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RPRD - Comité permanent

Règlement, procédure et droits du Parlement

 

Délibérations du Comité permanent du
Règlement, de la procédure et des droits du Parlement

Fascicule no 13 - Témoignages du 22 mai 2018


OTTAWA, le mardi 22 mai 2018

Le Comité permanent du Règlement, de la procédure et des droits du Parlement se réunit aujourd’hui, à 9 h 36, conformément à l’article 12-7(2)c) du Règlement, pour étudier des ordres et pratiques du Sénat et les privilèges parlementaires.

Le sénateur Serge Joyal (vice-président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le vice-président : Honorables sénateurs, je suis heureux de vous accueillir à cette réunion du Comité permanent du Règlement, de la procédure et des droits du Parlement. Je demanderais aux honorables sénateurs de se présenter, afin que notre invité vous reconnaisse.

Le sénateur Greene : Stephen Greene, de la Nouvelle-Écosse.

Le sénateur Marwah : Sabi Marwah, de l’Ontario.

Le sénateur Gold : Marc Gold, du Québec.

[Français]

La sénatrice Ringuette : Pierrette Ringuette, du Nouveau-Brunswick.

[Traduction]

Le sénateur Woo : Yuen Pau Woo, de la Colombie-Britannique.

Le sénateur Wells : David Wells, de Terre-Neuve-et-Labrador.

Le sénateur Maltais : Sénateur Maltais, de la ville de Québec.

La sénatrice Seidman : Judith Seidman, de Montréal, au Québec.

Le vice-président : Merci, sénateurs.

En juin 2015, lors de la dernière session parlementaire, notre comité a déposé un rapport intitulé Une question de privilège : Document de travail sur le privilège parlementaire au Canada au XXIe siècle. Notre comité a convenu de poursuivre cet excellent travail et ceci constitue notre quatrième réunion de cette session.

Le privilège parlementaire — et je suis sûr que l’honorable Ian Binnie connaît bien le sujet — est un élément essentiel de la démocratie parlementaire, et son existence permet au Parlement de fonctionner avec efficacité et efficience, sans entraves indues.

Aujourd’hui, je suis très heureux d’accueillir notre témoin, l’honorable Ian Binnie. Je vais le présenter à l’aide d’une courte biographie, afin de communiquer sa grande expérience professionnelle à mes collègues présents.

Né à Montréal, Ian Binnie détient un B.A. de l’Université McGill, ainsi qu’un baccalauréat en droit et une maîtrise en droit de l’Université de Cambridge. Il a également reçu des doctorats honorifiques en droit du Barreau du Haut-Canada et de l’Université McGill. En 1990, il a agi comme conseiller parlementaire spécial du Comité spécial mixte du Sénat et de la Chambre des communes chargé d’examiner l’accord du lac Meech. Cela ne signifie pas que vous êtes vieux, monsieur Binnie, mais seulement que vous avez beaucoup d’expérience.

Il a été nommé juge à la Cour suprême du Canada en janvier 1998 et a pris sa retraite en octobre 2011. Pendant qu’il siégeait au plus haut tribunal du pays, il a rédigé plus de 170 décisions, notamment dans des affaires ayant fait jurisprudence en matière de différends touchant les sociétés et les activités commerciales, de droits autochtones, de droit d’auteur, de droit en matière de médias, de preuve d’experts et à l’égard de plusieurs aspects du droit constitutionnel, criminel et administratif.

L’ancien juge Binnie est également arbitre spécial auprès du Sénat dans le cadre de son processus de règlement des différends à la suite du rapport du vérificateur général.

Merci beaucoup, monsieur Binnie, d’avoir accepté notre invitation. Je vous invite à livrer votre exposé. Ensuite, nous aurons une discussion. Vous avez la parole, monsieur Binnie.

[Français]

L’honorable Ian Binnie : Merci de m’avoir invité à comparaître devant votre comité. Je ferai de courts commentaires en anglais, puis j’essaierai de répondre à vos questions en français. Après avoir passé cinq ans à Toronto, je ne me débrouille pas aussi bien qu’avant en français.

[Traduction]

Je ne comparais pas à titre d’expert en matière de privilège parlementaire. D’autres témoins qui ont comparu et qui comparaîtront devant vous et les gens autour de cette table ont une plus grande expérience directe du sujet.

Mon expérience réside plutôt dans l’interface ou l’interaction entre les tribunaux et le Parlement. Plus précisément, en ce qui concerne le privilège parlementaire, j’ai représenté le Sénat du Canada dans l’affaire Nouveau-Brunswick et Donahoe, dans laquelle on tentait de déterminer si la CBC pouvait obliger l’Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse à accepter les caméras dans la tribune du public. De plus, dans les années 1990, le vérificateur général a tenté de vérifier les comptes du Sénat, et j’ai représenté le Sénat, qui était contre cette initiative. J’ai donc eu plusieurs occasions de traiter avec les tribunaux sur des questions liées au privilège du Sénat.

Ce matin, j’ai certainement lu le rapport du Sénat intitulé Une question de privilège, en plus des témoignages de Richard Gordon et de Dan Hays.

Je formulerai d’abord quelques commentaires sur l’exposé de Richard Gordon, car il parlait dans un cadre constitutionnel complètement différent. Au Canada, il n’a jamais été question du Parlement contre la souveraine, mais il y a toujours eu la question très pratique du Parlement et des tribunaux, les tribunaux dans au moins deux sens. Dans le premier sens, la microgestion des activités du Sénat ou de la Chambre des communes par les tribunaux rendrait la vie parlementaire impossible.

L’affaire Vaid donne l’exemple d’une personne qui croit n’avoir pas été adéquatement reconnue par le Président pendant la période de questions et qui pourrait se présenter devant les tribunaux pour affirmer qu’il s’agit d’un cas de discrimination sur le fondement du sexe ou sur un autre critère. Ce qu’il ne faut pas oublier dans le cas des tribunaux, c’est qu’il est très facile de lancer une affaire judiciaire, mais ensuite, il faut beaucoup de temps et les choses deviennent très complexes. Pendant ce temps, il se peut très bien que les délibérations soient suspendues au Parlement, ce qui va à l’encontre de l’intérêt public. C’est essentiellement la raison pour laquelle la Constitution reconnaît un degré élevé d’autonomie aux deux Chambres du Parlement.

La deuxième raison, c’est manifestement l’expertise. Vous connaissez le pouvoir législatif beaucoup mieux que les juges. En effet, les affaires traitées quotidiennement par les juges n’ont rien à voir avec le bien-fondé de la fonction législative.

M. Gordon a dit qu’il pourrait peut-être y avoir un certain type de consultations entre les juges et les parlementaires. Dans notre système, cela ne fonctionnerait tout simplement pas. Il faut comprendre que même si les tribunaux ont le dernier mot, c’est seulement en raison de leur description d’emploi dans le cadre de la Constitution. En effet, quelqu’un doit avoir le dernier mot, et il a été attribué aux tribunaux. On aurait pu l’attribuer à une autre entité. Les tribunaux doivent donc travailler indépendamment des parties.

Si, par exemple, le chauffeur dans l’affaire Vaid avait déposé une plainte et que le Sénat avait répondu que ses membres avaient eu une discussion privée avec les juges de la Cour suprême et que tous les intervenants convenaient que le privilège parlementaire s’appliquait à son cas, M. Vaid aurait pu demander, et avec raison, où est l’indépendance du système judiciaire. En effet, il n’était pas présent à ces discussions et il n’a pas pu offrir sa contribution. Je crois qu’il serait impossible pour les juges de se prêter à ce type de processus informel.

Toutefois, ce qui est extrêmement intéressant dans les questions traitées par le comité dans son rapport, c’est la codification, car les mots utilisés pour définir le privilège sont anciens. Ils ont donc accumulé beaucoup de bagages au cours des siècles. La dignité du Parlement ne correspond pas réellement à l’idée que se font la plupart des gens de la dignité. C’est plutôt un terme technique propre aux parlementaires.

Les gens de l’extérieur du Parlement doivent faire affaire avec le Parlement — les gens qui se sentent insultés ou calomniés par les paroles prononcées au Parlement. Il y a des tiers qui doivent savoir que ce que vous dites est protégé et que ce que vous dites n’est peut-être pas protégé. Les privilèges ne seraient donc pas codifiés uniquement au bénéfice du Sénat et de la Chambre, mais pour obliger tout d’abord les députés du Parlement à se concentrer sur ce qu’ils jugent essentiel et nécessaire à l’exercice de leurs fonctions législatives et de leurs fonctions connexes. L’établissement de ces paramètres représente une déclaration à l’intention des parlementaires et du public.

Dans votre rapport, il y a un commentaire selon lequel cela réduirait la souplesse, mais à mon avis, ce n’est pas vraiment un argument valide. En effet, la Charte canadienne des droits et libertés est censée définir un cadre de travail dans un modèle beaucoup plus élargi des droits et des libertés individuelles des Canadiens, et elle le fait dans quelques articles. Ces articles sont rédigés de façon générale et nécessitent une interprétation, mais ils communiquent à tous ce que le Parlement et les assemblées législatives provinciales, lorsqu’ils ont adopté la Charte et l’ont envoyée à Westminster, considéraient comme étant les principes fondamentaux sur lesquels le Canada devait s’édifier.

Un exercice de codification similaire n’a pas besoin de ressembler à la Loi de l’impôt sur le revenu. Il peut s’agir d’un énoncé très général, mais il doit au moins établir les paramètres en langue moderne.

Le prochain point que j’aimerais faire valoir et qui découle de l’indépendance du système judiciaire, c’est le fait que les tribunaux ne participent pas au processus législatif. Vous vous souviendrez de l’affaire Penikett et de l’affaire Sibbeston, dans lesquelles les territoires affirmaient être sous-représentés dans l’adoption de modifications constitutionnelles, et les tribunaux ont répondu qu’ils n’intervenaient pas du tout dans le processus législatif et que leur travail commençait lorsque celui du Parlement finissait.

Le juge en chef Dickson, dans une affaire dans laquelle le vérificateur général tentait d’avoir accès à des documents du Cabinet, a indiqué que l’ensemble du système de notre gouvernement — le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire — fonctionnait lorsque chacun des trois pouvoirs comprenait bien son rôle dans le cadre de notre arrangement constitutionnel, et qu’il menait ses activités en faisant preuve de retenue dans chaque cas. Dans l’affaire du vérificateur général, la Cour suprême du Canada, dans sa décision, a déclaré qu’elle n’existait pas pour servir d’arbitre entre le vérificateur général et le gouvernement et la Chambre des communes au sujet de l’accès aux documents du Cabinet. Elle a indiqué que cela ne relevait pas du système judiciaire, mais de la Chambre des communes. Manifestement, des années plus tard, dans l’affaire des documents sur les détenus afghans, le Président de la Chambre des communes a rendu une décision très ferme sur cet enjeu précis.

J’aimerais ajouter quelques points. Dans l’affaire Stockdale c. Hansard, la grande affaire dans laquelle les tribunaux britanniques ont abordé la question du privilège, le tribunal a déclaré que les tribunaux feraient preuve d’indulgence à l’égard de ce qui se passe au Parlement jusqu’à ce que cela ait des répercussions sur des tiers à l’extérieur du Parlement. Et à ce moment-là, les juges deviennent jaloux. C’est donc un peu comme Othello, la pièce de Shakespeare, de la tendresse à la jalousie, lorsque des éléments sont ajoutés, et que l’élément le plus important est le citoyen ordinaire qui est privé de ses droits ordinaires de citoyen ordinaire en raison de ce privilège qui a été établi pour le bien public général et le bon fonctionnement du pays, mais dont l’intention n’est pas d’avoir des répercussions importantes sur un individu lorsque ce n’est pas essentiel.

Je souligne que dans le rapport du Sénat, vous parlez de l’affaire Michaud au Québec et de Jan Wong, et d’autres affaires dans lesquelles des gens considéraient qu’ils avaient été injustement victimes de diffamation, mais qu’ils n’avaient aucun recours.

La dernière chose que j’aimerais dire, c’est qu’en plus de tout le monde qui se retient de pousser leurs pouvoirs au maximum, on peut voir dans les décisions — la plupart sont citées dans votre excellent rapport, par exemple l’affaire néo-zélandaise Gow c. Leigh, dans laquelle un fonctionnaire a murmuré, dans l’oreille d’un parlementaire, des conseils qu’on pensait généralement malicieux. Dans ce cas, la question de nécessité est très présente. Il peut être nécessaire de protéger les membres du Parlement pour leur permettre d’exercer librement leurs droits sans interférence du tribunal, mais pourquoi une personne touchée par un conseil empoisonné par la malice n’aurait-elle aucun recours contre la personne qui a mis ce poison dans l’oreille du parlementaire?

Les tribunaux ont donc tenté d’éviter une confrontation. Ils ont tenté de ne pas dire que le Parlement l’emportait sur la Charte ou que la Charte l’emportait sur le Parlement. Ce que les tribunaux souhaitent dire, c’est qu’il existe un terrain d’entente qui permet d’accommoder les intérêts légitimes du Parlement à la Charte. L’affaire Vaid représente un tel exemple. Je crois que cette affaire néo-zélandaise donne un excellent exemple de la façon dont cela peut être accompli.

Sur ces commentaires, monsieur le président, je termine mon exposé.

Le vice-président : Merci beaucoup, monsieur Binnie. Je crois que vous avez abordé toutes les facettes de notre travail et la nécessité d’envisager de trouver des solutions de remplacement appropriées.

La sénatrice Batters est arrivée. Elle vient de la Saskatchewan.

Le sénateur Gold : Bienvenue, monsieur le juge Binnie. J’ai deux questions. Vous avez appuyé l’idée de la codification. La première concerne le contenu. À votre avis, certains domaines de privilège ont-ils particulièrement besoin d’être précisés? La deuxième concerne plutôt le processus. Appuyez-vous l’idée — nous en avons un peu discuté dans ces délibérations — que le Sénat élabore des mécanismes internes pour veiller à ce que les tierces parties qui sont touchées par les revendications de privilège profitent de l’application régulière de la loi à l’interne, afin que le Sénat gère mieux ces enjeux lorsqu’ils ont des répercussions sur des tierces parties?

M. Binnie : Oui, pour répondre d’abord à la deuxième question, je crois qu’il est essentiel d’avoir un processus. Je fais une analogie avec les tribunaux. Si une personne a une plainte contre un juge qui a dit quelque chose d’inapproprié, qui a fait preuve de discrimination ou qui a agi de façon inappropriée, cette personne peut s’adresser au Conseil canadien de la magistrature. Il existe une tribune pour déposer les plaintes, même si les juges ne peuvent pas, en général, être attaqués ou contestés, sauf en cas d’appel. Il y a toutes sortes d’exemples de tribunes adéquates qui peuvent être créées.

En ce qui concerne les domaines de privilège, l’un des principaux domaines qui ont été soulevés à d’innombrables reprises pendant les audiences sur les dépenses du Sénat, c’est la mesure dans laquelle le privilège s’applique à la gestion des affaires internes de la Chambre. Dans l’affaire Vaid, on s’est demandé si c’était la gestion des employés. On s’est demandé s’il fallait créer des sous-catégories et les isoler, afin qu’elles n’échappent pas à tout contrôle.

Je crois qu’il faut aussi examiner la question de la liberté d’expression, et pas seulement en vertu de la Charte. Il faut se demander si les discours haineux sont couverts. Il faut se demander si la diffamation criminelle est couverte. Aussi, à l’ère des médias sociaux, la capacité des parlementaires d’infliger des dommages à des gens qui n’ont aucun recours est beaucoup plus importante. En effet, la technologie a créé de nouveaux enjeux dont les juges de l’affaire Stockdale c. Hansard n’ont jamais eu à tenir compte. Encore une fois, c’est le même problème, c’est-à-dire les tierces parties. Ce que le Sénat fait pour sa propre dignité au sein du Sénat ne préoccupe probablement pas la plupart des gens au-delà de ce qu’ils lisent dans les journaux. Toutefois, ce qui arrive à un individu a beaucoup d’importance pour cet individu.

Le sénateur Gold : Puis-je poser une question de suivi? C’est peut-être une question inappropriée, et je vous demande donc de me pardonner. Selon votre expérience au tribunal, à votre avis, que penseraient les juges d’un mécanisme interne établi par le Sénat pour régler les affaires qui touchent une personne? Si le Sénat avait un processus équitable pour régler les enjeux liés à des tierces parties, cela améliorerait-il la volonté du tribunal de reporter la décision?

M. Binnie : Je ne suis pas sûr que « reporter » soit le terme approprié. Ce serait certainement plus cohérent. Les tribunaux comprendraient comment le Sénat a interprété des fonctions nécessaires pour s’acquitter de son mandat. Cela dépendrait un peu, manifestement, de la question de savoir si le Sénat adopte un code de déontologie ou une loi, une modification à la Loi sur le Parlement, et dans ces cas, il faudrait se conformer à la Charte, sous réserve du débat habituel sur les répercussions de la Charte.

Par exemple, dans l’affaire Vaid, ils ont essentiellement reçu un exemplaire du livre de Joseph Maingot, Beauchesne, Bourinot, Erskine May, une énorme pile remplie d’incroyables détails sans réelle explication cohérente, du point de vue parlementaire, sur tout cela. Je crois que la codification permettrait d’expliquer cela.

Le vice-président : Si vous me permettez, j’aimerais ajouter que la codification aurait également l’avantage de maintenir la cohérence. Comme mes collègues présents le savent, de nombreuses provinces revendiquent des privilèges sur le fondement des privilèges de la Chambre des communes. Autrement dit, cela uniformiserait le système de l’interprétation des privilèges, car il existerait une capacité de bâtir une jurisprudence de façon cohérente. Cela serait certainement un avantage, même s’il y a d’autres côtés, c’est-à-dire que cela pourrait rendre le système plus rigide. Eh bien, maintenant, nous avons la souplesse nécessaire pour nous adapter à des circonstances et manifestement à l’incertitude que cela entraîne. Cela fait partie de la discussion.

La sénatrice Batters : Merci beaucoup, monsieur le juge Binnie. Quand je pratiquais, j’étudiais vos jugements et je les citais. Quel privilège que vous soyez ici! Merci beaucoup de votre visite. Quel plaisir aussi, pour un avocat, de questionner un juge éminent, parce que c’est une chance qui ne se présente pas souvent.

Dans l’affaire Vaid, vous avez ainsi décrit le critère de nécessité :

Pour justifier la revendication d’un privilège parlementaire, l’assemblée ou le membre qui cherchent à bénéficier de l’immunité qu’il confère doivent démontrer que la sphère d’activité à l’égard de laquelle le privilège est revendiqué est si étroitement et directement liée à l’exercice, par l’assemblée ou son membre, de leurs fonctions d’assemblée législative et délibérante, y compris leur tâche de demander des comptes au gouvernement, qu’une intervention externe saperait l’autonomie dont l’assemblée ou son membre ont besoin pour accomplir leur travail dignement et efficacement.

Pourriez-vous nous en dire un peu plus, particulièrement sur ce critère, en ce qui concerne la demande de comptes au gouvernement et son rôle important dans l’établissement de cette tâche?

M. Binnie : Oui. D’après moi, l’expression qui définit le système parlementaire est « grand enquêteur de la nation ». À mon avis, presque rien ne devrait échapper au travail d’examen du Parlement, dans le respect attribuable aux droits d’autrui, des sans-voix, mais la liberté d’expression, acquise en 1689, se trouve en plein cœur du privilège parlementaire.

Je pense que les limites imposées au grand enquêteur de la nation ne devraient avoir rien de commun avec notre sujet. Dans l’enquête sur les dépenses, je pense que c’est le sénateur Boisvenu qui s’intéressait particulièrement aux droits des victimes et qui s’y consacrait. Le vérificateur général a prétendu que ça n’avait rien à voir avec la législature, et j’ai exprimé respectueusement mon désaccord. Je pense que cela avait tout à voir avec son rôle de sénateur, de législateur et d’acteur dans la grande enquête de la nation.

Je pense que cette liberté de retourner chaque pierre, d’examiner toutes les questions qu’un sénateur estime être d’intérêt public, avec ou sans l’accord de ses collègues, est essentielle au bon fonctionnement du système.

La sénatrice Batters : Absolument. Vous l’avez déjà bien expliqué, mais comment diriez-vous que la jurisprudence sur le privilège parlementaire a influé sur votre travail pour le Sénat sur l’évaluation de ses dépenses après le rapport du vérificateur général?

M. Binnie : Je l’ignore. C’est, en quelque sorte, parti comme une fusée, puis c’est disparu. J’ignore donc ce qui s’est passé.

La sénatrice Batters : Pour nous tous.

M. Binnie : Mais je crois vraiment, pour revenir aux observations du sénateur Joyal sur la création de cohérence, que s’il y avait un code, vous pourriez l’annoter avec les décisions des Présidents et du Sénat lui-même pour élaborer une sorte de jurisprudence. Ce code, je le verrais plus de la nature du Code civil, que contrairement à celle de la common law, les décisions ne deviendraient pas contraignantes, parce que c’est le texte du code qui serait contraignant. L’explication d’une règle dans différents contextes, sur différents sujets et par différents esprits donnerait du contenu au code. Il deviendrait un bien meilleur guide.

La sénatrice Batters : Merci beaucoup.

La sénatrice Ringuette : J’apprécie vraiment vos observations. Depuis un bon nombre d’années, le Sénat possède un code d’éthique. Le processus donne vraiment de bons résultats. Il permet d’acheminer vers le conseiller sénatorial en éthique les plaintes de tiers. D’après moi, et en ce qui concerne ce que vous appelez la dignité du Sénat, de l’institution, par rapport au processus actuel de l’éthique du Sénat avec son mécanisme de traitement des plaintes des tiers, pourrait-on élargir le processus pour en faire le code d’éthique du Sénat et un code des privilèges? Pourriez-vous envisager leur intégration pour, d’abord, des motifs d’efficacité? Nous avons déjà un processus, les ressources humaines, tous les rouages en place. Il suffirait d’ajouter un code des privilèges à cet organisme. Comment le verriez-vous?

M. Binnie : Je pourrais certainement concevoir l’élargissement du code d’éthique pour qu’il englobe la codification élargie dont il a été question dans le rapport sur le Sénat. Je pense qu’un ensemble cohérent serait préférable à un certain nombre de sous-ensembles touchant des questions particulières.

Je pense qu’on pourrait examiner le mécanisme, moins en ce qui concerne les droits des tiers que la délégation des questions de privilège à un fonctionnaire plutôt qu’à un comité du Sénat lui-même. En fin de compte, tout comme dans le privilège s’attachant à un sénateur plutôt qu’à un employé du Sénat, il me semble fondamental que le Sénat prenne le contrôle d’une question si vaste.

Il est sûr qu’il me semble que, comme vous dites, un système occupe un coin de la question. Il emploie des expressions comme « dignité du Parlement » et « mettre en question la dignité du Sénat ». Dignité? Où est-ce défini? Dans un certain sens, le code exige presque l’élaboration de certaines définitions pour éclairer la population en général de ce que le Parlement a à l’esprit dans son rôle de protection.

La sénatrice Ringuette : Mon expérience sénatoriale des 15 dernières années est que, chaque fois que notre processus exige une reconnaissance, de prime abord, d’une question de privilège par le Président, quand il y a une question reconnue de prime abord, nous semblons être partout dans différents comités. Je ne crois pas que ce soit efficace et que ce soit la marche à suivre si nous voulons inclure des tiers dans ce mécanisme. Qu’en pensez-vous?

M. Binnie : Étant donné la décentralisation actuelle du système en un certain nombre de centres de pouvoir, je suis d’accord. Il est beaucoup plus logique d’essayer de le centraliser, sans sous-estimer la difficulté de la tâche. Il est beaucoup plus facile de séparer une petite question pour la régler de façon définitive. Pour certaines propositions générales discutées dans votre rapport, il faudra vraiment s’atteler à la tâche d’employer la bonne terminologie. Toutefois, comme votre rapport le souligne, il existe amplement d’études utiles ailleurs, dans le monde parlementaire, sur la question.

La sénatrice Seidman : Merci, monsieur le juge Binnie, d’être ici. Nous l’apprécions vraiment.

L’ancien Président du Sénat, Dan Hays, et Richard Gordon, dans leurs témoignages, ont tous deux appuyé la codification du privilège. Les deux ont parlé de la nécessité de réformer le privilège parlementaire pour se tenir au diapason et ils ont aussi parlé de la tension qui existe naturellement entre codification et flexibilité. Dans votre exposé, vous avez formulé une remarque en passant, et je suppose que c’était une invitation que vous nous lanciez pour vous demander de vous expliquer. Alors, c’est ce que je fais. Vous avez dit que la perte de flexibilité n’est pas un bon argument contre la codification. Pourriez-vous, s’il vous plaît, nous donner plus de détails?

M. Binnie : Très bien. Dans mon esprit, la codification peut signifier tout ce qui comprend quelques articles, comme la Charte des droits et libertés, ou un nombre que Dieu seul connaît, comme dans Loi de l’impôt sur le revenu, en passant par les 700 articles concis et bien tassés du Code criminel.

Effectivement, si la codification tentait d’être plus précise que ne le permet le sujet, elle empêcherait l’élaboration du droit du privilège et l’examen permanent du nécessaire et de l’accessoire.

Je ne crois pas cependant qu’elle diminue obligatoirement la flexibilité, tout comme je ne crois pas que nous perdons de la flexibilité en nous inspirant de certaines des vieilles doctrines de la common law sur la liberté d’expression et en les intégrant dans la Charte des droits et libertés. Je pense que nous avons expliqué notre travail aux Canadiens, en leur exposant tous les droits dont ils n’avaient peut-être pas conscience et qu’ils n’auraient pas appréhendés facilement faute de codification. Je pense que les avantages excèdent amplement la flexibilité. Bien sûr, on peut toujours insérer dans un code un petit article ambigu ouvrant la porte à d’autres questions que pourra déterminer le Sénat. On peut donc, dans le code, se donner la même flexibilité.

La sénatrice Seidman : Étant donné la nécessité de se mettre au diapason de la modernité, qui, bien sûr, est en évolution constante, il existe une tension naturelle entre la codification des conditions que nous considérons comme modernes et l’évolution à venir. Vous dites donc qu’il y a moyen de les concilier.

Par exemple, dans son exposé, l’ancien Président Hays a cité le comité mixte de 1999 du Royaume-Uni, qui recommandait la codification en disant que le code devrait maintenir la flexibilité en énonçant des principes assortis, a-t-il précisé, d’exemples de manière à ce que les dispositions de la loi sur les privilèges parlementaires ne coupent pas l’herbe sous le pied de l’évolution à venir.

M. Binnie : Les exemples, c’est bien, mais ils s’intègrent vraiment dans le code et ils véhiculent donc cette autorité. J’ai évoqué, tout à l’heure, la possibilité d’annoter le code à l’aide de décisions fondées sur des faits précis, qui n’ont pas le même pouvoir contraignant, mais qui, néanmoins, aident à s’y retrouver.

Prenons, par exemple, l’un des sujets que soulève la liberté d’expression, sur laquelle vous avez posé une question. L’un des comités parlementaires a pensé que la malice devait faire exception et qu’un parlementaire qui s’exprimait en étant motivé par la malice devait perdre son privilège. Cet exemple de la modernisation de la notion de libre expression serait, d’après moi, un recul parce que, par analogie, aux États-Unis, où on ne peut diffamer que quelqu’un très en vue, cette personne ne peut qu’obtenir des dommages-intérêts en prouvant la malice. Il lui suffit donc, ce qu’elle fait automatiquement, d’alléguer la malice, ce qui donne lieu à un retentissant procès sur la présence ou l’absence de malice, ce qui va à l’encontre de toute l’idée de tenter de séparer la fonction de parlementaire du travail des tribunaux. Les manifestations de l’évolution dans le monde moderne ne sont pas toutes bonnes.

La sénatrice Seidman : Merci.

[Français]

Le sénateur Maltais : Monsieur l’ancien juge, je crois que votre jugement va demeurer dans les annales canadiennes. Même si vous ne siégez plus, vous avez un excellent jugement.

J’aimerais revenir sur une chose. J’ai passé la moitié de ma vie dans les parlements, et jamais je n’ai été traité de la façon dont le vérificateur général a traité les parlementaires lors de cette saga. Nous n’avons pas eu droit à la présomption d’innocence. Nos bureaux ont été envahis presque comme au temps de la Gestapo. Nous étions reconnus coupables sur la place publique en raison des fuites organisées par son bureau ou par lui-même dans les médias. Il a fait une vérification judiciaire — aucun sénateur n’aurait refusé une vérification comptable, car nous sommes tous des gens sérieux — pour en arriver à des dossiers qui ont tous été déboutés devant les tribunaux.

Et cela, c’est peu dire. Il a fallu une sage personne comme vous pour mettre le couvercle et faire rembourser ceux qui, effectivement, par mégarde, et non avec une intention criminelle, avaient eu des excès de dépenses. À titre de parlementaires, nous avons tous été blessés. Blessés profondément, parce que l’honnêteté ne se gagne pas en une journée, mais pendant toute une vie. Lorsqu’on est ciblé sur la place publique comme des gens malhonnêtes — nous avons des familles, des enfants et des petits-enfants —, c’est extrêmement blessant. Il n’existe aucune façon de réparer cela. Pour nous, vous avez été le seul baume dans ce dossier, monsieur Binnie. Comment éviter qu’une pareille chose ne se reproduise à l’avenir?

Il y a eu toute cette saga, mais également la facture de 26 millions de dollars qui a été refilée aux contribuables, et personne n’a de recours contre la maladresse ou l’incompétence du vérificateur général. C’est un exemple flagrant de situation où les privilèges des parlementaires ont été bafoués. Nous sommes des parlementaires avec des fonctions de parlementaires et des obligations de parlementaires. Il s’agit d’une chose que le vérificateur général n’a absolument pas comprise. C’est dommage de le dire, mais c’est la vérité. Je le dis publiquement avec toute ma simplicité. Il ne connaissait malheureusement pas notre travail.

Comment, éviter que pareille chose se reproduise à l’avenir tout en respectant les règles du privilège parlementaire? Quelles seraient vos recommandations afin que les sénateurs ne revivent jamais ce qu’ils ont vécu et qu’ils puissent regagner leur dignité, dignité à laquelle ils ont droit?

M. Binnie : Cette question est assez délicate, monsieur le sénateur.

[Traduction]

Le vice-président : Comme la question renfermait le mot « privilège », je l’ai laissé poser, même si elle ne portait pas directement sur le point à l’ordre du jour. Comme elle était reliée à l’interprétation du privilège des membres du Parlement ou des sénateurs, j’ai pensé qu’elle était appropriée et je ne suis pas intervenu.

M. Binnie : Bien sûr, en répondant, je ne suis pas protégé par le même privilège.

Le vice-président : Vous l’êtes en votre qualité de témoin.

[Français]

M. Binnie : Je comprends le commentaire du sénateur, et j’ai fait des commentaires dans mon rapport qui étaient en dissidence, parfois, avec le point de vue du vérificateur général.

[Traduction]

Je ne crois pas pouvoir vraiment en dire plus que ce commentaire.

Sur le processus, puisque nous parlons de l’avenir et non du passé, je me souviens que le vérificateur général répondait d’abord à une demande du Sénat qui lui confiait l’audit. La demande même aurait pu avoir été plus explicite sur les règles de base à suivre d’après l’invitation, parce qu’un quiproquo de bonne foi aurait pu se présenter entre le Sénat et le vérificateur général sur son mandat de recherche de documents et ainsi de suite. Je pense que le Sénat lui-même aurait pu maîtriser ces événements, en explicitant mieux, d’abord, le mandat qu’il confiait.

Le sénateur Marwah : Merci encore d’être ici, monsieur le juge Binnie.

Ma question m’est souvent revenue à l’esprit, pendant que nous examinions la question du privilège parlementaire. Dans les cas où le privilège parlementaire entre en conflit avec la Charte des droits et libertés — et je pense que le sénateur Joyal a cité quelques cas où c’est arrivé —, comment résoudre la difficulté? Un article a-t-il préséance sur l’autre? D’après vous, comment décider?

M. Binnie : Dans la Constitution, rien n’a préséance sur le reste. Les privilèges, la Charte, la répartition des pouvoirs, tous ces éléments font partie de la Constitution, et le travail du tribunal est d’essayer de dégager une marche cohérente pour l’ensemble du système.

Même si certains ont prétendu que la Charte a préséance sur le privilège parlementaire, parce que le Parlement, par la Loi sur le Parlement du Canada, est l’objet d’une loi, la Cour suprême, pendant un certain temps, a caressé l’idée suivante : cette loi est donc assujettie à la Charte, ce qui, par conséquent, donne à la Charte préséance sur le privilège. Cette idée a ensuite été éclaircie, et le tribunal a jugé que le privilège était inhérent au système de Westminster, que la Charte n’avait pas préséance et qu’on devait le laisser fonctionner de façon indépendante.

Cette décision s’explique peut-être par l’idée que les tribunaux ne doivent pas s’occuper des travaux de la Chambre des communes et du Sénat et qu’ils ne doivent pas essayer de réglementer la procédure. Ce n’est simplement pas le rôle qui leur convient.

Les tribunaux tenteront d’éviter une collision frontale. Par exemple, il s’est déclenché une grande controverse, dans la Charte, entre la liberté d’expression et le droit à un procès équitable : aux États-Unis, le New York Times fait des commentaires sur toutes sortes de faits judiciaires qu’un journal canadien ne signalerait pas. Voilà pourquoi on a pensé que le droit à un procès équitable avait préséance sur la liberté d’expression. Et le tribunal a jugé que, au contraire, ces droits peuvent coexister, parce que la liberté d’expression ne compromet pas, en fait, toutes les fois, le caractère équitable d’un procès. Il existe de nombreux exemples où, en donnant à un droit une interprétation atténuée, on peut cependant en préserver l’essentiel, la nécessité, sans sacrifier l’autre droit.

En fin de compte, il pourrait y avoir collision frontale quand le tribunal n’a d’autre choix que de préférer un droit à l’autre, mais ce serait en dernier recours, et je pense qu’il examinerait l’utilité de chacun des deux objectifs, le contexte, la possibilité de réduire de façon minimale l’autre sans le sacrifier entièrement et tenter un compromis. En fin de compte, une partie de la description des tâches du juge est de l’expliciter. En cas de collision absolue, il faudra décider d’après l’apparence des faits.

Le sénateur Wells : Revenons à la discussion sur la réglementation des affaires internes du Sénat. C’est un privilège que se réserve le Sénat, tout comme, bien sûr, la Chambre des communes.

Nous avons vu que l’exécutif nomme le Président, le leader du gouvernement au Sénat, effectivement et que, par le passé, et il continue de le faire, il nomme le greffier.

Avec cette séparation que nous maintenons et qui nous est si chère entre le législatif et l’exécutif, on ne voit nulle trace du judiciaire. Mais quel serait votre commentaire sur la façon de gérer cette séparation, vu le désir du Sénat de maintenir son indépendance dans ses propres affaires, alors que, pourtant, l’essentiel de la direction du Sénat est choisi par le chef de l’exécutif?

M. Binnie : Je pense que votre question dépasse mes compétences, parce qu’elle porte directement sur l’application du privilège dans le législatif. Je suppose qu’il faudrait tenir compte — du moins à la Chambre des communes, parce que le gouvernement dispose d’une majorité — du fait que le même problème ne se pose pas. En ce qui concerne l’indépendance du Sénat, je pense qu’elle exigerait quelqu’un qui connaît beaucoup mieux la relation avec le gouvernement et… à la Chambre des lords, il se pose un problème semblable, puisqu’elle est maintenant en rébellion ouverte contre le gouvernement britannique sur les conditions du Brexit. On discute ferme sur la question de savoir si le gouvernement n’a pas excédé ses pouvoirs en imposant des conditions. Le problème que vous soulevez n’est donc pas propre au Canada, mais il entre carrément dans les compétences de quelqu’un qui en sait plus que moi sur le privilège.

Le sénateur Wells : Bien entendu, lorsque vous étiez juge, vous avez réfléchi au rôle du Sénat de même qu’aux activités et aux privilèges liés à des aspects comme la durée des mandats et ainsi de suite. Lorsqu’on siège en tant que représentant clé d’un des trois organes de notre système — certainement pas en retrait —, estime-t-on qu’il est dangereux que l’organe exécutif exerce autant de contrôle sur ce que nous considérons comme un organe entièrement indépendant dont les membres sont mandatés; que nous soyons nommés, pas élus; que nous siégions jusqu’à l’âge de 75 ans; que nous soyons protégés par toutes ces choses?

M. Binnie : Cela renvoie à des questions de fond concernant le cadre du modèle de Westminster et, en définitive, la capacité de la Chambre des communes d’imposer sa volonté à la Chambre haute, sous réserve de certaines conditions préalables, ainsi qu’à la décision de faire fonctionner le système ainsi. Je suppose donc, d’un point de vue de politicologue, qu’au bout du compte, la majorité ministérielle à la Chambre des communes imposera sa volonté. Quant à savoir si c’est convenable ou non en ce qui a trait à la capacité du Sénat de remplir ses fonctions, c’est vraiment une question que les parlementaires doivent régler.

Le vice-président : Avant d’entamer le deuxième tour, j’ai deux questions pour M. Binnie.

Tout d’abord, dans votre déclaration liminaire, vous avez dit avoir lu le témoignage de M. Gordon et souligné le fait que nous avons un système différent car, à Westminster, le principe directeur est encore celui de la suprématie du Parlement, tandis que le Canada a une démocratie constitutionnelle parlementaire. Pensez-vous que le fait que le Parlement de Westminster soit demeuré inchangé, alors que le Canada a emprunté une autre voie, aura une incidence sur le principe de la codification des privilèges?

M. Binnie : Je ne sais pas s’il y aura un effet sur les arguments pour ou contre la codification. Je pense que des complications découlent du fait que nous avons une démocratie constitutionnelle, comme vous l’avez souligné, ce qui limite dans une certaine mesure ce qui peut ou ne peut pas être fait, alors que le Parlement britannique aurait les coudées franches, car, comme vous le savez, la Loi sur les droits de la personne n’a pas la force exécutoire de la Charte. Je ne pense pas pouvoir trouver de raison pour laquelle il y aurait des répercussions sur le bien-fondé ou non de la codification.

Le vice-président : Mais vous ne voyez aucun obstacle à la codification dans le contexte canadien parce que nous devons tenir compte de la structure générale du Parlement, comme l’a mentionné le sénateur Wells, qui fait en sorte que notre contexte diffère dans l’exercice de nos privilèges parlementaires? Faudra-t-il tenir compte de la force exécutoire de la Charte dans le contexte général où aurait lieu la codification au Canada?

M. Binnie : Oui, tout à fait, car il y aurait une incidence sur le contenu de la codification. Pour ce qui est de savoir si la codification en tant que concept est une bonne ou une mauvaise chose, je ne suis pas persuadé que les différences dans notre système justifieraient une autre solution. Chose certaine, le fait que les Canadiens ont des droits qui sont autant consacré par la Constitution que les privilèges du Parlement aura une incidence sur la façon dont les corps législatifs délimitent les privilèges auxquels ils ont droit.

Le vice-président : Cela me semble être un des principaux éléments dont nous devons tenir compte dans le processus de codification, car elle ne peut pas se faire en vase clos. Elle doit être réalisée dans le contexte de la Constitution canadienne. Comme vous le savez, les privilèges font partie de la Constitution, et ils sont donc définis dans une certaine mesure dans le contexte général de la loi constitutionnelle. Je pense que si nous nous lançons dans la codification, nous devons comprendre le cadre dans lequel elle aura lieu, sa portée ainsi que la marge de manœuvre que nous voulons préserver pour tenir compte de l’évolution de la Constitution comme elle est définie au Canada. En Grande-Bretagne, le Parlement peut tout changer du jour au lendemain au moyen d’une simple majorité au Parlement de Westminster, tandis que dans notre contexte, nous devons procéder dans le respect de limites concrètes. Cela me semble être un des principaux éléments sur lesquels nous devons nous concentrer dans notre réflexion.

M. Binnie : Je suis d’accord. La réalité, c’est que les Canadiens ont des droits individuels qu’ils peuvent affirmer et qui doivent être appliqués également et de façon générale, et le privilège parlementaire, même s’il est issu du même droit public, est une exception à la capacité du citoyen à exercer ses droits. C’est une nuance très importante qui n’existe pas en Grande-Bretagne. Il me semble que cette complexité est une bonne raison de procéder à une codification; il faut se pencher sur la question.

Je pense que le sénateur Hays a cité un président américain en disant qu’il faut réparer le toit quand il ne pleut pas, ce qui me semble un bon conseil pour la mise sur pied d’un code.

Le vice-président : En effet, et on prévoit de la pluie cet après-midi.

J’ai une autre question à vous poser. Je sais que vous vous êtes penché sur une partie de l’article 18 de la loi constitutionnelle dans le cadre de décisions antérieures. Je veux vous lire ceci :

Les privilèges, immunités et pouvoirs que posséderont et exerceront le Sénat et la Chambre des communes et les membres de ces corps respectifs, seront ceux prescrits de temps à autre par la loi du Parlement du Canada…

C’est là-dessus que porte ma question.

… mais de manière à ce qu’aucune loi du Parlement du Canada définissant tels privilèges, immunités et pouvoirs ne donnera aucun privilège, immunité ou pouvoir excédant ceux qui, lors de la passation de la présente loi, sont possédés et exercés par la Chambre des communes du Parlement du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande […]

Pensez-vous qu’il est encore essentiel que le Parlement du Canada maintienne ce genre de mention concernant ce qui est admissible à Westminster si nous voulons codifier les privilèges accordés au Canada? Ou pensez-vous que nous devrions préserver cette mention dans les règles de la codification?

M. Binnie : Je ne vois personnellement pas pourquoi le Canada devrait juger ses propres exigences en fonction de ce que l’Angleterre, la Grande-Bretagne, faisait en 1867. Même en 1867, le droit britannique du privilège allait dans tous les sens, et le Parlement affirmait encore avoir le dernier mot, alors que les tribunaux s’y opposaient. C’est un guide très précaire pour délimiter les privilèges. Je pense qu’il est probable que les rédacteurs de l’article aient tout simplement dit qu’on ne pouvait pas perdre tout contrôle et créer des privilèges au-delà de ce qui pouvait être considéré comme nécessaire. À mon avis, le fait que la nécessité soit le principe de fond du système britannique donne au Canada toute la latitude dont il a besoin, dans la mesure où il doit s’inspirer de l’expérience britannique. C’est vraiment le seul principe émanant de l’expérience britannique qui est contraignant selon moi, mais je ne vois pas pourquoi le Canada voudrait se défaire du principe de la nécessité. Si jamais vous délaissez le principe de la nécessité et que vous empiétez ainsi sur les droits de tierces parties, de citoyens ordinaires, cela contreviendrait de toute façon à la Charte.

Le vice-président : Pensez-vous que nous devrions reconnaître dans la codification le principe de la nécessité et amender les articles 18 à 44, qui portent sur la prérogative du Parlement fédéral de prendre l’initiative d’amender sa propre constitution? L’article 18 concerne le Parlement du Canada, à proprement parler dans un texte législatif, et nous permet d’adopter une codification. Nous pourrions amender en même temps l’article 18, mais insérer le principe de la nécessité dans la codification proprement dite afin de maintenir le lien conceptuel avec le privilège dans le style traditionnel des Parlements de Westminster.

M. Binnie : Je pense que la question qui serait ainsi soulevée se rapporterait à la décision de la Cour suprême dans le Renvoi relatif à la réforme du Sénat, selon laquelle il ne revient pas strictement au Parlement du Canada d’amender l’architecture du Sénat. Cependant, comme c’est une institution nationale, tout changement important doit se faire au moyen de la formule d’amendement.

Quant à savoir si ce que vous proposez serait considéré comme un changement important ou une question que seul le Parlement du Canada peut régler, je l’ignore. On peut plaider dans les deux sens, car je suis certain que les provinces seraient d’avis que toute mesure visant à modifier le Sénat, même de façon marginale, pourrait remettre en question la notion selon laquelle le Sénat est une institution nationale, pas fédérale.

Le vice-président : Je ne veux pas me disputer avec vous, mais dans une de vos propres décisions, vous avez conclu que la source des privilèges pour les assemblées législatives provinciales émane de l’article introductif de la Constitution, sur lequel le Parlement fédéral appuie sa revendication de privilège à l’article 18 de la Loi sur le Parlement du Canada. L’argument peut donc être évoqué de part et d’autre.

M. Binnie : Mais je n’avais pas à l’esprit la décision rendue par la Cour suprême dans le Renvoi relatif à la réforme du Sénat. On s’est évertué à redéfinir la relation entre le Sénat et les provinces dans le cadre d’une vue d’ensemble beaucoup plus vaste. Si je devais réécrire cette décision aujourd’hui, je tiendrais compte de ce que la Cour suprême a dit dans le Renvoi relatif à la réforme du Sénat.

Le vice-président : Merci beaucoup. Je me demande si mes collègues aimeraient discuter de la possibilité de retenir vos services pour nous aider à préparer une initiative relative à la codification afin de pouvoir, à partir de ce document, y réfléchir et voir dans quelle mesure nous pouvons progresser dans ce dossier. La seule observation que je vais faire en guise de conclusion est que, comme le dit le dicton populaire, le tango se danse à deux, et si nous optons pour la codification, nous aurons besoin de l’assentiment de la Chambre des communes, comme vous le savez. Il faudra que ce soit une initiative conjointe.

Je pense toutefois qu’il revient au Sénat de faire preuve d’initiative et d’accomplir le travail préparatoire nécessaire pour aller de l’avant, car je crois que les conclusions du rapport spécial du comité concernant les privilèges sont toujours valables. Comme vous l’avez vu dans la jurisprudence, un certain nombre de causes ont porté sur les privilèges au cours des 20 dernières années — je suis certain que vous jetez un coup d’œil au programme des cours supérieures du Canada —, et comme vous pouvez le constater, plutôt que de diminuer, ce nombre augmente. Il y a une situation à laquelle nous devons remédier, que le Parlement doit examiner, pour faire face aux défis liés à la Charte et à la façon dont nous gérons nos propres affaires.

Merci beaucoup, monsieur Binnie. À moins que vous n’ayez des observations en guise de conclusion, je vais lever la séance.

M. Binnie : Merci à vous tous d’avoir écouté mes réponses un peu décousues. J’aurais aimé être plus bref, mais c’est ainsi. Merci beaucoup de m’avoir invité et écouté.

Le vice-président : Merci beaucoup, monsieur Binnie. Nous allons rester en contact au cours des prochaines semaines. Le sénateur Housakos, le président du comité, communiquera avec vous au nom des membres du comité.

Merci beaucoup, chers collègues.

(La séance est levée.)

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