Délibérations du Comité permanent du
Règlement, de la procédure et des droits du Parlement
Fascicule no 14 - Témoignages du 2 octobre 2018
OTTAWA, le mardi 2 octobre 2018
Le Comité permanent du Règlement, de la procédure et des droits du Parlement se réunit aujourd’hui, à 9 h 34, conformément à l’article 12-7(2)c) du Règlement, pour étudier les ordres et pratiques du Sénat et les privilèges parlementaires.
Le sénateur Leo Housakos (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Bonjour, chers collègues. La séance est ouverte.
Je souhaite la bienvenue aux membres du grand public qui assistent sur place ou sur le Web aux délibérations d’aujourd’hui du Comité permanent du Règlement, de la procédure et des droits du Parlement.
J’invite mes collègues à se présenter, en commençant à ma gauche.
[Français]
Le sénateur Joyal : Sénateur Serge Joyal, du district de Kennebec, au Québec.
[Traduction]
Le sénateur Sinclair : Murray Sinclair, du Manitoba.
Le sénateur Marwah : Sabi Marwah, de l’Ontario.
Le sénateur Woo : Sénateur Woo, de la Colombie-Britannique.
Evan Fox-Decent, professeur, faculté de droit, Université McGill, à titre personnel : Evan Fox-Decent, de l’Université McGill.
Le sénateur Wells : David Wells, de Terre-Neuve-et-Labrador.
[Français]
Le sénateur Maltais : Sénateur Maltais, du Québec.
La sénatrice Seidman : Judith Seidman, de Montréal, au Québec.
[Traduction]
La sénatrice Batters : Denise Batters, de la Saskatchewan.
[Français]
Le président : Je suis le sénateur Housakos, de Montréal.
[Traduction]
Nous sommes réunis ici en vue de poursuivre les travaux du comité sur le privilège parlementaire. En juin 2015, pendant la précédente législature, le comité a déposé un rapport intitulé Une question de privilège : document de travail sur le privilège parlementaire au Canada au XXIe siècle. Notre comité a convenu de poursuivre cet excellent travail, et ceci constitue notre cinquième réunion de cette session. Comme vous le savez, chers collègues, le privilège parlementaire est un élément essentiel de la démocratie parlementaire qui nous permet de faire notre travail avec efficacité et efficience, sans entraves indues.
Il me fait grand plaisir de souhaiter la bienvenue à notre témoin, le professeur Evan Fox-Decent. M. Fox-Decent est professeur titulaire à la faculté de droit de l’Université McGill, où il étudie et enseigne la théorie du droit, la théorie politique, le droit privé, le droit public et le droit international. Il travaille actuellement sur un projet soutenu par le CRSH, The Cosmopolitan Justice of International Law. En 2007, il a publié des observations après la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Canada (Chambre des Communes) c. Vaid, intitulées Le privilège parlementaire, la primauté du droit et la Charte après l’affaire Vaid.
En 2012, l’Association canadienne de science politique annonçait que le livre du professeur Fox-Decent Sovereignty’s Promise: The State as Fiduciary était en lice pour le dixième concours biennal du prix C.B.-Macpherson, remis au meilleur livre publié en anglais ou en français dans le domaine de la théorie publique.
Merci beaucoup, monsieur, d’avoir accepté notre invitation. Je vous invite maintenant à faire votre exposé, puis nous passerons aux questions.
M. Fox-Decent : Merci à tous de votre généreuse invitation. C’est un grand plaisir d’être ici aujourd’hui. On m’a dit de préparer des observations préliminaires de 10 ou 15 minutes. J’ai pris connaissance de votre excellent rapport de juin 2015. Dans une large mesure, mon allocution répond à ce que j’ai lu dans ce document publié il y a quelques années.
J’aimerais aborder en termes très généraux les cadres politique et juridique auxquels on fait référence lorsqu’il est question de privilège parlementaire, pour ensuite voir comment on peut comprendre ce qui se passe dans les limites de ces cadres, compte tenu du fait que le Parlement est l’organe législatif fédéral.
Je vais tenter de relier certaines de ces observations au critère très connu de nécessité en matière de privilège parlementaire. Je vais aussi aborder brièvement les répercussions possibles des points généraux que j’aurai soulevés en préambule et parler des institutions qui pourraient aider le présent comité et d’autres comités parlementaires à voir la forme que pourrait prendre le privilège parlementaire et à déterminer s’il faut codifier ou non les normes et les règles qui s’y appliquent.
Pour ce qui est du cadre politique entourant le privilège parlementaire, je dirai que, lorsqu’on prend un peu de recul afin d’avoir une vue d’ensemble, on constate que la description du concept qui nous occupe est un peu regrettable. Un privilège est souvent perçu comme une chose qu’on possède sans l’avoir vraiment méritée ou sans y avoir droit. J’ai l’impression que si on demandait aux profanes ce qu’ils pensent du privilège et de l’immunité parlementaires, on découvrirait malheureusement que, selon eux, il s’agit d’un genre de passe-droit pour les parlementaires et les personnes associées au Parlement fédéral.
D’un point de vue politique, le concept d’autodétermination parlementaire est une meilleure façon de concevoir et de présenter le privilège parlementaire. D’après moi, c’est essentiellement de cela dont il s’agit : l’autorité du Parlement à gouverner ses propres affaires et des affaires touchant des tiers, dans la mesure où il est nécessaire que les représentants parlementaires prennent des décisions pour que le Parlement légifère, délibère et remplisse le rôle que lui confère la Constitution.
En ce qui concerne le cadre juridique, pensons à la façon dont nous sommes censés comprendre le rôle du Parlement en tant que joueur du domaine juridique, lequel se gouverne lui-même et d’une manière qui peut avoir une incidence sur d’autres. Comme je viens de McGill, vous ne serez sans doute pas surpris de m’entendre dire qu’à cet égard, le pluralisme juridique pourrait s’avérer un cadre juridique très utile. Le pluralisme juridique est simplement l’idée selon laquelle les tribunaux ne sont pas les seules institutions qui devraient avoir le pouvoir d’interpréter et d’appliquer les lois pour les gens sous leur responsabilité ou pour leur champ de compétences.
En droit administratif, que j’enseigne à McGill, il est entendu que les organismes administratifs ont le pouvoir légal d’interpréter et de faire respecter la loi dans leur domaine respectif. De plus en plus de communautés autochtones réclament le droit à l’autonomie et à l’autodétermination, afin d’être en mesure de décider des lois pour leurs peuples et de trancher les conflits survenant dans leurs peuples. Ce sont là des exemples courants de pluralisme juridique, où des entités publiques appliquent des lois, règlent des conflits ou, autrement dit, pratiquent la gouvernance en dehors des contours officiels du système judiciaire. Ce cadre peut nous aider à comprendre, dans une perspective globale, ce dont il est question lorsqu’on parle de l’autonomie du Parlement dans la gouvernance de ses affaires.
Que faire une fois ce constat posé? Nous pourrions essayer de prendre au sérieux l’idée selon laquelle le Parlement est une entité publique autonome. Comme tous les organismes participant à la gouvernance publique, il a deux aspects découlant du simple concept que la gouvernance est exercée au nom et dans l’intérêt des citoyens canadiens et des autres personnes habitant au pays. Il s’agit simplement de deux idées jumelles : d’un côté, l’autonomie, de l’autre, la responsabilité.
La notion d’autonomie est rendue par le critère de nécessité, un critère évoqué dans diverses décisions traitant du privilège parlementaire afin d’établir, en gros, que la portée de celui-ci doit s’étendre aussi loin qu’il le faut pour permettre au Parlement de s’acquitter dignement et efficacement de ses fonctions délibératives et législatives.
Ce qui m’amène à l’autre aspect de la gouvernance publique : la responsabilité. S’il est autonome, le Parlement n’est pas pour autant autorisé à faire ce que bon lui semble. Qu’on puisse ou non appeler un parlementaire — le Président de la Chambre, par exemple — à comparaître devant un tribunal, l’une des choses parmi les plus nobles et les plus louables du rapport est le désir très net et conscient des parlementaires de reconnaître que les institutions du Parlement évoluent au XXIe siècle, soit à une époque où la Charte des droits et libertés et les droits fondamentaux sont célébrés, sinon vénérés. Aussi, tout le rapport semble vouloir montrer un effort délibéré de la part des parlementaires d’assurer que les décisions les concernant eux-mêmes ou concernant des tiers sont prises dans un cadre transparent où la reddition de comptes est possible, dans le respect de la Charte, des droits de la personne et d’autres valeurs fondamentales de la société canadienne.
J’aimerais faire un dernier commentaire ou suggestion avant que nous lancions la discussion. Il s’agit des répercussions sur les institutions suivant le fait de concevoir le privilège parlementaire comme un projet d’autodétermination parlementaire, avec l’autonomie d’un côté et la responsabilité de l’autre. C’est l’idée selon laquelle il n’est pas nécessaire de réinventer la roue dans ce cas-ci, comme dans tant d’autres entreprises humaines. Il existe de nombreux exemples d’institutions publiques autonomes, et ce, pour de bonnes raisons : en général, ceux chargés d’exercer la gouvernance sont ceux qui connaissent le mieux leurs membres et les problèmes qu’ils rencontrent, et sont souvent les mieux placés pour les régler du premier coup.
Je pense à deux types d’institutions. Premièrement, les professions qui, toutes, s’autoréglementent. Étudier la structure des professions autoréglementées pourrait s’avérer utile dans notre réflexion sur la façon dont le Parlement pourrait lui-même se réglementer. À part les professions, il y a aussi bien sûr la magistrature. Comment la magistrature se réglemente-t-elle? Dans un sens, la magistrature est l’institution ultime en matière d’interprétation juridique. Elle est la seule institution, dans le sens général du terme, à être elle-même responsable des limites de ses propres compétences.
Bien entendu, on peut faire un parallèle avec le privilège parlementaire. Une fois reconnue l’existence du privilège, la doctrine actuelle de la cour veut que l’exercice de ce privilège appartienne au Parlement. Qu’arrive-t-il dans une situation où le parti qui fait l’objet de la plainte est, disons, le Président de la Chambre et que le Président est celui qui est appelé à trancher dans l’affaire? Selon moi, cela pourrait créer une véritable tension entre le privilège parlementaire et la primauté du droit tel qu’on la conçoit habituellement, car nous n’aimons pas, pour des raisons évidentes, voir un conflit tranché par les personnes impliquées dans le conflit. Comment régler une telle situation?
Ici aussi, le cas de la magistrature offre des pistes utiles. Je pense notamment au Conseil canadien de la magistrature, auquel on fait appel parfois. Il existe des processus de récusation qui peuvent être utiles dans certains contextes. Il y a aussi des codes d’éthiques et des normes déjà bien établis dans des professions autoréglementées et concernant la magistrature, qui, selon moi, pourraient donner des idées de solutions au Parlement, au Sénat et à la Chambre, afin de savoir quoi faire ou quelles normes inclure si on décide éventuellement de codifier le privilège parlementaire.
Je suis prêt à répondre à vos questions. Je vais m’arrêter ici.
Le sénateur Joyal : Bienvenue, monsieur Fox-Decent. C’est un plaisir d’assister à votre exposé ce matin. Loin de moi l’idée de vous mettre sur la sellette, mais je ne peux pas m’empêcher de vous demander si, dans l’affaire Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec sur un conflit survenu à l’Assemblée législative du Québec, le Président est en droit d’invoquer le privilège parlementaire, d’après le critère établi par la cour dans l’affaire Vaid, où le Parlement avait déterminé les droits du tiers.
M. Fox-Decent : Pour ma gouverne et celle de tous ici présents, pourriez-vous nous en dire plus long au sujet de l’affaire?
Le sénateur Joyal : Oui, bien sûr. Je résume. À la suite d’une allégation d’inconduite de la part de gardes de sécurité de l’assemblée législative, le Président a fait savoir en premier lieu qu’il entendait déclencher le processus disciplinaire prévu dans la convention collective conclue entre le gouvernement, l’assemblée législative et le syndicat. Le Président a ensuite changé d’avis et décidé d’invoquer le privilège. Autrement dit, il a choisi de se soustraire aux articles de la convention collective prévoyant une procédure de règlement des griefs et a procédé à un congédiement, arguant que le privilège lui en donnait le droit.
Ainsi, des tiers — c’est-à-dire des gardes de sécurité assujettis aux lois relatives à l’assemblée législative et à la convention collective — ont vu leurs droits totalement ignorés à la suite d’une revendication de privilège par le Président de l’assemblée.
Comme vous le savez, l’affaire est passée de la Cour d’appel à la Cour suprême et nous nous attendons à ce qu’une décision soit rendue incessamment. Essentiellement, vous faites valoir que lorsqu’on invoque le privilège dans une affaire impliquant les droits d’un tiers, il faut d’abord établir l’existence du privilège et s’en remettre à l’autorité du Parlement s’il est conclu qu’il y a bel et bien privilège.
Comment conciliez-vous cela avec les principes d’autonomie et de responsabilité?
M. Fox-Decent : Vous avez eu la gentillesse de mentionner que la cour fera connaître sa décision vendredi. Je suis donc un peu hésitant à en prédire la teneur.
Le sénateur Joyal : Vous ne voulez pas.
M. Fox-Decent : Quand j’essaye de prédire le contenu d’une décision, j’ai presque toujours tort. Selon la doctrine actuelle en deux étapes — la première étant de déterminer s’il y a privilège, et la deuxième, d’attendre qu’il soit invoqué, en l’occurrence par le Président de l’Assemblée législative du Québec —, je pense que ce ne serait pas une mince affaire pour le Président de convaincre la cour qu’il y a même privilège à revendiquer.
Si je dis cela, c’est parce que je pense que ce serait une chose pour le Président de faire valoir sa position s’il s’agissait d’un adjoint exécutif ou d’une autre employé en position de confiance. Dans un tel scénario, on peut supposer que la personne joue un rôle essentiel à la fonction constitutionnelle de l’assemblée législative — prodiguer des conseils, procurer des documents et dresser l’ordre du jour des activités quotidiennes. Je pense que, dans les circonstances, on pourrait faire valoir l’argument de la nécessité. Il y a lieu pour la présidence d’avoir l’autorité d’embaucher et de congédier, presque à volonté, si vous le permettez, son plus proche adjoint chargé d’organiser ses activités quotidiennes.
On est bien loin de la fonction de garde de sécurité. Il suffit, pour le comprendre, de se demander s’il en aurait été autrement s’il s’agissait d’un autre garde de sécurité plutôt que de celui en question. On n’a pas nécessairement l’impression que cela changerait grand-chose au fonctionnement de la législature. Sans vouloir amoindrir la fonction importante de garde de sécurité de quelque façon que ce soit, je doute qu’on puisse vraiment faire valoir que le Président doit s’intéresser personnellement au recrutement des gardes de sécurité, alors qu’il aurait besoin d’exercer cette prérogative en ce qui concerne un adjoint exécutif.
Le juge Binnie aborde une question semblable dans l’affaire Vaid. Bien entendu, même si l’affaire portait principalement sur la question de privilège parlementaire, tout ce qui avait rapport au privilège était considéré comme étant obiter dictum, ou hors sujet, puisqu’au bout du compte la Cour suprême a décidé que cela revenait à une question de compétence. Était-ce avant tout une question de relations de travail impliquant les droits de la personne, ou bien une atteinte aux droits de la personne qui se serait passée au travail? Et si la cour a décidé que c’était une question de droit du travail impliquant les droits de la personne, est-ce qu’il y avait lieu de renvoyer la cause à l’arbitrage?
J’ai l’impression que la cour suivra le même raisonnement dans l’affaire de l’assemblée législative du Québec. L’un des principes énoncés dans l’opinion incidente de l’arrêt Vaid est que le Parlement n’est pas une soi-disant zone franche. Si certains privilèges et certaines immunités sont accordés par rapport aux exigences législatives, il est assez clair dans l’arrêt Vaid qu’à moins que ces exigences n’entravent le bon fonctionnement du Parlement ou l’exécution des fonctions constitutionnelles, les lois ordinaires demeurent en vigueur. Les parlementaires y sont assujettis au même titre que tout autre citoyen, sauf dans les domaines où il a toujours été considéré comme essentiel pour eux d’avoir certaines prérogatives, libertés et privilèges que n’ont pas les citoyens ordinaires, comme par exemple la liberté d’expression.
Il y a une énorme différence entre la liberté d’expression sur le plancher d’une législature et le pouvoir de la présidence de congédier un garde de sécurité, écartant d’un seul geste tout un régime public de relations de travail qui, du moins de prime abord, n’a aucune incidence directe sur le rôle constitutionnel d’une législature.
Le sénateur Joyal : Vous avez très bien expliqué les similarités entre l’affaire Vaid et l’affaire Chagnon, si on peut dire, qui était devant la Cour suprême.
Ma deuxième question porte sur le fond de votre présentation. Le Parlement du Canada se retrouve face au fait — que vous savez et qui a été énoncé par la Cour suprême dans bon nombre de ses décisions, la plus connue étant celle dans l’affaire Nadon, en 2014 — que notre système fonctionne selon le principe de suprématie constitutionnelle, plutôt que de suprématie parlementaire.
Bien entendu, nous suivons essentiellement le modèle de Westminster, et puisque nos privilèges ont les mêmes assises législatives que dans le système de Westminster, aux termes de l’article 18 de la Constitution, j’aurais personnellement tendance à préconiser une troisième option — un juste milieu, si vous le voulez bien — entre, d’un côté, la suprématie totale du Parlement et le pouvoir d’agir selon son bon vouloir, et de l’autre, une codification qui transférerait essentiellement toute décision en matière de privilège aux tribunaux. Autrement dit, nous judiciarisions le processus de mise en œuvre du privilège en faveur des tribunaux
Ce que vous décrivez est davantage un juste milieu selon lequel le Parlement reconnaîtrait la nécessité de protéger les droits des tiers tout en disposant de son propre système d’arbitrage qui offrirait sûrement aux tiers les mêmes protections, comme les principes de justice fondamentale que nous connaissons bien et qui sont inscrits dans le code d’éthique gouvernant la conduite des sénateurs.
Il me semble que, quelque part entre un transfert total de pouvoir et le maintien de l’autorité parlementaire, il y a un juste milieu selon lequel lorsqu’une question de privilège fait l’objet d’un grief de la part d’un tiers, il y aurait un processus offrant le même niveau de protection dans les procédures judiciaires qu’aurait un citoyen ordinaire ayant affaire avec les tribunaux.
J’ai tendance à préconiser une solution comme celle-là plutôt que celle qui consiste à tout transférer aux tribunaux. La codification a ses mérites, car elle permet de dresser une liste précise des privilèges. D’un autre côté, elle répond assez mal à nos besoins toujours changeants dans cette ère des médias sociaux qui donne lieu à toutes sortes d’allégations d’atteinte au privilège qui n’existaient pas il y a 20 ans.
Il me semble que ce pourrait présenter une approche plus souple qui respecterait les deux principes fondamentaux que vous évoquez, soit l’autonomie et la responsabilité. Dans un premier cas, nous garderions l’autonomie. Dans un deuxième, nous transférerions la responsabilité aux tribunaux en procédant à la codification. Cela dit, le juste milieu dont j’ai parlé nous permettrait de respecter les deux principes dont vous parlez.
Pensez-vous que ce pourrait être,le cas échéant, une solution possible à envisager?
M. Fox-Decent : J’aime le fond de tout ce que vous dites. Je dirais cependant que je ne pense pas que la codification doive nécessairement entendre une approche à catégories préétablies. Mon impression, sénateur, c’est que vous craignez que la codification entraîne nécessairement la création de catégories rigides qui feront en sorte que certaines décisions relèveraient nécessairement de la compétence des tribunaux alors que d’autres seraient en quelque sorte exclusivement réservées à la présidence ou à un autre organe du Parlement.
Encore une fois, c’est un domaine où les professions et le milieu judiciaire lui-même peuvent nous éclairer sur le fait qu’il est possible de procéder à la codification comme on l’a fait dans les droits de la personne, dont la législation demeure assez vague de manière à permettre l’établissement de certains privilèges et autres selon le principe de l’analogie, comme le permet d’ailleurs le libellé de l’article 15 de notre Charte.
Dans le même ordre d’idées, on peut bien concevoir d’un texte législatif disons évolutif qui garantirait un certain niveau de certitude, une sorte de point de départ permettant de déterminer l’ampleur et la nature d’un privilège dans une affaire donnée sans nécessairement devoir se retrouver dans le carcan de catégories rigides qui, comme vous l’avez justement souligné, finiraient par automatiquement renvoyer certaines décisions aux tribunaux sans que les institutions du Parlement, et d’autres parties intéressées, n’aient l’occasion de s’exprimer.
Personnellement, je suis d’avis que lorsqu’il est question d’un différend impliquant une décision de la Chambre ou du Sénat, ou d’un différend impliquant un tiers ayant rapport avec la Chambre ou le Sénat, l’affaire ne devrait pas être renvoyée aux tribunaux sans qu’une institution de la Chambre ou du Sénat ait eu l’occasion d’exprimer son opinion. Ensuite, de façon générale, s’il y a contestation judiciaire dans une question interne d’une Chambre, il y aurait lieu d’établir que les tribunaux doivent intervenir seulement dans des circonstances très limitées. On s’est débarrassé de la norme de contrôle judiciaire de la décision manifestement déraisonnable en tant qu’instrument judiciaire, mais elle apparaît toutefois dans certains textes législatifs, comme par exemple en Colombie-Britannique. Je pense qu’une approche rigoureuse de la sorte est de mise.
Supposons qu’un parlementaire qui a été reconnu coupable d’outrage au Parlement conteste la décision du Président; dans un tel cas, c’est l’autonomie quasi complète qui s’impose. Il faudrait démontrer que la décision a été rendue de mauvaise foi ou à mauvais escient, ou bien prouver qu’il y a corruption ou quelque chose de grave, pour percer ce voile. Dans les autres cas mettant en cause un tiers, il faudrait encore une fois que soit prévu dans le système parlementaire un mécanisme permettant aux tiers en cause d’avoir la possibilité d’obtenir réparation. Comme nous sommes dans un pays où règne le droit, un pays régi par les lois, en règle générale il faudrait dans de telles situations que la contestation judiciaire soit permise.
Il y a toujours lieu pour les tribunaux de considérer d’abord et avant tout les motifs éventuels ou réels offerts en défense de la résolution qu’aurait pris l’organe parlementaire ayant le pouvoir de trancher, à supposer qu’un tel organe existe — ou bien tout simplement la présidence. Je suppose que ce serait la présidence dans bien des cas.
Les tribunaux en viennent ensuite à une détermination à savoir s’il y a matière à privilège, dans quels cas ils ont tendance à s’en remettre à l’autorité du Parlement. Même si aucun privilège n’entre en jeu, il demeure fort possible que la décision rendue par l’organe parlementaire de première instance était juste et raisonnable, et il faut que les tribunaux restent ouverts à cette possibilité.
Je partage vos inquiétudes à propos de la codification. Personnellement, j’estime qu’il est dans l’intérêt de la reddition de comptes et de la transparence de favoriser une culture dans laquelle les parties intéressées ont l’occasion de présenter les motifs de leurs déterminations et aussi d’être prises au sérieux, que ce soit par une entité d’un échelon supérieur du Parlement ou une entité judiciaire externe.
Le sénateur Sinclair : La discussion n’était pas toujours facile à suivre, mais je pense avoir compris. J’aimerais revenir à l’article que vous avez publié dans la foulée de l’arrêt Vaid si vous le voulez bien, et parler du concept que vous évoquez qui consiste à regarder au-delà de l’intention, ou bien d’envisager l’intention de la partie invoquant ou faisant valoir un privilège.
Je comprends ce que vous dites à propos de la malveillance, de la corruption ou des mauvaises intentions de la partie invoquant un privilège. J’aimerais connaître vos impressions dans un cas contraire. Voyez-vous une différence entre les privilèges parlementaires invoqués à titre particulier et le privilège parlementaire de l’organe lui-même? Autrement dit, serait-il possible de contester un geste posé par le Sénat, un vote qu’aurait pris une majorité de sénateurs, devant les tribunaux en raison de corruption, de mauvaise intention ou de mauvaise foi?
M. Fox-Decent : Premièrement, il y a manifestement une différence. Historiquement, le privilège a toujours été rattaché à l’organe lui-même; ses membres peuvent ensuite invoquer ce privilège en revendiquant leur adhésion à l’organe en question, disons le Parlement ou le Sénat.
L’aspect intéressant de la question, c’est qu’il est extrêmement difficile d’attribuer une intention à une entité collective; c’est d’ailleurs bien connu. Je suppose que ce n’est pas inconcevable, mais il serait très difficile d’imaginer que l’on puisse attribuer une intention malveillante au Parlement ou au Sénat. Permettez-moi de vous expliquer pourquoi.
Si j’estime que ce serait extrêmement difficile, c’est parce que, lorsqu’on procède à l’attribution d’intentions à un organe comme le Parlement ou le Sénat, on passe par le prisme de certaines règles d’interprétation. L’une des plus importantes de ces règles d’interprétation veut que l’on suppose en tout temps que les gestes que pose le Parlement sont équitables.
Même si on semble avoir la preuve qu’une mesure du Parlement harcèle une minorité, ce n’est pas une indemnisation adéquate pour un groupe ayant subi un tort historique, ou pour diverses raisons qui laissent penser que l’action ou l’inaction d’un Parlement constitue une injustice, il est toujours très difficile d’attribuer au Parlement un motif malveillant de la façon que nous le ferions pour une personne qui a accepté un paiement ou qui s’est enrichi autrement en tirant parti d’une charge publique. Si nous pouvions imaginer tous les parlementaires ou une majorité d’entre eux être impliqués dans ce genre de saisie massive de loyers du système, nous en serions alors presque au point où la Chambre ne serait même plus considérée comme Parlement ou une assemblée législative.
C’est une excellente question. J’hésite, en tant qu’universitaire, à dire que c’est impossible, mais c’est ce que je peux imaginer de plus proche, compte tenu des présomptions que nous faisons valoir quand il est question d’interpréter les lois du Parlement ou d’autres corps législatifs démocratiques. Le Parlement peut invoquer ses privilèges au nom des députés, et c’est souvent ce que nous voyons.
Le sénateur Sinclair : Pour revenir à votre document de travail et à votre discussion au sujet de voir au-delà de la revendication du privilège, cela me porte à croire que le privilège ne devrait pas être considéré comme étant absolu, à l’instar du secret professionnel dont les tribunaux n’abusent jamais.
Il pourrait aussi y avoir d’autres privilèges. Je pense au privilège diplomatique et à celui de l’exécutif. Il en existe probablement des douzaines que les gens revendiquent dans la loi.
Voyez-vous une différence entre le privilège parlementaire relativement à l’abstraction faite de l’intention par rapport aux autres types de privilèges qui existent, à la réticence des tribunaux à faire abstraction de l’intention dans certains cas?
M. Fox-Decent : Je sais qu’il est commun de voir les tribunaux parler de privilège absolu. Tout ce qu’un ministre dit à la Chambre est assujetti à un privilège absolu, mais ce qu’un sous-ministre ou un adjoint du ministre peut avoir dit ou fait en remettant des documents au ministre est couvert par une immunité relative. Nous voyons parfois ce genre de distinction.
L’immunité relative est tout de même un important privilège. Cela signifie que la personne qui fait état d’un acte fautif doit montrer que la personne ayant l’immunité relative a agi par malveillance, alors que dans le cas du privilège absolu, les tribunaux ne sont même pas censés, en théorie, demander quelles sont les raisons.
Je ne suis pas certain s’il y a déjà eu un véritable privilège absolu. C’est ce que nous voyons, à tout le moins, à l’exception du parjure, qui remonte à longtemps. Depuis toujours, lorsqu’un tribunal est saisi d’un cas de parjure, il peut regarder ce qui s’est dit au Parlement pour enquêter sur l’accusation.
À mon avis, peu importe ce qu’il en a été autrefois, de nos jours, lorsqu’il s’agit de fonctionnaires en position d’être justifiés entièrement pour ce qui est des services qu’ils rendent au public, les graves allégations de fraude, de corruption, de chantage, d’abus de pouvoir ou d’abus de confiance pourraient suffire à lever le voile.
Nous pouvons entre autres voir cela en grande partie de la même façon que le voile peut parfois être levé dans une affaire d’immunité de l’État. Lorsque l’ancien dictateur Augusto Pinochet a été accusé au Royaume-Uni, il s’est défendu en disant qu’il avait agi de bonne foi en tant que chef d’État, qu’il bénéficiait ainsi de l’immunité d’État, qu’il n’avait pas commis ces actes horribles, mais que, si on pensait l’inverse, il pouvait faire valoir son immunité parce qu’il avait agi en tant que chef d’État. La Chambre des lords a répondu qu’il n’agissait pas en tant que chef d’État lorsqu’il a torturé des gens, qu’il n’avait jamais été autorisé à le faire à ce titre.
Si nous avions des preuves convaincantes pour montrer qu’un ministre a accepté l’argent d’un particulier pour lui faire obtenir un contrat ou qu’il a trempé autrement dans la corruption, nous pourrions affirmer qu’il assume une charge publique, mais que ses fonctions ne l’autorisent pas à aller aussi loin.
Je ne suis pas certain, sénateur Sinclair, d’avoir répondu à votre question.
Le sénateur Sinclair : Vous m’avez fait penser à autre chose, mais merci pour la réponse.
[Français]
Le sénateur Maltais : Bienvenue, monsieur Fox-Decent. Je vais vous entraîner dans un dossier encore plus récent au Québec, et qui touche celui qu’a évoqué le sénateur Joyal, soit le dossier de Guy Ouellette.
Bref, l’UPAC, qui est une unité d’enquête, de vérification et de prévention, a attiré le député Guy Ouellette hors de l’Assemblée nationale afin de l’arrêter et de saisir le matériel servant à ses fonctions de député, matériel qui appartenait à l’Assemblée nationale. Après cinq mois, le directeur des poursuites criminelles et pénales, le DPCP, a levé l’interdiction et a rendu à Guy Ouellette son ordinateur et son cellulaire en disant qu’il n’avait aucune raison de garder ces choses qui pourraient servir à porter des accusations.
Lors de l’arrestation du Guy Ouellette, M. Jacques Chagnon, le Président de l’Assemblée nationale, a affirmé ceci : « Qu’on accuse ou qu’on s’excuse. » C’était le droit parlementaire, c’était le privilège parlementaire. Cette question n’est pas réglée, elle est en cours d’instance devant les tribunaux.
Après avoir siégé moi-même pendant longtemps à l’Assemblée nationale, je me demande encore si les tribunaux ont une prérogative sur le privilège parlementaire ou si le Président de l’Assemblée nationale est garant du privilège parlementaire. C’est la même chose qui s’applique ici, qu’il s’agisse du Président du Sénat ou de celui de la Chambre des communes.
[Traduction]
M. Fox-Decent : Pouvez-vous expliquer ce que vous voulez dire lorsque vous demandez ce qui doit s’appliquer? Voulez-vous dire que le privilège devrait s’appliquer dans le cas du Québec, ou la décision devrait-elle être prise sans que le Président puisse faire valoir un privilège?
[Français]
Le sénateur Maltais : Le Président a invoqué le privilège.
Je vais vous donner un exemple. La GRC amène mon collègue, le sénateur Wells, dans le couloir, le sort du Parlement et lui met les menottes. C’est un guet-apens. Ils saisissent son ordinateur et son cellulaire sans qu’aucune accusation ne soit portée.
Le DPCP a dit qu’il a remis au député Ouellette — qui, en passant, a été réélu hier soir avec plus de 50 p. 100 des voix — son ordinateur et son cellulaire, en disant qu’il n’y avait pas matière à porter des accusations. C’est un point.
L’autre point, c’est que le Président de l’Assemblée nationale, Jacques Chagnon, avait dit à l’époque au corps policier de déposer des accusations. Il s’agissait soit de l’accuser ou de le disculper, mais il fallait que ce soit l’une ou l’autre de ces options, parce qu’on ne peut pas laisser un parlementaire en suspens pendant six ou sept mois. La cause est maintenant devant les tribunaux.
Toutefois, quelque chose m’intrigue; comme le député siégeait à un comité parlementaire de l’Assemblée nationale, est-ce le Président du Parlement qui est gardien du privilège parlementaire ou est-ce que ce sont les tribunaux?
[Traduction]
M. Fox-Decent : C’est le Président.
[Français]
Le sénateur Maltais : Selon le système de Westminster, c’est le Président; alors, comment se fait-il qu’un tel cas se retrouve devant les tribunaux? Quelle sera la réponse des tribunaux?
[Traduction]
M. Fox-Decent : Lorsqu’un parlementaire, comme vous le mentionnez, est emmené menottes aux mains pendant qu’il assume son rôle de parlementaire, on peut soutenir avec raison que le privilège devrait empêcher que cela se produise étant donné que c’est une ingérence directe dans le fonctionnement de l’assemblée, dans ses rôles législatif et délibératif. Je crois qu’on peut présenter de solides arguments en faveur de l’application du privilège.
Si des accusations sont portées, ou comme vous le dites si des ordinateurs, portables ou non, sont saisis, on peut encore une fois faire valoir que c’est une ingérence dans le fonctionnement du Parlement. Il y aura une limite, et nous aurons tendance à l’atteindre si la GRC a des preuves crédibles pour croire qu’un parlementaire a commis des actes répréhensibles graves. Ainsi, pour enquêter sur de possibles actes criminels, elle pourrait devoir prendre des mesures qui nuisent à la capacité de certains députés à exercer leur rôle.
[Français]
Le sénateur Maltais : J’ai moi-même vécu un autre cas à l’Assemblée nationale, soit la cause d’un certain député contre lequel des accusations avaient été portées. La Sûreté du Québec l’a fait sortir du Parlement; ils ne l’ont pas pris par le bras à l’intérieur, mais lui ont demandé de sortir à l’extérieur et ils l’ont alors arrêté. Il s’agissait d’accusations criminelles qui ont été portées, alors je comprends très bien la police dans ce cas. Il était effectivement un criminel.
Cependant, dans le cas de Guy Ouellette, ce qui est surprenant, c’est qu’aucune accusation n’a été portée. Si, de façon arbitraire, on prend n’importe quel sénateur, qu’on l’amène à l’extérieur du Parlement et qu’on lui met les menottes, qu’on saisit ses équipements de travail — qui appartiennent dans notre cas au gouvernement canadien — et qu’on ne porte aucune accusation, il s’agit d’un privilège parlementaire indûment bafoué.
Je dois dire que je suis déçu du fait que cette cause se retrouve devant les tribunaux; le Président de l’Assemblée nationale, selon le système de Westminster, aurait dû avoir le pouvoir de dire à ce corps policier qu’il agissait en dehors de ses fonctions, car, si un député est arrêté entre les murs du Parlement, des accusations prima facie sont nécessaires. Cependant, étant donné que des accusations n’ont pas été portées, il est inadmissible qu’un privilège parlementaire soit à ce point bafoué. Voilà.
Je ne sais pas si vous avez quelque chose à ajouter.
[Traduction]
M. Fox-Decent : Je pense qu’une partie de ce qui s’est produit dans ce cas-ci, c’est que ce n’est pas tout simplement un problème de privilège parlementaire. Il semble être question d’un procureur ou peut-être d’un enquêteur qui donne suite à ce qui pourrait être qualifié, en faisant preuve de la plus grande bonté, d’excès de zèle. Nous avons un procureur ou un enquêteur trop zélé.
Je conviens avec vous qu’une personne ne devrait pas être maintenue dans ce qui devient parfois une situation incertaine, une sorte de détention préventive, pour ainsi dire, ou un état préventif sans accusation à laquelle elle peut répondre. Cette situation suffirait, au moins dans certains cas, à porter atteinte au privilège, et on aurait de bons arguments pour invoquer une violation du privilège parlementaire.
Le président : Monsieur Fox-Decent, je veux donner suite à la question du sénateur Maltais. Au bout du compte, il est devenu très clair, au cours des dernières années, que les tribunaux empiètent de plus en plus sur la compétence parlementaire. Nous le voyons maintenant presque régulièrement. Une solution consiste à codifier notre privilège, comme l’affirme le sénateur Joyal. J’estime également qu’à partir du moment où l’on commence à codifier les privilèges, on les circonscrit au point d’ouvrir la porte aux tribunaux pour qu’ils empiètent davantage sur notre compétence parlementaire.
J’aimerais savoir ce que vous en pensez.
M. Fox-Decent : Nous savons tous que nous avons hérité de la Loi constitutionnelle de 1867 une Constitution semblable, en principe, à celle du Royaume-Uni. Le fameux ou, pour certains, infâme Albert Venn Dicey, le théoricien constitutionnaliste britannique, pensait que c’était l’un des grands traits distinctifs du constitutionnalisme britannique, à savoir que les droits et libertés ne sont pas inscrits dans un code. En fait, il a critiqué la codification des droits et libertés sur le continent en Belgique et en France, en affirmant qu’une fois qu’ils se retrouvent dans un code, il est plus facile de les supprimer, de les limiter et les réduire. Selon lui, il était préférable que ces droits et libertés s’accumulent, en quelque sorte, progressivement au fil du temps grâce à des décisions judiciaires. On les reconnaît sans cesse dans le cadre de décisions judiciaires, ce qui fait en sorte que ces droits et libertés sont très difficiles à effacer et à retirer sans, comme il l’aurait dit, révolution complète de l’ordre social et politique des choses au sein de l’administration politique.
Vous avez à vos côtés un allié indéfectible pour ce qui est de déterminer s’il faut les codifier ou non. J’estime quant à moi que c’est habituellement au fruit qu’on juge l’arbre. Tout dépend de ce qui est codifié et, dans une grande mesure, de la culture entourant le produit entier de la codification. Il peut y avoir des avantages si on reconnaît dans la culture entourant le produit de la codification que ce que nous faisons, c’est tout simplement cristalliser ce qui existe depuis longtemps, dans le but d’avoir plus facilement des points de départ pour éviter de revenir à 1689 chaque fois que nous voulons invoquer un privilège parlementaire.
L’un des points de vue de la Charte canadienne des droits et libertés, c’est qu’il y a peu de choses qui ne se trouvaient pas avant au moins dans la common law et dans le droit international. Tout ce que nous avons essayé de faire, c’est rendre ce qui était là avant plus clair et plus facilement accessible sans devoir faire les mêmes manœuvres juridiques pour saisir les tribunaux de la cause.
La codification présente un risque, à savoir que, une fois qu’une chose est codifiée, elle peut s’ossifier. Elle peut perdre la texture malléable qu’on a lorsqu’on prend des décisions judiciaires parce que ces décisions renvoient habituellement à des principes, alors que les dispositions d’une loi sont des normes et des règles. Elles sont normalement réputées être plus limitées, et c’est souvent le cas.
Le président : Ma prochaine question est vraiment d’ordre général. Que peut faire une institution comme le Parlement pour renforcer notre privilège parlementaire et notre position vis-à-vis des tribunaux sans franchir la ligne de démarcation qui existe et qui doit exister entre les assemblées législatives et la magistrature?
M. Fox-Decent : La chose la plus utile que le Parlement pourrait faire est probablement d’annoncer délibérément, consciemment et publiquement qu’il veut jouer un rôle proactif en matière d’autoréglementation pour équiper — je ne veux pas dire « armer » — les comités comme le vôtre, le commissaire à l’éthique, l’ombudsman et d’autres personnes au Parlement qui peuvent bien assumer des rôles de surveillance et de supervision, pour bien circonscrire dans leur domaine de compétence les questions de privilège, et pour mieux faire connaître du public les affaires dans lesquelles les tribunaux semblent diluer le privilège du Parlement de manière à nuire à sa capacité de remplir ses fonctions.
Si on leur pose la question, la plupart des profanes ne sauraient pas du tout ce qu’est le privilège parlementaire. Pour la plupart des avocats, c’est une doctrine obscure. Au Canada, probablement un avocat sur 20 pourrait citer l’affaire Vaid. Peu d’avocats auraient même une idée de ce qu’il en est, et ils ont pourtant ce genre de connaissances.
Le président : Certains parlementaires ne comprennent même pas bien en quoi consiste le privilège parlementaire.
Le sénateur Dalphond : Merci de votre présence ici ce matin. Je suis toujours heureux de voir d’éminents professeurs de Montréal comparaître devant le Sénat.
J’ai lu votre mémoire et je l’ai trouvé très intéressant. Ai-je tort de croire que votre principale conclusion consiste à appliquer à la question du privilège la même approche que les tribunaux adoptent normalement pour les organismes administratifs? C’est ce qui ressort surtout de votre document, n’est-ce pas?
M. Fox-Decent : Oui.
Le sénateur Dalphond : Cela signifie, plus ou moins, que le Sénat, la Chambre des communes et le Parlement dans son ensemble, selon les circonstances, seraient régis par une norme de contrôle applicable à tous les organismes administratifs au pays, à savoir la rectitude ou le caractère raisonnable selon les questions dont l’organisme est saisi. Est-ce bien ce que vous faites valoir?
M. Fox-Decent : C’est ce que j’ai avancé dans ce mémoire. J’ajouterais qu’à l’époque, l’une des normes de contrôle dont on pouvait se prévaloir était la décision manifestement déraisonnable. En 2008, dans l’arrêt Dunsmuir, le caractère raisonnable et la décision manifestement déraisonnable étaient des normes de contrôle.
Le sénateur Dalphond : Elles ont fusionné.
M. Fox-Decent : Elles ont été mélangées, pour employer un terme qui n’est pas trop technique, et la décision manifestement déraisonnable a été mise de côté.
De nos jours, la plupart des tribunaux reconnaîtront que le caractère raisonnable est vaste, comme l’a dit le juge Binnie. Selon moi, le législateur et ses institutions se gouvernaient eux-mêmes et prenaient des décisions à l’interne. Ils se trouvaient à ce qui était l’extrémité du spectre de la décision manifestement raisonnable. Décrit de cette façon-là, la réponse est oui.
Le sénateur Dalphond : Je peux peut-être poursuivre dans la même veine. Ai-je tort de dire, peut-être à cause de mon expérience passée, qu’en un sens les tribunaux n’ont toujours pas trouvé de modèle clair pour réaliser l’examen judiciaire des organismes administratifs, et que tout le débat pour déterminer ce qu’est le bien-fondé et le caractère raisonnable se poursuit? La Cour suprême a annoncé, il y a quelques mois, qu’elle souhaite revenir sur la question des critères applicables pour l’examen judiciaire.
Proposez-vous d’appliquer un processus — on voit que les tribunaux ont jusqu’à maintenant de la difficulté à mettre en œuvre le processus d’examen judiciaire pour les organismes créés par une loi, lesquels ont des pouvoirs, des autorisations législatives et des mandats limités — à une institution qui est, disons-le franchement, la plus importante dans une société démocratique? N’est-il pas risqué de passer de ce que vous appelez le flou des normes à un autre système qui fonctionne à l’aide du flou de ses propres normes?
M. Fox-Decent : La mauvaise nouvelle pour certains, c’est que lorsque les tribunaux le voudront, ils interviendront. La question n’est pas vraiment de savoir si les tribunaux interviendront, mais plutôt selon quelles modalités.
À mon avis, la meilleure façon de faire, c’est lorsque le Parlement prend les devants pour déterminer ce qui se produirait devant les tribunaux et qu’il procède de manière aussi responsable en agissant selon la procédure la plus équitable possible par l’entremise de ses institutions lorsqu’il prend des décisions, surtout au sujet de tierces parties. Ce sont habituellement les affaires les plus litigieuses.
Je dois dire que je suis d’accord avec vous. Il y a un grave problème dans le droit public canadien en ce qui a trait à la législation administrative, lorsque les tribunaux examinent des organismes administratifs et déterminent si ce qu’ils ont fait est légal ou non.
Depuis longtemps, pour intervenir lorsqu’ils le souhaitent, nos tribunaux font un examen de la compétence. Si vous interprétez la loi et commettez une simple erreur de droit, les tribunaux vont dire qu’ils ne vont pas intervenir. Si vous commettez une erreur de droit en dehors de votre domaine de compétence, vous exercez alors un pouvoir qui ne vous a pas été accordé. Il est donc évident qu’ils devront intervenir parce que ce sont les seuls organes du système juridique canadien à être autorisés à déterminer la portée de votre champ de compétence. Le champ de compétence de tous les autres organismes est habituellement établi par le Parlement ou au moyen d’une loi provinciale.
La difficulté, c’est qu’il est impossible de maintenir la distinction entre les erreurs de compétence et les autres erreurs. Dès que les tribunaux arrivent à la conclusion qu’un organisme administratif a commis une erreur qui ne relève pas de son domaine de compétence, ils affirment que l’organisme a mal interprété sa loi d’une certaine façon. Une fois qu’il est établi qu’une loi a été mal interprétée, il n’y a plus qu’un petit pas à faire pour dire qu’il a exercé un pouvoir qui ne lui a pas été accordé puisqu’il n’a pas compris son mandat légal. C’est une erreur de compétence. On met alors rapidement fin au débat.
Dans l’article que vous avez lu, j’ai tenté d’exprimer la même préoccupation concernant la distinction que les tribunaux font à propos de la portée et de l’exercice du privilège parlementaire. Quelle est la portée ou l’existence d’un privilège?
Lorsqu’il est question de la portée d’un privilège, on ne parle que de l’ensemble des diverses choses que les parlementaires peuvent faire dans l’exercice d’un privilège donné. Quand nous parlons de « l’ensemble de choses », nous parlons toujours de l’exercice d’un privilège. Pour comprendre un privilège, il faut comprendre qu’il est exercé d’une manière quelconque. Dès que l’on comprend que la portée n’est qu’une manière concise de parler de certaines formes d’exercice du privilège, cette distinction disparaît aussi. Voilà pourquoi la juge en chef McLachlin et le juge Binnie, dans les affaires CBC et Vaid, se sont tous les deux rabattus sur les arguments de l’avalanche de poursuites en indiquant qu’il fallait prévoir cette catégorie d’approche, sinon, les plaintes afflueraient et embourberaient notre régime parlementaire. À titre d’universitaire, je considère que ce n’est pas la meilleure manière d’établir la jurisprudence, mais c’est ainsi que les choses se sont passées. C’est ainsi, et c’est ce que stipule la règle de droit immuable.
Selon moi, le mieux que le Parlement puisse faire, c’est composer avec la situation et avec les tribunaux qui s’ingéreront davantage dans ses affaires en considérant que tout est une question de définition. Le Président de la Chambre a-t-il le droit de gérer des employés de confiance comme les conseillers économiques? La plupart des gens considéreraient que oui. A-t-il le pouvoir de gérer des employés de confiance en violant de manière flagrante leurs droits de la personne? Je pense que la plupart des gens diraient que non.
Ce n’est qu’une question de définition du privilège. Si on indique qu’il doit inclure le respect des droits de la personne ou de diverses valeurs fondamentales, il est difficile de voir comment on peut accorder cette justification à ces genres de privilèges. Je ne pense pas non plus que le Parlement ou les assemblées législatives provinciales voudraient réclamer de tels privilèges, du moins pas publiquement. Pour assurer le maintien de privilèges sensés, le Parlement et les assemblées législatives provinciales peuvent instaurer leurs propres mécanismes de surveillance afin de faire surveiller leurs assertions et, au moins, permettre de décider à première vue ce qui constitue ou non un exercice de privilège légitime.
Le sénateur Dalphond : Je suis d’accord avec ce que la Cour suprême a dit jusqu’à maintenant. Il en va de même pour la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Michaud, dans laquelle M. Michaud faisait valoir que l’Assemblée nationale violait ses droits fondamentaux en le réprimandant pour un discours prononcé à l’extérieur de l’Assemblée nationale.
Je me préoccupe toutefois de l’idée voulant que l’on codifie les privilèges et que l’on fasse entrer les tribunaux dans la sphère politique. Si on peut contester les décisions du Président en invoquant le caractère raisonnable de la chose, la partie mécontente pourrait s’adresser à la Cour fédérale en affirmant que cette institution fédérale est soumise à l’examen de la Cour fédérale et que la décision du Président, du comité de gestion ou du Comité de la régie interne n’était pas raisonnable. Ce sont donc les tribunaux qui auraient le dernier mot sur le caractère raisonnable d’une décision d’un organe interne du Parlement.
Ne franchit-on pas une limite que les tribunaux eux-mêmes hésitent à traverser? Par exemple, le Conseil canadien de la magistrature affirme devant la Cour fédérale que cette dernière n’a pas le pouvoir d’examiner ses décisions, car le conseil est indépendant d’elle. Quand un juge de la Colombie-Britannique a voulu pénétrer dans le tribunal, mais qu’une grève l’en empêchait, il n’a eu que faire de la Charte des droits; il a simplement délivré une ordonnance pour que la police lui permette d’entrer. Cette ordonnance n’a fait l’objet d’aucun examen et la Charte ne s’est pas appliquée dans ce cas. Pourquoi alors le Parlement se soumettrait-il de lui-même aux tribunaux à moins qu’il ne veuille que ces derniers aient le dernier mot dans le système?
D’après moi, la jurisprudence actuelle montre qu’il existe un mécanisme de poids et contrepoids qui devrait continuer d’exister dans le système. Si on impose un examen judiciaire, il n’y aurait plus de poids et contrepoids, car les tribunaux auraient le dernier mot et c’est ce qu’ils jugent comme étant raisonnable qui constituerait le critère. Si la décision leur déplaît, comme vous dites, ils trouveraient moyen de la corriger. Au bout du compte, donc, ils auraient le pouvoir d’infléchir l’orientation politique.
M. Fox-Decent : Si vous me permettez de répondre brièvement, les organes législatifs sont confrontés à une difficulté. Les tribunaux ont eux-mêmes établi un système de poids et contrepoids. Si le juge de la Colombie-Britannique avait demandé qu’on le débarrasse de tous ces gens et avait commencé à lancer des invectives racistes ou misogynes, cela aurait fort bien pu constituer un motif de plainte auprès du Conseil canadien de la magistrature. Nous savons que de nombreux juges ont fait l’objet de procédures et de conséquences disciplinaires à la suite de telles plaintes.
Cependant, si le Président de la Chambre se comportait ainsi, où pourrait-on déposer une plainte au Parlement? C’est ce qui semble manquer au sein de l’institution, selon moi. Voilà pourquoi les gens de l’extérieur du Parlement et des débats, laissés perplexes, seraient insatisfaits. Même nos juges doivent rendre des comptes à quelqu’un, que ce soit au Conseil canadien de la magistrature ou, parfois, à un organe provincial. Cependant, le Président et d’autres titulaires de poste au sein des institutions parlementaires n’ont de comptes à rendre à personne, même à l’intérieur du Parlement.
Pour que votre argument tienne la route, pour comparer des pommes avec des pommes, il faut instaurer au Parlement des institutions auxquelles le Président devrait fournir une réponse lorsque des assertions sont formulées au sujet du privilège. Vous auriez alors un mécanisme semblable.
Le président : À titre d’ancien Président ayant eu le privilège d’agir à titre de Président du Sénat, je m’en voudrais de ne pas faire remarquer que dans notre régime de style britannique, vous avez absolument raison à propos de l’autorité suprême qui prend des décisions quant aux questions de privilège. Ce sont nos Présidents qui constituent les autorités administratives de tous les Parlements. Bien entendu, le Sénat est un peu particulier, car le Président y est un sénateur parmi ses égaux. Il ou elle agit bien plus à titre de baromètre afin d’atteindre un consensus que d’autorité quant à l’applicabilité des règles. Au cours des 151 années d’existence du Sénat, il est arrivé bien souvent que des décisions du Président soient infirmées par la Chambre elle-même.
Comparativement à d’autres, notre Chambre a donc une dimension supplémentaire de reddition de comptes. Je tenais à le souligner.
Le sénateur Wells : Monsieur le président, j’allais aussi le faire remarquer, étant donné que des décisions ont été prises et infirmées lorsque vous étiez Président du Sénat il y a quelques années. Cela m’est venu à l’esprit. La suprématie n’a pu s’installer.
Le sénateur Joyal : Dans quel sens avez-vous voté?
Le sénateur Wells : Je ne m’en souviens pas.
Le président : Sénateur Joyal, je me souviens que vous étiez du bon côté de l’histoire.
Le sénateur Joyal : En effet.
Le sénateur Wells : Dans notre petit régime, c’est le Sénat lui-même, et non le Président, qui est souverain, bien que dans la majorité des cas, les décisions du Président sont évidemment respectées.
Voilà qui nous ramène à une observation formulée plus tôt au sujet de l’exercice du privilège parlementaire. Selon moi, on peut exercer ce dernier de trois manières. On peut le codifier et l’encadrer de règles strictes, ce qui constituerait un carcan rigide. On peut également s’appuyer sur des précédents, ce qui accorde plus de souplesse que la codification; c’est toutefois une solution vers laquelle on peut se tourner. Enfin, la solution la plus souple, qui correspond peut-être au système actuel, consisterait à s’appuyer sur les pratiques exemplaires.
Que conviendrait-il de faire dans une institution comme le Parlement du Canada et les deux Chambres? Y aurait-il une différence entre les deux Chambres?
M. Fox-Decent : Dans la mesure où nous recourons à la codification, ce sont en fait les précédents qui seraient codifiés. Nous nous appuyons certainement sur les précédents, au milieu de ces trois solutions. Les précédents que nous avons sont pris au sérieux; ce ne sont pas simplement des précédents du Canada, mais des précédents qui nous viennent du Royaume-Uni, en raison de l’article 18 de notre Constitution et de sa référence au Parlement britannique de Westminster. Voilà notre référence.
Le problème, c’est qu’une grande partie de ces précédents sont très anciens. Il y a lieu de se demander si certains d’entre eux s’appliquent encore ou s’ils sont considérés comme applicables. L’ennui avec les précédents, c’est qu’ils peuvent accumuler la poussière avec le temps. À moins que ne survienne une affaire qui a préséance sur quelque chose qui s’est produit avant, les anciens précédents continueront d’avoir un pouvoir de persuasion, à défaut d’avoir une force exécutoire. Cette solution tend à être plus souple, les précédents étant traités comme des principes plutôt que comme des règles légales. Pour certains, c’est un citron, alors que pour d’autres, c’est de la limonade.
Le président : Comme aucun autre sénateur ne souhaite intervenir au cours du présent tour, nous passerons au second.
Le sénateur Joyal : Je veux ajouter un élément à la réponse que vous avez donnée à la question du sénateur Maltais concernant un ou une membre du Sénat ou de la Chambre qui recevrait une amende alors qu’il ou elle est accusé d’infraction criminelle. Le Code d’éthique stipule qu’en pareil cas, l’intimé est invité à se retirer de la Chambre afin de protéger l’intégrité et la dignité de l’institution.
Autrement dit, cette disposition du code est, selon moi, essentielle au maintien de l’objectif global du privilège. Dans le cas présent, le privilège de l’institution l’emporte sur le statut d’un de ses membres. Il importe de s’en souvenir.
Là n’est pas la question, toutefois. Ma question concerne la tendance. Mes collèges qui ont déjà siégé reconnaîtront certainement l’affaire suivante. Vous n’êtes pas sans savoir qu’il a été recommandé que le juge Girouard soit démis de ses fonctions, affaire qui a récemment été portée en appel devant la Cour fédérale. Même si le Conseil canadien de la magistrature a demandé à la cour de statuer que la cour n’avait pas compétence en la matière en vertu du principe d’indépendance judiciaire, la Cour fédérale, en la personne du juge Noël, a néanmoins conclu que la cour avait compétence dans ce dossier, contrairement à ce qu’affirmait le Conseil canadien de la magistrature.
Quand j’ai lu cette décision et les commentaires publiés à ce sujet, j’ai eu l’impression que le processus par lequel la cour avait réclamé son indépendance avait été judiciarisé. Comme vous l’avez fait remarquer avec justesse, chaque organe professionnel s’autoréglemente, mais même s’ils le font, ils demeurent sous contrôle judiciaire si la décision de la Cour fédérale est maintenue.
Si nous appliquons ce précédent à la manière dont nous devrions envisager notre propre responsabilité afin de déterminer les droits des tierces parties en relation avec la Chambre, nous devons faire très attention à la portée de la responsabilité que nous réclamerions et que nous enchâsserions dans nos règles. Je m’attendrais à ce que les choses se passent comme suit. Le Règlement du Sénat décrirait les grandes lignes du processus à suivre quand une tierce partie lésée présente une plainte à un comité ou à un agent du Parlement afin qu’il mène une enquête. C’est ainsi que l’on respecte le principe du régime en cas de conflit d’intérêts. Si un sénateur formule une affirmation contraire à une autre allégation, ce n’est pas aux sénateurs eux-mêmes de faire enquête. Il faut procéder à un examen préliminaire. Si une enquête s’impose, c’est au commissaire à l’éthique qu’il revient de la réaliser, conformément au principe de justice fondamentale.
Une fois qu’une enquête impartiale a été menée, le Sénat doit décider qu’un élément d’équité dans le régime doit être enchâssé pour s’assurer que la conclusion est juste. Il me semble que la décision du Conseil canadien de la magistrature dans l’affaire du juge Girouard nous donne matière à réflexion, ainsi qu’un fondement quant à la manière dont nous devrions approcher ce que j’appelle la solution intermédiaire concernant le Règlement du Sénat. Cette avenue permettrait à une personne qui se sent lésée par une tierce partie dans l’exercice du privilège de faire appel en application du principe de justice fondamentale et dans la mesure où ce dernier pourrait toujours faire l’objet d’un examen que la cour effectuerait en s’appuyant sur l’arrêt Girouard.
M. Fox-Decent : Je pense que cela est fort sensé. Permettez-moi de profiter de l’occasion pour répondre à une partie de la question que le président a posée précédemment, quand il a demandé ce que le Parlement pourrait faire pour mieux se protéger contre les juges. Pour protéger les organes administratifs, notamment les commissions de relations de travail, les assemblées législatives provinciales et le Parlement lui-même, on a adopté des dispositions privatives ou des dispositions qui indiquent expressément et sans équivoque aux tribunaux de ne pas s’ingérer dans leurs affaires.
C’est un fait connu que les tribunaux ont fait peu de cas de ces dispositions, même s’ils leur ont porté une certaine attention; ainsi, ils tendront à examiner les décisions avec plus de déférence, officiellement du moins. Ils prendront l’indication du Parlement selon laquelle ils ne sont essentiellement pas les bienvenus ici comme une indication qu’ils ne devraient se pencher sur les décisions que s’ils considèrent qu’une question de compétences pose un problème ou que quelque chose, comme on l’a fait remarquer, leur semble vraiment douteux.
Pour ce qui est de ce que nous pourrons espérer de la décision de la Cour fédérale et du Conseil canadien de la magistrature, comme je l’ai indiqué plus tôt, si les juges veulent intervenir, ils trouveront toujours des moyens de le faire en se fondant sur le principe voulant qu’une entité publique canadienne puisse potentiellement faire l’objet d’un examen judiciaire pour déterminer si les actes de ce fonctionnaire ou de cet organe respectent les contraintes de leurs limites légales. Ce n’est là qu’une partie de la manière dont les juges comprennent leur position dans le domaine juridique du Canada.
Je ne pense pas que l’on puisse faire quoi que ce soit. Le génie est sorti de la bouteille et je doute que l’on puisse faire quelque chose pour l’y retourner ou, soyons réalistes, pour renverser la vapeur au sein du Conseil canadien de la magistrature, du Parlement ou des assemblées législatives provinciales. Voilà pourquoi le plus important ou le mieux à faire consiste à appliquer très délibérément et très ostensiblement une autoréglementation conforme aux normes en matière d’équité procédurale et de caractère raisonnable que les tribunaux espèrent voir adopter de toute manière. De fait, je pense que vous pouvez déjà voir ce processus à l’œuvre dans les pratiques du commissaire à l’éthique.
[Français]
Le sénateur Maltais : Tout d’abord, j’aimerais clarifier un point au sujet de mon exemple qui portait sur le cas de 1984. Maintenant, on peut le nommer, puisqu’il est décédé; c’était le cas de Gilles Grégoire, député de Frontenac. Des accusations au criminel ont été portées contre lui alors qu’il était à l’intérieur de l’Assemblée nationale. La Sûreté du Québec n’est pas venue l’arrêter dans l’Assemblée nationale, parce qu’elle ne le pouvait pas. Elle l’a arrêté lorsqu’il est sorti de l’édifice. Ça va?
Dans le cas du député Guy Ouellette, aucune accusation n’a été portée. Il a été pris dans un guet-apens, à la suite d’une fausse information. Aucune accusation n’a jamais été portée et le directeur des poursuites criminelles a conclu qu’il n’y avait même pas matière à enquête. Il lui a remis ses documents, son ordinateur, sa tablette et son téléphone. La question est maintenant devant un tribunal.
L’autre point que je veux vous soumettre, bien humblement, est celui-ci : pour codifier nos privilèges, on ne peut pas se baser sur la Constitution anglaise parce que, c’est bien simple, elle n’existe pas; on doit se baser sur des coutumes et sur la Constitution du Canada. Le privilège parlementaire est inclus dans la Constitution, mais nous savons une autre chose également, c’est qu’il y a une coutume parlementaire.
La coutume parlementaire veut que ce soit le Président qui soit le gardien des privilèges parlementaires. Au Sénat, c’est un peu différent, car même si le Président est le gardien, ses décisions peuvent être contestées, alors qu’à la Chambre des communes les députés ne peuvent pas faire de même. Dans les assemblées législatives, les députés ne peuvent pas contester les décisions de la présidence, parce que cela mine la confiance à l’égard de la présidence. Dans bien des cas, à cause de ces contestations, des Présidents ont démissionné. Donc, il est de coutume, à titre de parlementaire, de ne jamais contester une décision de la présidence, et j’exclus le Sénat. C’est un point.
Si on codifie nos privilèges, va-t-on en oublier? Si jamais un autre privilège que l’on n’avait pas prévu se présente, ferme-t-on la porte à d’autres choses qui pourraient se produire dans 10, 15 ou 20 ans? Parce que la Constitution n’a pas tout prévu au cours des 150 dernières années, et bien des choses se sont ajoutées.
M. Fox-Decent : Je vous remercie de cette question. Pas nécessairement, tout dépend de la continuité du code. Selon moi, il est possible d’établir une codification ouverte qui peut permettre d’autres dispositions liées au privilège.
Le sénateur Maltais : La codification ne serait pas fermée.
M. Fox-Decent : Non, pas nécessairement. À mon avis, ce serait mieux de cette façon.
Le sénateur Maltais : Merci beaucoup.
[Traduction]
Le président : Mesdames et messieurs les sénateurs, comme il n’y a plus de questions, je voudrais laisser la parole à M. Fox-Decent pour une dernière remarque.
M. Fox-Decent : Je vous remercie beaucoup de m’avoir donné l’occasion de témoigner devant vous. J’ai été enchanté de venir à Ottawa pour passer la matinée avec vous.
J’ai rédigé mon document sur l’arrêt Vaid il y a quelque temps. Dans le domaine universitaire, on ne sait jamais ce qui tombera dans l’oubli ou ce qui aura des répercussions longtemps après que l’encre eut séché. Je suis ravi que cette modeste contribution nous ait réunis.
Le président : Nous vous remercions d’avoir comparu aujourd’hui.
Chers collègues, je vous remercie de ce que je considère comme une discussion fort intéressante. Je rappelle à l’assistance et à tous ceux qui sont autour de la table que nous nous réunirons dans deux semaines, alors que nous serons de retour avec certains de nos collègues du Comité de la régie interne pour traiter du comité de surveillance.
(La séance est levée.)