Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule no 61 - Témoignages du 8 mai 2019
OTTAWA, le mercredi 8 mai 2019
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi C-75, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, se réunit aujourd’hui, à 15 h 15, pour étudier ce projet de loi.
Le sénateur Serge Joyal (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président : Bienvenue au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Nous allons poursuivre notre étude du projet de loi C-75, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois.
[Traduction]
J’ai le plaisir d’accueillir cet après-midi, d’abord, Mme Heidi Illingworth. Nous sommes toujours heureux d’écouter vos observations et de tirer parti de votre sagesse et de votre expérience, madame Illingworth, ombudsman fédérale des victimes d’actes criminels. Bienvenue.
[Français]
Nous accueillons aussi M. Bruno Serre, président de l’Association des familles de personnes assassinées ou disparues. Bienvenue, monsieur Serre. Vous êtes accompagné de Mme Nancy Roy, directrice générale. Nous entendrons également à titre personnel Mme Annie Saint-Onge. Bienvenue, madame Saint-Onge.
[Traduction]
Nous allons commencer par Mme Illingworth, ombudsman fédérale des victimes d’actes criminels.
Heidi Illingworth, ombudsman fédérale des victimes d’actes criminels, Bureau de l’ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels : Merci de m’avoir invitée. C’est un honneur de comparaître devant vous pour discuter du projet de loi C-75 et de comparaître avec mes collègues de l’AFPAD ainsi que des survivants de la famille de victimes.
[Français]
Merci, monsieur le président, de m’avoir invitée à comparaître ici aujourd’hui. Le projet de loi C-75 est très important pour les victimes d’actes criminels.
[Traduction]
Je suis devenue ombudsman fédérale des victimes d’actes criminels en octobre 2018. Notre bureau est un organisme indépendant du ministère de la Justice Canada. Nous travaillons avec les victimes, nous acceptons et examinons leurs plaintes, et nous formulons également des recommandations aux ministères et aux ministres fédéraux pour que les victimes soient traitées équitablement et avec respect à l’échelle du gouvernement fédéral et du système de justice pénale.
Plusieurs dispositions du projet de loi C-75 apportent des changements positifs pour les victimes. Je salue surtout les changements proposés concernant la violence par un partenaire intime. Plus précisément, je suis en faveur de l’élargissement de la définition de « partenaire intime » pour y inclure les partenaires amoureux et les anciens partenaires, ainsi que du renversement du fardeau de la preuve pour la mise en liberté sous caution des récidivistes de violence par un partenaire intime, puisque les délinquants qui ont déjà été déclarés coupables d’infractions de violence par un partenaire intime sont souvent considérés comme présentant un risque élevé de violence, ce qui accroît le risque pour leurs victimes.
J’appuie également la proposition d’admettre comme circonstance aggravante aux fins de la détermination de la peine les preuves qu’un délinquant a maltraité son partenaire intime. Ces changements mettent l’accent sur la gravité de la violence par un partenaire intime.
Il est également important de reconnaître en droit que les victimes de violence par un partenaire intime sont plus à risque, comparativement aux autres victimes de violence, de suffocation, d’étouffement et de strangulation. De plus, la strangulation est un facteur de risque important pour le fémicide.
Je crois cependant que le projet de loi peut être renforcé. Par exemple, pour la mise en liberté sous caution, le projet de loi ne prévoit pas de mécanisme qui ferait en sorte que l’on consulte la victime pour déterminer si elle est inquiète pour sa sécurité et qu’on l’informe de son droit de demander une copie de l’ordonnance de mise en liberté sous caution.
À l’heure actuelle, il n’existe aucune obligation légale d’informer les victimes lorsqu’un délinquant est libéré sous caution. Ainsi, une victime qui serait très inquiète pour sa sécurité pourrait ne pas être informée si un accusé est libéré et si des conditions sont appliquées.
Dans le cas de violence par un partenaire intime, le processus de renversement du fardeau de la preuve pour la mise en liberté sous caution devrait également s’appliquer aux personnes accusées, peu importe l’infraction, qu’elles aient déjà été reconnues coupables d’une infraction semblable ou non.
Je m’inquiète de la possibilité que le projet de loi prévoit un reclassement en infraction mixte pour les infractions liées au mariage forcé, à l’enlèvement d’enfants et à certaines infractions liées à la traite de personnes. Ces infractions, commises principalement contre des femmes et des enfants, ne devraient pas être moins préoccupantes. Elles constituent une grave violation des droits de la personne, y compris du droit des femmes et des enfants de vivre sans contrôle coercitif et violence. La gravité de la nature et des torts causés par ces infractions doit être reconnue dans nos lois et nos politiques.
Pour le reste de ma déclaration préliminaire, je vais me concentrer sur certains aspects du projet de loi concernant la suramende compensatoire fédérale.
À la suite de la décision de la Cour suprême qui a annulé la suramende fédérale dans son intégralité dans l’affaire Boudreault, la suramende n’a pas été imposée au moment de la détermination de la peine depuis le 14 décembre 2018. Ainsi, concrètement, les provinces et les territoires ne perçoivent pas ces amendes fédérales.
Ces amendes sont toutefois la source de financement de programmes et services provinciaux et territoriaux essentiels de soutien aux victimes. Nous savons que si une victime a un bon soutien, elle est plus résiliente.
Je crois qu’il est très important d’harmoniser le régime avec la décision dans l’affaire Boudreault tout en veillant à ce que les délinquants soient tenus responsables devant les victimes et la société dans son ensemble. J’ai été très heureuse d’entendre le ministre de la Justice annoncer en comité, le 1er mai, que le gouvernement proposera des amendements au projet de loi C-75 pour y inclure l’application présumée de la suramende, tout en conférant aux juges le pouvoir discrétionnaire de déterminer s’il y a lieu ou non d’imposer la suramende dans les cas où a) elle causerait un préjudice injustifié; ou, b) elle serait disproportionnée par rapport à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité envers le délinquant. Il a également dit que les juges seraient tenus de justifier pourquoi ils n’imposent pas la suramende, le cas échéant.
Comme la suramende sert à financer les services et à tenir les délinquants responsables de leurs actes, il est très important que les juges aient un pouvoir discrétionnaire, mais aussi qu’ils soient obligés de fournir les raisons pour lesquelles la suramende n’est pas imposée. Nous ne voulons pas revenir au statu quo d’autrefois, c’est-à-dire au moment où les juges renonçaient systématiquement à cette pratique sans se pencher sur la situation financière du délinquant. Les contrevenants qui ont la capacité de payer la suramende devraient la payer.
Par ailleurs, permettez-moi de formuler deux recommandations. Premièrement, il faut des lignes directrices très claires sur ce qui constitue un préjudice injustifié. Nous pourrons ainsi nous assurer que toute exemption ou dispense sera appliquée uniformément partout au Canada et seulement dans les cas où une personne est vraiment incapable de payer.
Deuxièmement, j’aimerais qu’il y ait une collecte de données et des rapports rigoureux. Il est impératif que l’application de la suramende compensatoire fédérale fasse l’objet d’une vérification approfondie et régulière. Nous devrions pouvoir en faire une évaluation au fil du temps et nous assurer que le financement généré dans chaque région est proportionnel, tout en gardant à l’esprit que la suramende est perçue et utilisée dans la province ou le territoire où l’infraction a été commise.
Je serai heureuse de répondre à vos questions. Merci.
Le président : Merci beaucoup, madame Illingworth. Très efficace.
[Français]
Monsieur Bruno Serre, veuillez émuler votre collègue, Mme Illingworth.
Bruno Serre, président, Association des familles de personnes assassinées ou disparues : Nous tenons à vous remercier de nous donner l’occasion de vous présenter nos commentaires sur le projet de loi C-75. Mon nom est Bruno Serre, président de l’association. Je suis aussi père de Brigitte, assassinée en 2006. Je suis accompagné de Nancy Roy, directrice générale de l’association. Je vous présenterai notre point de vue, et Mme Roy répondra à des questions plus techniques.
L’Association des familles de personnes assassinées ou disparues (AFPAD) est un organisme sans but lucratif qui intervient dans toutes les régions du Québec. Sa mission principale est de briser l’isolement vécu par les familles des victimes d’homicide et de disparition. Nous comptons plus de 700 membres. Nous tenons particulièrement à présenter cette opinion afin que les législateurs soient interpellés quant au sort des victimes d’actes criminels et de leurs proches, et de donner à ce projet de loi une portée plus large en ce qui concerne la sécurité des victimes qui, malheureusement, est affaiblie par les changements proposés.
Les victimes sont souvent les grandes oubliées. Nous désirons attirer votre attention sur deux points importants. Nous retenons et saluons l’ajout de la notion de partenaire intime. Le renversement du fardeau de la preuve lors d’une demande de remise en liberté provisoire lorsqu’un prévenu est accusé d’une telle infraction introduit un changement majeur; par contre, cette disposition ne s’applique qu’à un récidiviste auparavant condamné pour une infraction perpétrée contre un partenaire intime.
La notion de récidive nous inquiète beaucoup, puisque plusieurs de nos familles se sont vu arracher un proche par assassinat à la suite de violences faites dans un contexte conjugal, mais qui n’étaient pas nécessairement répétitives. Il faut comprendre qu’une situation de violence entre partenaires intimes est délicate et souvent mise sous silence, ce qui devrait pousser les législateurs à une plus grande prudence envers les victimes potentielles et se traduire par un interventionnisme politique et judiciaire plus clair et plus direct. Plusieurs accusés se voient libérés ou reçoivent une absolution inconditionnelle, ce qui rend encore plus vulnérables ses victimes potentielles. Le message de la tolérance zéro contre la violence faite aux femmes doit être plus clair.
Ces mêmes victimes ont pourtant droit à la protection évoquée par la Charte canadienne des victimes; il faudrait donc s’en prévaloir. Le droit à la sécurité et à la sûreté évoqué par la Charte canadienne des droits et libertés, un droit fondamental, devrait être clairement consenti à ces victimes. Il faut retirer la notion de récidive si l’on veut atteindre des objectifs louables de protection des victimes.
Notre deuxième point important est la notion énoncée dans le projet de loi qui vise à moderniser les pratiques et la procédure en matière de remise en liberté provisoire. Le projet de loi C-75 apporte plusieurs modifications qui réorganisent différentes dispositions et modifient certaines procédures afin de favoriser la mise en liberté rapide des inculpés selon les conditions les moins lourdes qui conviennent dans les circonstances.
Permettez-nous d’être offusqués et de ne pas adhérer à ces principes qui ont pour effet de fragiliser la protection des victimes. Pouvez-vous nous désigner un seul prévenu ou accusé qui admettra au juge qu’il n’a pas l’intention de respecter les conditions que ce dernier lui a imposées? La volonté de réduire les délais et d’administrer la justice le plus efficacement possible risque d’occulter la protection des victimes. Le droit accordé dans la Charte aux présumés agresseurs a-t-il préséance sur la protection et la sauvegarde d’une vie et des droits consentis dans les chartes? Avez-vous prévu de protéger davantage ces victimes vulnérables et fragilisées au moyen de cette notion de remise en liberté rapide et la moins contraignante possible? Ces victimes n’ont pas eu de deuxième chance, ne l’oubliez jamais.
La question que je retiens est la suivante : comment comptez-vous protéger toutes ces victimes qui ont peur et qui dénoncent un agresseur qu’on remet vite en liberté dans des conditions les moins sévères et les moins contraignantes possible, à moins qu’il soit un récidiviste? Brigitte Serre, Daphné Boudreault, Cheryl Bau-Tremblay, Gabrielle Dufresne-Élie, Francine Bissonnette, Christine Saint-Onge, Noémie Lavoie, Josiane Arguin, Nathalie Blais, Kim Racine, Ophélie Martin-Cyr et toutes les autres, pensez-vous qu’elles ont eu une deuxième chance? Non, elles ont été assassinées, mais vous ne les avez pas protégées et vous avez donc le pouvoir de mieux les protéger grâce à ces changements législatifs. Comment comptez-vous protéger ces victimes? Leur construire une tour d’ivoire? Il faut avoir le courage des changements législatifs et faire partie du changement face aux nombreuses victimes d’homicide.
En terminant, il est important de sauvegarder la suramende et de ne pas la rendre trop restrictive dans son interprétation de sorte qu’elle devienne inconstitutionnelle. Cette mesure représente la survie de plusieurs programmes d’aide aux victimes et, sans elle, nous sommes voués à disparaître. Nous vous remercions de l’écoute et du temps que vous nous avez accordés.
Le président : Merci, monsieur Serre. Madame Roy, je comprends que vous allez répondre aux questions. À vous maintenant, madame Saint-Onge.
Annie Saint-Onge, à titre personnel : Je me présente, mon nom est Annie Saint-Onge. Je suis la sœur de Christine Saint-Onge, assassinée par son ami de cœur en décembre 2018, au Mexique.
Je vous rappelle les faits. Lors d’un voyage au Mexique en décembre dernier, Pierre Bergeron, l’ami de cœur de ma sœur, est revenu au pays une journée plus tôt que prévu et s’est enlevé la vie dans les Laurentides. Ma sœur n’est jamais revenue comme prévu le 6 décembre, et a été retrouvée sans vie sur le terrain de l’hôtel où ils séjournaient, et ce, près d’une semaine après l’homicide.
Au cours des semaines qui ont suivi ce tragique événement, nous avons appris que M. Bergeron avait des antécédents de violence conjugale. Une ancienne conjointe s’est vidé le cœur dans les médias et a affirmé qu’une plainte pour violence conjugale avait été déposée contre lui à la police. Comme M. Bergeron avait des moyens financiers importants qu’il était une personne très narcissique, il s’est défendu avec l’aide de ses avocats. Il a reçu une absolution inconditionnelle en échange d’un don à un organisme d’aide aux femmes violentées. Mais quelle hypocrisie! Il n’y avait rien au dossier pour voies de fait et utilisation négligente d’une arme. Cette femme a dû se battre pour se faire entendre et récupérer ses biens. Par la suite, il semblerait que M. Bergeron ait fait une requête pour faire annuler ce verdict. Qu’est-ce que cette personne retient dans tout cela? Qu’avec de l’argent, il est facile de s’en sortir.
Quelle impression de notre système de justice cette situation donne-t-elle à notre société et aux victimes actuelles et futures? Si le système de justice prônait la protection des victimes au lieu de donner des sentences bonbon, ma sœur serait probablement toujours en vie aujourd’hui. Notre système de justice place davantage les droits des agresseurs en avant-plan, et ils ont priorité sur les droits des victimes. Ma sœur n’est pas la seule, vous n’avez qu’à regarder les médias. Il n’y a pas une semaine sans qu’un événement de ce genre s’y retrouve, sans compter les cas qui ne sont pas publiés.
Les autorités policières nous ont affirmé que nous étions chanceux dans notre malchance. Nous étions abasourdis! Pourquoi? Parce que le système de justice n’est pas fait pour protéger les victimes, mais plutôt les agresseurs. Le suicide de M. Bergeron nous épargne le processus judiciaire et la douleur de le voir s’en tirer à bon compte.
On nous a dit que le procès pour ce genre de crime est très douloureux pour la victime, puisque c’est elle qui doit démontrer la preuve de ce que l’agresseur a fait. Le procès est un événement traumatique, non seulement parce que la victime doit revivre toutes les émotions liées au drame, mais aussi parce qu’elle doit faire face à la partie adverse dans ses tentatives de la juger et de l’intimider, et de mettre en doute sa crédibilité auprès du juge. C’est un traitement qu’aucune personne ne devrait vivre.
Est-ce que nous avons ce qu’il faut pour inciter les victimes à porter plainte? Je ne crois pas. Accordons-nous assez de soutien, d’appui et de conditions gagnantes aux victimes? Je ne le crois pas. En tant que société, est-ce que nous prônons la protection des victimes? Je ne le crois pas non plus. Dans une société comme la nôtre, est-ce acceptable? Je crois en votre bon jugement pour y répondre.
En conclusion, nous pouvons affirmer que M. Bergeron était une bombe à retardement, et c’est malheureusement ma sœur qui en a payé le prix — vous la voyez sur les photos que j’ai distribuées, en compagnie de ses enfants, qui se sont retrouvés orphelins de mère. Ils sont âgés de 7 ans et 11 ans, et ils vivent avec leur père. C’est totalement inacceptable. En fait, si les lois protégeaient davantage les victimes, je ne serais pas ici pour vous raconter ce tragique événement.
J’espère que mon témoignage, celui de la perte d’une mère précieuse aux yeux de ses enfants, d’une fille, d’une sœur, d’une tante, d’une cousine, d’une amie et d’une collègue, saura vous interpeller, pour faire en sorte que vous, législateurs, ayez le pouvoir de renverser les choses et de faire de la justice ce qu’elle doit être, soit un outil visant à protéger les plus vulnérables et à faire obstacle à ces monstres, ces bombes à retardement. Il est temps que la timidité et la tolérance soient remplacées par des lois qui ont plus de mordant et qui envoient un signal clair que, dans notre société, ces crimes ne sont pas tolérés. Merci.
Le président : Merci beaucoup, madame Saint-Onge. Nul doute que votre témoignage sera reçu et fera l’objet de commentaires et d’échanges avec vous.
C’est Mme la sénatrice Dupuis, vice-présidente du comité, qui ouvrira la discussion cet après-midi.
La sénatrice Dupuis : Merci à vous toutes et tous d’être ici cet après-midi pour nous aider à comprendre la perspective qui est la vôtre, principalement celle des victimes ou celle des familles des victimes de violence. On comprend, d’après les statistiques, que ce sont des familles de femmes qui ont été victimes de violence.
Monsieur Serre, je ne sais pas si vous avez lu dans mes pensées. Vous avez mentionné quatre éléments qui me frappent dans votre témoignage. Pourriez-vous me rappeler ce que vous avez dit concernant la notion de partenaire intime, qui est introduite dans le projet de loi C-75? Quelle est votre position, si votre association en a une, au sujet du partenaire intime? Je serai plus précise dans ma question. Lorsqu’on a rencontré le ministre et qu’il est venu témoigner devant le comité, j’avais souligné une incohérence entre la version anglaise et la version française, selon laquelle l’expression « dating partner » ne désigne pas nécessairement un « partenaire amoureux ». En matière de violence, on peut être très loin d’un partenaire amoureux. Quel partenaire devrait être inclus : le partenaire actuel, l’ancien, l’ex, le récidiviste ou quelqu’un qui n’a pas encore été condamné?
M. Serre : Nous parlons de tous les partenaires intimes, pas des récidivistes. On veut supprimer le mot « récidiviste ». Dans plusieurs cas dont on a connaissance, lorsque les femmes ont été assassinées, ce n’était pas aux mains de récidivistes. On veut qu’un partenaire intime, que ce soit l’ancien ou l’actuel, représente les partenaires intimes et non pas les récidivistes. C’est le conjoint, l’amoureux, l’ami de cœur. Le dating, parfois, peut être régulier, mais nous désirons retirer la notion de récidive pour conserver la notion du partenaire intime comme pouvant désigner tout le monde, pas seulement les récidivistes. Je ne sais pas si Mme Roy aimerait ajouter des commentaires.
Nancy Roy, directrice générale, Association des familles de personnes assassinées ou disparues : Je pense qu’il faut interpréter la loi d’une façon plus large pour inclure toutes les notions qui concernent les femmes, car elles sont souvent victimisées dans une relation. Si on l’interprète de façon trop restrictive, à un moment donné, trop de personnes échappent à la justice. Par contre, si on ajoute la notion de récidive, il ne faudrait pas que ce soit seulement avec le même partenaire, parce qu’on échappe les personnes qui ont eu des comportements dangereux et violents avec d’autres partenaires.
La seule option et la seule interprétation qu’il devrait y avoir, c’est de protéger davantage les femmes, car, souvent, elles n’ont pas eu de deuxième chance, malheureusement. On a récité plus tôt une liste qui comportait une dizaine de noms. Ce sont 10 femmes qui n’ont pas eu de deuxième chance au cours de la dernière année ou des deux dernières années. Ces femmes auraient dû être protégées par notre système de justice. Leurs agresseurs ont souvent donné des signes avant-coureurs. À mon avis, la notion de récidive devrait être retirée dès qu’il y a un danger pour la victime, et les agresseurs devraient être punis plus sévèrement par le système de justice.
La sénatrice Dupuis : J’ai une question complémentaire. Dans tous les cas, et pas seulement dans les cas de récidive, que ce soit une accusation ou une condamnation antérieure pour une agression contre une autre femme que la victime en question... J’aimerais revenir au témoignage de Mme Saint-Onge, qui affirme que nous sommes dans une position qui nous permet de changer les choses. Y a-t-il des dispositifs pour ce qui est des droits des victimes qui auraient dû être insérés au projet de loi C-75 et qui n’y sont pas?
Mme Roy : Il faut arrêter de penser que l’administration de la justice doit renforcer la remise en liberté. Il faut repenser les lois dans un souci de protéger davantage les victimes afin d’éviter que d’autres vies soient fauchées. Quant aux mesures moins contraignantes liées aux conditions de libération, elles sont encore en faveur des droits des agresseurs. On s’est doté d’une Charte canadienne des droits des victimes, mais souvent elle a moins de pouvoirs constitutionnels lorsqu’il s’agit des droits des agresseurs.
Le projet de loi C-75 a soulevé des points qui ont permis d’apporter des changements. Cependant, il faudrait que cela se fasse avec plus de mordant et que ce soit défini plus clairement afin de protéger les victimes.
La sénatrice Dupuis : Pour ce qui est d’avoir le moins d’obstacles possible lorsqu’il est question de la remise en liberté, devrait-on ajouter des précisions, à savoir qu’il est crucial de tenir compte de la sécurité de la victime, entre autres?
Mme Roy : Selon nous, les conditions ne devraient jamais être invoquées pour faciliter la remise en liberté le plus rapidement possible. On applaudit le renversement du fardeau de la preuve. Si les agresseurs doivent prouver qu’ils ne sont pas dangereux, qu’il n’y a pas de notion de dangerosité à leur remise en liberté, il va de soi que cela protège davantage les victimes.
C’est pourquoi on vous a demandé de ne pas adopter des amendements qui favoriseraient en quelque sorte les agresseurs. Il faut s’y prendre autrement en renforçant la sécurité des victimes.
Le sénateur McIntyre : Merci de vos présentations, monsieur Serre et madame Saint-Onge. Je vous offre mes condoléances les plus sincères.
Madame Saint-Onge, dans le cas de votre sœur, nous savons que M. Bergeron avait des antécédents de violence avec ses partenaires précédentes et qu’il a toujours bénéficié d’une absolution inconditionnelle. Sans entrer dans les détails, sans mentionner toutes les personnes impliquées, nous savons que la police était intervenue en 2017 dans le cas de la fillette de Granby, dont la terrible tragédie est survenue la semaine dernière. Nous savons également que la belle-mère a été accusée de voies de fait sur la petite fille. Cette dame a plaidé coupable et s’en est tirée avec une absolution inconditionnelle.
Combien de tragédies semblables auraient pu être évitées?
Je reviens à la question qu’a posée la sénatrice Dupuis à propos d’une demande de remise en liberté provisoire. Dans ce cas, le projet de loi C-75 modifie l’article 515 du Code criminel en introduisant un renversement du fardeau de la preuve lorsqu’un prévenu est accusé d’une infraction contre un partenaire intime et qu’il a été auparavant condamné pour une infraction perpétrée contre un partenaire intime.
Madame Roy, êtes-vous satisfaite de cet amendement? À votre avis, devrait-on aller plus loin, c’est-à-dire que cela ne devrait pas seulement s’appliquer dans un cas où un prévenu a déjà été condamné, mais aussi dès qu’une personne fait face à des chefs d’accusation?
Mme Roy : Il faut repenser les projets de loi pour sauver des vies. La fillette de Granby aurait peut-être pu être sauvée, la sœur de Mme Saint-Onge serait peut-être encore parmi nous si la loi avait été plus sévère. Ces agresseurs n’auraient pas passé entre les mailles de la justice.
Donc, le renversement du fardeau de la preuve est bon, mais il faut éliminer la notion de récidive. Il est inacceptable d’être en mesure de citer, ici aujourd’hui, une quinzaine de noms de jeunes femmes qui sont devenues des victimes au cours des 18 derniers mois. Il n’y a pas que le cas de la fillette de Granby ni celui de Christine Saint-Onge. Plusieurs jeunes femmes ont perdu la vie. Elles n’ont pas eu de deuxième chance. Elles ont été victimes d’agresseurs qui ont réussi à passer entre les mailles du système de justice. Avons-nous les dispositifs nécessaires pour les arrêter immédiatement et les punir immédiatement afin de sauver davantage de victimes?
Le sénateur McIntyre : Ce qui me préoccupe énormément, c’est le renversement du fardeau de la preuve, qui s’applique seulement lorsqu’un accusé a déjà un casier judiciaire. À mon avis, cela devrait s’appliquer dès qu’une agression est commise contre un partenaire intime. À ce moment-là, c’est à l’accusé de répondre.
Le système actuel est difficile, parce que le fardeau de la preuve repose sur la Couronne. Cette dernière doit prouver sa cause hors de tout doute raisonnable. C’est tout un changement qu’on apporte au Code criminel. Merci.
La sénatrice Miville-Dechêne : Merci de votre présence et de vos témoignages très touchants. Cette question de violence faite aux femmes me préoccupe depuis longtemps, particulièrement lorsque cela conduit à un meurtre; c’est le pire qu’on puisse imaginer.
J’aimerais vous entendre sur la question des libérations provisoires. Qu’aimeriez-vous voir dans le projet de loi comme mesures pour assurer une meilleure protection? Remettez-vous en question toute la libération provisoire en tant que telle ou ne pourrions-nous pas l’encadrer plus adéquatement? Nous le savons tous, il n’y a pas de solutions magiques en ce qui a trait à la réhabilitation. Certains disent que le fait de passer trop de temps en prison n’est pas une solution et que cela a trop souvent des effets négatifs. Cet équilibre est difficile à atteindre. Comment entrevoyez-vous ce système? Avez-vous des suggestions à nous proposer afin d’améliorer notre système de protection des victimes ou des victimes potentielles?
Mme Roy : Je suis ici aujourd’hui pour vous parler des victimes et non de réhabilitation, même si cela fait partie du casse-tête pour sauver des vies.
Évidemment, nous sommes en faveur du renversement du fardeau de la preuve, même si cela nous amène à empiéter un peu sur les droits ratifiés par la Charte. Cependant, il y a des vies qui sont en jeu. Il s’agit de circonstances liées à des partenaires intimes, donc c’est tout de même encadré.
Nous sommes tous en faveur de la réintégration des détenus, peut-être, ou de l’application de la détention préventive. Je pense que c’est une notion qui fait souvent peur et qui va à l’encontre des droits consentis par la Charte à l’accusé. Si, en renversant le fardeau de la preuve, on détenait l’agresseur jusqu’à ce qu’il prouve qu’il n’est plus dangereux ou que la vie de ses victimes n’est pas en jeu, on sauverait beaucoup de vies et on arriverait peut-être à rendre la chose moins contraignante en ce qui a trait aux droits de l’agresseur.
La sénatrice Miville-Dechêne : Madame Illingworth, vous avez parlé des mariages forcés. Pouvez-vous nous répéter ce que vous avez dit à ce sujet? Cet argument m’a échappé.
[Traduction]
Mme Illingworth : Je suis préoccupée par le fait que l’on propose le reclassement en infraction mixte d’infractions comme le mariage forcé, l’enlèvement d’enfants et d’autres liées à la traite de personnes.
Mon bureau est d’avis que ces infractions ne devraient pas être considérées comme moins graves. Lorsque l’on procède par déclaration de culpabilité par procédure sommaire plutôt que par mise en accusation, on envoie le message que ces crimes sont potentiellement moins graves. Nous estimons que ces crimes contre les femmes et les enfants sont très graves. Nous devrions le reconnaître dans la loi; peut-être que ce ne sont pas de bonnes infractions pour le reclassement en infraction mixte.
La sénatrice Miville-Dechêne : Nous devrons étudier cette question parce que, de toute évidence, je suis d’avis que le mariage forcé est une infraction grave. Je vous remercie beaucoup.
La sénatrice Dyck : Ma question porte sur la violence par un partenaire intime. J’ai lu récemment un document datant de 2018 sur la violence par un partenaire intime contre les femmes. Il était très percutant. La toute première phrase disait ceci : « La violence conjugale des hommes envers les femmes a été décrite comme l’une des formes les plus universelles et les plus répandues de violence contre les femmes. »
Ma question porte sur la situation des femmes autochtones, car — comme nous le savons — selon les données recueillies au cours des 10 dernières années, les femmes autochtones sont plus susceptibles d’être victimes de violence par un partenaire intime que les femmes non autochtones. Un facteur qui crée de la confusion ici est l’alinéa 718.2e) du Code criminel qui s’applique aux délinquants autochtones et qui incite les tribunaux à adopter des mesures de justice réparatrice. Si l’on tient compte du sous-alinéa 718.2a)(ii) proposé, qui porte sur la violence par un partenaire intime, on peut conclure que l’article sur la violence par un partenaire intime est relégué au second plan. Par conséquent, dans le cas d’un délinquant autochtone, nous favorisons la justice réparatrice plutôt que l’incarcération.
Croyez-vous que le projet de loi devrait remédier à cette situation? Si oui, cette proposition crée différentes catégories de protection, selon que le délinquant est ou non un Autochtone.
Mme Illingworth : Voulez-vous que je réponde?
La sénatrice Dyck : Oui.
Mme Illingworth : C’est certainement un défi pour le système de justice pénale. D’une part, nous disons que nous devons reconnaître qu’il y a une surreprésentation des Autochtones parmi les agresseurs, mais, d’autre part, selon ce que nous voyons, nous constatons également une surreprésentation des femmes autochtones en tant que victimes. Comment pouvons-nous régler ce problème?
Je suis ici pour parler des victimes et de leurs expériences. Nous devons nous assurer d’être très sensibles à la violence faite aux femmes, compte tenu de son omniprésence dans toutes les collectivités du Canada, et nous devons déterminer comment agir rapidement et protéger les femmes et les enfants. À mon avis, cet aspect doit être sur un pied d’égalité avec les besoins du délinquant. Oui, nous devons avoir un processus complet et équitable, mais nous devons aussi tenir compte des torts causés aux femmes et aux enfants... des enfants qui sont témoins de cette violence et qui en sont parfois eux-mêmes victimes.
Il est incroyablement difficile de trouver un équilibre, mais nous devons faire mieux pour ce qui est de reconnaître ce que les victimes ont vécu et le soutien et la protection que nous pouvons leur apporter.
La sénatrice Dyck : Seriez-vous favorable à un amendement qui attirerait en quelque sorte l’attention sur ce dilemme et obligerait les juges à en tenir compte afin que l’article sur la violence par un partenaire intime soit adopté avec force plutôt que d’être atténué?
Mme Illingworth : Je le serais certainement. Je ne sais pas ce qu’en pensent mes collègues, mais je serais d’accord.
La sénatrice Dyck : Quelqu’un d’autre veut-il intervenir?
[Français]
M. Serre : À mon avis, une victime, c’est une victime. Il n’y a pas de couleur, il n’y a pas de religion. C’est une victime. On doit défendre toutes les victimes, qu’elles soient autochtones ou autres. Il faut les défendre. Ces pauvres femmes ont été mises de côté depuis trop longtemps. Il est grand temps que l’on s’occupe d’elles.
Le sénateur Dalphond : Bienvenue au Sénat. Ma question a trait à une référence que l’on retrouve à la page 3 de votre mémoire relativement aux suramendes. Vous mentionnez qu’il est important de conserver la suramende, que cette mesure représente la survie de plusieurs programmes d’aide aux victimes et que, sans elles, vous êtes voués à disparaître. Que représente la suramende comme proportion de vos revenus?
Mme Roy : Je vais me permettre de répondre. La suramende — je n’ai pas les chiffres exacts, mais on pourrait vous les transmettre plus tard — fait partie de plusieurs programmes d’indemnisation, de réparation et de projets, tels que le programme PROCHE qui est offert à l’heure actuelle, un programme d’indemnisation pour les familles qui assistent au procès dans le cas d’un proche assassiné. Sans ces sommes, qui sont directement versées dans nos programmes, la survie de nos organisations, qui sont financées par ces fonds, serait en péril, effectivement.
Je crois donc que la suramende doit exister et qu’on doit continuer de l’interpréter de façon assez large. Je pense que c’est une procédure où on doit tout de même faire confiance au pouvoir discrétionnaire du juge. Elle doit continuer d’exister, parce qu’on l’a rendue inconstitutionnelle par une interprétation qui, malheureusement, a mis en péril tous les programmes d’aide aux victimes d’actes criminels.
Le sénateur Dalphond : Combien cela représente-t-il exactement au chapitre financier?
Mme Illingworth : Je voulais faire un commentaire. Le mémoire de l’Association québécoise Plaidoyer-Victimes indique qu’au Québec, chaque année, la suramende représente environ 11,8 millions de dollars.
[Traduction]
Ce sont 11,8 millions de dollars qui sont générés dans ce fonds, au Québec. Il y a donc dans la province...
Le sénateur Dalphond : Combien avez-vous dit? Huit cent millions de dollars...
Mme Illingworth : Non, 11,8...
Le sénateur Dalphond : Par année.
Mme Illingworth : ... millions de dollars juste pour le Québec. Ce sont les suramendes fédérales qui sont perçues et qui servent à financer des programmes pour les victimes, les survivants, dans la province de Québec. C’est différent dans chaque province et territoire.
[Français]
Le sénateur Dalphond : Dans le cas de votre association, est-il possible de nous indiquer si cela représente 50 ou 80 p. 100 de vos revenus?
Mme Roy : Nous sommes financés par le Bureau d’aide aux victimes d’actes criminels, et ce sont 95 p. 100 de nos revenus annuels qui proviennent du Bureau d’aide aux victimes d’actes criminels.
Le sénateur Dalphond : Donc, il ne s’agit pas des suramendes comme telles. Celles-ci sont versées au Bureau d’aide aux victimes d’actes criminels, qui les redistribue par la suite.
Mme Roy : Exactement.
Le sénateur Dalphond : Vous proposez dans votre document qu’on ne la rende pas trop restrictive. Si je comprends bien votre position, de même que celle de Mme Illingworth, vous êtes d’avis — les deux groupes — qu’il ne faudrait pas rendre trop facile l’exemption du paiement de la suramende. Cependant, il y a des groupes comme Pivot Legal Society, de Vancouver, qui nous demandent de faire en sorte que la discrétion judiciaire soit très grande pour que l’exemption soit facilement accordée en ce qui concerne le paiement de la suramende. Vous dites plutôt le contraire?
Mme Roy : Je pense qu’elle doit continuer d’exister. Je pense que les juges ont la discrétion de ne pas vulnérabiliser davantage des personnes qui correspondent à la définition. Comme disait Mme Illingworth, il ne faut pas les vulnérabiliser. Dans des situations où elles le sont de plus en plus, cela explique pourquoi on a rendu la suramende inconstitutionnelle. Je pense que les juges peuvent savoir que, dans des cas où la suramende ne jouerait pas son rôle — parce qu’elle a un rôle de dédommagement de même qu’un rôle de réparation —, cela ne ferait que victimiser des personnes qui deviendraient de plus en plus vulnérables, et qu’à ce moment-là, elle ne s’appliquerait pas.
Le sénateur Dalphond : Ma dernière question porte sur un autre point. Vous avez mentionné, si je comprends bien votre position, que lorsque des accusations sont portées, souvent par une plaignante, à l’égard d’une infraction qui serait liée à des relations avec un partenaire intime, automatiquement, le fardeau de la preuve devrait être renversé et transmis à l’accusé.
Mme Roy : Oui.
Le sénateur Dalphond : Très bien. Merci.
[Traduction]
La sénatrice Lankin : Avant de passer à quelques questions, permettez-moi de dire, madame Saint-Onge, que je suis de tout cœur avec vous et votre famille, ainsi qu’avec le réseau des autres victimes et des familles. Merci d’être ici.
Pour ce qui est de mes questions, les questions que j’ai posées au comité concernaient pour la plupart la double mise en accusation, le phénomène de la double mise en accusation dans le cas de violence par un partenaire intime. Mes questions se rapportaient directement à ce que vous avez soulevé au sujet du renversement du fardeau de la preuve.
Le ministère de la Justice m’a appris lors de sa comparution que l’un des premiers rapports sur ce phénomène de double mise en accusation remonte à plus de 15 ans, en particulier en ce qui concerne les femmes autochtones. Dans le cadre de mon travail communautaire, j’ai constaté au fil des ans une augmentation du nombre de doubles mises en accusation touchant des femmes des minorités ethniques et des femmes nouvelles immigrantes. Il y a certainement une tendance à la hausse pour ces cas et pour la mobilisation des populations de femmes vulnérables; les chiffres et les statistiques les plus remarquables sont pour les femmes autochtones.
J’aimerais d’abord, madame Illingworth, et tous ceux qui veulent intervenir, que vous repreniez la partie de votre exposé sur le renversement du fardeau de la preuve, son incidence et ce que vous souhaiteriez voir.
La deuxième partie de ma question est plus générale et concerne ce qu’est devenue la pratique policière.
Je pense que bon nombre d’entre nous ont applaudi au début les dispositions sur les accusations obligatoires qui ont été adoptées partout au pays jusqu’à ce que la double mise en accusation devienne de plus en plus répandue.
Encore une fois, d’après ce que nous a dit le ministère de la Justice, de nombreux services de police ont adopté une définition de l’agresseur principal pour la mise en accusation obligatoire, de sorte qu’il ne s’agirait pas nécessairement des deux parties à la relation intime si des contre-allégations étaient portées en fonction des faits. La présomption s’appliquerait à l’agresseur principal.
J’ai l’impression tout d’abord que les politiques policières ne sont pas nécessairement uniformes. Nous n’avons pas encore reçu de statistiques qui nous disent quelle est la situation dans tout le pays, mais une politique est une politique, et une loi est une loi.
Je me demande si vous avez quelque chose à ajouter au sujet de l’inclusion, dans cette disposition, comme l’a demandé la sénatrice Dyck, de la présomption de priorité entre les accusations et les dispositions de justice réparatrice prévues dans la loi. Je me demande si vous avez des commentaires à formuler et, plus précisément, si vous avez des modifications à recommander en ce qui concerne la double mise en accusation et les politiques policières qui deviennent des attentes légales.
Mme Illingworth : J’espère que je me souviendrai de tout.
J’ai certainement dit que le renversement du fardeau de la preuve est une bonne chose. Je pense qu’il attire l’attention sur le problème de la violence par un partenaire intime et sur le fait que les tribunaux doivent la prendre très au sérieux. Or, le problème est que cette mesure ne s’applique que pour les cas où quelqu’un a déjà été accusé.
Nous avons constaté dans le travail de première ligne avec les victimes et les survivants que ce problème n’est souvent pas signalé. Il est rarement dénoncé. Donc, lorsqu’une personne porte plainte, il se peut que ce soit la huitième, la neuvième, la dixième fois qu’elle est victime de violence, mais c’est la première fois qu’elle s’adresse à la police.
À mon avis, il serait plus logique de modifier le projet de loi pour que le tribunal tienne compte du renversement du fardeau de la preuve dans toutes les situations où la police a accusé quelqu’un de violence conjugale.
En ce qui concerne le phénomène de la double mise en accusation, il pose certainement problème. D’après les recherches effectuées par des groupes qui travaillent sur le terrain, je crois comprendre qu’il touche, comme vous le dites, les femmes autochtones, les femmes de couleur et les nouvelles arrivantes. Nous avons beaucoup de travail de sensibilisation à faire auprès des professionnels de la justice pénale qui interviennent dans les cas de violence par un partenaire intime. Il s’agit d’un comportement chronique. Ce n’est pas une réaction dans le feu de l’action où quelqu’un perd le contrôle. Nous devons considérer ce crime comme une situation de pouvoir et de contrôle. Il faut le prendre très au sérieux dans les interventions policières puis, espérons-le, lorsque des accusations sont portées.
Je crois que c’est la Barbara Schlifer Commemorative Clinic qui a recommandé que le Parlement entreprenne une évaluation des conséquences de ce projet de loi sur la double mise en accusation. C’est quelque chose que j’appuierais également, afin que nous puissions déterminer l’ampleur du problème.
La sénatrice Lankin : Monsieur le président, ma question s’adresse à vous. J’aimerais savoir si les greffiers pourraient faire un suivi auprès du ministère de la Justice. Bien que je n’aie pas le compte rendu sous les yeux, je crois avoir demandé des statistiques et des renseignements sur les pratiques policières et l’évolution de cette politique. Je pense que ces renseignements seraient utiles pour le comité avant qu’il passe à l’étude article par article.
Le président : Nous ferons de notre mieux pour obtenir ces renseignements à temps, madame la sénatrice.
La sénatrice Batters : Je tiens tout d’abord à vous remercier tous d’être ici et de votre travail au nom de ces victimes et de vos situations personnelles. Vous rendez un réel hommage à ces gens par votre travail. Je vous en remercie.
Certes, je sais que le renversement du fardeau de la preuve pour la remise en liberté préviendrait des tragédies. Je suis toutefois d’accord avec ceux d’entre vous qui ont dit aujourd’hui que l’on ne devrait pas exiger que l’accusé soit un récidiviste. Je pense au cas de Michelle Lenius, de Regina, en 2003.
Elle était mon adjointe juridique et amie. Son ex-mari l’a violée et agressée, et a menacé de la tuer si elle allait à la police. Malgré ce qu’il lui a dit, elle a été très courageuse et est allée voir les policiers. Son ex-mari a été arrêté et accusé, mais il a été libéré sous caution le lendemain dans le cadre d’une très brève demande de libération sous caution. Deux semaines plus tard, l’ex-mari de Michelle l’a assassinée. C’est ce qui a incité mon mari à se lancer en politique fédérale deux mois plus tard. Il est devenu député et, quatre ans plus tard, lorsque son nom a été pigé pour le dépôt d’un projet de loi d’initiative parlementaire, il a rédigé la loi de Michelle. Et ces mesures auraient permis de régler une situation où un accusé criminel aurait été accusé d’une infraction grave contre la personne. Donc, pour Michelle Lenius, elles lui auraient sauvé la vie.
Comme certains d’entre vous l’ont dit aujourd’hui, l’ex-mari de Michelle n’était pas à ma connaissance un récidiviste, alors elle n’aurait pas eu cette deuxième chance comme c’est souvent le cas dans ce genre de situation. Je vous demanderais, madame Roy, de nous donner plus d’information sur les circonstances communes entre le cas dont je viens de parler et ceux que vous voyez et qui concernent le même type de violence. Et combien de cas de personnes qui ont enfin le courage de s’adresser à la police pour une telle situation et qui, malheureusement, ne sont pas protégées par ce genre de disposition, simplement parce qu’elles n’ont jamais dénoncé leur situation auparavant.
[Français]
Mme Roy : Pour faire suite aux propos de Mme Illingworth, je vous dirais que, souvent, malheureusement, dans des cas de violence entre partenaires intimes, il faut que cela se produise plusieurs fois avant que ces personnes trouvent le courage ou les ressources, même, de dénoncer leur agresseur et qu’elles soient prises en charge par la suite.
Si l’on pense à ce qu’a vécu Christine Saint-Onge, on aurait pu amener ici des dizaines de familles qui ont vécu, au cours des 18 derniers mois, le même genre de situation. Cet homme-là a été un agresseur par le passé et il a été aussi un agresseur pour Christine Saint-Onge. Il est passé entre les mailles du filet, et c’est ce que je veux que vous reteniez aujourd’hui. Malgré le courage de plusieurs femmes qui l’ont dénoncé, il a eu droit à une absolution inconditionnelle. Il a eu le droit de s’en tirer, alors que ces femmes, comme Christine Saint-Onge, n’ont pas eu de deuxième chance.
Les lois doivent maintenant avoir du mordant et contribuer à sauver des vies. C’est ce qu’on vous demande aujourd’hui : soyez courageux, car il faut aller au-delà des droits des agresseurs consentis par la Charte canadienne des droits et libertés et par les droits constitutionnels. Les victimes ont aussi des droits, et il faut maintenant les revendiquer. Je suis ici aujourd’hui au nom de toutes ces femmes qui, au cours des 18 derniers mois — on vous a nommé une dizaine de noms, c’est beaucoup, et seulement au Québec —, auraient pu être sauvées par des lois plus courageuses et plus coercitives.
[Traduction]
La sénatrice Batters : Madame Illingworth, avez-vous quelque chose à ajouter très brièvement? Je sais que nous allons manquer de temps.
Mme Illingworth : Comme Nancy, je dirais que la violence contre les femmes et la violence contre un partenaire intime dans le contexte des relations homosexuelles sont des violations des droits de la personne. Tous les Canadiens ont le droit de vivre sans craindre la violence. Nous devons nous attaquer à ce grave problème qui se produit dans toutes les collectivités du Canada et mettre l’accent sur les droits de la personne des victimes ainsi que ceux des accusés.
Je pense que nous pouvons le faire et que nous pouvons rétablir l’équilibre dans le système. Je crois également que nous pourrons sauver des vies si nous le faisons, si nous accordons la priorité à la sécurité et à la protection des gens qui dénoncent leur situation.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Madame Illingworth, si je comprends bien, votre organisme, le Bureau de l’ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels, est indépendant au sein du ministère de la Justice. J’ai également compris que vous aviez un mandat selon lequel vous pouviez faire des recommandations au ministère de la Justice. D’une part, avez-vous eu l’occasion de faire des recommandations sur le projet de loi C-75 au ministère de la Justice ou vous a-t-on, d’autre part, demandé des recommandations?
[Traduction]
Mme Illingworth : Non, je n’ai pas fait de recommandations officielles à ce sujet. Une partie du travail du bureau consiste à venir témoigner sur divers projets de loi. Si je suis venue ici, c’est en partie pour faire état de préoccupations au sujet du projet de loi, et c’est ce que j’ai essayé de faire aujourd’hui. Mais je comprends ce que vous dites, et nous allons peut-être envoyer une lettre au ministre.
[Français]
La sénatrice Dupuis : J’aimerais vous poser la question suivante puisque vous vous occupez de victimes d’actes criminels en général. Selon votre expérience, si je suis une femme agressée par mon mari plutôt que par mon voisin, y a-t-il plus de chances que mon mari s’en sorte plus facilement que mon voisin? Ou l’inverse? Si mon mari frappe quelqu’un, vaut-il mieux qu’il frappe son voisin plutôt que sa femme? Selon votre expérience du système de justice pénale à l’heure actuelle, qu’en pensez-vous?
[Traduction]
Mme Illingworth : Oui. C’est triste à dire, n’est-ce pas? Il est vrai que dans le contexte des situations familiales, souvent, les professionnels de la justice pénale ne réagissent pas aussi sérieusement qu’ils le devraient. Comme je l’ai déjà dit, c’est vu comme une simple querelle domestique. Nous ne le reconnaissons pas pour ce que c’est : une tendance et un cycle de violence très graves, auxquels les femmes et les enfants ont beaucoup de mal à échapper et dont il faut les protéger.
Oui, il faut sensibiliser les professionnels de la justice pénale aux traumatismes et à la violence subis, y compris les avocats, les procureurs de la Couronne, les juges, les policiers, tous ceux qui travaillent avec des victimes pour faire valoir leurs droits et faire comprendre à tout le monde à quel point c’est important. Les préjudices sont graves. Nous devons intervenir et offrir le soutien nécessaire, et veiller à ce que les gens soient en sécurité et puissent s’en sortir.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Nous sommes en présence non seulement de discrimination envers une femme individuellement, mais ce que vous nous expliquez correspond vraiment à un élément de discrimination systémique à l’égard des femmes au sein du système de justice pénale. Merci beaucoup.
Le président : Avant d’avoir le plaisir de vous remercier au nom de mes collègues, j’aimerais vous soumettre une réflexion.
Avec la multiplication des systèmes de rencontre sur Internet et sur les réseaux sociaux, on sait que, évidemment, les gens racontent ce qu’ils veulent bien raconter et les moyens de vérifier la véracité ou l’authenticité de leurs propos sont très aléatoires. En particulier, dans le cas des récidivistes, ce sont des personnes qui ne se vanteront pas de leur passé et, dans plusieurs cas, comme vous l’avez souligné, s’ils ont eu une libération, ils ne sont pas obligés de le dire, et ils sont même protégés, d’une certaine façon, de ce point de vue.
Est-ce que ce ne serait pas aussi un élément de préoccupation que d’éduquer l’opinion publique sur le besoin de s’informer sur le passé des personnes avant de nouer une relation amoureuse? Comme le disait la sénatrice Dupuis, une relation amoureuse implique une certaine stabilité ou une répétitivité dans le temps. Est-ce que, à partir du moment où l’on songe à développer une relation de ce type avec une autre personne, on ne serait pas avisé de tenter de vérifier le passé de cette personne pour savoir quel risque on peut prendre à partager sa vie avec un individu qui, évidemment, représente un risque réel de violence à l’égard d’une autre personne? Qu’est-ce que vous en pensez?
Mme Saint-Onge : Je comprends parfaitement ce que vous dites en ce qui a trait aux nouvelles façons par lesquelles on peut rencontrer des gens. Dans le cas de ma sœur, cela ne s’est pas fait de cette façon-là. Donc, je pense que oui, c’est important dans le cas des réseaux sociaux, mais ce l’est aussi dans toutes les façons dont on peut rencontrer quelqu’un. Effectivement, s’il était plus facile d’avoir accès à des références, je ne sais pas comment appeler cela, mais des renseignements sur le passé d’une personne pour savoir dans quoi on s’embarque, ce serait utile, car chacun veut se montrer sous son meilleur jour. Et souvent, ces gens-là sont des gens très narcissiques qui ne vont pas nécessairement se remettre en question. Ils se perçoivent comme des gens tout puissants. Donc, oui, je serais d’accord avec ce point-là.
Le président : La réflexion que je fais est qu’il y a une raison, légalement, pour laquelle on veut renverser le fardeau de la preuve dans le projet de loi, et c’est parce qu’il y a un risque plus important que la présomption de non-culpabilité. C’est la raison fondamentale pour laquelle le législateur acceptera de renverser le fardeau de la preuve. À partir du moment où une personne a été reconnue coupable de violence à l’égard d’une autre personne, et ce, de façon répétée, cette personne est devenue un risque, et il devient de responsabilité publique de prévenir ce risque.
Si on procède ainsi dans le cas de la remise en liberté, ne devrait-on pas passer à l’étape suivante et songer également à rendre public ou accessible le fait qu’une personne a déjà été libérée, comme le disait le sénateur McIntyre tantôt, et donc qu’elle a déjà été accusée? Le fait d’avoir été accusé à répétition finit par établir une tendance ou un trait de caractère, à tout le moins, sans nécessairement atteindre l’extrémité que votre sœur a malheureusement vécue, mais qui est néanmoins réelle. Comment gérer le risque que représente cette personne pour avertir autrui qu’il y a un risque à entrer en contact intime avec elle?
Mme Saint-Onge : On a également vu dans les médias récemment que plusieurs femmes avaient rencontré des personnes par l’intermédiaire des médias sociaux et avaient été prises dans cet engrenage. Ces personnes sont toujours vivantes, mais je comprends parfaitement votre point de vue. Je ne sais pas.
Mme Roy : Je pense que si on enlève la notion de récidive, on fera un grand pas dans la protection de ces victimes. Si ces gens n’étaient pas passés entre les mailles du filet en recevant des absolutions inconditionnelles, je pense qu’on aurait déjà protégé les victimes. Je ne crois pas que plusieurs de ces victimes auraient été mieux protégées au moyen d’un registre des agresseurs, parce que bon nombre d’entre eux y auraient échappé. Si on rend les lois applicables immédiatement pour protéger les victimes, je pense qu’on aura déjà fait un grand pas à ce niveau-là.
[Traduction]
Le président : Madame Illingworth, merci beaucoup de contribuer à notre réflexion. Vous êtes toujours la bienvenue, évidemment. Comme l’a laissé entendre Mme Dupuis, vous êtes un agent permanent de changements et d’améliorations à la loi. Nous vous en sommes très reconnaissants.
[Français]
Merci, monsieur Serre et madame Roy. Poursuivez votre travail au nom des victimes, car il est essentiel pour rendre le système de justice plus humain et plus près de ceux qui en subissent les conséquences les plus immédiates, à savoir les victimes. Madame Saint-Onge, vous et votre famille avez tous nos sentiments d’appui et d’amitié pour les événements douloureux que vous avez traversés. Merci d’être venue témoigner; votre témoignage aidera à prévenir d’autres situations telles que celle que vous avez vécue.
Honorables sénateurs, nos prochains témoins doivent comparaître par vidéoconférence, alors nous allons prendre le temps d’établir les communications.
[Traduction]
Mesdames et messieurs, nous reprenons notre étude du projet de loi C-75, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois.
Nous avons le privilège, cet après-midi, d’entendre des témoignages depuis Vancouver. Les témoins ont bien voulu se prêter à la vidéoconférence à partir de la même pièce. Nous leur sommes très reconnaissants de se montrer aussi disponibles.
Je vous les présente : nous accueillons Me Caitlin Shane, avocate-conseil, et Me Naomi Moses, avocat, de la Pivot Legal Society. Bienvenue.
Nous accueillons aussi Mme Hilla Kerner, membre du collectif au Vancouver Rape Relief and Women’s Shelter.
Nous avons aussi avec nous par vidéoconférence Mme Karen Wiebe, directrice générale de la Manitoba Organization for Victims Assistance.
Bonjour, madame Wiebe.
Nous vous voyons tous réunis par la magie de la vidéoconférence.
Caitlin Shane, avocate-conseil à l’interne, Pivot Legal Society : Merci. Bon après-midi, mesdames et messieurs les membres du comité, et merci beaucoup de nous avoir invités à parler aujourd’hui de ce projet de loi très important.
Je m’appelle Caitlin Shane et je suis avocate à la Pivot Legal Society, un organisme de défense des droits de la personne établi dans le Downtown Eastside de Vancouver. Je suis accompagnée de Me Moses, qui est avocat chez Rosenberg Law et membre du conseil d’administration de Pivot.
Nous avons l’intention de limiter notre exposé d’aujourd’hui aux dispositions concernant la suramende compensatoire prévue au paragraphe 737(1) du Code criminel.
Bien que nous appuyions les modifications proposées et les fonds discrétionnaires pour les victimes en général, nous vous exhortons aujourd’hui à envisager de recommander une clause d’amnistie pour les personnes qui ne peuvent pas payer les suramendes imposées en vertu de la loi actuelle.
En 2018, Pivot a comparu devant la Cour suprême du Canada à titre d’intervenant dans l’affaire R. c. Boudreault. Dans nos observations, nous faisions valoir que, pour nos clients, une suramende compensatoire obligatoire équivalait à une peine cruelle et inusitée et allait donc à l’encontre de l’article 12 de la Charte. La majorité de nos clients vivent dans un état d’extrême précarité financière et ils sont considérés comme des criminels invétérés, souvent pour s’être adonnés à des activités qu’ils mènent pour survivre, comme la consommation de drogues illicites, le travail du sexe entre adultes consentants ou le non-respect de conditions de mise en liberté impossibles à tenir.
En raison de tous ces facteurs, les clients de Pivot sont accablés de façon disproportionnée par une suramende obligatoire à laquelle les juges n’ont pas le pouvoir discrétionnaire de les soustraire, malgré leurs circonstances particulières.
Par exemple, la plupart de nos clients reçoivent le paiement d’assistance accordé par la Colombie-Britannique, un montant dérisoire de 385 $ par mois. Dans leur cas, une suramende de 100 $ représente aisément plus du quart du revenu mensuel moyen, ce qui laisse très peu d’argent pour la nourriture, les vêtements et autres nécessités.
Les clients incapables de payer l’amende — et je dirais que c’est le cas de la majorité — sont alors assujettis aux mécanismes civils provinciaux d’application de la loi. En Colombie-Britannique, cela veut dire que les versements de la sécurité sociale peuvent être suspendus et que les comptes bancaires peuvent être saisis.
Quant aux personnes qui ne paient pas du tout — encore là souvent des clients de la Pivot Legal Society —, elles risquent d’être traitées à tout jamais comme des hors-la-loi, une menace qui met leur santé et leur sécurité en danger et qui les pousse à s’enfoncer encore davantage dans la clandestinité.
Je cède la parole à Me Moses, qui va vous parler de notre recommandation au comité aujourd’hui.
Merci.
Naomi Moses, avocat, Pivot Legal Society : Dans l’affaire Boudreault dont ma collègue vient de parler, la Cour suprême du Canada a accepté les arguments de l’appelant et a statué que la suramende obligatoire était une peine cruelle et inusitée. Par conséquent, nous vous exhortons à recommander l’adoption des modifications proposées afin que les juges aient de nouveau le pouvoir discrétionnaire d’annuler la suramende lorsqu’ils jugent bon de le faire, en particulier dans les cas où elle causerait un préjudice injustifié.
À notre avis, toutefois, le projet de loi C-75 ne va pas assez loin, car il ne règle pas le problème des gens qui n’arrivent pas à payer leurs suramendes en souffrance.
Nous exhortons donc le comité à recommander une disposition qui aurait deux effets. Le premier serait d’annuler immédiatement les amendes impayées pour toute personne ayant déjà demandé une prolongation du délai de paiement. Le deuxième serait de permettre aux autres de demander une exemption permanente par une démarche accessible, gratuite et libre d’obstacles infranchissables.
Les clients de Pivot et les autres personnes à faible revenu ne devraient pas être punis indéfiniment en vertu d’une loi inconstitutionnelle. Si le comité doit aborder sérieusement une situation dont la Cour a reconnu qu’elle viole les droits garantis par la Charte, il doit recommander l’amnistie pour ceux qui traînent un passif d’amendes impayées et injustes.
Sinon, des gens de partout au Canada seront condamnés à vivre une situation intenable : subir encore et encore une peine que la Cour suprême du Canada a pourtant reconnue comme cruelle et inusitée.
Merci de nous donner la parole aujourd’hui. Nous serons heureux de répondre à vos questions.
Le président : Merci.
Hilla Kerner, membre du collectif, Vancouver Rape Relief and Women’s Shelter : Je suis heureuse de pouvoir m’adresser à vous aujourd’hui. Je vais parler de certaines dispositions concernant la violence exercée par un homme contre une femme dans le contexte familial, qu’on appelle aussi la violence domestique, et des enquêtes préliminaires relatives aux procès pour agression sexuelle.
Soixante-quatre femmes ont été tuées au Canada en 2017 par leur partenaire masculin actuel ou par leur ex. Depuis le début de cette année, 188 femmes ont appelé leur maison de transition pour trouver un refuge pour elles-mêmes et leurs enfants.
Nous savons, de par notre propre travail en première ligne, que des hommes peuvent être très dangereux dès le début de la relation [inaudible] et tout aussi dangereux une fois que les femmes les ont quittés. C’est pourquoi nous appuyons la définition élargie de partenaire intime, qui comprend l’époux, le conjoint [inaudible] ou le partenaire amoureux, actuels ou anciens.
Les hommes savent qu’ils peuvent battre et violer les femmes en toute impunité. Le nombre relativement faible d’hommes qui sont accusés des violences qu’ils commettent est l’exception qui confirme la règle. Trop souvent, même les hommes qui font face à des accusations et à des condamnations sont tellement convaincus d’avoir un droit sur le corps des femmes qu’ils finissent par s’en prendre à elles à nouveau.
Par conséquent, nous appuyons les dispositions qui obligent les tribunaux à tenir compte des accusations de violence contre un partenaire intime lorsqu’ils déterminent s’il convient de relâcher l’accusé ou d’imposer des conditions de liberté sous caution, et une disposition qui renverse le fardeau de la preuve lors d’une demande de remise en liberté provisoire pour un prévenu accusé de violence contre un partenaire intime, s’il a déjà été condamné pour une telle infraction.
Nous intervenons auprès de centaines de femmes victimes d’agression sexuelle chaque année. Certaines choisissent de signaler l’agression à la police. Même si elles ont à leurs côtés des militantes féministes comme nous, il est très rare que leur cause aboutisse devant les tribunaux et que le violeur subisse un procès.
Selon Statistique Canada, la plupart des cas signalés à la police ne se rendent jamais devant les tribunaux. Je dois souligner qu’en Colombie-Britannique, la probabilité est plus faible que dans la plupart des provinces, parce que la Couronne a reçu instruction de ne présenter que des causes qui ont une bonne chance d’entraîner une condamnation.
Dans les très rares causes qui se rendent jusqu’au procès, nous avons encore des enquêtes préliminaires...
Le président : M’entendez-vous? Il y a des coupures de son, mais on continue quand même.
Mme Kerner : Dans les très rares causes qui se rendent jusqu’au procès, nous avons vu comment la défense de l’accusé pouvait se servir des enquêtes préliminaires, non pas pour déterminer si la preuve était suffisante, mais pour décourager les plaignantes en étirant la procédure et en menant des contre-interrogatoires brutaux. Par conséquent, nous appuyons sans réserve les modifications proposées dans le projet de loi C-75 qui limitent le recours aux enquêtes préliminaires aux cas d’adultes accusés d’une infraction passible d’emprisonnement à perpétuité.
Ce projet de loi a été présenté sous la direction de Jody Wilson-Raybould lorsqu’elle était ministre de la Justice et procureure générale du Canada. Nous connaissons Jody. L’immeuble où nous exploitons notre centre d’aide aux victimes de viol et notre maison de transition se trouve dans sa circonscription. Nous lui sommes reconnaissantes d’avoir présenté des mesures législatives qui vont rendre la justice pénale plus ouverte aux causes des femmes victimes de violence masculine et plus apte à tenir les hommes violents responsables de leurs actes.
Toutefois, les réformes du droit à elles seules ne suffiront pas. Il faut une transformation complète à tous les paliers du système de justice pénale. Il faut une surveillance civile des enquêtes policières sur les cas d’agression sexuelle qui fasse appel à des militantes féministes de première ligne. Il faut un examen ouvert et continu qui ne serve pas simplement à classer des agressions sexuelles sous différents codes, mais qui rétablisse la conduite des enquêtes et le dépôt des accusations appropriées.
Si la Couronne décide de ne pas porter d’accusations ou de surseoir aux accusations dans des cas de violence faite aux femmes par des hommes, qu’il s’agisse d’agression sexuelle, de violence conjugale ou d’exploitation sexuelle, nous voulons que ces décisions soient rendues publiques.
Enfin, nous voulons une véritable application du principe de la publicité de la justice, un concept fondamental en démocratie qui permet au public de demander des comptes aux juges. Il faut que tous les jugements rendus dans les procès pour agression sexuelle, oraux et écrits, soient transcrits pour être affichés en ligne et soumis à l’examen du public. Seules la transparence et la responsabilisation pourront transformer la façon dont le système de justice pénale traite la violence faite aux femmes. Ce n’est qu’en tenant responsables un nombre suffisant d’hommes violents que nous créerons une culture qui dissuadera tous les hommes de faire du mal aux femmes. Merci.
Le président : Merci beaucoup de votre exposé.
Nous allons maintenant au Manitoba. Nous entendrons Mme Karen Wiebe, de la Manitoba Organization for Victims Assistance. Nous vous écoutons, madame Wiebe.
Karen Wiebe, directrice générale, Manitoba Organization for Victims Assistance : Je remercie le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles de m’accueillir aujourd’hui.
Je m’adresse à vous en tant que mère d’un enfant assassiné et en tant que personne ayant subi un traumatisme supplémentaire en s’en remettant à un système qui se soucie bien peu des victimes.
Si beaucoup de gens voient la justice pénale comme un système visant à gérer ceux qui sont accusés de crimes et ceux qui sont déclarés coupables de crimes, je la vois quant à moi dans une perspective beaucoup plus large. Le traitement des accusés et des délinquants n’est qu’une partie du travail de la justice pénale. L’autre partie concerne les besoins et les droits des victimes dont la vie a été complètement bouleversée en raison de choix faits par d’autres personnes qu’elles.
Certes, il y a eu des améliorations depuis quelques années, mais dans un système qui se voit toujours comme axé sur les délinquants, ces améliorations ne vont pas assez loin pour aider les victimes, ou les gens comme moi qu’on laisse souvent se débrouiller tout seuls pour peu qu’ils en soient capables. Lorsque j’ai étudié les modifications proposées par le projet de loi C-75, j’ai été frappée de voir combien si peu d’entre elles, même avec quelques améliorations, reconnaissent les besoins et les droits des victimes, et encore moins y font quoi que ce soit.
Malheureusement, on dirait qu’il faut avoir vécu l’épreuve de perdre quelqu’un à la suite d’un meurtre pour comprendre l’immensité des besoins des victimes d’expériences aussi horribles. Ces besoins sont certainement tout aussi importants que ceux des délinquants. En fait, je dirai qu’ils sont plus importants que les besoins des délinquants et qu’ils devraient être considérés comme tels.
Malheureusement, il n’en est rien. Les victimes ont été et continuent d’être négligées par un système qui ne semble se soucier que des délinquants. C’est ainsi que des gens partout au pays sombrent dans le désespoir parce qu’ils sont sans ressources pour se remettre des actes commis contre leurs proches.
Je parle en tant que mère d’un enfant assassiné, mais aussi en tant que directrice générale d’un organisme qui regroupe des familles victimes d’homicide et en tant que militante pour les droits des victimes et des familles de victimes du Manitoba, mais aussi de l’ensemble du Canada.
En ce qui concerne le projet de loi C-75, j’ai lu les notes sur les modifications qu’il propose et j’aurais des commentaires sur plusieurs d’entre elles.
Je voudrais parler de celle concernant la mise en liberté sous caution et le principe de retenue proposé pour que la police et les tribunaux s’assurent que la libération à la première occasion prend le pas sur la détention.
La question de la sécurité est d’une importance capitale pour les familles des victimes d’homicide. Ces familles n’ont aucun pouvoir sur les décisions des tribunaux, mais ces décisions ont une incidence sur l’existence même d’une victime.
De nombreuses familles ne se sentent pas en sécurité après le meurtre d’un être cher. En fait, souvent, les personnes qui ont perdu un être cher par homicide ne sont même pas capables de se rendre dans des endroits qui ressemblent à ceux où cet être cher s’est fait enlever la vie. Imaginez-vous conduire ou marcher le long d’un chemin où l’être aimé a rendu son dernier souffle, souvent de manière violente, aux mains d’une autre personne.
La question de la sécurité est encore plus urgente en ce qui concerne un accusé. On n’imagine pas qu’une personne accusée d’homicide puisse jamais être libérée sous caution ou même en faire la demande. On se trompe. Même des personnes accusées de meurtre au premier degré ont été libérées sous caution. Dans mon propre cas, un juge appelé à se prononcer sur la détention provisoire de trois des tueurs de mon fils leur a demandé pourquoi leurs avocats n’avaient pas demandé pour eux la mise en liberté sous caution.
Dans le cas d’un homicide, il arrive que l’accusé demande et obtienne la mise en liberté sous caution. Dans chacune des causes dont j’ai eu connaissance, une fois l’affaire entendue, l’accusé a été reconnu coupable de meurtre au premier ou au deuxième degré. Et la famille de la victime? On l’abandonne à sa peur, à son inquiétude, à son insécurité et à son impuissance.
Cette modification, en particulier, porte sur les besoins et les désirs et, oui, sur les droits de l’accusé. Elle ne dit rien des besoins, des désirs et des droits de la victime.
Il est impératif de clarifier la question de la mise en liberté sous caution. Ceux qui ont été accusés de meurtre au premier ou au deuxième degré doivent être détenus sans possibilité de libération sous caution pour que les familles et le public puissent avoir la moindre confiance en la justice.
Je comprends la nécessité de faire respecter les droits des citoyens du Canada, garantis par notre déclaration des droits, mais avec cette modification, on ne règle que la moitié du problème parce qu’on ne protège pas les droits des victimes. Tant qu’on ne le fera pas, on n’arrivera jamais à redresser le tort causé.
En ce qui concerne la violence entre partenaires intimes, je suis préoccupée par la question des récidivistes. À l’heure actuelle, les actes de violence entre partenaires intimes et de violence domestique sont le plus souvent passés sous silence, et ne sont donc pas sanctionnés comme ils devraient l’être. Dans le cas où un délinquant s’est vu accorder une deuxième chance, ou qu’une plainte a été déposée, mais qu’aucun casier judiciaire n’en est résulté, lorsque cela se reproduit — parce que nous savons tous que cela se reproduira —, il n’y a rien pour prouver l’existence d’un problème antérieur. Cela veut dire que la fois suivante où un agresseur passe à l’acte et que ses actes antérieurs ne sont consignés nulle part, il peut plus facilement obtenir une mise en liberté sous caution.
Cette modification n’apporte aucun soutien aux victimes. Si une personne est victime de violence domestique, les chances de récidive sont extrêmement élevées. Les victimes ont besoin de savoir qu’il n’y a aucun moyen d’échapper à l’inscription dans un dossier judiciaire des cas de violence domestique et, par conséquent, qu’on ne peut aisément faire peser sur elles la menace que leur agresseur soit automatiquement libéré en vertu d’un principe qui favorise la mise en liberté sous caution à la première occasion.
La violence exercée par un partenaire intime doit toujours être considérée comme une infraction grave et toujours être traitée comme telle.
En ce qui concerne la modification de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, il faut des mesures plus rigoureuses pour tenir les jeunes responsables des crimes graves comme l’homicide. De nombreuses familles de victimes d’homicide trouvent qu’on accorde beaucoup de valeur à la vie des jeunes contrevenants, alors que la vie de leurs proches ne pèse pas lourd dans la balance. C’est ainsi qu’une peine de sept ans, par exemple, en vient à compenser pour toute une vie perdue.
Il est malheureux dans notre société que de plus en plus de jeunes soient amenés à utiliser des armes. Beaucoup de jeunes portent des couteaux en tout temps. Lorsqu’on leur demande pourquoi et ce qu’ils comptent faire avec un couteau, ils répondent qu’ils en ont besoin pour se protéger.
Récemment, j’ai assisté aux procès de deux jeunes qui en avaient tué d’autres parce qu’ils avaient sorti des couteaux dans une bagarre à coups de poing. La dévastation qui s’ensuit pour toutes les familles touchées est bouleversante et implacable.
Les peines infligées? Pour l’un, c’était la détention à domicile en attente de son procès et, après avoir été déclaré coupable d’homicide involontaire, une année de mise sous surveillance; pour l’autre, l’incarcération jusqu’à son procès, puis une libération complète à la faveur de la comptabilisation de son temps passé en détention. Comme prix à payer pour avoir tué quelqu’un, c’est scandaleux.
Cela a certainement contribué à une perte de confiance dans le système de justice au Canada. Comment se peut-il qu’enlever une vie ait si peu de conséquences? À l’heure actuelle, parmi les gangs, un meurtre est considéré comme un insigne d’honneur.
En fait, je ne préconise pas qu’on allonge le temps de détention. Toutefois, je dis que si un jeune est assez violent pour tuer, sa mise sous surveillance doit durer plus d’un an ou deux.
Il faut reconnaître le terrible bouleversement et la perte subis par la famille de la victime. Il n’est pas nécessaire que les peines infligées à ces délinquants violents soient plus sévères, mais il faut à tout le moins que la période de surveillance soit longue, au moins cinq ans plus longue.
En ce qui concerne la reclassification des infractions, je sais que les modifications visent à créer des infractions mixtes. Sur ce point, les victimes sont très préoccupées et troublées par le fait que des délinquants seront probablement traités de façon plus sommaire, qu’il est possible, par exemple, qu’un échantillon d’ADN ne soit pas prélevé sur un délinquant ayant commis un crime très grave, comme un enlèvement.
Pour que les victimes puissent commencer à retrouver un sentiment de sécurité après un crime si horrible et même pour que le public se sente en sécurité, il est crucial que des échantillons d’ADN soient prélevés sur les auteurs de tels crimes. En fait, le public s’attend à ce que des échantillons d’ADN soient prélevés sur tous les délinquants et il serait très surpris et consterné de savoir que ce n’est pas le cas.
De plus, en ce qui concerne la création d’infractions mixtes, il y a trop de dossiers d’infraction grave qui pourraient très bien passer à la compétence provinciale, mais qui nécessitent un éventail de mesures de soutien qui ne sont pas nécessairement offertes au niveau provincial.
Quant aux infractions comme la manipulation de restes humains, l’entrave à la justice, l’obtention d’avantages de la traite de personnes, l’incendie criminel et la violation des conditions de détention ou de surveillance de longue durée, il s’agit d’infractions suffisamment graves pour tomber sous le coup de la loi fédérale et donc relever du système pénal fédéral.
Il ne faut jamais supposer que les infractions que je viens de mentionner ne font pas de victimes ou qu’elles sont sans grande importance. Elles doivent au contraire être traitées avec le sérieux correspondant à leur gravité.
Dans le cas qui me touche personnellement, deux personnes ont été accusées d’entrave à la justice et, du fait de leur faux témoignage, l’un des meurtriers de mon fils a été acquitté. Pour nous, c’est une nouvelle victimisation, surtout parce que ces deux individus, actuellement en attente de libération conditionnelle, avouent leurs mensonges, qui ont permis au meurtrier de s’en tirer. Malheureusement, il n’y a pas de reprise de procès pour homicide, et le meurtrier reste en liberté.
Il y a plusieurs autres domaines où les infractions mixtes pourraient entraîner le non-prélèvement d’ADN. Cependant, j’aimerais faire une observation et attirer votre attention sur une question quelque peu différente.
Dans les dossiers de…
Le président : Excusez-moi, madame Wiebe, puis-je vous demander de conclure? Les honorables sénateurs veulent poser des questions. Si vous pouviez terminer en 30 secondes, ce serait utile.
Mme Wiebe : J’ai presque terminé.
J’ai presque terminé. Dans les dossiers d’homicide involontaire, il faut savoir distinguer les infractions graves. À l’heure actuelle, les accusations de meurtre au premier et au deuxième degré sont parfois négociées à la baisse en échange d’un plaidoyer d’homicide involontaire. Dans les affaires d’homicide involontaire, la durée de la peine infligée aux délinquants est réduite d’une fois et demie le temps passé en détention avant le procès.
Une personne qu’on pourrait accuser de meurtre au premier ou au deuxième degré peut obtenir, par négociation de plaidoyer, une accusation moindre et, dans plus d’un cas — j’en connais au moins un —, le meurtrier, ayant déjà purgé sa peine, a été libéré le jour même où il a été condamné.
Nous devons faire la distinction entre les différents dossiers d’homicide involontaire de façon à ce que ceux qui résultent d’une négociation de plaidoyer ne soient pas confondus avec les vrais cas d’homicide involontaire, où le délinquant est responsable d’une mort accidentelle.
Je vais conclure là-dessus. Dans le document explicatif de la modification, on lit :
Les principes fondamentaux de la détermination de la peine continuent de s’appliquer de façon à ce que les peines infligées soient toujours proportionnelles à la gravité de l’infraction commise, notamment les répercussions sur la victime et le degré de culpabilité morale du contrevenant. Le fait d’ériger des actes criminels en infractions mixtes ne reflète pas la gravité de l’infraction, mais reflète le degré de gravité de l’infraction qui a été perpétrée, compte tenu de l’ensemble des circonstances.
Un homicide demeure un homicide, peu importe la façon dont les tribunaux traitent le dossier. Le cas qui fait l’objet d’une négociation de plaidoyer n’est pas pour autant moins grave que s’il avait donné lieu à une accusation de meurtre au premier ou au deuxième degré.
Voilà ce que j’avais à dire. Je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de m’adresser à vous aujourd’hui.
Le président : Merci beaucoup, madame Wiebe, de votre exposé exhaustif et de votre analyse du projet de loi C-75.
J’invite maintenant la vice-présidente du comité, la sénatrice Dupuis, à entamer la période de questions.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Bonjour et merci de vous être rendus disponibles pour participer à cette discussion concernant le projet de loi C-75.
Ma première question s’adresse à Mme Kerner. Vous avez très bien présenté un certain nombre d’éléments que vous appuyez dans le projet de loi C-75. Cependant, j’aimerais revenir sur ce que vous avez dit.
[Traduction]
Vous avez dit qu’il fallait une transformation complète du système de justice pénale.
[Français]
J’aimerais que vous précisiez les moyens à prendre qui feront en sorte que les droits des femmes qui sont clientes de votre refuge soient mieux respectés au sein du système de justice pénale.
[Traduction]
Mme Kerner : Je pense que la question du catalogage non fondé de cas a beaucoup retenu l’attention des médias ces deux ou trois dernières années et que certains projets de loi assez récents en font mention. De ce fait, nous constatons que la police, plutôt que de déclarer des dossiers non fondés, tend maintenant à les fermer pour cause d’insuffisance de preuves. Cela n’augmente pas le nombre de cas qui donnent lieu à une enquête approfondie et qui aboutissent à des accusations.
Les embûches se présentent donc très tôt. Nous avons encore affaire à des agents de police qui essaient d’expliquer à une femme — qui porte plainte pour la première fois, souvent après avoir fait appel à nous — que, comme il s’agit d’un cas de « la parole de l’un contre celle de l’autre », il est peu probable que les tribunaux en soient saisis. Il y a les questions sur le consentement. Il y a les vieilles questions sexistes traditionnelles : « Pourquoi n’avez-vous rien fait? » Le fait demeure que beaucoup de femmes sont découragées très tôt dans leurs démarches.
Arrivent ensuite les cas où la police recommande de porter des accusations et, dans l’ensemble du pays, la moitié de ces cas — et la police, dans certaines provinces, est habilitée à intenter des poursuites — n’auront pas de suite.
Je crois qu’au bout du compte la Couronne décide d’intenter des poursuites dans environ 25 p. 100 des cas, mais elle n’a pas l’obligation de dire au public pourquoi elle décide de ne pas porter d’accusations de violence sexuelle ou de violence familiale.
Puis, il y a des juges partout au pays qui, malheureusement, sont très ignorants. L’arrêt de la Cour supérieure de l’Alberta qui a annulé l’acquittement de Bradley Barton dans le meurtre de Cindy Gladue est frappant. Combien de juges au pays ne connaissent pas bien le droit relatif aux agressions sexuelles, l’interprétation du consentement? Ils donnent au jury des directives qui avaient cours il y a 20 ou 25 ans. Le problème, pour le public, c’est qu’il n’a pas accès à ces jugements. Dans la plupart des provinces, les dossiers des affaires d’agression sexuelle entendues par les tribunaux provinciaux et la cour d’appel ne sont pas publics. Nous voulons que ces jugements soient transparents de sorte que le public puisse prendre connaissance du travail d’un juge et lui demander des comptes.
Auparavant, nous comptions sur la présence des médias grand public en cour, mais ces médias sont en déclin. Même à Vancouver, le principal journal n’a qu’un seul journaliste qui nous demande parfois ce qui se passe. Il n’y a plus de médias qui exercent ce rôle. Il nous incombe donc à tous, au public, de lire ces jugements afin d’être en mesure de critiquer les juges.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Je comprends très bien l’explication que vous nous donnez, parce qu’elle correspond à celle qu’on a entendue de la part d’autres groupes qui représentent les femmes et, plus particulièrement, des femmes victimes de violence conjugale.
Diriez-vous que non seulement il y a discrimination à l’endroit de chacune des femmes qui est aux prises avec ce type de conduite, mais qu’il y a aussi un élément de discrimination systémique dans l’ensemble du système de justice pénale?
[Traduction]
Mme Kerner : Tout à fait. Je pense que nous vivons encore dans un monde où naître femme, c’est appartenir à la classe opprimée. La façon dont nous sommes traitées et notre inégalité devant la loi lorsque nous sommes victimes de violence masculine sont certainement le reflet du système patriarcal sexiste systémique et des sociétés qui y travaillent.
La sénatrice Lankin : Merci à vous tous de comparaître devant nous aujourd’hui.
Madame Wiebe, vous avez couvert énormément de terrain. Je vous en suis reconnaissante. Je vais prendre le temps de lire la transcription de vos observations afin de pouvoir peser le pour et le contre. Je ne pouvais pas tout absorber et je n’arrivais pas à tout prendre en note.
Mes premières questions s’adressent à Mme Kerner et à Me Moses.
Si vous me le permettez, tout d’abord, madame Kerner, en ce qui concerne les questions que vous avez soulevées, certaines d’entre elles trouveraient naturellement leur place parmi les modifications que le comité étudie. Certaines de vos observations sont beaucoup plus vastes. Le comité a aussi la possibilité d’annexer des observations au rapport qu’il remettra à la Chambre des communes. Je vous inviterais, si vous avez soulevé des questions particulières qui, selon vous, mériteraient que nous les étudiions en tant qu’observations, à nous en faire part sans tarder, puisque nous passerons dès la semaine prochaine à l’examen article par article du projet de loi.
Il y a un domaine qui m’intéresse beaucoup. J’ai étudié le phénomène des accusations doubles lorsque la police arrive et qu’elle entend des allégations d’agression sexuelle ou de violence entre conjoints. Dans ces cas où c’est « la parole de l’un contre celle de l’autre », comme vous le dites, les contre-allégations de violence ont parfois mené à des accusations doubles. La Barbara Schlifer Commemorative Clinic a recommandé au gouvernement de faire une évaluation de l’incidence de cette tendance continue et croissante à la double accusation.
C’est un phénomène qui m’est présent à l’esprit quand je discute avec mes collègues des observations qui nous sont faites. J’aimerais savoir ce que vous en pensez.
Maître Moses, j’aimerais vous parler dans la perspective de votre organisme, Pivot. J’ai été heureuse d’entendre vos arguments au sujet des suramendes compensatoires et je les comprends, mais je veux savoir si ce phénomène des doubles accusations s’est produit dans la communauté que vous représentez. Le comité de la justice nous a informés que cela a été observé il y a au moins 15 ans dans le cas des femmes autochtones.
Comme je l’ai déjà dit, dans le cadre de mon travail communautaire, j’ai constaté que la tendance se maintenait en ce qui concerne les nouvelles arrivantes, les femmes noires et les femmes de couleur en général. Est-ce une tendance qui touche également les partenaires de même sexe dans l’ensemble de la communauté LGBTQ et, en particulier, parmi les membres ou les clients de Pivot?
Mme Kerner : Je vous remercie, madame la sénatrice. La tendance aux accusations doubles est un contrecoup de la position prise par les militantes féministes, qui disent à la police qu’elle ne peut pas se contenter de se rendre dans un lieu où des actes de violence ou des menaces ont été signalés et s’en aller sans rien faire. À cela, la réaction de la police consiste souvent à arrêter les deux parties, ou même seulement la femme, en se fondant sur ce que l’homme dit, mais sans se pencher sur le rapport de force ou la situation de fait, que peut indiquer, entre autres, la présence d’ecchymoses ou de marques sur le corps de la femme.
Les policiers sont très prompts à faire sortir la femme en l’incitant à se rendre dans une maison de transition et pour cela, à procéder à son arrestation. Ils ne comprennent rien à la violence masculine que subissent les femmes.
Avant de céder la parole à Me Moses, je tiens également à dire qu’il y a certainement hypercriminalisation des femmes dans le quartier Downtown Eastside de Vancouver, des femmes réclamant la défense de leurs droits, des femmes autochtones, des toxicomanes et des prostituées. Elles sont hypercriminalisées dans tout ce qu’elles font, qu’il s’agisse de larcins commis par pauvreté ou de tentatives de se défendre contre le vol ou les clients.
Ces communautés et ces femmes marginalisées sont certainement punies à répétition par le système de justice pénale, comme en fait foi le taux élevé d’incarcération des femmes, surtout de femmes autochtones, de femmes de couleur et indigentes. Il y a des preuves vraiment frappantes de cela.
Me Moses : Les gens que représente Pivot, surtout dans le quartier Downtown Eastside, nous ont dit que la double accusation est un problème, surtout pour les femmes autochtones. Il y a un centre de défense des droits dans ce quartier, le Downtown Eastside Women’s Centre, qui a récemment publié un rapport intitulé Red Women Rising. Il possède des données exhaustives sur cette question qui montrent que, dans bien des cas, les femmes qui appellent la police ou qui se trouvent sur les lieux d’un incident où elles ont été agressées ou blessées risquent d’être des femmes pratiquant le métier du sexe consensuel entre adultes.
Dans ces situations, plutôt que d’accuser la personne qui est manifestement l’auteur de la violence, ce sont les femmes elles-mêmes qu’on accuse. C’est particulièrement le cas des femmes autochtones du quartier Downtown Eastside.
Le sénateur Dalphond : Ma première question porte sur la suramende compensatoire. Dans votre exposé, vous avez parlé du fait que, pour les pauvres qui écopent d’une amende, même si le montant ne semble pas bien élevé aux yeux de certaines personnes, c’est difficile pour eux parce que 100 $ sur un revenu mensuel de 350 $, c’est beaucoup.
Êtes-vous en train de dire que nous devrions assouplir les exigences pour suspendre la suramende compensatoire? Je ne sais pas si vous avez écouté les témoins précédents, mais certains groupes estiment que ces suramendes sont importantes parce qu’elles financent leurs activités, et il s’agit de groupes qui représentent des victimes.
Préconisez-vous que nous assouplissions le processus de détermination de la suramende compensatoire ou que nous le conservions tel qu’il est?
Mme Shane : Je vous remercie de votre question. Je dirais que nous sommes en faveur du financement des programmes d’aide aux victimes, mais le fait est que des gens comme nos clients sont incapables de payer cette suramende compensatoire. Pour dire les choses crûment, c’est un peu comme tirer du sang d’une pierre. La personne ne peut pas payer et, par conséquent, l’argent ne parvient pas à ces fonds d’aide.
L’autre conséquence involontaire de la nature obligatoire de la suramende compensatoire sous le régime de la loi actuelle, c’est qu’elle victimise, en fait, des gens qui sont déjà engagés dans une lutte quotidienne simplement pour joindre les deux bouts et éviter la criminalisation constante qui résulte de la consommation de drogues, du travail du sexe ou de la vie dans un camping de fortune, faute d’un logement, en pleine crise des opioïdes.
Ces gens subissent des pressions intenses que cette éventualité vient réellement exacerber, si bien que le projet de loi, ironiquement, crée de nouvelles victimes.
En fait, nous soutenons que les juges devraient avoir le pouvoir discrétionnaire de prendre cette décision en fonction de la situation du défendeur. À l’heure actuelle, bien entendu, les juges ne peuvent pas le faire. Ce que nous voyons constamment en Colombie-Britannique, ce sont des juges qui imposent une peine d’emprisonnement au lieu de la suramende compensatoire parce qu’ils savent bien que les gens ne pourront pas la payer. Ils sont conscients des répercussions néfastes et dangereuses que cette suramende peut avoir sur une personne, qu’elle réussisse à la payer malgré ses faibles moyens ou qu’elle n’y réussisse pas, avec pour résultat qu’elle sera surveillée de très près et menacée d’arrestation à tout moment.
Nous préconisons de redonner aux juges ce pouvoir discrétionnaire et nous pensons que les modifications proposées le permettront.
Le sénateur Dalphond : La modification proposée par le gouvernement le permettrait, selon vous?
Mme Shane : Oui, de redonner aux juges le pouvoir discrétionnaire de suspendre la suramende compensatoire dans le…
Le sénateur Dalphond : Pour se sentir à l’aise avec la modification prévue dans le projet de loi C-75?
Mme Shane : Oui.
Le sénateur Dalphond : Ma prochaine question porte sur les enquêtes préliminaires et elle concerne le Vancouver Rape Relief and Women’s Shelter. Vous parlez dans votre mémoire du fait que vous avez une grande expérience de l’accompagnement des femmes devant les tribunaux pour les enquêtes préliminaires. Pouvez-vous nous en parler un peu? D’après votre expérience — je ne sais pas combien de dossiers cela représente, une dizaine, une centaine peut-être, mais vous pouvez peut-être me le dire —, dans combien de cas l’enquête préliminaire a-t-elle été la fin du processus, ou s’agit-il seulement d’une étape dans un processus qui aboutit tôt ou tard à un procès. Dans ce dernier cas, n’est-ce pas, la plaignante doit subir l’interrogatoire et livrer son témoignage deux fois plutôt qu’une fois?
Mme Kerner : Précisément. Nous n’avons pas beaucoup de dossiers parce qu’il y en a peu qui se rendent jusque devant les tribunaux. L’année dernière a été un peu miraculeuse. Nous avons eu deux affaires qui ont abouti à des condamnations. La première portait sur une histoire d’agressions sexuelles contre trois sœurs à Williams Lake, qui a d’ailleurs fait l’objet d’un documentaire qu’on peut maintenant voir au festival du film. L’autre portait sur deux cas distincts de viol par le même homme, ce qui fait aussi partie du problème. En effet, la Couronne a davantage tendance à porter des accusations lorsqu’il y a plus d’une victime. Dans deux cas parmi les plus récents, il a fallu attendre deux ans à peu près entre le dépôt des accusations et l’enquête préliminaire et deux années encore pour en arriver au procès. Les avocats de la défense ne cessent de demander et d’obtenir des reports de date, ce qui a pour effet de mettre en suspens la vie des victimes pendant des années. Ensuite, dans le cas le plus récent — mais c’est du déjà-vu, la Couronne étant tellement prudente dans les dossiers d’agression sexuelle qu’elle accepte de prendre en main —, l’enquête préliminaire n’a été qu’une étape et les deux affaires ont abouti à un procès et, dans l’affaire des viols, à des condamnations.
L’examen approfondi de la présélection n’a pas été un moyen utile pour prévenir le procès. Ce n’était qu’un autre processus lourd. Malheureusement, il y a eu pas mal de situations où la défense, à l’enquête préliminaire, traite la victime de façon telle que celle-ci décide qu’elle ne peut pas poursuivre, ce qui met fin au processus. La Couronne garde espoir, mais la conduite de la défense, conjuguée à la façon dont elle tente d’utiliser le processus pour décourager et discréditer activement et brutalement les victimes est regrettable, tout comme l’est l’ignorance des juges. Je sais que le projet de loi C-337 est à l’étude; j’espère pouvoir en parler longuement le moment venu. Cependant, ces facteurs ont un effet dévastateur sur la capacité des femmes de survivre à ce processus et de se rendre jusqu’au procès.
La sénatrice Miville-Dechêne : Ma question s’adresse à Mme Kerner. En vous écoutant, je me disais qu’au Québec, dans la foulée du mouvement #MoiAussi, des policiers ont décidé de passer en revue certaines plaintes pour agression sexuelle pour voir si elles avaient été bien prises en compte. Il y a donc eu des progrès, mais vous n’en avez pas fait état dans votre déclaration préliminaire.
Que se passe-t-il en Colombie-Britannique? La situation est-elle très différente? Vous disiez qu’il y a très peu de cas. Au Québec, il y a beaucoup de problèmes, mais il y a de l’espoir. Je n’ai pas perçu beaucoup d’espoir dans vos propos. Ce n’est pas tant une question qu’une affirmation. La question serait sans doute la suivante : comment peut-on inclure la notion de violence faite aux femmes dans le projet de loi C-75, alors que le mot « femmes » ne figure même pas dans le texte? On utilise plutôt l’expression « partenaire intime ».
Mme Kerner : J’ai deux choses à dire. Ce n’est pas que je n’ai pas d’espoir. Je suis une activiste. Je suis obligée d’entretenir un espoir. Cependant, tous les cas positifs que nous voyons dans le système de justice pénale sont le fait de policiers — du Service de police de Vancouver ou de la GRC — qui sont allés plus loin que ce qu’on attendait d’eux, faisant tout en leur pouvoir pour que ces cas fassent l’objet d’un procès. J’en dirais autant des procureurs de la Couronne. On ne peut pas compter là-dessus. Nous ne pouvons pas dépendre de personnes — policiers et procureurs de la Couronne — qui dépassent les attentes en matière de devoir et de diligence raisonnable. Pour que les changements soient systémiques, il faut une attention et un engagement de la part de ceux qui sont à la tête du système.
L’absence du mot « femmes » me fait dire que c’est là un autre obstacle dans la lutte contre la violence en général et contre la violence faite aux femmes. Je ne dis pas que seules les femmes sont victimes de la violence masculine. Nous savons que des hommes, des enfants et des transgenres le sont aussi en raison du pouvoir que possèdent les hommes dans notre société. J’appuierai et j’applaudirai tout effort visant à ramener l’analyse féministe au cœur de la loi et du système, car si nous voyons la violence sexuelle et la violence masculine en milieu familial comme des phénomènes individuels, nous n’arriverons pas à transformer nos sociétés dans lesquelles les femmes continuent d’être opprimées par les hommes.
À mon avis, vous soulevez un point très intéressant et très utile. J’espère que vous utiliserez votre pouvoir dans le milieu où vous êtes. Je vais utiliser mon propre pouvoir afin d’imposer une amélioration de la terminologie, par le haut et par le bas, parce que cela suppose d’intégrer une analyse très importante qui nous rapprochera du changement social.
Le président : Merci beaucoup, madame Kerner, d’être venue témoigner au nom du Vancouver Rape Relief and Women’s Shelter. Merci beaucoup à vous aussi, madame Shane et maître Moses, d’avoir témoigné au nom de la Pivot Legal Society. Nous vous sommes reconnaissants pour le travail que vous faites au nom de tous les Canadiens, car aider les groupes autochtones, racialisés et défavorisés est une responsabilité nationale. Nous vous sommes redevables d’avoir pris l’initiative d’aller dans cette voie et d’illustrer ce qu’a dit Mme Kerner : il y a de l’espoir que le système s’améliore dans une mesure considérable.
Madame Wiebe, merci beaucoup pour votre exposé réfléchi et exhaustif. Voilà qui nous sera très utile dans nos délibérations au sujet du projet de loi C-75 au cours des prochains jours. Merci à tous. Nous espérons avoir l’occasion de vous entendre de nouveau dans un proche avenir. Mille mercis.
J’invite maintenant Dan Christmas et Arnold Viersen à prendre place à la table, tandis que nous établissons la communication avec Mme Marion Buller, commissaire en chef de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, qui comparaîtra par vidéoconférence.
[Français]
Chers collègues, nous accueillons notre troisième groupe de témoins afin de poursuivre notre étude de cet après-midi.
[Traduction]
Il est question du projet de loi C-75, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois. Au cours de la présente session, nous aurons le privilège d’entendre les représentants du Groupe parlementaire multipartite pour combattre l’esclavage moderne et la traite des personnes, soit Dan Christmas, coprésident — vous l’aurez reconnu — et M. Arnold Viersen, député et coprésident. Bienvenue au Sénat.
Monsieur Viersen, s’il s’agit de votre première expérience, vous pourrez raconter à vos collègues de l’autre chambre comment les choses se déroulent au Sénat.
À la table se trouve aussi Mme Qajaq Robinson, commissaire de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.
Nous entendrons le témoignage par vidéoconférence de Mme Marion Buller, commissaire en chef de l’enquête nationale. Nous sommes en train de nous assurer que la communication est bien établie. Bienvenue, madame Buller. Nous nous réjouissons de votre présence parmi nous aujourd’hui.
J’allais donner la parole à notre collègue du Sénat en premier, mais à tout seigneur, tout honneur, comme on dit. Nous allons commencer par Mme Buller, qui s’exprime au nom de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.
Madame, vous avez la parole.
Marion Buller, commissaire en chef, Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées : Monsieur le président, sénatrices et sénateurs, merci beaucoup. C’est un réel plaisir d’être parmi vous aujourd’hui, ne serait-ce qu’en vidéoconférence.
Au nom des commissaires Audette et Eyolfson, je vous exprime notre reconnaissance pour l’occasion que vous nous donnez de vous présenter nos observations au sujet du projet de loi C-75. Comme vous le savez sans doute, l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées est chargée de faire enquête sur les causes systémiques de toutes les formes de violence, y compris la violence sexuelle, envers les femmes et les filles autochtones du pays. Nous avons la tâche de formuler des recommandations pour mettre fin à cette violence systémique.
Je signale que nous déposerons notre rapport final auprès de tous les gouvernements au début de juin. Nous sommes en train de le produire; il sera bientôt prêt. Je ne peux pas vous révéler beaucoup de secrets d’alcôve aujourd’hui, mais je vous ferai volontiers part des propos que nous avons entendus. À la fin de mon exposé, je demanderai à ma collègue, la commissaire Robinson, de formuler à son tour des observations et de mentionner les éléments que j’aurai omis.
Monsieur le président, sénatrices et sénateurs, j’aimerais commencer par formuler des observations à l’appui du projet de loi, lequel tend à soutenir la sécurité des femmes et des filles autochtones ainsi que des personnes bispirituelles.
Tout d’abord, en ce qui concerne les infractions punissables par procédure sommaire, la prolongation du délai de prescription de 6 à 12 mois aura deux conséquences importantes. Premièrement, on disposera de plus de temps pour mener à bien les enquêtes policières, pour obtenir des déclarations, surtout de la part des témoins spontanés et des plaignants. La police aura aussi plus de temps pour recueillir des preuves matérielles, des preuves solides sur lesquelles les accusations pourront être fondées.
Voilà qui, en théorie du moins, peut réduire le nombre de dossiers fermés par manque de fondement ou de preuves. Cela pourrait avoir pour effet de réduire la frustration que ressentent les plaignantes, puisque la police est tenue d’effectuer une enquête approfondie et de préparer un dossier pour le tribunal. De plus, la sécurité des femmes, des filles et des personnes 2SLGBTQQIA autochtones s’en trouvera accrue, car les dossiers solides, soutenus par des preuves tangibles étayant les accusations, seront portés devant les tribunaux.
Deuxièmement, la mesure est très utile parce qu’elle donne plus de temps aux plaignantes. Partout au pays, des plaignantes nous ont dit avoir retiré leur plainte ou avoir décidé de ne pas collaborer avec la police parce qu’elles ne disposaient d’aucun endroit sûr où aller. Elles dépendaient de l’accusé pour leur logement ou leur argent. Celles qui n’avaient pas de logement et pas de revenu craignaient aussi que la protection de l’enfance leur retire leurs enfants.
En prolongeant la période jusqu’à 12 mois, on donnera aux plaignantes le temps d’obtenir des conseils juridiques, de parler aux services aux victimes — s’il y en a dans leur région —, de trouver un refuge et une source de revenus pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille afin de cesser de dépendre du partenaire violent.
Monsieur le président, sénatrices et sénateurs, en théorie donc, dans l’état actuel des choses, la prolongation du délai de prescription peut accroître la sécurité des femmes, des filles, des personnes 2SLGBTQQIA et des personnes trans autochtones.
J’aimerais aussi parler de la comparution pour manquement. En théorie, cette formule a pour but d’éviter la création de dossiers judiciaires. On parle ici des personnes qui ont des dossiers volumineux et des condamnations pour avoir omis de se présenter devant le tribunal ou devant leur agent de probation ou le superviseur de la mise en liberté provisoire.
Partout au pays, on nous a dit à peu près la même chose. Le plus souvent, le défaut de se présenter devant le tribunal ou devant l’agent de probation à un moment précis est dû au fait que les gens n’ont pas les moyens de se payer un billet d’autobus pour se rendre au tribunal ou au bureau de l’agent. Au Canada, bien des personnes vivent dans des régions sans transport en commun. Elles doivent emprunter des routes qui ne sont pas toujours ouvertes. Elles doivent parcourir de longues distances. En pratique, c’est en raison de leur pauvreté ou, bien souvent, de leur état de maladie physique ou mentale, que ces personnes reçoivent une condamnation pour non-respect des conditions de probation ou de mise en liberté provisoire ou pour défaut de comparaître devant un tribunal.
À première vue du moins, la comparution pour manquement, qui ne donne pas lieu à une accusation, peut éviter l’ouverture d’un casier judiciaire. C’est tout particulièrement important dans le cas des femmes, des filles, des personnes bispirituelles et des personnes trans autochtones, qui sont marginalisées. Étant donné leur pauvreté, c’est important.
J’aimerais également attirer votre attention sur les modifications apportées à l’article 810 du Code criminel. Tout d’abord, je tiens à féliciter les rédacteurs d’avoir remplacé la formulation pour adopter une terminologie inclusive, sans distinction de sexe.
L’amendement proposé offre une protection considérablement élargie qui ne se limite plus au conjoint ou au conjoint de fait, mais s’étend plutôt au « partenaire intime ».
En clair, selon cet amendement, dès qu’il y a une forme de fréquentation ou une relation intime quelconque, le partenaire est protégé par l’article 810.
Voilà qui est très important en regard de l’engagement en vertu de l’article 810. Bien souvent, on a recours à cela lorsqu’un procès est jugé infondé par la Couronne ou par la défense pour une raison quelconque. C’est ce qu’on appelle communément un engagement de ne pas troubler l’ordre public. Or, l’engagement en vertu de l’article 810 est très souvent utilisé, surtout dans les collectivités éloignées, lorsque la tenue d’un procès est tout simplement impossible. Ce peut être parce qu’un témoin fuit la justice ou parce qu’on ne peut présenter une preuve hors de tout doute raisonnable, par exemple.
Je me réjouis de l’élargissement de la protection, une mesure qui tendra à accroître la sécurité des femmes, des filles et des personnes 2SLGBTQQIA autochtones.
Il y a ensuite le cas de la violence par un partenaire intime. En exigeant le renversement du fardeau de la preuve lors de la mise en liberté provisoire et en imposant des peines maximales plus sévères en cas de violence par un partenaire intime, on fait un pas dans la bonne direction pour protéger les femmes, les filles et les personnes 2SLGBTQQIA autochtones. En effet, ces dispositions reconnaissent la gravité de la violence par un partenaire intime et la vulnérabilité des victimes. Selon ce que nous avons entendu, je le redis, c’est un pas dans la bonne direction.
Après avoir distribué les fleurs, voici maintenant le pot.
Nous avons des critiques à formuler au sujet du projet de loi C-75. La définition de la violence par un partenaire intime n’inclut pas la violence familiale. Partout au Canada, des témoins nous ont parlé de la violence intergénérationnelle et de la violence entre membres d’une famille vivant sous le même toit. Les racines de cette violence remontent en grande partie aux pensionnats et aux répercussions du colonialisme. La violence familiale dont on parle ici est tout aussi traumatisante pour les victimes et les plaignants que la violence conjugale. Les femmes, les filles et les personnes 2SLGBTQQIA autochtones ont besoin du même genre de protection contre la violence familiale que celle qu’offre le projet de loi contre la violence par un partenaire intime. En d’autres mots, la protection n’a pas été suffisamment élargie.
Nous critiquons également le fait que l’accent est mis sur la récidive. Voilà qui, en principe, peut sembler louable. L’ennui, c’est que cela exige à la fois des plaintes et des condamnations. Je ne répéterai pas ce que Mme Kerner a dit plus tôt, mais des familles nous ont dit qu’en raison d’un manque de confiance à l’égard de la police et du système de justice, elles hésitent à porter plainte. De plus, comme Mme Kerner l’a dit avec beaucoup d’éloquence, il y a beaucoup d’obstacles à franchir avant d’obtenir une condamnation pour violence par un partenaire intime.
Nous préférons l’expression « type de comportement ». Voilà qui assurerait une plus grande sécurité pour les femmes, les filles et les personnes 2SLGBTQQIA autochtones, puisqu’on ne dépendrait alors pas autant des condamnations présentes ou passées.
Pour ce qui est de l’augmentation de la peine maximale pour les infractions punissables par procédure sommaire, bien que certains groupes s’en réjouiraient, cela créerait deux problèmes pour les femmes, les filles et les personnes 2SLGBTQQIA autochtones.
Il faut dire, avant toute chose, que ces personnes sont déjà surreprésentées dans les prisons. En augmentant la peine maximale, on fait en sorte — et on le fait de manière méthodique — que les mêmes personnes passent encore plus de temps derrière les barreaux.
Cet enjeu est lié à la question de l’accès à la justice pour les femmes, les filles et les personnes 2SLGBTQQIA autochtones, question qui, je crois, a été soulevée le 2 mai par des membres de l’Association du Barreau canadien, entre autres. En prolongeant la peine maximale pour les infractions punissables par procédure sommaire au-delà de six mois, on rend plus difficile l’accès aux services des étudiants en droit et des cliniques de droit ainsi qu’à d’autres moyens judiciaires. C’est déjà bien assez difficile pour les femmes, les filles et les personnes 2SLGBTQQIA autochtones d’accéder à des services juridiques valables. Cette prolongation restreint encore plus leur capacité d’avoir accès à la justice.
Je vais maintenant parler de la mise en liberté provisoire et de la détermination de la peine du point de vue des femmes et des personnes 2SLGBTQQIA autochtones.
Dans sa forme actuelle, le texte du projet de loi ne contient aucune disposition particulière pour exiger quelque chose comme un rapport Gladue lors de l’audience sur la mise en liberté provisoire, nonobstant le fait que les juges et les policiers doivent tenir compte de la situation particulière des Autochtones. Monsieur le président, sénatrices et sénateurs, en raison de cette lacune en matière de rapport ou de renseignements informant la décision, on risque fort de perpétuer les stéréotypes et les préjugés à l’égard des femmes et des personnes 2SLGBTQQIA autochtones. J’ajouterais que ces stéréotypes et ces préjugés sont susceptibles de nuire à l’octroi de la mise en liberté provisoire.
Voilà qui m’amène à aborder la question des rapports Gladue en général. Ce projet de loi est l’occasion de codifier les décisions de la Cour suprême du Canada dans les affaires Gladue et Ipeelee et de faire des rapports Gladue — quel que soit le nom que le gouvernement veut leur donner — une exigence juridique à toutes les étapes du processus de la justice pénale, processus durant lequel la liberté des femmes, des filles ou des personnes 2SLGBTQQIA est en jeu.
Le gouvernement ne l’a pas fait. Monsieur le président, sénatrices et sénateurs, il faut absolument comprendre que le niveau élevé de violence ciblant les femmes, les filles et les personnes 2SLGBTQQIA autochtones est, comme l’a dit notre premier ministre, une tragédie nationale. Cette situation n’exige rien de moins qu’une réponse systémique visant à affirmer la valeur de la vie des femmes, des filles et des personnes 2SLGBTQQIA autochtones. Ces personnes nous ont dit ceci : « Changez les lois. »
Comme vous l’avez dit vous-même, monsieur le président, il s’agit d’une responsabilité nationale.
Le projet de loi doit indiquer qu’à l’étape de la mise en liberté provisoire, le tribunal est tenu de prendre en compte le fait que le plaignant est une femme, une fille ou une personne 2SLGBTQQIA autochtone, rien de moins. Cette information doit être présentée au juge pour que celui-ci prenne une décision appropriée en matière de mise en liberté ou de détention. Monsieur le président, sénatrices et sénateurs, des membres de la famille et des survivants ont témoigné de cas — trop fréquents — où des personnes accusées ont été remises en liberté dans la collectivité sans qu’il y ait de protection adéquate pour le plaignant et sa famille. Celles-ci en ont conclu qu’on dévaluait encore davantage leur vie et leur sécurité, ainsi que la sécurité de la collectivité dans son ensemble.
Ensuite, lorsqu’un plaignant est une femme, une fille ou une personne 2SLGBTQQIA autochtone, cela doit être considéré comme un facteur aggravant lors de la détermination de la peine. Voilà qui doit être inclus à l’article 718.2 du Code criminel. Il n’en faut pas moins pour protéger les femmes, les filles et les personnes 2SLGBTQQIA autochtones. Sinon, on en conclut que le système de justice pénale ne se soucie pas de leur sécurité.
De plus, lorsqu’il y a décès d’une femme, d’une fille ou d’une personne 2SLGBTQQIA autochtone, cela doit être considéré comme un meurtre au premier degré en vertu du paragraphe 231(4) du Code criminel. Voilà ce qu’il faut, rien de moins, pour protéger les femmes, les filles et les personnes 2SLGBTQQIA autochtones. Toute mesure moindre échouera à protéger la valeur de leur vie dans notre société.
Ces changements doivent être apportés à l’étape de l’inculpation, mais surtout à l’étape de la détermination de la peine, bien sûr, pour maintenir les principes de dénonciation et de dissuasion tout en préservant la valeur de la vie.
Dans notre nation, nous avons déjà affirmé clairement dans le Code criminel que la dénonciation et la dissuasion sont à prendre en considération avant toute chose lors de la détermination de la peine, lorsqu’il y a des enfants en cause, lorsque les plaignants sont membres de la police ou du système judiciaire et, ajouterais-je, lorsque la victime est un chien d’assistance policière ou militaire. Monsieur le président, sénatrices et sénateurs, je crois qu’il est clair que les femmes, les filles et les personnes 2SLGBTQQIA autochtones méritent au moins la même protection, voire une plus grande protection, que les chiens d’assistance policière ou militaire.
J’ai écouté très attentivement les interventions du 2 mai et je partage les préoccupations de la sénatrice Dyck. Elle a souligné qu’une analyse comparative entre les sexes avait été effectuée au sujet des modifications proposées au Code criminel, à la LSJPA et à d’autres lois, mais qu’aucune analyse n’avait été effectuée selon l’optique des femmes, des filles et des personnes 2SLGBTQQIA autochtones. Comme la sénatrice, je trouve cela très décevant, surtout à la lumière de cette tragédie nationale et de la responsabilité nationale qui nous incombe.
Monsieur le président, sénatrices et sénateurs, je vous remercie de m’avoir invitée à m’adresser à vous aujourd’hui. Je cède maintenant la parole à ma collègue, la commissaire Robinson, car je suis certaine d’avoir omis certains points.
Le président : Nous aurons l’occasion de vous entendre lors de la période des questions, si vous le voulez bien, madame Robinson. Le temps file et nous voulons donner l’occasion aux représentants du Groupe parlementaire multipartite pour combattre l’esclavage moderne et la traite des personnes d’exprimer leur point de vue avant de passer aux questions.
Je donne la parole à notre invité venu de l’autre chambre, M. Viersen.
Arnold Viersen, député, coprésident, Groupe parlementaire multipartite de lutte contre l’esclavage moderne et la traite des personnes : Bonjour, monsieur le président, mesdames et messieurs. Je vous remercie d’avoir invité le Groupe parlementaire multipartite de lutte contre l’esclavage moderne et la traite des personnes à comparaître devant vous au sujet du projet de loi C-75.
Le groupe a vu le jour en 2018, et je sais que beaucoup d’entre vous en sont membres. Il compte quatre coprésidents qui représentent les trois partis qui siègent à la Chambre des communes ainsi que le Groupe des sénateurs indépendants, représenté par le sénateur Dan Christmas.
Mme Christine Moore et M. Robert-Falcon Ouellette vous prient de les excuser.
La traite de personnes est un crime odieux et abject qui continue de croître au Canada et à travers le monde. On l’a décrit souvent comme une forme moderne d’esclavage.
On pratique probablement la traite de personnes à moins de 10 blocs de l’endroit où vous habitez.
On sait que la majorité des victimes de la traite de personnes au Canada sont des femmes et des adolescents. Bien que les personnes les plus à risque de devenir victime sont, notamment, les femmes et les adolescents d’origine autochtone, les adolescents en fugue et les enfants qui se trouvent dans le système de protection de la jeunesse, on sait que tout le monde est susceptible de devenir victime de la traite de personnes.
Le Groupe parlementaire multipartite a révisé les modifications proposées par le projet de loi C-75 en lien avec la traite de personnes et il est très préoccupé par les conséquences que de telles modifications auront sur les efforts déployés pour contrer la traite de personnes au Canada.
Le projet de loi C-75 propose tout spécialement d’ériger en infractions mixtes celles visées par le Code criminel du Canada aux paragraphes 279.02(1) (avantage matériel — traite de personnes), 286.2(1) (avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels) et 279.03(1) (rétention ou destruction de documents — traite de personnes), qui sont actuellement des infractions punissables par voie de mise en accusation.
Si les modifications visant à ériger en infractions mixtes ces trois infractions dans le projet de loi C-75 sont adoptées, un trafiquant reconnu coupable de ces infractions serait passible d’une amende de 5 000 $ et pourrait éviter toute peine d’emprisonnement.
La dissuasion apportée par une amende de 5 000 $ est minimale si on la compare aux 300 000 $ qu’un trafiquant est susceptible d’amasser annuellement en exploitant une seule personne.
Si l’on considère l’extrême violence, la dégradation et la torture auxquelles les victimes de la traite de personnes sont assujetties, les sanctions proposées pour ces infractions ne sont évidemment pas en ligne avec la nature du crime.
Le projet de loi C-75 entraînera également l’entrée en vigueur de l’ancien projet de loi C-452, qui avait été présenté par l’ancienne députée néo-démocrate Mme Maria Mourani. Ce projet de loi offrait trois outils importants pour lutter contre la traite de personnes : le renversement du fardeau de la preuve dans les dossiers de traite de personnes, la possibilité pour les tribunaux de saisir les produits de la criminalité en lien avec la traite de personnes, et les peines consécutives pour les infractions liées à la traite de personnes.
Le Groupe parlementaire multipartite constate, à regret, l’important retard qu’accuse l’entrée en vigueur de l’ancien projet de loi C-452, lequel avait été adopté à la Chambre des communes à l’unanimité en 2013 et par le Sénat en 2015.
Malheureusement, les autorités policières et les procureurs ont attendu six ans pour utiliser ces outils. Dans la lutte contre la traite de personnes, le renversement du fardeau de la preuve et la saisie des produits de la criminalité sont cruciaux.
Nous appuyons cet article attendu depuis longtemps et l’entrée en vigueur des modifications proposées.
Les trafiquants exploitent souvent plus d’un individu à la fois et seront donc accusés de plus d’une infraction relevant de la traite de personnes. Si l’on retire l’option de peines consécutives, un individu reconnu coupable de plusieurs infractions touchant plusieurs victimes n’aura à purger qu’une seule peine d’emprisonnement pour une seule infraction.
Le retrait des peines consécutives contribuerait aussi à conforter la réticence des victimes à se manifester et à signaler un crime, ce qui s’explique par l’énorme crainte et l’emprise psychologique que les trafiquants ont sur leurs victimes. Ces dernières reconnaîtront que signaler un tel crime présente pour elles un risque élevé de représailles de la part des trafiquants et n’apporterait rien.
Le résultat de la modification proposée est saisissant : on efface les victimes et l’effet dissuasif sur les trafiquants est minime.
Je vais maintenant donner le micro au sénateur Dan Christmas.
L’hon. sénateur Dan Christmas, coprésident, Groupe parlementaire multipartite de lutte contre l’esclavage moderne et la traite des personnes : Bonjour, chers collègues. Les femmes autochtones représentent le groupe de victimes le plus touché par la traite de personnes au Canada. Elles représentent 4 p. 100 de la population canadienne, mais elles constituent à peu près 50 p. 100 des victimes de la traite de personnes. En raison de la discrimination systématique dont elles sont l’objet dans le système judiciaire et les services de police, les femmes autochtones victimes de la traite de personnes ne signalent pas ces crimes.
De plus, un rapport spécial du Sénat sur la situation des femmes autochtones victimes de crimes a conclu que la peine imposée à leurs agresseurs est souvent plus légère que si la victime était une femme non autochtone.
Ces éléments montrent bien que les modifications proposées dans le projet de loi C-75 en vue de laisser toute discrétion au procureur de combiner ou non les infractions augmenteront considérablement la probabilité qu’une infraction de traite de personnes mettant en cause une femme autochtone soit traitée comme une infraction punissable par procédure sommaire, leur refusant du coup toute justice.
En conclusion, la traite de personnes au Canada est une activité criminelle insaisissable, complexe et peu signalée par ses victimes. C’est un crime à faibles risques et très payant qui peut rapporter gros aux trafiquants tout en les exposant peu au risque d’être arrêtés.
Les modifications proposées aux dispositions concernant la traite de personnes, dans le projet de loi C-75, prévoient des sanctions minimales et un effet dissuasif minime sur les délinquants déclarés coupables de telles infractions. Si l’on considère que les trafiquants, à l’heure actuelle, risquent peu d’être accusés et poursuivis en justice, de telles modifications vont encore plus nuire aux efforts déployés pour résoudre ce problème social grandissant.
Les femmes autochtones sont effectivement surreprésentées dans l’industrie de la traite de personnes. Si on ajoute le racisme systématique et le pouvoir judiciaire discrétionnaire, les modifications vont expressément favoriser leur maintien dans une situation défavorable dans le système de justice pénale.
Ainsi, les modifications proposées dans le projet de loi C-75 en lien avec la traite de personnes entraîneront un déni de justice aux victimes de la traite de personnes.
Par conséquent, nous recommandons respectueusement que les paragraphes 279.02(1), 279.03(1) et 286.2(1) du Code criminel ne soient pas modifiés et que les infractions visées demeurent punissables par mise en accusation.
Nous recommandons également que les modifications proposées dans l’ancien projet de loi C-452 soient mises en vigueur telles qu’adoptées à l’origine par le Parlement.
Nous remercions le comité de nous avoir donné l’occasion de nous faire entendre et nous nous empresserons de répondre aux questions que les honorables membres du comité nous poseront.
Le président : Je vous remercie beaucoup. J’invite maintenant la vice-présidente du comité, la sénatrice Renée Dupuis, à poser ses questions. J’ai une liste de sénateurs. Étant donné que l’heure avance, je vous rappelle d’être brefs et je m’attends à ce que les réponses le soient aussi.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Ma première question s’adresse à Mme Buller, mais j’aimerais d’abord remercier nos quatre témoins d’être parmi nous aujourd’hui.
Madame Buller, vous avez dit que le fait d’allonger les délais de 6 à 12 mois pour les procédures sommaires aurait un effet positif sur la conduite des enquêtes policières en raison du fait qu’il y aurait plus de temps pour recueillir la preuve. Vous avez aussi fait référence au témoignage de Mme Kerner qui nous a dit qu’il y avait des problèmes importants, non pas seulement en matière de délais, dans la façon dont les enquêtes policières sont menées.
Pourriez-vous nous donner un peu plus d’indications sur les constats que vous avez faits en ce qui a trait à ce qui pourrait constituer des obstacles? D’après un témoignage du chef de police de Kingston, il semble que les policiers disposent de peu d’outils pour inciter les victimes à déposer des plaintes et à coopérer avec la police, et ce, pour toutes sortes de raisons, comme la pauvreté et le manque de sécurité. Avez-vous observé des facteurs de cet ordre, au début, dans la conduite des enquêtes policières après une agression, puisque c’est la première porte d’entrée dans le système de justice pénale?
[Traduction]
Mme Buller : Madame la sénatrice, j’aimerais confier cette question à ma distinguée collègue, la commissaire Qajaq Robinson.
Qajaq Robinson, commissaire, Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées : Je vous remercie de me poser la question. Avec les enquêtes, une des pierres d’achoppement dont nous avons entendu parler à maintes reprises, en particulier dans les collectivités du Nord et éloignées, c’est le manque de disponibilité d’instruments d’enquête appropriés.
Je crois que cela plaide également en faveur de l’élément précédent amené par ma collègue sur l’importance d’une réforme législative dans ce domaine en adoptant un point de vue autochtone, c’est-à-dire le point de vue d’une femme autochtone, mais en effectuant aussi une analyse fondée sur les distinctions et intersectionnelles.
Je vous donne l’exemple d’un témoignage entendu dans le Nord du Québec. Sur le territoire du Nunavik, le Corps de police régional Kativik a été mis en place en vertu des revendications territoriales, mais il est également financé et soutenu selon une formule de financement tripartite.
Ils n’ont pas le cadre juridique leur permettant d’enquêter sur certaines catégories d’infractions, donc ils dépendent de la Sûreté du Québec. Des témoins nous ont déclaré que dans certains dossiers — les agressions sexuelles contre des enfants, par exemple, et les infractions peuvent être mixtes dans ce cas —, six mois pouvaient s’écouler avant qu’une déclaration sous serment ne soit prise par un agent en raison d’un manque de disponibilité. Nous parlons de calendrier et de problèmes de ressources.
La sénatrice Dyck : Je remercie nos témoins. J’adresse mes questions à Mme Buller et à Mme Qajaq Robinson. Je veux m’assurer que j’ai bien compris ce que vous avez dit dans votre exposé, madame Buller. Vous avez déclaré que la violence familiale devrait être incluse, donc je m’imagine que vous aimeriez que la disposition concernant la violence par un partenaire intime soit modifiée de manière à inclure la violence familiale?
Mme Buller : Oui, pour que le parapluie soit plus grand.
La sénatrice Dyck : La deuxième chose dont vous avez parlé concernait la mise en liberté sous caution. Vous avez dit que les décisions concernant la mise en liberté doivent tenir compte de l’identité de la victime si cette dernière est une femme autochtone ou un membre de la communauté 2SLGBTQQIA. Est-ce exact?
Mme Buller : Oui.
La sénatrice Dyck : La troisième chose était par rapport à la détermination de la peine. Je pense que vous avez dit que pour déterminer la peine, lorsque la victime est une femme autochtone ou un membre de la communauté 2SLGBTQQIA, ce fait devrait constituer un facteur aggravant.
Mme Buller : En effet, et faire partie des circonstances aggravantes en vertu de l’article 718.2, et être effectivement stipulé dans la loi.
La sénatrice Dyck : Donc des circonstances aggravantes distinctes?
Mme Buller : Oui.
La sénatrice Dyck : Bien. Je voulais être absolument sûre. Quant aux homicides, lorsque la personne décédée est une femme autochtone ou un membre de la communauté 2SLGBTQQIA, l’accusation devrait être celle de meurtre au premier degré?
Mme Buller : En effet.
La sénatrice Dyck : Je vous remercie beaucoup. Ces recommandations sont très claires. Je vous en remercie.
La seule question que je me pose a trait à la détermination de la peine et à l’ajout d’une disposition particulière pour ces groupes au chapitre des circonstances aggravantes. Pourriez-vous expliquer brièvement pourquoi vous croyez que cela est nécessaire?
Mme Buller : Nous avons entendu beaucoup de personnes partout au Canada, et je suis certaine que ce comité a entendu la même chose, soit le fait qu’une demanderesse autochtone entraîne une peine moindre pour le coupable que si elle était non-Autochtone, autrement dit Blanche. Je crois qu’en tant que nation, nous devons dire très clairement que la sécurité des femmes autochtones, des filles et des membres des communautés 2SLGBTQQIA est tellement importante et tellement précieuse qu’elle est expressément stipulée comme un facteur aggravant dans l’article 718.2.
Sénatrice, on cherche essentiellement à s’occuper de dissuasion et de dénonciation, car les femmes, les filles et les membres des communautés 2SLGBTQQIA disparaissent ou sont assassinés parce que des personnes peuvent agir en toute impunité, d’où le besoin d’une dissuasion plus forte, sur le plan tant individuel que collectif, et d’une dénonciation plus importante.
La sénatrice Dyck : Un des obstacles à cette mesure, d’après ce qu’on m’a dit, c’est que les gens hésitent à inscrire un facteur qui déjoue les dispositions de l’alinéa 718.2e) invoquées dans l’alinéa arrêt Gladue. Lors de vos audiences, vous a-t-on dit en quoi 718.2e) fait obstruction à la justice pour les membres des familles des femmes autochtones disparues et assassinées?
Mme Buller : Oui, et j’invite la commissaire Robinson à me corriger et à combler mes trous de mémoire.
Nous avons entendu beaucoup de personnes partout au Canada dire qu’elles avaient eu l’impression que les principes invoqués dans l’arrêt Gladue conformément à l’alinéa 718.2e) signifiaient que les délinquants autochtones recevaient des peines moins sévères. Par contre, d’autres voix disaient en même temps que l’emprisonnement de nos gens pour une plus longue durée veut simplement dire qu’ils vont devenir de meilleurs criminels. Le principe ne règle pas le véritable problème.
La modification du paragraphe 718.2 pour ajouter l’origine autochtone à la liste des facteurs aggravants afin de viser la dissuasion et la dénonciation ne l’emporte pas nécessairement sur les principes énoncés dans l’arrêt Gladue et n’exclut pas leur application à l’endroit de l’accusé.
Lorsque j’entends cela ici ou ailleurs, j’interprète cela comme le signe d’une mauvaise compréhension de la fonction du juge de la peine, car la détermination de la peine exige un dosage subtil et dans certains cas, selon l’ensemble des circonstances — l’infraction, le délinquant, la plainte, la collectivité —, il est très possible que la balance penche d’un côté dans un cas, mais dans l’autre dans un autre cas.
Ce que cela veut dire, par rapport aux observations sur la peine présentées au juge de la peine, c’est que, en effet, c’est bien un facteur qu’il faut mettre dans la balance au moment de déterminer la peine, par opposition à ne pas du tout en tenir compte. Madame Robinson, n’hésitez pas à développer.
Mme Robinson : Ce que Mme Buller a mis en lumière, c’est exactement ce que nous avons entendu pendant les audiences partout au pays. Je pense qu’une chose importante à ajouter, c’est que lors de la rédaction de la peine, tous ces facteurs doivent être sur la table. Ce qui représente un énorme problème également, relativement aux éléments d’appréciation du même type que ceux utilisés dans l’arrêt Gladue, c’est l’infrastructure existant au sein des collectivités pour que la peine soit significative. Cela doit aussi faire partie des considérations.
Je ne crois pas que les modifications au Code criminel ni que la jurisprudence ne l’envisagent comme un moyen d’appliquer des peines plus légères. Elles visaient à réduire la récidive et il lui faut, pour notre part, assurer la sécurité. Pour cela, il faut concevoir une peine originale et efficace.
Le président : Est-il question de ce problème dans votre rapport? Je me dois d’être franc avec vous, madame Buller, et ne pas vous forcer la main, parce que ce serait impoli et inapproprié. Comme vous le savez, il est essentiel de se pencher sur les conditions de vie des Autochtones au Canada, du fait que le système a failli à cet égard. C’est pourquoi nous devons repenser le système.
Par ailleurs, comme vient de l’indiquer Mme Robinson, le problème se situe au poids qu’il faut accorder à tous ces éléments dont un juge doit tenir compte pour déterminer la peine? Comme vient de le dire Mme Robinson, les principes énoncés dans l’arrêt Gladue mettent en cause également l’efficacité de l’infrastructure. Sinon, on ouvre simplement la porte à des peines plus légères sans rien changer au système; en fait, nous perpétuons le système.
Je ne veux pas m’étendre trop longtemps là-dessus, mais c’est certainement en phase avec la question soulevée par la sénatrice Dyck.
Mme Buller : Monsieur le président, si vous le permettez, je dirais qu’étant donné votre question, je pense que vous trouverez notre rapport final, ses constatations, les faits et les recommandations, très intéressant.
Le président : Je crois comprendre que vous m’invitez à le lire tout de suite. Merci.
[Français]
Le sénateur Carignan : Ma question s’adresse à M. le député ainsi qu’à mon collègue sénateur. Vous proposez le maintien de l’état actuel du droit en ce qui a trait à la traite des personnes, mais, à votre avis, ne devrions-nous pas également recommander au Parlement de procéder à la mise en œuvre du projet de loi C-452, projet de loi d’intérêt privé parrainé par la députée Mourani? Souvenons-nous qu’il a été adopté, mais n’a jamais été mis en œuvre. Ce projet de loi aborde particulièrement la question de la traite des personnes.
[Traduction]
M. Viersen : Le projet de loi C-75 met bel et bien en vigueur les deux premiers éléments. C’est la partie portant sur les peines consécutives qui n’entrera pas en vigueur. C’est la position prise dans le projet de loi C-75.
En 2008, Imani Nakpangi a été reconnu coupable d’avoir offert les services de deux filles pendant deux ans dans la région du Grand Toronto. Elles étaient âgées de 14 et 15 ans, et il a fait plus de 400 000 $ en vendant ou en louant leurs services sexuels tous les jours. Le juge a qualifié ses actes de vils à l’extrême, et l’imposition de peines concurrentes l’a conduit en prison pour une durée de cinq ans; il est sorti trois ans et 11 mois plus tard.
En février 2011, il ne s’est pas présenté à l’audience de libération conditionnelle, en 2012, un mandat d’arrestation a été émis, et il a été arrêté l’année dernière pour exploitation d’une fille de 15 ans, encore une fois.
Ce genre d’histoire nous fait dire que l’imposition de peines consécutives aurait gardé ce gars derrière les barreaux, et non sur la rue à exploiter encore une fois des femmes et des filles. Il est très important de supprimer la ligne, dans le projet de loi C-75, où il est dit que les peines consécutives ne seront pas mises en vigueur, afin de s’assurer qu’elles le seront bel et bien.
Le président : Avez-vous quelque chose à ajouter à la réponse donnée par M. Viersen?
Le sénateur Christmas : Je vous remercie, sénateur. Je conviens tout à fait avec vous que l’absence de peines consécutives dans la loi pour punir la traite de personnes aura un impact disproportionné sur les femmes et les filles autochtones. Comme on l’a déjà dit, les auteurs de crimes contre les femmes et les filles autochtones reçoivent généralement des peines plus légères. Je pense qu’on en a fait la preuve. Si l’on ne permet pas à cette disposition précise de l’ancien projet de loi C-452 d’entrer en vigueur, nous assisterons à l’imposition de peines moindres pour ceux qui font la traite des femmes et des filles autochtones. Comme je vous le dis, le risque de déclaration sommaire d’une mise à l’amende de 5 000 $ ne représentera que le prix à payer pour faire des affaires.
J’appuie donc l’entrée en vigueur de l’ancien projet de loi C-452, et notamment les dispositions qui autorisent les peines consécutives.
[Français]
La sénatrice Miville-Dechêne : J’ai suivi le parcours du projet de loi C-452. N’est-il pas vrai que le nouveau gouvernement libéral a décidé de mettre la hache dans ce projet de loi en disant que les peines consécutives n’étaient pas conformes à la Charte canadienne des droits et libertés? Je ne dis pas que je suis d’accord ou non avec cela. N’était-ce pas l’argument qui a été mis de l’avant et qui est soulevé de nouveau avec le projet de loi C-75? Il était question que le projet de loi de Mme Mourani ne tenait pas la route au chapitre de la Charte canadienne des droits et libertés. Or, ça n’avait pas été mentionné par l’ancien gouvernement.
[Traduction]
M. Viersen : Je peux dire une ou deux choses à ce sujet. Premièrement, ce qui est frustrant, c’est que d’autres parties du projet de loi auraient également été utiles, dont prononcer son entrée en vigueur et confier aux tribunaux la question des peines consécutives aurait été une option. L’autre aurait été de faire la même chose, mais de placer ensuite cet élément seul dans un projet de loi ultérieur. Ils auraient ainsi pu revenir éliminer les peines consécutives de la loi, une fois l’autre loi adoptée.
Je sais qu’à l’époque de l’adoption du projet de loi, les comités de la Chambre et du Sénat ont tenu des audiences. La question aurait été soulevée à ce moment-là également. Je suis certain d’avoir entendu des témoins s’interrogeant sur la constitutionnalité de la mesure, et pourtant le projet de loi a été adopté. Il n’a tout simplement pas été mis en vigueur. Faire machine arrière et déclarer inconstitutionnelle une décision prise par une législature antérieure, c’est, à mon avis, faire preuve de mauvaise foi.
J’aimerais faire une dernière remarque. Il y a un mois, j’étais dans la région de Durham, à Oshawa. J’ai pu accompagner des policiers pendant leur quart de travail et assister à ce qu’ils font tous les jours. Ils font un travail extraordinaire, et ce n’est pas facile. Je leur ai demandé si c’était un problème grandissant et ils ont répondu par l’affirmative. Je leur ai demandé pourquoi c’était ainsi et ils ont répondu que le trafic d’armes et de drogues entraîne des peines sévères, alors qu’ils ont une ressource renouvelable qui ne disparaît pas et dont l’exploitation n’entraîne que peu de conséquences.
Je voulais simplement faire remarquer cela.
Le sénateur McIntyre : Je remercie tout le monde pour les exposés.
Ma question s’adresse au Groupe parlementaire multipartite. Le projet de loi crée un système de peines consécutives pour les infractions liées à la traite de personnes, lequel entrerait en vigueur à une date fixée par décret du gouverneur en conseil. Je ne comprends toujours pas pourquoi on a reporté l’entrée en vigueur de ces dispositions visant la traite de personnes.
À votre avis, est-ce que le fait d’associer les peines consécutives et la présomption d’exploitation viole les droits inscrits dans la Charte? Je vous pose la question parce que le ministère de la Justice questionne la constitutionnalité du système proposé, particulièrement en regard de l’article 12 de la Charte.
Monsieur Viersen, pouvez-vous me répondre?
M. Viersen : Je reprendrais la réponse donnée à la question précédente, c’est-à-dire que des études ont été effectuées en comité, à la Chambre et au Sénat, et le projet de loi a été adopté à ce moment-là. Je ne sais pas ce qui les a amenés à dire tout à coup que cette mesure est inconstitutionnelle. L’autre chose qui me frustre, c’est qu’elle n’a pas été mise en vigueur. Les tribunaux auraient la compétence pour se pencher sur la constitutionnalité de la mesure et nous serions ainsi rassurés.
Le sénateur McIntyre : Je vais vous lire ce que dit l’Énoncé concernant la Charte.
Je cite :
Au regard de l’article 12 de la Charte, cette disposition pourrait être particulièrement préoccupante lorsque l’acte vise la perpétration de multiples infractions de traite de personnes et autres infractions, à l’égard de multiples victimes par exemple, qui peuvent être passibles de peines minimales obligatoires. Les tribunaux seraient tenus d’imposer ces peines consécutivement, quelle que soit la situation particulière du contrevenant, ce qui risquerait de donner lieu à des peines exagérément disproportionnées dans certaines circonstances raisonnablement prévisibles.
On poursuit en citant l’article 12 de la Charte, lequel traite des peines cruelles et inusitées. Que pensez-vous de cet énoncé?
M. Viersen : À ce stade, je dirais qu’un trafiquant qui ne reçoit qu’une peine de trois ans de prison pour avoir exploité deux filles de 14 et 15 ans ne semble pas recevoir une peine cruelle et inusitée. Que cette personne ait été condamnée à 10 ans de prison ne m’aurait pas semblé cruel ni inusité à ce stade-ci.
Je pense que la constitutionnalité de la mesure aurait été testée et établie à ce moment-là. Si je comprends bien, actuellement, les peines minimales obligatoires n’existent plus pour certaines infractions au Code criminel liées à la traite de personnes, et, par conséquent, cette partie du code n’est plus un enjeu non plus.
Le sénateur McIntyre : Je ne comprends toujours pas pourquoi le gouvernement ne met pas en vigueur ces dispositions visant la traite de personnes. Comme vous l’avez mentionné, l’ancien projet de loi C-452 a reçu la sanction royale en juin 2015, mais il n’a jamais été mis en vigueur par décret du gouvernement, et c’est très triste.
Je vous remercie, monsieur.
La sénatrice Lankin : Vous me permettrez de remercier toutes les personnes qui ont comparu. Vous nous avez beaucoup aidés et vous faciliterez nos délibérations subséquentes. Monsieur Viersen et sénateur Christmas, je suis tout à fait d’accord avec vous, donc je ne vous poserai pas de questions. Je reconnais que nos échanges avec d’autres témoins ont fait apparaître le même problème en ce qui concerne les infractions mixtes de mariage forcé et d’enlèvement, sujets qui feront partie de nos délibérations, mais je suis tout à fait d’accord avec votre proposition.
Madame Buller, j’ai deux questions en lien avec des enjeux que vous avez mis de l’avant. La première concerne le commentaire que vous avez fait au sujet des condamnations antérieures, voulant que nous devrions plutôt examiner les types de comportement.
Au cours des discussions, en particulier au sujet du renversement du fardeau de la preuve, un certain nombre de témoins ont laissé entendre que ces facteurs ne devraient pas du tout être pris en compte, qu’il y a renversement du fardeau de la preuve. Ils ont ajouté que peu importe qu’il y ait eu une condamnation antérieure ou un type de comportement, dans les cas de violence par un partenaire intime — et j’admets que circule l’idée d’étendre sa portée —, on devrait rester avec le renversement du fardeau de la preuve. J’aimerais connaître votre opinion à ce sujet.
La deuxième question concerne votre recommandation en cas de meurtre au premier degré, lorsque la personne assassinée est une femme autochtone, un enfant ou un membre de la communauté LGBTQQIA. Le IA est nouveau pour moi. J’ai appris quelque chose aujourd’hui. Je vous remercie beaucoup.
J’aimerais que vous en parliez parce que je ne suis pas une avocate. Il me semble que l’un des éléments d’appréciation en vue de porter des accusations ou de déclarer coupable et de déterminer la peine dans un dossier de meurtre au premier degré, il y a divers facteurs qui seraient pris en considération.
De prime abord, je comprends la motivation pour mettre cette question de l’avant. J’aimerais que vous éclairiez un peu notre lanterne à ce sujet parce que je crains que cela ne dépasse notre mandat dans le court laps de temps dont nous disposons pour nous y attaquer.
Mme Buller : Je vous remercie beaucoup.
En ce qui concerne le type de comportement, le renversement du fardeau de la preuve et la remise en liberté, voici quel est le problème, pour le dire en peu de mots et sans ménagement : pour déterminer si on remet en liberté ou si on garde en détention un individu, une des difficultés, en l’état actuel du droit, c’est d’établir s’il y a une forte probabilité qu’il commette d’autres infractions.
Actuellement, dans la loi actuelle, le procureur de la Couronne est en mesure de présenter, dans le cadre de ses recommandations, que ce soit pour la remise en liberté ou la détention, le casier judiciaire de l’accusé. Le dossier ne contient que les condamnations. Comme Mme Kerner l’a dit plus tôt et comme j’ai moi-même déclaré, compter sur la condamnation pour violence par un partenaire intime est un terrain glissant, parce que les plaintes sont rares et les condamnations encore plus rares. La description du type de comportement en dit plus sur le comportement de la personne que ses seules condamnations et répond directement à la question de savoir s’il y a une probabilité marquée de récidive, ce que le juge prendra en délibéré pour déterminer s’il accordera la remise en liberté.
De notre côté, nous affirmons que pour assurer la sécurité des femmes et des filles autochtones, le comportement est aussi important que les condamnations effectives.
Bien souvent, on formule des objections à transmettre ce genre de renseignements au sujet d’une personne, peu importe que ce soit la troisième ou la quatrième fois qu’il ou elle agresse le plaignant ou la plaignante, parce qu’il n’y a pas eu de condamnation. C’est pourtant une information importante pour le juge qui doit décider de la remise en liberté de l’individu, ou non, et, dans l’affirmative, sous quelles conditions. Donc, le type de comportement est d’une portée plus générale et se rapporte plus aux raisons d’accorder la remise en liberté, ou non.
En ce qui concerne le meurtre au premier degré, la loi vous permet, en tant que législateurs, de décider de ce qui constitue un meurtre au premier degré. Dans sa forme actuelle, un meurtre est ainsi qualifié lorsqu’il a été commis durant une agression sexuelle, qu’il impliquait un policier ou dans diverses circonstances propices.
On cherche ainsi à reconnaître l’importance de la personne qui a été tuée et l’importance de sa vie. C’est à cela que ça revient. Je suppose que l’on pourrait affirmer que chaque vie est importante, et c’est un fait, mais quand vous considérez la violence que subissent tous les jours les femmes et les filles autochtones ainsi que les membres des communautés 2SLGBTQQIA — et il est attesté qu’elles sont 12 fois plus à risque de subir de la violence —, comment parler de dissuasion et de dénonciation et montrer la valeur que nous accordons à leurs vies autrement qu’en en faisant un meurtre au premier degré. Tous les Canadiens sauront ainsi que celui qui tue une de ces femmes sera accusé de meurtre au premier degré, recevra la peine la plus lourde et la sanction la plus sévère que nous pouvons imposer.
J’invite la commissaire Robinson à développer.
Le président : Madame Robinson, il faudrait faire vite, parce qu’il ne reste que cinq minutes et notre collègue, la sénatrice Batters, a aussi droit de se faire entendre sur cette question. Pourriez-vous conclure rapidement?
Mme Robinson : Je suis d’accord avec ma collègue. Je n’ai rien à ajouter. Je vous remercie, monsieur le président.
Le président : Pardonnez cette remarque, sénatrice Batters.
La sénatrice Batters : Ça va, j’ai déjà exercé le droit et j’ai eu l’occasion de plaider devant les tribunaux.
Je remercie tout le monde d’être ici.
Monsieur Viersen, j’apprécie le travail que vous, le sénateur Christmas et tous les autres les membres du groupe de travail multipartite accomplissez. Nous avons beaucoup discuté de cette question lorsque le Sénat a étudié le projet de loi sur la prostitution. C’est moi qui parrainais le projet de loi pour le gouvernement conservateur. Je crois que c’était le projet de loi C-36 à l’époque. Nous avons vu à quel point c’est devenu un crime grave et beaucoup trop courant, en particulier avec toute cette activité en ligne qui multiplie maintenant le problème.
Vous avez réussi à faire comprendre des arguments clés, lorsque vous avez parlé de l’amende de 5 000 $ sans peine de prison dont pourrait écoper un trafiquant, et quand vous avez dit en avoir discuté avec des policiers et qu’ils vous ont déclaré que le trafic d’armes et de drogues était sévèrement puni, mais que, pour les humains, les peines étaient plutôt légères, ce qui pose problème, étant donné, en particulier, la quantité d’argent qu’ils peuvent gagner en exploitant autrui. C’est très choquant.
Je partage vos préoccupations en ce qui concerne le sort que le projet de loi C-75 réserve à cette modification concernant les peines consécutives. Mon point de vue à cet égard, et je suis certaine que plusieurs le partagent, c’est que les trafiquants ne devraient pas recevoir un rabais parce qu’ils ont fait la traite de plus d’une personne. C’est un résultat absurde.
Je sais que vous avez eu peu de temps pour votre exposé, donc je veux vous donner quelques minutes pour que vous nous expliquiez un peu plus pourquoi cette partie en particulier devrait être modifiée à votre avis.
M. Viersen : J’ai préparé quelques citations de policiers à qui j’ai parlé et avec qui j’ai travaillé. Il y a le sergent-détective Dominic Monchamp, de l’Unité contre la traite des personnes, de Montréal, qui dit que les peines consécutives serviraient certainement de dissuasif :
Je crois que ce message va rétablir l’équilibre. Le fait que des peines consécutives soient imposées va en effet rétablir l’équilibre. Ces individus vont réfléchir avant de passer à l’acte. Ils ne verront plus ce crime comme étant avantageux. C’est la façon dont ils le considèrent présentement.
Pour sa part, Gordon Perrier, de la Division des crimes majeurs aux Services de police de Winnipeg, a dit ceci :
Les modifications proposées dans le projet de loi C-452 vont améliorer notre capacité de saisir les profits tirés de l’exploitation. D’après ma propre expérience en tant qu’enquêteur sur le crime organisé, je sais que les saisies et les peines consécutives fonctionnent. Si l’on a un effet dissuasif et que l’on brise le cycle de la rentabilité, cela peut changer les comportements et empêcher d’autres personnes d’entrer dans ce cycle de comportements délinquants, de cupidité et de manque de respect pour autrui.
La protection de nos filles, de nos mères et de nos sœurs est impérative dans notre pays et j’espère que le comité ira dans le sens de nos recommandations.
Je vous remercie.
Le sénateur Dalphond : Vous citez des policiers qui ont comparu devant la Chambre des communes?
M. Viersen : Oui.
Le sénateur Dalphond : Et en fin de compte, est-ce que la Chambre des communes a écarté la proposition?
M. Viersen : Ces propos sont tirés des audiences tenues lors de l’étude de l’ancien projet de loi C-452.
Le sénateur Dalphond : Vous parlez donc de témoins convoqués pour l’étude d’un projet de loi différent?
M. Viersen : Oui.
Le sénateur Dalphond : Merci.
Le président : Je remercie le sénateur Christmas et M. Viersen de leur contribution.
Madame Buller, je pense que votre rapport sera un succès de librairie parce que tous les sénateurs autour de cette table voudront s’empresser de le lire. Bien sûr, c’est un enjeu qui a une résonance particulière au Sénat. Plusieurs de nos collègues sont d’origine autochtone et plusieurs autres viennent d’autres communautés. La préoccupation et la proposition que vous formulerez dans votre rapport trouveront certainement le chemin vers le Code criminel d’une manière ou d’une autre ainsi que dans d’autres lois qui relèvent de la compétence de notre comité.
Nous aurons bientôt l’occasion de vous accueillir pour que vous nous présentiez un rapport et nous pourrons alors vous interroger sur l’essentiel de l’œuvre.
Je vous remercie infiniment de votre présence cet après-midi. Au nom de tous mes collègues, je vous remercie beaucoup de votre contribution pour que les Canadiens arrivent à comprendre la situation critique des femmes et des filles autochtones et de quelle manière nous pouvons nous y attaquer finalement pour être fiers de notre histoire. Je vous remercie infiniment, madame Buller.
(La séance est levée.)