Délibérations du Comité permanent du
Règlement, de la procédure et des droits du Parlement
Fascicule no 13 - Témoignages du 1er mai 2018
OTTAWA, le mardi 1er mai 2018
Le Comité permanent du Règlement, de la procédure et des droits du Parlement se réunit aujourd’hui, à 9 h 30, conformément à l’article 12-7(2)c) du Règlement, pour étudier les ordres et pratiques du Sénat et les privilèges parlementaires.
Le sénateur Leo Housakos (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président : Bonjour et bienvenue à mes collègues et aux membres du grand public qui assistent sur place aux délibérations du Comité permanent du Règlement, de la procédure et des droits du Parlement aujourd’hui, ainsi qu’à ceux qui nous écoutent sur le Web. Je demanderais aux honorables sénateurs de bien vouloir se présenter.
[Traduction]
Le sénateur Joyal : Serge Joyal, du Québec. Bonjour, monsieur.
Le sénateur Marwah : Bonjour. Sabi Marwah, de l’Ontario.
Le sénateur Greene : Steve Greene, de la Nouvelle-Écosse.
Le sénateur Gold : Bonjour. Marc Gold, du Québec.
La sénatrice Griffin : Diane Griffin, de l’Île-du-Prince-Édouard.
Le sénateur Wells : Bonjour. David Wells, de Terre-Neuve-et-Labrador.
[Français]
Le sénateur Maltais : Bonjour. Sénateur Ghislain Maltais, du Québec.
[Traduction]
La sénatrice Seidman : Bonjour. Judith Seidman, de Montréal, au Québec.
La sénatrice Batters : Denise Batters, de la Saskatchewan. Je vois que vous êtes conseiller de la reine. J’ai le même titre.
The Chair : Chers collègues, nous sommes ici pour poursuivre les travaux du comité sur le privilège parlementaire. En juin 2015, dans la précédente législature, le comité a déposé un rapport intitulé Une question de privilège : document de travail sur le privilège parlementaire au Canada au XXIe siècle. Notre comité a convenu de poursuivre cet excellent travail, et c’est la deuxième réunion que nous consacrons à la question. Comme nous le savons tous, le privilège parlementaire est un élément essentiel de la démocratie parlementaire, et son existence permet au Parlement de fonctionner avec efficacité et efficience, sans entraves indues.
Je souhaite la bienvenue à notre témoin, qui se joint à nous par téléconférence depuis Londres pour aborder divers aspects du privilège parlementaire. Me Richard Gordon, qui est conseiller de la reine, comme l’a souligné la sénatrice Batters, travaille comme avocat pour Brick Court Chambers, à Londres, au Royaume-Uni. Il est un éminent juriste dans les domaines du droit administratif et public, du droit constitutionnel, des droits de la personne et des libertés civiles. En ce qui concerne le privilège parlementaire, Me Gordon a témoigné devant le comité mixte sur le privilège parlementaire du Royaume-Uni, dans le cadre de l’étude qui a mené le comité à produire un rapport sur la question en 2013. II a également cosigné une analyse approfondie des pouvoirs coercitifs des comités parlementaires.
Merci, maître Gordon, d’avoir accepté notre invitation. Je vous prie maintenant de faire votre exposé, si vous le souhaitez. Bien entendu, je suis certain que les membres du comité auront ensuite des questions. Merci d’être ici aujourd’hui. Pouvez-vous bien nous entendre?
Richard Gordon, avocat, Brick Court Chambers, à titre personnel : Merci beaucoup, monsieur le sénateur. Oui, je vous entends. J’espère que vous pouvez aussi tous bien m’entendre, que je parle assez fort.
Le président : Nous vous entendons très bien.
M. Gordon : Excellent, très bien.
Il est nécessaire d’avoir des notes d’allocution pour ce genre d’exercice. Je vais m’y référer pour commencer et éviter de m’en écarter. J’espère pouvoir vous donner l’occasion d’assimiler mes points de vue de façon générale. Comme je l’indique au début de mes notes, je suis très honoré d’avoir été invité, et j’espère que je pourrai aider le comité à poursuivre son important travail relativement aux enjeux liés à la modernisation du privilège parlementaire au Canada.
Comme l’a fait Maxime St-Hilaire, le témoin qui a comparu plus tôt, je m’en tiendrai à des observations de nature générale dans le cadre de ma déclaration liminaire. Pour amorcer la discussion, je vais aborder trois aspects.
Premièrement, bon nombre des questions que vous soulevez en ce qui concerne l’opportunité de moderniser le privilège parlementaire au Canada sont semblables à celles que l’on se pose en ce moment au Royaume-Uni. Il n’y a là rien d’étonnant, compte tenu des parallèles historiques existant entre la doctrine des deux pays et le fait que le cadre de base est le même au Canada et au Royaume-Uni.
Deuxièmement, je crois qu’il existe toutefois une différence fondamentale entre le Canada et le Royaume-Uni. Le Canada s’est doté de textes constitutionnels assortis de dispositions précises qui sont interprétées et appliquées par les tribunaux. Au Royaume-Uni, il n’y a pas de constitution de ce genre, en raison du principe de souveraineté parlementaire, qui a été esquissé par un grand juriste de l’époque victorienne, A.V. Dicey. Ce principe fait en sorte que le Parlement peut promulguer ou annuler toutes les lois. Par conséquent, comme aucune loi n’est permanente puisqu’elle peut être abolie en tout temps, rien n’est consacré. À mon avis, cette différence fondamentale entre le Royaume-Uni et le Canada a, selon moi, des répercussions concrètes sur la portée de la modernisation du privilège parlementaire.
Troisièmement, le privilège parlementaire n’est plus ce qu’il était. À l’origine, le privilège parlementaire était une protection contre l’ingérence de la monarchie. On pourrait donc dire que le privilège découlait d’un besoin de protection. Il ne faut pas oublier que pendant de nombreuses années, le Parlement et la Couronne étaient en conflit. Ils étaient des adversaires plutôt que des partenaires. Aujourd’hui, tout cela a changé. Le Parlement n’a pas d’adversaires. Le pouvoir de la Couronne est presque exclusivement symbolique; en effet, elle a confié presque toutes ses anciennes prérogatives au pouvoir exécutif. À mon avis, on déforme la réalité lorsqu’on laisse entendre que les tribunaux ou le pouvoir exécutif sont des adversaires du Parlement, selon la compréhension commune que nous avons de ce terme. Les tensions qui apparaissent de temps à autre entre les institutions du pays ne sont pas des luttes comme celles qu’elles se livraient à l’origine, lorsqu’elles voulaient absolument imposer leur suprématie. Il s’agit plutôt de tensions semblables à celles qui peuvent s’installer entre deux membres d’une famille qui sont en désaccord et qui expriment leur point de vue, en termes parfois mordants. C’est tout à fait à l’opposé d’une menace à la liberté d’expression.
Pris ensemble, ces trois aspects donnent lieu aux questions fondamentales suivantes. D’abord, quels sont les motifs justifiant que l’on maintienne encore la doctrine du privilège parlementaire? Ensuite, le régime actuel est-il compatible avec ces motifs, et si, comme je le pense, il ne l’est pas, quelle réforme devrait être apportée? Enfin, et il s’agit probablement là de la plus importante des questions, comment s’y prendra-t-on pour mettre en œuvre cette réforme nécessaire, et quels sont les obstacles qui y sont liés?
J’aborderai ces questions l’une après l’autre. Par conséquent, commençons d’abord par la question suivante : quels sont les motifs justifiant qu’on maintienne encore la doctrine du privilège parlementaire?
Le rapport que vous avez publié en 2015 sur le privilège parlementaire contient un excellent résumé des origines de la doctrine au Royaume-Uni et au Canada. Ce qui ressort de façon très claire, c’est qu’au XVIIe siècle, la liberté d’expression au Parlement était au cœur des exigences politiques que le Parlement défendait auprès de la monarchie. Si on adopte une conception très simpliste des choses, on pourrait dire que la guerre civile survenue au milieu du XVIIe siècle était une affirmation du privilège parlementaire pour lutter contre l’ingérence de la monarchie. Un jour, la liberté d’expression au Parlement a été inscrite dans la loi, plus particulièrement dans l’article 9 de la déclaration des droits.
Comme je l’ai déjà mentionné, les choses ont bien changé, et s’il en est ainsi, la responsabilité revient sans aucun doute à ceux qui invoquent le privilège pour justifier son maintien, sous quelque forme que ce soit. Il se trouve que le maintien de certains privilèges ou de certaines immunités pour ceux qui accomplissent le travail du gouvernement n’est pas difficile à justifier. Il est vrai que le Parlement n’est plus confronté à un adversaire qui s’estime supérieur ou même investi d’un pouvoir parallèle. Cela dit, compte tenu de la complexité de la société d’aujourd’hui, des conflits d’intérêts demeurent, et dans ce contexte, la liberté d’expression des parlementaires revêt une importance cruciale.
Le contexte dans lequel la liberté d’expression est requise à l’ère moderne au Parlement est par contre bien différent de celui dans lequel elle était nécessaire au XVIIe siècle. La liberté d’expression n’est plus un rempart contre les tentatives de tyrannie; elle est maintenant un complément nécessaire à la majorité des fonctions entreprises au Parlement.
Bien entendu, nous pourrions donner de nombreux exemples. Je connais surtout le travail accompli par certains comités au Royaume-Uni. Je vais donc donner un exemple anonyme, qui n’est toutefois pas inventé de toutes pièces. Prenons, par exemple, une loi qui empêche la divulgation des renseignements des contribuables. Le ministère du Revenu intérieur peut-il invoquer cette loi devant un comité donné afin de refuser de divulguer ces renseignements, dans une situation où le comité en question entreprend une enquête pour déterminer si le ministère conclut des ententes « laxistes » avec des sociétés? Si le comité peut recevoir ces renseignements, ne devrait-il pas être tenu de les divulguer dans un rapport public exposant ses conclusions, dans l’intérêt de la population?
Il s’agit là d’un moyen différent d’utiliser la liberté d’expression qu’à l’époque ou ce concept est apparu. Il y a bien sûr des similitudes, puisque le travail accompli par le Parlement, que ce soit au XVIIe siècle ou au XXIe siècle, serait entravé en l’absence du privilège parlementaire. Cela dit, les contextes sont différents.
Donc, ma réponse à la première question est que le maintien du privilège comme doctrine constitutionnelle ne peut être justifié qu’en fonction du fait qu’il est nécessaire de permettre au Parlement d’entreprendre des fonctions parlementaires dans l’intérêt de la population. J’appellerai cela un test fonctionnel du concept de privilège.
La deuxième question est plus difficile : le régime actuel est-il compatible avec ces motifs, et si, comme je le pense, il ne l’est pas, quelles réformes apporter? Il me semble, et c’est une chose que j’ai décelée dans l’analyse qui figure dans votre rapport, que le privilège parlementaire et la liberté d’expression au Parlement en particulier devraient, en cette ère moderne, être adaptés de manière à tenir davantage compte des intérêts des tiers, si on procède à un test fonctionnel plutôt que protecteur du privilège.
Il ne faut pas perdre de vue que, à ses débuts, la notion d’opposition entre les intérêts d’un tiers indépendant et ceux du Parlement n’existait tout simplement pas. L’émergence des droits fondamentaux s’est faite graduellement. Jusqu’à maintenant, on a très peu réfléchi aux conflits potentiels entre les droits et les obligations des tiers — particuliers ou autres entités — et les devoirs du Parlement dans l’exercice de ses fonctions quotidiennes.
À mon sens, pour aborder la question de la réforme du privilège parlementaire de manière à tenir compte du contexte moderne, et tout spécialement des intérêts de tiers, il faut adopter les principes de base suivants : d’abord, la portée du privilège doit être claire; ensuite, les termes doivent être bien définis; enfin, il peut être nécessaire d’aborder différentes situations sous des angles différents. Ces facteurs donnent sérieusement à penser que le privilège parlementaire doit être codifié, comme c’est le cas dans certains pays, plus précisément en Australie et, récemment, en Nouvelle-Zélande.
Au Royaume-Uni en tout cas, les termes ne sont pas clairement définis, et la portée du privilège n’est pas toujours évidente. Des situations différentes ne sont pas non plus abordées sous des points de vue distincts. En fait, le privilège est habituellement considéré comme un concept monolithique découlant de l’idée proclamée dans l’article 9 du Bill of Rights :
Que l’exercice de la liberté de parole et d’intervention dans les débats et les délibérations du Parlement ne peut être contesté ni mis en cause devant aucun tribunal ni ailleurs qu’au Parlement.
Puisqu’aucun des termes de l’article 9 n’est défini, c’est aux tribunaux et aux analystes érudits qu’il est revenu de tenter de tirer au clair la signification du texte législatif; surtout en ce qui concerne l’expression « délibérations du Parlement », qui n’a aucune définition précise. Or, si cette définition n’est pas claire, l’étendue et l’incidence du privilège ne le sont pas non plus. Dans quelles circonstances, si tant est qu’il y en ait, un témoin convoqué devant un certain comité peut-il refuser de se présenter ou de répondre à des questions? Dans quelles circonstances ce refus constitue-t-il un outrage au Parlement? Plus important encore, de quels pouvoirs un comité spécial dispose-t-il en présence de ce qu’il considère comme un outrage?
Ces questions et bien d’autres ne font pas que miner les efforts déployés pour comprendre la portée et l’application du privilège. Elles signifient aussi que, au Royaume-Uni, les rapports entre le privilège parlementaire et les droits fondamentaux, ainsi que les lois de l’Union européenne, n’ont jamais été établis de manière à être assujettis à un principe cohérent. Abstraction faite des droits fondamentaux des personnes qui comparaissent devant le Parlement, qu’il s’agisse ou non de députés, les droits de parties de l’extérieur du Parlement pourraient fort bien être compromis par des propos tenus dans les délibérations d’un comité et publiés par vidéo ou sous forme écrite. Je sais que des problèmes semblables surviennent au Canada, bien que vous ayez au moins franchi un premier pas en codifiant le privilège dans la plupart des provinces.
Ma réponse à ma deuxième question est donc, selon moi, que le privilège parlementaire doit être modifié de manière appréciable pour tenir compte du contexte complètement différent dans lequel il s’applique maintenant. Dans le monde moderne, le risque qu’il cause des dommages est élevé. Quant aux réformes à mettre en oeuvre, je pense qu’il faut les envisager à la lumière des trois principes que j’ai énoncés.
Il faut accorder une attention particulière à toute codification du privilège qui permet de porter atteinte, d’une manière qui serait autrement illégale, aux droits fondamentaux ou à d’autres dispositions de la loi. Je peux imaginer, du moins en théorie, des circonstances dans lesquelles le travail du Parlement deviendrait plus difficile s’il était impossible de déroger à ces droits dans l’intérêt public. Cependant, j’estime que la nécessité de déroger à un droit dans l’intérêt du public est habituellement prise en compte dans la notion d’atteinte légale au droit en question.
Pour tenir compte des droits fondamentaux, il est peut-être plus pertinent que le Parlement ajoute lui-même des garanties procédurales à celles qui existent déjà, au moyen de règles internes ou de lois distinctes, afin de veiller à offrir la protection maximale à ceux dont les droits pourraient être lésés.
Ma dernière question était : comment s’y prendra-t-on pour mettre en œuvre cette réforme nécessaire, et quels seront les obstacles à franchir? Il existe, il me semble, seulement deux moyens de procéder : devant les tribunaux ou par voie législative — par les mécanismes prévus par la loi ou par les mécanismes internes du Parlement.
Selon moi, il est en quelque sorte contradictoire de dire que la réforme doit prendre sa source dans la common law. La common law réagit aux affaires portées devant les tribunaux; elle est fragmentaire; elle s’intéresse principalement, dans la pratique, aux faits précis de l’affaire jugée.
Cela ne veut pas dire pour autant que les tribunaux n’ont pas un rôle important à jouer dans l’application du privilège parlementaire. À l’évidence, ils en ont un. Ne serait-ce qu’en raison du conflit qui oppose le privilège parlementaire invoqué et les droits fondamentaux, en l’absence de dispositions législatives précises, c’est aux tribunaux qu’il incombera de déterminer si le privilège doit l’emporter sur les droits, ou vice versa. Toutefois, logiquement, il ne peut pas revenir aux tribunaux d’entreprendre le travail qui consiste à réformer en profondeur le privilège parlementaire. Cette tâche revient exclusivement au législateur, il ne saurait en être autrement.
Ainsi, idéalement, ce que je souhaite, c’est que le privilège parlementaire fasse l’objet d’une codification majeure qui tienne compte, dans sa portée, du rôle du Parlement, dont le domaine de compétences comprendrait les règles internes, et du rôle des tribunaux, pour lesquels un modèle législatif serait établi afin de tenir compte des droits fondamentaux dans le contexte de l’application du privilège parlementaire.
Cependant, il y a là un défi de taille. Il est possible que les parlementaires s’opposent vivement à la réforme du privilège par voie législative. On nous recommande de rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Dans cet esprit, il semblerait logique de laisser aux juges le soin de décider si le privilège parlementaire a été appliqué correctement lorsque des questions d’ordre juridique se posent quant à son application légale.
À l’heure actuelle, l’application du privilège parlementaire, par opposition à sa formulation, relève exclusivement de la compétence du Parlement. Si tel n’était pas le cas, les tribunaux enfreindraient l’article 9 du Bill of Rights lorsqu’ils remettent en question les délibérations du Parlement. Toutefois, pour qu’une réforme du privilège soit efficace, elle devra prévoir des procédures justes et respecter les droits fondamentaux. L’application régulière de la loi et d’autres droits fondamentaux sont des questions plus juridiques que constitutionnelles. Après la réforme, si elle est efficace, on ne pourra pas simplement en faire fi, comme cela a déjà été le cas, en les confinant à une partie différente de la Constitution ou en les reléguant aux oubliettes de la non-justiciabilité.
Les compétences respectives des tribunaux et du Parlement, et les rapports entre ces derniers, devront connaître une transformation en profondeur pour qu’une réforme du privilège parlementaire soit efficace. Ce ne sera pas chose facile. Je souhaite bonne chance au comité pour faire face aux tâches difficiles qui l’attendent.
Le président : Merci beaucoup, maître Gordon.
Le sénateur Gold : Merci pour votre très intéressant exposé. Auriez-vous des recommandations à formuler sur la façon dont nous pourrions, au Parlement, mettre en œuvre des mécanismes internes pour surveiller l’exercice des privilèges que nous aurons éventuellement mieux définis ou modifiés? C’est-à-dire, en plus de la codification que vous recommandez, quels mécanismes internes du Parlement pourraient, le cas échéant, aider à structurer et à superviser l’application de ces privilèges en cas de problèmes?
M. Gordon : Il me semble que si vous réformez le privilège parlementaire, vous devez prévoir de séparer les attributions judiciaires des mécanismes internes qui sont de la compétence du Parlement; les compétences exclusives, si vous voulez.
Quels sont les principes qui énoncent les modalités de la formulation des règles internes? D’après moi, c’est au législateur de le préciser. Je suppose que, au Canada, vous possédez le même mécanisme que nous, en Angleterre : de nombreux comités. Si on examine les règlements des différents comités du Royaume-Uni, du moins, on y constatera des incohérences. Une réforme très simple que je recherche pour les mécanismes internes du Parlement est la complète cohérence entre les règles régissant les divers comités.
Ensuite, il serait extrêmement utile d’examiner les procédures de certains comités, en vue de les uniformiser. Actuellement, l’échange courtois de questions et de réponses en comité peut se transformer, pour le témoin, en une expérience cuisante sous le feu des projecteurs. Il serait donc très utile de prévenir les témoins de ce qu’on attend d’eux.
La troisième question, qu’on me pose souvent, porte sur la notion d’outrage au Parlement. Nous sommes en territoire tout à fait inconnu. Au Royaume-Uni du moins, il est sûr que personne n’a établi de classification de ses différentes formes. Des tentatives ont eu lieu, mais, en réalité, je dois sans cesse prévenir mes clients que le Parlement énonce ses propres règles et qu’il n’existe tout simplement pas de définition juridique de l’outrage au Parlement.
Je reviens toujours au rapport de 1999 de la Chambre des lords, celui, je pense, de lord Nicholls, qui présidait le Joint Select Committee. Quelque part on y lit qu’il ne faudrait pas voir un outrage au Parlement quand un témoin invoque une excuse légitime pour ne pas répondre à une question. C’est ce qui revient presque toujours sur le tapis.
Voilà le genre de questions pratiques que je m’efforcerais certainement de faire clarifier très tôt au cours du processus, si je préparais par voie législative une réforme en profondeur du privilège parlementaire.
Le sénateur Wells : Merci, maître Gordon, pour votre exposé et vos idées.
J’ai besoin de vos lumières ou de vos conseils sur la différence, relativement au privilège, qui existe entre la Chambre des communes et le Sénat ou la Chambre des lords. Vous avez parlé du privilège parlementaire, qui englobe les deux, mais existe-t-il effectivement une différence entre les conventions et les règles régissant un organisme dont les membres ne sont pas élus et une assemblée d’élus?
M. Gordon : Il n’y a pas de différence fondamentale majeure. Les règles ont évolué différemment, mais, essentiellement, il y en aura davantage, si vous voulez, quand un témoin est susceptible d’être contre-interrogé, à la Chambre des communes qu’à la Chambre des lords. Mais, essentiellement, malgré leur évolution différente, les règles se ressemblent beaucoup. La portée, si vous voulez, des atteintes subies par les intérêts de tiers dans les comités est beaucoup plus susceptible d’être un problème à la Chambre des communes qu’au Sénat ou à la Chambre des lords.
Le sénateur Wells : Merci. J’ai lu, dans l’introduction, que vous avez cosigné une analyse approfondie des pouvoirs coercitifs des comités parlementaires. Le sujet m’intéresse vivement, maintenant que je vois que vous êtes un expert.
Pourriez-vous formuler des observations sur certains des pouvoirs coercitifs que pourraient posséder les comités? Nous constatons souvent, dans nos comités, que nous posons des questions, nous recevons des réponses et nous produisons des rapports. Ils bénéficient du poids du Sénat, mais nous ne pouvons pas toujours obliger personne à quoi que ce soit. Pourriez-vous en dire un peu plus à ce sujet?
M. Gordon : Bien sûr. Il est certain qu’on s’interroge beaucoup sur les pouvoirs des comités spéciaux, qu’ils soient de la Chambre des communes ou de celle des lords. La Chambre n’a pas imposé d’amende depuis, je crois, 1666.
Quant au blâme, on partage fortement l’impression que la stigmatisation ou même la sanction plus officielle de la réprimande à la barre de la Chambre des communes ou à la Chambre des lords ne suffisent pas, dans certains cas, à vraiment assurer l’obtention de réponses convenables aux questions d’un comité.
Actuellement, aucune règle n’accorde à un comité spécial du Royaume-Uni de pouvoir coercitif précis, et aucun comité, faut-il préciser, n’a davantage le pouvoir d’invoquer l’outrage. Pour qu’une comparution devant un comité donne lieu à un outrage au Parlement, le comité en question doit en saisir un comité des normes et privilèges, le Standards and Privileges Committee, lequel, à son tour, s’il considère qu’il y a eu outrage, formule une recommandation à l’intention de la Chambre en séance plénière, laquelle, ensuite, en débattra et prendra une décision.
À ma connaissance, le processus n’est jamais allé plus loin que la saisine du Standards and Privileges Committee. Beaucoup de clients m’ont demandé ce qui arriverait s’ils ne se présentaient pas devant le comité qui les convoquait. Je les préviens qu’ils seront cités à comparaître ou, si vous voulez, qu’ils recevront une assignation à témoigner.
C’est parfois arrivé. C’est arrivé, je pense, aux Murdoch, par exemple. Cités à comparaître, ils se sont finalement présentés devant le comité. Aucun de mes clients n’a jamais refusé, en fin de compte, de se présenter.
Je pense que vous chercherez en vain, dans toutes les règles des comités, l’existence même du pouvoir de citation à comparaître ou même celle d’un pouvoir de faire prêter serment et d’imposer une sanction précise.
Je dois dire que le client le plus récalcitrant que j’aie rencontré dans ma pratique a toujours fini par se présenter devant le comité, et il y en a eu beaucoup de témoins récalcitrants qui, pour une raison ou une autre, ne voulaient pas le faire.
Quelle position désagréable, pour un comité, de ne pas connaître ses pouvoirs. J’ai discuté avec quelques présidents de comités particuliers qui partagent mon point de vue : il n’y a pas de réponse claire à cette question.
J’ai cosigné une étude avec sir Malcolm Jack, et j’ai discuté de la question avec lui. C’est un ancien greffier de la Chambre des communes. Il a fait une conférence sur exactement le même sujet.
Nous éprouvons de vrais problèmes. Je pense effectivement que lorsqu’il s’agit de réforme en profondeur, il faut vraiment prêter attention aux problèmes des comités spéciaux. Bien sûr, ces comités ne posaient pas de problème en 1688. Ils n’en ont probablement pas posé avant les années 1970, mais, depuis, leur puissance, leur influence et, d’après moi, leur importance constitutionnelle ont augmenté.
Le sénateur Wells : Merci beaucoup.
Le sénateur Joyal : Maître Gordon, soyez le bienvenu. Je suis heureux que vous ayez parlé de l’analyse que vous avez publiée avec sir Malcolm Jack, en 2013. Je suis convaincu que vous vous le rappelez. Vous ne semblez pas l’avoir sous les yeux, mais je voudrais revenir à deux passages précis.
Je vois que vous l’avez. À la page 38, paragraphe 77, dans le bas de la page, vous écrivez :
[...] il y a un risque de collision entre tout système moderne des droits de la personne et la liberté absolue actuelle du privilège parlementaire.
Voilà le premier problème que je voudrais vous soumettre.
Vous êtes un ardent promoteur d’une constitution écrite pour la Grande-Bretagne. Comme vous le savez, le Canada possède une constitution écrite. En fait, nous sommes une démocratie parlementaire. La suprématie du Parlement est limitée par la Constitution. Non seulement avons-nous une constitution, mais nous avons aussi une charte des droits et libertés, également inscrite dans la Constitution.
La Cour suprême du Canada a jugé qu’on ne pouvait opposer aucune partie de la Constitution à une autre pour en imposer la mise en œuvre. La Charte des droits ne peut avoir préséance sur l’article de la Constitution qui reconnaît le privilège parlementaire, lequel, bien sûr, remonte à 1867. C’est l’article 18 de notre Loi constitutionnelle.
La question qui nous occupe en ce moment est de savoir comment le Parlement peut respecter la Charte des droits et libertés sans pour autant renoncer à la revendication de ses privilèges. Personnellement, je crois que le Parlement doit privilégier des règles internes permettant de concilier les droits des tierces parties en vertu de la Charte, et les droits du Parlement de mener ses travaux législatifs et ses délibérations sans ingérence, qui est un principe constitutionnel fondamental. C’est ma première question.
Ma deuxième question porte sur le paragraphe 94 de votre document, à la page 44. Voici ce que dit le paragraphe 94 :
[...] le Livre vert du gouvernement est prudent à l’égard de la façon dont chacun aborde les rapports constitutionnels entre la magistrature et le Parlement.
C’est le nœud de la question. Comment maintenir la prérogative du Parlement face au rôle des tribunaux, qui doivent veiller à ce que les droits des tierces parties soient protégés lorsque le Parlement exerce ses privilèges?
Voici donc ma deuxième question. Si nous adoptons une codification, toutes nos décisions seraient assujetties à une révision judiciaire, car il revient aux tribunaux d’interpréter les lois. Donc, à moins de mettre en place une disposition de dérogation soustrayant la loi en question à l’examen des tribunaux, il nous faudrait concilier cet aspect du rôle des tribunaux et la souveraineté du Parlement.
Ce sont les deux questions que je veux vous soumettre. Je sais qu’elles sont complexes. C’est essentiellement ce qui nous bloque en ce moment.
M. Gordon : Je note d’abord que j’ai longuement réfléchi à la question. À mon avis, il faut remonter à la source du problème. Et quelle est la source du problème? Sans vouloir être mélodramatique, je dirais qu’il y a une lutte de pouvoirs entre la magistrature et le Parlement. Chacun réclame sa sphère d’influence. Pour les juges, cette sphère d’influence s’appelle « primauté du droit », et pour le Parlement, on parle de « privilège parlementaire », qui se transforme parfois en « souveraineté parlementaire ».
Au final, la seule façon de bien répondre à vos deux questions et de bien saisir l’ensemble du problème, ce serait de réunir les juges et les parlementaires pour qu’ils trouvent la solution ensemble.
Comme je le dis au début de ce rapport, le Parlement n’a plus d’adversaire, ou en tout cas, il ne devrait plus en avoir.
Je ne privilégie donc pas de solutions législatives, mais plutôt un dialogue entre les juges et les parlementaires. C’est ce que j’essaie de faire depuis un bon moment déjà. Il n’existe pas vraiment de système favorisant le dialogue, en partie parce que les juges craignent pour leur indépendance judiciaire, et beaucoup de parlementaires croient que les juges veulent prendre le contrôle des délibérations parlementaires.
Par exemple, l’ancien greffier de la Chambre des communes — pas sir Malcolm Jack, mais Robert Rogers — m’a dit qu’il était aberrant de penser que des juges pourraient observer leurs délibérations sur vidéo. « Nous ne voulons pas cela. »
Je crois donc que la solution comporte deux volets. D’abord, un dialogue systématique entre les juges et les parlementaires en vue d’établir un mécanisme plus efficace, qui ne générerait pas de tension entre les deux.
Puis, il faut permettre la conception d’outils établissant un lien entre les tribunaux et le Parlement.
Laissez-moi vous donner un exemple. Présumons qu’il soit vrai, car je crois que ça l’est, que les tribunaux sont les arbitres de la portée du privilège parlementaire. Et même si ce n’est pas toujours perçu comme tel au Royaume-Uni, je crois en fait que les juges sont au final les arbitres de la compétence exclusive, un principe du privilège parlementaire garanti par la common law et qui a précédé l’article 9.
Supposons ainsi que la cour est appelée à déterminer, dans un cas précis, si l’acte commis ou l’omission constitue un outrage au Parlement. Le Parlement a toujours maintenu que cette décision lui revenait. Mais est-ce réellement le cas? Si conclure à l’outrage est en fait conclure à la violation d’un droit fondamental, ne s’agit-il pas là d’une question de droit?
Je ne m’en remettrais donc pas simplement aux mécanismes internes du Parlement — votre première question —, et je ne crois pas non plus qu’il s’agisse d’un problème insoluble — votre deuxième question. Je pense plutôt qu’il faudrait envisager un mécanisme permettant, par exemple, aux juges de renvoyer une question dont ils sont saisis à un comité parlementaire spécial.
Supposons qu’on doive déterminer si un geste précis constitue un outrage. Un tribunal pourrait trancher, mais pas avant avoir pesé soigneusement les recommandations d’un comité parlementaire.
Cette solution ne vous semble peut-être pas satisfaisante. C’est possible. Il se peut qu’il y en ait une meilleure. Mais les solutions que je vise ne placent jamais les tribunaux et le Parlement en situation d’opposition. Elles doivent favoriser la collaboration.
J’espère que cela répond un peu à votre question.
[Français]
Le sénateur Maltais : Depuis l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme par l’Organisation des Nations Unies en 1948, nous avons vu l’évolution des privilèges parlementaires. Certains pays de type britannique ont adopté une charte de protection des droits et libertés des individus. Le Canada est le seul pays de type britannique qui a constitutionnalisé une telle charte. La prérogative du Parlement a toujours préséance sur la Charte canadienne des droits et libertés, et je crois que cela a été confirmé par la Cour suprême.
Est-ce que ce droit de privilège peut s’étendre à l’extérieur des parlements et des témoignages en comité? Le privilège parlementaire s’applique-t-il exclusivement à l’intérieur du Parlement et de ses comités ou peut-il s’étendre à l’extérieur du Parlement?
[Traduction]
M. Gordon : Je suis désolé. La question a été posée en français, et je ne parle pas français. Pourriez-vous me la résumer très simplement?
Le président : Maître Gordon, vous n’avez pas accès à la traduction?
M. Gordon : Je n’ai pas la traduction, non.
Le président : Nous allons vérifier, car vous devriez y avoir accès vous aussi. Donnez-nous quelques minutes pour remédier à la situation.
M. Gordon : Bien sûr.
Le président : Nous allons peut-être résoudre la question du privilège parlementaire avant de régler les pépins techniques.
La traduction devrait maintenant se rendre à vous.
[Français]
Le sénateur Maltais : Depuis l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme par l’ONU en 1948, la totalité des pays de style britannique a adopté des chartes des droits et des libertés, y compris votre pays.
Toutefois, le Canada est le seul, parmi les pays comptant des parlements de style britannique, à avoir constitutionnalisé cette charte. La Charte canadienne des droits et libertés n’a pas préséance sur le Parlement, mais a contribué à la tenue de plusieurs procès, puisque ce sujet se retrouve régulièrement devant la Cour suprême du Canada.
Dans votre pays, les privilèges parlementaires valent-ils aussi à l’extérieur du Parlement? Ici, les privilèges parlementaires, de coutume, s’appliquent aux parlementaires à l’intérieur du Parlement ou de ses comités, mais pas à l’extérieur.
Dans votre cas, ce privilège s’applique-t-il en tout temps ou est-il restreint à l’intérieur du Parlement et de ses comités?
[Traduction]
M. Gordon : J’ai bien entendu la question, alors je vais tenter d’y répondre.
Le privilège parlementaire s’applique aux délibérations parlementaires. Les délibérations parlementaires englobent tout ce qui est directement lié aux débats du Parlement, mais le terme est plutôt vague. Comme je le disais tout à l’heure, il n’existe pas de définition claire. Cela comprend aussi certains comités.
Par contre, aucun lien n’est fait entre le privilège parlementaire et les droits fondamentaux garantis par la Charte. Au Royaume-Uni, nous observons encore une loi parlementaire adoptée au XVIIe siècle. C’est, en quelque sorte, notre seule Loi constitutionnelle, mais le Parlement pourrait la modifier ou l’abroger demain matin. Elle n’est pas immuable. Nous n’avons pas de document constitutionnel comme le vôtre.
Donc, comme je le disais plus tôt, c’est une possibilité qui s’offre aux réformateurs du Canada qui se penchent sur le privilège parlementaire. Parce que vous avez créé un lien constitutionnel entre les droits fondamentaux et le privilège parlementaire en incorporant le tout à la Charte, vous avez la possibilité de réformer à long terme la doctrine du privilège parlementaire.
Je sais qu’on avance parfois au Canada que ce sont là deux parties distinctes de la Constitution. À mon avis, ce raisonnement mine le rapport qui doit exister entre les droits fondamentaux et les délibérations du Parlement. Ce rapport doit exister précisément en raison du critère fonctionnel du privilège parlementaire, qui s’applique, selon moi.
Dans ce cas, la portée du privilège parlementaire est-elle différente au Canada et en Angleterre? Je présume que les deux doctrines sont très similaires. Je crois cependant que le Canada a un avantage que nous n’avons pas, et c’est votre charte et le fait unique qu’il s’agit aussi d’un document constitutionnel.
Au Royaume-Uni, nous avons un mal fou à définir ce qui caractérise un document constitutionnel. Je ne m’attarderai pas trop sur la question, mais cela demeure un point important, car vous savez ce qu’est un document constitutionnel. En Angleterre et au Royaume-Uni, les tribunaux ont dû définir ce qui constitue une loi parlementaire constitutionnelle. Le Parlement n’a jamais fait cet exercice. Lorsque le Parlement est saisi d’une loi constitutionnelle d’envergure, il la réfère à la procédure parlementaire. Le projet de loi est débattu sur le parquet de la Chambre plutôt qu’en comité.
Vous avez un point de départ très important pour entreprendre la réforme du privilège parlementaire. Ce que nous n’avons pas, parce que nous n’avons pas établi ce rapport entre les deux.
[Français]
Le sénateur Maltais : Selon votre grande expérience, est-ce qu’un grand nombre de parlements de style britannique réunissent la magistrature avec les parlementaires?
[Traduction]
M. Gordon : Vous voulez parler de la collaboration que je propose? À ma connaissance, la magistrature et les parlementaires n’ont jamais déployé d’efforts communs pour moderniser leur relation, et dans aucune administration.
Prenons l’Australie, qui a soigneusement formulé une loi parlementaire sur le privilège parlementaire. Par contre, la constitution australienne ne parle nulle part des droits de la personne. Il faut consulter les lois des différents états pour trouver quelques références aux droits fondamentaux. L’Australie offre donc une partie de la solution, mais malheureusement pas de doctrine cohérente et officielle sur les droits fondamentaux.
À mon sens, la Nouvelle-Zélande a trouvé une formule plutôt efficace pour assurer l’étude préliminaire des projets de loi. La Nouvelle-Zélande a été le premier pays à se munir d’un manuel du cabinet pour énoncer ses règles constitutionnelles. Aussi, elle a récemment adopté sa propre loi sur le privilège parlementaire.
J’examinerais de près le modèle de la Nouvelle-Zélande. Je n’ai pas tous les détails à portée de main, mais cela pourrait être un bon point de départ si vous souhaitez mettre en place une solution misant sur la collaboration entre la magistrature et le Parlement.
Le président : Maître Gordon, est-il juste de dire que vu l’absence d’une codification sur le privilège parlementaire au Royaume-Uni, il est en fait plus difficile pour les tribunaux d’empiéter sur ce privilège? Codifier une série de règles à cet égard ne permettrait-il pas aux tribunaux d’empiéter davantage sur ce qui est, historiquement et traditionnellement, la liberté du Parlement?
M. Gordon : Effectivement, dès qu’on met quelque chose par écrit, on l’expose à différentes interprétations. C’est difficile d’imaginer une situation où toute interprétation serait superflue. C’est en effet la crainte chaque fois qu’on met quelque chose par écrit.
En Angleterre, quand nous avons commencé à penser à formuler un manuel du Cabinet, comme l’ont fait les Néo-Zélandais, j’en parlais à la Chambre des lords, et mes collègues me disaient : « N’est-ce pas dangereux de mettre les choses noir sur blanc? » Mais il y a une autre façon de voir cela : plus une loi est claire, moins il y a place à interprétation.
Plutôt que de préserver l’ambiguïté dans l’espoir que les problèmes vont se résoudre d’eux-mêmes après un certain temps, il est de loin préférable d’avoir des procédures et des lois qui sont très clairement formulées, et peut-être des dispositions de dérogation — que nous appelons « ouster clauses » en Angleterre — qui limitent le champ de compétence des tribunaux dans certains cas, sans toutefois éliminer toute possibilité de dialogue.
Nous avons rédigé des constitutions pour des dominions et des républiques à l’échelle du globe, mais nous n’en avons pas nous-mêmes. Et pourtant, la plupart des pays sont aujourd’hui dotés d’une constitution. Ce n’est pas une fin en soi, ni une solution universelle, et je reconnais qu’il y a des avantages et des inconvénients. Mais dans l’état actuel des choses, sachant que vous avez des procédures clairement établies, il est de loin préférable pour le Parlement de mettre en place des mécanismes internes, bien sûr, mais surtout d’adopter des règles et des lois beaucoup plus explicites, selon les trois principes que j’ai exposés dans le rapport. Certaines questions devraient effectivement être réglées devant les tribunaux, mais c’est déjà le cas de toute façon.
Après tout, si vous acceptez le principe qu’au bout du compte c’est l’appareil judiciaire qui détermine la portée du privilège parlementaire, et c’est l’opinion générale au Canada, je crois, c’est une lutte qui risque toujours de se finir devant les tribunaux.
Le sénateur Gold : Dans une vie antérieure, j’étais professeur en droit constitutionnel. Maintenant, je suis parlementaire. Je trouve que l’idée du dialogue entre la magistrature et le Parlement afin de résoudre certains dilemmes et conflits existentiels est à la fois intrigante et intéressante. Sérieusement, je suis fort intrigué par votre recommandation de trouver des moyens de structurer un dialogue quelconque. Je veux m’assurer de bien comprendre votre argument, et je vous inviterais peut-être à préciser votre pensée à ce sujet.
J’imagine qu’on irait au cas par cas, et je crois que vous y avez fait référence dans votre exposé. Vous avez dit que les tribunaux pourraient décider de renvoyer une question au Parlement ou s’appuyer sur les recommandations d’un comité parlementaire sur un cas précis. Est-ce que cela pourrait se faire en accordant le statut d’intervenant à un groupe établi de parlementaires dans une affaire judiciaire?
Par ailleurs, si l’on procède au cas par cas, j’aimerais obtenir votre point de vue sur ce qui suit : si des parlementaires ou des juges rechignent à l’idée de se réunir pour des raisons liées à la primauté du droit et des préoccupations sur le privilège parlementaire, serait-il bon de former un comité mixte ou un comité mandaté par les représentants de la magistrature et du Parlement — composé peut-être d’avocats, de chercheurs et d’anciens juges — qui pourrait rédiger un projet de loi approprié qui serait examiné par le Parlement et qui serait ainsi fondé sur les points de vue judiciaires, juridiques et parlementaires? Autrement dit, comment pourrions-nous donner corps à cette idée?
Pourriez-vous donner votre avis sur n’importe laquelle de ces idées ou, sans doute, nous donner de meilleures idées quant à la façon de structurer ce type de dialogue?
M. Gordon : Oui. Merci. Au Royaume-Uni, les tribunaux ont toujours boudé quelque chose qu’on appelle la déclaration consultative, qui est un avis juridique pouvant être donné par un tribunal avant même qu’il ne soit saisi d’une affaire. Les tribunaux ont toujours été très réticents à cet égard, mais je crois qu’il est possible d’avoir des processus consultatifs permettant d’imaginer des mécanismes efficaces, et non purement réactifs.
Nous sommes plutôt habitués à ce que les juges prennent des décisions sur les affaires qui sont portées à leur attention. Le regretté lord Bingham était le juge modèle qui disait que nous n’étions pas très imaginatifs; nous faisons seulement ce qu’on nous dit de faire. Nous sommes saisis de l’affaire et nous prenons une décision.
Dans une certaine mesure, tout comme les parlementaires doivent être informés de ce qui se passe du côté des tribunaux un peu plus qu’ils le sont, je crois que les juges doivent comprendre la mesure dans laquelle leurs décisions peuvent, en fait, entraver les processus parlementaires. Je pense donc qu’il est possible d’imaginer des mécanismes — je ne prétends pas avoir la solution — permettant de débattre, de discuter et de donner des conseils sur des problèmes très difficiles et qui semblent actuellement insolubles et d’intégrer cela à un processus.
Je comprends que ce ne sont pas tous les cas qui mèneront à une solution pour chaque problème constitutionnel, mais si l’on peut trouver un rôle aux juges qui les intégrerait davantage au Parlement et si le Parlement peut alors répondre d’une façon qui donne aux juges un rôle dans ce processus, je vois cela comme la voie qu’il faut suivre plutôt que de considérer que le rôle des juges est figé. Ils ne font que réagir à des choses, de sorte que nous sommes vraiment pris avec un processus à la pièce.
Je crois que le lien entre la magistrature et le Parlement pourrait être beaucoup plus créatif et, d’ailleurs, il devrait l’être. Pensons à ce qui se produira si ce type de lien n’existe pas. Prenons le problème du comité spécial dont j’ai parlé, supposons que le comité des normes et des privilèges renvoie ce qu’il perçoit comme un outrage à la Chambre, et que les avocats disent : « Un instant; nous voulons faire valoir notre cause, nous avons un droit fondamental », peu importe quoi. Il faudra que le Parlement conçoive des processus qui permettent de soumettre la question du droit à la discussion. Plus le Parlement ne tient pas compte du judiciaire, plus le judiciaire ne tient pas compte du Parlement, plus il y aura encore ce genre de conflits.
Le sénateur Gold : Si vous me permettez de poursuivre dans la même veine, je crois que dans un sens, votre dernier point est lié à la première question de mon collègue, le sénateur Joyal, si ma mémoire est bonne, et à la question que je vous ai posée plus tôt, soit la question de savoir s’il est souhaitable que certains processus internes du Parlement concernent précisément cela, l’application régulière de la loi ou la justice fondamentale ou l’équité étant les préoccupations opérationnelles.
Concernant ce que vous avez dit au sujet des rapports consultatifs, au Canada, nous avons un mécanisme au moyen duquel les gouvernements peuvent renvoyer, à leur cour d’appel provinciale, par exemple ou, dans le cas du gouvernement fédéral, à la Cour suprême du Canada, des questions au sujet desquelles ils demandent l’avis de la cour sans avoir besoin, comme le diraient les Américains, d’une cause ou d’une controverse, sans qu’il y ait un litige. À vrai dire, ce n’est pas exécutoire, bien qu’en fait, les décisions que rend la Cour suprême sur des renvois ont reçu la même valeur comme précédent que lorsqu’il s’agit d’affaires réelles, la doctrine stare decisis étant, de plus en plus, quelque peu dépassée.
C’est un mécanisme qui pourrait être utilisé au moins pour obtenir l’avis de la cour pour déterminer quels processus internes pourraient dissiper les préoccupations sur la Charte lorsque, par exemple, des tiers comparaissent devant des comités sénatoriaux.
M. Gordon : Oui. Au Royaume-Uni, je crois que c’était à l’époque où nous avons créé notre Cour suprême, et les juges avaient l’impression qu’ils étaient en train de perdre du pouvoir, on avait recours à un mécanisme consistant à signer des concordats. Je me demande si vous pouvez élaborer votre processus de façon à ce qu’il s’accompagne de la signature d’un concordat entre le gouvernement et la magistrature, visant la façon dont ce processus pourrait être élaboré en tant que garantie constitutionnelle protégeant un organe de l’État, le Parlement, mais aussi les personnes que la Constitution est censée protéger, à savoir, les gens.
À mon avis, une fois qu’on pense en fonction d’avis émis, de concordats, de réunions, c’est beaucoup plus avantageux, je crois — et je souhaiterais que nous suivions cette logique au Royaume-Uni —, que de dire : « Eh bien, nous ne pouvons pas vraiment faire de réforme; nous ne devrions rien faire codifier parce que plus de juges devront intervenir. » Voilà le type de débat qui est en cours au Royaume-Uni.
Il faut qu’il y ait modernisation, car le privilège parlementaire est une créature du XVIIe siècle. Il doit être adapté au XXIe siècle. Il en est de même pour la façon dont la justice est administrée — il faut moderniser le système de justice. Avec les technologies de l’information, il commence à y avoir des documents électroniques dans les tribunaux. Peut-être que c’est le cas depuis longtemps au Canada, mais ici, nous utilisons toujours des dossiers en format A4, imprimés d’un seul côté, et il s’agit d’un processus assez lent. Je crois que c’est la clé de l’avenir.
Le sénateur Joyal : Maître Gordon, j’aimerais revenir sur un point que vous avez soulevé qui, je crois, n’est pas sans valeur. Vous dites que, au sujet de la Constitution canadienne, dans la décision de la Cour suprême, une partie de la Constitution ne devrait pas l’emporter sur l’autre. Autrement dit, la Charte ne devrait pas avoir préséance sur le privilège parlementaire, et vice versa. Vous avez mentionné que les deux sont fondamentaux dans la structure du Parlement et vous avez parlé de la question de savoir si un moyen de concilier les choses concernant le respect des droits des tiers par le Parlement ne consisterait pas à établir un processus qui refléterait le principe de la justice fondamentale. Cela voudrait dire qu’une partie lésée pourrait demander d’être entendue pour défendre son point de vue, et demander un processus d’arbitrage en se fondant sur le respect du principe de droit qui est inclus dans la Charte. Cela me semble un moyen de ne pas laisser le un tiers complètement à la merci des caprices des parlementaires sans qu’il ait l’occasion de se faire entendre devant les tribunaux, si je peux m’exprimer ainsi.
Il me semble qu’en ce sens, selon la façon dont la Constitution canadienne est structurée, avec des privilèges d’un côté et la Charte, de l’autre, ce n’est pas étanche, comme vous le dites. Ils font partie du même cadre et de la même démarche constitutionnelle. Puisque nous avons une constitution écrite, cela semble un bon moyen à explorer, pour faire en sorte que nous répondons à cette question quant à la mesure dans laquelle le Parlement agit en harmonie avec les principes de la Charte canadienne des droits et libertés.
M. Gordon : Oui, je suis d’accord avec vous. Dans le document que j’ai écrit avec sir Malcolm Jack, nous avons lancé une idée, qui est de permettre à une personne qui s’estime lésée, par exemple à l’issue d’un débat parlementaire, d’exposer ses arguments au Parlement de sorte qu’on peut espérer parvenir à concilier la nécessité de s’exprimer librement au Parlement et le respect des droits fondamentaux. Le point d’arrivée idéal serait, pour reprendre ce que vous avez dit, que la Charte, les processus parlementaires, et la magistrature et les parlementaires soient en harmonie de sorte que les risques de conflit constitutionnel soient réduits au minimum.
De cette manière, non seulement il y aurait moins de conflits constitutionnels, mais les gens ne se sentiraient pas lésés comme c’est le cas présentement, du fait de la façon dont, par exemple, certains comités spéciaux fonctionnent au Royaume-Uni, où on peut être montré du doigt en public sans avoir une possibilité réelle de défendre sa cause.
Le sénateur Joyal : Il y a eu un cas similaire à l’Assemblée nationale du Québec. Dans une motion adoptée à l’unanimité, elle a condamné un citoyen, qui n’a pas comparu devant un comité ou un comité spécial, qui a fait un commentaire dans un tout autre contexte que les travaux parlementaires. Une motion concernant cette personne a été adoptée à l’unanimité et cette dernière n’avait pas le droit de se présenter devant l’Assemblée nationale pour dire qu’elle se sentait lésée et demander réparation. Puisque la motion a été adoptée au sein de l’assemblée, la personne a été privée de la possibilité de s’adresser aux tribunaux pour défendre son point de vue.
Au cours des 15 dernières années, il y a eu trois cas où des tiers se sont sentis lésés : deux d’entre eux ont fait l’objet d’une décision de la Cour suprême ou d’une audience; l’autre affaire est toujours en instance devant la Cour d’appel du Québec. Il s’agit d’un sikh qui voulait témoigner en portant son kirpan en raison de ses croyances religieuses. L’assemblée lui a refusé le droit de comparaître, car elle a dit qu’on ne peut pas porter ou avoir un objet qui pourrait être considéré comme représentant un danger pour la sécurité de l’assemblée.
Personnellement, j’ai trouvé que c’était scandaleux, et je ne ferai pas d’autres commentaires à ce sujet. C’est une question qui, de toute évidence, à mon avis, concernait les droits d’un citoyen, et les privilèges du Parlement de décider sur la base de quels critères on laisse entrer des gens au Parlement.
Notre principal défi, c’est vraiment de concilier les droits des citoyens — liberté de parole, liberté d’affirmer ses croyances religieuses, liberté de vivre à l’abri du racisme — de sorte qu’ils puissent faire reconnaître leurs droits quelque part. Sinon, ils devront s’adresser aux tribunaux, et nous avons alors un affrontement sur le plan des droits entre la Charte et le privilège parlementaire. Il me semble que nous devrions trouver une façon de régler cela, surtout lorsqu’il est allégué que les droits d’un tiers contreviennent au privilège parlementaire, en ce qui concerne les principes de la Charte.
Le Parlement ne se situe pas au-dessus de la Charte, à mon avis. Il est tenu de respecter ses principes, mais il revient au Parlement de déterminer quel est le bon processus à suivre pour la mettre en oeuvre. C’est vraiment un problème avec lequel nous sommes aux prises. C’est concret, car les tribunaux canadiens en sont saisis.
M. Gordon : Je suis d’accord avec vous à propos de tout ce que vous venez de dire. Les droits fondamentaux sont liés à ce qui se passe au Parlement : ne devrait-il pas s’agir de la chose la plus évidente au monde? Le lien peut être légèrement différent, mais on ne peut nier qu’il y en a un.
Cependant, on le nie au Royaume-Uni. Il n’y a tout simplement pas de dispositions législatives ni de processus interne reconnaissant un lien entre les droits fondamentaux et le privilège parlementaire. Au Canada, vous avez une longueur d’avance sur nous, car comme vous le dites, il y a la Charte et il y a le privilège parlementaire, et les deux font partie de la Constitution. Au moins, vous avez ce lien. Ce qu’il vous manque, c’est une façon de donner corps à ce lien. C’est ce que vous devez faire. À cet égard, les processus internes du Parlement qui reconnaissent ce lien constituent un bon exemple. C’est un excellent départ.
En fait, je n’ai pas aussi peur que peut-être d’autres personnes de l’idée d’adopter des mesures législatives qui fournissent un espace permettant à ce mécanisme de fonctionner. Je crois que l’adoption de mesures législatives qui donnent au Parlement un rôle complet concernant le respect qu’il réserve aux droits fondamentaux et qui, en même temps, réservent aux tribunaux les questions qui sont clairement liées à un scénario des droits fondamentaux me semble une solution évidente. Pour ce qui est des détails, c’est difficile, mais le principe doit être très clair.
Le président : Chers collègues, s’il n’y a pas d’autres questions, j’aimerais remercier Me Gordon d’avoir participé à notre réunion d’aujourd’hui, et je le remercie beaucoup de ses judicieuses observations. Nous poursuivrons notre étude sur ce sujet important.
Maître Gordon, je vous remercie d’avoir été avec nous aujourd’hui.
M. Gordon : Merci beaucoup.
Le président : Le 8 mai, nous poursuivrons notre étude sur les privilèges. Nous accueillerons un ancien Président du Sénat, M. Dan Hays. Le sénateur Kinsella est également sur la liste de juin. Puis, bien entendu, le comité de direction se réunira cette semaine pour poursuivre ses délibérations concernant les témoins que nous entendrons au sujet du comité de l’audit et de la surveillance.
Merci.
(La séance est levée.)