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TRCM - Comité permanent

Transports et communications

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Transports et des communications

Fascicule nº 38 - Témoignages du 18 septembre 2018


OTTAWA, le mardi 18 septembre 2018

Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications se réunit aujourd’hui, à 9 h 30, pour étudier la façon de moderniser les trois lois fédérales sur les télécommunications (la Loi sur les télécommunications, la Loi sur la radiodiffusion et la Loi sur la radiocommunication) pour tenir compte de l’évolution des secteurs de la radiodiffusion et des télécommunications durant les dernières décennies.

Le sénateur David Tkachuk (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Bon retour. J’espère que vous avez passé un bel été et que vous êtes reposés, car je pense que nous aurons un automne occupé.

Aujourd’hui, nous entendrons deux témoins qui donneront la première salve dans le cadre de notre étude sur les communications et les télécommunications. Nous nous réunirons ensuite à huis clos pour discuter des travaux futurs.

Comme nous avons reçu leurs exposés tardivement, nous n’en avons pas de copies bilingues. Ils sont en anglais. Je laisserai aux membres francophones du comité m’indiquer s’ils sont d’accord pour qu’ils soient distribués. S’ils ne sont pas d’accord, je ne les distribuerai pas. Ils ont le droit d’avoir des copies dans leur propre langue. Je demanderai aux sénateurs Gagné, Cormier et Dawson de me donner leur avis.

Le sénateur Cormier : C’est le comité en entier qui devrait en décider. Ce ne devrait pas être à nous de décider de les recevoir ou non.

Le président : C’est sans importance pour nous, puisque nous sommes anglophones et que les exposés sont en anglais. Je vous demande de me dire si vous êtes à l’aise avec cela. Les exposés n’ont pas à être distribués, et cela me convient si vous n’avez pas d’objection. Le sénateur Dawson et moi sommes assez stricts à ce sujet. Je vous laisserai toutefois le choix. Je crois comprendre qu’un des documents comprend même un diagramme. Avec votre assentiment, je distribuerais les exposés.

La sénatrice Gagné : J’aimerais en recevoir une copie, s’il vous plaît.

Le président : D’accord.

Cela vous convient-il, Dennis?

Le sénateur Dawson : Oui. Si je peux me permettre une remarque, quand c’est le gouvernement... Mais quand il s’agit de particuliers, nous n’avons pas à leur imposer d’obligations.

Le président : Je ne demande pas de leur imposer des obligations, bien entendu.

Le sénateur Dawson : Je pense que nous le devrions.

Le président : Bien.

J’aimerais vous souhaiter un bon retour. En juin dernier, le comité a été autorisé à étudier le rapport sur les trois lois fédérales relatives aux télécommunications, soit la Loi sur les télécommunications, la Loi sur la radiodiffusion et la Loi sur la radiocommunication.

Nous allons entamer notre nouvelle étude spéciale aujourd’hui. Je voudrais souhaiter la bienvenue à nos témoins : Michael A. Geist, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droit d’Internet et du commerce électronique, de la Section de common law de la faculté de droit de l’Université d’Ottawa, et Dwayne Winseck, professeur à l’École de journalisme et de communication de l’Université Carleton et directeur du Canadian Media Concentration Research Project.

Je vous remercie de prendre part à notre séance. J’invite M. Winseck à commencer son exposé, suivi par M. Geist. Les sénateurs vous poseront ensuite des questions. Vous avez la parole.

Dwayne Winseck, professeur, École de journalisme et de communication, Université Carleton, et directeur du Canadian Media Concentration Research Project, à titre personnel : Merci beaucoup de m’avoir invité à témoigner aujourd’hui. Je traiterai de la Loi sur les télécommunications et de la Loi sur la radiodiffusion, et aborderai cinq thèmes principaux.

Je proposerai d’abord qu’au lieu d’utiliser la métaphore des systèmes qui repose au cœur de ces deux lois, métaphore qui nous encourage à voir les systèmes comme faisant partie d’un tout unifié, nous employions la métaphore les étages et des blocs de construction LEGO pour comprendre l’écologie émergente des médias axés sur les communications sans fil et mobiles à large bande.

Je ferais aussi remarquer que si les sociétés de télédiffusion et de radiodiffusion dépendant de la publicité ont vu leurs revenus chuter, la plupart des entités composant l’économie des médias de réseau se portent bien.

Sachez aussi que nous vivons à une époque où l’information abonde, mais que la forte concentration des médias persiste et que les degrés d’intégration verticale et diagonale sont extrêmement élevés au Canada, situation qu’il faut corriger.

De plus, le principe de transport commun, communément appelé neutralité du réseau, constitue un excellent outil pour composer avec ces réalités.

Enfin, plutôt que d’adopter une seule loi sur la convergence, comme le proposent bien des gens, je pense que nous devrions conserver des lois distinctes, une pour les services de transport commun ou de neutralité du Web, qui englobent les services d’accès Internet et de communications mobiles sans fil, et une autre combinant les médias audiovisuels et certaines facettes fonctionnelles relatives à la protection de la vie privée et aux règles de publicité électorale qui s’appliquent à des services Internet comme Facebook et Google, lesquels servent un public de masse.

La croissance de l’écologie des médias axés sur Internet nous pousse à remettre en question la métaphore des systèmes qui repose au cœur de la Loi sur les télécommunications et de la Loi sur la radiodiffusion, et à adopter une nouvelle métaphore des étages et des blocs de construction LEGO, laquelle tient compte du fait que dans l’univers des médias axés sur les services sans fil à large bande et mobiles, il est bien plus facile de séparer le réseau d’accès du contenu, des applications et des services offerts par son entremise. Comme Eli Noam l’a laissé entendre, à l’ère numérique, les politiques relatives aux communications et à la culture deviendront de plus des politiques de transport commun, et j’abonde dans le même sens que lui. Même s’il a peut-être déjà été souhaitable de réunir le transport et le contenu...

Le président : Monsieur Winseck, pourriez-vous parler un peu plus lentement pour que l’interprétation puisse vous suivre?

M. Winseck : Au lieu de traiter ensemble le transport et le contenu, comme nous l’avons fait pour la câblodistribution depuis les années 1970 conformément à une pratique qui tombe en désuétude à mesure que les gens coupent le cordon, nous devrions élaborer deux nouvelles lois en accord avec cette réalité fondamentale, soit celle de la séparation du transport et du contenu.

Je pense que de nombreux groupes d’intérêts tentent de démontrer que les médias traversent une crise dont dépendent la culture et la démocratie canadiennes. C’est là, à mon avis, un cadre très trompeur, fondé sur des réalités très importantes, c’est-à-dire le fait que les médias soutenus par la publicité, comme la radiodiffusion, la télévision, la radio et les journaux, sont en réelle difficulté, tout comme le journalisme professionnel. C’est une réalité.

Si nous ouvrons les yeux et observons l’ensemble du paysage médiatique, toutefois, nous voyons un tout autre portrait. Si nous examinons les réseaux que nous utilisons pour accéder à un éventail de services de média audiovisuel, au produit du journalisme et à un contenu varié, nous y observons une croissance substantielle.

En ce qui concerne les services télévisuels, vous pouvez regarder les chiffres que je vous ai remis aujourd’hui, et vous verrez que les revenus des réseaux ont augmenté très rapidement sur une période de 30 ans. Si nous allons plus loin pour voir ce qu’il en est de la production des médias audiovisuels et du contenu, nous constatons que l’investissement dans la production de films et d’émissions de télévision atteint des sommets au Canada. Ces investissements proviennent en grande partie de l’étranger, mais c’est en fait une bonne chose, car cela contribue à cultiver une industrie nationale de la télévision et du film en y injectant des fonds.

Nous observons une tendance semblable dans les marchés où les gens consomment de la télévision et des films. Les revenus de l’industrie canadienne de la télévision ont connu une croissance considérable au cours des 30 dernières années, essentiellement parce que de nouveaux secteurs sont venus s’y greffer, comme ceux de la télévision payante et, maintenant, du service de diffusion en continu sur Internet. Essentiellement, il n’existe pas de crise dans les médias.

Cette tendance s’observe dans l’ensemble des services de contenu audiovisuel. Des services fondamentalement nouveaux s’ajoutent et la plupart d’entre eux croissent rapidement. Toute solution adoptée au chapitre des politiques et de la législation doit cibler les secteurs où de véritables difficultés se manifestent, c’est-à-dire dans les médias soutenus par la publicité.

Nous devrions rompre avec le concept voulant que la situation soit fondamentalement attribuable à Google et à Facebook. Ces acteurs ont, bien entendu, accaparé d’une grande partie de la publicité au pays, monopolisant les trois quarts de la publicité en ligne et quelque 40 p. 100 de toute la publicité au Canada.

À mon avis, cependant, le fait le plus important à retenir, c’est que les dépenses en publicité ont atteint un sommet et semblent diminuer si on observe la situation par habitant et en dollars indexés à l’inflation. La part du gâteau diminue avec l’intensification de la concurrence des nouveaux géants des médias. C’est la réalité à laquelle il faut s’attaquer.

Je pense que nous devons aussi nous rendre compte que nous vivons dans une ère d’abondance de l’information. Nombreux sont ceux qui affirment que les inquiétudes suscitées par la concentration des médias appartiennent au passé. Je ne partage pas cet avis. Il y a tout lieu de se préoccuper de la situation, car les degrés de concentration des médias au Canada et, en fait, dans le monde, restent élevés et sont de loin supérieurs à ce que bien des gens présument.

Je pense que le Canada se démarque vraiment — et pas de la bonne manière — par ses degrés extrêmement élevés d’intégration verticale et diaconale. En effet, tous les principaux services de télévision commerciale du pays appartiennent à des compagnies de téléphone. Cette situation n’a pas son pareil dans le monde.

Il existe également une intégration diagonale, situation dans le cadre de laquelle les fournisseurs de service Internet, les exploitants de réseaux sans fil et les câblodistributeurs forment essentiellement un seul et même acteur. Cela signifie que le Canada, contrairement aux États-Unis, au Royaume-Uni ou à la plupart des pays d’Europe, ne compte pas de fournisseurs de service mobile indépendant comme T-Mobile, Sprint, Three ou Vodafone. La concurrence s’en trouve considérablement réduite, car les entreprises cherchent à préserver leurs investissements actuels dans l’infrastructure filaire et leur réseau de câblodistribution au lieu de laisser les réseaux mobiles intervenir et accorder aux gens des forfaits données bien plus généreux à des prix bien plus abordables.

Ce sont les réalités, dont les conséquences sérieuses ont été répertoriées depuis maintenant plus d’une décennie dans un large éventail d’études réalisées par la Federal Communications Commission, l’Union internationale des télécommunications et l’OCDE et, au Canada, dans celles commandées par Innovation, Sciences et Développement économique Canada, le CRTC, Wall Communications ou Nordicity. Toutes ces études font ressortir plusieurs réalités fondamentales, des réalités dont témoignent les chiffres que je vous ai montrés aujourd’hui.

Par exemple, on trouve au Canada des réseaux de communication mobile sans fil raisonnablement bons, mais les réseaux de fibre optique accusent du retard par rapport à ceux de pays comparables de l’OCDE. Le Canada tire donc de l’arrière à cet égard si on le compare à d’autres pays.

Au Canada, les prix par gigaoctet sont exorbitants, alors que les limites de données sont extrêmement basses par rapport aux normes comparables. Aux pages 8 et 9, nous pouvons voir que le Canada fait piètre figure au chapitre des prix des données. De plus, sur le plan de l’utilisation des téléphones mobiles et des services Internet, l’utilisation de données est très faible.

Le plus étonnant, c’est que le Canada se situe au niveau des pays d’Europe de l’Est et de certains pays d’Amérique latine pour ce qui est des taux d’adoption du service à large bande et de la communication sans fil mobile. Au tableau 10, on constate que le Canada se trouve bien loin sur la droite, figurant au 26e rang des 34 pays membres de l’OCDE. Au Canada, la structure des industries est intéressante, car elle est extrêmement concentrée et affiche des degrés très élevés d’intégration verticale et diagonale. Selon moi, cette situation se traduit par des prix élevés, des limites de données basses et des utilisations restreintes des médias. C’est extrêmement important, car cela constitue un fardeau pour les entreprises canadiennes sur les marchés internationaux et limite ce que les Canadiens peuvent, à titre de citoyens, de consommateurs ou de créateurs, faire avec leurs connexions Internet à large bande.

Nous devons faire quelque chose à propos de la structure de l’industrie qui limite les possibilités des entreprises et des citoyens canadiens. Nous pourrions notamment adopter le principe de transport commun, qui existe au pays depuis 1890. Ce principe a été modernisé au cours du dernier siècle pour qu’il suive l’évolution des choses, particulièrement les décisions récentes du CRTC et la Politique réglementaire de radiodiffusion et de télécom adoptée en 2009-2010, auxquelles s’ajoutent la décision relative à la télévision mobile en 2015 et celle concernant la gratuité l’an dernier. Chacune de ces décisions tient compte du fait qu’il faut séparer le transport du contenu et essentiellement limiter la capacité des diffuseurs de restreindre ce que les Canadiens peuvent faire sur les réseaux.

La Loi sur les télécommunications contient déjà d’excellents outils. L’article 27 interdit l’imposition de taux préférentiels et discriminatoires afin d’égaliser la situation et pour que tous les gens puissent utiliser les réseaux sans discrimination ou préférence indue afin d’harmoniser les services. C’est là une excellente mesure qui devrait être incluse dans toute nouvelle loi.

Je pense que le joyau de la couronne de la Loi sur les télécommunications est l’article 36, lequel interdit aux entreprises d’influencer ou de contrôler le contenu des messages de communication. Cette disposition devrait être non seulement maintenue, mais sortie d’hibernation et utilisée pleinement. La nécessité de ces mesures est mise en évidence par le fait que les entreprises tentent constamment de repousser les limites. Ce sont leurs activités qui sont à l’origine des audiences qui ont mené aux politiques de gestion du trafic Internet, de l’affaire de la télévision mobile, cause qu’elles ont en vain portée en appel devant la Cour d’appel fédérale, et des pratiques relatives à la gratuité. Les entreprises ont maintenant saisi le CRTC de la demande relative à l’équité, cherchant à établir un mécanisme de blocage de sites web qui empêcherait les Canadiens d’accéder à des renseignements sur Internet. Voilà qui serait très inhabituel, car ce mécanisme ne serait supervisé par aucun tribunal et régi par aucune loi habilitante. Nous devons tenir bon en ce qui concerne certaines choses de base afin de faire face à la réalité.

Permettez-moi de terminer avec quelques brèves recommandations précises. D’abord, plutôt que d’adopter une seule loi sur la convergence, nous devons garder deux lois distinctes, une pour le transport, l’autre pour les médias audiovisuels.

En outre, nous devons éliminer les dispositions comme l’article 28 de la Loi sur les télécommunications qui pourraient être utilisées pour subordonner les principes de transport commun aux politiques relatives aux médias audiovisuels.

En outre, nous devons insuffler une vie nouvelle et vigoureuse à l’article 36 de la Loi sur les télécommunications. Les propositions prévoyant l’imposition d’une taxe aux fournisseurs de service Internet et à la téléphonie mobile pour financer le contenu canadien devraient être rejetées, car Internet est un réseau à vocation générale qui appuie un éventail diversifié d’activités qui vont bien au-delà de la distribution de services de médias audiovisuels. Comme cela entre en contradiction avec la décision que la Cour suprême a rendue en 2012 lorsqu’elle a rejeté le pourvoi des fournisseurs de service Internet, ces derniers peuvent être traités comme des câblodistributeurs aux termes de la Loi sur la radiodiffusion. Trois valeurs devraient régir le principe de transport commun : ne pas faire de discrimination, ne pas utiliser les réseaux comme points de passage obligés pour atteindre d’autres objectifs stratégiques, et respecter les droits à la vie privée de gens.

Enfin, nous devrions imposer une séparation verticale s’inspirant des limites fonctionnelles séparant le transport et le contenu. Le code d’intégration verticale actuel du CRTC est complètement inadéquat, n’est pas à la hauteur et constitue une source de bien des maux pour un grand nombre de fournisseurs de contenu indépendants et de petite taille au Canada. Je pense qu’il faudrait également transférer l’autorité relative au spectre du ministère de l’Innovation, des Sciences et du Développement économique au CRTC pour que la main gauche et la main droite sachent ce qu’elles font quand elles tentent d’utiliser l’attribution de spectre comme levier clé pour favoriser la concurrence et le développement dans le domaine des télécommunications.

Nous devrions rendre les valeurs, des exigences et des conditions du Règlement général sur la protection des données de l’Union européenne, comme la transparence des algorithmes, la protection des données par désignation, la dépersonnalisation des données et la portabilité des données, applicables à tous les niveaux de l’écologie des médias de communication axés sur Internet, des applications Internet et des services. Les règlements s’apparentant au Règlement général sur la protection des données renforceraient la protection et le contrôle des renseignements personnels et permettraient au Canada d’harmoniser ses pratiques avec celles de ses partenaires commerciaux européens. Qui plus est, un tel renforcement des pouvoirs conférerait des pouvoirs accrus d’application de la loi au Commissariat à la protection de la vie privée. Une stratégie nationale en matière de données harmonisée pour tous les niveaux de l’écologie des médias axés sur Internet améliorerait l’utilisation des données par les Canadiens pour les Canadiens au lieu de laisser ces données être contrôlées par une poignée de fournisseurs intégrés verticalement et de plateformes Internet dominantes qui peuvent recueillir des quantités illimitées de données et exploiter les données qu’ils détiennent pour fortifier leurs positions de pouvoir et de dominance existantes.

La dernière recommandation concerne la question délicate des subventions. Je pense d’abord que nous devons harmoniser les subventions accordées à la connectivité au service à large bande au financement de la SRC et les faire passer de 2,25 $ par Canadien par année à quelque 35 $ par année, soit le montant que la SRC reçoit par Canadien. Il existe une différence considérable entre ce que nous accordons au service de diffusion publique, dont je suis un ardent défenseur, et le service à large bande. Je ne cherche qu’à illustrer l’ampleur de la différence qui existe à cet égard et non à faire réduire le financement de la SRC.

À l’heure actuelle, comme je le disais au début, la radiodiffusion et le journalisme sont en crise, et il faut renforcer CBC/Radio-Canada de sorte qu’elle puisse combler adéquatement le vide que cela laisse. Il faut abandonner dès le départ tout débat visant des réductions à CBC/Radio-Canada ou la restriction de la portée de ses activités. En fait, nous devrions envisager d’accroître le financement de CBC/Radio-Canada à un montant qui correspond davantage aux niveaux de financement des autres pays de l’OCDE. Pour cela, il faudrait, au minimum, doubler le financement actuel de CBC/Radio-Canada.

Nous pouvons imaginer ce que cela pourrait représenter pour la production culturelle créative ici au Canada et pour un service public en mesure de répondre aux besoins de tous les Canadiens.

Je crois que je vais m’arrêter ici. Je vous remercie beaucoup de votre temps.

Le président : Monsieur Geist.

Michael A. Geist, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droit d’Internet et du commerce électronique, Section de common law, faculté de droit, Université d’Ottawa, à titre personnel : Merci beaucoup. Bonjour. Je m’appelle Michael Geist, et je suis professeur de droit à l’Université d’Ottawa, où j’occupe la Chaire de recherche du Canada en droit d’Internet et du commerce électronique. Je suis membre du Centre de recherche en droit, technologie et société. Mes domaines de spécialité sont notamment la politique sur le numérique, la propriété intellectuelle, la protection de la vie privée et Internet. Je comparais à titre personnel et je présente seulement mon propre point de vue.

L’étude de votre comité met l’accent sur une question extrêmement importante. En effet, à mesure que c’est sur Internet que s’appuient de plus en plus les télécommunications, la radiodiffusion, le commerce et la culture, quelles réformes est-il nécessaire d’apporter aux lois et règlements actuels en matière de communication? Comme vous le savez sans doute, ces questions sont au centre d’un examen qui est actuellement mené sur les télécommunications et la radiodiffusion, et cet examen a été commandé par ISDE — Innovation, Sciences et Développement économique Canada — et Patrimoine canadien. Je crois que ces deux initiatives seront utiles, et j’espère qu’il sera possible de créer une synergie entre les deux.

Mon exposé se concentrera sur trois grandes questions. Je vous parlerai du danger de traiter Internet comme si c’était l’équivalent d’un système de radiodiffusion, je décrirai la façon dont le secteur canadien de la culture remporte du succès en ligne, et je terminerai par des suggestions sur la façon dont les décideurs devraient réagir au changement dans le secteur des communications au Canada.

Vous constaterez que certaines de ces grandes idées se feront l’écho de certains points que vous venez d’entendre dans l’exposé de M. Winseck.

Tout d’abord, parlons du danger de traiter Internet comme étant l’équivalent d’un système de radiodiffusion. Étant donné la grande popularité de services comme Netflix et YouTube, la plupart des gens croient qu’Internet a remplacé en grande partie le système conventionnel de radiodiffusion. C’est ce que mes enfants vous diraient. Toutefois, selon les données de l’industrie, les activités des radiodiffuseurs et des distributeurs de radiodiffusion comme les compagnies de câble et de satellite ne cesseront pas de sitôt, mais c’est un fait que de plus en plus de Canadiens vont sur Internet pour accéder au contenu diffusé. Pourtant, même s’il est vrai que le système de radiodiffusion est, ou sera bientôt Internet, Internet n’est pas le système de radiodiffusion. En effet, toute décision de traiter Internet comme indissociable de la radiodiffusion à des fins réglementaires nous lancerait sur une pente extrêmement préoccupante menant vraisemblablement à une concurrence moindre, à l’augmentation des coûts pour le consommateur et à la prise de règlements douteux.

Par exemple, le CRTC a récemment publié un rapport qui soutient que l’accès à Internet « dépend presque entièrement de la demande pour du contenu audio et vidéo ». Toutefois, ses propres données contredisent cette conclusion, car on a signalé que 75 p. 100 du trafic Internet n’est pas audio ou vidéo. En réalité, Internet ne sert pas qu’à regarder des vidéos ou à écouter de la musique en continu. Ce sont manifestement des activités populaires, mais elles ne sont pas du tout aussi populaires que la communication qui mise sur les réseaux de messagerie et les réseaux sociaux, le commerce électronique, les opérations bancaires par Internet, la santé en ligne et la recherche de nouvelles, de données météorologiques et d’autres renseignements.

Pourquoi est-ce important? Je crois que regarder Internet à travers le prisme du système de radiodiffusion est très problématique à divers égards. Surtout, cette approche laisse croire que si nous réglementons la radiodiffusion pour commencer et que la radiodiffusion est maintenant Internet, nous devons alors réglementer Internet. Cependant, étant donné qu’Internet dépasse nettement la simple radiodiffusion, on finirait par définition à réglementer bien plus que le secteur de la radiodiffusion.

Je ne dis pas qu’il ne faut pas adopter des mesures réglementaires visant Internet. Il faut bien entendu que des lois s’appliquent à ce qui se passe en ligne. Cependant, prendre des règlements ciblés, ce n’est pas comme prendre des règlements généraux visant Internet comme s’il s’agissait du système de radiodiffusion.

Je vais maintenant aborder mon deuxième point, la façon dont le secteur canadien de la culture remporte du succès en ligne. Cela va correspondre un peu à ce que M. Winseck vous a dit, mais ce sera dans l’optique de la création de contenu, plutôt que dans celle du succès au sein du secteur des médias lui-même.

Ce qui motive en partie la réforme du droit des communications au Canada, ce sont les préoccupations qui veulent que les dispositions réglementaires actuelles n’offrent pas un soutien adéquat au secteur culturel canadien et qu’Internet mette son avenir en péril. Cependant, les données indiquent une tout autre réalité, soit qu’une partie importante de ce secteur connaît une croissance sans précédent à l’ère d’Internet, et ce, sans l’aide d’une refonte de la réglementation.

Par exemple, l’époque où l’on s’inquiétait de la question de savoir si les consommateurs payeraient pour la musique qu’ils écoutent est bien révolue : la croissance du marché canadien de la musique dépasse nettement celle de la moyenne mondiale, les revenus tirés de la diffusion en continu ont plus que doublé en 2017, la part des revenus du numérique au Canada se situe à 63 p. 100 alors que la moyenne mondiale est de 50 p. 100, et le marché de la musique du Canada a dépassé celui de l’Australie pour s’installer au sixième rang à l’échelle mondiale.

En fait, depuis la réforme du droit d’auteur de 2012, les revenus que la société de gestion collective de l’industrie musicale SOCAN tire de la diffusion en continu sur Internet ont plus que décuplé. L’année passée, ils ont presque atteint les 50 millions de dollars. Par comparaison, en 2013, les revenus de la diffusion en continu sur Internet de la SOCAN dépassaient à peine 3 millions de dollars.

Ce succès est particulièrement important pour la production cinématographique et télévisuelle au Canada. Selon les plus récentes données de la Canadian Media Producers Association, la valeur totale du secteur canadien du cinéma et de la télévision dépasse 8 milliards de dollars par année, soit plus de 1 million de dollars de plus que tout montant enregistré annuellement au cours de la dernière décennie. En fait, l’année passée, presque tout a augmenté : la production télévisuelle, la production de longs métrages, les productions étrangères au Canada ainsi que les services de production et la production interne par les télédiffuseurs.

La production de contenu canadien a atteint un sommet l’année dernière, ayant grimpé de 16,1 p. 100 à 3,3 milliards de dollars. Soulignons que les dépenses accrues ne viennent pas des diffuseurs. En réalité, la contribution des diffuseurs privés au financement total de la production télévisuelle en langue anglaise n’équivaut maintenant qu’à 11 p. 100 du total. Leur contribution équivaut à près de la moitié de ce qu’elle était il y a seulement trois ans, dans une industrie en croissance. Malgré la baisse de la contribution des diffuseurs privés, l’argent entre à flots et provient de deux sources. Il y a la contribution des distributeurs, qui voient les avantages d’accéder aux marchés mondiaux, et il y a les fonds de provenance étrangère — ce qui est d’après moi très important —, qui ont augmenté de près de 200 millions de dollars au cours des quatre dernières années. Précisons bien sûr que le secteur jouit d’un très important financement public, avec les crédits d’impôt fédéraux et provinciaux qui représentent près de 30 p. 100 du financement.

Comme je l’ai dit, l’augmentation de l’investissement étranger dans la production au Canada est stupéfiante. Quand Netflix s’est mise à investir dans du contenu original en 2013, l’investissement étranger total au Canada était de 2,2 milliards de dollars, et cela englobait les productions étrangères au Canada et les services de production, et la production de longs métrages et d’émissions télévisuelles au Canada. Ce montant a doublé au cours des cinq dernières années et se situe maintenant à près de 4,7 milliards de dollars. Une grande partie de cela est attribuable aux productions étrangères et aux services de production, qui fournissent des milliers d’emplois, mais l’investissement étranger dans la production télévisuelle au Canada a presque doublé au cours des cinq dernières années. En somme, les données confirment qu’il n’y a jamais eu autant d’argent investi dans la production cinématographique et télévisuelle au Canada, et que loin de représenter une menace, l’environnement numérique a fourni aux créateurs canadiens de nouvelles occasions de prospérer.

Enfin, quel est le prochain défi concernant les lois sur la radiodiffusion et les télécommunications? Compte tenu des risques d’assimiler Internet au système de radiodiffusion, et compte tenu du succès du secteur culturel, quelle est l’étape suivante? J’aimerais rapidement énoncer cinq enjeux à tenir en compte.

Premièrement, il faut garantir un accès abordable à tous. Le comité, dans le cadre de son étude, ne doit pas perdre de vue que tous les bienfaits d’Internet dépendent d’un accès abordable pour tous les Canadiens. Si de nouvelles taxes ou de nouveaux droits sont imposés pour l’accès à Internet, les Canadiens vont invariablement payer plus pour ces services. Le quart des Canadiens à faible revenu n’ont toujours pas accès à Internet, souvent à cause de l’abordabilité, et avec les prix du sans-fil au Canada, qui sont parmi les plus élevés dans le monde, ainsi que l’absence de concurrence que M. Winseck a soulignée, l’imposition de nouveaux frais risque de creuser le fossé numérique qui existe au Canada.

Deuxièmement, il faut veiller au maintien de règles du jeu équitables, grâce à des règles très strictes sur la neutralité d’Internet. M. Winseck vous a dit la même chose. On interprète les règles actuelles comme englobant la neutralité d’Internet, mais nous pourrions bénéficier de dispositions législatives sans équivoque qui garantiraient le soutien et l’application de la neutralité d’Internet. Certains commentateurs ont soulevé la possibilité que la politique culturelle canadienne puisse bénéficier de la gratuité du contenu canadien, qui ne serait pas tenu en compte dans le forfait de données. Autrement dit, plutôt que de miser sur des règles visant la neutralité d’Internet pour garantir que le contenu canadien bénéficie de règles du jeu équitables, nous devrions faire en sorte que les règles favorisent le contenu canadien en exigeant que ce contenu ne compte pas dans les limites mensuelles d’utilisation de données. Je crois que le contenu canadien peut soutenir la concurrence des meilleurs dans le monde et que nos dispositions réglementaires devraient garantir des règles du jeu équitables qui lui permettraient de livrer une juste concurrence au contenu qui vient de partout ailleurs dans le monde.

Troisièmement, les lois canadiennes sur la radiodiffusion et les communications devraient suivre les tendances de l’environnement numérique en évolution. Les règles qui donnent au CRTC le pouvoir de décider des canaux qui sont permis au Canada doivent être abrogées. La commission devrait plutôt se concentrer sur la protection du consommateur et sur la concurrence dans le marché. En matière de protection du consommateur, il faudrait des mesures réglementaires garantissant au consommateur le maximum de choix grâce à des modèles d’achat à la carte, à l’éthique publicitaire dans les services de communication et à des mesures fermes contre les pratiques trompeuses, et cela fait en ce moment l’objet d’une étude du CRTC.

Quatrièmement, nous devrions rejeter tous nouveaux droits ou taxes sur l’accès et les services Internet. Le principe d’une taxe sur Internet qui serait imposée aux FSI repose en grande partie sur l’argument voulant que les FSI et les entreprises Internet doivent leurs revenus au contenu culturel que leurs abonnés consomment, et qu’ils doivent par conséquent être tenus de contribuer au système, dans une grande mesure comme les radiodiffuseurs et les distributeurs de radiodiffusion. Comme je l’ai dit précédemment, cependant, l’activité sur Internet dépasse nettement la visualisation de vidéos et l’écoute de musique.

Les gouvernements peuvent soutenir le contenu canadien entre autres au moyen de subventions et de crédits d’impôts, et c’est ce qu’ils font, mais imposer le soutien en l’ajoutant aux factures mensuelles de services Internet ou sans fil, c’est étirer la définition du système de radiodiffusion traditionnelle au point de le rendre méconnaissable.

Cinquièmement, nous devrions rejeter les requêtes visant le blocage de site web ou de contenu. Les propositions récentes que M. Winseck a mentionnées sur le modèle de ce qui a été soumis au CRTC sont disproportionnées, néfastes et non conformes aux normes internationales, et elles enfreignent les normes canadiennes. En fait, bloquer un site web s’accompagnerait de coûts très élevés et d’effets négatifs sur la liberté d’expression, la neutralité d’Internet, l’abordabilité et la compétitivité des services Internet offerts aux consommateurs, l’accès abordable et l’application équilibrée des droits de propriété intellectuelle.

Je serai ravi de répondre à vos questions.

Le président : Je vous remercie beaucoup tous les deux.

La sénatrice Griffin : Merci beaucoup. Je viens d’une petite province, l’Île-du-Prince-Édouard. Il devrait être facile d’obtenir des services Internet peu coûteux dans une petite province dont la population est relativement dense, même si elle est surtout rurale, mais il nous reste encore malgré cela de nombreux secteurs ruraux qui sont très mal desservis. C’est gênant. C’est une honte. Je trouve aussi que les prix dans notre province sont relativement élevés. Vous avez dit qu’ils sont élevés au Canada en général. Ils le sont encore plus dans notre province que dans bien d’autres provinces. Je suis très d’accord avec vous deux : il faut que les règles du jeu soient plus équitables.

Vous nous faites des recommandations au sujet de ce que nous devrions faire et ne pas faire. Quelles sont les deux choses les plus importantes à faire pour atténuer les inégalités que nous constatons, en particulier dans les régions rurales du Canada?

Le président : Monsieur Winseck et monsieur Geist, vous pouvez répondre tour à tour.

M. Winseck : Le CRTC et ISDE déploient des efforts supplémentaires, depuis quelques années, pour attirer plus de fournisseurs concurrentiels de services mobiles et Internet partout au Canada. Je crois qu’il faut maintenir la pression. Je ne sais pas si l’actuel CRTC est aussi résolu à atteindre ce but que lorsqu’il était dirigé par d’autres présidents récents. Je crois que les organismes de réglementation doivent maintenir l’accélérateur au plancher et avoir le courage de continuer à favoriser un niveau de service accru dans les provinces comme l’Île-du-Prince-Édouard.

Je crois que l’idée de séparer le contrôle sur le réseau d’accès de la prestation de services au moyen de ces réseaux est une bonne idée. Dans ce cas, nous parlons de ce qu’on appelle les entreprises de réseaux virtuels mobiles, soit ceux qui vont fournir un service mobile au moyen des réseaux. Cela contribuerait à la concurrence relative au niveau de service sans qu’il soit nécessaire de créer des réseaux redondants aux quatre coins de l’Île-du-Prince-Édouard, ce qui serait ridicule. C’est un point de départ.

M. Geist : Vous avez demandé deux choses. Je vais commencer par faire écho à ce que M. Winseck a dit à propos de la concurrence. Il y a fondamentalement un problème de concurrence, et nous le constatons. Vous soulignez la différence entre les provinces, ce qui est bien. La réalité, au Canada, c’est qu’il y a des prix différents d’une province à l’autre; nous avons des provinces où il y a plus de concurrence et où il n’est pas étonnant que les prix soient meilleurs. C’est le cas en Saskatchewan et au Québec, et c’était le cas au Manitoba, mais je crois que cela va rapidement disparaître avec la consolidation du marché, Bell ayant acheté l’un des derniers joueurs qui s’y trouvaient.

Alors au bout du compte, il faut déterminer comment favoriser la concurrence. Une possibilité, du côté du sans-fil, est ce qu’on appelle les ERVM, les entreprises de réseaux virtuels mobiles. Ce sont les entreprises du réseau existant qui peuvent se distinguer en trouvant des façons de faire concurrence. Elles doivent quand même faire divers investissements dans le service à la clientèle, dans certains aspects du réseau, et ainsi de suite, mais il leur arrive de pouvoir faire concurrence, dans des secteurs, à des titulaires existants qui se font de très gros profits.

L’autre possibilité, si la concurrence ne fonctionne pas, c’est de prendre des mesures réglementaires. Nous avons besoin d’un CRTC plus dynamique. J’ai tendance à être d’accord pour dire que depuis l’arrivée de l’actuel président, nous ne constatons pas le même engagement qu’avec le précédent, qui a essayé de placer les consommateurs et la concurrence au centre de certaines des politiques. Je suppose qu’il est encore tôt. En fait, je pense que nous avons vu une illustration parfaite de cela, au cours des derniers mois, quand le gouvernement a exigé du CRTC qu’il mène une étude sur les forfaits de données à faible coût et les forfaits de données seulement, l’idée étant que de nombreux Canadiens incapables autrement de se permettre ces services seraient heureux d’un forfait de données seulement. Ils pourraient utiliser divers services axés sur les données comme moyen de communication.

Les entreprises sont revenues avec des forfaits dont on rirait dans à peu près tous les pays du monde, et dont on devrait franchement rire ici aussi. Quand le CRTC a clairement indiqué qu’il envisagerait une approche réglementaire plus robuste, finalement, ces mêmes entreprises sont revenues avec des propositions correspondant au double de leurs propositions initiales. Je pense que ces propositions ne sont toujours pas à la hauteur, mais ce que cela met en évidence, c’est que, quand elles subissent la menace d’une vraie réglementation, elles réagissent. En l’absence de concurrence, il incombe au gouvernement et à l’organisme de réglementation de faire ce qu’il faut et de prendre des règlements, et ce, jusqu’à ce que nous ayons les forces qu’il nous faut en matière de concurrence.

Le sénateur MacDonald : Je vous remercie, messieurs, de vos témoignages. J’aurais tant de questions à poser.

Comme bien des Canadiens, je suis très frustré par les télécommunications dans ce pays. Les coûts sont exorbitants. Soyons réalistes : c’est pratiquement un cartel. C’est une petite oligarchie.

Depuis que je fais partie de ce comité, nous traitons de ces enjeux, et cela fait un certain temps. Le CRTC est-il équipé pour faire face à cela? Je suis ici depuis 20 ans, et on dirait qu’il fait autant partie du problème que de la solution. Je ne suis pas convaincu que le CRTC a le courage de s’attaquer à ces cartels. Les consommateurs sont perdants, à cause de cela.

Quelle est la solution, outre passer par le CRTC? Le CRTC est-il toujours pertinent, quand il s’agit de répondre à l’intérêt du public? Je suis de plus en plus convaincu qu’il ne sert pas l’intérêt public.

M. Geist : Je crois que vous exprimez la frustration que ressentent bon nombre de Canadiens actuellement. Il y a eu selon moi certaines situations où le CRTC a déployé des efforts pour hausser le niveau de concurrence sur le marché en essayant de mettre certains occupants un tant soit peu sur leur garde. Quelques-unes des principales mesures nécessaires pour secouer l’industrie ont toujours outrepassé le rayon d’action du CRTC ou, en tout cas, sa volonté d’aller de l’avant en ce sens.

On pourrait sans doute se demander s’il convient de confier ce mandat au CRTC ou si le gouvernement devrait s’en charger. La question des opérateurs de téléphonie mobile sans réseau est un bon exemple. Cette nouvelle forme possible de concurrence a été rejetée de façon beaucoup plus cavalière que nécessaire. C’est à toutes fins utiles ce que l’on a fait en précisant que l’on se pencherait à nouveau sur cette possibilité après 2020, si bien qu’il faudra bien des années encore avant que cela puisse se concrétiser.

Le gouvernement est revenu à la charge en indiquant qu’il souhaitait revoir la décision prise. Le CRTC a répondu, après réflexion, qu’il était satisfait de ce qui avait été convenu. C’était là un rejet assez clair du signal lancé par le gouvernement. En toute équité, je crois toutefois qu’il est en fin de compte raisonnable d’affirmer que c’est au gouvernement qu’il incombe de procéder aux réformes d’importance qui s’imposent pour secouer le marché.

Depuis 10 ou 15 ans, les gouvernements qui se sont succédé, aussi bien conservateurs que libéraux, se sont rendu rapidement compte qu’il s’agissait d’un enjeu primordial. À bien des égards, c’est notre capacité concurrentielle qui est en jeu étant donné que les Canadiens consacrent une grande partie de leur budget mensuel aux dépenses pour les communications. Les gouvernements affirment qu’un changement s’impose, mais ils se sont contentés jusqu’à maintenant d’intervenir en périphérie et de peut-être permettre un plus grand niveau de transparence sans aller vraiment au fond des choses. Selon moi, une action semblable se heurterait aux objections des grands acteurs, mais serait bénéfique à long terme pour tous les Canadiens.

M. Winseck : Je crois que le CRTC s’est retrouvé coincé par les idées et par l’industrie. Quand je parle d’idées, je pense encore une fois à cette métaphore du système.

C’est l’idée qu’il existe en quelque sorte un système dont on doit assurer la supervision et maintenir l’intégrité. Le tout prend donc essentiellement la forme d’un projet de préservation via l’intégration du système en question. Cette métaphore du système est valable tant pour la Loi sur la radiodiffusion que pour la Loi sur les télécommunications. En faisant valoir qu’il fallait ensuite combiner ces deux lois au sein du système pour atteindre un niveau encore plus élevé d’intégration, on a plus ou moins placé le CRTC dans cette position inconfortable de gestionnaire ou d’administrateur du système, alors qu’il devrait plutôt agir comme chien de garde. Il doit être un régulateur ayant la rigueur nécessaire pour se tenir debout en sachant qu’il bénéficie du soutien du gouvernement au pouvoir tout en conservant l’indépendance requise pour prendre les mesures réglementaires qui s’imposent.

Je conviens avec M. Geist qu’il y a eu des cas — le temps du mandat d’un président — où le CRTC s’est ancré sur ses positions pour refouler ces gens-là au bord du précipice, mais il a toujours reculé au dernier moment. Il est tout de même vraiment bénéfique que l’on ait poussé les choses jusque là. Il y a eu la réimposition de la réglementation sur l’accès de gros aux réseaux pour les services mobiles sans fil. Il y a eu l’idée du dégroupage des offres de chaînes de télévision grâce au contrôle exercé sur le réseau de distribution. Il y a eu une ligne de démarcation très nette qui a été tracée pour empêcher ceux qui ont la mainmise sur un réseau de déterminer les communications et le contenu culturel accessible aux Canadiens. Il s’agit de la politique de gestion du trafic Internet qui sert en fait de réglementation pour la neutralité du réseau. Je note aussi la décision concernant la télé mobile ainsi que la question de la gratuité. Citons également le cadre d’accès de gros et les mesures strictes pour assurer la neutralité. Voilà autant d’exemples de ce que peut accomplir une instance réglementaire qui est déterminée à agir. Je me suis réjouis de voir le Bureau de la concurrence appuyer pour ainsi dire le CRTC depuis 2013-2014 jusqu’à aujourd’hui. À mes yeux, ce soutien est vraiment le bienvenu.

Il est encore trop tôt pour en être certain, mais je crois que nous avons un problème. Il semble bien en effet que le CRTC reprenne son rôle habituel en redevenant administrateur de système. Je connais des gens qui font partie du personnel du CRTC depuis quelque chose comme 20 ou 30 ans. Ces idées sont bien enracinées dans leur esprit et ils sont trop heureux d’assumer ce rôle de gestionnaire, même si cela n’arrange en rien la situation. Lorsqu’on met en poste un président bien enraciné dans l’industrie qui accepte ce mandat d’administrateur du système, c’est comme si l’on tentait de pousser un énorme rocher jusqu’au haut d’une colline abrupte.

Le sénateur MacDonald : J’aimerais connaître votre opinion sur une question bien précise. C’est celle du contrôle de l’information entre les mains de quelques grandes entreprises. Facebook et Google sont de très grandes sociétés qui exercent une forte influence. Au début du XXe siècle, Teddy Roosevelt a démantelé les conglomérats géants. Il n’avait pas d’autre choix, car ceux-ci dominaient le pays dans son ensemble. Sommes-nous rendus au point où le gouvernement doit démanteler Facebook et Google et faire le nécessaire pour diversifier l’offre d’information? Ces deux entreprises semblent omniprésentes et tout à fait dominantes. J’aimerais bien connaître votre opinion de professionnels du domaine à ce sujet.

M. Winseck : Je crois qu’il s’agit là de questions que l’on est tout à fait en droit de se poser. Je pense qu’un tel démantèlement structurel s’impose en raison du contrôle exercé sur les réseaux et les contenus. Je réclame depuis un certain temps une telle déstructuration au sein des industries des télécommunications et de la culture. Nous sommes ici en présence de concepts généraux qui sont transférables. Nous pouvons transposer des idées semblables, ou tout au moins songer à le faire, pour des entreprises comme Google ou Facebook.

Je ne sais pas jusqu’où on est allé en ce sens, mais il y a des pourparlers à ce sujet aux États-Unis, et j’estime que ce sont des possibilités qu’il convient d’envisager très sérieusement. Facebook a bénéficié d’un passe-droit lorsqu’il a fait l’acquisition de Messenger et de WhatsApp. C’était peut-être une erreur. Aux États-Unis, on a démantelé AT&T et séparé les communications longue distance et internationales des communications locales. C’était depuis longtemps le plus gros joueur aux États-Unis grâce notamment à d’excellents contacts chez les militaires. S’il leur est possible de démanteler AT&T, on peut se demander s’ils ne peuvent pas faire la même chose avec Facebook ou Google.

J’aurais toutefois une ou deux choses à ajouter. Il ne faut surtout pas se laisser distraire par toutes les gesticulations et les déclarations alarmistes de certains qui voient les industries culturelles canadiennes tomber aux mains de poulpes vampires au sud de la frontière. Cette démonisation est fondée sur une perception totalement fausse de leur position au sein de l’économie médiatique canadienne. Comme je l’indiquais, ces entreprises contrôlent maintenant les trois quarts de la publicité Internet, soit 40 p. 100 de toute la publicité. Toutefois, la publicité ne compte que pour un cinquième de l’économie médiatique au Canada. La dernière fois que j’ai vérifié, ces entreprises se situaient au cinquième et au neuvième rangs parmi les plus grandes au pays. Quoiqu’en disent certains, ce ne sont pas des géants écrasant tout sur leur passage. Des échanges productifs sont en cours au pays avec certains de nos universitaires de premier plan comme Fenwick McKelvey et Elizabeth Dubois. On parle de transparence des algorithmes et de la nécessité d’assujettir ces entreprises en période électorale aux mêmes règles qui s’appliquent aux grands médias pour ce qui est des données à divulguer concernant la publicité. Il faut que l’on puisse savoir qui fait paraître de la publicité, à partir de quel endroit, pendant quelle période et à quelle fréquence. Selon moi, ce sont des concepts qui pourraient fort bien être transposés dans le contexte canadien.

Je pourrais également envisager l’application à tous les intervenants de mesures semblables à la réglementation générale sur la protection des données, comme je le réclamais à la fin de mon exposé. Quand on y réfléchit bien, les entreprises canadiennes de télécommunications exercent nettement plus de contrôle sur les données. Elles recueillent bien plus de renseignements sur leurs abonnés et leur utilisation du réseau que des entreprises comme Facebook ou Google, et elles peuvent en outre apparier ces données aux indications financières que le client fournit en s’abonnant. Comme je l’indiquais dans les notes que je vous ai soumises, ces entreprises intègrent désormais leurs connaissances sur les abonnés et les auditoires aussi bien pour l’accès Internet que pour les services de téléphonie mobile et de télévision qu’elles fournissent. Elles savent quels appareils vous utilisez, à quel endroit, de quelles applications vous vous servez, quelles émissions de télé vous regardez, pendant combien de temps, à quel moment, sur quel appareil, quelles pages web vous survolez, consultez et visitez, pendant combien de temps. Elles sont capables d’apparier ces données à tous les renseignements personnels que vous fournissez au moment de l’abonnement ainsi qu’à l’information sur votre crédit. Elles ont été interpellées à ce sujet lors de l’enquête du Commissariat à la protection de la vie privée sur le Programme de publicité pertinente de Bell. Le commissariat a jugé cette pratique inacceptable à l’issue de son enquête qui a servi en fait de tremplin à une démarche plus globale en cours dans l’ensemble de l’industrie. On peut tout au moins dire que le processus en place pour obtenir un consentement relativement à ce programme de publicité pertinente était loin d’être adéquat. On recueillait nettement trop de données, à un point tel que la plupart des Canadiens auraient été vivement préoccupés s’ils en avaient été dûment informés.

Malheureusement, le processus se déroule maintenant pour ainsi dire derrière des portes closes. C’est un groupe de travail du CRTC qui part du cadre de base pour établir des pratiques destinées à l’ensemble de l’industrie de telle sorte que les renseignements au sujet des abonnés et des auditeurs soient rendus accessibles, plus uniquement aux grandes sociétés intégrées verticalement, mais à tous les fournisseurs de services de télécommunications et de télévision, y compris les radiodiffuseurs indépendants.

J’arrive toutefois difficilement à croire que l’on veuille favoriser la concurrence en cherchant ainsi à offrir des conditions égales pour tous via la mise en commun des données accumulées au sujet des Canadiens.

M. Geist : J’aurais deux brefs éléments à ajouter. Je veux revenir à ce que vient de dire M. Winseck. C’est Rogers qui sait où je me trouve, et non pas Google ou Facebook. C’est mon téléphone qui le leur indique actuellement. Ce sont des entreprises comme Rogers, Bell et Telus qui divulguaient sur demande les renseignements personnels de millions de Canadiens sans qu’il y ait de surveillance judiciaire jusqu’à la décision rendue il y a plusieurs années par la Cour suprême dans l’affaire Spencer. Pour dire les choses bien franchement, comme nous ne pouvons pas nous passer d’une connexion Internet, mais que nous n’avons pas nécessairement besoin d’utiliser Facebook, ce sont les entreprises de télécommunications qui disposent véritablement de très grands pouvoirs, surtout pour ce qui est des données personnelles.

Pour ce qui est des géants d’Internet comme Google et Facebook, je crois que nous en sommes rendus au point où les gens souhaitent nous voir intervenir. Je ne sais pas vraiment à quoi cela pourrait servir d’essayer de démanteler ces entreprises. Je ne pense pas que ce soit la chose à faire. On observe plutôt bon nombre de mesures qui vont dans le sens contraire. Des efforts commencent à être déployés pour responsabiliser de plus en plus ces entreprises. À titre d’exemple, on a franchi au cours des dernières semaines en Europe une nouvelle étape vers l’adoption d’une directive sur le droit d’auteur qui obligera les grandes plateformes comme Google et Facebook à mettre en place des filtres de téléversement afin d’essayer de détecter les risques d’atteinte au droit d’auteur avant la diffusion sur Internet.

Il y a toute une série de problèmes qui s’ensuivent. Les systèmes ne sont pas assez efficaces pour permettre de telles mesures. Du contenu légitime de toute sorte sera ainsi bloqué en cours de route et ne pourra jamais être diffusé en ligne. Qui plus est, en essayant de faire comprendre aux Google et aux Facebook de ce monde qu’ils doivent trouver eux-mêmes la solution aux problèmes qu’ils ont créés, nous assurons le maintien de la domination de ces mêmes acteurs sur Internet. Les coûts de gestion de solutions semblables pour le filtrage du contenu sont si élevés que seuls les géants du Net peuvent les assumer. Si nous imposons de telles exigences à ces intermédiaires, il y a peu de chances de voir apparaître de nouveaux concurrents, au Canada comme ailleurs, car les coûts d’entrée deviendront prohibitifs.

Il doit certes exister une solution mitoyenne nous permettant de dissiper certaines des préoccupations concernant le pouvoir de ces entreprises ou leur mauvaise utilisation du réseau sans songer à les démanteler ou à en faire essentiellement des instances réglementaires en les obligeant à accomplir le travail qui incombait auparavant aux tribunaux et aux régulateurs.

On peut penser notamment à une plus grande transparence, que ce soit au chapitre des algorithmes ou dans le contexte électoral de telle sorte que nous puissions mieux comprendre ce qui se passe et prendre les mesures qui s’imposent lorsqu’il y a risque de transgression, que cela touche ou non la concurrence.

Il faut des règles plus strictes pour la protection de la vie privée et des données de telle sorte que nous puissions nous-mêmes contrôler la manière dont nos renseignements sont utilisés et être mieux à même de manifester notre désaccord lorsque ces entreprises se servent de nos informations personnelles de manière inacceptable, tout en ayant la possibilité de faire cesser ces pratiques.

Nous n’en sommes pas rendus au point où les règles habilitant les particuliers à agir sont à la hauteur des pouvoirs dont disposent ces géants. J’estime que nous devrions aborder le problème sous cet angle, plutôt que de demander aux entreprises de trouver elles-mêmes les solutions, ce qui crée toute une gamme d’autres problèmes.

Le président : N’y a-t-il pas une question de maturité de la société qui entre en jeu? Google est quelque chose d’assez récent. On se préoccupait autrefois de la prédominance des entreprises médiatiques. On se retrouve tout à coup aux États-Unis avec ABC, NBC, CBS et Fox, sans compter la câblodistribution. Au Canada, nous avons Global, CBC, CTV et toutes les autres chaînes câblées. Tout cela ne s’est pas mis en place du jour au lendemain.

Nous avons certains enseignements à tirer en observant ces entreprises actives sur Internet. Je trouve notamment problématique le fait que l’on ne comprenne pas pourquoi certains résultats nous sont proposés à l’issue d’une recherche sur Google. On ne sait pas que quelqu’un paie pour que le résultat le concernant apparaisse en premier. Je pense que c’est comme ça que les choses fonctionnent. Les autres résultats suivent.

Il devrait y avoir une façon de savoir comment il se fait que l’on obtient d’abord tel résultat, plutôt qu’un autre. Il faudrait que l’on indique que quelqu’un paie pour qu’un résultat ait préséance sur tous les autres dans Google, car c’est ce qui oriente notre façon de voir les choses.

Peut-être ne laissons-nous simplement pas suffisamment de temps aux nouveaux joueurs pour qu’ils puissent se faire une place sur le marché afin de livrer concurrence à Google. Je pense que c’est chose possible. Il y a d’autres intervenants sur le marché. On peut utiliser Bing ou d’autres moteurs de recherche. C’est peut-être simplement qu’ils prennent trop d’expansion et s’écroulent comme on a pu le constater dans certains cas.

M. Geist : J’ai deux éléments de réponse pour vous. Premièrement, la mesure que vous suggérez pour les résultats commandités a été mise en place lorsque Google a adopté un modèle basé sur la publicité. Google a vu le jour dans un garage ou un laboratoire à Stanford et n’avait pour ainsi dire pas de modèle d’affaires au départ. C’était simplement un meilleur moteur de recherche que ceux qui étaient disponibles à la fin des années 1990. Les algorithmes utilisés pour déterminer quel contenu était pertinent étaient meilleurs que ceux de toutes les autres entreprises. En fait, les gens qui cliquaient pour accéder à un autre contenu envoyaient en quelque sorte le message que ce contenu était susceptible d’être davantage pertinent. C’est ainsi que l’on en est arrivé à un système de classement du contenu selon sa pertinence.

Au bout d’un certain nombre d’années, l’industrie a voulu trouver une façon de rentabiliser ses activités et la publicité est devenue la solution privilégiée. Les instances réglementaires des États-Unis sont alors intervenues promptement pour veiller à ce que les résultats de recherche commandités soient identifiés comme tels. Voilà maintenant plus de 10 ans que l’on indique ainsi dans Google, comme dans n’importe quel autre moteur de recherche, quels résultats sont commandités. Ces résultats sont présentés de façon distincte et l’on précise qu’ils sont commandités. Il y a donc un certain niveau de transparence. Les résultats de la recherche par référencement naturel, soit les plus pertinents parmi ceux qui ne sont pas commandités, sont affichés après les quelques-uns qui le sont.

Le président : Qui décide de cela?

M. Geist : On affiche généralement d’abord les quelques résultats de recherche pour lesquels une commandite est signalée. Ils sont en quelque sorte présentés à part à titre de publicité. Suivent les résultats jugés les plus pertinents en fonction d’une variété de facteurs. Si l’on veut, c’est la recette secrète de Google. On détermine les résultats de recherche les plus pertinents en fonction de votre emplacement et de différents autres éléments.

Compte tenu de la grande prospérité de l’entreprise, je dirais qu’elle est très efficace à ce chapitre. Ce n’est pas pour rien que la plupart des gens vont vous sourire d’un air narquois si vous leur suggérez d’utiliser Bing. Dans les faits, la plupart d’entre nous n’utilisons pas Bing, mais plutôt Google, et il y a une bonne raison pour cela. Ce n’est pas parce que c’est une grande entreprise; c’est parce qu’ils sont efficaces qu’ils ont pris autant d’expansion. Nous nous sommes tournés du côté de Google parce que cette entreprise se démarque par son efficacité.

Vous vous demandiez également si nous n’avons pas d’une certaine manière négligé d’apporter une attention suffisante à cet enjeu. C’est peut-être vrai dans une certaine mesure. Pendant longtemps, Google a été considéré comme une entreprise sans reproche. Facebook était le lieu de rencontre pour tous. De toute évidence, bien des gens ont sous-estimé les risques inhérents à un système semblable, comme on a pu le voir avec Facebook dans le contexte électoral, et certains des pouvoirs dont on peut disposer lorsqu’on atteint une telle taille.

Nous ne devrions pas oublier l’énorme quantité d’innovations qui sont apportées dans toutes sortes de secteurs. Bien sûr, ce sont de gros joueurs, et M. Winseck a bien mis en évidence qu’au Canada, ils ne sont, somme toute, pas aussi importants par rapport à certains des autres gros joueurs.

Même dans Internet, un nouveau iPhone a été lancé la semaine dernière. Onze années ont passé depuis le lancement du premier iPhone. Snapchat, le mode de communication favori de mes enfants, n’existait pas à l’époque. C’est vrai pour des millions de gens qui utilisent un réseau de communication autre que Facebook ou Google. Le service de diffusion en continu Netflix n’existait pas; le service de transport Uber n’existait pas. Shopify, le modèle de réussite sur le plan du commerce électronique au Canada existait peut-être, mais il n’était en rien ce qu’il est aujourd’hui.

Il est faux de dire que seuls Google et Facebook ont connu une croissance et que tous les autres joueurs sont restés loin derrière.

En réalité, nous utilisons un ensemble de différents services, dont bon nombre s’intègrent si rapidement dans notre quotidien que nous le remarquons à peine. Pourtant, ils n’existaient pas il n’y a pas si longtemps et, en fait, ils rivalisent souvent avec des entreprises comme Google et Facebook. Je crois que dans de nombreux secteurs, on se livre une concurrence féroce et on innove beaucoup.

Le sénateur Dawson : Monsieur le président, la seconde partie de la séance vise à établir les priorités. Je crois que 10 nouveaux éléments ont été proposés dans deux excellents exposés. Si vous vous en souvenez bien, en juin, nous avons dit que nous voulions publier notre étude avant la prochaine élection. Si nous devions établir un ordre de priorité, si nous voulons le dire au gouvernement auparavant et si nous voulons que le sujet soit à l’ordre du jour dans le prochain débat électoral, quelles sont les priorités que le Sénat du Canada pourrait recommander au gouvernement en ce qui concerne la Loi sur la radiodiffusion et la Loi sur les télécommunications? Évidemment, nous avons entendu les critiques au sujet du CRTC, et je crois qu’elles sont tout à fait méritées. Le CRTC n’a pas évolué dans ce nouvel environnement. Il y a 20 ans, il a décidé de ne pas intervenir dans Internet et nous en connaissons les conséquences.

Je veux également apporter une nuance. Au cas où quelqu’un aurait écouté le gala des Prix Gémeaux, à la télévision française, il faut dire que les Québécois produisent 90 p. 100 de ce qu’ils consomment, et c’est exactement le contraire dans le reste du pays. Nous avons des règles uniformes, qu’il s’agisse du CRTC, de la Loi sur la radiodiffusion ou de la Loi sur les télécommunications, qui donnent l’impression qu’il y a une uniformité au Canada. L’Île-du-Prince-Édouard a un problème différent. Nous avons ces grands organismes qui sont censés avoir un modèle unique.

Nous voulons publier un rapport avant la prochaine élection. À quoi donneriez-vous la priorité? Vous nous avez présenté sept ou huit nouveaux éléments. Je vous en remercie beaucoup. Je ne vous demande pas de faire notre travail, mais de nous dire quelles priorités nous devrions communiquer au gouvernement, selon vous, sur quels aspects il devrait intervenir rapidement, de sorte que la question soit examinée.

Le sénateur MacDonald est absent, mais si l’on doit examiner la question de scinder ces compagnies, faisons-le. Nous avons besoin de conseils. La dernière fois que nous avons présenté un rapport, il portait sur CBC/Radio-Canada, et nous n’avons même pas pu le publier parce que les élections ont été déclenchées et il n’a jamais été adopté par le Sénat. Je ne veux pas que la même chose se produise pour l’étude actuelle.

Sur quoi nous demanderiez-vous de nous concentrer si nous devions publier un rapport le plus rapidement possible?

M. Winseck : Ne songez pas à l’adoption d’une loi sur la convergence. Ne perdez pas de temps à y réfléchir. Je rejette l’idée de transférer la plus grande part de l’autorité du CRTC au Bureau de la concurrence, car je crois que le CRTC a la capacité de réfléchir à ces choses de sorte que la communication, la culture et la démocratie soient regroupées. Le Bureau de la concurrence a un rôle bien délimité. Nous n’avons pas besoin de tout rebâtir. Nous économiserons alors du temps. Pas de loi sur la convergence. C’est le premier point.

Mon deuxième point, c’est qu’il faut souscrire fortement à la neutralité du Net. Ne prétendons pas que nous réinventons la roue. Depuis déjà 130 ans, notre pays clarifie les principes qui sous-tendent le transport commun qu’il applique partout sur le territoire. La Loi sur les télécommunications contient deux articles dignes d’intérêt, soit les articles 27 et 36. On pourrait en faire les joyaux d’une loi sur les entreprises de télécommunications.

Voici mon troisième point : appliquer les valeurs, les règles et les responsabilités du Règlement général sur la protection des données de l’Union européenne aux télécommunications, aux médias audiovisuels et aux plateformes Internet en ce qui concerne les limites quant aux données recueillies, la transparence dans la façon dont les données sont recueillies. Ainsi, nous pourrions savoir comment les moteurs de recherche et les vidéos sur YouTube sont générés et créés et être au courant des choses qui sont liées au programme de publicité pertinente. Il nous faut mieux contrôler nos données.

Elizabeth Denham était auparavant commissaire adjointe à la protection de la vie privée et elle est maintenant commissaire à l’information du Royaume-Uni. En 2009, elle a dit à Facebook de bloquer l’accès de tiers à l’interface de protocole parce que cela donnait à des parties inconnues un accès illimité à une mine de données et que cela finirait mal. Facebook s’en est moqué. Il y a une justice dans le monde puisqu’une décennie plus tard, cette même femme, qui vit maintenant à Londres et non plus à Ottawa, a été en mesure de se servir des connaissances qu’elle avait accumulées au cours de cette décennie pour forcer Facebook et Cambridge Analytica, qui ont profité de cela, à rentrer dans le rang. C’est maintenant une femme influente qui a beaucoup de connaissances. Nous pouvons faire la même chose au Canada et nous devons le faire. Cela force les fournisseurs de services de télécommunications et de plateforme Internet à rentrer dans le rang.

Ensuite, concernant les services culturels et les services de médias audiovisuels, parce que la culture, c’est important, nous devons faire deux ou trois choses. Tout d’abord, le régime de neutralité du Net leur donne accès à tous les réseaux de distribution de façon équitable, retire les contrôleurs qui ne constituent alors plus un obstacle à leur accès pour les auditoires. C’est vraiment important. Par exemple, les petites entreprises de radiodiffusion indépendantes au Canada, comme ZoomerMedia, OUTtv et le Réseau de télévision des peuples autochtones, crient au meurtre depuis toujours parce qu’elles doivent se prosterner devant les grands contrôleurs du monde des médias. La neutralité du Net et l’élimination du concept de système de radiodiffusion dans lequel tout doit fonctionner dans un ensemble intégré leur donneront ce qu’il leur faut pour accéder à des auditoires, prospérer et présenter d’importants points de vue culturellement diversifiés aux gens du pays.

De plus, nous devons comprendre que la culture ne se limite pas à des marchandises et à des marchés, que les Canadiens et tous les gens dans le monde n’ont jamais eu à assumer tous les coûts pour un service de nouvelles. Cela a toujours été subventionné par des fonds publics, de la publicité ou de riches donateurs. Nous devons faire un choix. Je pense que dans une société démocratique, nous devrions fournir une aide publique très importante à un fournisseur de service public qui est présent sur toutes les plateformes — CBC/Radio-Canada —, mais nous devrions également chercher des façons originales d’appuyer le journalisme indépendant. Ce sont là mes suggestions.

M. Geist : Permettez-moi de vous parler de deux...

Le sénateur Dawson : Vous en ajoutez.

M. Geist : Je vais m’appuyer sur ce que j’ai déjà dit; deux questions de fond et deux processus.

Sur le fond, tout d’abord, il est frappant que la sénatrice Griffin ait parlé en premier lieu des questions liées à l’établissement des prix et à l’accès. Pour de nombreux Canadiens, c’est là la question fondamentale lorsqu’ils pensent aux télécommunications. La question à laquelle votre comité doit essayer de répondre est la suivante : comment accroître la concurrence? Non seulement sur le plan du transport ou de la façon dont nous pouvons assurer un accès abordable, qu’il s’agisse du service à large bande ou de la communication sans fil, mais également sur le plan de la concurrence et de la culture. À mon avis, assurer une concurrence accrue passe par la neutralité du Net. Il s’agit de veiller à ce que les règles du jeu soient équitables, de sorte que du service américain le plus important jusqu’au plus petit service canadien qui veulent trouver un moyen de s’assurer de pouvoir trouver un auditoire ici et partout dans le monde, les règles du jeu sont équitables. Cela passe par la neutralité du Net.

La deuxième question s’appuyant sur des principes, c’est que le comité ne doit pas oublier qu’Internet n’est pas un guichet automatique. L’idée selon laquelle la solution pour le secteur de la culture et diverses autres questions consiste en quelque sorte à retirer les profits d’Internet pour les transférer à d’autres secteurs au moyen de subventions n’est pas le bon modèle à suivre. C’est peut-être ce qu’incluait un modèle pour la radiodiffusion il y a des années, mais ce n’est pas le modèle à suivre pour Internet. Cela aggravera le problème lié à l’abordabilité, car au bout du compte, ce sont les clients qui paient la note.

Pour ce qui est des processus, je veux soulever deux points. Tout d’abord, dès le départ, j’ai mentionné que, bien entendu, une autre étude est en cours, soit l’examen sur les télécommunications et la radiodiffusion. Sur le plan des processus, il faut s’assurer qu’on s’attarde aux deux études. Il faut qu’une attention particulière soit accordée à la façon dont on crée des synergies en quelque sorte pour que les gens s’y intéressent et que l’une n’engloutit pas l’autre ou soit oubliée dans le processus. Autrement, nous risquons de nous retrouver avec deux rapports et de constater qu’il ne se passe rien parce que personne n’y prête attention ou ne sait où chercher. Je crois qu’il faut y réfléchir quelque peu.

Nous avons préparé nos exposés chacun de notre côté. Nous n’en avons pas discuté du tout ensemble. M. Winseck et moi nous sommes présentés ici munis de données pour vous expliquer ce qui se passe vraiment dans les secteurs de la culture et des médias. Si j’avais un conseil à donner au comité dans le cadre de son étude, ce serait de s’en tenir aux faits et de ne pas tenir compte de la fiction. Il y a certaines histoires que nous nous racontons au Canada, ou que certains groupes aiment se raconter : la culture canadienne est en danger; on n’observe pas de croissance dans le secteur; et la réglementation traditionnelle nous sauvera. Ce n’est simplement pas ce qu’indiquent les données. Si nous voulons une étude qui a de véritables répercussions, nous devons aller au-delà d’une partie de ce genre de discours et opter pour de réelles solutions stratégiques fondées sur des données qui reflètent ce qui se passe plutôt que ce que certaines personnes aimeraient que les gens croient qu’il se passe.

Le président : Il nous reste environ 17 minutes. Comme d’habitude, nos témoins sont très intéressants. Trois autres sénateurs veulent poser des questions, et j’aimerais que nous terminions avant 11 heures. Je vous demande de poser des questions brèves et de fournir des réponses brèves également, s’il vous plaît.

[Français]

Le sénateur Cormier : Je vais tenter d’être bref en abordant une question aussi complexe. L’image que j’ai, c’est un million de fils qui s’entremêlent, et quand on essaie de les démêler, on en trouve d’autres à l’intérieur. C’est donc une question fort complexe qu’on veut aborder dans le cadre de la révision des lois.

Ce qui me préoccupe quant au secteur culturel est la capacité des producteurs canadiens, auteurs et artistes, de distribuer et de faire connaître leurs œuvres sur Internet.

L’Union européenne travaille à l’élaboration d’un projet de loi sur la neutralité et le droit d’auteur. Je me demande si, à votre connaissance, cela pourrait nous aider dans notre réflexion sur la révision de ces trois lois.

Mon autre question est la suivante : quel devrait être le rôle de l’industrie dans le processus en cours de révision de ces lois? À votre avis, comment devrions-nous inciter l’industrie à participer au processus de révision, compte tenu du fait que les chiffres démontrent qu’il y a une augmentation des revenus? On parle des grands producteurs, mais il y a beaucoup de petits producteurs partout au Canada qui cherchent à avoir davantage accès aux possibilités. Comment pouvons-nous engager ces gens dans le contexte actuel?

Je suis d’accord avec le sénateur Dawson : il faut accorder la priorité à cette étude.

[Traduction]

M. Geist : Je vous remercie des questions. Concernant ce qui se passe dans l’Union européenne et l’adoption ou, du moins, les mesures visant l’adoption d’une directive, je crois que le Canada peut en tirer des leçons quant à ce qu’il ne faut pas faire plutôt que ce qu’il faut faire.

Il y avait deux éléments essentiels dans cette discussion. Tout d’abord, une soi-disant taxe sur les liens, l’idée ou la tentative de faire en sorte que les gens, surtout de grandes entreprises comme Google, qui peuvent créer des liens vers des organismes d’information, payent pour cela. Deux ou trois pays l’ont essayé, et ce fut un échec. Le fait est que devant la perspective de devoir payer, dans bien des cas, les gens renoncent tout simplement. Le choix de sources de nouvelles est tellement grand que l’idée d’essayer d’imposer des frais a un effet négatif. En fin de compte, cela ne fait, entre autres, que nuire aux joueurs que nous voulons essayer d’aider, car ils n’ont pas le type de trafic qu’ils ont déjà cru qu’ils auraient et leur modèle d’affaires dépend en partie des recettes publicitaires. Cela risque de se traduire par une partie de la désinformation dont nous sommes témoins lorsque les gens se tournent vers d’autres sources. Parfois, nous voyons des sources de désinformation prendre de l’importance. Je crois qu’il y a des risques bien réels.

Du côté des filtres de téléversement, l’idée d’essayer de prévenir les atteintes est très difficile à concrétiser. Quiconque a examiné la question d’un point de vue technique nous dira que la capacité de déterminer qu’il s’agit de contenu qui viole le droit d’auteur ou de contenu qui ne le viole pas, lorsqu’il s’agit de parodie ou de satire, d’une utilisation équitable d’une œuvre et ce que de nouveaux créateurs créent à partir d’autres œuvres souvent, cela ne fonctionne pas bien lorsqu’on essaie d’automatiser tout cela. Des risques se posent pour la liberté d’expression. La capacité des gens de s’exprimer peut être limitée parce que ce sont de gros joueurs qui agissent à titre de contrôleurs. De plus, ces gros joueurs deviennent dominants. Les mesures que prend l’Union européenne posent des risques réels.

Quant à la question de savoir comment assurer la création de contenu canadien, l’expérience a apporté des éléments de réponses ces dernières années. On en crée une quantité record. Il y a d’énormes investissements dans ce secteur. Du contenu est créé parce que les Canadiens sont bons pour créer du contenu que les gens veulent voir. C’est pourquoi le Canada est l’un des trois pays où Netflix investit le plus. Nous créons vraiment de l’excellent contenu. C’est en soutenant la concurrence qu’on réussit, et non en imposant la réglementation la plus rigoureuse.

Cela dit, il y a indéniablement des questions qui se posent quant à la visibilité du contenu. Le CRTC a mené une étude puis produit un rapport à ce sujet. Je dois dire que les résultats en sont assez frappants. J’ai participé à quelques événements tenus en marge de cette étude. Certains groupes, principalement en Ontario et au Québec, se demandaient surtout comment ils pouvaient obtenir plus de subventions et de revenus directement des fournisseurs Internet. Comme je l’ai déjà dit, je ne crois pas que ce soit la solution.

En revanche, la discussion de beaucoup de créateurs de l’Ouest, en Alberta et en Colombie-Britannique, ne portait pas du tout sur ce genre de programme. Ils se demandaient surtout comment se faire découvrir, et c’est exactement le sens de votre question. Je crée des choses, je n’ai pas besoin que le gouvernement m’aide à créer des choses, mais j’ai besoin que les gens partout dans le monde puissent trouver ce que je fais. Je crois donc que nous devons commencer à réfléchir à la façon de nous assurer que le contenu canadien soit découvert.

Il y a en partie la question de la neutralité nette. On y revient constamment, parce que l’une des façons de faire en sorte que le contenu soit découvert, c’est d’empêcher les entreprises de prioriser leur propre contenu créatif, le contenu pour lequel elles ont payé elles-mêmes ou pour lequel elles ont des licences, parce que les conditions doivent être les mêmes pour tous. Il nous faut approfondir cette discussion, pour que nos créateurs aient les outils et les connaissances nécessaires pour s’afficher et s’assurer d’être trouvés et pour qu’il y ait assez de transparence afin que tous soient traités équitablement.

M. Winseck : Cela faisait justement partie de ma présentation, et nous avons entendu à peu près la même chose de Michael. Nous avons quelques problèmes. C’est ce que je disais. Il est problématique que la télévision, la radio et le journalisme soient financés par la publicité. Je pense que c’est un problème bien réel. Nous devons trouver des façons de rectifier le tir. Je n’ai pas peur de rejeter l’idée des subventions. Je dis toutefois qu’il ne faut pas exagérer. Il faut prendre conscience du fait que nous avons un problème, et qu’il est grave, mais que ce n’est pas la fin du monde non plus et qu’il n’est pas nécessaire de remuer ciel et terre pour sauver un chiot. C’est ce qui arrive trop souvent dans ce genre de situation. On se perd en rhétorique, on perd la réalité de vue, et certains groupes voudront mobiliser tout Internet pour sauver le monde, avec bien peu de données à l’appui.

Il nous faut une définition précise du problème, et c’est de scalpels dont nous avons besoin et non de massues. C’est ce que nous enseigne en général l’histoire des arts et de la culture. Les arts et la culture ne rapportent pas toujours de profits. Il y a toujours quelques chefs-d’œuvre et quelques grands succès dans une mer d’œuvres d’artistes qui peinent à joindre les deux bouts. Toute société décente doit décider comment elle s’occupera des deux. C’est ce que nous devons faire. Il ne faut pas oublier la réalité des arts et de la culture, telle que l’histoire nous l’enseigne, simplement parce que nous avons maintenant Internet. Internet ne fera pas disparaître le problème. Plutôt que d’essayer d’exploiter cette infrastructure massive de l’économie moderne, de la société et de la vie de tous les jours pour résoudre ce nouveau problème, misons sur des subventions très ciblées.

Je dirai, pour terminer, que quand on réussit à attirer des fonds étrangers importants pour financer des productions cinématographiques et télévisuelles dans des villes comme Toronto et Vancouver, on donne aux Canadiens les compétences dont ils auront besoin pour ensuite produire leurs propres œuvres.

[Français]

La sénatrice Gagné : Merci de vos excellentes présentations. Les discussions sont riches et elles nous aideront sûrement à mieux encadrer notre étude.

Vous avez dit tous les deux que la Loi sur les télécommunications et la Loi sur la radiodiffusion devraient être maintenues séparées. Qu’est-ce qui fait en sorte que les groupes culturels souhaitent l’intégration des deux lois? Qu’est-ce qui les motive à adopter ce discours?

[Traduction]

M. Winseck : Je pense que ce qui cloche, c’est justement l’idée de rallier le monde entier à leur cause. Je serais très heureux moi aussi de rallier le monde entier à mes causes, mais ce n’est pas la réalité.

M. Geist : Je vais creuser un peu plus votre question. Je vais essayer, en tout cas.

Je dirais qu’il faut commencer par reconnaître que les objectifs de la Loi sur la radiodiffusion et de la Loi sur les télécommunications sont différents. Ce sont deux lois différentes. Celle sur les télécommunications concerne essentiellement la concurrence et la transmission. Nous savons que quand on construit de vastes réseaux, ils sont souvent dominés par une poignée d’acteurs. Il faut des lois sur les télécommunications pour éviter ce genre de dérive. Dwayne a très bien résumé les dispositions en place pour éviter les préférences indues ou les jeux d’influence à l’égard du contenu et du sens des messages, pour que les grands acteurs n’abusent pas de leur position.

Pour la radiodiffusion, surtout dans un contexte où les ressources sont limitées, la question est surtout celle de savoir comment on répartit les ressources et on peut atteindre certains objectifs culturels. La combinaison des deux est assez difficile, parce que ce sont des réalités difficiles à concilier à bien des égards. Les objectifs des deux lois sont très différents.

Dans les faits, bien sûr, on voit que tout est de plus en plus axé sur Internet, qui devient le véhicule pour tout. Si toutes ces communications passent par Internet, ne nous faudrait-il pas une loi unique qui tiendrait compte de toutes ces activités? Vous nous demandiez pourquoi les groupes culturels mettent autant l’accent sur ce problème. Je serais porté à vous dire que c’est parce qu’ils craignent que la fusion de ces deux lois, aux objectifs pourtant bien différents, en mène une à avaler l’autre.

Si l’objectif de la Loi sur la radiodiffusion éclipse l’objectif de la Loi sur les télécommunications, celle-ci deviendra principalement une politique culturelle. Je pense que ce serait une erreur. Mon téléphone n’a pas à être soumis à une politique culturelle, ni la façon dont je me connecte au réseau, dans le contexte de tous les enjeux que nous avons abordés. Donc si nous combinons ces deux lois, je serais porté à croire, compte tenu de tout l’accent qui est mis sur la concurrence, que les télécommunications seront éclipsées par la radiodiffusion. Si cela s’avère, j’inviterais certains groupes à la prudence, parce que certaines des protections et des dispositions qu’ils aimaient dans la Loi sur la radiodiffusion pourraient bien disparaître si nous privilégions une loi unique sur les télécommunications qui mettrait de l’avant une politique principalement axée sur les télécommunications, qui s’appuierait sur le principe selon lequel même la solution à nos préoccupations culturelles passerait par la concurrence et la protection des consommateurs.

Je pense que c’est ce qui est en train d’arriver en douce. Je pense que c’est aussi la raison pour laquelle nous devons nous opposer un peu à l’idée de fusionner les deux lois malgré tout ce qui se passe sur le plan technique. Sur le le fond, ces politiques demeurent très différentes.

La sénatrice Galvez : J’ai une dernière question pour vous. C’est très intéressant. D’une certaine façon, nous avons maintenant une idée plus claire de ce qui se passe. Malheureusement, à d’autres égards, je crois que nous sommes plus confus.

Vous avez parlé des lois européennes, et vous savez que les Américains veulent aussi se doter de leurs propres lois. Pouvez-vous nous dire si vous avez des préférences ou s’il y a des éléments qu’on trouve dans ces lois que nous devrions reproduire ou d’autres, que nous devrions au contraire éviter de reproduire?

M. Geist : Certainement. J’en ai quelques exemples, pour commencer. Je pense que nous subissons beaucoup de pressions des États-Unis, en ce moment, dans le cadre de la renégociation de l’ALENA, sur divers enjeux. Les États-Unis insistent beaucoup pour que nous abandonnions des politiques canadiennes bien réfléchies, étudiées, qui défendent bien nos intérêts nationaux. Ils aimeraient beaucoup que nous privilégiions leur approche en matière de propriété intellectuelle à nos protections du droit d’auteur, comme le cadre que nous utilisons qui respecte les normes internationales et les règles de préavis qui ont justement fait l’objet d’une décision de la Cour suprême du Canada vendredi dernier.

Les négociateurs canadiens soutiennent depuis longtemps que ce n’est pas dans notre intérêt national. Je pense qu’ils ont raison. J’espère qu’ils maintiendront cette position.

Il y a toutefois une disposition américaine qui nous serait bénéfique et qui contribuerait à la liberté d’expression. C’est celle instaurant un refuge sûr pour les intermédiaires. Il y a une question que les gens posent parfois : pourquoi le Canada n’a-t-il pas de Facebook ou d’autre grande plateforme du genre? Pourquoi ne pourrait-il pas y en avoir une ici? Je pense que c’est en grande partie parce que les États-Unis, il y a déjà bien des années, ont adopté des dispositions législatives établissant un refuge sûr pour le contenu publié par de tierces parties, qui ne constitue pas du contenu original. Le créateur est clairement tenu responsable du contenu original, mais pour ce qui est du contenu publié par les autres, les États-Unis ont créé une immunité, de sorte que l’entreprise n’est pas responsable du contenu provenant de tierces parties. Cela ne signifie pas qu’en cas d’ordonnance de la cour, l’entreprise n’est pas tenue de retirer ce contenu. Elle doit clairement le faire, mais elle ne sera pas tenue responsable des propos de quelqu’un d’autre comme si elle avait publié elle-même le contenu. Ce n’est donc qu’une tribune.

Nous n’avons rien de tel au Canada. Les grands acteurs observent le marché canadien et estiment qu’il y a un risque juridique accru à exercer des activités au Canada sans ces protections. Le Canada n’est donc pas un endroit favorisé pour cela.

Les États-Unis veulent s’assurer que leurs entreprises jouissent des mêmes genres de protections au Canada. C’est un cas où nous bénéficierions de l’adoption de dispositions semblables aux leurs.

Le président : C’est fantastique. Je vous remercie infiniment tous les deux d’être venus. Cette séance a au moins suscité énormément de discussion. Je ne sais pas si nous avons avancé, mais nous essaierons d’avancer sur cette base.

Je remercie infiniment nos témoins. Nous poursuivrons maintenant nos délibérations à huis clos pour parler de nos travaux futurs.

(La séance se poursuit à huis clos.)

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