Journaux du Sénat
57 Elizabeth II, A.D. 2008, Canada
Journaux du Sénat
2e session, 39e législature
Numéro 36 - Annexe
Le mercredi 27 février 2008
13 h 30
L'honorable Noël A. Kinsella, Président
Le mercredi 27 février 2008
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles a l'honneur de présenter son
HUITIÈME RAPPORT
Votre comité, auquel a été renvoyé le projet de loi C-2, Loi modifiant le Code criminel et d'autres lois en conséquence, a, conformément à l'ordre de renvoi du mercredi 12 décembre 2007, étudié ledit projet de loi et en fait maintenant rapport sans amendement.
Votre comité a aussi fait certaines observations qui sont annexées au présent rapport.
Respectueusement soumis,
La présidente,
JOAN FRASER
OBSERVATIONS
annexées au huitième rapport du Comité sénatorial permanent des
affaires juridiques et constitutionnelles
Il est tout à fait louable de vouloir fournir à la police et aux procureurs de la Couronne les outils dont ils ont besoin pour protéger dans la mesure du possible la population contre les crimes violents. Le Comité éprouve néanmoins des réserves au sujet de plusieurs dispositions du projet de loi C-2.
Des témoins ont affirmé que certaines des dispositions du projet de loi pourraient donner lieu à des contestations aux termes de la Charte canadienne des droits et libertés. D'autres se demandent si le projet de loi est vraiment nécessaire pour combler des lacunes ou corriger des défauts de la législation courante.
À cet égard, on pense par exemple à l'inversion du fardeau de la preuve pour les demandes de cautionnement; la loi actuelle permet clairement la détention préventive quand il est démontré qu'elle est nécessaire pour garantir que la personne se présentera au tribunal, pour protéger la population ou pour préserver la confiance dans l'administration de la justice, compte tenu de toutes les circonstances de l'affaire.
On nous a dit que, en réalité, ce sont les personnes accusées de crimes graves mettant en cause des armes à feu qui sont le plus souvent détenues d'emblée ou après examen, de telle sorte qu'on voit mal dans quels cas les nouvelles dispositions s'appliqueraient. Si la Cour suprême a confirmé la validité de l'inversion du fardeau de la preuve pour les infractions mettant en cause des stupéfiants dans la cause R. c. Pearson, elle a cependant noté que les infractions qui relèvent de cette étroite catégorie partagent certaines caractéristiques, dont leur nature systématique, organisée et commercialement lucrative. Les nouvelles infractions créées dans le projet de loi C-2 ne présentent pas nécessairement elles aussi ces caractéristiques.
Certaines personnes ne croient pas avisé de porter l'âge du consentement de 14 à 16 ans. Beaucoup de jeunes sont sexuellement actifs et le demeureront. Or, il est dans leur intérêt qu'ils aient accès à des services convenables en matière de santé en général, et de santé sexuelle en particulier. On craint donc que, à cause de certaines mesures législatives sur la déclaration obligatoire des abus, les médecins, les infirmières, les conseillers en santé sexuelle et les travailleurs sociaux ne soient tenus de signaler ces « activités illégales » dont les jeunes leur font part sous le sceau de la confidence, et que, sachant cela, les jeunes hésitent à se prévaloir des services dont ils auraient pourtant besoin.
Certains témoins s'inquiètent de l'inversion du fardeau de la preuve relativement à la désignation de délinquant dangereux. La Couronne n'aurait plus à prouver que le délinquant remplit les conditions d'une déclaration portant qu'il est un délinquant dangereux pour la troisième infraction primaire. Il lui suffirait d'établir que le délinquant a déjà été condamné à des peines de deux ans ou plus pour deux infractions primaires et que la troisième infraction est une infraction primaire passible d'une peine de deux ans ou plus. Ainsi, un délinquant pourrait être déclaré délinquant dangereux même si rien ne prouve qu'il présente vraiment un danger ou qu'il risque de récidiver, ce qui pourrait entraîner une contestation aux termes de la Charte. Un délinquant pourrait donc être visé par une telle déclaration après avoir enregistré un plaidoyer de culpabilité sans réaliser qu'il risquait ce faisant d'être désigné délinquant dangereux. On a fait valoir au Comité que les délinquants autochtones, en particulier, pourraient ne pas saisir pleinement toutes les conséquences d'un tel plaidoyer. Cela pourrait aussi avoir des répercussions particulières sur les accusés qui ne disposent pas des services d'un avocat qui puisse leur expliquer les conséquences d'un plaidoyer de culpabilité.
Certains témoins ont proposé de rendre obligatoire l'enregistrement vidéo des épreuves de coordination des mouvements qu'autorise le nouveau paragraphe 254(2.1) du Code criminel. Cet enregistrement constituerait la meilleure preuve des résultats des tests en question et réduirait le nombre de contestations judiciaires.
Par ailleurs, on s'inquiète du fait que même si un accusé parvient à établir au-delà d'un doute raisonnable qu'il n'a pas consommé d'alcool et que l'appareil était défectueux, il sera tout de même déclaré coupable s'il ne parvient pas à établir que les résultats ont été faussés par le mauvais fonctionnement de l'appareil, un lien de cause à effet qu'il est impossible d'établir si l'on n'a pas accès à l'appareil pour le soumettre à une analyse scientifique.
Le Comité sait que le Canada entre en territoire inconnu en ce qui concerne le dépistage des facultés affaiblies par la drogue. Les témoignages présentés au Comité ont montré qu'il n'existait aucun appareil semblable à l'alcootest pouvant mesurer avec précision la quantité de drogue qui induit un affaiblissement des facultés. En outre, on trouve au Canada des centaines de drogues, licites et illicites : tous ont un effet différent sur la capacité de conduire d'une personne. Nous espérons que les mesures visant à détecter et punir les conducteurs drogués fonctionneront, comme elles l'ont fait dans le cas de l'alcool. Il reste cependant que pour la majorité des drogues, il n'existe pas de données scientifiques sur le niveau de consommation à partir duquel les facultés s'affaiblissent. Il faudra des années encore avant d'avoir de tels chiffres même pour les drogues illicites les plus courantes. En outre, il y a encore relativement peu d'experts qualifiés en reconnaissance des drogues — seulement 214 — au Canada.
Le Comité reconnaît et appuie l'aspect dissuasif du droit pénal. D'un autre côté, de nombreux témoins ont insisté sur l'importance, dans le domaine de la conduite avec facultés affaiblies, d'adopter des mesures globales à long terme à double volet — dissuasion d'une part et sensibilisation du public d'autre part. Combiner de telles mesures à des programmes exhaustifs de traitement et de cessation de la consommation de drogue et d'alcool constituerait le meilleur moyen de réduire le nombre de décès et de blessures attribuables aux accidents impliquant des conducteurs aux facultés affaiblies. Étant donné le partage des compétences dans les domaines de la santé et de l'éducation, le fédéral et les provinces devront dans ce cas coordonner leurs travaux.
En ce qui concerne l'imposition des peines, certains témoins sont convaincus qu'il faut maintenir au moins un certain niveau de discrétion judiciaire. L'exercice de la discrétion judiciaire s'avère le meilleur moyen d'appliquer les principes d'une sanction juste. Presque partout où la loi impose des peines minimales obligatoires, elle prévoit aussi des entorses à la règle si le juge considère que les circonstances le justifient. Voici quelques-unes de nos réserves quant aux peines minimales obligatoires :
l'effet des peines minimales obligatoires sur les Autochtones et d'autres groupes minoritaires, déjà surreprésentés dans les prisons;
le fait que le paragraphe 718.2e) du Code criminel exige que l'on tienne compte de la situation particulière des délinquants autochtones dans la détermination de leur peine; or, l'imposition de peines minimales obligatoires exige que l'on fasse fi de ce principe, jusqu'à un certain point;
le fait que le pouvoir discrétionnaire se rapportant au choix des accusations et à la façon dont elles sont portées, pouvoir que les tribunaux détiennent actuellement, passerait aux mains de la police et des procureurs de la Couronne, où elles ne seraient ni sujettes à l'examen public ni admissibles à un appel devant une instance supérieure;
le manque de proportionnalité des peines. Comme l'énonce l'article 718.1 du Code criminel, la peine doit être proportionnelle à la gravité de l'infraction et au degré de responsabilité du délinquant. La peine minimale obligatoire enlève aux juges l'occasion d'appliquer le principe de proportionnalité dans chaque cas;
le fait que les peines minimales obligatoires sont axées sur la dénonciation et la dissuasion au détriment d'autres principes légitimes de détermination de la peine;
le fait qu'entretenir une forte population carcérale coûte cher : il serait peut-être plus avisé de dépenser l'argent ailleurs.
Nous constatons avec appréhension l'absence d'études empiriques qui démontrent l'efficacité des peines minimales obligatoires comme mesure dissuasive ou, plus généralement, pour réduire la délinquance. En particulier, on ne nous a montré aucune donnée canadienne prouvant que l'introduction de cette mesure, vers 1995, à l'encontre de certaines infractions à main armée, ait eu un effet mesurable sur ces infractions.
Certains témoins ont signalé que le projet de loi C-2 prévoit des peines minimales obligatoires différentes selon le type d'arme qui a servi à commettre l'infraction. Si cette distinction est fort compréhensible dans le cas d'infractions comme le trafic d'armes, nous ne voyons aucune raison valable d'infliger une peine minimale obligatoire différente, dans le cas d'infractions comme la tentative de meurtre ou l'agression sexuelle, du seul fait que le contrevenant s'est servi d'une arme de poing (peine plus lourde) ou d'un fusil de chasse (peine plus légère) pour commettre son crime. Selon toute vraisemblance, une victime de crime avec violence ne sera pas moins traumatisée du fait que son agresseur se serve d'un fusil de chasse plutôt que d'une arme de poing, et elle ne comprendra certainement pas qu'il soit condamné à une peine plus légère pour cela.
Il est également primordial de comprendre que l'intention avouée du projet de loi C-2, réduire la criminalité, n'est réalisable qu'avec des politiques, des mesures et des ressources considérables à la clé. Parmi celles-ci, l'une des plus importantes, c'est la disposition sur les programmes de rééducation dans les prisons, notamment la formation professionnelle. Le Comité s'est fait dire que même aujourd'hui, ces programmes font cruellement défaut dans de nombreux établissements; alors que la population carcérale augmente depuis quelques années, le budget de ces programmes a diminué de 26 %. Les établissements à sécurité maximale offrent très peu de programmes de ce genre, sinon aucun. Tous les témoins conviennent que l'application de cette loi augmentera encore la population carcérale. Construire de nouvelles cellules, c'est essentiel, mais ce n'est pas assez. Si on n'offre pas aux détenus les programmes qui conviennent, on risque davantage de récidives après leur libération.
Le besoin de programmes spéciaux n'est nulle part plus aigu que chez les contrevenants autochtones, surreprésentés dans la population carcérale canadienne et dans celle des délinquants dits dangereux (ils comptent, dans les deux cas, pour environ 20 %.). Cette disproportion résulte de problèmes extrêmement complexes dont la solution exige à la fois un bon sens moral et du bon sens.
Le Comité constate également la pénurie relative des programmes destinés aux autres groupes minoritaires, en particulier les minorités visibles, dans le système correctionnel. Alors que la population canadienne se diversifie sans cesse, il devient de plus en plus important d'instaurer des programmes spéciaux répondant aux besoins de ces groupes minoritaires.
Dans l'Enquête nationale sur la justice de 2007, environ 70 % des répondants affirment que les trois objectifs prioritaires des peines sont : réparer les torts causés aux victimes ou à la collectivité; développer un sens de responsabilité chez les contrevenants; contribuer à la rééducation de ces derniers.
Nous savons pertinemment que beaucoup des modifications proposées dans le projet de loi C-2 impliquent des coûts non seulement pour le gouvernement fédéral, mais aussi pour les gouvernements provinciaux. La responsabilité du réseau pénitentiaire incombe aux deux ordres de gouvernement, mais seuls les gouvernements provinciaux devront assumer l'augmentation de la population carcérale en détention préventive. Les modifications proposées pourraient aussi entraîner des hausses de coûts pour les services de police et les tribunaux de même que dans les services d'aide juridique, dont la charge de travail pourrait s'alourdir. Avant d'adopter le projet de loi C-2 et d'en appliquer les dispositions, il y aurait lieu de consulter soigneusement les gouvernements provinciaux et les autres intervenants à l'égard du coût des changements proposés.
Autres préoccupations :
Le Comité est consterné par la prévalence des maladies transmissibles par le sang, comme le VIH-sida et l'hépatite C. On a pris des mesures pour éliminer les drogues injectables des prisons, mais on a moins insisté sur les mesures de réduction des méfaits, pour protéger à la fois les détenus et le personnel. Avec l'encombrement des prisons dû à l'augmentation de la population carcérale, nous pouvons craindre une augmentation de la fréquence des infections transmissibles par le sang. Reste à voir combien de temps cette épidémie pourra être contenue dans nos prisons.
Nous nous préoccupons du fait que le projet de loi C-2 ne traite pas de l'âge du consentement différent, pour les relations sexuelles anales, prévu à l'article 159 du Code criminel. Cet âge est établi à 18 ans, sauf s'il s'agit d'un mari et d'une femme. Or, la disposition en question a été déclarée inconstitutionnelle par les Cours d'appel de l'Ontario et du Québec, entre autres. Si l'âge du consentement doit être porté à 16 ans, il doit s'appliquer à toutes les pratiques sexuelles. Par conséquent, l'article 159 du Code devrait être révoqué.