experts nous disent que cette option, permettant de se retirer et de réintégrer immédiatement le traité, mais avec une réserve, ne s’applique que dans des cas similaires. Cela ne s’appliquerait pas dans notre cas, où il s’agit plutôt d’un choix social. Quelle est votre opinion à cet égard?
M. Gélinas-Faucher : Mon collègue en parlait quand il disait que ça pouvait être contre le but et l’objet du traité. Pour ma part, je pense que c’est discutable. Je ne serais pas prêt à dire que ce serait totalement illégal en vertu des conventions. Je crois que c’était la professeure Beauchesne qui faisait observer que la Bolivie avançait l’argument religieux. Je pense que les conventions prévoyaient que les États, lorsqu’ils se joignaient à une convention, pouvaient émettre une réserve afin d’exclure le cannabis pour une période de 25 ans. Si on émet une réserve, même si on a dépassé cette période, est-ce que ça va à l’encontre de l’objet et du but du traité, dans la mesure où le traité lui-même prévoit qu’il peut y avoir des exemptions concernant le cannabis? Encore une fois, c’était peut-être pour des causes sociales ou religieuses, et cetera. Cependant, selon moi, ce serait ouvert au débat.
[Traduction]
Le sénateur Massicotte : Monsieur Newman, j’ai une question à vous poser. Hier, nous avons entendu des témoins. Je ne sais pas si vous avez écouté leur témoignage. Tout le monde semble convenir que, puisqu’il s’agit d’un enjeu très important — et le gouvernement croit de toute évidence que c’est le cas — nous devons aller de l’avant avec cette mesure législative. Il est vrai qu’il est malheureux que nous n’ayons pas pris le temps de planifier et il est vrai que nous n’avons pas l’accord d’autres pays, mais nous devons faire du mieux que nous le pouvons avec les arguments qui ont été invoqués.
Ce qu’ils ont proposé comme argument hier, notamment, c’est la Charte. En d’autres mots, utiliser la Charte pour dire : « Nous sommes tenus de respecter nos obligations en vertu de la Charte, ce qui implique d’aller de l’avant avec cette mesure législative. »
Êtes-vous d’accord? C’est certainement un bon exercice de relation publique parce que nous ne respectons pas le traité, ce qui est un élément important. Il ne faut pas le minimiser, mais la meilleure solution est peut-être d’invoquer la Charte ou d’autres arguments pour, à tout le moins, projeter l’image que nous allons dans la bonne direction, que nous agissons de façon responsable socialement et que nous respectons nos obligations internationales. Qu’en pensez-vous?
M. Newman : Je ne suis pas certain d’être bien placé pour faire des commentaires quant à la meilleure stratégie de relation publique, mais, sur le plan juridique, je dirais simplement que, premièrement, je ne suis pas convaincu que la Charte nous oblige à légaliser le cannabis. Si c’était le cas, on pourrait le faire valoir. En fait, cet argument a été invoqué, mais n’a pas été retenu. Quoi qu’il en soit, invoquer la Charte pour justifier le non-respect du droit international ne tient pas la route.
Certaines parties précises de la convention sont assujetties aux engagements constitutionnels pris au sein des États. Certaines des règles relatives à la preuve et aux poursuites criminelles en vertu de la convention de 1988 peuvent être modifiées, sous réserve des règles constitutionnelles des États, par exemple, mais des dispositions constitutionnelles ne peuvent pas constituer un motif de défense générale contre des violations d’un traité.
[Français]
Le sénateur Massicotte : Monsieur Gélinas-Faucher, il y a quelques années, nous avons eu un problème similaire avec le passage dans le Nord, dans l’Arctique, du point de vue de nos traités. Nous avons pu néanmoins faire connaître à la communauté internationale notre position concernant le passage de bateaux dans l’Arctique.En fin de compte, bon nombre de nos collègues internationaux ont formulé des objections. Ils étaient contre la position du Canada. Finalement, on est arrivé à un consensus selon lequel elle était acceptable. Pourquoi ne pas avoir adopté la même approche avec la marijuana?
M. Gélinas-Faucher : Le consensus s’est formé à la suite de l’adoption de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. Je pense qu’il y a peut-être une différence. Pour l’Organe de contrôle, c’est le cœur même des conventions. Ce n’est pas comme une disposition accessoire qui pourrait être modifiée, c’est le cœur même. Selon l’article 15, on limite le contrôle sauf à des fins médicales et scientifiques. C’est la pierre angulaire. Si on dit que cela peut évoluer, c’est dire que les traités peuvent être renégociés. C’est possible, mais c’est plus difficile à voir dans le contexte des drogues que dans celui de la mer. Plusieurs États appliquent encore la peine de mort, ce qui n’est pas nécessairement positif, mais ça démontre qu’ils ne sont pas nécessairement prêts à aller de l’avant. Alors, je pense que les contextes sont différents à ce point de vue.
[Traduction]
Le sénateur Oh : Je remercie les témoins. Le Canada est signataire de la Convention relative aux droits de l’enfant des Nations Unies. Est-ce que le projet de loi C-45 aura des répercussions sur l’obligation du Canada de protéger les enfants contre des substances néfastes en vertu de la convention? Par exemple, est-ce que la culture et la consommation de cannabis ou de produits dérivés du cannabis devraient être interdites dans certains lieux, notamment des résidences où des enfants peuvent habiter ou peuvent se trouver à proximité?
Mme Vandergrift : Je vous remercie pour cette question. Oui. C’est pour cette raison notamment que nous voulons une évaluation des répercussions sur les droits de l’enfant, c’est-à-dire pour examiner tous ces aspects. L’article 24 porte sur le droit de vivre dans un milieu sain. Cela inclut un milieu sans fumée. C’était l’objectif des lois visant à lutter contre le tabagisme. Je pense que nous devons examiner de près le droit des enfants de grandir dans des milieux sains et nous pencher sur les répercussions de l’usage du cannabis. Ce sont des éléments que nous devons examiner davantage lorsque nous mettons en œuvre n’importe quelle stratégie.
J’ajouterais que nous savons qu’en réalité — et c’est pourquoi il est important d’écouter les jeunes — les lois actuelles n’ont pas nécessairement empêché les enfants de faire usage de stupéfiants. Lorsqu’on parle avec les jeunes, certains vont nous parler des répercussions qu’a sur eux la consommation de drogues de leurs parents. Nous devons tenir compte de cette réalité, que ce soit dans le cadre des lois actuelles ou de la nouvelle loi. C’est pourquoi nous aimerions qu’on mette en place une stratégie plus claire pour les jeunes.
Pour revenir à ce qui a été dit précédemment, je dirais que tout dépend de la loi internationale à laquelle on accorde la priorité.
Le sénateur Oh : Si le projet de loi C-45 est adopté, est-ce que davantage de jeunes qui sont des consommateurs occasionnels deviendront des consommateurs réguliers?
Mme Vandergrift : Comme je l’ai dit, la légalisation ou la criminalisation n’est pas directement liée à la fréquence de consommation — au Canada et ailleurs dans le monde. Ce n’est pas le principal facteur qui intervient dans la décision d’un jeune de consommer de la marijuana.
Actuellement, c’est interdit, mais nous avons l’un des taux de consommation les plus élevés au monde chez les jeunes. L’an dernier, il était de 22 p. 100. Il n’y a pas de lien direct. Les jeunes ne prennent pas nécessairement des décisions en fonction du fait que c’est un acte criminel. D’autres facteurs entrent en jeu. C’est pourquoi il est important d’avoir une vision globale de la question, plutôt que de simplement assumer qu’en modifiant la loi, la réalité des jeunes va changer.
Le sénateur Oh : Par contre, en leur ouvrant la porte, en les encourageant, est-ce qu’on va dans la bonne direction?
Mme Vandergrift : Lorsqu’on parle aux jeunes aujourd’hui, ils nous disent déjà qu’ils reçoivent des messages contradictoires. C’est pourquoi, lorsqu’il s’est penché là-dessus, le Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies a mis l’accent sur la nécessité de fournir des renseignements exacts aux jeunes.
Mardi, il y a eu un colloque à l’Université d’Ottawa dans le cadre duquel nous avons parlé des renseignements inexacts transmis aux jeunes. Il est très important qu’ils obtiennent de bons renseignements pour les aider à prendre des décisions. C’est extrêmement important.
Ils reçoivent actuellement des messages contradictoires. C’est ce qu’ils nous disent.
Le sénateur Oh : Est-ce que d’autres témoins ont des commentaires à formuler?
M. Gélinas-Faucher : Je vais m’abstenir, car ce n’est pas mon domaine d’expertise.
M. Newman : C’est la même chose pour moi.
La sénatrice Bovey : Je vous remercie. J’ai trouvé vos exposés très intéressants. Je comprends qu’il faut adopter un point de vue global et que la sensibilisation et les messages transmis sont importants. Il en va de même dans bien des aspects de la société contemporaine.
Le 11 décembre dernier, quatre auteurs de différents pays ont rédigé un article intitulé « Yes, legalizing marijuana breaks treaties. We can deal with that ». Je vais citer un passage de cet article, si vous me le permettez, et j’aimerais avoir vos commentaires :
Le Canada n’est pas le seul pays à moderniser sa politique sur le cannabis, et il n’est pas le premier non plus. Outre l’Uruguay et huit États américains, de nombreuses administrations locales dans d’autres pays, notamment en Europe, exercent des pressions sur les gouvernements nationaux pour qu’ils emboîtent le pas. Aux Pays-Bas, en octobre 2017, le nouveau gouvernement de coalition a décidé de permettre, à titre expérimental, l’approvisionnement réglementé des cafés…
De son côté, l’Organisation mondiale de la Santé a entrepris un examen de la classification du cannabis en vertu des conventions sur les stupéfiants. La réglementation du cannabis au Canada s’inscrit dans une tendance générale, et il n’y a aucune raison de se précipiter pour se retirer unilatéralement des conventions sur les stupéfiants. Il n’est peut-être pas dans le meilleur intérêt du Canada d’agir unilatéralement; il pourrait être plus avisé d’agir de concert avec des États aux vues similaires.
Dans la conclusion, il est écrit ceci :
Au bout du compte, le Canada devra choisir la voie à suivre en ce qui concerne la réglementation du cannabis et les conventions sur les drogues. Il n’y a toutefois pas lieu de prendre des décisions à la hâte, car le Canada a amplement le temps d’évaluer les options et d’agir au moment opportun.
J’aimerais obtenir votre avis sur cet article. Comme je l’ai dit, il s’agit d’un article rédigé par quatre auteurs de différents pays sur la question.
La présidente : Pour nos dossiers, vous pourriez déposer cet article et nous pourrons le distribuer aux membres du comité.
La sénatrice Bovey : Tout à fait.
M. Gélinas-Faucher : Je dirai, tout d’abord, que je suis d’accord avec la prémisse. Je ne suis pas d’accord toutefois avec le professeur Hoffman, qui a suggéré que le Canada se retire des conventions.
Comme je l’ai dit plus tôt, je pense que nous ne devrions pas nous retirer, et je propose qu’on demande, le plus tôt possible, que le cannabis soit retiré des annexes. On parle d’un examen, mais je préciserais que le comité a annoncé qu’il procéderait à un examen préliminaire, qui est d’ailleurs en cours. Le rapport devrait être publié en juin 2018. Le comité a pris cette initiative à la suite d’une demande présentée par divers groupes. Les États ont le pouvoir de présenter une demande officielle en vertu des conventions. C’est ce dont je parlais. Cela ajouterait du poids à l’examen.
J’accepte la prémisse selon laquelle nous ne devrions pas nous retirer des conventions. Selon moi, nous devrions continuer d’y adhérer. Il y a des éléments importants dans ces conventions, mais en même temps, par souci de conformité, nous devrions demander à ce que cette substance soit retirée des annexes.
En ce qui concerne d’autres pays qui sont dans des situations similaires, je voudrais revenir aux commentaires que j’ai formulés concernant la souplesse. L’Organe international de contrôle des stupéfiants a admis qu’il peut faire preuve de souplesse. Il s’agit là d’un changement d’attitude très important de la part de cet organisme, qui accepte des mesures différentes axées sur la santé. J’ai mentionné le Portugal, à titre d’exemple.
En outre, il est important de reconnaître que les Pays-Bas s’appuient sur une justification légale officielle. Ils peuvent s’appuyer sur l’un des principes fondamentaux de leur système juridique, car ils affirment qu’il existe encore une loi interdisant la possession de cannabis, mais ils ont choisi de ne pas l’appliquer et de ne pas poursuivre en justice. Cela n’en vaut pas la peine. La proportionnalité en ce qui a trait aux poursuites constitue l’un de nos principes fondamentaux de justice. Techniquement, il est possible de faire valoir un raisonnement juridique en vertu des conventions.
Il y a d’autres exemples également, comme les États américains. Nous pourrions en nommer d’autres. Les gouvernements infranationaux, en vertu du droit international, ne sont pas un argument valable, mais sur le plan de la politique, ils contribuent à légitimer la position des États-Unis.
Alors je dirais que le Canada n’est pas le seul pays. Si nous tenons compte de la souplesse et d’autres solutions juridiques, alors, nous pouvons dire que de nombreux États sont dans une meilleure position que le Canada, à l’exception de l’Uruguay. C’est l’autre pays qui fait figure de marginal, je dirais.
La sénatrice Bovey : Avant que les autres témoins répondent, j’aimerais rappeler à tous que, la semaine dernière, nous avons entendu dire que, les États-Unis s’orientent eux aussi vers la légalisation du cannabis. Il y a d’autres pays, alors nous devons tenir compte de cela également. Je me demande si d’autres témoins ont des points de vue différents.
M. Newman : L’idée que le Canada ne devrait pas agir unilatéralement en violation du droit international, mais qu’il devrait plutôt agir de concert avec d’autres pays est valable, compte tenu des engagements du Canada à l’égard du droit international. Si le consensus international évolue au fil du temps, cela créera des options pour le Canada.
L’idée qu’a fait valoir mon collègue de retirer cette substance des annexes des différentes conventions est très judicieuse, car le Canada respecterait les conventions plutôt que de les enfreindre.
Cependant, il faut du temps. La question est donc la suivante : le Canada est-il pressé au point de ne pas respecter ses engagements internationaux et d’agir unilatéralement, ou prendra-t-il le temps de travailler de façon plus multilatérale? Du point de vue du droit international, la deuxième option est clairement la meilleure.
Mme Vandergrift : Je dirais que nous pouvons déterminer à quelle loi internationale nous allons accorder la priorité. C’est plus contraignant sans doute, mais si nous donnons la priorité aux conventions sur les droits de la personne, nous pourrons examiner les approches différentes que les organismes voués aux droits de la personne ont recommandées après s’être penchés sur les répercussions.
Je ne suis pas experte dans tous les domaines des droits de la personne, mais je sais que le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies s’est penché très sérieusement sur la question lorsqu’il a rédigé son observation générale sur les droits des adolescents et il a constaté que le régime actuel va à l’encontre de l’intérêt supérieur de l’enfant.
À quoi allez-vous accorder la priorité? Allez-vous l’accorder à vos obligations d’agir dans l’intérêt supérieur des jeunes en vertu de la Convention relative aux droits de l’enfant?
Il y a actuellement un dialogue international sur le moyen le plus efficace de contrer l’usage de stupéfiants. Je soutiens que les obligations du Canada en ce qui concerne les droits de la personne sont très importantes et il faut les prendre tout aussi au sérieux que les autres obligations. Parfois, les lois contraignantes obtiennent la priorité, mais les droits de la personne sont importants, et nos engagements à l’égard des droits de la personne vous amèneront peut-être à examiner d’autres options et à y donner suite.
M. Gélinas-Faucher : J’aimerais attirer votre attention sur le rapport annuel de l’Organe international de contrôle des stupéfiants qui a été publié en mars dernier pour l’année 2017. J’évoque ce rapport afin de revenir sur la dichotomie qui existe entre le contrôle des stupéfiants et les droits de la personne. En réalité, avec le changement d’attitude dont j’ai parlé à l’OICS, ses derniers rapports révèlent qu’il existe un moyen de concilier la protection des droits de la personne et le contrôle international des stupéfiants. Les traités n’imposent pas une interdiction stricte ni des sanctions pénales à tous ceux qui en ont en leur possession. Il y a donc moyen de concilier tout cela, et le plus récent rapport traite de cette synergie entre les droits de la personne et le contrôle des stupéfiants.
Il faut replacer les choses dans une juste perspective. L’organe reconnaît qu’il y a désormais des approches respectueuses des droits de la personne qui sont conformes aux conventions internationales sur les drogues.
La sénatrice Saint-Germain : Merci à vous trois de nous faire profiter de votre expertise et d’enrichir nos discussions.
[Français]
Ma question s’adresse à Mme Vandergrift. Le projet de loi prévoit que les adultes en possession de plus de 30 grammes de cannabis seront passibles d’une infraction criminelle, mais que pour les moins de 18 ans, l’infraction criminelle sera applicable pour aussi peu que 5 grammes de cannabis.
Si je comprends bien, vous êtes d’avis que cette différenciation pourrait contrevenir aux principes de la Convention relative aux droits de l’enfant. Que pensez-vous du système de sanctions administratives, des contraventions mises en place par les provinces? S’agit-il d’une meilleure politique que la criminalisation des jeunes pour une possession de plus de 5 grammes de cannabis?
[Traduction]
Mme Vandergrift : Comme je l’ai mentionné, toute discrimination fondée en apparence sur l’âge exclusivement — comme 17 ou 19 ans — constitue une forme de discrimination, et cela irait à l’encontre de la convention et de la Charte telle qu’elle a été interprétée dans le contexte de la convention.
Lorsqu’on parle de consommation de drogues, un régime qui prévoit des amendes ou, à notre avis, des mesures de santé publique destinées à éloigner les jeunes du système de justice pénale est conforme à la convention, en ce sens qu’il s’agit d’une approche plus graduelle. On tient compte de l’évolution des capacités des jeunes et des répercussions très négatives de la criminalisation.
Quand je regarde certains règlements adoptés par les provinces, je pense qu’elles essaient d’améliorer, si vous voulez, ce qui est prévu dans le projet de loi, mais le Code criminel a toujours préséance. Elles essaient de le peaufiner alors que vous en êtes toujours saisis.
Il y a encore des jeunes qui vont en prison pour des infractions liées à la drogue et, comme je l’ai dit, l’âge varie d’une province à l’autre. On n’a pas la certitude que cette nouvelle loi ne va pas en accroître le nombre. Nous voulons le réduire, car nous connaissons les impacts négatifs de la criminalisation et nous savons qu’il y a beaucoup d’autres approches plus efficaces que de mettre des jeunes en prison pour consommation de drogues.
Nous savons ce qui est le mieux pour les jeunes qui sont à risque ou qui évoluent vers une consommation abusive.
[Français]
La sénatrice Saint-Germain : Après avoir examiné le projet de loi, avez-vous des recommandations à faire ou des propositions d’amendement qui permettraient à la fois d’assurer une meilleure protection du droit des enfants ou des jeunes et une mise en œuvre qui soit efficace et qui respecte les responsabilités des provinces? Bref, avez-vous pensé à des thèmes ou à des perspectives d’amendement?
[Traduction]
Mme Vandergrift : Il faut notamment éliminer cette discrimination fondée sur l’âge. Il y a plusieurs façons de le faire, et je pense que c’est le comité des affaires juridiques qui en traite, alors j’ai parlé du volet international.
À ce stade-ci, nous estimons qu’une stratégie de mise en œuvre auprès des jeunes devrait s’appuyer sur la convention. Quelle que soit la loi adoptée, je pense que le comité pourrait recommander l’élaboration d’une stratégie qui tient compte de tous les aspects et qui repose sur la convention.
Cela correspond à ce que nous a révélé la recherche. Ce que dit la loi n’est pas la seule chose qui touche les jeunes, et l’éducation à elle seule ne suffit pas; il faut mettre en place des services adéquats. Il faut mettre au point une stratégie de mise en œuvre bien pensée pour les jeunes. Le comité pourrait d’ailleurs en faire la recommandation. Ensuite, on pourrait mettre en place des mécanismes de surveillance et peaufiner les dispositions au fur et à mesure, car on est en quelque sorte en terrain inconnu.
[Français]
La sénatrice Saint-Germain : Ma question s’adresse maintenant à M. Bruno Gélinas-Faucher. Elle concerne l’impact du respect par le Canada de ses obligations internationales en général.
Vous avez bien répondu aux affirmations des représentants d’Affaires mondiales Canada, et il est clair que vos arguments sont d’intérêt juridique. Cependant, il ressort des témoignages entendus, notamment celui de la professeure Beauchesne, que le contexte politique est moins défavorable aujourd’hui qu’il ne l’était il y a 10 ans. Notamment, on sait que les États-Unis préparent l’éventuelle légalisation du cannabis à l’échelle du pays. Selon vous, quelles seraient les conséquences pour le Canada d’une dénonciation de la part de l’Organe de contrôle des stupéfiants?
M. Gélinas-Faucher : Merci beaucoup de cette question qui me permettra d’aborder un élément important qui n’a pas encore été souligné dans les témoignages.
L’Organe international de contrôle des stupéfiants a le mandat de surveiller l’application et la mise en œuvre. J’ajouterais qu’il y a des sanctions prévues dans les conventions que l’organe peut imposer aux États qui ne respectent pas leurs obligations. L’article 14 de la convention de 1961 donne une liste de moyens qui progressent du point de vue de la sévérité et que l’organe peut imposer aux États qui ne respectent pas leurs obligations.
La première chose que l’organe peut faire, c’est entamer un dialogue avec un État qui est en violation du respect de ses obligations. Une deuxième pratique qui s’est développée et que l’organe peut faire si elle constate une violation, c’est qu’elle peut demander de visiter le pays. C’est exactement ce qui s’est passé avec le Canada lorsque le projet de loi a été annoncé : l’organe a fait une visite à l’été 2016. Après la visite, l’organe a fait des recommandations confidentielles et j’ai été quelque peu déçu, car j’aurais aimé savoir quelles étaient ces recommandations.
Madame la présidente a demandé aux représentants d’Affaires mondiales Canada quels étaient leurs engagements. Ils ont répondu qu’ils en étaient à l’étape du dialogue, et une liste de recommandations a été remise à la suite de leur visite.
Ensuite, la convention prévoit que si aucune mesure n’est prise, l’organe peut ensuite porter la question à l’intérêt du Conseil économique et social des Nations Unies ou de la Commission des stupéfiants. Sans qu’il n’y ait de pouvoir décisionnel ou de pouvoir de sanction comme tels, il est simplement porté à l’attention de ces deux comités qu’un État est en violation et n’a pas remédié à la violation après avoir engagé un dialogue.
Le troisième niveau prévu sur le plan juridique, c’est que si rien ne se passe, l’organe peut recommander l’embargo à tous les autres États membres des conventions, de sorte que si un État viole les obligations, on demande aux autres États de ne plus exporter de drogue vers cet État et de ne pas importer de drogue. On a un embargo sur ce pays. C’est un fait juridique. Ces mesures n’ont pas été prises dans le cas de l’Uruguay qui est en situation de violation. C’est ce que qui existe sur papier. Il est important de savoir s’il y a ces mécanismes officiels. Ce n’est pas une question de recommander un embargo aux États. Le Conseil de sécurité ne peut pas l’imposer, il a plutôt le pouvoir de formuler des recommandations.
La sénatrice Saint-Germain : Si je comprends bien, c’est un pouvoir, et non un devoir. C’est à la discrétion de chacun.
M. Gélinas-Faucher : Exact.
[Traduction]
La présidente : Avant de passer au deuxième tour, j’aimerais parler des conventions. Il a surtout été question des trois conventions, de la Convention relative aux droits de l’enfant et des questions liées aux Autochtones. Y a-t-il d’autres conventions sur lesquelles vous vous êtes penchés qui pourraient intervenir ou avoir quelque effet que ce soit du simple fait de l’adoption du projet de loi C-45? Nous savons que la Convention relative aux droits de l’enfant et le projet de loi C-45 auront une incidence sur les enfants.
Nous savons que les Autochtones — je crois que M. Newman a souligné deux éléments — n’ont pas été consultés et aimeraient bien prendre part au processus, mais d’un côté, il y a le commerce, et de l’autre, il y a leurs besoins particuliers, et cetera.
Y a-t-il d’autres conventions internationales dont vous pourriez nous parler ou est-ce que vous vous êtes seulement concentrés sur ces deux conventions? Je m’adresse ici aux deux professeurs.
Mme Vandergrift : Je devrai faire un peu plus de recherche là-dessus, mais sachez que les comités en vertu du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ont examiné les impacts et étudié la question. Le Comité des droits de l’enfant, avant de faire ses observations générales, a examiné de façon approfondie la situation et ce qui était le mieux pour les enfants. D’autres comités l’ont fait également. Toutefois, je n’ai pas ce document avec moi.
M. Gélinas-Faucher : Malheureusement, il n’y a rien d’autre qui me vienne à l’esprit.
M. Newman : Il y en a peut-être d’autres, mais je me suis concentré sur celles-là.
La présidente : D’accord.
Vous avez dit que les recommandations de l’OICS étaient confidentielles, mais le gouvernement les a-t-il reçues? Le savez-vous?
M. Gélinas-Faucher : Dans leur rapport annuel, ils décrivent leurs pratiques. Ils disent que lorsqu’ils visitent un pays, à la suite de ce qui semble être une violation flagrante, ils s’entretiennent avec les gens là-bas et savent que cela s’est réellement passé. Ils communiquent une série de recommandations, qui sont confidentielles, en ce sens qu’elles ne sont pas publiées, mais le gouvernement a certainement pu les obtenir si la pratique habituelle a été suivie. C’est ce qui est indiqué dans le rapport annuel.
La présidente : Est-ce que cela empêche le gouvernement d’en discuter publiquement? Certains dossiers sont confidentiels pour l’organe et pour les pays, et il s’agit d’une discussion interne jusqu’à ce que les deux parties décident d’en faire état publiquement. Savez-vous si c’est la procédure ici, ou si le gouvernement est libre de dire : « Oui, nous avons reçu ces dossiers et nous en traitons? »
M. Gélinas-Faucher : Je pencherais pour la deuxième option. D’après ce que j’ai lu, la confidentialité est dans l’intérêt du pays. On doit lui donner la possibilité de modifier ses pratiques, de rectifier le tir. Si le pays veut rendre ces recommandations publiques, je ne pense pas que l’organe s’y opposerait.
Par contre, je ne suis pas entièrement sûr à ce sujet, mais je serais ravi de me renseigner, si vous le souhaitez.
La présidente : Certains témoins nous ont dit que des États américains allaient de l’avant avec la légalisation ou apportaient des changements à leurs lois sur la marijuana. Je n’ai pas entendu parler du système fédéral et, évidemment, c’est le gouvernement national aux États-Unis qui serait responsable d’un grand nombre de questions frontalières. Je n’ai pas entendu parler de changement à ce niveau-là. Qu’en est-il exactement?
M. Newman : Je ne crois pas qu’un changement ait été apporté jusqu’à maintenant. Je ne sais pas si les observations de la sénatrice Bovey laissaient entendre qu’un changement surviendrait.
Je crois comprendre qu’un conflit permanent existe entre le gouvernement fédéral et les États qui ont pris des mesures pour légaliser la marijuana sur leur territoire, et il y a diverses façons dont la situation pourrait évoluer avec le temps. Bien entendu, une loi fédérale peut empêcher l’application d’une loi étatique. Il y a des mesures que le gouvernement fédéral américain peut prendre, mais il peut décider de ne pas le faire à n’importe quel moment.
La présidente : Madame Vendergrift, vous avez mis l’accent sur la Convention relative aux droits de l’enfant, mais l’un de vous trois pourrait-il examiner le fait que le projet de loi C-45 comporte une disposition sur l’exportation et une disposition sur l’importation, en tant que répercussions possibles ou supplémentaires ou en tant que conséquences imprévues?
Si le Canada décide d’exporter de la marijuana, cela aura-t-il, d’une manière ou d’une autre, une incidence sur les conventions sur le contrôle des drogues? Les définitions des mots « médical » et « scientifique » sont-elles précisées dans les conventions en vigueur au Canada et, par conséquent, ces définitions restreignent-elles le projet de loi C-45, en ce qui concerne le transport de la marijuana à l’extérieur du Canada ou son importation à l’intérieur du Canada? Je parle de l’offre et de la demande.
M. Gélinas-Faucher : Je sais que cette question a été posée précédemment. Personnellement, je n’ai pas examiné cet aspect suffisamment pour me prononcer à ce sujet.
M. Newman : Je n’ai pas un avis détaillé à formuler à cet égard, mais le sous-alinéa 1.a)i) de l’article 3 de la convention de 1988 a assurément trait aux questions d’exportation, et je dirais que les pays doivent limiter toute exportation à ce qui est autorisé en vertu des conventions. Il faudrait analyser soigneusement les définitions du Canada liées au contexte médical et scientifique afin de déterminer si elles respectent entièrement les conventions.
Je ne vais pas prétendre l’avoir fait, mais j’espère que des témoignages seront présentés à cet égard. Sinon, il pourrait y avoir une autre violation des traités.
La présidente : Je vais m’en remettre à vous à cet égard. Si vous examinez la convention de nouveau, il se peut que vous souhaitiez nous fournir quelques commentaires pertinents.
Le sénateur Massicotte : Monsieur Newman, d’après votre exposé, il est très clair que vous auriez souhaité vivement que le gouvernement s’efforce d’éviter de violer les traités. Je suis évidemment d’accord avec vous; il aurait été bien que le gouvernement évite cela. Toutefois, je dirais que, compte tenu de la façon dont la démocratie fonctionne au Canada et des élections qui ont lieu tous les quatre ans, je ne suis pas étonné que, parfois, il ne soit pas possible de planifier des années à l’avance en fonction de ce genre de violation des conventions internationales.
En d’autres termes, je ferais valoir que le gouvernement actuel semble avoir le mandat d’aller de l’avant à cet égard et qu’il semble avoir de bonnes raisons, y compris la protection des droits des jeunes, de le faire de cette manière. Bon nombre de comités de gens influents provenant de nombreux pays ont déclaré qu’il fallait décriminaliser la possession de cannabis parce que sa criminalisation n’était pas dans l’intérêt de la société.
Disons que vous allez de l’avant à cet égard, et vous dites : « Je semble avoir le mandat nécessaire pour le faire, et cela semble être une bonne décision, même si j’enfreins certains droits issus de traités internationaux. » Toutefois, acceptez-vous que, dans ce scénario, il y a un côté négatif, je suppose, et que la population canadienne devrait en être informée? Nous allons à l’encontre de nos obligations internationales.
Ne convenez-vous pas que, dans le contexte actuel, le gouvernement a la responsabilité d’adopter le projet de loi sur la décriminalisation de la marijuana? Acceptez-vous cet argument?
M. Newman : Certes, dans le cas présent, l’interface entre la politique gouvernementale et le droit international est problématique. Les politiques gouvernementales qui sont fondées sur un mandat démocratique jouissent d’un pouvoir en raison de cela.
En même temps, le gouvernement aurait pu, même dans les limites de son mandat, prendre certaines mesures il y a un an, lorsqu’il a reçu des mises en garde à propos de la question des violations des traités et lorsque M. Hoffman et d’autres l’ont averti publiquement à cet égard. Je sais que M. Gélinas-Faucher a également écrit une lettre d’opinion à ce sujet il y a un certain temps de cela.
Je dirais que les gouvernements devraient prendre les mesures nécessaires pour éviter d’enfreindre des traités quand ils le peuvent. Cependant, même dans la position délicate où nous nous trouvons, il serait possible de réduire au minimum la violation des traités en apportant soigneusement des modifications appropriées à la loi. Je ne crois pas qu’il soit déraisonnable de respecter le plus possible le droit international, et non le moins possible.
Le sénateur Massicotte : Je pense que nous partageons cet avis. Toutefois, compte tenu du mandat du gouvernement et de sa lancée, vous ne soutenez sûrement pas que ces violations de traités internationaux sont, à ce point, importantes que le gouvernement devrait faire marche arrière et retirer la mesure législative proposée. Ai-je raison de dire cela?
M. Newman : Il y a différents points de vue à cet égard. En toute honnêteté, je ne me prononcerais pas dans un sens ou dans l’autre. Les gens peuvent avoir différents avis à ce sujet.
Il serait possible de choisir une voie qui, d’une façon ou d’une autre, nous permettrait de chercher à observer le plus possible le droit international en sélectionnant certaines des options exposées, tout en respectant la décision du gouvernement de mettre en œuvre cette politique.
Le sénateur Massicotte : Aidez-moi un peu, car j’ai du mal à saisir vos propos. Disons que le premier ministre déclare que c’est la direction qu’il souhaite prendre — c’est ce qu’il a fait pendant la campagne électorale —, puis qu’il cherche à obtenir l’approbation de la communauté internationale sans dire au public canadien : « Voici le projet de loi que je propose. »
Autrement dit, j’ai du mal à vous suivre. Où le premier ministre obtiendra-t-il le pouvoir et la crédibilité nécessaires pour consulter ses collègues à l’échelle internationale afin de faire avancer ce dossier, alors qu’il n’a pas proposé un projet de loi au public canadien et qu’il n’a pas signalé que c’est la direction que nous devons prendre? À mon avis, le gouvernement montre qu’il prend cette question au sérieux, et je ne vois pas quelle autre mesure il pourrait prendre.
M. Newman : Cet enjeu aurait été jugé sérieux en raison des discussions dont il avait fait l’objet avant les élections. Le public canadien savait que le gouvernement prendrait des mesures à cet égard. Je ne crois pas que le public canadien aurait été étonné si le gouvernement avait commencé par consulter les organismes internationaux avant de déposer le projet de loi au Parlement. Cela aurait pu être une option.
Il est maintenant impossible de renverser le cours du temps. La deuxième option consiste donc à réduire les violations des traités internationaux.
La présidente : Je dirai que nous consultons la ministre. Il s’agit là d’une question politique liée à la façon dont ils sont allés de l’avant, et non une question juridique.
[Français]
Le sénateur Massicotte : Monsieur Gélinas-Faucher, malgré le mandat que l’électorat a confié au gouvernement, croyez-vous que la convention internationale est importante à un point tel que le gouvernement ne devrait pas aller de l’avant avec son projet de loi avant d’obtenir une position plus favorable à l’égard de ces conventions?
M. Gélinas-Faucher : Selon moi, s’il y a un mandat aussi fort, ma suggestion serait d’aller de l’avant et de minimiser les conséquences le plus possible. Un concept que vous pourriez trouver intéressant et que je n’ai pas encore entendu dans les témoignages précédents, c’est le principe qui s’appelle en anglais « principle non-compliance », soit lorsqu’un État reconnaît être en violation, mais demeure quand même actif sur la scène internationale pour tenter de réformer ou de réunir un groupe de gens qui partagent son opinion, comme les quatre chercheurs. Selon moi, ce principe serait la meilleure option. Ce principe relève plutôt des relations internationales que du droit international. Il est difficile pour un juriste de déterminer si c’est bon, même s’il s’agit d’une violation basée sur les principes. Il est sûr que cette option est préférable à celle de ne rien faire ou de ne rien dire.
Si le gouvernement décide d’aller de l’avant, j’aimerais qu’il soumette des propositions. Ce qu’on a entendu du ministère des Affaires mondiales, la semaine dernière, c’est : « We intend to take no action. » J’aurais voulu qu’on nous dise qu’il reconnaît être en violation et qu’il tentera de proposer des amendements dans un proche avenir. Il doit déclasser le cannabis et non mener ces actions pour montrer qu’il est de bonne foi en raison du mandat politique qu’il a reçu, par exemple. C’est ce que je ferais.
[Traduction]
Mme Vandergrift : J’aimerais ajouter à cela une petite histoire.
Dans les années 1990, le Canada a discuté de la possibilité d’adopter des approches de réduction des préjudices pour les jeunes. Des événements de mobilisation ont eu lieu, puis le Canada a fait marche arrière. Il se peut que vous puissiez retrouver des traces de cela.
La présidente : J’aimerais donner suite à ce qui a été dit. Si je vous ai bien compris, monsieur Gélinas-Faucher, le Canada devrait être franc. S’il décide de contrevenir à une convention, il doit dire pourquoi il le fait et quelles seront les conséquences de cette mesure. Si l’on est transparent et responsable au lieu de contrevenir à la convention et d’ignorer le problème, le public sera au courant de la contravention.
Je connais très bien le processus de non-respect de principe. Si vous y avez recours, il faut que vous compreniez que vous modifierez ainsi votre position quant à la façon de conclure des traités internationaux, alors que vous faisiez auparavant partie d’un consensus qui permettait d’établir des normes internationales. Si vous décidez de dire maintenant, d’une manière sélective, que vous vous retirez en raison de l’un de vos principes, vous devez le faire prudemment et présenter les raisons pour lesquelles vous le faites.
M. Gélinas-Faucher : Je pense que vous avez parlé d’être francs et d’expliquer vos motifs, mais vous devez également proposer des mesures concrètes, comme des modifications concrètes. Des gens et des chercheurs disent qu’il est impossible d’apporter un amendement. Le Canada pourrait tenter tout de même de proposer, entre autres, un amendement et les mesures requises pour une demande de report. Je dirais qu’il ne s’agit pas seulement d’être franc à propos des objectifs, mais aussi de prendre des mesures anticipées pour chercher à modifier le régime.
La présidente : Vous dites donc que cela minimise l’effet.
M. Gélinas-Faucher : C’est exact.
La présidente : Je vous remercie infiniment. Nous avons abordé beaucoup de sujets. Notre comité a été chargé d’examiner nos obligations internationales, et il est certain que vous nous avez grandement aidés à les étudier. Étant donné qu’une grande partie de l’attention doit être dirigée vers les jeunes, nous tenons, en particulier, à remercier les témoins qui ont formulé des observations au sujet de la Convention relative aux droits de l’enfant. Vous avez amélioré notre compréhension et, avec un peu de chance, nous produirons un rapport utile qui éclairera le comité principal, c’est-à-dire le Comité des affaires sociales, lequel mettra au point le rapport complet.
Nous vous remercions de vous être joints à nous dans des délais aussi brefs. Cela a été très utile au comité.
(La séance est levée.)