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AGFO - Comité permanent

Agriculture et forêts

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent de
l'Agriculture et des forêts

Fascicule no 42 - Témoignages du 13 février 2018


OTTAWA, le mardi 13 février 2018

Le Comité sénatorial permanent de l’agriculture et des forêts se réunit aujourd’hui, à 17 h 7, pour poursuivre son étude sur l’impact potentiel des effets du changement climatique sur les secteurs agricole, agroalimentaire et forestier.

La sénatrice Diane F. Griffin (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Bienvenue à cette réunion du Comité sénatorial permanent de l’agriculture et des forêts. J’aimerais également vous souhaiter un joyeux Jour de l’agriculture, car c’est aujourd’hui.

Je suis la sénatrice Griffin de l’Ile-du-Prince-Édouard. Je suis également présidente du comité. J’aimerais d’abord demander aux sénateurs de se présenter.

Le sénateur Mercer : Terry Mercer, de la Nouvelle-Écosse.

La sénatrice Gagné : Raymonde Gagné, du Manitoba.

[Français]

La sénatrice Petitclerc : Chantal Petitclerc, du Québec.

[Traduction]

Le sénateur Oh : Victor Oh, de l’Ontario.

Le sénateur Doyle : Norman Doyle, de Terre-Neuve-et-Labrador.

La présidente : Merci. Aujourd’hui, notre comité poursuit son étude sur l’impact potentiel des effets du changement climatique sur les secteurs agricole, agroalimentaire et forestier.

Je demanderais au sénateur qui vient d’arriver de se présenter.

Le sénateur Woo : Yuen Pau Woo, de la Colombie-Britannique.

La présidente : Aujourd’hui, notre premier témoin comparaît par vidéoconférence. Il s’agit de M. Ralph Martin, professeur, du Collège d’agriculture de l’Ontario de l’Université de Guelph.

Merci, monsieur Martin, d’avoir accepté notre invitation à comparaître.

J’invite M. Martin à livrer son exposé, mais j’aimerais également vous rappeler qu’il y aura ensuite une période de questions et de réponses.

Ralph Martin, professeur, Collège d’agriculture de l’Ontario, Université de Guelph, à titre personnel : Je vous remercie beaucoup de me donner cette occasion. J’aimerais remercier les Nishnabe Attiwandat, qui sont connus dans notre langue et dans cette région comme « le peuple neutre ». Ce qui est intéressant, c’est qu’ils vivent ici depuis des millénaires, pas seulement des décennies ou des siècles, et qu’ils ont été en mesure d’équilibrer la production et la consommation.

Une grande partie de notre production agricole repose sur l’hypothèse selon laquelle nous devrons continuer de cultiver la terre afin de produire de la viande pour l’envoyer en Chine pour répondre à la demande croissante dans ce pays. Elle était de 13 kilogrammes en 1982. Elle atteint maintenant 63 kilogrammes et s’élèvera à 93 si rien ne change. Toutefois, le gouvernement chinois a décidé qu’elle devrait revenir à 30 kilogrammes, et c’est parce qu’il ne veut pas payer les coûts de santé élevés générés par l’obésité et le diabète, et parce qu’il veut réduire les GES.

Ce n’est pas seulement en Chine. En effet, Michael McCain, de Maple Leaf, a annoncé l’été dernier qu’il souhaitait que son entreprise devienne l’entreprise de protéines la plus durable. Il a mentionné que les Nord-Américains consomment quatre fois plus de viande que les habitants des pays non industrialisés, et selon lui, ce n’est pas viable. Il a ajouté qu’on prévoyait toujours une augmentation de la consommation de viande.

Il n’est pas bête : il est PDG de Maple Leaf. Il dit que son entreprise étend ses activités aux protéines végétales — tout comme la société Cargill — et je crois que c’est important.

J’aimerais également souligner que M. McCain a affirmé que le gaspillage alimentaire est un problème. En effet, nous pourrions nourrir 1 milliard de personnes supplémentaires si nous utilisions simplement la technologie actuelle. Je ne parle pas de nouvelle technologie. Au Canada, nous gaspillons 31 milliards de dollars en nourriture.

Voici une photo d’une terre agricole de l’Ontario prise en mai 2013. Les agriculteurs de l’endroit font valoir qu’ils n’ont pas pu empêcher cela, car les précipitations avaient été anormalement élevées. Le problème, à mon avis, c’est qu’ils n’ont pas écouté « l’évangile selon Martin », c’est-à-dire « Gardez votre sol couvert ». S’ils avaient couvert leur sol, cette érosion ne se serait pas produite.

L’autre problème, c’est que nous ne pourrons peut-être pas rester sous la limite de 1,5 degré Celsius, et il se peut que nous la dépassions. Il faut réellement retirer du carbone de l’atmosphère et ne pas en ajouter. Nous devons recouvrir les sols de cultures pour séquestrer le carbone.

Il est ironique que nous versions toujours plus de 3 milliards de dollars en subventions à l’industrie des combustibles fossiles. Nous devrions plutôt investir cet argent dans les exploitations agricoles et les cultures couvre-sol, afin de retirer le carbone de l’atmosphère et éviter d’en ajouter.

Lorsqu’on ajoute du carbone dans le sol, on obtient de la matière organique du sol, ce qui est une bonne chose. On l’ajoute à l’aide d’engrais verts, d’engrais bruns et de résidus de culture. Il aide à lier les particules du sol et favorise l’infiltration. Il est très important que l’eau s’infiltre dans le sol au lieu de s’écouler, et les matières organiques du sol favorisent ce processus.

Quelle devrait être la teneur en matière organique du sol en Ontario? C’est différent dans le cas du sable ou de l’argile, mais la teneur devrait être de 2,1 à 4,5 p. 100. C’est la bonne proportion.

De récentes données du MAAARO démontrent qu’en seulement 15 ans, le pourcentage de matière organique du sol est passé de 4,3 à juste un peu plus de 4 p. 100. C’est pour l’ensemble de l’Ontario, mais dans les comtés d’Essex, de Lambton et de Kent, cette proportion a diminué d’au moins 0,8 p. 100. Cela entraîne une réduction de la capacité de rétention de l’eau, une diminution de l’infiltration et une diminution de la stabilité structurale.

Dans les comtés de Waterloo et de Wellington — cela me touche personnellement, car j’ai grandi sur une ferme de la région —, la concentration de matière organique du sol était bien au-dessus de la moyenne ontarienne en 2002, mais elle a tellement diminué qu’elle se trouve maintenant sous la moyenne de l’Ontario.

La valeur des fourrages dans les rotations, c’est que le fourrage contribue à réduire les problèmes liés au sol et aux cultures. Il s’ensuit que dans le cas d’une rotation complexe des fourrages, par exemple maïs-maïs-soja, blé d’hiver et trèfle rouge ou maïs-maïs-luzerne-luzerne, le maïs et le soja donneront un rendement plus élevé qu’une simple rotation maïs-maïs-maïs-maïs ou maïs-maïs-soja-soja.

Lorsque la récolte est mauvaise, la différence sera encore plus marquée. Cette étude dure depuis 35 ans, et nous avons été en mesure d’analyser des données liées à la matière organique du sol dans une rotation complexe de fourrages, et la différence est plus marquée entre les rotations complexes et les rotations simples lors des années de mauvaise récolte. Et nous vivrons probablement un plus grand nombre d’années de mauvaise récolte en raison du changement climatique.

Les systèmes sylvopastoraux peuvent séquestrer plus de carbone que les simples pâturages, et je crois que nous devrions étudier cela au Canada. En effet, nous pouvons utiliser un tel système avec une très faible perte de productivité.

Cette diapositive est probablement celle sur laquelle je tiens à insister. Je crois que nous devrions commencer à mesurer, tous les cinq ans, les résultats liés à la matière organique du sol dans tous les champs du Canada. Il existe toutes sortes de pratiques exemplaires qui peuvent nous aider à y parvenir. Nous devrions laisser aux agriculteurs le soin de décider ce qu’ils veulent faire et mesurer les résultats à l’aide d’un protocole scientifique, et ensuite ajuster l’impôt foncier des exploitations agricoles en conséquence. Si la matière organique du sol augmente, l’impôt foncier diminue et vice versa.

Une telle initiative n’aurait presque aucune incidence sur les recettes du gouvernement. Toutefois, si un grand nombre d’agriculteurs participaient et augmentaient la matière organique de leur sol, il serait rentable, pour les gouvernements à tous les échelons — provincial, municipal ou fédéral —, de fournir les fonds nécessaires pour que les agriculteurs continuent d’accroître la matière organique du sol. Je ferais valoir que la matière organique du sol est un bien public, tout comme l’air pur et l’eau propre.

Merci.

La présidente : Merci. J’aimerais vous poser une question. La réduction de l’impôt foncier que vous avez mentionné pour un agriculteur qui augmente la matière organique du sol dans ses champs représente une notion très intéressante.

Cela pourrait-il également s’appliquer aux frais qu’une personne doit payer pour participer à un programme d’assurance-récolte? En théorie, s’il y a plus de matière organique, le sol retient plus d’eau, et donc plus de nutriments. On peut espérer que cela ferait diminuer les mauvaises récoltes et que cela réduirait aussi le risque dans les programmes d’assurance-récolte. Qu’en pensez-vous?

M. Martin : Je crois que cela pourrait fonctionner. Nous avons examiné cette idée. J’ai un collègue agroéconomiste qui s’est penché sur la question.

L’argument qu’on fait valoir, c’est que tous les agriculteurs ne profitent pas de l’assurance-récolte. Par exemple, en Ontario, l’assurance-récolte se fonde sur chaque exploitant, et non sur chaque champ ou sur chaque exploitation agricole. Nous voulons mesurer la matière organique du sol par champ ou par exploitation agricole.

Pour revenir sur la question de veiller à ce que cela s’applique partout, tout le monde doit payer des impôts fonciers. La plus grande partie du problème lié à la diminution de la matière organique du sol concerne les gros exploitants de l’Ontario qui gèrent quelque 30 000 acres. En effet, ces exploitants louent les terres de propriétaires qui tiennent à obtenir le loyer le plus élevé par acre. Si les propriétaires se rendent compte que leur impôt foncier augmentera si les exploitants réduisent la matière organique du sol, je crois que ces propriétaires exerceront des pressions sur les exploitants pour qu’ils fassent les choses de la bonne façon.

La présidente : C’est une notion intéressante.

Le sénateur Mercer : Merci beaucoup, monsieur Martin. Votre exposé était très intéressant. Manifestement, je vais maintenant tenter de trouver une façon de rédiger un « évangile selon Mercer », puisque vous en avez un à votre nom.

Vous dites que nous pourrions nourrir 1 milliard de personnes supplémentaires si nous utilisions, à l’échelle mondiale, les meilleures méthodes existantes pour réduire le gaspillage alimentaire. Laissez-vous entendre que la matière organique du sol est l’élément clé qui nous permettra de nourrir 1 milliard de personnes supplémentaires?

M. Martin : Non. Ce sont deux notions distinctes.

Je tenais à souligner que l’un de nos gros problèmes, c’est le gaspillage alimentaire. Il existe des technologies dans les foyers, dans les usines et sur les exploitations agricoles qui pourraient réduire le gaspillage alimentaire. Nous devons réduire ce gaspillage, en plus de tout le reste.

Le sénateur Mercer : Je comprends qu’il s’agit de 1 milliard de personnes. Ceux d’entre nous qui avons visité l’Inde savent que ce pays produit suffisamment de nourriture pour nourrir sa population, mais qu’il ne l’entrepose pas ou ne la distribue pas de façon appropriée. Il y a donc un énorme gaspillage. Je comprends donc cela.

M. Martin : Très bien.

Le sénateur Mercer : La théorie de la matière organique du sol que vous avez proposée est-elle exportable? Pourrions-nous appliquer cette théorie à l’échelle mondiale afin d’aider à accroître la production dans la plupart des autres régions du monde?

M. Martin : Eh bien, je pense que oui. Cela revient aux pratiques, et les pratiques pour améliorer la matière organique du sol seront différentes dans chaque région.

Essentiellement, cela revient à inclure des fourrages — la fléole des prés, le trèfle rouge, et cetera — dans les rotations, à veiller à conserver des cultures couvre-sol, à ajouter des amendements du sol et à prévoir des rotations suffisamment longues. La culture sans travail du sol contribue à conserver la matière organique du sol, mais n’en ajoute pas. Elle contribue à veiller à ne pas perdre cette matière, mais elle n’ajoute aucune matière organique dans le sol. La combinaison des pratiques est un élément important.

Le sénateur Mercer : Mais êtes-vous pour la culture sans travail du sol?

M. Martin : Oh oui.

Le sénateur Woo : Si une teneur plus élevée en matière organique du sol contribue à améliorer la séquestration du carbone, pourquoi ne créerions-nous pas une structure incitative fondée sur la teneur en carbone et sur les propriétés de séquestration de la matière organique du sol, au lieu de fonder cette structure sur les impôts fonciers des exploitations agricoles?

Je comprends le point que vous faites valoir et je comprends que vous tentez d’encourager l’augmentation de la matière organique du sol, mais si l’objectif stratégique est de réduire le carbone dans l’atmosphère et que la séquestration du carbone par la matière organique du sol produit un effet mesurable à cet égard, pourquoi n’utilisons-nous pas cet instrument ou cette mesure stratégique plutôt que la mesure liée à l’impôt foncier des exploitations agricoles, qui me semble accessoire à l’objectif stratégique principal?

M. Martin : Je crois que cela fonctionnerait bien. La raison pour laquelle je ne l’ai pas proposée jusqu’ici, c’est qu’il semble y avoir différentes politiques en vigueur dans chaque province en ce qui concerne la taxe sur le carbone et les programmes de crédits de carbone. Il n’y a aucune stratégie uniforme à l’échelle du pays.

En général, je crois que c’est un peu compliqué dans le cadre du système de plafonnement et d’échange que nous avons en Ontario. Mais si on pouvait convenir que chaque unité de matière organique du sol supplémentaire permet de séquestrer une quantité donnée de carbone et qu’on payait directement les agriculteurs en conséquence, oui, je serais pour une telle initiative.

Le sénateur Woo : Merci.

Le sénateur Oh : Merci, monsieur.

Dans votre exposé, vous avez dit que, en 1982, chaque Chinois mangeait 13 kilogrammes de viande par année, et qu’il en mange maintenant 63 kilogrammes par année.

Je suis allé en Chine. Je n’y ai pas vu beaucoup de personnes souffrant d’embonpoint ou obèses.

M. Martin : Eh bien, oui, mais, d’après ce que je comprends, le gouvernement chinois est préoccupé par l’augmentation de cette quantité. Ces renseignements provenaient de la publication The Guardian Weekly.

Le sénateur Oh : Pendant que des centaines de millions de ménages dans le monde ont de la difficulté à satisfaire leurs besoins alimentaires de base, une énorme proportion de la nourriture produite à l’échelle mondiale se retrouve aux ordures. L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture estime que chaque année, dans le monde, environ le tiers de toute la nourriture produite à des fins de consommation humaine est perdue ou gaspillée, y compris environ 45 p. 100 de tous les fruits et légumes, 35 p. 100 des poissons, environ 30 p. 100 des fruits de mer, 20 p. 100 des produits laitiers et 20 p. 100 de la viande.

À votre avis, que pourrait faire le gouvernement pour réduire le gaspillage alimentaire et agir sur le comportement des consommateurs, par exemple les consommateurs qui ne planifient pas leurs achats, qui achètent en trop grande quantité ou qui ont une réaction exagérée aux dates de péremption? De plus, il y a un manque de communication dans la chaîne d’approvisionnement. Pourriez-vous formuler des commentaires sur ces enjeux?

M. Martin : Oui. Je serai heureux de le faire.

Je fais partie, avec Mme Kate Parizeau et M. Mike Von Massow, d’un groupe de recherche à l’Université de Guelph. Nous étudions le gaspillage alimentaire depuis environ cinq ans.

Au Canada, 40 p. 100 des aliments sont gaspillés. À l’échelle mondiale, cette proportion est d’environ 33 p. 100, ou le tiers. Dans les pays en développement, la plus grande partie des aliments gaspillés, comme il a été mentionné plus tôt, est attribuable à un mauvais entreposage après la récolte.

Au Canada, la moitié de cette proportion de 40 p. 100, soit 20 p. 100, est gaspillée dans nos foyers. C’est en partie attribuable au fait que nous achetons en trop grande quantité, car nous n’achetons pas assez souvent, et nous remplissons de gros réfrigérateurs. En fait, je crois qu’au Canada, dans certains cas, la nourriture ne coûte pas assez cher pour attirer l’attention des gens et les convaincre de ne pas la gaspiller. Je sais que cette déclaration pose problème à plusieurs égards, mais je crois réellement que les gens n’accordent pas une valeur suffisante à la nourriture.

Nous avons recueilli des déchets ordinaires dans les bacs de recyclage et de compostage dans les rues, et nous avons calculé la proportion de nourriture dans ces ordures. C’est incroyable ce que les gens jettent. Je crois qu’il faut les sensibiliser.

Je crois que de nombreuses personnes interprètent mal les dates de péremption. Ces dates signifient seulement que la nourriture ne sera pas à son meilleur après une certaine date. Cela ne signifie pas qu’elle est impropre à la consommation. Il y a beaucoup d’idées fausses à cet égard. Je crois que, si nous avions de plus petits réfrigérateurs et que nous achetions plus souvent, cela pourrait également contribuer à améliorer la situation.

Le sénateur Oh : C’est une bonne idée.

De plus, les chaînes de supermarchés jouent un rôle important dans cette situation. Je suis certain que ces supermarchés jettent aussi une grande quantité de nourriture chaque nuit.

M. Martin : C’est bien le cas. Cela dépend un peu de la façon dont ils sont gérés. Nous avons observé que, parfois, ces supermarchés refilent leur gaspillage aux consommateurs, par exemple à l’aide de ventes de type « deux pour un », notamment. Si les gérants de ces magasins se rendent compte que des aliments commencent à se détériorer, ils baissent considérablement le prix de ces aliments, et ils sont ensuite gaspillés dans les foyers.

D’une façon ou d’une autre, le gaspillage alimentaire signifie que nous gaspillons de l’énergie. Nous gaspillons de l’eau. Nous dégradons la matière organique du sol pour produire de la nourriture dont nous n’avons pas besoin. C’est du gaspillage exponentiel.

Le sénateur Doyle : Bienvenue. Je suis heureux de vous voir ici.

Je me pose des questions sur la décomposition des engrais organiques. Ils libèrent des GES dans l’atmosphère. Les engrais organiques peuvent-ils être répandus avec la même parcimonie que les engrais chimiques et tout de même produire les avantages nécessaires à la croissance des cultures?

M. Martin : Oui. Je pense qu’un plan de gestion des nutriments, comme celui que nous avons en Ontario, peut s’appliquer aux engrais et aux amendements organiques, tout comme il peut s’appliquer aux engrais chimiques de synthèse.

Lorsqu’on travaille avec du compost et du fumier, il faut faire très attention au phosphore. Dans les exploitations biologiques, on peut ajouter de l’azote en faisant une rotation de légumineuses. En conséquence, si nous nous organisons pour ne pas avoir trop de phosphore et tirer ensuite notre azote des légumineuses, il est tout à fait possible pour les exploitations biologiques de régler avec précision leur gestion de la fertilité et des nutriments.

Le sénateur Doyle : Vous avez mené des travaux de recherche sur les exploitations biologiques. Qu’est-ce qui produit le plus d’émissions? Les protocoles qu’elles suivent en matière d’engrais ou bien l’équipement mécanique et leurs installations?

M. Martin : Les engrais nitriques sont de loin les plus importants producteurs d’émissions de GES en agriculture. Ils correspondent au tiers du budget énergétique agricole. Leur fabrication produit des émissions de GES en raison de la quantité appréciable de chaleur et de pression qu’elle nécessite. Les exploitations biologiques n’utilisent pas ces engrais.

Rod McRae, Derek Lynch et moi avons rédigé des articles dans lesquels nous avons comparé et différencié les exploitations biologiques et non biologiques. Si vous prenez l’évaluation du cycle de vie complet, l’efficacité énergétique par acre est bien meilleure dans les exploitations biologiques. Il arrive qu’elle ne soit pas aussi bonne par kilogramme de nourriture parce que les exploitations non biologiques produisent plus d’aliments. Dans l’ensemble, quand on tient compte des engrais nitriques, l’efficacité énergétique est bien meilleure dans les exploitations biologiques que non biologiques. Nous avons rédigé deux, trois ou même quatre articles qui abordaient directement la question.

Le sénateur Doyle : Selon vous, dans quelle mesure les agriculteurs ont-ils utilisé des techniques et des technologies produisant moins d’émissions de GES dans leurs opérations quotidiennes?

M. Martin : En fait, je ne sais pas. Je pense que cela dépend de l’exploitation agricole.

En agriculture, nous produisons des émissions de CO2, d’oxyde nitreux et de méthane, les trois principaux gaz à effet de serre, et nous séquestrons le carbone au moyen d’arbres, de plantes fourragères et de certaines cultures. Ce qui nous intéresse vraiment, c’est l’effet net.

Je sais que nous nous sommes pas mal attardés à la question des émissions de méthane provenant du bétail et autres, et que nous sommes en train d’accroître notre efficacité sur le plan agricole pour réduire les émissions de méthane par kilogramme de viande ou de lait. Cependant, je pense qu’une des questions importantes dans ce domaine reste toujours celle des engrais nitriques. Ce sont les principaux émetteurs de GES en raison de toute la chaleur et de la pression nécessaires pour les produire et des émissions d’oxyde nitreux qui résultent d’une trop grande application.

La sénatrice Petitclerc : Je veux revenir au nombre de kilogrammes de viande annuels par personne. Nous avons entendu des témoins de divers organismes dans l’industrie de la viande, alors j’aimerais connaître votre opinion sur ce qu’ils nous ont dit. De toute évidence, ils défendent ardemment quelques points. Si je me souviens bien, ils ont notamment dit que, en réalité, l’industrie de la viande produit et laisse une très petite empreinte; qu’elle fournit ce qu’on appelle une sorte de protéine unique; qu’il n’est pas réaliste d’envisager des scénarios dont le but serait de trop réduire la consommation de viande; et, enfin, que peut-être que ce n’est pas là-dessus que nous devrions nous concentrer pour contrer les changements climatiques. J’aimerais connaître votre point de vue sur l’énergie qu’on devrait consacrer à cette lutte.

M. Martin : J’en ai discuté avec mes étudiants au cours de la dernière semaine environ. Je pense que la consommation de viande par personne est à la baisse, que les parties prenantes de l’industrie de la viande le veuillent ou non. Je sais que Maple Leaf investit dans des protéines végétales et qu’il modifie son image de marque pour se positionner comme entreprise qui vend des protéines plutôt que de la viande. La société Cargill a aussi investi dans les protéines végétales. Je pense que plus les gens se soucient du bien-être des animaux et des questions associées au bétail, plus nous réduirons tout simplement notre consommation de viande, c’est inévitable. À mon avis, c’est la trajectoire que nous suivons.

Il est difficile de dire exactement où nous allons nous retrouver avec cela. Nous venons de rédiger un article que nous sommes sur le point de publier, alors j’hésite à trop en parler. Nous nous sommes penchés sur les terres agricoles en Ontario. Nous nous sommes demandé ce qui se produirait si les Ontariens mangeaient les quantités de viande recommandées plutôt que celles qu’ils consomment actuellement.

En règle générale, les gens mangent beaucoup plus de viande que nécessaire pour être en bonne santé ainsi que de vitamine B12 et d’autres nutriments associés à la viande. Je fais valoir qu’on peut manger de la viande, mais qu’on devrait en consommer moins et acheter des produits de qualité élevée provenant de bêtes qui ont été nourries d’herbe et de plantes fourragères. La viande qu’elles produisent a une teneur plus élevée en acides linoléiques conjugués et en oméga-3 que celles des autres animaux. Elle est meilleure pour nous. Il faut réduire notre consommation et s’assurer qu’on augmente la rotation des plantes fourragères. Je pense que nous devons faire très attention lorsqu’il est question de nourrir le bétail de grains de qualité alimentaire.

Il y a un siècle, mes ancêtres auraient été consternés à l’idée de nourrir le bétail de grains de qualité alimentaire dans le seul but d’accroître l’efficacité de conversion des aliments. Je parie que, dans 100 ans, nos descendants ne songeront jamais à donner des grains de qualité alimentaire au bétail. Nous sommes à l’époque où cela se fait.

Pour accroître l’efficacité agricole, je pense que nous ne pouvons pas nous permettre de nourrir le bétail de grains de qualité alimentaire. Les ruminants se portent bien quand on leur donne du fourrage. En outre, la viande et le lait qui viennent de bêtes nourries aux plantes fourragères offrent toutes sortes d’avantages. Je pense que nous commencerons à manger moins de viande en général, mais plus qui provienne d’animaux nourris de plantes fourragères. Selon moi, cela aura des répercussions positives sur l’ensemble du secteur agricole.

La sénatrice Gagné : Bienvenue, et merci de votre exposé.

Si vous prenez l’élaboration de modèles relatifs aux matières organiques du sol, leur mise à l’essai et l’application de la politique s’y rapportant, pourriez-vous nous parler de la recherche menée dans ce domaine à la grandeur du Canada et nous dire comment nous nous mesurons aux États-Unis sur ce plan?

M. Martin : Je ne suis pas sûr de notre rendement par rapport aux États-Unis. Dans certaines parties de ce pays, on fait beaucoup de très bon travail au chapitre des matières organiques du sol.

Dans certains travaux de recherche actuellement menés au Canada, aux États-Unis et en Europe, la façon traditionnelle de prélever un échantillon de matières organiques du sol est d’introduire une sonde à une profondeur de 15 centimètres, de la retirer, de la placer dans un seau, de l’apporter dans un laboratoire et de procéder à des tests. Mes collègues et moi menons actuellement des travaux de recherche dans lesquels nous examinons les capteurs proximaux. Il s’agit de capteurs sur les semoirs à maïs. Nous examinons les capteurs sur des satellites et des drones. Nous essayons de trouver des algorithmes qui nous aideraient à repérer des matières organiques du sol. Nous aurons toujours à procéder à des explorations avec sonde et à des vérifications sur place, mais je croirais que, dans cinq ans environ, nous serons beaucoup plus habiles, en nous servant de la technologie, pour mesurer les matières organiques du sol de façon plus représentative dans tout le secteur, dans différents types de zones de gestion, dans les cuvettes ainsi que sur les monticules et les pentes. Nous serons en mesure de le faire beaucoup plus rapidement et de façon beaucoup plus économique qu’à l’heure actuelle.

En général, ma philosophie est que nous devrions déterminer nos priorités sur les plans biologique et écologique, les fixer et demander ensuite aux personnes intelligentes dans les domaines du génie et de l’informatique de mettre au point l’équipement nécessaire.

La sénatrice Gagné : Avez-vous appuyé les politiques publiques dans ce secteur?

M. Martin : J’ai participé à l’Ontario Soil Health Working Group, soit le groupe de travail sur la santé du sol de l’Ontario. Nous avons passé les trois dernières années à élaborer une stratégie en matière de santé du sol. J’ai aussi participé à une rencontre avec le commissaire à l’environnement de l’Ontario et à la présentation d’une demande au titre de la Charte des droits environnementaux pour veiller à ce que ce groupe stratégique siège. J’ai participé à cet échelon, oui.

Le sénateur Mercer : Monsieur Martin, c’est fascinant.

Vous n’avez pas abordé ce sujet, mais vous avez certainement suscité mon intérêt. Je pose des questions au sein de ce comité depuis maintenant des années au sujet du fait que, d’ici à 2050 — en fait, le chiffre change constamment — la population mondiale se situera entre 9,5 et 9,7 milliards et qu’il faudra trouver un moyen de nourrir ces personnes. En ce moment, il nous est impossible de le faire, mais estimez-vous que nous pourrions nous rapprocher du but en étant plus efficaces et meilleurs pour gérer le gaspillage alimentaire, accroître les matières organiques du sol et encourager l’agriculture sans labour plutôt que la méthode traditionnelle?

A-t-on une idée de la façon d’accroître le rendement? L’autre problème est qu’on ne dispose pas de nouvelles terres. Seulement deux ou trois pays dans le monde sont en mesure d’exploiter de nouvelles terres arables, dont le Canada. Envisagez-vous une solution au problème de devoir nourrir 9,7 milliards de personnes?

M. Martin : Je pense qu’on nous a fait un peu peur avec des données de la Seconde Guerre mondiale et que nous sommes toujours effrayés. En Europe et en Amérique du Nord, nous comprenons à quel point nous pouvons être vulnérables aux pénuries alimentaires. La population ne cesse de croître, mais je ne pense pas que nous devions partir du principe que la façon de nourrir ces 9 milliards de personnes est de continuer de plus en plus dans la même veine, c’est-à-dire de nourrir autant de bétail. Nous pourrions réduire notre consommation de façon dramatique si nous mangions la quantité de viande recommandée plutôt que le surplus de viande que nous consommons actuellement par personne. Nous pourrions réduire le gaspillage alimentaire, comme je l’ai mentionné.

Je pense que l’agriculture biologique offre des possibilités extraordinaires. On est en train de mettre au point des méthodes sans labour. Avant, l’agriculture « biologique » ne pouvait pas avoir recours à cette méthode, car, dans l’agriculture « conventionnelle », elle nécessitait l’utilisation d’herbicides. Il existe maintenant des méthodes d’agriculture biologique sans labour.

Je pense que, au bout du compte, c’est une combinaison du type d’aliments qu’on choisit de manger, de la manière dont ces denrées sont produites et de la façon de réduire le gaspillage. Ensuite, c’est une question de gestion des terres. Dans l’article que nous rédigeons sur la situation en Ontario, nous faisons valoir que si on s’attachait à ne manger que la quantité de viande recommandée, on libérerait une quantité impressionnante de terres juste pour produire des aliments pour consommation humaine, par exemple des légumineuses.

Le sénateur Mercer : Êtes-vous en train de suggérer qu’une des principales solutions pour nourrir 9,7 milliards de personnes est de modifier notre régime et nos habitudes alimentaires?

M. Martin : Oui, je m’attaque aux problèmes vraiment simples. Il n’est pas facile de dire aux gens quoi manger, et je sais qu’ils n’aiment pas que quelqu’un comme moi se présente et leur dise qu’ils devraient changer leur régime alimentaire. Cependant, il me semble que cela se produit déjà et que cela continuera de se produire, compte tenu de l’augmentation constante du coût de la viande et d’un certain nombre d’autres raisons.

Le sénateur Mercer : Une question que vous n’avez pas abordée est celle des organismes génétiquement modifiés. Quelle est votre opinion à ce sujet? Ma théorie est que, s’il nous est impossible de produire suffisamment de denrées alimentaires pour nourrir 9,7 milliards de personnes de la façon traditionnelle, nous devrons trouver de nouvelles manières de le faire. Avec les OGM, bien des aliments que nous consommons ont été modifiés par le passé. Même si nous étions en mesure de changer notre régime alimentaire, comment pouvons-nous hausser la production pour nourrir toutes ces personnes?

M. Martin : Il y a deux ou trois façons d’aborder la question. Ce qu’il faut savoir au sujet des aliments transgéniques, c’est qu’on peut travailler avec un gène à la fois et empiler ces gènes, mais je ne pense pas que ces aliments règlent vraiment la question de la résistance à la sécheresse et certains des grands défis qui nous attendent. Je pense que nous devrons nous en remettre davantage à un type traditionnel de technique de reproduction pour ce faire.

On a réalisé des gains, mais une grande partie de la recherche sur les aliments transgéniques s’est limitée aux variétés de semences Bt et Roundup Ready. Il s’agit d’une technologie très simple, d’une certaine façon. Elle ne nous a pas vraiment aidés à faire face aux changements climatiques, alors que la situation agricole sera beaucoup plus variable d’année en année. Je pense qu’il faudra, dans une large mesure, adopter des techniques de reproduction classiques, miser sur les matières organiques du sol et accroître le nombre de plantes fourragères en rotation.

La sénatrice Petitclerc : Je veux poursuivre cette très intéressante discussion, car vous parlez en fait de changements de style de vie importants qui se produisent déjà et qui se produiront inévitablement du côté du régime alimentaire, de la consommation et du style de vie.

Je veux savoir quel rôle, selon vous, le gouvernement devrait jouer en ce sens. J’ai suivi le nouveau guide alimentaire en cours d’élaboration — peut-être l’avez-vous aussi fait —, alors je veux savoir quel rôle, selon vous, le gouvernement du Canada devrait jouer si nous choisissons cette voie, comme le font bien d’autres pays.

M. Martin : Je pense qu’il faut insister sur les aliments sains. Notre nourriture actuelle contient trop de sel, de gras et de sucre. Je pense qu’il convient de réguler la quantité de sel. J’ai lu récemment que nous n’avons pas beaucoup réduit la quantité de sel dans nos aliments au cours des dernières années avec l’éducation et la conformité volontaire de l’industrie.

Je pense que nous allons devoir en venir au point où tout le monde est sur un pied d’égalité et comprendre que ce sera ainsi dorénavant. Nos importations pourraient diminuer si les pays qui nous font concurrence ne réduisent pas aussi la teneur en sel de leurs aliments. À titre d’exemple, les consommateurs voudront peut-être essayer d’acheter ces aliments, ce qui créera des problèmes commerciaux. Nous devons d’abord nous occuper de notre santé en commençant par notre alimentation, cultiver nos aliments dans une optique santé et nous assurer d’avoir des aliments sains que nous consommons en quantité suffisante, sans plus, et de ne pas gaspiller.

La sénatrice Petitclerc : Pour en revenir à l’étude, vous dites que si nous optons pour la santé, nous serons, indirectement, plus respectueux du climat ou de l’environnement; les deux iront de pair.

M. Martin : Je pense que oui. À titre d’exemple, la viande provenant d’animaux nourris aux plantes fourragères et autres a une teneur plus élevée en acides linoléiques conjugués et en oméga-3. Cette viande est peut-être plus chère et moins abondante, mais il y en aura amplement pour répondre à nos besoins nutritionnels.

Le sénateur Woo : J’aimerais revenir à vos commentaires sur les systèmes sylvopastoraux et au point qui suggère que les émissions de GES totales du secteur agricole canadien pourraient être séquestrées par 6,4 millions d’hectares de ces systèmes. J’ignore si c’est un nombre ou un objectif important ou pas, ou si nous sommes ou non près du but. Pouvez-vous nous donner du contexte et nous dire s’il s’agit d’un chiffre bidon ou réaliste?

M. Martin : C’est un nombre important. Je pense que nous sommes loin du compte. Mes collègues à l’Université de Guelph — Andy Gordon et Naresh Thevathasan — font de la recherche dans le domaine agro-forestier depuis 30 ans. Ils ont de très bonnes données pour montrer que si vous avez des rangées d’arbres dans des champs ordinaires que vous cultivez, vous suivez le système sylvopastoral pour le pâturage du bétail. Cependant, si vous avez des rangées d’arbres entre lesquelles il y aurait des cultures, le rendement du maïs et du soya resterait à peu près le même, et celui du blé baisserait légèrement. Cela dit, vous auriez alors toute la séquestration du carbone, les nutriments recyclés par les feuilles qui retourneraient dans le sol et réduiraient les applications d’engrais. Ces arbres occuperaient 7 p. 100 des terres.

Toutefois, si on ne taille pas les arbres, et c’est la principale objection entendue jusqu’à maintenant, les branches frappent sur la cabine de la moissonneuse-batteuse et cela irrite les opérateurs. Il faut donc constamment tailler les arbres.

Je sais toutefois que certains agriculteurs ont planté des arbres et qu’ils voient cela comme leur fonds de retraite. Les rangées d’arbres servent donc à séquestrer le carbone en ayant très peu d’incidence sur le rendement de la récolte, et les agriculteurs peuvent, de plus, en récolter une bonne partie chaque année pour leur retraite, et ils peuvent aussi en planter de nouveaux. Une ferme familiale devient donc plus résiliente écologiquement, mais aussi économiquement, ce qui facilite le transfert à la prochaine génération.

Le sénateur Woo : Et ce serait encore plus rentable économiquement si on y ajoutait des stimulants, un mécanisme de tarification du carbone — que ce soit un mécanisme de plafonnement et d’échange ou de tarification du carbone — qui prendrait en compte l’effet de séquestration produit par les arbres sur la ferme.

M. Martin : Je suis tout à fait d’accord avec vous.

La présidente : Merci, monsieur Martin. C’était fascinant.

Il y a eu beaucoup d’excellentes questions, sénateurs, et j’en suis fort heureuse.

Nous allons prendre une courte pause et passer à huis clos pendant quelques minutes.

(La séance se poursuit à huis clos.)

(La séance publique reprend.)

La présidente : Chers collègues, nous allons reprendre la séance pour entendre nos prochains témoins par vidéoconférence. Nous avons un des témoins avec nous en ce moment, et l’autre, nous l’espérons, réussira à se brancher bientôt. Ce sont deux chercheurs qui travaillent à Agriculture et Agroalimentaire Canada.

Mme Karen Beauchemin est chercheuse et se spécialise dans les systèmes de production durable au Centre de recherche et de développement de Lethbridge, en Alberta.

Merci, madame, d’avoir accepté notre invitation de comparaître. Je vous invite à nous présenter votre exposé, et nous aviserons ensuite.

Karen Beauchemin, chercheuse, Systèmes de production durable, Centre de recherche et de développement de Lethbridge, Direction générale des sciences et de la technologie, Agriculture et Agroalimentaire Canada : Merci, madame la présidente, ainsi que mesdames et messieurs les sénateurs. Je suis ravie de m’adresser à vous compte tenu de l’intérêt que vous portez aux changements climatiques et à l’agriculture, et je suis fière de vous parler de mes recherches en la matière.

Je suis chercheuse à Agriculture et Agroalimentaire Canada depuis 30 ans. Je suis spécialiste de la nutrition et la production des bovins laitiers et des bovins de boucherie. Mes recherches visent à mettre au point des méthodes de réduction des émissions de gaz à effet de serre, plus précisément les émissions de méthane produites par les bovins.

J’aimerais d’abord situer le contexte et vous donner un aperçu des principaux résultats de nos recherches. L’information est particulièrement utile pour déterminer le rôle que les gouvernements peuvent jouer en vue d’atteindre la cible de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

L’élevage des ruminants, en particulier des bovins de boucherie, est souvent décrit comme une activité non écologique, et les émissions de gaz à effet de serre qui en découlent ont récemment retenu l’attention. Beaucoup d’idées fausses semblent circuler à ce sujet, à mon point de vue du moins, et j’espère que mes données scientifiques permettront d’éclairer le débat.

Je vous ai préparé un très court diaporama. Sur la deuxième diapositive, j’ai voulu vous montrer que les bovins et les autres ruminants, comme les moutons et les chèvres, transforment des fourrages ou de l’herbe de mauvaise qualité et non comestibles pour l’être humain en viande et en lait qui sont des sources de protéines de haute qualité pour la consommation humaine.

Les gens croient souvent à tort que les bovins ingèrent de grandes quantités de grains qui pourraient servir à la consommation humaine. C’est vrai, mais bien que les bovins de boucherie des parcs d’engraissement consomment des grains avant d’être envoyés sur le marché, il faut savoir qu’au Canada, durant tout le cycle de vie, les bovins de boucherie consomment environ 80 p. 100 de fourrage et 20 p. 100 de grains en moyenne. Ils consomment donc principalement du fourrage.

Sur la troisième diapositive, j’ai voulu vous montrer la relation circulaire entre les ruminants et les prairies. Environ un quart des terres agricoles du Canada sont constituées de fourrages ensemencés et de prairies indigènes qui fournissent du fourrage aux ruminants et procurent un avantage économique aux producteurs pour préserver ces terres. Les fourrages ensemencés sont utilisés dans les rotations de culture afin de promouvoir la santé du sol, tandis que les prairies sont généralement des terres peu productives pour les cultures maraîchères et qui ne pourraient servir à l’alimentation humaine. Toutefois, ces terres stockent de grandes quantités de carbone et fournissent des services écosystémiques.

Ces avantages peuvent être éclipsés par le fait que les bovins contribuent directement aux émissions de gaz à effet de serre. Par conséquent, pour réduire l’impact de l’élevage sur l’environnement et pour gagner la confiance du public, l’industrie bovine, le secteur privé et les gouvernements doivent trouver des moyens de réduire les émissions de méthane.

Le méthane est le principal gaz à effet de serre issu de la production de lait et de viande. Les ruminants ont un système digestif complexe qui leur permet de consommer des fibres, mais ils produisent également du méthane durant le processus normal de digestion des aliments. Le méthane entérique est produit par la population microbienne du rumen, ou estomac, pour éliminer l’hydrogène excédentaire qui peut avoir des effets négatifs sur le processus de digestion. Il faut savoir que les animaux produisent du méthane en respirant et non en éliminant des gaz, comme on le croit souvent à tort.

En plus d’être un gaz à effet de serre ayant un potentiel de réchauffement 28 fois supérieur au dioxyde de carbone, le méthane représente une perte d’énergie pour l’animal. De 2 à 12 p. 100 de l’énergie consommée par les ruminants s’échappent sous forme de méthane. Par conséquent, réduire les pertes de méthane des ruminants serait non seulement avantageux pour l’environnement mais permettrait aussi d’améliorer l’efficience de la production animale, et c’est là un élément très important. Ce genre de solution gagnante peut inciter économiquement l’industrie à adopter des pratiques qui réduisent les émissions de méthane.

Sur la quatrième diapositive, je présente les résultats d’une étude qui montrent que l’industrie canadienne du bœuf a l’une des empreintes carbone, ou émissions de gaz à effet de serre, les plus faibles au monde. Une équipe de chercheurs d’Agriculture et Agroalimentaire Canada, dont je fais partie, et de l’Université du Manitoba a évalué l’historique de la production du bœuf au Canada et découvert que la production d’un kilogramme de bœuf aujourd’hui génère 14 p. 100 moins d’émissions de gaz à effet de serre, y compris 14 p. 100 moins de méthane, qu’il y a 30 ans.

On doit la réduction des gaz à effet de serre des trois dernières décennies à une efficience accrue de la production — meilleure nutrition, meilleur génétique, meilleure gestion, et cetera. Ces améliorations de l’efficience de la production ont favorisé la compétitivité de l’industrie à l’échelle internationale et ont aussi permis de diminuer les émissions issues de la production de viande.

Sur la cinquième diapositive, on voit des données qui proviennent du rapport d’inventaire national canadien des gaz à effet de serre, préparé par Environnement et Changement climatique Canada. Elles indiquent que le méthane entérique dans l’ensemble du secteur de l’élevage au Canada génère environ 3,5 p. 100 des émissions totales du pays. En comparaison, les émissions produites par le transport routier au Canada sont environ six fois plus importantes que les émissions de méthane entérique produites par le bétail.

Sur la sixième diapositive, je mentionne quelques aspects de nos recherches pour trouver des moyens d’atténuer le méthane entérique. Nous avons découvert, par exemple, qu’il existe des différences entre les animaux et la quantité de méthane produite. Les animaux qui sont plus efficients, c’est-à-dire qui exigent moins d’aliments pour gagner la même quantité de poids que les autres animaux, produisent environ 10 p. 100 moins de méthane que les animaux les moins efficients. De plus, on peut grandement réduire les émissions de méthane par l’alimentation. En nourrissant les animaux aux grains comme dans les parcs d’engraissement, le processus de digestion se modifie et produit moins de méthane. Dans le cas des bovins nourris à l’herbe, on remarque des différences dans la production de méthane selon les types de plantes fourragères, la qualité de l’herbe et les stratégies de pâturage. Les pâturages bien gérés et leur mode d’utilisation peuvent faire baisser la quantité de méthane produite par les bovins et méritent de faire l’objet de plus de recherches.

Dans le cas des parcs d’engraissement et du secteur des produits laitiers, nous avons étudié d’autres aliments et de nouveaux additifs alimentaires pour vérifier si on pouvait réduire les émissions, et nous avons trouvé plusieurs approches d’atténuation possibles. La plus prometteuse est peut-être celle d’un inhibiteur du méthane appelé 3-nitrooxypropanol mis au point par le secteur privé. Nous avons mené plusieurs études en collaboration avec l’industrie pour évaluer ce composé, car nous avons réalisé assez vite que les producteurs de bovins canadiens pourraient bénéficier d’un tel produit s’il s’avère efficace et sécuritaire.

Comme on le voit sur la septième diapositive, nous avons observé que lorsqu’on nourrissait les bovins laitiers ou de boucherie avec cet inhibiteur, les émissions de méthane diminuaient de 30 à 50 p. 100, selon la dose et l’alimentation, et que cette réduction se maintenait durant des mois sans effets négatifs sur la santé, le bien-être et le rendement de l’animal. Les études indiquent que le composé présente peu de risques pour la consommation humaine de viande et de lait. Il est complètement dégradé dans le tube digestif de l’animal en métabolites inoffensifs qui ne posent aucun risque pour la consommation humaine. Dans le cas des bovins des parcs d’engraissement, nous avons également observé une amélioration de 3 à 8 p. 100 de l’indice de conversion lorsque les bovins consomment l’inhibiteur.

Les résultats de ces recherches ont permis à notre consortium de recherche de recevoir un financement de l’organisme Emissions Reduction Alberta, qui gère un fonds important auquel contribuent les grands émetteurs de gaz à effet de serre quand ceux-ci sont incapables d’atteindre leurs cibles de réduction des émissions. Nous commençons tout juste une étude à grande échelle d’un parc d’engraissement commercial en Alberta comptant 15 000 bovins nourris de différentes façons, avec et sans inhibiteur de méthane. Les résultats serviront à évaluer l’efficacité du produit à des fins commerciales. Si cet inhibiteur est approuvé au Canada, il donnerait à nos industries du bœuf et des produits laitiers un autre moyen de réduire la production de méthane tout en améliorant potentiellement l’efficience de la production.

Ce n’est qu’un exemple d’approche scientifique parmi d’autres où la recherche menée par le gouvernement canadien joue un rôle central dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre issues de l’agriculture canadienne en général, et de l’industrie de l’élevage en particulier.

Sur la huitième et dernière diapositive, je voulais simplement insister sur l’importance de continuer d’investir dans la recherche pour découvrir, mettre au point et diffuser des solutions axées sur la science. Nous devons notamment axer nos efforts sur la découverte de solutions qui réduiront la quantité de méthane produite par les bovins au pâturage, car cela représente davantage un défi.

Il est aussi important de mentionner que la recherche que nous menons au Canada recèle un potentiel énorme d’adoption dans d’autres pays. Bien que l’industrie canadienne des bovins ne contribue que très peu aux émissions mondiales de gaz à effet de serre — j’ai calculé que c’était moins de 0,1 p. 100 —, les résultats des recherches que nous menons au Canada sont souvent adoptés dans d’autres pays où, dans bien des cas, les systèmes de production sont beaucoup moins efficaces. En fait, le transfert des connaissances pourrait avoir des effets importants sur la réduction des émissions globales de gaz à effet de serre dans le secteur de l’élevage à l’échelle mondiale.

En terminant, j’aimerais vous remercier de votre temps. J’ai été ravie de m’adresser à vous aujourd’hui. Je serais heureuse de répondre aux questions que vous pourriez avoir.

La présidente : Merci, madame Beauchemin. C’est un exposé très intéressant.

Nous passons maintenant à notre prochain témoin, M. Bittman.

Shabtai Bittman, chercheur, Santé environnementale, Centre de recherche et de développement d’Agassiz, Direction générale des sciences et de la technologie, Agriculture et Agroalimentaire Canada : Bonsoir, madame la présidente, ainsi que mesdames et messieurs les sénateurs. Je m’appelle Shabtai Bittman, et je suis chercheur à la Division de l’environnement du Centre de recherche et de développement d’Agassiz d’Agriculture et Agroalimentaire Canada. Je me spécialise dans la recherche sur les répercussions de l’agriculture sur l’environnement.

Je suis heureux de pouvoir discuter avec vous aujourd’hui des travaux de recherche de mon équipe dans les domaines de la gestion de la fertilité des sols, du fumier et des déchets.

Je comprends que votre mission porte sur trois aspects du changement climatique liés à l’agriculture, soit l’adaptation, l’atténuation et l’adoption de technologies propres. Mon exposé sera donc principalement axé sur les activités de recherche de mon équipe, car elles portent sur ces trois aspects. Je vous fournirai également un contexte plus large, et je vous parlerai des divers liens entre les aspects que j’ai mentionnés.

Si vous regardez la page suivante, où on peut lire en haut « Modèle du tuyau qui fuit », je vous présente en premier lieu une diapositive simple qui vous montre les flux de nutriments en agriculture. Imaginons que le tuyau représente un champ, une exploitation agricole ou même le Canada. La flèche pointant vers l’intérieur du tuyau représente les nutriments, dont le plus important est l’azote. L’azote est nécessaire à la production de toutes les protéines, mais aussi un grand émetteur de gaz à effet de serre. Sur une ferme d’élevage, les apports en azote proviennent principalement des engrais et des aliments du bétail et les pertes d’azote sont attribuables en majeure partie aux produits végétaux et animaux.

Les apports d’azote, lorsqu’ils excèdent les pertes d’azote, s’écoulent donc par les trous du tuyau. L’azote se transforme facilement en nitrate dans les eaux souterraines et en oxyde d’azote, un puissant gaz à effet de serre qui est libéré dans l’atmosphère.

Il existe des pratiques et des technologies de gestion bénéfiques qui peuvent colmater ces fuites, mais le fait de colmater une fuite à un endroit peut créer des fuites à d’autres endroits. C’est ce qu’on appelle le déplacement de la pollution.

À la page suivante, la diapositive s’intitule « Système de culture en relais ». En matière d’atténuation des effets des changements climatiques, nous tentons d’améliorer la séquestration du gaz carbonique atmosphérique ou de l’emprisonner délibérément dans le sol comme matière organique. Les grandes cultures, plus particulièrement, laissent davantage de résidus au sol, ce qui contribue à la création des matières organiques du sol.

Un apport plus élevé en nutriments peut augmenter le rendement, mais la loi du rendement décroissant signifie une réduction de l’efficacité globale et la création d’un nombre accru de fuites.

Il y a toutefois d’autres moyens d’accroître la productivité des cultures. Je vais vous présenter trois exemples liés aux technologies des changements climatiques.

Mon premier exemple concerne l’atténuation et consiste à cultiver des plantes couvre-sol d’hiver plutôt que de laisser les champs nus après la récolte. L’idée n’est pas nouvelle, mais elle est difficile à mettre en pratique dans certaines régions du Canada en raison du froid automnal et hivernal. Notre équipe a contribué à la mise au point d’un système amélioré de culture couvre-sol grâce à l’ensemencement sous le couvert des cultures d’été au stade juvénile — dans le présent cas, le maïs, comme vous pouvez le voir sur la photo —, ce qui fait en sorte que le champ est rapidement « laissé » à la culture couvre-sol après la récolte de la culture d’été. On pourrait comparer cette pratique à une course à relais.

Sur la diapositive suivante, on voit une production commerciale de culture relais à gauche. Notre système a été largement adopté dans une grande région productrice de produits laitiers de l’État de Washington. Cette technique adaptée offre des avantages en matière d’atténuation, peu importe si les cultures couvre- sol sont utilisées pour l’alimentation des vaches ou sont enfouies dans le sol. L’adoption de cette pratique tarde au Canada, mais elle devrait augmenter à mesure que les hivers se réchauffent.

La prochaine diapositive s’intitule « Déconstruction du fumier ». Mon deuxième exemple lié à l’atténuation concerne le fumier, une importante ressource en carbone et en nutriments qui est une source de pollution problématique. Qu’est-ce que le fumier exactement ? Le fumier est principalement composé d’excréments et d’urine, d’un peu de paille, de petits morceaux d’aliments et d’eau de pluie. Fait important, l’urine contient de l’azote à « action rapide », c’est-à-dire facilement assimilable, par les plantes. Les excréments sont, pour leur part, riches en carbone et en phosphore.

Notre stratégie de recherche consistait à « déconstruire » le lisier de bovins en séparant les fractions liquides composées d’urine des fractions solides composées d’excréments. Cette séparation se fait facilement dans les réservoirs de stockage lorsque les éléments solides se déposent au fond et créent de la boue. Nous avons pu démontrer que la fraction liquide de la couche supérieure est une importante source d’azote qui, si elle est utilisée correctement, permet d’augmenter le rendement des cultures tout en réduisant les émissions.

Si vous allez à la page suivante, on voit l’épandage du fumier en action. L’infiltration rapide dans le sol réduit le contact avec l’atmosphère, ce qui veut dire moins d’odeur.

Sur la diapositive suivante, on voit « Injection avec précision de la boue ». Nous avons ensuite élaboré une nouvelle stratégie sur l’utilisation de la fraction boueuse, qui est une fraction problématique. L’injection avec précision de cette fraction boueuse près des semences de maïs permet de combler tous les besoins en phosphore de la culture. De cette façon, les producteurs agricoles ont une source de phosphore presque gratuite pour remplacer le phosphore issu de l’extraction minière, une ressource épuisable qui est expédiée sur de longues distances et qui provient souvent d’autres pays.

Les avantages connexes sont la réduction des émissions et la séquestration améliorée du carbone issu de la boue. Notre technologie d’injection de précision est utilisée dans le Nord de l’Allemagne, et nous validons actuellement le système au Canada.

À la page suivante, on voit une représentation de la vallée du bas Fraser. Mon dernier exemple est lié à la technologie propre. La région du bas Fraser est une région de forte production agricole qui est située à proximité d’un grand centre urbain.

À la page suivante, vous pouvez voir un graphique illustrant le cycle des nutriments à double sens. Nous étudions la possibilité de mettre au point une stratégie régionale visant à créer une solution de technologie propre fondée sur une telle circulation à double sens. Avec la collaboration du ministère de l’Agriculture de la Colombie-Britannique, de l’agglomération de Vancouver et de Fortis Gas, nous examinons différentes façons de regrouper les déchets urbains, les déchets agricoles et les cultures destinées à la production de biocarburants en vue de produire des biogaz.

La diapositive suivante présente le modèle conceptuel du système. Les cultures fixeraient le nouveau carbone sur les terres agricoles sous-utilisées, y compris les terres peu productives, en utilisant les restes de nutriments comme engrais. Ce carbone permettrait d’accroître la matière organique du sol et de produire de l’énergie renouvelable. Ce serait donc une solution à double sens utilisant le carbone pour produire des nutriments.

À la dernière diapositive, nous vous proposons la photo d’une cannebergière à proximité de Vancouver.

J’espère que ma présentation vous a permis de comprendre un peu mieux certains des travaux de recherche effectués au ministère en vue d’adapter les pratiques agricoles dans le but de produire davantage d’aliments pour un monde qui en consomme de plus en plus, et d’orienter les méthodes de production vers la protection des écosystèmes et l’atténuation des changements climatiques. Avec ses vastes terres agricoles, le Canada peut contribuer dans une large mesure à l’atteinte de ces deux objectifs.

Je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de vous parler aujourd’hui. C’est avec plaisir que je répondrai maintenant à toutes vos questions.

La présidente : Merci.

Nous passons maintenant aux questions des sénateurs pour nos deux témoins.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Monsieur Bittman, vous avez parlé des déplacements de la pollution. Pouvez-vous nous donner des exemples concrets pour nous aider à comprendre ces déplacements de pollution? Avons-nous la capacité de les prévoir?

[Traduction]

M. Bittman : Merci pour la question. J’ai inclus cette diapositive du tuyau qui fuit afin d’illustrer de façon très simple les interconnexions entre les différents processus qui ont cours. Je me suis concentré dans ce modèle sur la circulation de l’azote, mais il y a bien d’autres composantes à considérer, comme vous pouvez vous l’imaginer.

Il n’est pas rare que les efforts déployés pour s’attaquer à une source polluante font en sorte que la pollution s’aggrave par ailleurs. Les mesures prises pour réduire les émissions d’ammoniac dans l’atmosphère lors de l’épandage de fumier en seraient un exemple classique.

L’ammoniac est considéré comme un gaz toxique au Canada parce qu’il contribue à la formation de particules fines. On est donc tout à fait justifié de vouloir réduire les émissions à ce niveau.

Si vous cherchez à atténuer les émissions d’ammoniac dans une situation d’excédent de nutriments qui entrent dans le système, l’azote en trop doit se retrouver quelque part, et il y a fort à parier que ce sera dans les eaux de ruissellement. Les méthodes utilisées pour réduire les émissions d’ammoniac pourraient donc causer une augmentation des fuites d’azote dans la nappe phréatique si le système n’est pas géré de façon globale. Cela pourrait en outre également entraîner une hausse des émissions d’oxyde nitreux lequel, comme je l’ai déjà indiqué, est un gaz à effet de serre.

Voilà donc quelques exemples qui montrent bien à quel point il est important de comprendre le fonctionnement du système dans son ensemble.

Soit dit en passant, c’est justement dans cette perspective que s’orientent les recherches gouvernementales qui s’intéressent bien davantage au fonctionnement du système que celles d’autres instances comme l’industrie ou même certaines universités qui visent des objectifs à plus court terme. Le gouvernement s’est pour sa part engagé à long terme à mener des études complexes de ce genre sur le fonctionnement général des systèmes.

[Français]

Le sénateur Dagenais : J’ai une question qui s’adresse à Mme Beauchemin. Quand vient le temps de transposer les résultats de vos recherches en des actions concrètes de la part des producteurs de bovins, où est la résistance aux changements? Est-ce sur le terrain ou encore dans le soutien gouvernemental qu’il y a de la résistance à ces changements?

[Traduction]

Mme Beauchemin : Merci beaucoup pour cette question très intéressante.

Lorsqu’il s’agit d’apporter des changements au niveau de l’exploitation agricole pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, j’imagine que ce sont surtout les coûts à engager qui sont déterminants. En effet, les éleveurs de bétail ne sont financièrement compensés d’aucune manière lorsqu’ils parviennent à réduire leurs émissions. Étant donné que la mise en place d’une pratique semblable peut alourdir leur fardeau financier et leur charge de travail, il faut qu’ils puissent anticiper d’éventuels gains découlant d’une productivité accrue. C’est en grande partie dans ce contexte que nos efforts de recherche visent à trouver des façons de limiter les émissions de gaz à effet de serre venant du méthane tout en améliorant le rendement de la production animale. Les revenus supplémentaires tirés de cette amélioration du rendement permettront à l’éleveur d’éponger les coûts additionnels engagés.

Je crois que les éleveurs n’hésitent pas à apporter des changements lorsqu’ils peuvent en tirer des avantages financiers. Ils n’ont vraiment pas les moyens de faire des changements pour le plaisir de la chose.

Je crois que c’est le principal obstacle au changement.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Les producteurs sont-ils au courant de l’information que vous nous avez transmise ce soir?

[Traduction]

Mme Beauchemin : Est-ce que la question s’adressait à moi?

[Français]

Le sénateur Dagenais : Oui, la question s’adressait à vous.

[Traduction]

Mme Beauchemin : C’est une autre excellente question. Nous travaillons en étroite collaboration avec les éleveurs de bétail, dans les industries laitière et bovine, et je peux vous dire qu’ils sont bien au fait de la situation et très actifs dans ces dossiers. Nos travaux les intéressent beaucoup. Le message passe très bien avec eux, car nous collaborons de très près avec l’industrie.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Je vous remercie beaucoup, madame Beauchemin.

[Traduction]

Le sénateur Doyle : Vous avez indiqué qu’il y avait des aliments et des additifs alimentaires qui pouvaient réduire le volume des émissions de méthane entérique dans les fermes laitières et bovines. Est-ce que le recours à ces additifs est très répandu au Canada actuellement? Depuis combien de temps utilise-t-on ces additifs dans notre industrie bovine? Comme j’imagine que tout cela doit passer par Agriculture Canada, pourriez-vous me dire quels sont ces additifs et comment on les utilise?

Mme Beauchemin : Nous savons que certains fourrages et aliments pour animaux produisent plus d’émissions que d’autres.

Il n’existe actuellement sur le marché canadien aucun additif homologué permettant de réduire les émissions de méthane. Les additifs alimentaires sont utilisés à d’autres fins comme l’amélioration de la fonction et de la santé du rumen. Il n’y a toutefois pas actuellement au Canada d’additifs alimentaires homologués pouvant réduire les émissions de méthane provenant de la production bovine.

Je vous parlais tout à l’heure du 3-nitrooxypropanol, un nouvel additif mis à l’essai dans l’espoir d’obtenir l’homologation par l’entreprise au Canada. Le cas échéant, ce serait le premier du genre au pays.

Le sénateur Doyle : On nous dit que le Canada collabore avec d’autres pays aux fins de recherches sur les pratiques agricoles et les émissions de gaz à effet de serre. Comment le Canada se compare-t-il aux autres pays du monde? Sommes-nous des chefs de file? Nous situons-nous dans la moyenne? Tirons-nous de l’arrière et essayons-nous de rattraper notre retard pour ce qui est de la réduction des émissions? Comment nous comparons-nous au reste de la planète, et surtout aux États-Unis, nos plus proches voisins? D’après vous, est-ce que nous faisons aussi bien ou mieux qu’eux?

Mme Beauchemin : Ce n’est pas moi qui suis la mieux placée pour vous dire où se situe le Canada pour ce qui est de la réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Je veux toutefois souligner que les scientifiques d’Agriculture Canada participent aux efforts planétaires en la matière dans le cadre de l’Alliance mondiale de recherche, une coalition qui regroupe de nombreux pays. Nous pouvons ainsi échanger de l’information avec nos homologues étrangers relativement aux différents travaux de recherche qui sont menés de part et d’autre. Nous sommes membres de ce réseau qui facilite grandement les transferts d’information et de connaissances pour la réduction des émissions à l’échelle du monde.

Je ne crois toutefois pas avoir l’expertise nécessaire pour vous répondre quant à la situation du Canada par rapport aux autres pays.

M. Bittman : Si vous me permettez d’ajouter quelque chose, je vous dirais que la séquestration du carbone fait partie des outils importants pour la réduction des émissions provenant des terres cultivées. Le Canada est assurément un chef de file international en la matière. Nous sommes actifs depuis une vingtaine d’années dans le dossier de la séquestration du carbone.

Parmi les méthodes utilisées, il y a, bien sûr, la culture minimisant le travail du sol, un autre secteur où le Canada est aux avant-postes. Certains de nos experts en carbone sont parmi les meilleurs au monde, cela ne fait aucun doute.

Nous nous intéressons aussi de très près à la réduction des émissions d’oxyde nitreux découlant de l’application d’engrais et de fumier ainsi qu’à la diminution des émissions d’ammoniac qui contribuent indirectement à la production de gaz à effet de serre.

Il est toujours possible de faire mieux, mais le Canada a su, dès le départ, multiplier ses efforts en ce sens, lesquels n’ont pas manqué d’être couronnés de succès.

Le sénateur Doyle : Vous avez parlé des engrais. Est-ce que les principales entreprises qui produisent des engrais et de l’équipement agricole font beaucoup de recherche sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre? Où nous situons-nous dans le domaine de la recherche sur les engrais?

M. Bittman : C’est une très bonne question. Il y a deux aspects à considérer. Il y a d’abord l’équipement utilisé pour l’application des engrais, mais il y a aussi la teneur de ces engrais eux-mêmes.

C’est l’utilisation d’azote comme engrais qui est la principale source de gaz à effet de serre. Nous pouvons compter au Canada sur Agrium, l’un des plus grands producteurs d’engrais azoté au monde, qui a mis les bouchées doubles pour concevoir des produits dont la vitesse de libération est contrôlée. On utilise des inhibiteurs ou des régulateurs de telle sorte que les microorganismes présents dans le sol ne reçoivent pas tout l’azote d’un seul coup. On peut ainsi réduire les émissions d’ammoniac et d’oxyde nitreux tout en augmentant l’efficacité des engrais. C’est donc le premier aspect.

Il y a aussi la question de l’équipement. Le Canada est un précurseur incontesté dans le développement de la fertilisation en bandes latérales. Il s’agit d’épandre l’engrais à proximité de la semence. J’ai donné l’exemple du fumier dans mon exposé, mais la technologie a été conçue à l’origine pour l’épandage des engrais. En injectant l’engrais dans un rayon de 5 centimètres de la semence, on accroît son efficacité pour ce qui est du phosphore et de l’azote. On peut ainsi utiliser moins d’engrais pour produire de meilleures récoltes, ce qui réduit d’autant le total des émissions.

Le sénateur Doyle : Très bien. Merci.

Le sénateur Mercer : Chers collègues, je suis encore une fois ébahi par la qualité des chercheurs à l’emploi d’Agriculture Canada. Nous devrions tous être très fiers de pouvoir compter sur des scientifiques de cette envergure. Je voulais prendre le temps de le souligner, car les chercheurs d’Agriculture Canada ne cessent de m’impressionner.

Monsieur Bittman, à la page 4 de votre présentation, vous comparez une culture relais en novembre et un couvre-sol traditionnel en novembre également. Est-il possible d’effectuer une culture relais dans un contexte où l’on cherche à limiter le travail du sol?

M. Bittman : Il n’y a aucun problème avec une culture sans travail du sol pour ce qui est de la plantation comme telle, mais il faut trouver une méthode appropriée pour mettre un terme à la culture précédente. C’est chose possible. On a toujours utilisé le travail du sol pour ce faire, mais il y a désormais des solutions de rechange avec pulvérisation.

Les agriculteurs biologiques ont développé à cette fin des méthodes sans produit chimique qui sont fondées sur l’écrasement. Nous n’avons jamais testé ces méthodes pour la culture relais. Toujours dans le souci de minimiser le travail du sol, nous savons que l’épandage avec labour léger permet de préparer un lit de germination adéquat pour planter du maïs. L’équipement offert par des entreprises comme John Deere pour le maïs est très efficace pour travailler le sol malgré la présence de quantités importantes de résidus de culture. Il faut tout de même faire disparaître les cultures en place de telle sorte qu’elles ne repoussent pas trop rapidement pour faire concurrence au maïs. C’est une très bonne question.

Le sénateur Mercer : Merci.

Madame Beauchemin, j’ai été impressionné par les chiffres que vous avez cités dans votre exposé. Vous venez d’entreprendre une étude à grande échelle sur un parc d’engraissement commercial comptant 15 000 bovins nourris de différentes façons, avec et sans inhibiteur de méthane. À partir de quand pourrons-nous consulter les résultats de cette étude?

Mme Beauchemin : Nous venons d’amorcer cette étude en décembre 2017. Elle se poursuivra pendant toute l’année, si bien que nous espérons avoir des résultats vers la fin de 2018.

Nous nous intéressons à la performance zootechnique, c’est-à-dire à la croissance du bétail, à l’apport alimentaire et à l’efficacité. Nous mesurons également les émissions de méthane pour l’ensemble de l’exploitation. Nous pouvons ainsi déterminer si l’utilisation d’un inhibiteur réduit ces émissions et quelles sont les répercussions sur le rendement de la production animale, notamment au chapitre de la qualité des carcasses.

Le sénateur Mercer : Vous avez aussi indiqué dans votre exposé que les résultats des recherches menées au Canada pourraient fort bien être adaptés pour pouvoir servir à d’autres pays. Avez-vous des exemples concrets de situations où il a été possible d’exporter quelques-uns de vos excellents travaux de manière à faciliter les activités de production ailleurs dans le monde?

Mme Beauchemin : Comme je l’indiquais tout à l’heure, le Canada est membre de l’Alliance mondiale de recherche qui permet l’échange d’information entre scientifiques.

Au Centre de recherche et de développement de Lethbridge, par exemple, nous cherchons des moyens de réduire la production de méthane depuis le tournant des années 2000. C’était longtemps avant que bien d’autres groupes de recherche mondiaux s’intéressent à la question. Nous avons donc consacré toutes ces années à la conception de méthodes pour mesurer les émissions de méthane. Lorsque d’autres pays ont commencé à nous emboîter le pas, nous avons dû passer beaucoup de temps à aider leurs scientifiques à développer leurs propres méthodes pour mesurer les émissions de gaz à effet de serre ainsi que certaines technologies, touchant par exemple les stratégies d’alimentation, dont nous avons constaté l’utilité pour réduire les émissions de méthane.

Il y a eu effectivement différentes situations où nous avons eu des discussions avec nos homologues étrangers pour contribuer à ce qui se fait ailleurs dans le monde. C’est tout particulièrement important dans le cas des pays en développement qui n’ont pas accès à toutes les ressources à notre disposition. Nous avons vraiment aidé ces pays-là à se donner des méthodes efficaces pour effectuer chez eux tous les tests nécessaires.

Le sénateur Mercer : Merci.

La sénatrice Petitclerc : Merci beaucoup pour vos exposés et vos réponses à nos questions.

J’essaie de comprendre un peu mieux la façon dont la recherche est menée, structurée et rendue accessible au Canada. Je veux savoir en fait dans quelle mesure vous, les scientifiques, pouvez être satisfaits de la situation. Je vois ce que vous êtes capables de réaliser et la façon dont vos travaux sont ciblés et axés sur des solutions applicables et bien évidemment fort utiles. J’essaie juste de comprendre un peu mieux comment les choses se passent au Canada pour ce genre de recherches. À titre d’exemple, partez-vous d’une idée de ce que vous souhaiteriez réaliser, comme une cible dans la lutte contre les changements climatiques? Estimez-vous recevoir assez de soutien à titre de scientifiques? En faisons-nous suffisamment?

C’est une question qui est d’ordre assez général, mais j’aimerais bien me faire une meilleure idée de la structure ou de l’architecture en place.

M. Bittman : Merci pour cette question qui est, effectivement, de portée très générale.

Je travaille dans ce domaine depuis un bon moment déjà. Je sais de quelle façon la recherche est financée et j’ai pu constater à quel point son orientation a pu évoluer au fil des ans.

De par la nature même du travail scientifique, quel qu’il soit, il y a toujours une certaine tension qui existe, car vous êtes sans cesse en concurrence pour obtenir des fonds, autant avec les chercheurs de votre domaine qu’avec ceux des autres secteurs, parce qu’il y a toutes sortes de projets qui voient le jour.

Le financement de la recherche passe souvent par les demandes de subvention, ce qui exige beaucoup de temps et d’efforts. Le processus a toutefois l’avantage de permettre aux gestionnaires d’établir un ordre de priorité quant aux travaux à mener.

Dans le cas particulier de la recherche gouvernementale, le stress vient notamment du fait que nous avons un mandat national à remplir. Nous devons aider les agriculteurs canadiens tout en protégeant l’environnement de notre pays, mais il reste que la compétence d’un chercheur n’est reconnue que si ses travaux sont assez rigoureux pour résister à l’examen de la communauté scientifique internationale. Il faut pouvoir les publier dans les grandes revues scientifiques où ils sont encore évalués anonymement. Toutes ces conditions à remplir ne manquent pas d’ajouter à la tension. C’est notre réalité.

Je suis dans le secteur depuis des dizaines d’années, et je peux vous assurer que le système fonctionne. Il y a bien certains problèmes et des améliorations pourraient sans doute être apportées, tout au moins en théorie, mais il faut aussi avouer que la conjoncture est en pleine évolution.

Karen et moi en sommes venus à travailler sur les systèmes de production, mais il y a d’autres chercheurs au sein de notre organisation comme dans les universités qui travaillent dans des secteurs de haute technologie, comme la génomique. Il y a aussi un équilibre à trouver entre les recherches susceptibles d’attirer l’attention et le travail scientifique plus traditionnel. Ces deux volets sont tout à fait valables et n’offrent pas à eux seuls toutes les solutions, ce qui fait qu’il y a cette saine recherche d’équilibre en vue d’optimiser les efforts déployés de part et d’autre. Personne ne connaît la façon idéale de faire les choses.

C’était donc ma réponse générale à votre question de portée générale.

La sénatrice Petitclerc : Je vous remercie pour cette réponse.

La présidente : Avez-vous d’autres questions, sénatrice?

La sénatrice Petitclerc : Je ne sais pas si Mme Beauchemin avait quelque chose à ajouter ou si l’on a déjà pas mal fait le tour de la question.

Mme Beauchemin : J’ajouterais seulement aux commentaires de mon collègue que nous devons aussi composer avec la nécessité de travailler en équipe. Vous pouvez avoir une idée merveilleuse, mais elle ne pourra pas se concrétiser si vous n’avez pas une équipe pour vous appuyer. Il faut donc savoir travailler avec des collègues, en plus de gérer des groupes et des projets à long terme.

Il y a bien des considérations à prendre en compte, ce qui nous oblige à consacrer beaucoup de temps à des questions non scientifiques comme la gestion des équipes et la rédaction des propositions, sans compter que nous devons nous assurer de rester dans les limites du mandat principal d’Agriculture Canada. Si nous avons une bonne idée qui ne s’inscrit pas dans les grandes priorités gouvernementales, nous n’obtiendrons tout simplement pas de financement. Il est donc très difficile de composer avec cette réalité qui est la nôtre.

La sénatrice Petitclerc : Merci.

La présidente : Je tiens à remercier nos deux témoins, M. Bittman et Mme Beauchemin. Il est très intéressant pour nous d’avoir eu le privilège de discuter avec vous de ces questions. Je suis persuadée que les informations que vous nous avez transmises sauront nous éclairer lorsque viendra le temps de formuler nos recommandations.

(La séance est levée.)

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