Le comité spécial du Sénat sur l'euthanasie et l'aide au suicide
De la vie et de la mort - Rapport final
Juin 1995
Introduction
Depuis toujours, l'être humain s'interroge sur la mort. Bien qu'on accepte généralement le caractère inévitable de la mort, la peur de l'inconnu demeure omniprésente dans les échanges de vues sur la question. Diverses sociétés, en puisant dans leurs traditions religieuses ou culturelles, ont tâché d'apaiser ces craintes afin de rendre moins difficiles les derniers moments de la vie. Toutefois, l'avènement de la technologie médicale moderne et l'usage plus répandu de mesures artificielles de soutien de la vie font qu'aujourd'hui, beaucoup de gens ne craignent plus tant la mort elle-même que le passage de la vie à la mort.
Ces dernières années, des événements largement médiatisés ont incité de nombreux Canadiens à réfléchir aux décisions de fin de vie, en les sensibilisant à l'importance de mieux préparer cette dernière étape.
Une série de jugements des tribunaux canadiens a établi le droit des personnes à prendre certaines décisions concernant leur propre traitement médical. La jurisprudence a consolidé le droit de l'individu à refuser un traitement ou à demander son interruption, notamment la décision rendue en 1992 dans l'affaire Nancy B. Dans cette cause, la Cour supérieure du Québec a accordé à une femme saine d'esprit qui souffrait d'une maladie neurologique incurable la privant de tout mouvement, le syndrome de Guillain-Barré, la permission de faire débrancher son respirateur au moment de son choix. Cet arrêt a incité les législatures provinciales qui ne l'avaient pas fait à envisager et à adopter des mesures législatives concernant les directives préalables, les testaments de vie et la prise de décisions au nom d'autrui.
Plus récemment, l'attention s'est portée sur l'aide au suicide et l'euthanasie. En 1993, dans l'arrêt Sue Rodriguez, la Cour suprême du Canada a examiné la question de savoir si l'interdiction de l'aide au suicide prévue dans le Code criminel allait à l'encontre de la Charte canadienne des droits et libertés . La majorité des juges (cinq contre quatre) s'est prononcée en faveur du maintien de l'interdiction, mais le débat public continue.
Dans des sondages effectués ces dernières années, il ressort constamment que les gens veulent de plus en plus contrôler les derniers moments de leur vie; toutefois, il n'est pas toujours évident que les personnes interrogées comprenaient bien la nature exacte des questions abordées.
En 1993, l'Association médicale canadienne, constatant qu'elle avait un rôle à jouer dans le débat, a publié une série de cinq documents qui avaient un double objectif : «informer les médecins canadiens au sujet des aspects déontologiques, juridiques et sociaux de l'euthanasie et de l'aide au suicide» et «présenter le point de vue des médecins à cet égard aux patients, à d'autres professionnels de la santé, aux décideurs publics et aux universitaires».(1) Bien qu'ils semblent divisés en ce qui concerne l'aide au suicide et l'euthanasie, les membres de l'Association continuent d'étudier la question.
C'est dans ce contexte qu'un comité sénatorial spécial, constitué le 23 février 1994, a entrepris d'«examiner, pour en faire rapport, les questions juridiques, sociales et éthiques liées à l'euthanasie et à l'aide au suicide». Le Comité a entendu des témoins de toutes les régions du Canada pendant 14 mois, en plus de recevoir des centaines de lettres et de mémoires, ce qui laisse supposer que les points de vue exprimés constituent un échantillon représentatif. Cela n'a toutefois pas facilité la tâche de dégager un consensus. Même si les membres du Comité ont réussi à s'entendre sur de nombreux aspects de la pratique médicale et des soins de santé, leurs avis sont partagés sur les questions plus délicates de l'aide au suicide et de l'euthanasie.
L'étude effectuée pourra servir à tous les parlementaires qui seront appelés à débattre de la question sans partisanerie et à participer à un vote libre au Parlement. Le Comité espère en outre aider le public à mieux comprendre ce sujet très complexe, son objectif ayant été simplement de préparer le terrain en vue du vaste débat national qui se tiendra au cours des mois et des années à venir.
Ce rapport est une étape préliminaire du long processus auquel participeront les Canadiens désireux de trouver des solutions aux problèmes qu'il soulève. La façon dont nous réagirons à ces problèmes, en tant que collectivité, aura une profonde influence sur la vie et la mort de tous les Canadiens et marquera l'ensemble de notre société pendant de nombreuses années.
Le Comité soumet respectueusement le présent rapport au Sénat.
Chapitre I
Vue d'ensemble
Il est impossible de circonscrire le débat sur la phase terminale de la vie à une discussion sur l'aide au suicide et l'euthanasie. En entamant l'étude de ces deux sujets, le Comité a immédiatement constaté qu'il ne pouvait se borner à examiner l'opportunité de légaliser les actes en question.
Portée du rapport
Le Comité s'est rendu compte qu'il devait se familiariser d'une part avec de nombreuses pratiques touchant les soins de santé dispensés aujourd'hui dans l'ensemble du Canada par les médecins praticiens, les infirmières, les établissements médicaux et les services communautaires, d'autre part avec le rôle et l'influence qu'exercent les gouvernements dans la prestation de tels services. Toute discussion sur l'euthanasie et l'aide au suicide devait également tenir compte d'un large éventail de décisions de fin de vie prises chaque jour par les patients ou en leur nom.
L'opinion de chacun au sujet de l'aide au suicide et de l'euthanasie pourra ou non être influencée par ces autres considérations de fin de vie, mais il importe de les approfondir afin de laisser à ceux qui prendront le relais du débat une idée juste de cette situation fort complexe. Entre autres, on doit se pencher sur la disponibilité et la qualité des soins palliatifs, le traitement de la douleur et la sédation ainsi que les directives préalables.
Le rapport devait également prendre en compte la partage des compétences. En effet, certaines des questions abordées ici relèvent du droit criminel, alors que d'autres touchent surtout au domaine de la santé. Le paragraphe 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867 confère au Parlement du Canada la compétence exclusive en matière de procédure et de droit criminels, mais le paragraphe 92(14) fait de l'administration de la justice une responsabilité des législatures provinciales. Cela signifie qu'il appartient au Parlement du Canada de définir ce qui constitue une infraction criminelle, mais aux provinces d'assurer l'application du droit criminel. Les décisions de faire enquête, de porter des accusations et d'engager des poursuites relèvent de la politique des provinces. Les procureurs de la Couronne des provinces possèdent donc un pouvoir discrétionnaire à cet égard.
Par ailleurs, la santé relève principalement des provinces en tant que matière d'une nature locale ou privée, en vertu du paragraphe 92(16) de la Loi Constitutionnelle de 1867. En outre, les paragraphes 92(7) et 92(13) confèrent aux provinces la responsabilité des hôpitaux et de la réglementation de la profession médicale.
Lorsqu'il a abordé certaines questions relevant principalement du fédéral en vertu de la Constitution, le Comité a parfois dû, pour formuler des recommandations et des propositions utiles, considérer aussi des éléments du ressort des provinces.
Par ailleurs, le Comité n'a pu approfondir son étude relativement à certaines questions. Le traitement des personnes dans un état végétatif persistant et des nouveau-nés gravement handicapés, entre autres, soulève des problèmes uniques et des questions délicates qui méritent un examen plus poussé. Seuls quelques témoins ont mentionné à l'occasion ce genre de cas; le Comité a donc jugé qu'ils devaient faire l'objet d'une analyse plus approfondie avant qu'on tente de résoudre les problèmes extrêmement complexes qu'ils soulèvent.
Contexte
Certains témoins ont expliqué pourquoi, selon eux, les questions entourant la mort et le mourir n'ont acquis que récemment une telle importance sur la place publique. Le Comité a jugé utile de présenter quelques-unes de ces raisons pour situer le contexte de son examen.
a) La Charte canadienne des droits et libertés
La Charte canadienne des droits et libertés, entrée en vigueur le 17 avril 1982, a considérablement modifié le paysage juridique du pays. Elle garantit des libertés fondamentales (presse, religion, expression et association), la liberté de circulation et d'établissement ainsi que des droits démocratiques, juridiques et linguistiques et les droits à l'égalité. La Cour suprême du Canada a rendu plus de 250 décisions liées à la Charte. Si une loi est contestée et qu'un tribunal juge qu'elle porte atteinte aux droits et libertés protégés par la Constitution, ce tribunal invalidera la loi en question. La Charte offre donc aux Canadiens un mécanisme leur permettant de mettre en cause l'action gouvernementale.
Les droits et libertés n'ont pas un caractère absolu; ils peuvent être restreints, selon l'article 1 de la Charte, mais uniquement par une règle de droit dans des limites raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. Les décisions de la Cour suprême indiquent qu'elle a maintenu un équilibre entre les droits et les limites qui peuvent leur être imposées.
La Charte protège également des valeurs sociétales comme la liberté, l'égalité, la sécurité de la personne, la vie, l'autonomie personnelle et le bien commun. Elle a eu une profonde influence sur la façon dont les Canadiens perçoivent ces droits et valeurs.
La Charte a grandement contribué à promouvoir les droits individuels. De fait, elle protège le droit de chacun de prendre ses propres décisions et de maintenir ses convictions personnelles, peu importe à quel point elles s'écartent de celles des autres. Certains ont tenté de démontrer que ces droits et libertés inscrits dans la Constitution englobent le droit de prendre certaines décisions concernant le passage de vie à trépas. À titre d'exemple, Sue Rodriguez a invoqué la Charte lorsqu'elle a contesté les dispositions du Code criminel sur l'aide au suicide.
b) Les progrès technologiques
Avec les progrès de la technologie moderne et les traitements médicaux de pointe, l'être humain est maintenant en mesure de retarder l'heure de la mort. Bien qu'ils aient permis d'aider beaucoup de gens, ces changements soulèvent parallèlement de nouvelles questions auxquelles il n'est pas facile de répondre. Par exemple, on doit maintenant décider s'il faut réanimer un patient cancéreux en phase terminale victime d'un arrêt cardiaque, ou s'il faut lui administrer des antibiotiques en cas de pneumonie. En outre, les décisions relèvent à la fois des patients, de leur famille et des médecins. Maintenant qu'on dispose de tant de moyens, le problème éthique consiste souvent à déterminer le choix qu'on doit faire.
À cet égard, Mme Marian Chapman, présidente du Conseil d'Ottawa-Carleton sur le vieillissement et professeur de médecine familiale à la retraite, explique :
L'évolution de la technique médicale pour le maintien de la vie et la possibilité d'y recourir pour soigner les malades a fait naître un nouveau contexte devant servir à évaluer le passage de vie à trépas.
Chapman, 32:54 (2)
Le Pr Edward Keyserlingk, qui enseigne la médecine et le droit bioéthique à l'Université McGill, expose le problème dans les termes suivants :
C'est la technologie qui nous a placés dans cette situation. Autrefois, les gens mouraient tout simplement. Maintenant, nous avons beaucoup de difficulté à les laisser mourir. Ce n'est pas une question de mauvaise volonté; c'est simplement dû au fait que les gens font mieux leur travail. Il est possible de maintenir une personne en vie bien au-delà du point où la plupart des gens le jugeraient raisonnable.
Keyserlingk, 1:47
c) Les attitudes face à la mort
Certains médecins semblent considérer la mort comme une bataille qu'il leur faut gagner à tout prix. Le Dr Elizabeth Latimer, directrice de l'unité des soins palliatifs à l'hôpital général de Hamilton, indique comment, à son avis, le corps médical perçoit à l'heure actuelle le passage de la vie à la mort :
À l'heure actuelle, le corps médical considère la mort comme une ennemie. Au cours de ce siècle, nous nous sommes donnés pour mission de vaincre la mort. De plus, les médecins sont généralement des gens d'action. Nous ressentons un sentiment d'échec lorsque nous n'arrivons pas à guérir quelqu'un. Ce sentiment d'échec nous amène à nous distancer du mourant d'une façon qui n'est ni utile ni bénéfique pour ce dernier.
Latimer, 4:8
M. Brian Mishara, professeur de psychologie à l'Université du Québec à Montréal et président-fondateur de Suicide-Action Montréal, partage ce point de vue :
Certains médecins croient que leur but est de supprimer la maladie et y voient une défaite personnelle lorsqu'un patient meurt.
Mishara, 2:36
Cette attitude de la part de certains membres du corps médical a suscité chez beaucoup de gens la crainte du processus de mort. Des témoins ont indiqué qu'ils ne veulent pas qu'on prolonge leur vie inutilement à l'aide de moyens artificiels et agressifs lorsqu'ils seront en phase terminale. Ils demandent qu'on les laisse mourir en paix.
Pratiquement aucun témoin n'a dit vouloir qu'on prolonge inutilement sa vie. De fait, la plupart considèrent que dans bien des cas, certaines interventions médicales n'ont plus leur raison d'être. Par exemple, le Dr James McGregor, de l'Association des soins palliatifs de l'Ontario, explique :
En tenant compte attentivement du contexte clinique et en planifiant de façon cohérente les objectifs et les souhaits du patient, les soins palliatifs peuvent comprendre la non-administration et l'interruption des traitements visant à prolonger la vie. Il peut arriver que le traitement soit trop dur pour le patient par rapport à l'avantage qu'il en retire. Dans ce cas, l'absence ou l'arrêt d'un traitement inutile améliore la qualité de vie et soulage la souffrance.
McGregor, 4:54
Selon le Dr Balfour Mount, directeur-fondateur de l'unité des soins palliatifs à l'hôpital Royal Victoria et professeur de médecine palliative à l'Université McGill :
Le fait d'omettre et d'interrompre les traitements visant à prolonger la vie suivant les voeux du patient fait partie intégrante des soins palliatifs.
Mount, 5:30
d) L'endroit où l'on meurt
Autrefois, la plupart des gens mouraient chez eux, dans un cadre familier et rassurant, entourés de leurs proches, sans qu'on s'acharne à les garder en vie. Aujourd'hui, on meurt de plus en plus à l'hôpital, dans un cadre froid, entouré d'étrangers et d'appareils médicaux plutôt que de ses proches. Le Dr Robert Elgie, directeur du Health Law Institute de l'Université Dalhousie, fait observer ce qui suit :
Depuis le début du siècle, les lieux où les gens meurent ont aussi changé radicalement. Il y a 60 ans, la plupart des gens mouraient à la maison. On estime maintenant que près de 75 p. 100 de tous les décès surviennent dans les hôpitaux ou dans des établissements de soins de longue durée.
Elgie, 20:56
Le Dr Latimer présente une observation similaire :
Au Canada, comme dans tout autre pays semblable au nôtre, la mort naturelle a été soustraite aux regards et cachée dans les hôpitaux et les institutions. En conséquence, beaucoup de jeunes qui grandissent n'ont jamais vu quelqu'un mourir et ignorent à quoi cela ressemble. Cela peut aggraver certaines peurs.
Latimer, 4:14
Mme Angèle St-Germain, une infirmière de Montréal, offre le témoignage suivant :
À peine environ 20 p. 100 des gens meurent à domicile. On a institutionnalisé la mort avec tout ce que cela comporte... Ils [les membres des familles] n'ont pas l'information nécessaire pour être en mesure d'être proches des leurs.
St-Germain, 9:24
Le travail accompli dans le cadre des soins palliatifs constitue dans une certaine mesure une réponse au problème de l'institutionnalisation de la mort, souvent évoqué, car on met davantage l'accent sur les relations humaines et on cherche à faire en sorte que les patients ne soient pas isolés de la collectivité. C'est pourquoi de nombreux hôpitaux ont mis sur pied des services chargés de ces soins. De plus, grâce au développement des soins palliatifs, il semble que de plus en plus les gens aient l'option de mourir chez eux.
e) Attitudes à l'égard des médecins et des droits des patients
En ce qui a trait à la relation médecin-patient, des témoins ont souligné qu'à une certaine époque, on tenait pour acquis que le médecin savait agir au mieux des intérêts du patient. Par conséquent, ce dernier demandait rarement plus d'informations que celles déjà fournies par le médecin. De plus, il était extrêmement rare qu'un patient refuse une intervention médicale et, dans la plupart des cas, la question ne se posait même pas. Mme Ann Mullens, qui a reçu en 1994 la bourse Atkinson pour étudier l'euthanasie et l'aide au suicide, fait observer :
Cette expression «le meilleur intérêt du patient» est inquiétante et il y a lieu de se méfier. En 1960, dans un sondage aux États-Unis, 80 p. 100 des médecins estimaient qu'il n'était pas dans le meilleur intérêt du patient de lui dire qu'il était atteint de cancer [...] Le danger réside dans le paternalisme, dans le fait de dire aux gens que nous savons ce qui est le mieux pour eux, que cela leur plaise ou non. Le risque réside dans le fait de ne pas donner le pouvoir aux malades, ou du moins de ne pas partager la responsabilité avec eux.
Mullens, 30:8
Depuis, on s'est nettement éloigné de cette vision paternaliste des soins de santé en Amérique du Nord. Les patients font plus souvent valoir leur droit de décider eux-mêmes et exigent d'avoir pleinement voix au chapitre en ce qui a trait aux soins qui leur seront dispensés, remettant en question certaines attitudes conventionnelles de la profession médicale. Le Dr Paul Landry, de l'Association des hôpitaux du Québec, exprime le point de vue suivant :
On mentionne également l'importance d'une nouvelle approche dans les relations entre les thérapeutes et les patients où le paternalisme qu'on connaissait autrefois est maintenant révolu; les relations entre les patients et les personnes traitantes sont maintenant beaucoup plus consensuelles.
Landry, 19:33
Par ailleurs, les professionnels de la santé reconnaissent de plus en plus l'importance du choix individuel et de la responsabilité personnelle en matière de soins de santé. Le mouvement pour la défense des droits civiques et de l'égalité raciale et sexuelle, dans les années 1960, n'est sans doute pas étranger au fait que la question des droits et libertés se trouve aujourd'hui au coeur du débat sur la mort et le processus de la mort. Bien des gens parlent maintenant du «droit» de refuser un traitement ou du «droit» de mourir. Le Dr Elgie donne l'explication suivante :
Plusieurs raisons expliquent cet intérêt accru ou tout au moins cette sensibilisation accrue à ces questions. Les patients reconnaissent de plus en plus leur autonomie et leur droit de prendre eux-mêmes les décisions sur ce qui doit ou ne doit pas être fait avec leur corps. Les années 1970 ont renforcé cette prise de conscience avec l'acceptation légale d'une nouvelle philosophie sur le consentement éclairé. Par conséquent, les patients deviennent des consommateurs plus avertis.
Elgie, 20:55
f) L'évolution démographique
De nombreux témoins signalent que l'augmentation de l'âge moyen au Canada exerce et continuera vraisemblablement d'exercer de fortes pressions sur le système de santé. Le Pr Barney Sneiderman, qui enseigne le droit et l'éthique biomédicale à l'Université du Manitoba, offre le point de vue suivant :
Je suis d'accord avec les sentiments que vous avez exprimés au sujet de la nécessité de nous doter d'un système de santé pour le vingt et unième siècle, surtout compte tenu du fait que notre population vieillit, ce qui va entraîner des pressions.
Sneiderman, 6:72
De son côté, le Dr Landry fait observer :
Le vieillissement de la population, bien sûr, est un phénomène qui nous sollicite et nous préoccupe au plus haut point. Principalement, l'émergence ou la prédominance des maladies dégénératives, des maladies chroniques, notamment l'augmentation du taux de cancer, l'apparition du sida, que l'on mentionnait tantôt, la maladie d'Alzheimer qui posent très fréquemment des questions qui nous sollicitent au niveau de la qualité de vie.
Landry, 19:33
Par ailleurs, un nouveau groupe démographique les séropositifs et les sidéens s'est constitué. Le Dr Michel Morissette, médecin clinicien et professeur à l'Université Laval, a indiqué au Comité que de nombreux membres de ce groupe ont milité très activement pour faire valoir leur droit de contrôler leurs traitements et ont apporté au débat la dimension particulière de leurs besoins et de leurs attentes. Il offre le témoignage suivant :
Nous avons également affaire à des personnes jeunes, généralement bien renseignées et soucieuses de leur autonomie et de leur autodétermination. Ces personnes exigent d'être partie prenante des décisions qui les touchent et ceci crée une nouvelle dynamique dans la relation médecin-malade à laquelle une certaine génération de médecins n'est guère habituée.
Morissette, 32:5
Russel Armstrong, membre de la Société canadienne du SIDA, une coalition nationale d'organisations communautaires, fait l'observation suivante :
Comme certains d'entre vous le savent peut-être, on estime que le sida a causé 14 000 décès au Canada jusqu'à maintenant. À de nombreux égards, le sida diffère des autres maladies terminales. Au cours de l'exposé précédent, les sénateurs ont abordé la question du stigmate rattaché à cette maladie, contrairement à d'autres maladies. Jusqu'à maintenant, le VIH/sida a touché de façon disproportionnée des groupes marginaux, en particulier des hommes homosexuels et bisexuels, bien qu'aujourd'hui il y ait des gens atteints du VIH/sida dans pratiquement toutes les collectivités canadiennes... À de nombreux égards, le sida est une maladie de l'ère moderne. En un laps de temps relativement court après son apparition, il est devenu l'une des maladies les plus débattues et étudiées de notre siècle. Un mouvement communautaire actif y est associé, mouvement qui a oeuvré pour mieux faire connaître la maladie, offrir des soins et un soutien, défendre les intérêts des personnes atteintes et veiller à ce que les droits et la dignité des sidéens soient respectés.
Armstrong, 12:39-40
Les décisions rendues par les tribunaux, les nouvelles techniques médicales, l'évolution des attitudes, le débat au sein d'organisations professionnelles, l'invocation de la Charte et le développement des soins palliatifs sont autant de facteurs qui ont contribué à élargir la portée de la présente étude au-delà de l'euthanasie et de l'aide au suicide. Le Comité s'est rendu compte qu'une définition des termes s'imposait et qu'il devait examiner de façon approfondie les soins palliatifs, le contrôle de la douleur ainsi que l'abstention et l'interruption de traitement avant de pouvoir aborder l'aide au suicide et l'euthanasie. Ces sujets sont traités dans les chapitres suivants.
Chapitre II
Terminologie
La terminologie utilisée au Canada et à l'étranger pour traiter du passage de la vie à la mort est vaste et variée. Souvent, au cours de ses audiences, le Comité a constaté que les mêmes termes faisaient l'objet de définitions différentes. Or ces différences portent rarement sur le sens littéral des termes, car en général il n'est pas contesté. Le désaccord tient essentiellement à la signification morale des mots. En fait, il est possible de jouer sur les termes, ce qui est d'ailleurs fréquent, pour faire valoir un point de vue particulier sur le plan moral ou éthique à l'égard des actes en question. À titre d'exemple, la plupart des témoins ont soutenu que l'abstention ou l'interruption de traitement de survie constituent des actes fondamentalement distincts de l'euthanasie parce que, selon eux, le fait de ne pas recourir ou de cesser de recourir à un tel traitement équivaut à laisser le patient mourir de mort naturelle, tandis qu'un acte d'euthanasie cause la mort. Par contre, d'autres témoins ont soutenu que l'abstention et l'interruption de traitement sont des formes d'euthanasie parce que, moralement, il s'agit d'interventions aussi actives qu'une injection létale.
Le Dr Paul V. Adams, de Manitoba Physicians for Life, une organisation de plus de deux cents médecins, décrit ce que beaucoup considèrent comme la différence morale ou éthique fondamentale entre d'une part l'abstention et l'interruption de traitement et, d'autre part, l'euthanasie :
Il y a une différence cruciale entre causer la mort d'une personne, ce qui est l'euthanasie, aider quelqu'un à mourir, ce qui correspond à l'aide au suicide, et permettre à la mort naturelle de survenir, ce que j'appelle retrait ou interruption de traitement. Souvent, une certaine confusion entoure la troisième catégorie, c'est-à-dire le fait d'attendre que la mort naturelle survienne lorsque celle-ci est inévitable et qu'il n'y a aucune raison clinique ou morale d'intervenir. Ce n'est pas de l'euthanasie. Ce geste est acceptable du point de vue moral et de l'éthique et il devrait continuer de l'être au regard de la loi.
Manitoba Physicians for Life, 18:40
Le Dr McGregor partage ce point de vue :
Même si l'on considère que l'absence ou l'arrêt de traitement constitue une forme d'«euthanasie passive», en fait, il s'agit simplement de mesures non interventionnistes qui permettent à la maladie d'évoluer naturellement. Ces mesures ne sont pas considérées comme étant de l'euthanasie ou de l'aide au suicide.
McGregor, 4:54
Pour sa part, le Dr Keyserlingk donne l'explication suivante :
D'un point de vue juridique, une telle omission dans ces circonstances [ne plus prolonger artificiellement la vie lorsque le traitement est refusé par un malade jouissant de toutes ses facultés ou encore lorsque ce même traitement est devenu inutile pour un malade n'ayant plus ses facultés] est tout simplement de la bonne médecine.
Keyserlingk, 1:28
Selon M. Arthur Schafer, un spécialiste en éthique du Centre for Professional and Applied Ethics à l'Université du Manitoba :
Le fait de ne pas administrer ou d'interrompre les soins médicaux qui maintiennent le patient en vie, ou de débrancher la machine, était considéré comme un acte d'euthanasie passive. Cependant, en relisant les témoignages [...] de bien d'autres de mes collègues, vous constaterez qu'aucun d'eux ne désigne encore ces pratiques largement répandues par l'expression «euthanasie». En fait, des dizaines de milliers de Canadiens meurent chaque année de ce que l'on aurait appelé l'«euthanasie passive» et de ce que les groupes religieux et les citoyens auraient considéré comme un phénomène alarmant, dangereux et négatif il y a encore 12 ou 15 ans.
Schafer, 18:122
Un autre exemple concerne la distinction morale ou l'absence d'une telle distinction entre l'euthanasie et l'aide au suicide. Certains témoins disent que, du point de vue moral, l'aide au suicide est identique à l'euthanasie, comme le Dr Margaret Somerville, directrice du Centre de médecine, d'éthique et de droit de l'Université McGill :
Lorsqu'on définit l'euthanasie, on doit aussi se demander si le suicide secondé par un médecin est différent de l'euthanasie. Selon moi, il n'en est rien.
Somerville, 6:7
Le Dr Keyserlingk est du même avis :
Y a-t-il une différence significative sur le plan moral et juridique entre l'aide au suicide d'un malade qui est encore capable de prendre le verre et d'en boire le contenu et le cas du malade qui n'est plus capable de le faire physiquement mais qui veut qu'on mette un terme à sa vie en lui faisant absorber une dose mortelle de drogue? Y a-t-il vraiment une différence sur le plan moral et juridique? J'ai tendance à penser que ce sera difficile à faire valoir car, dans les deux cas, c'est le voeu du malade. Dans les deux cas, on peut invoquer le droit à l'autodétermination et celui des gens à choisir le moment et la manière dont ils mettront fin à leur vie. La méthode est légèrement différente, mais dans les deux cas c'est le voeu du malade, et dans les deux cas nous pouvons être très étroitement associés à l'acte.
Keyserlingk, 1:55-56
Le Dr Douglas Kinsella, professeur et directeur du Bureau de bioéthique de la Faculté de médecine de l'Université de Calgary, et le Dr Marja Verhoef, professeur adjoint du Département des sciences de santé communautaire de la même université, ont effectué une enquête auprès des médecins sur la question de l'euthanasie active et de l'aide au suicide. Fait intéressant, l'opinion de ces deux médecins est diamétralement opposée en ce qui concerne la comparaison des deux actes en question. Le Dr Kinsella est d'accord avec les Drs Somerville et Keyserlingk et soutient que la seule différence réside dans la présence ou non du médecin au moment de la mort :
Pour le médecin, il n'existe en fait aucune différence notable, sur le plan moral, entre l'euthanasie active et l'aide au suicide. La seule différence importante, c'est qu'au moment où le suicide a lieu, le médecin est généralement absent.
Kinsella, 16:6
De son côté, le Dr Verhoef soutient que l'aide au suicide et l'euthanasie sont deux actes entièrement distincts en ce sens que chacun détermine un rapport de force particulier. Contrairement à l'euthanasie, l'aide au suicide confère un plus grand contrôle à la personne qui désire mourir :
Avec l'euthanasie, quelqu'un met délibérément un terme à la vie d'un patient qui l'a demandé. Avec l'aide au suicide, quelqu'un fournit délibérément les moyens de se suicider à un patient qui l'a demandé. Dans le contexte canadien, on considère généralement que ce quelqu'un est le médecin. Dans le cas de l'aide au suicide, c'est le patient qui pose l'acte ultime, et la participation du médecin est indirecte. En revanche, dans le cas de l'euthanasie, le médecin fournit les moyens et commet l'acte ultime, ce qui amplifie considérablement son pouvoir envers le patient. L'équilibre du pouvoir entre le médecin et le patient est mieux assuré dans le cas de l'aide au suicide.
Verhoef, 18:79
Comme on peut le constater d'après les extraits qui précèdent, en raison des divergences d'opinions concernant la portée morale et éthique de diverses formes de comportement, il n'existe tout simplement pas de consensus sur les termes à employer et sur la façon de les définir. C'est pourquoi, par souci de cohérence et afin d'éviter tout malentendu, le Comité indique ci-dessous les termes utilisés tout au long du rapport et le sens qu'il leur donne. En les définissant, le Comité a retenu un sens littéral qui semble incontesté et largement accepté. Après avoir classé dans des catégories les principales activités entourant le passage de la vie à la mort, le Comité a constaté que divers qualificatifs pouvaient s'appliquer à certaines de ces activités. Il a par conséquent défini ces qualificatifs.
Qualificatifs
Certaines des activités décrites ci-dessous peuvent être volontaires, involontaires ou non volontaires, et il peut s'agir de personnes capables ou incapables. Le Comité a donc défini les qualificatifs suivants :
capable;
incapable;
involontaire;
non volontaire;
volontaire.
«Capable» : Qui est apte à comprendre la nature et les conséquences de la décision à prendre ainsi qu'à communiquer cette décision.
«Incapable» : Qui est inapte à comprendre la nature et les conséquences de la décision à prendre ou à communiquer cette décision.
«Involontaire» : Effectué à l'encontre des voeux d'une personne capable ou d'une directive préalable valide.
«Non volontaire» : Effectué sans que soient connus les voeux d'une personne capable ou d'une personne incapable.
«Volontaire» : Effectué conformément aux voeux d'une personne capable ou selon une directive préalable valide.
Activités
Aux fins du présent rapport et, du moins l'espère-t-il, du débat qui suivra, le Comité a défini les activités suivantes :
soins palliatifs;
sédation complète;
traitement destiné à soulager la souffrance au risque d'abréger la vie;
abstention de traitement de survie;
interruption de traitement de survie;
aide au suicide;
euthanasie.
«Soins palliatifs» : Soins destinés à soulager la souffrance physique, émotionnelle, psychosociale ou spirituelle plutôt qu'à guérir. Ils ont pour objet le confort de la personne qui souffre.
«Sédation complète» : Le fait de rendre une personne totalement inconsciente en lui administrant des médicaments non susceptibles d'abréger sa vie.
«Traitement destiné à soulager la souffrance au risque d'abréger la vie» : Le fait d'administrer des médicaments en quantité suffisante pour contrôler la souffrance, même au risque de hâter la mort.
«Abstention de traitement de survie» : Le fait de ne pas amorcer un traitement susceptible de maintenir le patient en vie.
«Interruption de traitement de survie» : Le fait de cesser un traitement susceptible de maintenir le patient en vie.
«Aide au suicide» : Le fait d'aider quelqu'un à se donner volontairement la mort en lui fournissant les renseignements ou les moyens nécessaires, ou les deux.
«Euthanasie» : Acte qui consiste à provoquer intentionnellement la mort d'autrui pour mettre fin à ses souffrances.
Termes divers
Enfin, les divers termes suivants employés dans le rapport font l'objet d'une définition : directive préalable, fondé de pouvoir, jugement substitutif, jugement dans l'intérêt véritable de la personne, traitement inutile, et consentement libre et éclairé.
«Directive préalable» (en vertu du Code civil du Québec, il s'agit d'un mandat, qu'on appelle aussi communément testament de vie ou testament biologique) : Document établi par une personne capable concernant les décisions à prendre en matière de soins dans l'éventualité où elle ne serait plus en mesure de les prendre elle-même. Les directives préalables sont de deux ordres : les instructions et la procuration (ou procuration permanente pour soins de santé). Dans les instructions, la personne précise, pour le cas où elle deviendrait incapable, les décisions à prendre en matière de soins ou la façon de les prendre. Dans la procuration, la personne charge quelqu'un des décisions à prendre en matière de soins dans l'éventualité où elle deviendrait incapable. Une directive préalable valide est un document établi conformément aux textes de loi pertinents. Dans le présent rapport, lorsqu'on utilise l'expression «directive préalable» et à moins d'indication contraire, il s'agit d'une directive valide.
«Fondé de pouvoir» : Personne habilitée par un tribunal, une loi ou un document, par exemple une procuration, à prendre des décisions touchant le traitement d'une personne incapable.
«Jugement substitutif» : Jugement exprimé par un fondé de pouvoir au nom d'une personne incapable et qui correspond, d'après le fondé de pouvoir, à ce que la personne incapable aurait souhaité si elle avait été capable.
«Jugement dans l'intérêt véritable de la personne» : Jugement exprimé par un fondé de pouvoir au nom d'une personne incapable et qui correspond, d'après le fondé de pouvoir, à l'intérêt véritable de la personne incapable.
«Traitement inutile» : Traitement qui, de l'avis de l'équipe soignante, sera entièrement inefficace, et non un traitement pouvant être efficace, mais dont les résultats sont considérés comme indésirables.
«Consentement libre et éclairé» : Accord volontaire d'une personne qui possède une capacité mentale suffisante, selon l'avis d'un médecin compétent, pour faire un choix rationnel quant aux options de traitement. Il suppose que la personne sait ce qu'il adviendra si le traitement est administré ou omis et qu'elle connaît les solutions de rechange possibles. Le consentement ne doit pas être vicié par la coercition, la contrainte ou une erreur.
Chapitre III
Les soins palliatifs
Lorsque le Comité a entrepris ses audiences, il s'attendait à consacrer le plus clair de son temps aux problèmes éthiques, sociaux, juridiques et médicaux liés à l'euthanasie et à l'aide au suicide. Cependant, il a eu tôt fait de constater l'importance d'un élément inattendu dans le débat : les solutions de rechange à l'aide au suicide et à l'euthanasie. Le Comité s'est fait dire par certains témoins que les gens ont besoin d'être mieux soutenus durant le passage de vie à trépas, qu'ils ont besoin d'aide pour affronter les circonstances de la mort et que les soins palliatifs peuvent répondre à bon nombre de ces besoins. Comme l'explique le Dr Neil Macdonald, de l'Institut de recherches cliniques de Montréal :
Dans une société morale, nous ne pouvons pas songer à mettre fin aux jours de l'un de nos concitoyens si ce dernier souffre parce qu'il n'a pas accès à de bons soins palliatifs. Peu importe ce qu'on pense de l'euthanasie, il faut convenir que le principe de base doit être de prodiguer des soins impeccables aux mourants.
Macdonald, 22:26
Le Comité a entendu de nombreux témoignages concernant tant les avantages des soins palliatifs que les limites et contraintes des services actuellement offerts au Canada. C'est pourquoi il a produit un document d'information décrivant l'historique et l'état de ces soins dans tout le pays, document qu'on trouvera en annexe du présent rapport.
Le principe des soins palliatifs n'est pas nouveau, mais c'est à Dame Cicely Saunders qu'on doit d'avoir fondé en 1967, en Grande-Bretagne, le mouvement des soins palliatifs moderne. En 25 ans, les services de soins palliatifs se sont énormément développés au Canada, depuis les origines dans les années 1970 jusqu'à l'institution d'un réseau à l'échelle du pays dans les années 1990. Une organisation nationale, l'Association canadienne des soins palliatifs, a été fondée en 1991.
La plupart des Canadiens de la précédente génération se faisaient soigner par leur médecin de famille, lequel connaissait intimement la famille et le milieu social de son patient. Puis, à mesure que les soins médicaux se sont spécialisés et institutionnalisés, on en est venu à attacher plus d'importance à la maladie et moins au malade. Les soins palliatifs sont le reflet, en partie, d'un mouvement où l'on privilégie de nouveau les soins axés sur le patient. Comme l'explique le Dr James Gordon, neurologue du Québec :
D'habitude, je dispense des soins palliatifs à mes patients en même temps que je leur donne des traitements actifs, énergiques et thérapeutiques. De cette façon, les gens finiront par comprendre qu'ils obtiendront des soins palliatifs de leurs médecins. Cela veut dire faire preuve de bienveillance et d'honnêteté, et traiter les gens en êtres humains. Cela ne veut pas dire un protocole précis face à un problème particulier, encore que cela pourrait faire partie de la formation.
Gordon, 27:21-22
On entend par soins palliatifs les soins destinés à soulager la souffrance physique, émotionnelle, psychosociale ou spirituelle plutôt qu'à guérir. Ils ont pour objet le confort de la personne qui souffre. Le Dr Latimer décrit comme suit les objectifs des soins palliatifs :
Les soins palliatifs ont pour but d'assurer d'excellents soins physiques au patient de même que d'excellents services de counselling au patient et à sa famille. Les soins palliatifs visent à améliorer la qualité de vie du patient et de sa famille.
Latimer, 4:6
Pluridisciplinaires, les soins palliatifs sont centrés sur la personne plutôt que sur la maladie. Le Dr McGregor les décrit ainsi :
L'équipe pluridisciplinaire comprend des bénévoles ils ne sont pas des professionnels de la santé qui se tiennent au chevet des patients, leur offrent un soutien moral et spirituel ainsi que certains soins de base. En outre, la famille fait partie du processus et nous lui enseignons à s'occuper du patient. [...] Les professionnels ne sont pas les seuls à pouvoir dispenser des soins palliatifs. [...] Les soins palliatifs ne sont pas la chasse gardée d'une profession particulière.
McGregor, 4:65
Le Dr Mount souligne que les bienfaits des soins palliatifs sont reconnus partout dans le monde :
L'Organisation mondiale de la santé indique que les soins palliatifs valorisent la vie, la mort étant considérée comme un processus normal; qu'ils ne hâtent ni ne retardent la mort et qu'ils visent à atténuer la douleur et la souffrance. Ils intègrent les aspects psychologiques et spirituels du patient.
Mount, 5:30
Au Canada, les soins palliatifs sont habituellement dispensés par une équipe spécialisée dans un établissement de soins de courte durée ou de soins prolongés, dans un centre autonome de soins palliatifs ou à la maison. Ces services peuvent être financés de différentes manières : budget général de l'établissement de soins, programme de soins à domicile, rémunération à l'acte par le régime provincial d'assurance-maladie, postes salariés et dons privés.
Opinions des témoins
Tous les témoins qui ont abordé la question souscrivent aux soins palliatifs. Les intervenants dans le domaine, qu'il s'agisse de professionnels de la santé ou de bénévoles, croient que les soins palliatifs améliorent la qualité des services de santé ainsi que les soins dispensés aux mourants. Le Comité a entendu des témoignages à propos de situations où les soins palliatifs avaient amélioré de façon extraordinaire les derniers jours et les derniers mois de patients en phase terminale. Les Drs McGregor et Latimer partagent leur expérience à ce sujet :
J'ai vécu personnellement cette expérience en exerçant la médecine palliative. Le malade en phase terminale parvient à donner un sens au désespoir le plus profond grâce à cette exploration conjointe du sens de la vie et à l'affirmation de sa valeur personnelle.
McGregor, 4:54
Les soins palliatifs fournissent aux familles l'occasion d'améliorer leurs relations et de pardonner. Au lieu d'attendre la mort, on vit dans une optique active et positive.
Latimer, 4:6
Le Comité s'est fait dire constamment que les soins palliatifs ne sont accessibles qu'à un petit pourcentage de mourants et que leur répartition au Canada est inégale. Le Dr Latimer, par exemple, signale que tous les Canadiens n'ont pas accès à des soins palliatifs organisés. (3)
Le Dr McGregor exprime le même point de vue :
Il incombe à la société, par l'entremise du gouvernement, des planificateurs des soins de santé, des organismes professionnels et des professionnels de la santé, d'offrir les ressources nécessaires pour assurer un système de soutien intensif à l'intention des mourants et de leur famille. À cette fin, il faut développer le secteur des soins palliatifs de façon à garantir que les compétences voulues sont facilement disponibles et accessibles à tous. [...] Il est malheureux que des Canadiens continuent de mourir dans la souffrance parce qu'ils n'ont pas accès à ces compétences.
McGregor, 4:53
Les soins palliatifs ayant été traditionnellement dispensés aux patients cancéreux, les personnes atteintes d'autres maladies, par exemple de sclérose latérale amyotrophique (SLA), de sclérose en plaques, de la maladie d'Alzheimer ou d'affections rénales, respiratoires ou cardiaques en phase terminale, ont éprouvé de la difficulté à s'en prévaloir.
De nombreux témoins ont dit au Comité que le financement des soins palliatifs laisse à désirer sur tous les plans : installations, programmes et personnel. Comme les services ne font souvent l'objet d'aucune coordination dans les provinces et territoires, il est difficile d'évaluer les besoins financiers et d'y répondre. En outre, les restrictions appliquées aux honoraires des médecins limitent les possibilités d'accès à ces soins. Le Dr Mount décrit la situation :
Dans la plupart des provinces, il n'existe pas de mécanisme de financement fiable et reconnu. [...] Un de mes collègues, jeune médecin de famille titulaire d'une maîtrise en épidémiologie, un homme brillant animé d'une véritable passion pour les soins palliatifs, venait de s'établir à Halifax. Fort déçu d'apprendre qu'il ne se dirigeait pas vers cette discipline, je lui ai demandé pourquoi. «Parce que j'ai une famille à nourrir», m'a-t-il répondu. Dans la plupart des provinces, il n'y a pas de financement sûr le Québec, à cet égard, est une exception destiné aux médecins qui prodiguent des soins palliatifs.
Mount, 5:31
Un autre obstacle de taille est le nombre restreint de professionnels de la santé qui reçoivent actuellement une formation en soins palliatifs au Canada. Par exemple, il n'existe pas de programme officiel de spécialisation dans cette discipline :
La médecine palliative doit être reconnue comme spécialité au Canada avant qu'un programme de formation officiel ne soit créé. Quarante médecins participent à notre programme chaque année d'une façon ou d'une autre. Cela semble formidable. Par «participer», je veux dire qu'ils peuvent être là pour une semaine ou jusqu'à un an. À l'heure actuelle, il existe deux programmes de bourse d'études, un à Ottawa et l'autre à Edmonton.
Mount, 5:38
En outre, les futurs professionnels de la santé reçoivent très peu de formation en soins palliatifs pendant leur instruction de base. Le Dr Macdonald a présenté au Comité les résultats d'un sondage sur les cours en soins palliatifs dans les écoles de médecine canadiennes, sondage effectué en 1994 par le Canadian Palliative Care Education Group, un comité relevant de la Canadian Society of Palliative Care Physicians :
J'aimerais signaler au comité sénatorial les résultats de notre sondage de 1994, parce qu'ils touchent directement à vos discussions. Les réponses de nos 16 écoles de médecine sont indiquées. Nous avons d'abord demandé s'il existait un cours de soins palliatifs à la faculté. Toutes les écoles ont répondu non.
Macdonald, 22:24
Le Dr Macdonald signale aussi que seulement quatre des seize écoles de médecine ont intensifié l'enseignement officiel des soins palliatifs au cours des deux dernières années. Il conclut comme suit :
Comme en témoignent les opinions des collègues désignés par leurs doyens comme responsables de l'enseignement de la médecine palliative dans leur faculté, l'état actuel de l'enseignement relatif à la douleur et aux soins palliatifs est loin d'être satisfaisant.
Macdonald, 22:26
Le Dr Harvey Chochinov, psychiatre de la Manitoba Cancer Treatment and Research Foundation, mentionne aussi le manque de formation dans le domaine :
Les hôpitaux n'ont pas à prouver leur compétence en soins palliatifs ou en maîtrise de la douleur pour fonctionner; les écoles de médecine n'ont pas besoin de fournir plus qu'une formation minimale dans ce domaine pour obtenir une accréditation; et les médecins n'ont pas à se montrer compétents dans ce domaine pour obtenir le droit d'exercer ici au Canada. L'agonie et la mort sont la phase la moins étudiée du cycle de la vie humaine et c'est elle qui reçoit le moins de soutien des organismes de financement de la recherche médicale.
Chochinov, 17:12
Le Dr Macdonald explique pourquoi, à son avis, l'enseignement au titre des soins palliatifs est crucial en médecine :
Les soins palliatifs ne sont pas un sujet isolé; ils présentent plutôt aux étudiants du baccalauréat une méthode globale de soins aux patients qui sera certainement utile dans des domaines techniques comme l'utilisation des analgésiques, mais, chose plus importante encore, qui devrait influencer leur vision globale des soins médicaux.
Macdonald, 22:28
De nombreux témoins soulignent que pour mieux répondre aux besoins des mourants, il faut accentuer la recherche sur les méthodes de contrôle de la douleur. De l'avis du Dr Latimer :
Nous faisons, en soins palliatifs, une très bonne utilisation des analgésiques opioïdes, des stupéfiants qui calment la douleur, mais nous avons atteint la limite de ce qu'il est possible de faire avec ces substances. Il y a deux ou trois syndromes de douleur qui sont particulièrement difficiles à traiter, les douleurs au niveau des nerfs et des os et les douleurs de nature surtout psychologique.
Le Canada n'a pas vraiment consacré beaucoup d'argent à la recherche sur le soulagement de la douleur physique ou de la souffrance. Si nous voulions vraiment nous y mettre, c'est dans ces deux créneaux de recherche qu'il faudrait investir.
Latimer, 4:16
Dans un autre ordre d'idées, certains des témoins soulignent que les personnes qui sont face à la mort ne veulent pas toutes des soins palliatifs. Les soins palliatifs sont bénéfiques pour la grande majorité des gens mais, selon ces témoins, ils ne constituent pas toujours la solution aux problèmes que vivent ces personnes. M. Arn Schilder, de l'organisme British Columbia Persons with AIDS, décrit l'inefficacité des soins palliatifs dans son cas personnel :
Je ne vois pas beaucoup de dignité lorsque le patient est anesthésié jusqu'au point où il n'est plus compos mentis dans un service de soins palliatifs. J'aimerais mieux regarder mon créateur en face et prendre une décision. [...] Les soins palliatifs peuvent ne pas répondre à mes besoins, parce que la gestion de la douleur peut ne pas être possible. Je représente l'un de ces cas inhabituels [...] En raison de ma situation personnelle, les médicaments qui pourraient traiter des infections opportunistes ne me seront pas offerts. J'aimerais personnellement pouvoir choisir. Il serait très bien d'avoir la possibilité de mourir dans une unité de soins palliatifs. [...] Cependant, je ne tiens pas nécessairement à aller dans un établissement de soins palliatifs. Je veux mourir chez moi. Je veux choisir le bon moment. Je ne veux pas perdre mes capacités mentales. C'est ce qui se produit dans un milieu de soins palliatifs, parce que vous êtes fortement anesthésié.
Schilder, 16:25-26
En outre, d'après certains témoins, la souffrance n'est pas toujours physique. Le Dr Scott Wallace, de la Colombie-Britannique, fait observer au Comité que :
L'agonie peut comporter certaines des sensations les plus pénibles et les plus éprouvantes que peut connaître l'être humain. [...] Ces symptômes débilitants et démoralisants s'accompagnent d'une perte de dignité, d'amour-propre et d'intimité qui découle du fait qu'on dépend entièrement des autres pour ses besoins physiques et mentaux, 24 heures par jour.
Wallace, 15:86
Plusieurs témoins soulignent que les sidéens constituent un groupe spécial et que les programmes de soins palliatifs, pour les aider, doivent être taillés sur mesure. Le Dr Morissette, clinicien travaillant auprès de 85 patients sidéens ou séropositifs, dit ceci :
Le sida est une maladie stigmatisante qui engendre l'ostracisme et ouvre la porte à la discrimination et au non-respect des droits de l'individu, quand ce n'est pas des droits des collectivités. [...]
Nous avons également affaire à des personnes jeunes, généralement bien renseignées et soucieuses de leur autonomie et de leur autodétermination. Ces personnes exigent d'être partie prenante des décisions qui les touchent [...]
Il faut également évoquer la difficulté du mourir chez ces personnes, tant sur le plan physique [...] que sur le plan psychosocial et spirituel (l'isolement, l'abandon des proches, la culpabilité, la peur de souffrir et de mourir, de la mort et de l'après [...]).
La charge symbolique du sida, entre autres en raison des questions touchant la sexualité et la marginalité sociale, est ce qui vient donner une couleur particulière à cette maladie.
Morissette, 32:5-6
Soeur Agathe Côté décrit comment la Maison Marc Simon, un foyer pour sidéens et personnes séropositives à Québec, répond aux besoins spéciaux de ces patients :
La Maison Marc Simon n'est pas un mouroir mais un milieu de vie, où les personnes qui vivent avec le VIH-sida sont acceptées telles qu'elles sont dans le respect de leurs différences. L'accent est mis davantage sur la qualité de la vie que sur le nombre de jours qui restent à vivre.
Côté, 32:11
Bien que la reconnaissance des soins palliatifs en tant que service essentiel soit un phénomène récent, les professionnels de la santé et les familles ont toujours officieusement donné des soins palliatifs à leurs patients et à leurs proches. Les infirmières et infirmiers, par exemple, ont de tout temps dispensé des soins et du réconfort alors même qu'il n'y avait plus aucune possibilité de guérison. Voici le point de vue de l'Association des infirmières et infirmiers du Canada :
Quoi qu'il en soit, les infirmières et infirmiers appuient les soins palliatifs. C'est une question qui leur tient énormément à coeur car, lorsqu'il n'y a plus de remède à offrir, il y a encore des soins infirmiers à donner, et ces soins doivent être les meilleurs. L'Association considère les soins palliatifs comme un service de santé essentiel.
Association des infirmières et infirmiers du Canada, 19:6
Des témoins font observer que, dans de nombreuses régions du Canada, on privilégie de plus en plus les soins à domicile par rapport aux soins en établissement. Le Dr Ferguson, du Nouveau-Brunswick Extra-Mural Hospital, signale au Comité ce qui suit :
Dans bien des provinces, les soins à domicile se sont développés plus ou moins dans le cadre d'un projet ou d'un programme. Chez nous, ils font partie du système. Nous aimons croire que nous avons une approche différente et nous cherchons à faire en sorte qu'ils soient utilisés plus efficacement. Voilà notre objectif, en tous cas.
Ferguson, 20:53
Il décrit les nombreux avantages des soins palliatifs à domicile :
Mourir à la maison peut leur permettre de vivre leurs derniers jours dans le calme, l'intimité et la dignité, entourés de leur famille. Cela peut rendre la mort plus supportable pour le patient et consoler davantage les proches. Lorsqu'il y a un cadre familial stable et bienveillant, le réconfort émotif et physique est souvent plus grand à la maison, dans l'entourage de la famille, des amis et des animaux domestiques. Un sondage effectué auprès des parents de patients décédés démontre que les patients et les survivants étaient très satisfaits des soins fournis.
Ferguson, 20:49
Enfin, certains témoins indiquent que les soins palliatifs ne sont pas toujours possibles et ne conviennent d'ailleurs pas à tous; en outre, ils imposent parfois un fardeau excessif aux personnes qui s'occupent des patients. Selon Mme Eleanor Ross, présidente de l'Association des infirmières et des infirmiers du Canada :
Lorsque nous disons être en faveur des soins palliatifs à domicile, nous ne prônons pas d'en imposer le fardeau à la famille. C'est pourquoi, lorsqu'il est question de l'équipe de soins palliatifs, nous parlons du besoin d'appuyer la famille. Celle-ci a besoin non seulement d'un appui quotidien, mais aussi de pauses et de services de relève. Il faut prévoir ces pauses. Lorsque nous nous occupons d'un malade chronique à long terme, il faut mettre sur pied un programme pour faire en sorte que quelqu'un se rende à domicile pour relever la famille, pour que celle-ci puisse, par exemple, partir en vacances pour une semaine ou deux, ou encore pour hospitaliser le client afin que la famille puisse se reposer.
Ross, 19:13
Délibérations du Comité
Le Comité tient à féliciter les professionnels de la santé et les nombreux bénévoles qui oeuvrent dans le domaine des soins palliatifs au Canada. Les programmes élaborés jusqu'à maintenant pour soigner les mourants ont eu un effet bénéfique pour de nombreux Canadiens.
Le Comité s'inquiète cependant du fait que, dans ce domaine, l'offre reste inférieure à la demande. Il estime que tous devraient avoir accès à des soins palliatifs dispensés avec compétence et efficacité. Les soins palliatifs devraient être intégrés aux autres services de santé et, idéalement, ils devraient être sensiblement les mêmes d'une région à l'autre. Le Comité exhorte tous les ordres de gouvernement, ainsi que les planificateurs, fournisseurs de soins et éducateurs dans le domaine de la santé, à donner la priorité à la mise sur pied d'un système complet de soins palliatifs au Canada.
Le Comité croit à la nécessité d'adopter des lignes directrices ou normes nationales en matière de soins palliatifs. L'administration des services de santé relève des provinces, mais le gouvernement fédéral a certes un rôle à jouer. Les soins palliatifs nécessitent une action fédérale-provinciale-territoriale dynamique. Le Comité encourage la coopération entre les divers ordres de gouvernement et les professionnels de la santé. La division de Santé Canada chargée de la protection et de la promotion de la santé pourrait, par exemple, en collaboration avec les ministres de la Santé des provinces et les spécialistes de tout le pays, encourager l'élaboration de lignes directrices et de normes nationales en matière de soins palliatifs. Santé et Bien-être social Canada n'en est pas à sa première expérience dans le domaine, ayant publié en 1989 une brochure intitulée Services de soins palliatifs - Guide. On a cependant fait observer au Comité que ces lignes directrices avaient besoin d'être mises à jour.
Le Comité exhorte les gouvernements à étudier la meilleure façon de financer les fournisseurs de soins palliatifs afin d'attirer dans ce domaine un plus grand nombre de jeunes professionnels. Il faudrait également chercher à accroître la participation des bénévoles à ce chapitre.
Le Comité est d'avis que le système de prestation de soins de santé devrait être aménagé de telle sorte que tous les patients atteints de maladies chroniques ou dégénératives, comme la sclérose latérale amyotrophique (SLA), la sclérose en plaques, le sida et la maladie d'Alzheimer, aient eux aussi accès aux soins palliatifs.
À mesure que le système de soins palliatifs prendra de l'ampleur, il faudra accroître la formation donnée aux professionnels de la santé ainsi que les ressources des établissements d'enseignement des sciences de la santé à ce chapitre. Les professionnels de la santé devraient avoir accès à une formation continue, selon les paramètres définis par leurs corporations professionnelles.
Pour sensibiliser le public aux soins palliatifs et l'amener à appuyer le développement des services, le Comité encourage le ministre fédéral de la Santé, en collaboration avec les provinces et les territoires, à parrainer un programme national d'information. Les membres estiment qu'il est important que la population canadienne sache en quoi consistent les soins palliatifs, à quoi ils servent et où ils sont offerts.
Le Comité est en faveur des soins à domicile et des services communautaires, tout en reconnaissant que les soins à domicile peuvent ne pas convenir à tous. En effet, ils peuvent constituer un fardeau très lourd ne laissant aucun répit à la personne qui les dispense. C'est pourquoi il faudrait les assortir de bons programmes de soins supplétifs. Les membres savent que, traditionnellement, la responsabilité des soins est surtout dévolue aux femmes. Ils pensent que les services de répit peuvent contribuer à éviter que les personnes soignantes ne soient défavorisées sur le plan de l'emploi.
Recommandations
Le Comité recommande que les gouvernements accordent une grande priorité aux programmes de soins palliatifs dans la restructuration du système de santé.
Le Comité recommande qu'on poursuive l'élaboration et la mise en oeuvre de lignes directrices et de normes nationales.
Le Comité recommande qu'on améliore la formation des professionnels de la santé dans tous les aspects des soins palliatifs.
Le Comité recommande qu'on adopte une approche intégrée des soins palliatifs. Il faut coordonner les services fournis afin de les rendre le plus efficaces possible, qu'ils soient dispensés à domicile, dans des centres autonomes ou en établissement, avec l'aide de bénévoles. Les soins de répit doivent en constituer un élément essentiel.
Le Comité recommande qu'on intensifie la recherche dans le domaine des soins palliatifs, notamment en ce qui concerne le soulagement de la douleur et des symptômes.
Chapitre IV
Le traitement de la douleur et la sédation
Lorsque les gens pensent à leur mort, ce n'est peut-être pas l'affaiblissement et la maladie qui leur font le plus peur, mais plutôt la souffrance qui risque d'accompagner le passage de vie à trépas. L'administration de soins palliatifs complets pourrait calmer la plupart des craintes des patients à l'agonie en mettant à leur disposition les meilleures méthodes de traitement de la douleur; cela aurait également pour effet d'écarter une bonne partie de leurs souffrances.
Comme le traitement de la douleur et la sédation des patients se pratiquent dans d'autres domaines de la médecine, le Comité a décidé qu'il convenait de les examiner séparément.
De nombreux témoins ont indiqué à maintes reprises que les mesures prises pour atténuer la douleur laissent à désirer et qu'il arrive souvent qu'on n'administre pas suffisamment de médicaments au patient pour apaiser ses souffrances. Plusieurs témoins estiment que c'est à cause d'un manque de formation du personnel médical dans ce domaine. D'autres pensent que certains membres du corps médical craignent d'engager leur responsabilité si, en administrant des médicaments pour calmer la douleur, ils accélèrent la mort.
Enfin, certains expliquent que parfois, c'est par crainte de créer une accoutumance qu'on ne donne pas suffisamment de médicaments au patient pour calmer sa douleur :
Ce qu'il faut, [...] c'est un changement d'attitude de la part des dirigeants médicaux et administratifs, appuyé par une opinion publique qui exprime clairement aux enseignants que l'intégration des principes de la médecine palliative dans la formation des futurs médecins est une attente prioritaire de la collectivité.
Macdonald, 22:29
Par ailleurs, des témoins signalent que même si on peut apaiser la douleur physique dans la plupart des cas avec les moyens appropriés, il y aura toujours un petit pourcentage de gens qu'on ne pourra soulager complètement, et ce malgré les meilleurs traitements :
Les «pires scénarios possibles» sont toujours nombreux. Autrement dit, même si les soins palliatifs sont les meilleurs possibles, même si le traitement de la maladie et de la douleur est le meilleur possible, il existe des cas où nos pires cauchemars et craintes se concrétisent.
Mishara, 2:36
Nous avons des patients dont nous ne pouvons pas soulager la douleur. Ils sont peu nombreux. Ce sont des douleurs qui résistent aux analgésiques et qui posent un problème énorme.
Latimer, 4:16
Les hôpitaux et les membres du corps médical recourent à deux types distincts de pratiques en matière de traitement de la douleur et de sédation :
le traitement destiné à soulager la souffrance au risque d'abréger la vie;
la sédation complète.
Traitement destiné à soulager la souffrance au risque d'abréger la vie
Le Comité a défini cette activité comme étant l'administration de médicaments en quantité suffisante pour contrôler la souffrance, même au risque de hâter la mort. Cette éventualité est fonction de la quantité administrée. Dans certains cas, le soulagement de la souffrance peut nécessiter des doses beaucoup plus fortes que dans d'autres, selon le médicament, la maladie et le degré de tolérance des patients. L'apaisement de douleurs cancéreuses grâce à des doses susceptibles de hâter la mort constitue un exemple de cette pratique.
État du droit
Selon le ministre de la Justice et Procureur général du Canada, l'honorable Allan Rock, les règles juridiques actuelles concernant ce genre de traitement sont relativement claires. Voici ce qu'il a déclaré au Comité :
Le Code criminel n'impose pas de traitement inutile ni ne contraint le malade lucide à accepter un traitement qu'il ne désire pas. De même, il n'interdit pas les soins palliatifs nécessaires qui sont prodigués conformément à l'exercice généralement accepté de la médecine, que ces soins entraînent ou non la mort du malade.
Rock, 31:17
Les représentants de l'Association du Barreau canadien ont abordé précisément l'aspect juridique de la sédation utilisée en phase terminale et considérée comme une technique médicale pour calmer la douleur :(4)
On peut soutenir que le Code criminel ne s'applique pas à la sédation terminale; il n'y a pas intention de donner la mort, et les dispositions concernant l'homicide ne s'appliquent donc pas; de même, il n'y a pas mépris inconsidéré pour la vie, et les chefs de négligence criminelle ne semblent pas non plus s'appliquer. Cette pratique ne saurait donc donner lieu à des poursuites.
La politique du coroner de l'Ontario reflète cette conception. Les soins palliatifs entraînant la mort ne sont pas considérés comme criminels dans la mesure où quatre conditions sont respectées : 1) les soins doivent avoir exclusivement pour but d'atténuer la souffrance; 2) ils doivent être administrés en réponse à des souffrances ou à des manifestations de souffrance; 3) ils doivent être proportionnels à ces souffrances; et 4) ils ne doivent pas consister à infliger délibérément la mort. Il faut tenir des documents justificatifs, et les doses doivent augmenter progressivement.
Il n'y a pas de précédent en common law dans ce domaine. Les tribunaux n'ont jamais condamné qui que ce soit pour avoir administré ce genre de traitement et, bien qu'il n'existe pas de décisions judiciaires en la matière, il a été question de l'administration d'un traitement dans le but de soulager la souffrance au risque d'abréger la vie lors de l'affaire Rodriguez. En l'occurrence, le véritable objet du débat était l'aide au suicide au regard de l'article 241 du Code criminel. Toutefois, le juge Sopinka, au nom de la majorité de la Cour suprême du Canada, a établi une distinction juridique fondée sur l'intention entre d'une part l'administration de médicaments susceptibles d'accélérer la mort et, d'autre part, l'aide au suicide. Sans trancher la question, il semble laisser entendre que si l'intention est d'atténuer la souffrance, il est légalement acceptable d'administrer un traitement même au risque d'accélérer la mort :
L'administration de médicaments destinés à contrôler la douleur selon un dosage dont le médecin sait qu'il abrégera la vie du patient est, quel que soit le critère, une contribution active à la mort du patient. Toutefois, la distinction établie ici est fondée sur l'intention dans le cas des soins palliatifs, c'est l'intention d'atténuer la douleur qui a pour effet de précipiter la mort, alors que dans le cas de l'aide au suicide, l'intention est indubitablement de causer la mort... À mon avis, les distinctions fondées sur l'intention sont importantes, et elles constituent en fait le fondement de notre droit criminel. Même si, dans les faits, la distinction peut être parfois difficile à établir, sur le plan juridique, elle est nette. (5)
Bien que la légalité de cette pratique ne fasse guère de doute, le ministre de la Justice du Canada laisse entendre que le corps médical et le public en général ne semblent pas trop savoir à quoi s'en tenir :
Quand est-il permis de prescrire de la morphine lorsqu'on sait qu'elle provoquera la mort dans les six heures? Ce n'est pas la maladie qui emportera la personne, mais bien le traitement pour soulager sa douleur. Actuellement, la lumière n'a pas été faite sur cet aspect de la question.
Rock, 31:25
Il précise que bien des gens souhaiteraient qu'on simplifie et clarifie les dispositions législatives en la matière :
On peut se demander si le Code criminel pourrait être plus limpide à l'égard de ces questions. La Commission de réforme du droit du Canada recommandait, dans son rapport de 1983, que ces questions soient clarifiées, et d'autres observateurs se sont dits du même avis.
Rock, 31:17
Opinion des témoins
Les témoins conviennent dans l'ensemble que l'administration de traitements pour atténuer les souffrances au risque de hâter la mort est une pratique très fréquente au Canada. Voici par exemple ce que déclare le Pr Schafer :
Si nous y réfléchissons, en administrant une dose adéquate d'analgésique, le médecin accélère souvent la mort du patient et ce, de façon parfaitement justifiable selon moi et selon tous mes collègues philosophes et juristes dont j'ai lu les mémoires.
Schafer, 18:124
Il n'y a pas unanimité parmi les témoins sur la fréquence des cas où l'administration d'un médicament accélère la mort. Selon certains, c'est assez rare, car des doses qui abrégeraient la vie de patients bien portants n'ont pas cet effet sur des cancéreux en phase terminale qui acquièrent avec le temps une tolérance aux médicaments. Voici ce que dit le Dr Macdonald :
Une autre source de confusion porte sur la question de savoir si nous tuons ou non le patient avec ces médicaments. Cela a fait l'objet d'un échange de correspondance que j'ai eu avec le Comité. Par exemple, si nous augmentons la dose de substances opioïdes au point de placer le patient dans un état de stupeur, certaines personnes croient que nous risquons de le tuer en lui en donnant juste un tout petit peu plus. Mon expérience m'a cependant montré que c'est fort peu probable. Les patients acquièrent rapidement une tolérance aux effets des substances opioïdes, de la morphine et d'autres médicaments semblables sur la respiration. Si nous donnons une forte dose de tel ou tel médicament, il se peut qu'il ait un effet sédatif sur le patient, mais il est peu probable qu'il provoque sa mort. Il se peut qu'il meure de pneumonie ou d'un problème secondaire rendu plus probable par la sédation, mais la mort provoquée directement par le médicament est tout à fait inhabituelle.
Macdonald, 22:32
Selon d'autres témoins, ce genre de situation serait plus fréquent que ne le laisse entendre le témoignage ci-dessus car, même lorsque les patients tolèrent davantage les effets de certains types de médicaments, les doses administrées ont pour effet d'abréger la vie. Par exemple, Russel Ogden, qui a mené des recherches sur des cas d'euthanasie et d'aide au suicide, concernant en particulier des personnes atteintes du sida ou séropositives, relate le cas d'un médecin qui a reconnu avoir fait des piqûres de morphine à son père en phase terminale. Le médecin avait déclaré qu'il savait que ces piqûres risquaient de précipiter la mort.(6) D'après le Collège des médecins et chirurgiens de la Colombie-Britannique, le Dr Perry a simplement donné à son père des soins palliatifs de qualité, ce qui ne constitue pas une faute étant donné qu'il n'est ni illégal ni contraire à la déontologie d'administrer un traitement susceptible de précipiter accessoirement la mort.
D'après de nombreux témoins, il arrive très fréquemment que les professionnels de la santé ne donnent pas des doses suffisantes de calmants aux patients. Ils craignent notamment une accoutumance aux médicaments. Comme Mme Carol Rees d'Action pour la vie, une organisation de la région d'Ottawa-Carleton, ainsi que M. Jakki Jeffs de l'Alliance pour la vie, une organisation de l'Ontario, l'ont fait valoir au Comité :
Les travailleurs de la santé refusent de donner les fortes doses de morphine nécessaires pour calmer la douleur chez les cancéreux de peur que ce médicament ne précipite la mort du patient ou ne crée une accoutumance.
Action pour la vie, 8:11
Je pense que la peur de l'accoutumance à la morphine, soit chez le médecin, soit chez le patient, est une autre des raisons pour lesquelles la morphine n'est pas utilisée comme elle devrait l'être. Là encore, la recherche montre que 0,04 p. 100 des patients traités à la morphine deviennent dépendants. Il faut informer la population et nos médecins pour qu'ils sachent gérer efficacement la douleur.
Alliance pour la vie, 8:44
Le révérend James Dickey, qui parlait de son expérience de pasteur, a fait au Comité un récit similaire. Il s'agissait du cas d'un homme de 83 ans en proie à d'atroces douleurs, mais à qui les médecins refusaient d'administrer des analgésiques de peur de créer chez lui une accoutumance. (7)
Plus fréquemment, on explique que certains professionnels de la santé refusent d'administrer des doses suffisantes d'analgésiques parce qu'ils croient qu'ils risquent d'abréger la vie du patient et craignent par conséquent d'engager leur responsabilité. Voici ce que déclare à ce sujet Mme Monique Coupal, conseillère à la Fédération québécoise des Centres d'hébergement et des soins de longue durée :
Il nous paraît surprenant, voire inadmissible finalement, qu'en 1995, il y ait encore certains médecins qui hésitent, pour toutes sortes de raisons, à prescrire des doses suffisantes pour calmer certaines souffrances que nous jugeons inutiles. Ceci par peur, soit d'accélérer le processus de la mort ou même, dans certains cas, par crainte de rendre un malade en fin de vie dépendant d'une médication.
Coupal, 32:39
Mme Patricia Rodney, infirmière de Colombie-Britannique, a parlé de la réticence de certains professionnels de la santé à administrer des analgésiques pour atténuer la souffrance si cela risque d'accélérer la mort. Elle a raconté l'histoire d'une femme à l'agonie qui avait eu une attaque cérébrale et qui souffrait. Sa famille était bouleversée et réclamait que les médecins lui administrent des analgésiques et des sédatifs. Le personnel infirmier, compatissant, a demandé au médecin responsable de donner de la morphine à la patiente. D'abord réticent, le médecin a fini par demander à une des infirmières d'administrer un analgésique à la patiente, qui est morte peu de temps après. Cela n'a pas inquiété l'infirmière parce qu'elle savait que c'était inévitable. Par contre, ce qui l'a troublée, c'est que le médecin lui dise : «Eh bien, vous avez fini par tuer cette malade, n'est-ce pas?». Mme Rodney s'est servie de cet exemple pour montrer que :
Le jeu de coulisses et les comportements qui entourent, par exemple, la question des analgésiques, peuvent être complexes et obsédants. [...] Dans les hôpitaux et les établissements de santé, l'organisation est telle que cela débouche sur des conflits, une communication tronquée et une mauvaise prise de décisions. Ce n'est pas la faute des médecins ni des infirmières; c'est tout le système qui est à blâmer.
Rodney, 15:129
Dans d'autres cas, la sous-utilisation des techniques d'apaisement de la douleur s'explique fondamentalement par le manque de formation des professionnels dans ce domaine. C'est ce qu'explique le Dr Robert Pankratz, président des Médecins du Canada pour le respect de la vie :
Nous tâchons d'éduquer nos collègues. Environ 50 p. 100 des médecins avec qui j'ai des contacts quotidiens ne sont pas suffisamment au courant des techniques modernes et leurs patients en souffrent.
Pankratz, 14:31
Le Dr Kinsella abonde en ce sens :
On remarque, au sein de la profession médicale, une attitude presque bizarre; on semble avoir de la difficulté à contrôler la douleur, les nausées, les vomissements, tous ces symptômes qui se manifestent chez certains mourants. Il s'agit là d'une lacune que présente le système d'enseignement. Il n'y a aucun doute là-dessus. Si nous voulons corriger la situation, nous devons réformer le système d'enseignement, changer l'attitude des médecins.
Kinsella, 16:17
Le Dr Paul Henteleff, président de l'Association canadienne des soins palliatifs, signale au Comité qu'il faudrait insister davantage sur les ressources nécessaires pour garantir une formation appropriée dans ce domaine :
Il faut consacrer plus de ressources à la formation pour éviter aux médecins de devoir se faire enseigner la pratique au compte-gouttes par des infirmières qui en savent plus qu'eux. Il y a là abondamment matière à recherches, car nous sommes loin de savoir tout ce qu'on pourrait faire pour atténuer les souffrances des malades, même s'ils souffrent d'une maladie incurable et mortelle.
Henteleff, 5:9
La majorité des témoins sont d'avis, ce qui n'est pas étonnant, qu'on doit autoriser les traitements destinés à atténuer la souffrance même s'ils risquent de hâter la mort, et que c'est une erreur, voire de la négligence dans certains cas, de refuser de tels traitements. Voici ce que déclare le professeur Schafer :
Si un médecin ne dispense pas des soins palliatifs adéquats sous prétexte qu'ils hâteront la mort d'un patient qui souffre terriblement, prolongeant ainsi ses souffrances, pratiquement tout le monde reconnaîtra maintenant qu'il se rend coupable de négligence, d'incompétence et peut-être même de négligence criminelle.
Schafer, 18:124
Par ailleurs, le Dr David Roy, directeur du Centre de bioéthique de l'Institut de recherches cliniques de Montréal, estime que si l'on refuse de soulager la souffrance d'un patient, on l'empêche souvent de passer ses derniers moments avec sa famille et ses amis :
Aucune loi ni aucune morale ne devraient limiter le pouvoir d'une équipe clinique ou d'un médecin d'administrer les doses fréquentes d'analgésiques nécessaires pour éliminer la douleur qui détruit l'esprit et empêche le patient de s'exprimer, à un moment où il ne lui reste peut-être que fort peu de temps pour communiquer avec les autres.
Roy, 22:7
Délibérations du Comité
Le Comité reconnaît qu'administrer un traitement destiné à soulager la souffrance au risque d'abréger la vie est légal. Toutefois, il reconnaît également que le corps médical et le public comprennent mal les règles juridiques actuelles concernant cette pratique, et il croit qu'on devrait savoir avec certitude à quoi s'en tenir à ce sujet. Le Comité est d'avis qu'on devrait envisager la pratique en question selon les modalités suivantes :
Si le patient est capable, le traitement ne lui est administré que s'il y donne son consentement libre et éclairé.
Si le patient est incapable mais qu'il a rempli une directive préalable lorsqu'il était encore en possession de ses moyens, on respecte les souhaits qu'il a alors exprimés. En l'absence d'une telle directive préalable, l'équipe soignante en réfère à la personne la mieux placée pour parler au nom du patient. Cette personne se prononce à la place du patient si elle sait quelle décision il aurait prise en toute lucidité; dans le cas contraire, c'est l'intérêt véritable du patient qui sert de critère de décision.
Le Comité admet les déclarations de nombreux témoins qui considèrent que ce type de traitement se pratique actuellement au Canada. Toutefois, il se préoccupe de l'insuffisance de preuves concernant sa fréquence. La non-disponibilité d'informations à cet égard n'est pas étonnante, et ce, pour deux raisons. Premièrement, les avis sont contradictoires sur la nature des doses qui abrègent la vie, et la question exige une étude plus poussée. Deuxièmement, certains professionnels de la santé, incertains de l'état du droit en la matière, hésitent à reconnaître qu'ils administrent de tels traitements de peur d'être poursuivis au criminel.
Le Comité s'inquiète de ce que, en raison de l'incertitude du corps médical sur l'état du droit, des professionnels de la santé laissent souffrir certains patients inutilement en s'abstenant de leur administrer les analgésiques appropriés. En outre, cette incertitude semble inciter le corps médical à maintenir le secret sur ce genre de pratique, ce qui risque de faire obstacle à la détection des abus éventuels. Le Comité recommande donc instamment qu'on précise en droit les conditions dans lesquelles on peut recourir à cette pratique et qu'on établisse des lignes directrices la régissant.
Le Comité se préoccupe en particulier du fait que certains patients ont peut-être souffert inutilement à cause du manque de formation des professionnels de la santé dans ce domaine. Le Comité estime par conséquent qu'il est essentiel d'améliorer la formation en matière de traitement de la douleur.
Recommandations
Le Comité recommande que le Code criminel soit modifié afin de clarifier la situation concernant l'administration d'un traitement destiné à soulager la souffrance au risque d'abréger la vie.
Le Comité recommande que la division de Santé Canada chargée de la protection et de la promotion de la santé élabore, en collaboration avec les provinces, les territoires et les associations nationales de professionnels de la santé, des lignes directrices et des normes sur l'administration de traitements visant à atténuer la souffrance mais susceptibles d'abréger la vie.
Le Comité recommande que la formation de tous les professionnels de la santé en matière de traitement de la douleur soit élargie et améliorée.
Sédation complète
Le Comité a défini la sédation complète comme étant le fait de rendre une personne totalement inconsciente en lui administrant des médicaments non susceptibles d'abréger sa vie.
Le Dr Marcel Boisvert, professeur de médecine à l'Université McGill et médecin spécialiste des soins palliatifs à l'hôpital Royal Victoria, a indiqué dans quelles circonstances on peut recourir à la sédation complète dans le contexte des soins palliatifs :
Ce à quoi nous en sommes réduits à l'occasion pas souvent dans le domaine des soins palliatifs, lorsque dans certaines circonstances l'agonie est particulièrement horrible, c'est de recourir à la sédation, qui est le seul moyen d'alléger la souffrance des gens. Le souffle court en est le meilleur exemple. Dans le domaine des soins palliatifs, c'est très souvent le signe extrême d'une agonie difficile le malade court après son souffle, 40, 50 fois par minute. Nous pouvons administrer des médicaments qui soulagent cet état. Très souvent, nous pouvons soulager la douleur à 100 p. 100, mais il est rare que nous puissions calmer à 100 p. 100 un malade qui n'arrive pas à trouver son souffle, à moins de recourir à une sédation poussée.
Boisvert, 6:35
Pour sa part, le Dr Gordon, a parlé des circonstances dans lesquelles on peut recourir à la sédation complète en dehors du contexte de soins palliatifs :
Les cas précis de coma barbiturique dont j'ai parlé sont ceux qui seraient provoqués afin de contrôler les crises d'épilepsie... Il s'agit d'une utilisation thérapeutique des barbituriques pour les cas d'épilepsie qui ne répondent à aucun traitement. Lorsqu'un épileptique a une crise qui ne veut pas finir, c'est un traitement thérapeutique accepté. Personne ne le conteste. [...] Il s'agit d'utiliser des barbituriques pour provoquer un coma chez des personnes qui souffrent tellement et dont la douleur est si impossible à soulager que la seule façon de l'apaiser consiste à endormir littéralement le malade.
Gordon, 27:19
État du droit
Les règles juridiques actuelles en la matière sont claires. Si l'intervention est effectuée avec le consentement du patient ou de son fondé de pouvoir, elle est légale. Si elle est contraire à la volonté clairement exprimée d'un patient capable ou de son fondé de pouvoir, elle est illégale comme l'est, dans la plupart des cas, tout traitement médical administré sans le consentement en bonne et due forme du patient. Le professionnel de la santé qui met sous sédation complète un patient à l'encontre des souhaits qu'il a formulés en toute lucidité peut être accusé de voies de fait en vertu de l'article 265 du Code criminel, et être poursuivi au civil pour coups dans les juridictions de common law. Il convient de noter que, sous le régime du droit civil au Québec, les professionnels de la santé peuvent être passibles de poursuites pour une telle conduite, conformément aux articles 1457 à 1481 du Code civil du Québec.
Opinions des témoins
Bien que plusieurs témoins y aient fait allusion, on sait peu de choses sur la fréquence de cette pratique au Canada. M. Réjean Carrier, un travailleur social qui a exercé à la fois à l'Hôtel-Dieu de Québec et à la Maison Michel Sarrazin, tient les propos suivants :
Certains milieux de soins palliatifs, après avoir tout essayé, au niveau médicaments, au niveau accompagnement des malades, ont développé la technique de sédation, c'est-à-dire de faire dormir la personne pour lui enlever l'état de conscience de sa douleur physique ou morale.
Carrier, 3:8
De nombreux témoins semblent penser que la pratique est légitime, comme le dit le Dr Morissette lorsqu'il explique dans quelles circonstances elle peut être utilisée :
Le sommeil artificiel [...] est utilisé dans deux situations: primo, quand une personne n'est pas encore prête à mourir mais est très souffrante, secundo quand il y a un caractère d'épuisement physiologique qui fait qu'on a un mauvais contrôle médicamenteux sur la souffrance . A ce moment, la technique consiste à induire un sommeil pendant une période allant de quelques heures à quelques jours et ensuite à laisser les personnes émerger de leur sommeil.
Morissette, 32:19
Le Dr Mount ainsi que M. Don Logan des Christian Brethren, une organisation religieuse de Winnipeg, semblent aussi penser que cette pratique est admissible :
La sédation des patients dont nous n'avons pas réussi à soulager les souffrances fait partie des soins palliatifs.
Mount, 5:30
La sédation est une solution pour les 5 p. 100 de patients dont la douleur ne peut être atténuée.
Christian Brethren, 18:30
Certains témoins font valoir que la sédation complète se rapproche beaucoup des actes d'euthanasie. M. Alister Browne, spécialiste en éthique biomédicale de la British Columbia Civil Liberties Association, affirme ceci :
À mon avis, certains soins palliatifs frôlent l'euthanasie active. Par exemple, des témoins nous ont expliqué que lorsque la détresse d'un patient est trop grande, ce dernier, après avoir rempli de nombreuses formalités d'autorisation, sera «drogué» et endormi. Il sera maintenu dans cet état d'inconscience et peut-être réveillé tous les huit jours environ. Cette mesure s'apparente à l'euthanasie active volontaire.
Browne, 14:136
Le Dr Morissette admet que ces deux actes sont étroitement apparentés; toutefois, il considère que la sédation complète est l'approche la plus acceptable :
Certains endroits comme la Maison Michel Sarrazin utilisent déjà le sommeil artificiel. Naturellement, certains éthiciens vont vous dire que nous sommes très près de l'euthanasie lorsque nous jouons avec cela. Effectivement, oui c'est vrai. Cependant, je pense que cela pourrait peut-être être une option valable.
Morissette, 32:15
De nombreux témoins déplorent qu'il n'existe pas de lignes directrices professionnelles ou de normes nationales concernant ce genre de sédation, bien qu'elle soit pratiquée par des professionnels de la santé au Canada. M. Carrier déclare dans son témoignage :
Toutefois, il y a un danger dans l'utilisation de cette technique parce que l'on pourrait aussi en abuser. Par exemple, qui peut décider qu'une détresse est insupportable pour le malade et qu'on doit le faire dormir ? Si cette technique était une alternative au soulagement de la douleur et à l'euthanasie, un protocole d'évaluation serait nécessaire pour éviter que cela devienne une prescription facile.
Carrier, 3:8
Délibérations du Comité
Le Comité reconnaît que la sédation complète est une pratique utilisée au Canada aussi bien pour le traitement temporaire de patients passant par une phase de souffrance aiguë que pour le traitement de patients en phase terminale. Dans le cas des patients en phase terminale éprouvant des souffrances insoutenables qu'aucun autre traitement ne permet de calmer, le Comité recommande une définition claire des conditions dans lesquelles on recourra à la sédation complète. Il recommande donc que que l'on envisage la pratique en question selon les modalités suivantes :
Si le patient est capable, ce type de sédation ne lui est administré que s'il y donne son consentement libre et éclairé.
Si le patient est incapable mais qu'il a rempli une directive préalable valide, on respecte les souhaits qu'il a exprimés. En l'absence d'une telle directive préalable, l'équipe soignante en réfère à la personne la mieux placée pour parler au nom du patient. Cette personne se prononce à la place du patient si elle sait quelle décision il aurait prise en toute lucidité; dans le cas contraire, c'est l'intérêt véritable du patient qui sert de critère de décision.
Les membres du Comité déplorent l'absence totale de lignes directrices régissant cette pratique au Canada. Le Comité considère qu'il est impératif pour la société de veiller à la mise en place d'une réglementation adéquate pour protéger les patients contre d'éventuelles pratiques abusives en matière de sédation. À cet égard, il est fermement convaincu qu'il faudrait arrêter des lignes directrices et des normes nationales.
Le Comité estime également qu'il faudrait faire plus d'études et de recherches sur la question.
Recommandations
Le Comité recommande que la division de Santé Canada chargée de la protection et de la promotion de la santé élabore, en collaboration avec les provinces, les territoires et les associations nationales de professionnels de la santé, des lignes directrices et des normes sur la pratique de la sédation complète des patients.
Le Comité recommande que le gouvernement fédéral, en collaboration avec les provinces et les territoires, réalise une étude pour déterminer avec quelle fréquence et dans quelles conditions se pratique la sédation complète.
Chapitre V
L'abstention et l'interruption de traitement de survie
L'évolution de la technologie médicale permet aujourd'hui de prolonger de beaucoup la vie des patients. Les techniques de soutien de la vie sont certes nécessaires et bien accueillies dans la plupart des cas, mais on émet parfois des réserves. Bon nombre de gens craignent une existence prolongée dans des conditions inacceptables à leurs yeux, et d'autres vont jusqu'à dire qu'une vie maintenue par des moyens artificiels ne vaut rien. Par conséquent, les médecins, les patients et les mandataires de ces derniers sont de plus en plus souvent appelés à prendre des décisions concernant l'abstention ou l'interruption de traitement de survie. Des patients qui ont refusé ce genre de traitement ont obtenu gain de cause devant nos tribunaux, bien que ces décisions n'aient pas été traduites en mesures législatives. L'incertitude continue de régner à cet égard.
Le Comité a défini l'abstention de traitement de survie comme étant le fait de ne pas amorcer un traitement susceptible de maintenir le patient en vie, par exemple ne pas tenter la réanimation cardiorespiratoire (RCR), ne pas donner une transfusion sanguine, ne pas administrer d'antibiotiques ou ne pas assurer l'alimentation et l'hydratation artificielles. L'interruption désigne le fait de cesser un traitement susceptible de maintenir le patient en vie, par exemple débrancher le respirateur ou enlever la sonde gastrique qui assure l'alimentation et l'hydratation.
L'abstention ou l'interruption de traitement de survie peut être volontaire, non volontaire ou involontaire :
Volontaire : Effectuée conformément aux voeux d'une personne capable ou à une directive préalable valide. Par exemple, un médecin débranche le respirateur à la demande d'un patient lucide.
Non volontaire : Exercée sans que soient connus les voeux d'une personne, qu'elle soit capable ou incapable. Par exemple, un médecin retire, à la demande de la famille, la sonde gastrique assurant l'hydratation d'un patient qui repose dans un état végétatif persistant et dont il est impossible de déterminer les voeux.
Involontaire : Effectuée à l'encontre des voeux d'une personne capable ou d'une directive préalable valide. Par exemple, la réanimation est refusée à un patient capable qui a demandé le recours à tous les traitements possibles en dépit du fait que l'équipe soignante estime l'intervention superflue.
État du droit
Le juge Sopinka, s'exprimant au nom de la majorité de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Rodriguez, résume ainsi l'état du droit concernant l'abstention ou l'interruption de traitement de survie :
Les tribunaux canadiens ont reconnu aux patients le droit en common law de refuser un traitement médical ou d'exiger qu'un traitement, une fois commencé, soit interrompu (Ciarlariello c. Schacter [1993] 2 R.C.S. 119). Ce droit a été expressément reconnu même si l'interruption ou le refus du traitement risquent d'entraîner la mort (Nancy B. c. Hôtel-Dieu de Québec [1992] R.J.Q. 361 (C.S.), et Malette c. Shulman (1990), 72 O.R. (2d) 417(C.A.)).(8)
Le Code civil du Québec accorde aux individus le droit de refuser un traitement médical, (9) droit que la Cour supérieure du Québec a réaffirmé dans l'affaire Nancy B. Les articles pertinents du Code civil portent ce qui suit :
Article 10. Toute personne est inviolable et a droit à son intégrité.
Sauf dans les cas prévus par la loi, nul ne peut lui porter atteinte sans son consentement libre et éclairé.
Article 11. Nul ne peut être soumis sans son consentement à des soins, quelle qu'en soit la nature, qu'il s'agisse d'examens, de prélèvements, de traitements ou de toute autre intervention.
Article 12. Si l'intéressé est inapte à donner ou à refuser son consentement à des soins, une personne autorisée par la loi ou par un mandat donné en prévision de son inaptitude peut le remplacer.
Le Dr Keyserlingk dit ceci au sujet de l'affaire Nancy B. :
L'inquiétude de l'hôpital [dans cette affaire] était la suivante : «Est-ce que nous ne tuons pas la malade en cessant de la maintenir artificiellement en vie ?», ce à quoi le tribunal a répondu «Pas du tout; un malade a le droit de refuser». Du point de vue [...] de l'hôpital ou du médecin, on n'a pas le droit de traiter lorsque le traitement a été refusé. Autrement, ça devient une forme d'agression.
Keyserlingk, 1:32
Il est acceptable sur le plan juridique, partout au Canada, de ne pas commencer un traitement de survie ou de l'interrompre lorsqu'un patient capable en fait la demande. À cet égard, le Dr Keyserlingk et le Dr Ted Boadway, directeur de la politique de la santé de l'Association médicale de l'Ontario, indiquent ce qui suit :
Le devoir [de maintenir la vie] disparaît dans certaines circonstances, par exemple lorsque le traitement est refusé par un malade jouissant de toutes ses facultés [...] D'un point de vue juridique, une telle omission dans ces circonstances n'est pas de l'euthanasie par omission, mais correspond tout simplement à de bons soins médicaux.
Keyserlingk, 1:28
Les tribunaux ont statué que les médecins doivent respecter et faire respecter les désirs d'un patient apte à décider concernant les choix de traitement à toutes les étapes de la vie, même si cela a pour conséquence de hâter la mort.
Boadway, 20:70
S'il est généralement admis qu'il faut respecter la décision des patients lucides qui refusent un traitement de survie, il reste un certain nombre d'éléments sur lesquels les tribunaux n'ont pas encore statué. Aucune décision n'a été rendue concernant l'abstention ou l'interruption de traitement pour des patients incapables, par exemple des jeunes enfants et des patients dans un état végétatif persistant. Les traitements inutiles refusés à un patient, contrairement aux voeux qu'il a exprimés, constituent en droit une autre zone grise. Il reste en outre à déterminer si l'hydratation et l'alimentation artificielles constituent un traitement médical que l'on peut cesser ou refuser au même titre que les autres soins médicaux. Les tribunaux s'y sont arrêtés, mais sont divisés sur la question.
Dans l'affaire Astaforoff,(10) la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a confirmé la décision de la Cour suprême de la province qui reconnaissait qu'il était du devoir des tribunaux de protéger le caractère sacré de la vie, mais sans pour autant imposer à une personne contre son gré les choses nécessaires à la vie. Par contre, dans l'affaire Niemic, (11) la Cour supérieure du Québec a autorisé l'hôpital à alimenter et à traiter chirurgicalement, par tous les moyens nécessaires, un adulte capable qui refusait les traitements médicaux. On n'a pas encore demandé à la Cour suprême du Canada de statuer sur ces questions complexes.
D'après certains témoins, les professionnels de la santé ont besoin de directives plus claires concernant ces différents aspects de l'abstention et de l'interruption de traitement : (12)
En réalité cependant, la common law n'est pas assez claire pour être bien comprise par les médecins ou le grand public, et elle ne peut pas être appliquée uniformément d'un cas à l'autre, ce qui laisse planer suffisamment de doutes dans l'esprit des médecins pour qu'ils ne sachent pas exactement quelles sont leurs obligations et leur responsabilité légale éventuelle s'ils prodiguent certains soins ou ne le font pas. Ces problèmes sont particulièrement évidents dans le cas d'un patient qui se trouve dans un état végétatif persistant.
Boadway, 20:70
La Commission de réforme du droit a traité précisément de l'interruption de traitement :
Il existe, à tort ou à raison, un malaise certain chez les spécialistes médicaux et dans le public. À la base de ce malaise, on retrouve notamment l'idée que la rédaction actuelle des textes permet de jeter un doute sérieux sur la légalité de certaines pratiques médicales ou hospitalières courantes. (13)
M. Scott Rowand, président de l'hôpital Wellesley de Toronto, exprime une autre préoccupation :
Je ne crois pas que la loi offre une protection adéquate aux hôpitaux et aux professionnels de la santé dans les cas d'interruption de traitement; or la Commission de réforme du droit, dans son document de travail 28, a recommandé une telle protection.
Rowand, 9:32
Lignes directrices à l'intention des procureurs de la Couronne de la Colombie-Britannique
Il est explicitement question de ces activités dans les lignes directrices à l'intention des procureurs de la Couronne de la Colombie-Britannique concernant l'euthanasie active et l'aide au suicide. D'après ces lignes directrices, il y a abstention ou interruption de traitement quand un médecin qualifié, avec le consentement du patient ou en son nom, décide de ne pas amorcer ou d'interrompre des actes médicaux destinés à prolonger la vie au-delà de sa durée naturelle. Lorsqu'elle est conforme aux normes de déontologie médicale établies, cette conduite ne donne pas lieu à des poursuites au criminel. (14)
Ces situations posent des problèmes non seulement sur le plan juridique, mais aussi sur le plan moral et éthique. Les propos des témoins reflètent ces difficultés ainsi que la diversité des opinions concernant ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas.
Opinions des témoins
Certains témoins disent que les arguments invoqués pour justifier l'abstention ou l'interruption de traitement de survie pour les patients capables s'appliquent tout aussi bien dans le cas des patients incapables qui ont fait la demande lorsqu'ils étaient lucides. Voici ce qu'indique à ce sujet le professeur Eike-Henner Kluge, qui enseigne la bioéthique à l'Université de Victoria :
Si j'ai montré que les personnes capables avaient le droit de choisir de vivre ou de mourir, [...] il s'ensuit que le même droit doit s'appliquer aux personnes qui ne sont plus aptes, mais qui ont fait une telle demande à l'époque où elles l'étaient...
Kluge, 2:19-20
Les loubavitch de la Colombie-Britannique soutiennent qu'il est impossible de connaître les voeux d'une personne incapable et, partant, qu'il n'existe pas de jugement substitutif légitime :
Toute décision, qu'il s'agisse de respecter un testament biologique ou de la nécessité d'agir sans instructions connues, ne devrait aller que dans le sens de la protection de la vie elle-même. Au fil des siècles, les sociétés ont fait de la protection de la vie la pierre angulaire de leurs fondements moraux. Toute dérogation à ce principe mettra en danger la société toute entière et ses valeurs, en sapant les préceptes fondamentaux que sont le caractère sacré de la vie et notre devoir de protéger la vie.
Mémoire des loubavitch C.-B., p.5
D'aucuns estiment qu'un traitement est inutile lorsque, de l'avis des médecins, il est entièrement inefficace. D'autres le décrivent comme un traitement qui a peu de chances d'être efficace ou de donner des résultats tangibles, ce qui suppose un jugement tant médical que moral. Dans son témoignage, le Dr John Williams, directeur du Département de l'éthique et des affaires juridiques de l'Association médicale canadienne, dit ceci :
La question de l'inutilité est l'un des problèmes les plus épineux de la pratique médicale contemporaine. La déclaration que nous avons remise, intitulée «Déclaration conjointe sur la réanimation» et adoptée récemment par nos trois associations, traite de la question de l'inutilité. Elle n'apporte pas de solution définitive, mais au moins elle en parle et fixe certains paramètres définissant un cadre pour les discussions futures de la notion d'inutilité, en particulier la question de savoir si c'est au personnel médical qualifié qu'il revient de déterminer quand un traitement ne permet pas d'atteindre un but spécifié, ou si l'on doit laisser au malade ou à la famille le soin de décider s'il est souhaitable ou non de poursuivre ce but.
Par exemple, est-il superflu de prendre des mesures de réanimation qui permettront de maintenir un malade en vie deux semaines de plus à l'hôpital ? La réponse est peut-être à la fois oui et non. Ce n'est pas inutile dans la mesure où l'on atteint le but poursuivi de maintenir quelqu'un en vie deux semaines de plus, mais la question de savoir si le but lui-même est valable ou acceptable dépend vraiment des valeurs du malade, du personnel soignant ou d'autres encore. C'est une question que nous n'avons pas tenté de résoudre pour le moment.
Williams, 25:7-8
Des témoins expriment l'avis qu'il est acceptable de ne pas administrer un traitement de survie ou de l'interrompre même s'il est utile, par exemple une transfusion sanguine nécessaire sur le plan médical pour un témoin de Jéhovah bien portant par ailleurs. Comme le souligne le Dr Douglas Sawyer, président du comité d'éthique de l'Association médicale canadienne :
[À votre avis, doit-on refuser un traitement uniquement lorsque celui-ci serait inutile ou peut-on avoir d'autres raisons de le faire ?] Je crois qu'un malade peut refuser un traitement pour n'importe quelle raison. Lorsqu'un patient refuse d'être traité, la question de l'inutilité ne se pose pas. Elle se pose uniquement lorsque le patient est incapable et ne peut pas refuser le traitement, mais que celui-ci est considéré comme superflu.
AMC, 25:7
Plusieurs témoins soutiennent qu'il n'y a pas de véritable différence sur le plan moral entre, d'une part, l'abstention ou l'interruption de l'hydratation et de l'alimentation artificielles et, d'autre part, l'abstention ou l'interruption en ce qui a trait à l'utilisation d'un respirateur, à la transfusion sanguine ou à la réanimation cardiorespiratoire. Par conséquent, si l'une des catégories de traitement peut être interrompue ou ne pas être entreprise, il en va de même pour l'autre.
D'autres témoins estiment au contraire qu'il y a une différence entre les deux types d'interventions. Ils considèrent comme moralement acceptable de ne pas administrer un traitement de survie ou de l'interrompre, à l'exclusion toutefois de l'hydratation et de l'alimentation artificielles. Le groupe Canadian Nurses for Life est lui aussi d'avis qu'il n'est ni approprié ni souhaitable d'interrompre la nutrition et l'hydratation :
Le fait de donner à boire et à manger n'a jamais constitué un traitement médical, car ce n'est pas une façon de soigner une maladie.[...] À son Congrès international tenu à Rome les 1er et 2 décembre 1989, la Fédération mondiale des médecins pour le respect de la vie humaine, qui compte quelque 300 000 membres provenant de 59 pays, a adopté une résolution que nous allons citer : «Lors de toute maladie mortelle, il est cruel et contraire à la pratique médicale de priver le malade de nourriture et d'hydratation et de le faire ainsi mourir de faim et de soif, ce qui ne fait qu'accroître sa souffrance. La nutrition et l'hydratation sont essentielles au maintien de la vie, même si elles s'effectuent par voie intraveineuse ou par gavage».
Mémoire de Canadian Nurses for Life, p. 3-4
Ces questions controversées mises à part, de nombreux témoins ont parlé en général de la fréquence des abstentions et des interruptions de traitement ainsi que des conditions dans lesquelles elles ont lieu. Certains ont confirmé que les voeux des patients sont effectivement respectés dans la plupart des cas. Par contre, le Comité a aussi été informé de situations où l'on n'en tient pas compte. Ainsi, le révérend John Oldham, qui a suivi une formation de pastorale clinique à l'hôpital Victoria de Winnipeg et qui a dirigé plusieurs colloques sur le phénomène de la mort, a dit au Comité qu'un traitement de survie est parfois administré au patient contre sa volonté ou malgré le refus de son représentant d'y consentir :
Il arrive que des médecins autoritaires et déterminés des services de soins intensifs administrent des traitements plus énergiques qu'il n'est nécessaire, contrairement à ce que souhaitent les patients et leur famille. C'est parfois beaucoup trop énergique. C'est une question de jugement et il est très difficile de trancher.
Oldham, 18:27
On a aussi signalé au Comité des cas où l'équipe soignante n'avait pas administré un traitement parce qu'elle le jugeait inutile, allant ainsi à l'encontre des désirs du patient ou de son représentant. Les Christian Brethren du Manitoba en donnent un exemple :
Le médecin [...] a expliqué qu'on avait examiné le cas de notre mère et décidé de débrancher l'appareil; de fait, le personnel avait déjà commencé à réduire le nombre de respirations par minute, et l'appareil devait être arrêté complètement à 18 heures.
Père a répété qu'il ne pouvait pas permettre ce débranchement parce qu'il se soumettait au droit divin de donner ou d'enlever la vie.
En terminant, j'aimerais dire que notre chagrin et notre bouleversement ont été accrus du fait que les directeurs de l'hôpital étaient autorisés à débrancher l'appareil de maintien de la vie (selon ce qui nous a été dit), sans égard pour nous et sans que nous puissions les en empêcher.
Mémoire des Christian Brethren, p. 4-5
D'autres témoins font observer que le patient n'est pas toujours en mesure de refuser un traitement librement et en connaissance de cause; en pareil cas, le rôle des professionnels de la santé revêt une importance extrême. C'est ce que Mme Rodney a expliqué au Comité, à l'aide d'un exemple puisé dans son expérience d'infirmière. Elle a relaté le cas d'un diabétique de 76 ans dont la mobilité était considérablement réduite et qui avait besoin d'une dialyse de longue durée. Comme son état se détériorait, il a informé l'équipe soignante qu'il voulait mettre fin à sa dialyse. Cette décision a surpris les membres de l'équipe parce que le patient n'avait jamais tenu de tels propos et que sa santé ne s'était pas suffisamment détériorée pour justifier sa demande :
Le malade a fini par avouer qu'il souhaitait mettre fin à sa dialyse parce qu'il avait l'impression de devenir un fardeau de plus en plus lourd pour sa femme et qu'il était en train de l'épuiser. Ayant appris la vérité, les membres de l'équipe ont été plus en mesure de réagir. Ils ont négocié avec le malade un nouveau plan de traitement. Ils leur ont obtenu, à sa femme et à lui, davantage d'aide au domicile, ce qui leur a permis de mieux se débrouiller. M. C. a retiré sa demande de cessation de traitement et a pu mener pendant encore quatre années ce qu'il considérait comme une vie de qualité.
Rodney, 15:124
Certains témoins ont expliqué au Comité la distinction morale qu'ils font entre abstention et interruption de traitement. Les loubavitch de la Colombie-Britannique s'expriment en ces termes :
L'interruption de tout traitement médical, qu'il s'agisse de l'usage d'un respirateur, de l'administration d'oxygène, d'injection intraveineuse, d'alimentation par sonde nasogastrique ou de traitement pharmacologique, ne peut être acceptée. On ne peut prendre de telles mesures que si le médecin est convaincu qu'elles ne vont pas interrompre la vie. Or, il est impossible à quiconque de prendre une telle décision avec une certitude absolue et entière. Par conséquent, une fois mis en place, les mécanismes d'assistance ne devraient pas être interrompus tant que la mort n'a pas été établie.
Mémoire des loubavitch C.-B., p. 19
Le Dr Somerville pense, pour sa part, qu'il n'y a pas de distinction éthique entre les deux :
Il s'agit aussi de savoir s'il y a une différence entre le fait de ne pas dispenser un traitement visant à maintenir une personne en vie et le fait de retirer ce traitement. Sur le plan de l'éthique comme du droit, il n'y a pas de différence, à condition que l'action soit justifiée dans un cas comme dans l'autre. Là encore, dans une certaine mesure, le fait de savoir si l'action est justifiée procède d'un jugement de valeur. Toutefois et nous devons à mon avis en tenir compte , le sentiment n'est pas nécessairement le même pour les professionnels de la santé en cause selon qu'ils ne dispensent pas un traitement ou qu'ils le retirent.
Somerville, 6:6-7
Malgré des points de vue différents, les témoins reconnaissent presque unanimement que l'abstention et l'interruption de traitement de survie sont moralement acceptables en principe et que, si un patient capable ou son représentant refuse un traitement, il faut respecter cette décision. Comme le fait remarquer le Dr Mount :
De façon générale, on convient maintenant que l'utilisation d'un traitement visant à prolonger la vie n'a pas sa place lorsque le patient s'y oppose ou qu'aucune raison ne milite contre l'interruption. Cette façon de voir reçoit l'assentiment de nombreuses autorités.
Mount, 5:27
Le Pr Schafer est aussi de cet avis :
Ces valeurs puissantes la liberté et l'autonomie , [...] ont amené le milieu de la déontologie biomédicale et le milieu juridique à convenir, de façon quasi unanime, que ce que l'on appelait «l'euthanasie passive» [abstention et interruption de traitement de survie] est légitime du point de vue moral et devrait donc être permis par la loi.
Schafer, 18:122
Délibérations du Comité
Le Comité ne croit pas qu'il existe une différence morale entre l'abstention et l'interruption de traitement de survie. Par conséquent, il pense que les arguments éthiques qui s'appliquent à l'une valent aussi pour l'autre.
Le Comité reconnaît que l'abstention et l'interruption de traitement de survie sont légales quand elles sont réclamées par un patient capable. Toutefois, lorsque les voeux d'un patient incapable sont connus (grâce à une directive préalable ou à des conversations avec un membre de la famille ou un ami), on devrait s'en remettre au jugement substitutif de son fondé de pouvoir et respecter ses volontés. Dans le cas contraire, on devrait décider en fonction de l'intérêt véritable du patient.
Le Comité reconnaît qu'il règne de l'incertitude dans la profession médicale et dans le grand public au sujet de ce qui est légalement admissible en la matière. Le Comité est d'avis qu'il faudrait clarifier, en droit, la pratique relative à l'abstention et à l'interruption d'un traitement de survie. À cet égard, on devrait prendre en considération les critères suivants :
Quand un patient refuse un traitement de survie, l'équipe soignante évalue sa capacité de décision.
Si le patient est capable, l'équipe s'assure que son choix est libre et éclairé, auquel cas elle respecte son refus.
Si le patient est incapable mais qu'il a rempli une directive préalable valide lorsqu'il était encore en possession de ses moyens, on respecte les souhaits qu'il a alors exprimés. En l'absence d'une telle directive préalable, l'équipe soignante en réfère au fondé de pouvoir du patient. Cette personne se prononce à la place de ce dernier si elle sait quelle décision il aurait prise en toute lucidité; dans le cas contraire, c'est l'intérêt véritable du patient qui sert de critère de décision.
Il ne faut pas refuser d'administrer ou d'interrompre un traitement de survie contre le gré d'un patient capable ou de son fondé de pouvoir, à moins que le traitement ne soit «inutile» au sens où l'entend le Comité.
On doit interpréter de façon très étroite la notion d'inutilité du traitement, c'est-à-dire qu'il doit s'agir, selon l'équipe soignante, d'un traitement entièrement inefficace.
Le Comité considère que l'hydratation et l'alimentation artificielles sont des traitements; par conséquent, il est aussi acceptable, dans certaines circonstances, de ne pas les administrer ou de les interrompre que de ne pas administrer ou d'interrompre la respiration artificielle, les transfusions sanguines ou la réanimation cardiorespiratoire.
Le Comité estime qu'il est inacceptable de ne pas disposer de lignes directrices régissant l'abstention et l'interruption de traitement de survie.
Recommandations
Le Comité recommande qu'on modifie le Code criminel et qu'on adopte les dispositions législatives nécessaires pour reconnaître explicitement et clarifier les circonstances dans lesquelles l'abstention et l'interruption de traitement de survie sont légalement acceptables. On devrait prendre en considération les critères énoncés dans le présent chapitre, à la rubrique «Délibérations du Comité».
Le Comité recommande que la division de Santé Canada responsable de la protection et de la promotion de la santé, en consultation avec les provinces, les territoires et les associations professionnelles intéressées, établisse des lignes directrices régissant l'abstention et l'interruption de traitement de survie.
Le Comité recommande que les lignes directrices professionnelles soient modifiées en fonction de ces recommandations, du nouveau texte du Code criminel et des lignes directrices nationales.
Le Comité recommande que le ministère fédéral de la Santé, en collaboration avec les provinces et les territoires, parraine une campagne nationale pour informer le public de ses droits relativement au refus d'un traitement de survie.
Le Comité recommande qu'on effectue une étude en vue de déterminer la fréquence des abstentions et interruptions de traitement ainsi que les conditions dans lesquelles elles sont pratiquées par suite de l'application des lignes directrices et dispositions législatives proposées.
Chapitre VI
Les directives préalables
Tout au long des audiences du Comité, des témoins ont parlé de l'importance de la participation du patient aux décisions touchant le traitement ainsi que des nouvelles possibilités qu'offrent les directives préalables à cet égard. Les professionnels de la santé soulignent qu'il est primordial que les patients communiquent aux médecins et aux infirmières leurs volontés à l'égard tant des soins qu'ils veulent obtenir que de ceux qu'ils refusent. Cela est également important pour les membres de la famille, qui sont souvent obligés de prendre des décisions délicates pour leurs proches en matière de soins. De telles décisions s'avèrent beaucoup plus faciles lorsque les familles connaissent les volontés du patient.
Une directive préalable en vertu du Code civil du Québec, il s'agit d'un mandat, qu'on appelle aussi communément testament de vie ou testament biologique est un document établi par une personne capable concernant les décisions à prendre en matière de soins dans l'éventualité où elle ne serait plus en mesure de les prendre elle-même. Les directives préalables sont de deux ordres : les instructions et la procuration (ou procuration permanente pour soins de santé). Dans le cas des instructions, la personne précise, pour le cas où elle deviendrait incapable, les décisions à prendre en matière de soins ou la façon de les prendre. Dans la procuration, la personne charge quelqu'un des décisions à prendre en matière de soins dans l'éventualité où elle deviendrait incapable.
État du droit
La plupart des législatures provinciales au Canada ont adopté ou envisagent d'adopter des textes de loi concernant les directives préalables. Le Québec, l'Ontario, le Manitoba et la Nouvelle-Écosse ont adopté et proclamé des lois qui rendent obligatoire le respect des directives préalables. La Colombie-Britannique a adopté une loi qu'elle n'a pas encore proclamée. Le 16 mars 1995, on a de nouveau présenté à Terre-Neuve un projet de loi (An Act Respecting Advance Health Care Directives and the Appointment of Substitute Health Care Decision Makers) qui sera étudié sous peu en comité.
Parmi les provinces qui n'ont pas légiféré à ce chapitre, quelques-unes sont en train d'examiner la question. L'Alberta a présenté un projet de loi, l'Advance Directives Act, qui a été rayé du Feuilleton lorsque la session a pris fin en novembre 1994. Avant qu'on décide s'il y a lieu de présenter de nouveau ce projet de loi, le ministre de la Santé doit analyser les commentaires qu'il a reçus du public par suite de la diffusion d'un document de travail sur les directives préalables.
Dans les Territoires du Nord-Ouest, le ministère de la Santé a entrepris d'élaborer des normes et procédures à suivre dans le cadre des programmes de soins à domicile et de soins à long terme en établissement (Standards and Procedures for Advanced Treatment Directives for both Coordinated Home Care Programs and Facility based Long Term Care Programs). Au Nouveau-Brunswick, un comité constitué pour étudier des directives préalables en matière de soins a remis son rapport au ministère de la Justice, qui l'étudiera pour déterminer si une loi s'impose.
L'Île-du-Prince-Édouard, la Saskatchewan et le Yukon n'envisagent pas pour l'instant de présenter de projet de loi ni d'étudier la question. (15)
Opinions des témoins
La plupart des témoins conviennent qu'il devrait y avoir dans toutes les provinces des lois rendant obligatoire le respect des directives préalables, et que le personnel soignant devrait être tenu de respecter les volontés des patients exprimées dans de telles directives. Le Dr Latimer, entre autres, appuie ce point de vue :
Je serais d'accord pour que les gens puissent décider, dans un testament, du traitement qu'ils sont prêts à subir à la fin de leur vie. Autrement dit, ils peuvent décider de ne pas subir certains traitements visant à prolonger leur vie. Ils devraient avoir ce droit ou cette possibilité de choix.
Latimer, 4:10
Le Dr Latimer souligne également l'utilité de telles mesures pour les professionnels de la santé :
Tout ce qui peut préciser aux médecins et aux services de santé le genre de traitement qu'une personne est prête à recevoir est une excellente chose. Si c'est sous la forme d'un testament biologique ou d'une procuration ou encore les deux, c'est également une excellente chose. Un patient qui fait simplement connaître à son médecin la nature générale de ses désirs à ce propos ne peut qu'en être félicité.
Latimer, 4:10
M. Carrier et Mme Chapman expliquent pourquoi le respect obligatoire des directives préalables peut être avantageux :
Le testament de vie, à mon avis, est intéressant dans la mesure où l'on s'assurera que l'on ne donnera pas un traitement contre la volonté de la personne et que l'on pourra toujours vérifier avec cette dernière ce qu'elle veut en fin de vie. Si elle est toujours apte à choisir, bien sûr. [...] Le testament [de vie] peut protéger cette personne contre l'acharnement thérapeutique.
Carrier, 3:13
Comme les lois provinciales conféreront un caractère légitime à la directive préalable, il deviendra alors possible de s'attaquer à certains des problèmes concernant les décisions en matière de traitement, telles que l'abstention de traitement, si l'on connaît la volonté de la personne avant qu'elle ne soit malade. Conformément à la directive préalable, le traitement ou le non-traitement respectera les souhaits de la personne au cas où cette personne ne serait pas en mesure d'exprimer elle-même sa volonté. Nombre de situations difficiles qui surgissent à la fin de la vie pourraient être évitées si ce genre de lois existaient dans l'ensemble du pays et si l'utilisation de la directive préalable devenait répandue.
Chapman, 32:57
M. Bureau indique que l'expression d'un refus ou d'un consentement libre et éclairé à l'égard d'un traitement facilite la tâche de la famille ou des amis appelés à prendre des décisions difficiles :
Par le respect des volontés du mourant, le processus du deuil sera facilité, moins douloureux et sûrement moins destructeur parce que moins porteur de culpabilité et de tension dans la famille et chez les soignants.
Bureau, 4:36
Certains témoins expriment toutefois des réserves. Voici ce que dit le Dr Keyserlingk :
L'ennui avec tout cela est que si nous commençons tous à écrire des testaments dans lesquels nous déclarons que nous ne voulons pas qu'on ait recours à des moyens héroïques pour nous garder en vie, il risque d'y avoir un déplacement du fardeau. Lorsque les gens n'auront pas de testament de vie, les médecins commenceront alors à penser : «je suppose que je dois tout mettre en oeuvre».
Keyserlingk, 1:52-53
De son côté, le Pr Mishara dit qu'il sera plus difficile pour ceux qui ont rédigé un testament biologique de changer d'avis :
Donc, un des problèmes [...] c'est comment on peut protéger les droits des individus de changer d'avis, de signer un document un jour quand il se sentent seuls, isolés [...] et que suite à des bonnes interventions pour soulager ces douleurs, [ils] se sentent mieux, se sentent différemment.
Mishara, 2:41
Certaines infirmières font aussi part de leurs préoccupations :
L'accent mis sur la nécessité du testament biologique laisse aussi entendre qu'à moins que le malade n'y ait pourvu, il ne recevra pas de bons soins infirmiers; qu'un malade perd en partie ou en totalité ses droits de refuser un traitement et qu'il doit protéger ces droits en signant un document juridique; que sans ce document juridique, les malades doivent s'attendre à être soignés à l'excès; et que les malades incapables d'exercer leurs droits n'en n'ont plus. Canadian Nurses for Life ne voit pas de bonne raison qui justifierait d'inscrire dans la loi ce qui constitue déjà une pratique infirmière. [...] Le testament biologique repose sur l'hypothèse selon laquelle non seulement les infirmières soignent les malades malgré eux, mais encore qu'elles leur prodiguent couramment des soins excessifs.
Nurses for Life, 8:7
Selon Mme Scandiffo, de l'association Right to Life de Toronto, déclare :
Certes, l'idée d'avoir une personne à qui vous faites confiance et qui vous représente est bonne. Ce qu'il ne faut pas oublier, cependant, c'est que les gens doivent être conscients de choses comme les conflits d'intérêts. De toute évidence, la personne qui signe un tel document doit vous faire confiance, ainsi qu'à votre jugement. Mais ce n'est pas tout le monde qui est digne de confiance. Est-ce que les gens seront forcés de signer ces documents?
Scandiffo, 8:52
Délibérations du Comité
Bien que le Comité soit conscient des préoccupations soulevées par certains témoins en ce qui concerne l'obligation légale de respecter les directives préalables, une telle mesure semble présenter de grands avantages. Les membres espèrent que les provinces et territoires qui n'ont pas encore adopté de texte de loi à cet égard le feront bientôt.
Le Comité est préoccupé par la complexité de certains textes de loi qui existent déjà. À son avis, un plus grand nombre de gens seront encouragés à rédiger des directives préalables si l'on adopte un processus clair, simple et peu coûteux pour l'établissement de ces documents.
Recommandations du Comité
Le Comité recommande que les provinces et les territoires qui ne l'ont pas encore fait adoptent des mesures législatives concernant les directives préalables.
Le Comité recommande que les provinces et les territoires conviennent d'un protocole en vertu duquel les directives préalables établies dans une province ou un territoire seraient reconnues dans les autres.
Chapitre VII
L'aide au suicide
L'aide au suicide est définie comme le fait d'aider quelqu'un à se donner volontairement la mort en lui fournissant les renseignements ou les moyens nécessaires, ou les deux.
Voici deux exemples d'aide au suicide :
Un médecin montre à un patient comment prendre une dose mortelle d'un médicament et lui rédige une ordonnance en sachant que le patient a l'intention de prendre le médicament pour se donner la mort. Le patient absorbe la dose mortelle et meurt.
L'amie d'une femme partiellement paralysée se rend à la pharmacie pour faire exécuter une ordonnance de barbituriques, les lui apporte, les dépose dans sa main et lui donne quelque chose à boire pour en faciliter l'ingestion. La femme avale les pilules et meurt.
Pour qu'il y ait aide au suicide, il faut que le patient soit l'agent de sa mort, mais que celle-ci résulte de l'assistance d'un tiers.
Il n'y a ni suicide ni aide au suicide dans les cas de refus de traitement, ou lorsqu'on administre un traitement destiné à soulager la souffrance au risque d'abréger la vie. L'euthanasie n'est pas non plus une forme d'aide au suicide parce que, contrairement à ce qui se passe dans l'aide au suicide, la personne qui fait le geste définitif n'est pas celle qui désire mourir.
État du droit
Le suicide et la tentative de suicide ne sont plus illégaux au Canada depuis que l'infraction de tentative de suicide a été abolie en 1972. Toutefois, l'aide au suicide demeure un acte criminel. L'article 241 du Code criminel stipule en effet que :
241. Est coupable d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement maximal de quatorze ans quiconque, selon le cas :
a) conseille à une personne de se donner la mort;
b) aide ou encourage quelqu'un à se donner la mort,
que le suicide s'ensuive ou non.
L'aide au suicide est une infraction aux termes de l'alinéa 241b) du Code criminel. L'expression «aide ou encourage» englobe la fourniture de renseignements ou de moyens à une personne qui s'en sert pour s'enlever la vie. Cet alinéa est le point de mire du présent chapitre.
La common law et la Charte
L'arrêt-clé dans ce domaine concerne Sue Rodriguez qui, lors de l'audition de sa cause par la Cour suprême, avait 42 ans et souffrait de sclérose latérale amyotrophique (SLA ou maladie de Lou Gehrig). Pour la forme de SLA dont elle souffrait, le pronostic était une perte progressive de ses facultés physiques (notamment marcher, parler, avaler et respirer), la mort devant survenir de deux à quatorze mois plus tard; vers la fin, elle serait lucide et consciente de son état, mais clouée au lit, totalement dépendante d'autrui pour ses soins et ne pouvant respirer, s'hydrater ou s'alimenter sans l'aide d'appareils.
Sue Rodriguez ne souhaitait pas mourir tant qu'elle pouvait encore jouir de la vie, mais elle se rendait compte qu'un jour viendrait où elle ne serait plus capable de se suicider sans aide. Elle a intenté une action en justice, réclamant qu'on déclare contraires à la Charte les dispositions du Code criminel qui interdisent l'aide au suicide. Pour reprendre les termes de la Cour suprême du Canada, elle a demandé «qu'un médecin qualifié soit autorisé à mettre en place des moyens technologiques qu'elle pourrait utiliser, quand elle perdra la capacité de jouir de la vie, pour se donner elle-même la mort au moment qu'elle choisirait». Les tribunaux ont rejeté sa demande, et Sue Rodriguez est morte en février 1994. On sait que quelqu'un l'a aidée à mourir, mais on ignore s'il s'agit d'une aide au suicide ou d'une euthanasie. Aucune accusation n'a été portée relativement à son décès.
Dans un jugement rendu à cinq contre quatre, la Cour suprême du Canada a soutenu que la disposition interdisant l'aide au suicide, l'alinéa 241b), ne viole pas la Charte canadienne des droits et libertés. Même si elle restreint le droit de Sue Rodriguez à la liberté et à la sécurité de sa personne garanti par la Charte, elle ne le fait pas d'une manière contraire aux principes de justice fondamentale. On a soutenu au nom de Sue Rodriguez qu'une personne handicapée désirant se suicider, mais incapable physiquement de le faire, a droit à une aide au suicide en vertu des dispositions sur l'égalité. Le juge Sopinka, qui a rédigé la décision au nom de la majorité, a statué que, même s'il y avait violation du droit à l'égalité garanti par la Charte, on pouvait démontrer que cette restriction était justifiée dans le cadre d'une société libre et démocratique en vertu de l'article 1 de la Charte.
Trois juges ont exprimé leur dissidence. D'après le juge en chef Lamer, la prohibition de l'aide au suicide restreint le droit à l'égalité garanti par la Charte, restriction dont la justification ne peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. Il conclut qu'il est possible d'assurer la protection des personnes vulnérables sans restreindre le droit des handicapés à l'égalité. La juge McLachlin (d'accord avec la juge L'Heureux-Dubé) estime que la prohibition de l'aide au suicide restreint le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, que cette restriction n'est pas conforme aux principes de justice fondamentale et qu'on ne peut en démontrer la justification dans le cadre d'une société libre et démocratique. Elle soutient que les personnes vulnérables pourraient être protégées d'une manière qui ne limite pas arbitrairement la liberté des Canadiens. D'après la juge, les dispositions sur l'égalité contenues dans la Charte ne s'appliquent pas en l'espèce. Le juge Cory s'est rallié essentiellement aux avis du juge en chef Lamer et de la juge McLachlin; il estime que la prohibition de l'aide au suicide restreint tant le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne que le droit à l'égalité, et qu'on ne peut démontrer que cette restriction est justifiée dans le cadre d'une société libre et démocratique.
Fait à noter, cinq juges ont confirmé les dispositions législatives actuelles sur l'aide au suicide, alors que quatre les ont désavouées. Une description plus détaillée de ce jugement est donnée à l'Annexe L.
Lignes directrices à l'intention des procureurs de la Couronne de la Colombie-Britannique
Le procureur général de la Colombie-Britannique a produit à l'intention des procureurs de la Couronne de sa province des lignes directrices en matière d'euthanasie active et d'aide au suicide. (16) À la connaissance du Comité, aucune autre province n'a produit de document semblable. Selon ces lignes directrices, un médecin n'est poursuivi au criminel pour aide au suicide et euthanasie que s'il y a une forte probabilité d'obtenir sa condamnation et si l'intérêt public l'exige. Elles stipulent en particulier :
Par une forte probabilité d'obtenir la condamnation, il faut entendre beaucoup plus qu'une présomption, mais beaucoup moins qu'une certitude à peu près totale. [...] C'est pourquoi [le procureur de la Couronne] doit faire preuve de souplesse lorsqu'il cherche à établir s'il y a une forte probabilité d'obtenir la condamnation, compte tenu que plus l'allégation est grave, plus la justice a intérêt à soutenir des accusations prouvables.
Pour déterminer si l'intérêt public exige des poursuites, le procureur de la Couronne prend en compte les facteurs suivants :
L'importance de promouvoir des normes déontologiques et professionnelles appropriées au sein des professions de la santé;
L'intérêt de la société à protéger les personnes vulnérables; et
L'intérêt de la société à protéger le caractère sacré de la vie humaine, sans qu'il soit pour autant nécessaire de prolonger la vie à tout prix.
Opinions des témoins
Les témoins ont présenté au Comité un large éventail d'arguments d'ordre éthique, social et juridique; d'aucuns réclamaient la légalisation pure et simple de l'aide au suicide, alors que d'autres au contraire recommandaient que la société prenne des mesures plus strictes pour bien montrer que le suicide ne doit jamais être encouragé.
Malgré l'indéniable illégalité de l'aide au suicide, le Comité a entendu des témoignages qui attestent qu'elle se pratique bel et bien au Canada. D'autres témoins, cependant, ont dit qu'elle est très rare. Comme la plupart des témoins n'ont pas fait de distinction claire entre l'aide au suicide et l'euthanasie, il est difficile d'établir des chiffres fiables à cet égard. Russel Ogden, qui a préparé un mémoire de maîtrise sur l'euthanasie et l'aide au suicide des sidéens et des séropositifs et le Dr Boadway indiquent tous deux qu'il s'agit d'une pratique courante :
J'ai découvert qu'ici, en Colombie-Britannique, l'euthanasie au sein de la population atteinte du sida se pratique aussi bien avec que sans l'aide des médecins. Entre 1980 et 1993, j'ai eu connaissance de 34 cas d'aide au suicide ou d'euthanasie au sein de ce groupe. J'ai également eu connaissance d'autres décès à l'extérieur du groupe des sidéens, mais je ne les ai pas inclus dans mes chiffres. Depuis la publication de ces résultats, j'ai eu connaissance de nombreux autres décès parmi les personnes atteintes de SLA, de cancer et du sida.
Ogden, 14:75-6
Depuis que je me suis prononcé sur l'aide au suicide il y a un an, les médecins et les infirmières m'en parlent sans cesse. J'essaie consciemment d'éviter d'apprendre des détails sur les circonstances particulières de chaque cas, parce que je ne veux pas savoir. Mais je peux vous dire que c'est constant.
Boadway, 20:83
Par contre, voici ce que dit le révérend Kenneth Weir, un aumônier du Nouveau-Brunswick :
Je peux vous dire que j'ai travaillé dans les hôpitaux, avec le personnel, pendant neuf ans et que je sais ce qui se passe dans un établissement hospitalier. Je ne peux pas vous citer un seul cas d'aide au suicide qui se soit produit dans nos établissements. Ce genre de choses ne passent pas inaperçues. Les gens en parlent et je reçois les confidences aussi bien des médecins et des infirmières que des préposés aux cuisines et à l'entretien.
Weir, 24:22
À cause de l'hésitation des gens à discuter d'activités illégales, le Comité n'a pu recueillir d'informations exactes ou complètes sur la fréquence de l'aide au suicide. Comme l'indique le révérend Oldham :
Je suis convaincu que beaucoup de gens, autant des professionnels de la santé que d'autres personnes, ne sont pas venus ici de crainte de faire l'objet d'enquêtes et de poursuites.
Oldham, 18:28
Le Dr Chochinov a fait remarquer au Comité qu'on sait très peu de choses sur les personnes qui demandent une aide au suicide, ou sur leurs motivations :
Que savons-nous de ce groupe pour qui la mort avec l'aide d'un médecin pourrait être envisagée? Trop peu de choses. La taille possible d'un tel groupe, la distribution des processus morbides sous-jacents et le fardeau des symptômes, la mesure dans laquelle la douleur, la dépression et le soutien social influent sur le désir de mourir, la mesure dans laquelle une intervention peut pousser une personne à mourir ou l'en dissuader, voilà autant de questions empiriques auxquelles on peut et on doit trouver réponse.
Chochinov, 17:6
Le Comité n'a donc pas été en mesure de déterminer à quelle fréquence l'aide au suicide est demandée et par quels groupes de patients, la fréquence à laquelle elle est pratiquée, et dans quelles conditions elle est demandée et fournie. Toutefois, les témoignages entendus l'autorisent à penser que l'aide au suicide est vraisemblablement demandée et fournie.
Arguments des témoins contre la décriminalisation de l'aide au suicide
Un des arguments les plus souvent entendus contre l'aide au suicide est l'importance de la protection de la vie en tant que valeur fondamentale de la société. On invoque aussi à cet égard le caractère sacré de la vie, mais les deux arguments sont différents. La vie est une valeur fondamentale parce que la société ne peut survivre si cette valeur n'est pas protégée. Le Dr McGregor offre la réflexion suivante :
L'euthanasie et l'aide au suicide sont contraires au respect fondamental de la vie humaine, lequel est au coeur des valeurs de la société.
McGregor, 4:55
Ceux qui s'opposent à l'aide au suicide en raison du caractère sacré de la vie emploient une autre terminologie. Ils considèrent que toute vie humaine est sacrée, comme en témoignent des principes religieux tels que «tu ne tueras point». Ce principe est défendu dans le contexte de la tradition judéo-chrétienne; le Dr Senn et le révérend J.A. Baycroft de l'église anglicane d'Ottawa font valoir ce qui suit :
Les valeurs judéo-chrétiennes jouent encore un rôle important dans notre société. Elles nous enseignent que la vie n'est pas une chose dont on décide, que c'est un cadeau et que nous n'avons pas plus le droit de l'enlever que nous avions le droit de la demander.
Senn, 9:6
Je crois que ma vie fait partie de l'ensemble de la vie humaine, qu'elle n'est pas ma seule possession. Je suis tenu de respecter la vie des autres et, en plus, le respect de ma vie est indissociable du respect de la vie des autres. Si l'exemple que je donne est de renoncer à mon désir de vivre, en supposant que je sois très déprimé et que les choses soient très difficiles pour moi, je risque d'ébranler les convictions et l'engagement des autres, particulièrement des éléments vulnérables de la société.
Baycroft, 28:8
Le respect de la vie est également invoqué par la Commission sur les soins de santé aux Indiens de l'Alberta :
Les aînés et les chefs spirituels ont un profond respect de la vie. Dans leurs prières, ils demandent pour les autres une longue vie et le respect. Notre culture ne peut vraiment pas approuver que quelqu'un mette fin à ses jours. Ils ne veulent pas modifier la nature. Quand il s'agit de malades condamnés, ils s'en remettent au Créateur. Ils feront tout pour que la personne se rétablisse. Ils vont prier pour cette personne jusqu'à son dernier souffle.
Bottle, 30:23
Certains témoins soulignent que même si l'autonomie personnelle fait partie des valeurs de la société, elle n'est pas absolue :
Le principe de l'autodétermination, de l'autonomie du patient, se double toujours de l'interdépendance. Nous ne pouvons exclure l'un de l'autre. Nous sommes des individus dans une société vivant en collectivité et la collectivité a des droits de regard sur le comportement d'un individu. Toute notre société est basée là-dessus et le geste d'un individu crée des émotions ou des conséquences sur ceux qui le voisinent dans sa communauté immédiate et dans sa famille immédiate.
Dionne, 13:12
De nombreux témoins ont fait allusion à la notion de «pente glissante». Leur crainte est de voir la légalisation de l'aide au suicide mener tout droit à la légalisation de l'euthanasie volontaire, et peut-être même à l'euthanasie involontaire des personnes âgées, des handicapés et d'autres personnes vulnérables. Le problème peut être présenté en termes simples, mais il est plus complexe qu'il n'y paraît et soulève des préoccupations concernant les pressions émotionnelles, psychologiques et financières face auxquelles il pourrait être difficile de restreindre l'aide au suicide si jamais elle était autorisée. Voici ce que pensent les Drs Roy, Adams et Johnson :
Il serait illusoire, ou en tout cas extrêmement douteux, qu'une société puisse préserver le caractère volontaire de l'euthanasie si celle-ci devenait juridiquement, socialement et moralement acceptable pour un grand nombre de personnes. Il serait difficile, voire impossible, d'imaginer une loi interdisant toute forme de persuasion, même subtile, pour amener des patients à demander l'euthanasie alors que ce ne serait probablement pas ce qu'ils souhaiteraient.
J'ai déjà vu ce genre de situation dans le cas de patients atteints du sida qui avaient été totalement abandonnés par leurs parents, par leurs frères et soeurs, et par leur conjoint. Complètement isolés, et privés de toute source de vie et d'affection, la mort leur semblait être la seule forme de libération possible. Dans de telles situations, des pressions subtiles peuvent amener le patient à demander une mort immédiate, rapide et sans douleur, alors que ce qu'il souhaiterait en fait serait de l'amour, de l'affection et du soutien.
L'idée que l'euthanasie puisse rester purement volontaire reflète l'idée naïve que nous vivons dans un monde idéal d'hôpitaux, de médecins, d'infirmières et de familles parfaits, mais j'ai passé trop de temps auprès d'agonisants et j'ai vu trop de cas de perte de lucidité et de chaos pour savoir que la réalité est tout autre.
Roy, 22:8
Cela risquerait d'avoir une incidence négative sur le respect qu'on accorde actuellement aux personnes âgées, aux handicapés physiques, aux malades mentaux, aux infirmes et aux nouveau-nés gravement handicapés.
Adams, 18:45
Cependant, sensible à mes propres faiblesses et reconnaissant celles que j'ai constatées autour de moi dans le monde médical, dans les hôpitaux et au sein du système de soins de santé au Canada, je peux dire à ceux qui revendiquent si éloquemment ces droits que, sur le terrain, dans les tranchées où cela compte, les premiers à mourir seraient les faibles et les non-instruits, les personnes sans défense, et non pas ceux et celles à la volonté farouche, ceux confrontés aux situations les plus pénibles. En effet, ce serait les personnes ordinaires dont la poursuite de l'existence est mal acceptée par les parents ou par un système de soins de santé incompréhensif et peu compatissant.
Johnston, 14:28
Les témoins qui refusent la décriminalisation de l'aide au suicide perçoivent une différence fondamentale entre cet acte et l'abstention ou l'interruption de traitement. Pour eux, le malade qui ne reçoit pas ou qui se fait retirer un traitement de survie meurt de causes naturelles, alors que celui ou celle qui se suicide avec l'aide de quelqu'un meurt de causes non naturelles. Le Dr Morissette fait remarquer que :
Lorsque vous cessez un traitement ou que vous débranchez un appareil parce que le traitement est devenu disproportionné car la personne n'a plus le goût ou la capacité de lutter, il y a une nette différence entre le fait de laisser la mort survenir naturellement plutôt que de la provoquer. Je pense qu'essentiellement le noeud de la réponse est là. En somme, toute la question réside dans le fait de laisser la mort survenir naturellement ou de la causer.
Morissette, 32:14
De nombreux témoins ont parlé de la différence qu'il y a, sur le plan de l'intention, entre, d'une part, les activités décrites dans les chapitres précédents, notamment l'abstention et l'interruption de traitement de survie et le traitement destiné à soulager la souffrance au risque d'abréger la vie et, d'autre part, l'aide au suicide. Le Dr Latimer explique :
Certains diront également que les soins palliatifs s'apparentent de près à l'euthanasie et qu'il n'y a pas vraiment de grande différence entre les deux. Ils pourront aussi dire que certains des médicaments que nous dispensons pour enlever efficacement la douleur peuvent abréger la vie du patient, ce qui revient au même que l'euthanasie. Ces affirmations sont également fausses. L'utilisation des traitements requis pour combattre la douleur, la difficulté à respirer et les autres symptômes vise à soulager la souffrance et non pas à causer le décès du patient. Le but de l'euthanasie et de l'aide au suicide est le décès du patient, et toute intervention est faite dans ce but. Les partisans de l'euthanasie ne doivent pas comparer cette dernière avec les soins palliatifs pour servir leur cause. Il existe une distinction bien nette entre des soins palliatifs efficaces d'une part, et l'euthanasie ou l'aide médicale au suicide d'autre part.
Latimer, 4:6-7
Un certain nombre de témoins pensent qu'il serait prématuré d'autoriser l'aide au suicide tant qu'on n'offrira pas de bons soins palliatifs à toute la population canadienne. Ce n'est qu'à ce moment qu'on pourra évaluer avec précision les avantages et inconvénients possibles de la légalisation de l'aide au suicide. Le Dr Richard MacLachlan, du Collège des médecins de famille du Canada, est de cet avis :
Tant et aussi longtemps que n'aura pas été mis en place dans toutes les régions du pays un programme global de soins palliatifs et de prévention du suicide, nous ne pouvons pas envisager de parler d'aide au suicide et d'euthanasie.
MacLachlan, 23:6
On fait également valoir que de bons soins palliatifs permettraient de soulager les souffrances qui conduisent aux demandes d'aide au suicide, sans les inconvénients de l'aide au suicide :
Je pense qu'en soins palliatifs, on n'a pas tout exploité. Exploitons tout, et puis peut-être que l'on dira «oui» à l'euthanasie ou «non»; on le saura.
Carrier, 3:21
Malheureusement, les soins palliatifs ne sont pas accessibles à tous les Canadiens. Une grave question, entre autres, est alors soulevée : Pouvons-nous, en tant que société, tolérer une forme quelconque d'euthanasie active si nous ne garantissons pas d'abord que tous les Canadiens ont accès à des soins palliatifs de qualité pour réduire leur souffrance physique et psychologique?
Mishara, 2:36
En outre, certains témoins estiment que les soins palliatifs pourraient faire baisser le nombre de demandes d'aide au suicide à un niveau tel que les torts causés par la légalisation l'emporteraient alors nettement sur les avantages. Le Dr Kinsella, entre autres, exprime cet avis :
Il y aura des cas où nous ne serons pas en mesure de répondre adéquatement aux besoins des patients. Il s'agira de cas difficiles, c'est tout ce que je peux vous dire. Je ne veux pas paraître inconvenant et je ne veux pas non plus minimiser les horreurs et la souffrance que ces gens endureront, mais il faut faire face à la réalité. Nous ne serons pas en mesure d'aider, comme nous le souhaiterions, certaines personnes. Cela ne veut pas dire que ces rares cas devraient agir sur notre fibre morale et sociale et dicter l'attitude que nous devrions adopter à l'égard des mourants. Je suis moi-même incapable de franchir ce pas. Je ne crois pas que nous devrions changer les codes moraux de notre pays en raison des quelques cas terribles et occasionnels auxquels nous ne pourrons apporter aucune aide.
Kinsella, 16:20-21
D'autres témoins font valoir que si l'aide au suicide est autorisée, on aura tendance à délaisser le développement des soins palliatifs au Canada. Un certain nombre de spécialistes en soins palliatifs qui ont comparu devant le Comité sont de cet avis :
[Si l'euthanasie ou l'aide au suicide sont légalisées] la recherche sur le contrôle de la douleur et sur l'accompagnement psychosocial et spirituel du malade risquerait d'être diminuée, voire de devenir non prioritaire. Il en irait de même des programmes de soins palliatifs.
Carrier, 3:10
Si la loi était modifiée pour autoriser l'euthanasie ou l'aide au suicide, je crains que cela ne freinerait le mouvement amorcé en faveur des soins aux mourants.
Latimer, 4:9
Les témoins qui s'opposent à une modification juridique concernant l'aide au suicide craignent beaucoup les pressions qui pourraient être exercées sur les personnes vulnérables et malades. Des patients peuvent se percevoir comme un fardeau pour leurs proches ou la société en général, ou devenir sensibles à d'autres pressions extérieures, et demander par conséquent qu'on les aide à en finir, même s'ils ne souhaitent pas vraiment mourir. Les représentants de la Conférence des évêques catholiques du Canada et du Conseil sur le vieillissement d'Ottawa-Carleton, ainsi que Pauline Lesage-Jarjoura, du Comité d'éthique de l'Université de Sherbrooke, abordent la question :
Les démunis, les pauvres, les personnes âgées et tous ceux qui sont vulnérables, seront l'objet de pressions de la part de tiers, voire d'eux-mêmes, si une mort prématurée est disponible. Cette pression pourrait s'accentuer dans la mesure où décroissent les ressources pour les soins de santé. Quand la possibilité de choisir la mort devient-elle une obligation?
Conférence des évêques catholiques du Canada, 22:49
Nous nous inquiétons des pressions, tant internes qu'externes, exercées sur les malades et ceux qui les soignent en vue de prolonger ou de raccourcir par des moyens artificiels le passage de vie à trépas. L'évolution de la technique médicale et la possibilité d'y recourir pour maintenir les malades en vie ont créé un nouveau contexte dans lequel évaluer le passage de vie à trépas. Toutes ces pressions influencent nos décisions en matière d'euthanasie et d'aide au suicide.
Les pressions internes peuvent comprendre la peur de la mort, bien que pour nombre de personnes âgées, ce ne soit pas tant la mort elle-même qui leur fasse peur comme les douleurs pouvant l'accompagner. La perte de contrôle, la peur de ne pas avoir les moyens de payer le soutien nécessaire pour continuer à vivre et de devenir un fardeau pour les membres de sa famille sont autant de pressions internes qui peuvent influer sur le désir d'une personne de recourir à l'euthanasie et à l'aide au suicide. Il peut arriver que des personnes prennent des décisions qui ne sont pas au mieux de leurs intérêts, avec l'intention plutôt de protéger leur famille des pressions émotives et financières qui peuvent s'ensuivre. [...] Une des principales craintes soulevées par les membres du Conseil est la vulnérabilité accrue des personnes âgées. Avec l'âge, les capacités physiques et parfois mentales diminuent, la personne devenant souvent dépendante des autres et donc vulnérable à la victimisation. Les abus de nature financière sont très communs, les personnes âgées perdant une partie ou la totalité de leurs économies ou subissant des pressions pour confier à quelqu'un d'autre l'administration de leur revenu mensuel. Dans certains cas extrêmes, des personnes âgées vivent en sachant qu'il y a des gens qui souhaitent leur mort pour profiter de l'héritage qu'elles laisseront.
Conseil sur le vieillissement, 32:54
Dans un monde qui ne cherche pas à donner un sens positif à la vieillesse et à la souffrance, il deviendra «normal» de demander d'en finir et «anormal» de vouloir vivre malgré les pressions subtiles du milieu. Il faudra alors justifier sa propre survie.
Lesage-Jarjoura, mémoire, p. 19
Certains témoins sont d'avis que composer avec la souffrance et la douleur associées à la mort fait partie de la vie, et que l'on ne peut ni ne doit l'éviter en recourant à des moyens comme l'aide au suicide et l'euthanasie. La souffrance peut rapprocher l'individu et la collectivité, les unir par des valeurs plus élevées. Le Dr Morissette exprime ce point de vue :
Il faut, et je le crois sincèrement, avoir fréquenté l'école de la souffrance pour comprendre celle des autres, que ce soit nos deuils, petits ou grands, nos pertes, nos arrachements, nos rejets et nos peines d'amour. Parfois, lorsque nous avons su tirer des richesses de nos propres souffrances, lorsque nous en avons été capables, nous en venons à penser que ceux qui n'ont pas souffert n'ont peut-être pas véritablement vécu. La souffrance vécue, qui a un sens, spiritualise l'individu. Je ne glorifie pas ici la souffrance car elle se doit d'être soulagée, mais elle est le lot de notre condition humaine.
Morissette, 32:10-11
Plusieurs témoins parlent d'une possibilité de réconciliation ou de croissance, sur le plan personnel et familial, qui peut se présenter dans les derniers mois ou jours de vie et qui ne pourrait se concrétiser si l'individu optait pour une aide au suicide. Le révérend John Horgan, de l'Association catholique de la santé de la Colombie-Britannique, et Iain Benson, du groupe Médecins du Canada pour le respect de la vie, décrivent le processus :
Au cours des six derniers mois de leur existence, nos patients voient souvent l'espoir sous un jour nouveau. L'espoir prend alors une nouvelle forme. Ce n'est plus l'espoir de guérir qui les anime, mais plutôt celui de revoir les êtres chers, de passer du temps avec eux. C'est pour eux le temps de la réconciliation, du pardon. Quant aux proches, c'est l'occasion pour eux de manifester leur amour, leur compassion, leur affection. Voilà ce que reçoit la personne mourante de ceux qui la soignent et des êtres chers. Les soignants (et je parle en tant que professionnel) reçoivent énormément des patients et de leurs familles.
Horgan, 14:149
Il y a un mois, j'étais au chevet d'une très chère amie à moi, âgée de 39 ans, que le cancer allait emporter. Deux mois avant sa mort, elle avait demandé à son époux de l'aider à se suicider. Il avait refusé. Trois jours avant sa mort, elle a vécu une réconciliation extraordinaire avec sa famille. Cette réconciliation n'aurait jamais eu lieu si son voeu de suicide avait été exaucé.
Benson, 14:24
Des témoins font valoir que l'aide au suicide pourrait avoir un effet très néfaste sur les membres de la famille, les amis ou les professionnels de la santé proches du patient. À cet égard, on recommande d'étudier davantage les répercussions de l'acte en question sur les personnes associées à celui ou celle qui le réclame. Comme l'indique le représentant de l'Association pharmaceutique canadienne :
Les pharmaciens ne partagent pas tous la même opinion au sujet de l'euthanasie et de l'aide au suicide et ne peuvent donc pas en recommander la légalisation. Au Canada et aux États-Unis, le débat sur le suicide réalisé avec l'aide d'un médecin continue de se concentrer presque exclusivement sur les droits et les responsabilités des deux principaux intervenants, le patient et le médecin. Cela soulève une question importante que l'on oublie souvent d'aborder. Quels sont les droits et les responsabilités des autres intervenants, par exemple, les professionnels de la santé qui pourraient participer à un suicide secondé par un médecin ou à l'euthanasie? Est-ce que ces actes représentent une utilisation appropriée des médicaments d'ordonnance? Un médecin devrait-il faire participer un pharmacien à une aide au suicide ou à un acte d'euthanasie sans son consentement ou à son insu? Les pharmaciens peuvent-ils ou veulent-ils participer sciemment à la mort d'un patient? Dans l'affirmative, dans quelles conditions? D'un point de vue déontologique, l'euthanasie devrait-elle être légalisée?
Hall, 23:22
M. Carrier aborde également cette question :
[...] pour avoir suivi des gens, des membres d'une famille qui ont eu à vivre le deuil d'un parent qui s'est suicidé, il semble que le suicide d'un parent, c'est très difficile à recevoir comme héritage moral, spirituel pour un fils ou une fille. Qu'en serait-il de l'euthanasie ou de l'aide au suicide? Quel serait l'impact, la façon de vivre le deuil chez les proches?
Carrier, 3:11
Dans son mémoire, Mark Pickup offre le témoignage suivant :
Le Canada ne se compose pas de 27 millions de petites îles! Si je décide de mettre fin à mes jours avec l'aide d'un médecin, cette décision ne touche pas que moi. Elle touche ma femme, mes enfants, ma mère, mes frères et mes soeurs. Aux yeux de mon médecin, cette décision dépréciera sa profession (car au lieu de guérir, mon médecin aura donné la mort), et elle minera de façon générale la relation de confiance entre le médecin et son patient... Nous dépendons tous les uns des autres, comme en témoignent les expressions "famille", "voisins", "communauté" et "citoyenneté". L'autonomie individuelle est un mythe.
Pickup, mémoire, p. 16
Un certain nombre de témoins craignent que la décriminalisation de l'aide au suicide ne mine la confiance entre les patients et les médecins, infirmières et autres professionnels de la santé. Ils redoutent que l'aide au suicide ne viole l'éthique médicale, que soient mis en cause les motifs des soignants :
Dans les relations entre le médecin et son patient, la confiance se fonde essentiellement sur le fait que les patients sont convaincus que leur médecin ne leur fera pas de mal. L'aide au suicide et l'euthanasie pourraient bien saper cette confiance, en nuisant aux relations entre médecin et patient et en empêchant une communication honnête et franche entre eux.
McGregor, 4:55
Dans le passé, la profession médicale a rejeté et interdit l'euthanasie active et le suicide avec l'aide d'un médecin en tant qu'actes médicaux. Cette interdiction découle du principe relié au serment d'Hippocrate, à savoir qu'on ne doit pas causer de mal [...] Manifestement et sans aucun doute, si l'euthanasie active et l'aide au suicide étaient acceptées sur le plan juridique, l'enseignement et l'apprentissage de la médecine comprendraient une série d'éléments incompatibles et macabres. La médecine telle que nous la connaissons disparaîtrait dans un environnement de ce genre. La tradition d'Hippocrate disparaîtrait elle aussi, tradition qui pendant des décennies consistait à ne pas causer de mal.
Kinsella, 16:7, 11
Plusieurs médecins signalent que, compte tenu des restrictions économiques imposées au régime de santé, on risque de recourir à l'aide au suicide plus souvent que prévu si elle est légalisée. Le Dr Jim Lane, du groupe Médecins canadiens pour le respect de la vie, et le Dr Roy expriment tous deux des inquiétudes à cet égard :
Ce sont les derniers mois d'un patient qui sont les plus coûteux. Bon nombre de gens estiment impensable que des patients soient tués pour économiser de l'argent, mais la possibilité existe.
Lane, 14:26
À une époque où il est difficile de dispenser des soins adéquats aux patients, à cause des compressions budgétaires, nous voyons des malades atteints du sida qui ne reçoivent pas les médicaments nécessaires pour traiter de graves infections. Dans un tel contexte, une loi qui autoriserait et sanctionnerait l'euthanasie pourrait devenir un outil en fin de compte beaucoup trop commode pour la société.
Roy, 22:11
Certains témoins considèrent que si l'aide au suicide est légalisée, il sera impossible d'établir des lignes directrices permettant de prévenir les abus, peu importe le soin qu'on y mettra. De toute façon, il sera toujours difficile de veiller au respect de telles lignes directrices :
En tant qu'avocats, nous pouvons affirmer sans risque que notre expérience collective a démontré que tout système de lignes directrices juridiques, en dépit des meilleures intentions, engendre inévitablement des erreurs, du simple fait que ces lignes directrices sont administrées par des êtres humains et que tous les humains commettent des erreurs et des fautes.
Thomas More Lawyers' Guild, 12:9
Je pense que toute garantie, quelle qu'elle soit, comporte des failles et des risques d'échec. Nous savons que ce que font et disent les médecins aux patients se déroule dans le privé et ne concerne que le médecin et son patient. Dans le cas de l'euthanasie, les seuls témoins en mesure de se prononcer sur le respect des garanties seraient morts. L'autre témoin ne porterait jamais d'accusations contre lui-même. Les garanties législatives en ce qui concerne l'aide médicale au suicide protègent le médecin contre d'éventuelles poursuites, mais ne protègent ni le patient ni le public. Je pense qu'il est de mon devoir en tant que médecin, et du devoir de ma profession, d'expliquer au public à quel point il serait difficile de surveiller et de contrôler le respect des garanties ou des mesures de précaution.
Lane, 14:26
On craint également qu'il soit difficile d'empêcher que des actes d'euthanasie non volontaire, ou même des meurtres, ne soient déguisés en aide au suicide :
Comme les motifs jouent un très grand rôle dans l'aide au suicide, ainsi d'ailleurs que dans l'euthanasie, peut-on être certain que c'est l'esprit de miséricorde qui entre en jeu, et non des sentiments moins avouables?
Keyserlingk, 1:44
Enfin, on craint qu'une éventuelle décriminalisation n'envoie pas le bon message aux groupes de notre société les plus vulnérables au suicide. Comme le souligne M. Gary McPherson, président du conseil du premier ministre de l'Alberta sur la condition des personnes handicapées :
Le Canada a constaté l'existence d'un problème de suicide parmi ses jeunes et a réagi en posant la question suivante : «Comment prévenir le suicide?» Le Canada a constaté l'existence d'un problème de suicide chez les peuples autochtones et a réagi en posant la question suivante : «Comment prévenir le suicide?» Le Canada a constaté l'existence d'un problème de suicide chez les personnes handicapées et a réagi en posant la question suivante : «Comment faire pour les aider à se tuer?»
McPherson, 18:53
Arguments des témoins en faveur de la décriminalisation de l'aide au suicide
Les témoins en faveur de la décriminalisation ont invoqué le respect du principe de l'autonomie ou de la capacité d'autodétermination. D'après le Dr Boisvert :
Est-ce que la vie a une valeur transcendantale? Est-ce que cette valeur transcende littéralement toute chose? La réponse, bien simple, c'est carrément «non». Nous ne transfusons pas les témoins de Jéhovah; nous autorisons les gens à refuser un traitement qui ne fera que prolonger leur agonie. Au Canada, et dans la plupart des pays occidentaux à l'heure actuelle, la vie n'a pas une valeur transcendantale. Nous reconnaissons que le seul fait de vivre n'est pas suffisant. Il faut qu'il y ait autre chose. L'autonomie de la personne ou du patient peut être plus importante que la vie.
Boisvert, 6:29
En ce qui concerne le principe de l'autonomie, le Dr Wallace cite un extrait du rapport publié en 1983 par la Commission de réforme du droit du Canada :
La loi doit aussi reconnaître, comme elle le fait d'ailleurs à l'heure actuelle de façon implicite, le principe de l'autonomie et de l'autodétermination de la personne, c'est-à-dire le droit de chaque être humain de voir sa volonté respectée lorsqu'il s'agit de décisions portant sur son corps. Il faut admettre, à notre avis, que chaque être humain est en principe maître de sa propre destinée. Il est libre toutefois, pour des raisons morales ou religieuses, de s'imposer des restrictions ou des limites à son droit d'autodétermination. Là n'est pas la question. Ces limites ne doivent pas lui être imposées par la loi en dehors des hypothèses où l'exercice de ce droit est susceptible de nuire à l'ordre public ou aux droits des autres.(17)
Le Dr Wallace ajoute :
Malheureusement, la Commission de réforme du droit a manqué de courage lorsqu'elle a fait ses recommandations car elle a conclu que, puisque des poursuites sont rarement intentées et que la peine est habituellement suspendue, il n'y avait aucune raison de modifier la loi. Voilà un bel exemple d'un cas où l'on met la charrue avant les boeufs. Je crois plutôt qu'une loi qui est rarement invoquée et qui, si elle est appliquée, aboutit à des peines ridiculement légères, est inutile.
Wallace, 15:84
Certains témoins estiment que lorsqu'il est impossible de soulager les souffrances d'un mourant, il devient justifié d'autoriser l'aide au suicide. M. Tom Sigurdson, de l'Alberta, donne le témoignage suivant basé sur sa propre expérience :
La douleur physique était présente tous les matins, quand on la lavait, puis encore le soir. La douleur physique était incroyable et l'indignité, horrible, chaque fois qu'il fallait lui vider l'intestin manuellement [...] Personne ne devrait avoir à subir la douleur et l'indignité qu'a endurées ma femme. Son corps la trahissait, et on aurait dû la laisser mourir au moment de son choix [...] Je comparais devant le Comité pour vous demander, non, pour vous implorer, de recommander au Parlement de permettre aux malades en phase terminale d'exercer un choix, le choix de quitter ce monde lorsqu'ils sont convaincus qu'il n'y a plus de qualité de vie pour eux ou lorsque leurs douleurs et leurs souffrances sont trop grandes. Si Cynthia avait eu ce choix, il y aurait eu un moment où je l'aurais embrassée pour une dernière fois et où je l'aurais tenue dans mes bras jusqu'à son dernier souffle. Au lieu de cela, il me reste le souvenir obsédant d'une douleur atroce et d'un regard vide. Je prie pour que bientôt aucun Canadien n'ait plus à endurer la douleur et l'indignité contre sa volonté.
Sigurdson, 15:122-123
Certains témoins font observer au Comité qu'une agonie prolongée peut priver certaines personnes de leur dignité, de leur indépendance et du contrôle de leur vie, ce qui pour elles constitue une situation intolérable. C'est ce que soulignent le professeur Kluge, et Marilyn Seguin de l'organisation Mourir dans la dignité :
En public et en privé, Mme Rodriguez avait fait savoir très clairement que la mort qui l'attendait, sa qualité aussi bien que sa nature, et l'état de dépendance absolue qu'elle supposait, lui étaient inacceptables. Ses valeurs fondamentales et son sens de la dignité personnelle s'en trouvaient violés.
Kluge, 2:13
Toute la question est là la liberté de choisir et de définir ce qui est tolérable et ce qui ne l'est pas [...] Nous devons avoir une vision plus large pour comprendre et admettre ce que peut être une souffrance pour quelqu'un d'autre.
Séguin, 7:44-45
Le Conseil unitaire explique que dans les cas où la maladie porte atteinte à la dignité du patient, c'est un acte de clémence de le laisser mourir si tel est son souhait :
Le point de vue unitarien est que la loi actuelle, qui n'autorise pas l'aide au suicide, est à la fois inéquitable et insuffisamment compatissante. Il est injuste de contraindre quelqu'un à vivre contre son gré. Une loi qui n'autorise pas une telle personne à demander de l'aide manque de compassion. Les Unitariens considèrent donc que la loi doit être changée de manière à traiter avec compassion les désirs clairement énoncés des personnes qui estiment que leur maladie incurable sape leur dignité et la valeur de leur vie.
Kiely, 14:62
Certains témoins soulignent que la société canadienne accorde une telle valeur à la liberté de conscience et de religion ainsi qu'à la diversité culturelle, qu'elle les a consacrées dans la Charte canadienne des droits et libertés :
Nous affirmons le droit de conscience et le recours au processus démocratique tant à l'intérieur de nos congrégations que dans la société en général. Ce principe reflète également une tension dynamique entre les droits de l'individu et les droits de la collectivité. Nous avons déjà précisé que nul n'a le droit de dicter à autrui ses croyances ou valeurs. Nous affirmons le droit de chaque membre et ami de nos sociétés de formuler son opinion sur toute question de conscience, car nous considérons que la libre communication des valeurs et des idées ne peut que faire avancer le débat.
Kiely 14:62-63
Des témoins soulèvent également la question de l'égalité. Ils font valoir qu'il n'est pas illégal de se suicider, mais que les seules personnes à qui la loi interdit de le faire sont celles qui en sont physiquement incapables. Comme le souligne Martin Campbell, de Mourir dans la dignité :
Le cas de Sue Rodriguez montre à quel point la loi actuelle est discriminatoire à l'endroit des personnes handicapées. Je peux me suicider parce que j'en suis physiquement capable, mais une personne qui ne l'est pas, pour des raisons médicales ou autres, se voit interdire ce choix.
Campbell, 7:21
Ce souci d'égalité sous-tend l'argument selon lequel le maintien de la criminalisation de l'aide au suicide risque de pousser certains patients atteints d'une maladie débilitante à se donner la mort plus tôt qu'ils ne le voudraient. D'après le professeur Kluge :
Le Code criminel contraint parfois le patient à acheter le maintien de sa dignité, mais au prix d'une mort précipitée et prématurée. Quelquefois, il pousse la personne à une mort indigne, horrible et effroyable, alors même qu'on prétend protéger l'«humanité» de cette personne.
Kluge, 2:9
Certains témoins soutiennent que la décriminalisation entraînerait en fait une baisse du nombre de demandes d'aide au suicide. L'aide au suicide offrirait aux patients un genre d'assurance psychologique, de sorte qu'ils craindraient moins la possibilité d'une mort douloureuse et avilissante. Le professeur Schafer, Sheila Noyes et le Dr Buckman abordent tous la question :
Il se peut que seul un petit nombre de Canadiens aient besoin, le moment venu, de l'aide d'un médecin pour mettre fin à leurs jours. Toutefois, madame la présidente, de très nombreux Canadiens trouveraient très réconfortant et très sécurisant de savoir que, s'ils en avaient besoin, ils pourraient obtenir l'aide d'un médecin compatissant pour mourir avec dignité.
Schafer, 18:129
Les personnes atteintes d'une maladie qui les rend complètement impuissantes doivent avoir le choix. Il faut qu'elles sachent qu'avant que leurs souffrances ne deviennent intolérables, elles pourront choisir une mort rapide, paisible et certaine. Forts de cette certitude, les mourants n'attendraient plus dans la terreur, et les derniers mois de leur vie s'en trouveraient enrichis. Ils pourraient combattre leur maladie le plus longtemps possible et profiter des derniers jours qu'il leur reste à passer avec leur famille.
Noyes, 18:7
L'aide au suicide, c'est comme les sorties d'urgence ou les gilets de sauvetage dans un avion. On ne s'en sert que très rarement; cependant, tous les passagers sont rassurés de les savoir à bord des appareils. Si quelqu'un nous invitait à monter dans son avion mais précisait qu'il n'y a pas de gilet de sauvetage à bord ou de sortie d'urgence, la plupart d'entre nous serions extrêmement nerveux.
Buckman, 26:4
Le Comité a entendu les témoignages de M. Ogden et d'autres personnes sur les effets de suicides ratés :
Dans bien des cas, ces actes se déroulent dans des conditions effroyables. On recherchait une mort facile et rapide. Cependant, ce n'est pas toujours ce qui se produit. Les cicatrices psychiques qui marquent les survivants sont incommensurables.
Ogden, 14:76
[Les suicides ont souvent lieu] en cachette, parfois avec l'aide du médecin mais pas toujours. Je suis tout à fait d'accord avec Russell Ogden qui en vient à la conclusion que nombre des personnes qui ont tenté de mettre fin à leurs jours sans l'aide d'un médecin n'ont réussi qu'à exacerber leur souffrance et leur douleur.
Rowand, 9:37
Certains témoins affirment que la meilleure façon d'éviter le risque de dérive et de protéger les personnes vulnérables consiste à réglementer de façon rigoureuse l'aide au suicide puisque, selon eux, on y a déjà recours malgré son caractère illégal. Comme le souligne M. Bureau :
Grâce à un cadre strict de pratique et de balises pour la protection du mourant, les abus lors de l'euthanasie et de l'assistance à l'auto-euthanasie [aide au suicide] seront grandement réduits. Selon moi, il vaut mieux avoir une certaine tolérance exceptionnelle de cette pratique dans un système ouvert que l'interdire officiellement tout en la laissant faire dans un système secret, clandestin et souvent hors de toute solidarité et de tout contrôle. Les abus sont toujours moins nombreux dans un système ouvert, sans ambiguïtés, solidaire, compatissant et respectueux de la personne.
Bureau, 4:36
Le Dr Boadway maintient qu'il vaut mieux discuter ouvertement de tels incidents et les réglementer plutôt que de laisser l'aide au suicide dans la clandestinité :
Je crois que la population canadienne serait mieux servie par une recommandation qui décriminaliserait des actes qui se font tous les jours au pays, après une consultation exhaustive et pertinente entre les médecins et les patients. Il est possible de s'assurer que des décisions franches et libres sont prises et de définir quand l'euthanasie ou l'aide au suicide pourraient se pratiquer sans crainte d'abus. La loi actuelle n'est pas appliquée ni applicable. Il vous incombe donc de la changer pour qu'elle traduise les valeurs des Canadiens et ait un sens pour la société et pour les tribunaux.
Boadway, 20:77-78
Mme Mullens décrit ce qui se produira si l'on ne modifie pas la loi actuelle :
Que se passera-t-il si les gouvernements ne font rien? Je pense que ces lois seront de plus en plus contestées, mais que les jurys et les juges hésiteront de plus en plus à sanctionner. La loi deviendra de plus en plus inapplicable et dénuée de sens [...] Ainsi, le laisser-faire règnera, sans surveillance, sans formalité ou sans aucun système de contrôle [...] Voilà, je pense, la véritable pente glissante.
Mullens, 30:6
Certains témoins réclament la décriminalisation de l'aide au suicide parce que les sondages d'opinion publique ne cessent de montrer que la majorité des Canadiens y est favorable :
Si les sondages d'opinion nationaux sont exacts, une majorité de plus en plus grande de Canadiens souhaite une telle légalisation.
Kiely, 14:63
La légalisation de l'aide médicale à la mort, telle qu'envisagée dans le contexte du recours à des consultants et comités en soins palliatifs, tient compte de l'autonomie du patient, du respect de la personne, et du souci de protéger et d'appuyer le médecin, et elle semble être conforme à l'opinion de la population.
Verhoef, 18:85
D'après quelques témoins, si l'on accepte l'administration d'un traitement qui soulage la douleur mais précipite la mort de même que l'abstention et l'interruption de traitement de survie, il faut également accepter l'aide au suicide. Selon M. Considine, avocat de Sue Rodriguez :
Nous reconnaissons déjà le choix des patients relativement à l'interruption de la vie lorsqu'un patient demande le retrait des appareils de survie ou qu'il refuse dès le départ d'y être branché. Ce sont là des choix conscients faits par le patient en possession de ses facultés une fois que les médecins lui ont expliqué les différentes possibilités.
Elle existe également jusqu'à un certain point dans le cas des soins palliatifs. Nous admettons que le principe des soins palliatifs est d'apaiser la douleur mentale et physique. Nous reconnaissons également que ces soins peuvent avoir comme effet secondaire de hâter la mort.
Si nous reconnaissons que le patient peut avoir le choix relativement à ces options, alors le patient qui se trouve dans des circonstances semblables, c'est-à-dire qui est atteint d'une maladie incurable, qui est lucide, et qui s'est fait expliquer toutes les possibilités par le médecin et dont le médecin est convaincu qu'il les a bien comprises, devrait clairement avoir le droit de recourir à l'aide médicale au suicide dans les étapes finales de sa maladie.
Considine, 14:20
Le professeur Schafer est également de cet avis :
Aucun de ces arguments, ni celui-là [c'est-à-dire la difficulté de déterminer la capacité] ni aucun des autres que vous avez entendus, ne milite de façon plus décisive ou plus convaincante contre l'euthanasie ou l'aide au suicide qu'il ne milite, comme je l'ai dit au début de mon exposé, contre ce que j'ai appelé «l'euthanasie indirecte» ou encore les «soins palliatifs» ou «l'euthanasie passive» ou les «soins appropriés».
Schafer, 18:130
Délibérations du Comité
Dans son mémoire, l'Association du Barreau canadien résume ainsi le dilemme auquel fait face le Comité :
L'euthanasie et l'aide au suicide soulèvent des questions fondamentales touchant l'ordre ou l'intérêt publics auxquelles ont été confrontés tous les tribunaux appelés à statuer sur le sujet. Une bonne partie du droit canadien, à l'image de la société qu'il reflète et renforce, est consacrée à la protection des personnes vulnérables et de la vie humaine en général; le caractère sacré de la vie est un principe fondamental sur lequel repose une bonne partie de notre tradition juridique. D'autres intérêts publics sont également en jeu, notamment la protection de la profession médicale contre la perte de confiance ou d'intégrité. En même temps, notre système juridique protège et défend le droit de l'individu à prendre ses propres décisions et à se former une opinion, aussi différente soit-elle du point de vue de la société qui l'entoure. (18)
Les membres du Comité ont été appelés à se pencher sur de multiples aspects de la vie et de la mort : la vie comme valeur fondamentale dans toute société, l'autonomie comme valeur individuelle et la souffrance comme réalité généralement associée à la fin de la vie.
Pour un certain nombre de questions, les témoins défendent la même fin mais ne s'entendent pas sur les moyens. Le Comité a pris en considération les propos du Dr Mount :
Je ne crois pas qu'il s'agisse d'un débat national portant sur la notion de mort digne parce que, me semble-t-il, les tenants des deux points de vue opposés seraient en faveur de la notion de mort digne. Deuxièmement, je ne pense pas qu'il soit utile de polariser le débat autour d'une option pro-vie ou pro-choix. Une fois de plus, je pense que les tenants des deux options considéreraient qu'ils défendent les deux points de vue. Troisièmement, je pense que le débat ne porte pas sur l'interruption ou le maintien de traitements inappropriés visant à prolonger la vie, puisqu'il s'agit d'une question débattue au Canada et dans d'autres pays depuis trois décennies et au sujet de laquelle on est parvenu à un large consensus. [...] Quatrièmement, le débat ne porte pas non plus sur la notion de double effet, c'est-à-dire sur le risque que le traitement donné pour atténuer les souffrances du malade ait pour effet de raccourcir sa vie, car cela peut se produire à la suite de la prestation de soins palliatifs de bonne qualité. Il s'agit d'une question tout à fait distincte de celle qui a trait à l'euthanasie ou à l'aide au suicide. Cinquièmement, je pense que le débat porte sur la meilleure façon dont le Canada, en tant que nation, peut réagir au genre de souffrances dont nous avons entendu parler.
Mount, 5:26-27
Tout au long de ses audiences, le Comité a entendu plus de 150 témoins qui ont exprimé les points de vue les plus divers. Bien que ses membres n'aient eu aucune difficulté à dégager un consensus sur les questions abordées dans les chapitres précédents, ils sont loin d'être parvenus à s'entendre en ce qui a trait à l'aide au suicide. Le Comité a étudié une série complexe de facteurs étroitement liés : le mourant, sa famille, son milieu social, les pratiques médicales actuelles et la prestation des divers services de santé. Le Comité s'est fait dire qu'un faible pourcentage de Canadiens à l'agonie ne veulent pas que leur maladie se prolonge parce qu'ils craignent de subir des souffrances intolérables ou les subissent, ou parce qu'ils ne veulent pas perdre leur dignité et n'avoir aucun contrôle le processus de la mort.
Les membres du Comité diffèrent d'opinion sur la meilleure façon pour la société de traiter cette question. Bien qu'ils reconnaissent les différents arguments et points de vue d'ordre éthique présentés, ils nourrissent tous de profondes inquiétudes sur les conséquences d'une légalisation de l'aide au suicide.
Ils reconnaissent également que l'autonomie de la personne et l'intérêt de la société peuvent parfois entrer en conflit, et qu'il faut à l'occasion limiter cette autonomie dans l'intérêt de la société. Certains membres sont d'avis qu'il faut offrir une aide aux mourants sous d'autres formes que l'aide au suicide, car ils estiment que l'intérêt de la société au titre du respect de la vie doit avoir préséance. D'autres considèrent qu'une souffrance intolérable justifie une aide au suicide. Le Comité convient cependant de la nécessité de faire preuve de tolérance et de respect envers les points de vue divergents.
Opinions des membres qui s'opposent à la modification de la législation actuelle
Ces membres se préoccupent surtout de préserver la valeur fondamentale du respect de la vie. Ils estiment que la légalisation de l'aide au suicide pourrait saper le respect de la vie, qui est selon eux la valeur la plus universellement acceptée dans la société. Rares sont les pays démocratiques qui permettent l'aide au suicide. Dans une société pluraliste, le respect de la vie est une valeur sociétale qui transcende les valeurs individuelles et religieuses ou les différentes valeurs culturelles.
Ils craignent également les risques associés à la modification de la législation actuelle. Selon eux, la légalisation pourrait donner lieu à des abus, surtout envers les membres les plus vulnérables de la société. Les personnes malades et de santé fragile dépendent tout particulièrement de leur entourage et du système de soins de santé. Par la force des choses, et souvent inconsciemment, elles cèdent le contrôle sur leur vie au système et à ceux qui prennent soin d'elles. C'est pourquoi il serait difficile pour d'autres de déterminer si un choix éclairé a été fait sans contrainte. Si l'aide au suicide est légalisée et socialement acceptée, comment les attentes des proches pourraient-elles ne pas influer sur la décision du patient, surtout si ce dernier a l'impression d'être un fardeau pour sa famille?
Ces membres pensent que des patients pourraient se sentir obligés de demander une aide au suicide en raison de la pénurie de ressources financières et institutionnelles. Les compressions financières que subit l'infrastructure des soins de santé pourraient aussi pousser certains, peut-être inconsciemment, à encourager les patients à mourir plus rapidement pour plus de commodité. Compte tenu de tous les facteurs susmentionnés, il pourrait être difficile de déterminer si une demande d'aide au suicide est bel et bien volontaire.
On exprime également des inquiétudes au sujet de la «pente glissante». La législation, si elle est modifiée en ce qui concerne les personnes capables, pourrait finir par l'être à l'égard des personnes incapables.
Par ailleurs, certains de ces membres pensent que si l'aide au suicide est légalisée alors que l'euthanasie volontaire demeure une infraction criminelle, il se pourrait qu'on crée une inégalité contraire à l'article 15 de la Charte. Les personnes qui sont physiquement incapables de se prévaloir d'une aide au suicide ne pourraient mettre fin à leur vie, alors que les autres pourraient en principe le faire. Ces membres préfèrent maintenir l'interdiction visant l'aide au suicide plutôt que de risquer d'ouvrir la porte à l'euthanasie.
La capacité de contrôler, de superviser et d'appliquer adéquatement les mesures de protection les plus strictes est un autre facteur qui entre en ligne de compte pour ces membres. L'expérience de la Hollande démontre que les lignes directrices ne sont pas toujours respectées. Ils estiment qu'une société ne peut pas adopter une politique favorable à l'aide au suicide sans amorcer un processus pouvant s'avérer difficile à maîtriser.
Parmi eux, certains soulignent que l'autonomie de la personne ne saurait être absolue puisque chacun a besoin d'autrui pour réaliser ses buts, et qu'en outre les actions d'un individu ont un effet sur ses proches et sur la société dans son ensemble. Il faut limiter les droits individuels dans la mesure où ils causent du tort à d'autres personnes. Il peut sembler injuste ou dur dans un cas précis d'interdire l'aide au suicide, mais les répercussions néfastes de la décriminalisation sur la conscience collective ont plus de poids. Comment la société peut-elle sanctionner le recours à l'aide au suicide sans transmettre comme message que le suicide est une solution appropriée? Compte tenu du taux inacceptable de suicide chez les jeunes, particulièrement chez les autochtones, comment la société peut-elle justifier quelque mesure que ce soit laissant entendre que l'aide au suicide est une réponse légitime à la souffrance? La décriminalisation aurait pour effet de banaliser la mort et de présenter celle-ci comme une solution aux problèmes.
En outre, pour ces membres, «mourir dans la dignité» ne se réduit pas à choisir l'heure de sa mort ou une façon de mourir, mais comporte le droit de recevoir jusqu'à la fin les soins nécessaires pour soulager la douleur et d'être traité avec attention et compassion, autrement dit le droit de sentir que l'on reste une personne. Il y a dignité dans la mort lorsque la personne peut faire face aux dernières étapes de la vie avec le sentiment qu'elle vaut quelque chose et qu'elle est l'objet des soins, de la sollicitude et de la compassion auxquels ont droit tous les êtres humains.
Parmi ces membres, certains jugent nécessaire d'effectuer d'autres études sur le sujet. Vu le manque d'information disponible, ils estiment pouvoir difficilement, pour l'instant, donner leur appui à une modification de la législation, mais n'écartent pas l'idée d'y revenir plus tard.
Opinions des membres qui sont favorables à la modification de la législation actuelle
Ces membres ont été sensibles aux témoignages entendus et aux nombreuses lettres reçues par le Comité qui décrivaient les souffrances de personnes atteintes de maladies débilitantes et irréversibles. Ils se préoccupent de la perte d'autonomie subie par de nombreux patients du fait de leur condition, perte que peut aggraver l'attitude paternaliste que certains établissements de santé et professionnels de la santé adoptent envers ceux qu'ils soignent. Tout en reconnaissant la valeur et le potentiel de meilleurs soins palliatifs et d'un traitement de la douleur optimal, ils font remarquer qu'il reste encore un petit pourcentage de patients dont les souffrances ne seraient pas soulagées par de telles mesures. Le chiffre cité le plus souvent par les témoins est 5 p. 100.
Quoi qu'il en soit, ces membres estiment qu'une proportion relativement faible de patients qui entrent dans cette terrible catégorie choisiraient l'option de l'aide au suicide si elle était offerte. Bon nombre d'entre elles seraient simplement réconfortées de savoir qu'elles pourraient obtenir de l'aide pour se suicider si elles en éprouvaient le besoin. Cela leur donnerait prise sur leur vie et protégerait ainsi leur droit à l'autonomie tout en diminuant leur peur de souffrir.
Ces membres sont d'avis que le serment d'Hippocrate ne devrait pas limiter le rôle du médecin dans la société. La pratique de la médecine, nos lois et nos normes culturelles ont énormément évolué au fil des siècles. Même si de nombreux médecins considèrent que leur mission est avant tout de «guérir», ils devraient jouer un rôle beaucoup plus vaste, c'est-à-dire prendre soin des malades de même que les réconforter et soulager leurs souffrances. Si aucun moyen ne permet de soulager la douleur et les souffrances des patients en phase terminale, ces derniers devraient pouvoir demander qu'on les aide à se suicider.
Malgré la décision rendue dans l'affaire Rodriguez, certains de ces membres considèrent que les dispositions actuelles du droit criminel portent atteinte aux droits à l'égalité prévu à l'article 15 de la Charte. Selon eux, bien que l'alinéa 241b) du Code criminel semble neutre dans son libellé, son effet ne l'est pas; il interdit le suicide aux personnes physiquement incapables de mettre fin à leurs jours sans aide, alors que cette possibilité est ouverte, sans contrevenir à la loi, aux personnes qui n'ont pas besoin d'aide.
Ils estiment que, d'une certaine façon, on est déjà engagé sur une «pente glissante». A leur avis, l'aide au suicide, quoique illégale, se pratique en ce moment même, et ce sans contrôles appropriés. Le risque d'abus est donc accru, car les personnes vulnérables ont plus à craindre d'une aide médicale non réglementée à la fin de la vie que de changements législatifs assortis des sauvegardes appropriées. D'après ces membres, insister sur le maintien du statu quo par peur du changement risque fort de causer plus de tort que des exemptions, réfléchies et soigneusement rédigées, à la disposition législative actuelle.
C'est pourquoi ces membres voudraient qu'on adopte une exemption au Code criminel permettant l'aide au suicide et assortie des mesures de sauvegarde clairement définies. Le ministre de la Justice, en collaboration avec ses homologues provinciaux et territoriaux, devrait entamer des discussions avec les représentants de l'Association médicale canadienne et les autres organismes nationaux qui réglementent les professions de la santé afin d'élaborer de telles mesures. Celles-ci devraient comprendre, à tout le moins, les éléments suivants :
La personne doit être capable et souffrir d'une maladie irréversible provoquant des douleurs intolérables, ce que confirme un médecin.
La personne doit faire la demande d'aide au suicide librement et en connaissance de cause, sans y être poussée.
La personne doit avoir été informée de son état, du pronostic et des possibilités de recevoir des soins de confort, par exemple des soins palliatifs, et elle doit comprendre pleinement la signification de ces renseignements.
La personne doit avoir été informée et comprendre pleinement qu'elle a le droit de changer d'idée à tout moment à propos de son intention de se suicider.
Un professionnel de la santé doit s'assurer et certifier que toutes les conditions qui précèdent ont été respectées.
Personne ne devrait être obligé de fournir une aide au suicide.
Les membres en question estiment qu'on doit établir des règlements pour assurer la surveillance et l'application des mesures de sauvegarde au niveau gouvernemental approprié, et qu'on doit tenir des dossiers sur toutes les demandes et tous les cas d'aide au suicide et sur la suite qui y a été donnée. Afin d'éviter les abus, les mesures de sauvegarde doivent prévoir l'examen du cas avant et après l'aide au suicide.
Si le gouvernement décide de prendre en considération les recommandations de ces membres, ces derniers insistent pour que le libellé des mesures de sauvegarde nécessaires soit mis à la disposition de tous les parlementaires, ne serait-ce que sous forme d'ébauche, avant la tenue du débat sur le texte de loi.
Recommandations du Comité
Le Comité recommande qu'aucune modification ne soit apportée à l'alinéa 241a) du Code criminel, qui interdit de conseiller le suicide.
Une majorité de membres recommande que l'alinéa 241b) du Code criminel demeure également inchangé.
Une majorité recommande qu'on cherche à déterminer combien de personnes demandent l'aide au suicide, pourquoi, et s'il existe des solutions de rechange qu'elles pourraient trouver acceptables.
Une minorité recommande l'ajout d'une exception à l'alinéa 241b) du Code criminel afin de protéger la personne qui en aide une autre à se suicider dans la mesure où elle respecte des mesures de sauvegarde clairement définies. Ces mesures devraient comprendre, à tout le moins, les éléments énumérés dans le présent chapitre, à la rubrique «Délibérations du Comité». En outre, afin de prévenir les abus, les mesures de sauvegarde doivent prévoir l'examen du cas avant et après l'acte en question.
Chapitre VIII
L'euthanasie
Le Comité a défini l'euthanasie comme étant un acte qui consiste à provoquer intentionnellement la mort d'autrui pour mettre fin à ses souffrances. L'euthanasie, c'est, par exemple, injecter une substance létale à une personne atteinte de sclérose latérale amyotrophique (SLA).
L'euthanasie est volontaire lorsqu'elle est pratiquée conformément aux voeux d'une personne capable, que ces voeux aient été exprimés de vive voix ou au moyen d'une directive préalable valide. Par exemple, un professionnel de la santé administre une substance mortelle à un patient capable qui souffre, à la demande de celui-ci.
L'euthanasie est non volontaire lorsqu'elle est pratiquée sans qu'on connaisse les voeux du patient, soit parce qu'il a toujours été incapable, soit parce qu'il l'est devenu sans avoir laissé de directive préalable. Par exemple, une fille fait mourir par suffocation son père incapable qui est atteint de SLA avancée, mais qui n'a pas indiqué ses voeux pendant qu'il était capable.
L'euthanasie est involontaire lorsqu'elle est pratiquée à l'encontre des voeux d'une personne capable ou d'une directive préalable valide. Par exemple, un neveu donne une injection mortelle à son oncle capable qui est atteint de cancer, mais qui ne veut pas l'injection.
État du droit
Aux termes du Code criminel, toute forme d'euthanasie est illégale au Canada; c'est également le cas dans les autres pays. (19) Les actes d'euthanasie constituent un meurtre au premier degré ou au deuxième degré au Canada, bien qu'ils puissent faire l'objet de poursuites sous des chefs d'accusation autres que le meurtre et que cela se soit effectivement produit. (20)
La législation criminelle au Canada est basée sur l'intention et non sur le motif. Le motif n'entre en ligne de compte qu'à l'étape du prononcé de la sentence quand aucune peine obligatoire n'est prévue. Le fait qu'un acte d'euthanasie ait eu pour motif de soulager la souffrance ne change rien à la mise en accusation. Comme l'explique l'Association du Barreau canadien dans son mémoire:
Dans le système canadien, le motif (distinct de l'intention de commettre les actes en question) n'a jamais été pertinent en ce qui a trait aux éléments d'une infraction; autrement dit, il n'a jamais constitué un facteur dans l'établissement de la responsabilité criminelle. [...] Le motif entre en ligne de compte au moment du prononcé de la sentence et non lorsqu'on se penche sur les éléments d'une infraction.(21)
Aux termes de notre droit criminel, les actes d'euthanasie devraient faire l'objet d'inculpation et de poursuite pour meurtre au premier ou au deuxième degré; dans les faits, il est rare qu'il en soit ainsi. Souvent, le manque d'uniformité dans la procédure tient à la difficulté d'obtenir une condamnation. Il s'ensuit qu'une même situation peut n'avoir aucune conséquence juridique, ou au contraire donner lieu à des accusations allant de l'administration d'une substance délétère jusqu'au meurtre au premier degré.
Parallèlement, les peines peuvent aller, pour la même conduite, de la probation avec travaux communautaires à l'emprisonnement à vie sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans.(22) Dans la plupart des cas, les peines imposées sont relativement légères car les accusations sont habituellement portées pour des infractions réduites. De plus, au moment de la détermination de la peine, les tribunaux ont tendance à tenir compte non seulement du motif de l'infraction, mais aussi d'autres facteurs comme l'expression de la volonté de mourir par le défunt.
Le coroner en chef adjoint de l'Ontario, M. Jim Cairns, a confirmé au Comité que les poursuites pour euthanasie et les peines imposées varient selon les tribunaux. Il a décrit, pour l'illustrer, trois procès récents en Ontario :
Dans le premier cas, le fils du malade a augmenté le dosage de la pompe à perfusion de morphine. Le père, cancéreux en phase terminale, s'était mis d'accord avec son fils pour que ce dernier ne le laisse pas dépérir trois ou quatre jours durant et qu'il augmente la dose de morphine. [...] Lorsque notre bureau a été saisi de cette affaire, il est ressorti clairement [...] que le fils avait délibérément augmenté la dose de morphine dans le but de tuer son père. [...] Le fils a plaidé coupable de méfait susceptible de mettre la vie d'autrui en danger et il a fait l'objet d'une probation.
Le deuxième cas [...] concerne un infirmier qui a injecté du potassium à un patient. L'infirmier a été initialement accusé de meurtre au premier degré. [...] Cet infirmier a fini par plaider coupable d'avoir administré un produit nocif; il a été condamné à trois ans de prison avec sursis et a accepté volontairement de ne plus jamais travailler dans le domaine des soins infirmiers ou de la santé.
Le dernier cas concerne un médecin qui a injecté du potassium à un patient. À l'audience préliminaire, le médecin a été accusé de meurtre au second degré. [...] Ce cas concernait un médecin connu au sein d'une collectivité où il avait fait beaucoup de bon travail. La question qui se posait était la suivante : un jury pourrait-il le déclarer coupable d'avoir commis un meurtre au second degré (c'est ce que prévoit la loi actuelle) ou le déclarerait-il non coupable et aurions-nous, par défaut, une situation où la loi actuelle ne serait pas maintenue? En raison de plusieurs faits, le médecin a convenu de plaider coupable d'avoir administré un produit nocif, ce qui lui a valu d'être condamné avec sursis.
Cairns 20:7
À propos de l'état du droit en matière d'euthanasie, le professeur Bernard Dickens, de la Faculté de droit de l'Université de Toronto, explique :
Le problème que soulève dans ce cas la disposition relative au meurtre est qu'en vertu du Code criminel, la peine minimum pour le meurtre est l'emprisonnement à perpétuité. Le meurtre au premier degré se distingue du meurtre au second degré non pas par la peine imposée mais pour ce qui est de l'admissibilité à la libération conditionnelle; les personnes déclarées coupables de meurtre au premier degré ne peuvent, sauf exception, être admissibles à la libération conditionnelle avant d'avoir purgé 25 ans de prison. Les personnes déclarées coupables de meurtre au deuxième degré, la seule autre possibilité, ne sont pas admissibles à la libération avant dix ans. Il arrive que les poursuivants trouvent que ces peines sont trop sévères et le jury semble souvent réticent à imposer des peines qu'il considère excessives.
Dickens, 10:31-32
Lignes directrices à l'intention des procureurs de la Couronne de la Colombie-Britannique
Comme on a l'indiqué dans le chapitre précédent, la Colombie-Britannique est, à l'heure actuelle, la seule province où le procureur général a émis des lignes directrices prévoyant l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire dans les cas où un rapport de police «révèle qu'une personne a contribué, par compassion, à provoquer la mort d'autrui». Aux termes des lignes directrices de la Colombie-Britannique, un médecin n'est poursuivi au criminel pour euthanasie active que s'il y a une forte probabilité d'obtenir sa condamnation et si l'intérêt public l'exige.
Opinions des témoins
De nombreux témoins avaient exploré les difficiles questions entourant l'euthanasie à la lumière de leur propre expérience. Leur opinion sur le sujet était fortement influencée par leur vécu. Mme Noyes a confié ses réflexions au Comité :
J'ai appris beaucoup en voyant ma mère souffrir. J'ai appris qu'une seule personne ressent la douleur physique et c'est le mourant. [...] Par conséquent, seule cette personne peut déterminer si, dans de telles circonstances, sa vie vaut ou non la peine d'être vécue. [...] Il est tout aussi injustifiable du point de vue moral de refuser aux gens le droit d'aider quelqu'un à mourir qu'il le serait d'obliger les gens à choisir cette option contre leur volonté.
Noyes, 18:6
M. Walter Lawrence, qui a témoigné avec l'organisation Evangelical Fellowship of Canada, a expliqué au Comité comment son opinion s'est forgée à la suite d'un plongeon qui l'a laissé quadriplégique :
Je pense que nous sommes tous habités par le désir de contribuer, de faire du bien autour de nous. Mais trop souvent nous concevons cette contribution de façon étroite. [...] Une fois que ce moyen de contribuer est parti, on dirait qu'il ne reste plus rien. À cette époque (et croyez-moi, j'ai parlé de suicide à beaucoup de gens), les gens auraient pu me dire «C'est vrai, Walt, que ta vie ne vaut plus grand-chose. Nous allons t'aider et exaucer ton désir d'en finir avec la vie». Ils ne l'ont pas fait. Dieu merci, ils ne l'ont pas fait.
Lawrence, 15:63
Certains témoins ont parlé de la fréquence des cas d'euthanasie au Canada, sans toutefois s'entendre sur l'ampleur du phénomène. Par exemple, le Dr Wyman, président de l'Ontario Medical Association, prenant la parole en son nom propre, a tenu les propos suivants :
J'ai parlé à des médecins qui ont participé directement à ce processus. Je sais pertinemment que cela se produit régulièrement. Ceux qui prétendent le contraire ou bien ne parlent pas à beaucoup de médecins ou ferment les yeux sur les statistiques.
Wyman, 20:81
M. David Thomas, un procureur de la Couronne de Timmins, en Ontario, abonde en ce sens :
La cause dont je me suis occupé m'a permis de constater que l'euthanasie se pratique couramment au Canada, autant l'euthanasie passive que l'euthanasie active, sous l'apparence de soins palliatifs énergiques. Au moment où on se parle, on pratique probablement une euthanasie qui, le plus souvent, n'est ni signalée ni découverte. Même dans le procès dont je me suis occupé, les possibilités de détection étaient très minces.
Thomas, 29:41
Par contre, le Dr Gordon Crelinsten, du Collège royal des médecins et des chirurgiens du Canada, indique au Comité que :
L'acte volontaire et délibéré de provoquer la mort, dans les hôpitaux où j'ai exercé ma profession au Québec, est extrêmement rare, voire inexistant.
Crelinsten, 20:40
Voici ce que dit pour sa part le Dr Kinsella :
J'ai obtenu mon diplôme de médecin en 1957. J'ai pratiqué au Québec, en Ontario, à Dallas au Texas, et en Alberta. En toute honnêteté, je n'ai jamais personnellement rencontré un médecin, que ce soit de façon formelle ou officieuse, qui pratiquait, selon la définition que j'en ai donnée, l'euthanasie active ou l'aide au suicide. Il y a des médecins qui disent que ces pratiques sont beaucoup plus courantes qu'on ne le pense. Si c'est le cas, je ne sais pas où elles ont lieu.
Kinsella, 16:14-15
Le Comité a entendu différents arguments juridiques, éthiques et sociaux en faveur et contre l'euthanasie. Souvent, ils s'apparentaient aux arguments avancés à propos de l'aide au suicide, même si quelques-uns s'appliquaient plus particulièrement à l'euthanasie.
Arguments des témoins contre la décriminalisation de l'euthanasie
La principale raison donnée par certains témoins pour interdire l'euthanasie est la valeur fondamentale de la vie. Mgr Bertrand Blanchet, de la Conférence canadienne des évêques catholiques, explique ce qui suit :
La justice d'une société s'évalue par sa capacité à promouvoir et à protéger la vie de ses membres, compte tenu que la vie constitue la base de tous les autres biens dans la société. [...] Les traditions juridiques, philosophiques et religieuses de l'Occident ont mis l'accent sur la défense de la vie contre toute agression.
Blanchet, 22:45-46
D'après le Dr McGregor :
Notre société se fonde sur un décret selon lequel on ne doit pas tuer son prochain. Peut-on dans ces conditions faire exception à l'application d'un principe fondamental de la société en disant : «Il ne faut pas tuer, certes, mais dans ce cas précis, nous pouvons le faire». Je crains qu'en agissant ainsi, on ne déclenche toute une série d'événements qui risquent de rendre la vie encore plus compliquée qu'elle ne l'est déjà.
McGregor, 4:59
Certains témoins sont d'avis que la légalisation de l'euthanasie pourrait exercer une pression sur des groupes vulnérables qui ont le sentiment d'être un fardeau pour autrui. C'est ce que pensent les Drs McGregor et Latimer :
Les personnes faibles, dépendantes et vulnérables se sentent souvent dévalorisées et ont le sentiment d'être un fardeau inutile pour leurs proches, peut-être même pour la société, comme me l'ont dit certains patients. Ces personnes se sentiront peut-être obligées de réclamer l'euthanasie si elle est légalisée.
McGregor, 4:53
Il n'est pas rare que les personnes gravement malades aient l'impression d'être une charge pour leur entourage, et surtout ceux qui les soignent. Nous craignons donc que, par générosité, certaines personnes demandent à ce qu'on mette fin à leur vie. Des pressions subtiles peuvent s'exercer dans ce sens.
Latimer, 4:7
D'autres témoins pensent, comme le Dr Roy, que la légalisation de l'euthanasie volontaire engagerait la société sur une pente glissante :
Les gens en faveur de l'euthanasie ont tendance à croire qu'elle ne serait pratiquée que sur des personnes l'ayant demandée dans un processus de consentement éclairé, lucide, libre et sans aucune coercition. Je crois cependant qu'il serait très difficile pour une société de résister longtemps aux pressions qui s'exerceraient (si l'euthanasie volontaire devenait acceptable) pour euthanasier des personnes dont la vie ne semblerait plus avoir aucun sens, aucun but ni aucune valeur.
Roy, 22:9
Un certain nombre de témoins s'inquiètent de ce que les décisions au sujet de l'euthanasie, si elle était décriminalisée, puissent être influencées par des considérations économiques touchant les services de santé :
Il pourrait être tentant, alors que le système de santé coûte cher dans les différentes provinces canadiennes, de tenter de régler ce problème économique en faisant mourir nos vieillards, grabataires et confus, qui occupent des lits dans nos centres hospitaliers. Et il ne faut pas se le cacher, les vieillards, dans nos centres hospitaliers, quoi qu'il y ait eu une évolution ces dernières années, ne sont pas si bienvenus dans le monde des soignants. On dit souvent qu'ils prennent de la place, qu'ils prennent trop de place et qu'ils prennent des lits.
Carrier, 3:9
La question du respect et du soutien à accorder aux malades chroniques et aux personnes handicapées laisse également entrevoir la possibilité inquiétante d'un lien indirect entre l'euthanasie et des ressources limitées en matière de soins de santé. Jamais on ne proposerait de politique officielle sur l'euthanasie dans l'optique d'économiser de l'argent. Mais, une fois la politique instaurée, comment pourrait-on s'assurer que des considérations financières ne viendraient pas influer sur les décisions prises au sein d'établissements, d'organismes et même de familles?
Mémoire de l'Association des infirmières et infirmiers du Canada, p. 8
Un aspect important [...] est celui de la situation de conflit d'intérêt économique dans lequel se trouve la profession médicale relativement à l'euthanasie. La BCMA [British-Columbia Medical Association] négocie pour obtenir des fonds dont elle a besoin et son budget est plafonné. Si nous dépassons notre budget, l'argent supplémentaire doit nécessairement sortir de la poche des médecins de la Colombie-Britannique. Ce même modèle est utilisé dans la plupart des provinces du pays. Si l'euthanasie était légalisée et s'il pouvait être démontré que le fait d'euthanasier des patients économiserait de l'argent au système, alors la profession médicale se trouverait dans une situation de conflit d'intérêt entre les soins à donner aux patients et le rationnement des fonds.
Lane, 14:26
On s'inquiète de ce que les groupes vulnérables soient les plus touchés par ces pressions économiques. Si l'euthanasie devenait une option, cela pourrait inciter de façon subtile les groupes en question à la demander, parce qu'ils auraient le sentiment d'être un fardeau pour autrui :
Nous craignons que, en légalisant l'euthanasie, les pressions sociales et économiques ne contraignent les personnes âgées, les infirmes et les incapables à devoir justifier quotidiennement leur droit de vivre. Ce serait une tragédie si, en légalisant l'euthanasie à titre d'acte de compassion, on condamnait une partie de la collectivité à devoir justifier sa décision de vivre et d'occuper une place dans les établissements de soins.
Thompson, 14:52
Certains témoins considèrent que la souffrance peut avoir un sens et favoriser la croissance personnelle du patient s'il est entouré de sa famille et de ses amis :
Il est possible d'accompagner la souffrance, de la rendre tolérable et de lui donner un sens. Il est possible de transformer l'événement "mourir" en un événement significatif, vivable et plein de richesses. Il est possible de créer des lieux où le malade souffrant, en phase terminale, va vivre plutôt que mourir, et rencontrer une équipe qui va le supporter, incluant sa famille. [...] Il est possible ainsi de transformer le mourir en un événement naturel de croissance. Pendant cette période de temps, l'individu va vivre comme un humain et croître au lieu de déchoir physiquement comme l'on voit souvent. À la déchéance physique, on ajoute un élément de confort, de sérénité, d'amour puisque l'équipe vit au sein d'une famille, dans un contexte où l'amitié, l'amour et le respect s'épanouissent.
Dionne, 13:6
D'autres signalent que les derniers moments de la vie d'un patient peuvent parfois resserrer les liens entre ce dernier, sa famille et ses amis :
Les infirmières et infirmiers qui travaillent auprès de malades chroniques et de malades en phase terminale croient souvent que la vie vaut la peine d'être vécue jusqu'à sa fin naturelle. Ils nous ont dit que l'imminence de la mort rapproche les gens et permet au malade d'accéder à une certaine quiétude. Les membres de la famille vivent parfois les derniers jours, les dernières semaines ou les derniers mois comme un temps précieux durant lequel ils peuvent exprimer leur amour pour leurs proches et mieux les apprécier.
Association des infirmières et infirmiers du Canada, 19:5
De nombreux professionnels de la santé craignent que leur participation à des actes d'euthanasie volontaire nuise à la relation de confiance entre le patient et le médecin. M. Carrier exprime l'opinion suivante :
Il y aurait également risque que la population perde confiance dans les professionnels de la santé et dans nos institutions. Qui va assurer le malade que son médecin ne pratiquera pas l'euthanasie au moment où il sera en phase terminale?
Carrier, 3:10
Le Dr Lane abonde dans le même sens :
Nous, médecins, avons le grand privilège de nous faire confier les préoccupations et les paroles de nos patients et les soins à leur donner. Nous savons à quel point cette confiance est fragile et combien il est facile de la miner lorsqu'on ne fait pas ce qui est dans l'intérêt de nos patients. L'euthanasie menace ces rapports de confiance entre le médecin et ses patients.
Lane, 14:25
Arguments des témoins en faveur la décriminalisation de l'euthanasie
Certains témoins affirment que chacun a le droit de choisir quand et comment il mourra:
Ma conviction profonde à ce sujet est assez claire; chacun de nous est maître de sa destinée et nous avons le droit de décider de notre mort.
Wallace, 15:89
D'autres pensent que l'euthanasie est une réponse charitable et adéquate à la souffrance:
Quand la personne la demande, je considère que l'euthanasie est un acte chrétien positif, un acte moral, non pas quelque chose dont on doit s'excuser. «Heureux les miséricordieux car ils obtiendront miséricorde», voilà un enseignement qui me rejoint beaucoup plus que les efforts intenses que l'on fait pour tirer quelque enseignement que ce soit de la souffrance et de la vie. La souffrance nous enseigne effectivement quelque chose, mais vient un moment où le patient n'a plus rien à en tirer, ni les personnes qui aiment ce patient.
Dickey, 8:58
D'autres témoins vont plus loin et affirment que la douleur et la souffrance intolérables justifient la décriminalisation de l'euthanasie volontaire. M. Alister Browne exprime ce qui suit au nom de la British Columbia Civil Liberties Association :
Il existe beaucoup d'arguments, mais le plus puissant, le plus évident et le plus direct, c'est que nous avons le droit de réduire au minimum notre souffrance, que nous avons le droit de conserver notre dignité. Parfois, la seule façon d'y parvenir, c'est de mourir et, parfois aussi, nous avons besoin d'aide pour mourir.
Browne, 14:126
Des témoins ont dit au Comité que la possibilité de demander l'euthanasie volontaire sécuriserait et rassurerait les gens qui sont face à la mort, même s'ils ne passent jamais à l'acte. Le révérend Kiely a fait part au Comité de son expérience :
Ce que craint ma mère, c'est la souffrance. [...] Elle ne fait guère confiance aux médecins. Ses médecins lui ont promis les meilleurs traitements antidouleurs et lui ont assuré qu'elle ne souffrira pas indûment, mais elle ne les croit pas. Elle reste inquiète. Ce qui semble l'avoir calmée, c'est la promesse que je lui ai faite que si la souffrance devenait insupportable, je viendrais mettre fin à ses jours. [...] En vérité, vu le caractère de ma mère, son courage et ses convictions religieuses, je doute être jamais amené à le faire. Je peux déclarer avec assurance, car elle vient de me le dire, que le seul fait de savoir qu'il y a une issue si la douleur devient trop terrible lui a donné la paix de l'esprit et allégé sa souffrance.
Kiely, 14:65
D'après des témoins, on ne doit pas imposer son point de vue à autrui dans une société pluraliste. Voici le témoignage du Dr Donald Bailey, de l'Association manitobaine des droits et libertés :
L'État n'a pas à imposer à quiconque des convictions religieuses, mais il peut les respecter. Si vous vous opposez à certaines conceptions morales, très bien. Vous n'avez pas à les approuver, mais vous ne devriez pas non plus refuser à autrui le droit de choisir de faire ce que vous réprouvez.
Bailey, 17:33
Certains témoins, persuadés que l'euthanasie se pratique déjà, considèrent qu'il vaut mieux la réglementer afin de minimiser les abus :
À mon avis, ne pas tenir compte de la réalité comme on le fait maintenant, c'est aller à l'encontre de l'intérêt des patients ou du public. Il est préférable d'adopter un règlement quelconque que de faire l'autruche et de continuer à nier cette réalité.
Rowand, 9:38
Par ailleurs, certains témoins invoquent des sondages d'opinion publique réalisés au cours des dernières années pour faire valoir que la population canadienne semble généralement en faveur d'une aide à la mort, sous une forme ou une autre :
Au Canada, selon les sondages, plus de 70 p. 100 des gens sont en faveur d'une aide à la mort pour les personnes en fin de vie; au Québec, le taux atteint 80 p. 100.
Bureau, 4:36
Il sera très difficile au gouvernement de modifier la législation dans ce domaine. Pourtant, si l'on parle de la société, et si l'on en croit les sondages, 78. p. 100 des Canadiens souhaitent un changement.
Mullens, 30:15
D'aucuns estiment qu'il n'y a pas de différence fondamentale entre d'une part l'euthanasie, d'autre part des mesures comme l'abstention et l'interruption de traitement ou l'administration d'un traitement qui soulage la douleur mais précipite la mort :
Dans l'ensemble, nous semblons réussir assez bien à déterminer si le patient est capable de faire un choix en matière de soins palliatifs et de prendre des décisions de fin de vie concernant l'interruption ou l'abstention de traitement. Je ne vois pas pourquoi il serait plus difficile, plus problématique, plus dangereux ou plus risqué de laisser les patients prendre le même genre de décisions quant à savoir si, comme dans le cas de Sue Rodriguez, ils ont besoin de l'aide d'un médecin pour mettre fin à leurs jours.
Schafer, 18:130
Mme Monique Coupal, de la Fédération québécoise des centres d'hébergement et de soins de longue durée, explique pourquoi certains sont en faveur d'un changement à la législation sur l'aide au suicide et l'euthanasie :
Les directrices des soins infirmiers ou les soignants qui nous ont dit être mal à l'aise et souhaiter un amendement à la loi, font face à des questionnements devant des souffrances qu'on ne peut plus soulager adéquatement, ou s'interrogent quant aux nuances entre le respect d'un refus de traitement qui peut aller aussi loin que de ne plus hydrater, de ne plus nourrir quelqu'un, ce qui entraîne la mort.
Coupal, 32:51
Délibérations du Comité
Les extraits suivants illustrent les différents points de vue que les membres du Comité ont pris en considération. Voici ce qu'on peut lire à ce sujet dans le document de travail de 1982 de la Commission de réforme du droit :
Pour tous les systèmes de droit modernes, la protection de la vie humaine constitue une valeur fondamentale. Les lois, quels que soient leurs variations spécifiques et le contexte culturel, politique ou social dans lequel elles s'épanouissent, sanctionnent toutes cette valeur à des degrés divers. Elles interdisent l'homicide; elles punissent les actes constituant un danger ou une menace sérieuse pour la vie d'autrui. La préservation de la vie n'est toutefois pas une valeur absolue en soi, même pour le système juridique canadien. S'il en était ainsi, en effet, on n'aurait pas décriminalisé la tentative de suicide, ni reconnu la légitime défense.(23)
Dans l'arrêt Rodriguez, le juge Sopinka a exprimé l'avis que même si l'on s'entend généralement pour dire que la vie humaine doit être respectée, on accorde un certain droit de cité à l'opinion selon laquelle la qualité de la vie fait partie intégrante de ce principe :
[...] On admet maintenant que le principe du caractère sacré de la vie n'exige pas que toute vie humaine soit préservée à tout prix. Il est en effet reconnu, du moins par certains, qu'il inclut des considérations relatives à la qualité de la vie et qu'il est soumis à certaines limites et restrictions tenant aux notions d'autonomie et de dignité de la personne.(24)
Cinq membres de l'Association du Barreau canadien, dans un mémoire présenté en leur nom propre au Comité en mars 1995, en arrivent à la conclusion suivante :
Quelle que soit la position qu'on adopte en fin de compte, il y aura toujours un manque de protection contre les mauvais traitements, le besoin de soins améliorés pour les mourants, y compris sur les plans de l'éducation et du traitement de la douleur, et la nécessité d'un meilleur dialogue public sur les véritables frontières de la mort et du mourir dans notre société. En ne légalisant pas l'euthanasie et l'aide au suicide, on ne met pas fin à la quête de solutions meilleures et mieux adaptées pour soulager nos malades incurables ou en phase terminale.
Euthanasie non volontaire
De nombreuses décisions médicales peuvent être assimilées à des actes d'euthanasie non volontaire. Elles concernent des personnes incapables dont les désirs ne sont pas connus. Les personnes en état végétatif persistant et les nouveau-nés gravement handicapés peuvent entrer dans cette catégorie. Même si le Comité a reçu très peu de témoignages à cet égard, il reconnaît que les cas du genre posent de graves problèmes aux professionnels de la santé ainsi qu'aux membres des familles chargés de décider au nom de patients qui sont inaptes à exprimer leurs voeux et qui ne l'ont jamais fait. Ces situations nécessitent une plus grande clarification et davantage d'étude, et la profession médicale devrait jouer un rôle de premier plan à ce chapitre.
Le Comité a néanmoins discuté de ce qu'il est convenu d'appeler les meurtres par pitié ou par compassion, et il est d'avis que les dispositions actuelles du Code criminel présentent certaines lacunes dans les situations où une personne, motivée par la compassion ou la pitié, provoque la mort d'un incapable qui est aux prises avec des douleurs intolérables à la dernière étape de sa vie. Selon la loi actuelle, les cas d'euthanasie non volontaire devraient entraîner des poursuites pour meurtre au premier degré étant donné que l'acte causant la mort est planifié et délibéré. La peine prévue pour le meurtre au premier degré est l'emprisonnement à perpétuité, sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans.
Les membres du Comité pensent qu'il existe une différence entre le fait de donner la mort par compassion et les autres formes de meurtre. Les jurys hésitent souvent à condamner lorsque le motif du crime était la compassion ou la pitié, en particulier s'il s'agissait d'une personne en fin de vie. Par conséquent, il arrive souvent qu'une négociation de plaidoyer aboutisse à une accusation sous des chefs moins graves ou qu'une infraction soupçonnée ne fasse pas l'objet de poursuites. Ainsi, la pratique du droit ne coïncide pas avec la lettre de la loi. C'est pourquoi les membres du Comité sont d'avis qu'il faudrait imposer une peine moins sévère que ne le prévoit actuellement le Code criminel dans les causes comportant un élément de pitié ou de compassion. Toutefois, cet élément doit être clairement défini et délimité.
Euthanasie volontaire
Le Comité n'a pas pu établir exactement l'envergure du phénomène de l'euthanasie volontaire, surtout parce que les gens sont peu enclins à parler ouvertement d'actes illégaux; on a cependant informé le Comité que des demandes d'euthanasie sont effectivement formulées et que des vies sont bel et bien supprimées prématurément dans le but de mettre fin à la souffrance.
Les membres du Comité conviennent qu'il n'y a aucune raison pour ne pas soulager les souffrances qui peuvent l'être. C'est sur la meilleure façon de répondre aux besoins de ceux dont les souffrances ne peuvent être apaisées qu'ils ne s'entendent pas.
Une autre question à laquelle les membres du Comité se sont constamment butés est celle de l'équilibre à atteindre entre deux intérêts différents : les droits de l'individu et les intérêts de la société. Jusqu'à quel point peut-on protéger les droits individuels à l'autonomie et à l'autodétermination sans compromettre l'intérêt de la société à défendre le principe du respect de la vie humaine?
Les membres du Comité n'ont pas toujours été d'accord sur les réponses à donner à ces questions et à d'autres du même genre, et leurs recommandations traduisent ces divergences d'opinions.
a) Opinions des membres qui s'opposent à l'euthanasie volontaire
La majorité de ces membres s'opposent à l'euthanasie volontaire pour les mêmes raisons qu'ils s'opposent à l'aide au suicide, mais ils formulent une objection supplémentaire en ce qui concerne l'euthanasie volontaire. Selon eux, il existe une différence fondamentale entre l'aide au suicide et la pratique de l'euthanasie : dans le premier cas, la personne qui meurt est le principal agent de la mort, alors que dans le deuxième, cet agent est une autre personne. Comme l'euthanasie volontaire suppose l'intervention directe d'un tiers, ces membres estiment qu'on ne pourra jamais établir des mesures de sauvegarde permettant de s'assurer du consentement libre et volontaire du patient. Or, de telles mesures sont essentielles pour prévenir les abus et empêcher une dérive vers l'euthanasie non volontaire.
La majorité de ces membres rejettent à la fois l'aide au suicide et l'euthanasie volontaire, car ils considèrent que si l'on accepte la première, il faut également autoriser la seconde. En décriminalisant l'aide au suicide et non l'euthanasie volontaire, on contreviendrait à l'article 15 de la Charte, visant les droits à l'égalité : les personnes physiquement capables de se prévaloir d'une aide au suicide pourraient choisir quand et comment mourir, choix dont seraient privées les personnes qui en sont physiquement incapables. Certains membres craignent que l'on porte préjudice au bien commun si la législation est modifiée pour les rares cas où le traitement de la douleur est inefficace. Selon eux, en définissant de manière plus précise l'abstention et l'interruption de traitement, en donnant une meilleure formation au personnel qui s'occupe des personnes atteintes d'une maladie irréversible et en améliorant la gestion des soins palliatifs et du contrôle de la douleur, on apporterait une réponse appropriée dans la plupart des cas. Tout en reconnaissant qu'il reste un petit nombre de cas où un traitement convenable est impossible, ils considèrent que cela ne justifie pas la légalisation de l'euthanasie car une telle mesure exposerait les personnes les plus vulnérables à de graves risques et porterait atteinte à la vie comme valeur fondamentale dans la société.
Ces membres estiment également qu'il existe une distinction morale entre l'euthanasie et les pratiques légitimes que sont l'abstention et l'interruption de traitement de survie et l'administration d'un traitement destiné à apaiser la douleur au risque d'abréger la vie. Dans le cas de l'euthanasie, l'intention est de causer la mort, par opposition à l'intention d'apaiser la souffrance dans d'autres décisions de fin de vie; de plus, ils ont observé qu'il existait énormément de confusion quant à la définition des termes utilisés.
Ces membres sont sceptiques quant aux résultats des sondages d'opinion souvent cités par les témoins favorables à une modification de la législation actuelle. Ils trouvent inquiétant que l'on accepte ces résultats tels quels sans une analyse attentive des questions posées et sans savoir quelle connaissance avaient les répondants du sujet en question.
Un membre du Comité, favorable à une modification des dispositions législatives concernant l'aide au suicide, ne croit pas toutefois qu'il faille modifier celles visant l'euthanasie. Il estime qu'en matière d'aide au suicide et d'euthanasie, la société canadienne doit procéder avec lenteur. Le mieux est d'adopter une approche progressive. L'aide au suicide constitue la première étape puisque l'agent principal de la mort est la personne mourante. Comme cette personne a le dernier mot au sujet de la situation, elle a la possibilité de changer d'avis à la dernière minute. Par contre, on ne doit pas envisager l'euthanasie volontaire pour l'instant, car il risque d'être impossible de concevoir et d'instaurer des mécanismes de contrôle suffisants pour prévenir les abus.
Bien que tous ces membres s'opposent à l'euthanasie volontaire et insistent pour qu'elle continue à être interdite par le Code criminel, ils estiment que les peines prévues à l'heure actuelle ne sont pas appropriées dans les cas où intervient un élément essentiel de compassion ou de pitié. Selon notre droit criminel, l'euthanasie volontaire, tout comme l'euthanasie non volontaire, constitue un meurtre au premier degré parce que la mort est causée avec préméditation et de propos délibéré. Ils considèrent que la peine obligatoire, soit l'emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans, est trop sévère dans de tels cas et qu'il faudrait la réduire. Ils insistent toutefois sur l'importance de définir clairement et strictement cet élément de compassion ou de pitié afin de bien circonscrire les possibilités de bénéficier d'une peine plus clémente.
b) Opinions des membres qui sont favorables à l'euthanasie volontaire
Ces membres considèrent que l'argument relatif aux droits à l'égalité fondé sur l'article 15 de la Charte est convaincant. Si l'aide au suicide est autorisée, comme elle devrait l'être à leur avis, il faut que l'euthanasie volontaire le soit également afin d'éviter l'inégalité de traitement dont feraient l'objet les personnes physiquement incapables de se prévaloir de l'aide au suicide.
Les membres favorables à des changements estiment que le principe de l'autonomie qui justifie l'abstention et l'interruption de traitement de survie justifie également l'euthanasie volontaire. De même, à leur avis, l'administration d'un traitement destiné à soulager la souffrance au risque d'abréger la vie s'apparente à l'euthanasie volontaire; dans tous ces cas, la mort du patient est une conséquence prévisible.
Selon eux, les médecins qui considèrent que leur rôle se limite à guérir excluent un aspect important de leur fonction dans la société, à savoir apporter réconfort et soutien aux malades, ce qui englobe l'apaisement de la douleur. Pour ces membres, l'euthanasie peut constituer une réponse humanitaire à la souffrance quand il est impossible de la soulager autrement.
Ils estiment qu'il faudrait modifier le Code criminel afin de permettre l'euthanasie volontaire pour les personnes qui jouissent de toutes leurs facultés, mais qui sont physiquement incapables de se prévaloir de l'aide au suicide. Cette modification devrait prévoir des mesures de sauvegarde identiques ou semblables à celles recommandées pour l'aide au suicide. Selon eux, le fait que la personne mourante demande la mort dans les cas d'euthanasie volontaire, contrairement à ce qui se passe pour les autres types d'euthanasie, justifie une certaine forme de légalisation.
Euthanasie involontaire
Le Comité estime que l'acte par lequel on met fin aux jours d'une personne contre sa volonté constitue un meurtre et doit continuer d'être traité comme tel.
Recommandations du Comité
Euthanasie non volontaire
Le Comité recommande que l'euthanasie non volontaire demeure une infraction criminelle.
Le Comité recommande qu'on modifie le Code criminel afin de permettre l'imposition d'une peine moins sévère dans les cas où intervient l'élément essentiel de compassion ou de pitié. Le Parlement devrait envisager les options suivantes :
on pourrait créer une troisième catégorie de meurtre qui entraînerait une peine moins sévère que la peine obligatoire d'emprisonnement à perpétuité ; ou
on pourrait créer une infraction distincte d'homicide par compassion qui entraînerait une peine moins sévère.
Les éléments essentiels de compassion ou de pitié doivent être clairement et strictement définis afin de limiter les cas admissibles à une peine moins sévère.
Le Parlement devrait fixer la peine appropriée.
Euthanasie volontaire
Une majorité des membres du Comité recommande que l'euthanasie volontaire demeure une infraction criminelle. On devrait toutefois modifier le Code criminel afin de permettre l'imposition d'une peine moins sévère, semblable à celle prévue pour les cas d'euthanasie non volontaire où intervient l'élément essentiel de compassion ou de pitié.
Une minorité recommande qu'on modifie le Code criminel afin de permettre l'euthanasie volontaire pour les personnes lucides qui sont physiquement incapables de se prévaloir d'une aide au suicide. Cette modification serait assujettie à des mesures de sauvegarde semblables ou identiques aux mesures minimales énoncées dans le chapitre sur l'aide au suicide.
Une minorité de membres recommande en outre que, si l'euthanasie volontaire demeure une infraction criminelle, on modifie le Code criminel afin de permettre l'imposition d'une peine moins sévère, semblable à celle prévue pour l'euthanasie non volontaire.
Le Comité recommande qu'on cherche à déterminer combien de personnes demandent l'euthanasie, pourquoi, et s'il existe des solutions de rechange qu'elles pourraient trouver acceptables.
Euthanasie involontaire
Le Comité recommande que l'euthanasie involontaire continue d'être interdite en vertu des dispositions actuelles du Code criminel relatives au meurtre.
Conclusion
La présente étude traite des questions les plus importantes concernant l'aide au suicide et l'euthanasie. Toutefois, il reste à analyser minutieusement différents problèmes en ce qui a trait à l'euthanasie non volontaire et aux décisions de fin de vie, notamment dans le cas des personnes en état végétatif persistant et des nouveau-nés gravement handicapés.
Les délibérations du Comité sont le résultat d'un examen attentif d'opinions, de connaissances empiriques et de convictions morales qui lui ont été communiquées par les témoins et dans de multiples mémoires. Ses conclusions traduisent un consensus dans un bon nombre de domaines ainsi que des divergences de vues sur certaines des questions les plus fondamentales. Ses membres espèrent que leur rapport facilitera le débat au sein de la population et à l'échelon des gouvernements.
Le Comité a cherché à respecter et à refléter les vues de la société canadienne sur les questions complexes de l'aide au suicide et de l'euthanasie. Il croit que si le débat se poursuit dans une atmosphère de tolérance et d'empathie, on pourra résoudre les problèmes tout en maintenant un équilibre entre le droit individuel de choisir et le bien de l'ensemble de la société canadienne.
Notes
- 1. Association médicale canadienne, Les médecins canadiens et l'euthanasie par Frederick H. Lowy, Douglas M. Sawyer et John R. Williams (Ottawa : Association médicale canadienne, 1993).
- 2. Témoignage à la page 54 du fascicule 32 des Délibérations du Comité sénatorial spécial sur l'euthanasie et l'aide au suicide. Le lecteur trouvera des renseignements complets sur les témoins à l'Annexe A.
- 3. Latimer 4:12
- 4. Mémoire de l'Association du Barreau canadien, mars 1995.
- 5. Rodriguez c. Colombie-Britannique (P.G), [1993] 3 R.C.S. 519, p. 607.
- 6. Russel Ogden, «The Right to Die: A Policy Proposal for Euthanasia and Aid in Dying» (1994), XX:1, Canadian Public Policy Analyse de politiques, p. 4.
- 7. Dickey, 8:61.
- 8. Rodriguez c. Colombie-Britannique, supra no. 5, p. 598.
- 9. Voir Nancy B. c. Hôtel-Dieu de Québec, [1992] R.J.Q. 361 (C.S.).
- 10. Attorney General of B.C. v. Astaforoff [1983] 6 W.W.R. 322 (B.C.S.C.); confirm. [1984] 4 W.W.R. 385 (B.C.C.A.).
- 11. Procureur général du Canada c. Hôpital Notre-Dame et Niemic, (1984) C.S. 426.
- 12. On trouvera des exemples de modifications proposées à l'Annexe G du présent rapport. Le Comité n'entérine pas ces propositions, mais les donne afin d'illustrer son propos.
- 13. Commission de réforme du droit, Euthanasie, aide au suicide et interruption de traitement, Document de travail 28 (Ottawa, ministre des Approvisionnements et Services Canada, 1982), p. 33.
- 14. Ces lignes directrices sont reproduites intégralement à l'Annexe I du présent rapport.
- 15. On trouvera aux annexes J et K du présent rapport un résumé plus détaillé des mesures législatives touchant les directives préalables dans les provinces canadiennes.
- 16. Ces lignes directrices sont reproduites intégralement à l'Annexe I du présent rapport.
- 17. Commission de réforme du droit du Canada, Euthanasie, aide au suicide et interruption de traitement, Document de travail 28, p. 42.
- 18. Mémoire de l'Association du Barreau canadien, p. 4-5.
- 19. On trouvera à l'Annexe P du présent rapport un examen plus détaillé de l'état du droit en matière d'euthanasie dans différents pays.
- 20. Le texte intégral des dispositions du Code criminel pouvant s'appliquer dans les cas d'euthanasie est reproduit à l'Annexe F du présent rapport.
- 21. Mémoire de l'Association du Barreau canadien, mars 1995, p. 12.
- 22. Pour des exemples montrant comment les accusations portées et les peines imposées varient d'une cause à l'autre, voir les résumés de décisions de tribunaux canadiens à l'Annexe L du présent rapport.
- 23. Commission de réforme du droit, Euthanasie, aide au suicide et interruption de traitement, Document de travail 28, p. 3.
- 24. Rodriguez c. Colombie-Britannique, supra no. 5, p. 595.
- 25. Mémoire de Janice Dillon, J.C. Marc Richard, Lucille Birkett, David Golden et Christine Glazer, p. 25.