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Sous-comité des communications

 

Délibérations du sous-comité des
Communications

Fascicule 12 - Témoignages


OTTAWA, le jeudi 18 février 1999

Le sous-comité des communications du comité sénatorial permanent des transports et des communications se réunit aujourd'hui à 10 h 30 pour étudier la position internationale concurrentielle du Canada dans le domaine des communications en général, et notamment l'importance des communications au Canada sur les plans économique, social et culturel.

Le sénateur Marie-P. Poulin (présidente) occupe le fauteuil.

[Français]

La présidente: Bonjour, monsieur Thiec. On se rappelle, en vous voyant, l'excellent déjeuner que nous avons pris à Bruxelles et le fait qu'à cette occasion, le sous-comité, qui fait l'étude sur la position internationale concurrentielle du Canada dans le domaine des communications, a pu entendre vos commentaires et vos réponses à nos questions sur votre perception de l'avenir en tant que PDG d'Eurocinéma.

J'aimerais vous présenter ma collègue, le sénateur Lise Bacon, et le sénateur Spivak du Manitoba, qui se joindra à notre groupe dans quelques minutes. Nous vous invitons à nous entretenir du sujet que vous connaissez bien et ensuite, nous échangerons.

M. Yvon Thiec, délégué général, Eurocinéma: Madame la présidente, permettez-moi de vous remercier de cette possibilité que vous me donnez aujourd'hui de reprendre contact avec vous sur ces questions du développement des technologies et des réponses de politique nationale à donner à tout cela. Au fond c'est ce sujet qui vous intéresse. Je vois, encore une fois, que vous êtes un peu en avance au Canada dans la réflexion sur ce sujet. J'espère que cela va inciter les autres États et l'Union européenne à travailler beaucoup plus sur ces questions.

Je voulais vous dire avant qui je suis. Eurocinéma est une institution professionnelle constituée d'associations de syndicats, de producteurs de films, d'auteurs de films et de producteurs de télévision. Nous sommes ici depuis maintenant sept ans. J'ai pour mandat de suivre toutes les questions européennes liées à l'audiovisuel. Le premier dossier dont je me suis occupé était celui de la question d'exception culturelle, à savoir la fin des négociations du GATT en 1993-1994. Je suis tous les aspects réglementaires concernant l'audiovisuel européen et les questions de concurrence qui deviennent une question de compétence européenne de plus en plus importante, toutes les questions de commerce international, et en particulier, toutes les négociations à l'OMC qui vont reprendre.

Je suis beaucoup intervenu l'année dernière sur les questions de convergence des télécommunications audiovisuelles et de l'informatique puisque la commission avait présenté un livre vert sur cette question qui a été suivie de plusieurs auditions auxquelles nous avons participé. À ce moment, on a dû beaucoup réfléchir pour répondre à toutes ces questions liées à la convergence des modes de communication.

Vous m'aviez fait parvenir un document dans lequel vous aviez bien synthétisé votre thème, les cultures et les technologies, les défis mondiaux que cela posait et les réponses des politiques nationales. J'avais envie pratiquement de commenter chacun de ces mots, c'est-à-dire culture, technologie, défis mondiaux et politique nationale. On pourrait passer beaucoup de temps là-dessus puisque chacun de ces mots à une importance forte. Je vais les reprendre, mais très vite, et de façon à ce qu'on ait le temps de réfléchir ensemble et que je puisse entendre vos questions.

En ce qui concerne la culture, j'ai deux réflexions. D'abord, je dirais culture et souveraineté des États. Ce qui me paraît intéressant au XXIe siècle, c'est que la culture sera le dernier avatar ou le dernier morceau du manteau de la souveraineté des États. Qu'est-ce que la souveraineté des États? C'est un territoire, une monnaie, une défense, une sécurité, la loi, la possibilité de faire la loi chez soi. Tous ces éléments de souveraineté vont quelque part se transformer ou disparaître.

Je prendrai l'exemple européen. Qu'est-ce que vous voyez en Europe? On va perdre une monnaie dans chaque pays puisqu'on intègre une monnaie commune et unique à l'ensemble des États européens. D'ici 50 ans, il y aura une défense commune en Europe. Chaque pays, la France, l'Allemagne, la Grande-Bretagne va perdre son armée.La loi, on est en train de la perdre au niveau national, parce que de plus en plus, elle est faite à travers l'intégration européenne. La souveraineté classique des États disparaît. Ce qui reste comme élément fort de cette souveraineté, c'est l'exercice d'une langue, d'une pensée, la présence d'une culture. Cela va être un élément fort de conscience nationale. C'était un peu le premier élément sur lequel il y aurait à méditer.

Qu'est-ce qui se passe actuellement entre la culture et les médias électroniques? Je ne veux pas parler de la culture qui aurait trait aux arts vivants, aux arts plastiques, aux livres, au patrimoine qui sont des éléments de la culture tout à fait essentiels. Mon expérience m'amène à parler des médias électroniques. En Europe, il y a deux modèles prééminents. Il y a le modèle des grands États membres, et dans ces grands États membres je n'ai pas le sentiment que les médias électroniques tuent des modes d'expression de culture nationale, en musique et même en audiovisuel - au contraire, on revoit une présence majoritaire d'oeuvres nationales en musique. En France, en Italie, en Grande-Bretagne, on a des chanteurs, on vend des disques de chanteurs nationaux.

Alors cette tendance n'était pas vraie il y a quelques années où la musique internationale et américaine était majoritaire dans les audiences et même dans les ventes de disques. Il y a comme une espèce de résurgence du public à la référence à des oeuvres, à des contenus nationaux en matière de musique. En matière audiovisuelle, on a un peu la même chose, c'est-à-dire que dans cinq grands États membres de l'Union européenne qui sont la France, l'Italie, l'Allemagne et la Grande-Bretagne, on s'aperçoit que les fictions nationales, les programmes de fiction nationale font les meilleurs écoutes, sont les mieux placés dans les taux d'audience. Cela veut dire qu'il y a un vrai besoin du public de trouver des programmes nationaux. Il y a une espèce de correspondance.

Je dis cela parce que je ne suis pas sûr que des réseaux globaux entraînent fatalement un espèce d'éclatement des cultures nationales. Pour qu'il n'y ait pas cet éclatement, il y a évidemment des conditions. C'est clair que s'il y a de la fiction audiovisuelle majoritaire qui fait de bonnes audiences dans ces grands pays, c'est parce que ces grands pays consentent de vraies politiques structurelles pour la création.

En Grande-Bretagne, la BBC a une redevance très élevée. L'Allemagne a elle aussi une redevance des chaînes publiques de télévision très élevée, et la France a une réglementation, donc elle a une redevance plus des quotas de diffusion. Donc toute cette présence de contenu national est existante, mais elle n'est pas spontanée, elle est liée à une volonté du législateur de créer un environnement adéquat pour stimuler cette présence du contenu.

En revanche, je trouve que le modèle s'inverse parce que les petits pays de l'Union européenne, ceux qui sont peu peuplés, se trouvent dans une situation où ils ont de vraies difficultés à avoir un contenu culturel identitaire, tout simplement parce que les masses critiques de population et de ressources sont réduites. Cette perception d'un manque de culture nationale identitaire est plus fort dans les pays scandinaves qui sont obligés de s'alimenter sur des programmes anglo-saxons parce que évidemment, ils consacrent des ressources pour fabriquer des programmes nationaux, mais compte tenu de l'exiguïté des bassins linguistiques, des bassins de population de ces pays - la Suède compte huit millions d'habitants - ils sont obligés de recourir à un marché international. Ils commencent beaucoup à se plaindre, justement, du fait que les enfants ont trop accès à des oeuvres américaines et commencent à moins réagir en suédois, mais à réagir plus en anglo-américain.

Je trouve qu'il y a une situation en Europe qui n'est pas la même selon qu'on est un grand ou un petit pays. Je crois que les grands pays défendent bien leurs identités et au fond, la variable technologique va peut-être rester un peu indifférente. Il y a un modèle qui mériterait d'être pensé selon que l'on est un pays avec une population importante. Je crois que cela crée des masses critiques tout à fait différentes. Je dirais que ce sont les deux idées quant aux incidences en matière de pluralisme linguistique et culturel face aux médias électroniques.

Maintenant, j'aborderai le problème de technologie de communication. On a beaucoup parlé ces derniers temps en Europe de convergence des technologies, des télécommunications de l'audiovisuel et du câble satellite informatique. C'est un fait en réalité que tous ces secteurs qui étaient cloisonnés - le téléphone d'un côté, l'informatique de l'autre et la télévision de l'autre - sont en train de se rejoindre. Par exemple, en Europe, on voit un nouveau phénomène, c'est-à-dire l'arrivée des télécommunications à trois niveaux de décision dans l'audiovisuel. D'abord à un niveau financier, les groupes de Télécom sont maintenant présents dans les structures financières de la radio-diffusion. En France, par exemple, il y a un bouquet numérique, ce qui est en fait une plate-forme numérique, c'est-à-dire plusieurs chaînes thématiques constituant un ensemble de programmes. Il se trouve qu'il y a en France deux bouquets numériques. L'un est TPS et l'autre est Canal Plus. La TPS, télévision par satellite, est constituée de chaînes publiques et commerciales et dans le financement de ce bouquet, 20 p. 100 des ressources dépendent de France Télécom.

Donc déjà vous avez une arrivée du groupe de Télécom dans le financement de l'audiovisuel. La même chose se produit en Italie. Ces derniers jours, on parlait beaucoup de l'arrivée de Murdoch dans le paysage audiovisuel italien. Il cherchait à faire une alliance avec une filiale des télécoms italiens spécialisés dans le développement de l'audiovisuel.

Cela est un nouveau phénomène qui pose évidemment un certains nombre d'incidences, par exemple en matière de concurrence. Des télécoms arrivant avec beaucoup d'argent - c'est un secteur qui dispose d'une marge de trésorerie considérable, beaucoup mieux financé que les secteurs de la télévision qui sont beaucoup plus pauvres - posent déjà des problèmes de concurrence. C'est-à-dire le fait de prendre l'argent de la redevance, de l'abonnement au téléphone pour financer des activités en audiovisuel et concurrencer par là même d'autres opérateurs audiovisuels qui ne disposent pas des mêmes marges.

On trouve les télécoms aussi à un autre niveau, c'est qu'ils sont opérateurs d'audiovisuel quand ils sont propriétaires et qu'ils développent de l'activité de réseau câblé. On les retrouve dans un troisième niveau qui tient à cette distinction de plus en plus grande entre les modes de technologie de transmission qui vont maintenant de la télévision hertzienne, en passant par le câble, le satellite, l'informatique et le téléphone.

Donc il est certain que les groupes de télécoms seront - parce qu'ils ont les ressources financières et qu'ils ont besoin de se développer - de plus en plus présents dans l'audiovisuel. Cela va poser un problème au législateur qui va devoir encadrer du point de vue de la concurrence et de la réglementation des contenus, de voir à brider ces nouveaux intervenants dans le secteur.

La convergence existe au plan technique. Il ne faut pas le nier. Ce serait une sottise. Pour autant, est-ce la fin du monde? C'est la fin du monde si on estime que toutes les technologies convergent, qu'on ne peut plus rien faire et que les pouvoirs publics - en particulier le législateur - ne puissent plus rien faire pour essayer de créer un environnement qui soit propice aux consommateurs, mais aussi pour la problématique qui nous intéresse ici, à l'expression d'un mode de pluralisme, de diversité linguistique.

Alors si on dit qu'on ne peut plus rien faire parce que ces technologies ne sont plus maîtrisables, évidemment que c'est la fin du monde. Mais on peut, à mon sens, considérer que les modes de transmission qui naissent de la convergence vont rester maîtrisables par le législateur.

Avant même d'aller un peu plus loin dans ce que pourrait être l'exercice de philosophie de la réglementation de ces technologies et de la convergence, j'aimerais revenir un peu en arrière et expliquer où on en est en Europe du point de vue du marché de la communication audiovisuelle. En réalité, la grande révolution qui s'est faite en Europe a été l'éclatement des monopoles de services publics de télévision dans les années 1980 au profit du développement de chaînes commerciales dans pratiquement tous les pays d'Europe.

Ce modèle d'ailleurs existait déjà en Angleterre avant, puisque les chaînes commerciales existaient depuis les années 50. Mais dans tous les autres pays, la télévision était un monopole, jusqu'aux années 80, un service public en réalité.

Dans les années 1980 apparaissent les services publics. Les États, les gouvernements pratiquant dans une chronologie assez semblable, ont décidé de mettre fin à ces monopoles et nous en sommes arrivés à un système de duopole qui a eu deux effets. D'abord un effet de concurrence, par exemple pour les producteurs d'oeuvres de télévision indépendants. Ils ont eu deux marchés: la télévision publique, dans la plupart des pays, et la télévision commerciale. Deux types d'entreprises avec lesquelles ils pouvaient passer des contrats pour développer des oeuvres.

Actuellement, j'ai le sentiment que cette ouverture de la concurrence des chaînes commerciales a consolidé le marché des chaînes hertziennes en Europe. Je pense que l'on va rester pendant de longues années dans un paysage qui sera dominé par les chaînes hertziennes nationales. Pour l'instant, elles ont très peu d'érosion, d'audience, de part de marché, si on parle en termes commerciaux.

Pour autant, un nouveau phénomène se met en place qui sont ces plates-formes numériques, ces bouquets numériques, donc l'assemblage de plusieurs services de télévision thématiques, dans le même bouquet, et la monnaie paie pour l'ensemble du bouquet, de cette offre de programmes.

En France, il y a deux bouquets qui sont mis en place et qui se font actuellement une concurrence assez vive pour essayer d'attraper le plus d'abonnés possible. En Angleterre, vous avez un bouquet numérique qui est le bouquet BskyB.

Les grands pays d'Europe ont de la difficulté à mettre en place ces bouquets numériques, pour toutes sortes de raisons, par exemple des accords entre les partenaires éventuels. La commission par exemple, en Allemagne, n'a pas donné l'autorisation à la formation d'une société dans laquelle il y avait Deutsche Telecom, Bertelsmann-Kirch, et la télévision publique.

C'est donc l'ensemble des partenaires du secteur de la télécommunication audiovisuelle qui se sont rassemblés pour développer un bouquet numérique, et la commission ainsi que la communauté ont estimé qu'on créé là une situation de monopole qui est incompatible avec une vision de marché ouvert.

Ce nouveau média, en fait ce sont les bouquets numériques, est en voie de constitution en Europe, il est encore très fragile. Ce n'est pas tout à fait développé, mais cela sera le second type de média qui va se greffer sur ces médias hertziens.

Globalement, les médias ne bougent pas rapidement. Si vous prenez l'exemple américain, les trois réseaux historiques nationaux font encore 50 p. 100 de l'audience, en dépit de l'installation de chaînes câblées dans le reste des États-Unis depuis très longtemps, et donc d'une concurrence entre ces chaînes câblées, souvent régionales ou locales, et ces grands réseaux nationaux.

Il est important malgré tout, pour la distribution, d'avoir des réseaux nationaux; vous savez que Fox a fondé un autre réseau au niveau national. L'idée de réseaux nationaux hertziens qui comprend toute l'empreinte nationale, à mon sens, n'est pas un modèle qui disparaît.

Aux États-Unis, depuis trois ans, on annonçait un service de télévision par satellite: DirectTV, qui fait 9 millions d'abonnés. On dit que c'est un succès parce qu'il fait 9 millions d'abonnés, mais il fait 9 millions d'abonnés sur un marché d'à peu près 90 millions de foyers. En réalité, ce n'est pas un chiffre considérable, on voit que même la propension du consommateur américain à se brancher sur un nouveau type de fourniture, en l'occurrence une télévision par satellite offrant une gamme plus ouverte de programmes, la progression de ce genre de marché est très lente.

Ce que je veux dire, c'est qu'il y a un déphasage entre les nouvelles technologies qui existent effectivement, on peut brancher plein de choses, comme un ordinateur, sur un satellite et avoir un retour par le câble, et caetera.

Il y a une sorte de déphasage par rapport au marché, en tout cas en Europe. Je ne suis pas compétent pour avoir le sentiment de ce qui se passe chez vous, mon souci est plutôt d'exprimer ce qui se passe ici.

Si les choses évoluent, en tout cas en Europe, elle vont évoluer d'une façon suffisamment lente pour nous donner le temps de réagir, d'avoir une sorte de prédictabilité sur ce qu'il faudra faire, y compris en termes réglementaires.

J'ai tendance à penser que si un jour on a des oeuvres sur Internet, ce sera sans doute d'abord un marché résiduel, qui s'ajoutera au marché audiovisuel classique. Et il faudra continuer à maîtriser les contenus sur ces réseaux par des règles classiques.

En gros, les règles nécessaires sur ces nouveaux réseaux Internet seraient par exemple des compensations financières. On sait très bien que dans la plupart des pays, nous nous trouverons dans une fragilité face à l'industrie américaine des contenus. Nous ne sommes pas dans des conditions de concurrence suffisantes pour faire face à leur capacité de financer des contenus.

Comment donc financer ces contenus? On peut les financer par des fonds de soutien, par une taxation de certains types de réseaux. Par exemple, des réseaux de salle dans certains pays d'Europe sont taxés, il y a une forme de taxe sur l'entrée dans les salles. Cette taxe va dans un fonds de soutien destiné à la création de contenu, destiné justement à la salle.

En France, on a fait la même chose pour la télévision puisque les chaînes sont assujetties à une obligation de financement de la production, ces contenus produits grâce à ces fonds étant ensuite diffusés sur les chaînes.

On peut donc très bien imaginer que si Internet devient un système relativement important de communication des oeuvres, c'est-à-dire qu'on ait aussi une forme de compensation qui serait une forme de taxation du réseau et une compensation vers un fonds destiné à financer les oeuvres qui doivent aller sur ce réseau.

Ces oeuvres pourraient évidemment être des oeuvres audiovisuelles, mais cela peut être des oeuvres sonores, et d'ailleurs il y a plus d'oeuvres sonores actuellement sur le réseau et plus de piraterie au niveau des oeuvres sonores. Donc c'est plutôt ce type d'oeuvres qui est actuellement plus présent sur le réseau Internet, mais on pourrait imaginer qu'il y ait un fonds qui soit destiné à faciliter, inciter, stimuler la création de contenus nationaux qui peuvent être sonores, multimédias ou audiovisuels.

Je ne vois pas comment le législateur ne disposerait pas des moyens juridiques pour le faire. J'ai le sentiment, à terme, que l'on sécurisera ce réseau Internet. D'ailleurs, où nous ne le sécurisons pas, et personne n'aura intérêt à mettre des oeuvres sur ce réseau, ou bien nous le sécurisons et nous savons exactement ce qui se passe. À ce moment-là, dès lors qu'il est sécurisé et que l'on sait quel est le fruit de l'oeuvre, on saura à peu près quels chiffres d'affaires, quels types de ressources cela peut générer et on peut très bien imaginer une forme de taxation.

Les deux défis pour le législateur national, c'est de savoir s'ils ont envie de créer cette forme de compensation entre le réseau et puis la nécessité de créer des ressources destinées à générer des oeuvres pour le futur sur ce réseau. Ce réseau Internet étant global, un des défis consiste en une action visant une forme de taxation de réseau qui impliquerait un accord international, une forme d'entente entre les États qui sont les leaders à ce niveau.

Actuellement, il y a le mouvement des multinationales qui entendent investir sur Internet. Au fond, Internet reste maintenant un réseau libertaire et relativement intéressant qui permet à des gens de se trouver, entre différents points du monde, pour échanger des informations sur des choses qu'ils ont en commun.

Par exemple, j'ai un témoignage d'une personne qui a un enfant atteint d'une maladie très rare, que l'on ne soigne pas en Europe, parce qu'évidemment la santé publique ne s'occupe pas beaucoup des maladies très rares. Cette personne a trouvé un site sur Internet dans lequel tous les parents d'enfants qui ont cette maladie se sont rassemblés pour créer la masse d'informations nécessaires au traitement de cette maladie. C'est donc encore l'usage sympathique et volontaire du réseau Internet sur une base libertaire.

Il est clair que le chemin qui est recherché maintenant, c'est d'aller vers un réseau Internet qui deviendrait un réseau destiné à fournir la prestation commerciale, à devenir un vecteur du commerce. Derrière ce vecteur du commerce, il y a déjà plusieurs interrogations, à savoir est-ce que ce sont les petites entreprises qui en profiteront, ce qui serait intéressant, ou bien les grosses multinationales qui prendront ce réseau en main pour vendre leurs produits.

Dans la musique, par exemple, je sens qu'il y a déjà un conflit naissant dans le domaine sonore entre des auteurs qui disent vouloir utiliser le réseau pour vendre directement leur musique et se passer des producteurs, et les grandes multinationales de la musique qui ne veulent pas de cela et qui veulent évidemment que les auteurs fassent de la musique mais qu'eux, gros studios de l'industrie sonore, soient l'élément par lequel passe la prestation, donc qu'ils restent les agents économiques.

Le réseau étant global, il faudra une sorte d'accord international sur les modalités pour créer des compensations financières pour stimuler son contenu. Il va falloir certainement que les pouvoirs publics ramènent les prétentions d'un certain nombre de multinationales qui disent: oui, vous n'avez pas le droit de réglementer le réseau, c'est un espace privé. Tout ce qu'on peut faire, c'est de l'autoréglementation. Ces multinationales ont la prétention de s'approprier le réseau et de décréter les règles qui seront mises en oeuvre sur ce réseau.

Il y a un détournement de la chose publique, car le privilège de la chose publique, c'est justement de disposer du monopole, du droit de faire des lois, du droit de réglementer, du droit de faire le droit. Je trouve que ce phénomène de l'autorégulation implique une vraie réflexion pour le législateur. C'est tout à fait nouveau. Je n'ai jamais vu cela, ni dans l'histoire romaine, ni dans l'histoire grecque. On n'a jamais autant contesté le rôle du législateur que par ce concept qui se veut sympathique, qui dit que l'on veut faire de l'autorégulation parce que c'est moins pesant que tout ce que font ces parlements et ces politiques.

Je vais conclure maintenant. Il y a des nouveaux phénomènes technologiques qui me paraissent maîtrisables. Ce qui me paraît intéressant, c'est le nouveau discours qui consiste à dire que ce réseau n'est pas maîtrisable et en quelque part, il n'est pas nécessaire qu'on le maîtrise. Donc cette revendication de liberté m'inquiète parce qu'elle n'est plus maintenant le fait des citoyens, mais plutôt de grosses entreprises. Donc il y a un espèce de détournement assez inquiétant et sur lequel il y a intérêt à réfléchir.

La présidente: Monsieur Thiec, votre exposé a été extrêmement intéressant et nous avons plusieurs questions à vous poser. J'aimerais vous soumettre la première. Vous avez dit que vous identifiez déjà en Europe un déphasage entre la technologie et la clientèle potentielle. Comment expliquez-vous ce déphasage?

M. Thiec: Je crois que le public est conservateur. Il y a un exemple intéressant celui d'une chaîne de radio française, Radio France internationale ou Radio France Outre-mer. Cette chaîne est passée des longues ondes à la modulation de fréquence. Il suffit juste de toucher un petit bouton et on passe à une qualité d'écoute sonore beaucoup plus intéressante. Le PDG de Radio France Outre-mer nous disait qu'il a beau expliquer aux gens qu'en changeant la fréquence sur leur poste, ils auront une meilleure réception, il s'aperçoit que l'auditoire a du mal à changer.

En France, on sait que la première chaîne de télévision publique, TF1, est devenue commerciale. Nous savons que 10 à 15 p. 100 des téléspectateurs écoutent TF1 parce qu'elle est la première chaîne et qu'ils ont toujours poussé ce bouton. En réalité dans les modifications technologiques qui ont marché, vous avez le disque compact. En deux ans, on est passé du disque vinyle au disque compact. C'est le seul exemple d'une d'adaptation très rapide d'une forme de médias à une autre. Je dis que ce n'est pas pertinent parce que c'est plus un élément de confort parce que le compact est plus petit. Ce n'est même pas un média électronique dans lequel il faut pousser des boutons et changer les méthodes de travail.

En France, on a commandé une étude par un de nos syndicats sur l'évolution de la place des chaînes de télévision officielles dans le paysage audiovisuel. Cela nous intéressait compte tenu du paysage réglementaire très lié à la place des chaînes de télévision. Au fond, les simulations faites disaient que déjà jusqu'en 2005, il n'y aurait aucun changement dans la création d'un paysage audiovisuel. Il semblerait que le scénario n'est pas très encourageant face à une évolution.

Le sénateur Bacon: Dans quelle mesure croyez-vous que la production cinématographique européenne sera affectée par les développements technologiques actuels, en particulier, par le mariage futur de Internet et de la télévision. D'après vous, est-ce que l'industrie européenne du cinéma pourra relever ces défis?

M. Thiec: C'est une question à laquelle j'ai eu à réfléchir beaucoup ces jours-ci, pour une simple raison. À Bruxelles, on est en train de légiférer sur le droit d'auteur, sur les réseaux numériques, destiné à accorder une protection aux oeuvres, dès lors qu'elles vont circuler sur les réseaux numériques. On a eu beaucoup de luttes. Il s'agit en réalité de confirmer le droit d'auteur tel qu'il existe en l'étandant au nouveau réseau. On a eu des luttes épouvantables ici. Les groupes de Télécom, les bibliothèques publiques, les handicapés - vous connaissez sans doute ce problème au Canada - souhaitaient qu'il n'y ait pas de protection du droit d'auteur sur ces nouveaux réseaux. Il y a eu une grande coalition de tous ces différents intérêts qui sont tous légitimes. Les auteurs, les créateurs souhaitaient une reconnaissance de leur droit d'auteur sur le réseau comme sur les autres modes d'exploitation, étaient quelque part un peu fragilisés. Le Parlement européen a voté un texte protecteur des droits d'auteur grâce à des parlementaires qui ont fait un travail formidable et qui, je crois, ont bien compris l'enjeu.

La question que vous me posez, je me la suis posée. C'est bien une sécurité de réseau au profit des droits d'auteurs, des artistes interprètes et des producteurs, encore faut-il que ce réseau ne nous échappe pas, qu'il ne devienne pas l'instrument d'une hégémonie strictement américaine. Je suis dans l'incapacité de répondre aujourd'hui. Est-ce qu'il y aura un vrai marché? Est-ce que le réseau pourra devenir un vecteur, ce que vous appelez en fait le «casting», ce sur quoi vous parlez sur la convergence de télévision et de l'ordinateur? Est-ce que ce genre d'application se développera? Déjà en tant qu'application pour le consommateur cela prendra du temps. Est-ce qu'on aura notre place? Est-ce que l'on saura saisir cette occasion? Je reste assez interrogatif et inquiet. La situation actuelle du cinéma en Europe en est une de cinémas nationaux. On reste chacun chez soi. Il y a des cinémas nationaux qui ne font pas de si mauvaises performances compte tenu que les moyens sont faibles. Je pense à Angleterre où il y a peu d'argent affecté à la production, très peu de mesures publiques destinées à l'environnement de la production. Les Anglais arrivent à avoir 20 p. 100 de leur marché de salle. Ce qui me paraît plutôt assez bien. En France, la marge oscille entre 30 et 35 p. 100 du marché de salle. Quand on tombe en dessous de 30 p. 100 du marché de salle, les gens sont très inquiets. En Italie, c'est à peu près 20 p. 100. Chacun a une part de son marché national. Il n'y a pas de catalogues d'oeuvres européennes qui circulent en Europe. C'est la première faiblesse. Évidemment, face à un réseau global qui donnera une prime à ceux qui auront les moyens financiers de l'investir, de le sécuriser et de le contrôler, on part avec de vrais handicaps. Je suis assez admiratif de la façon dont vous pensez à toutes ces questions. J'aimerais bien qu'on se les pose aussi à Bruxelles du point de vue des pouvoirs publics, ce qui n'est malheureusement pas encore le cas. On a plutôt une vision assez naïve et spontanée, un peu comme le bon sauvage de Jean-Jacques Rousseau. On dit que ce sera très simple, ceux qui font des bonnes choses et qui seront courageux iront sur ce réseau. Il ne faut pas se faire trop de soucis. C'est une vision inquiétante.

Le sénateur Bacon: Face aux pressions libre-échangistes et le phénomène de convergence qui bouleversera probablement le monde de l'audiovisuel, les gouvernements peuvent-ils encore élaborer des stratégies efficaces pour encourager la production cinématographique?

M. Thiec: D'abord je crois qu'il y a deux niveaux que l'on doit considerer. On va rouvrir les négociations commerciales internationales dans le cadre de l'OMC l'année prochaine. Il faudrait sortir de l'engrenage dans lequel on est à l'OMC. À l'OMC on traite l'audiovisuel comme un service. On traite les services comme les biens comme dans le traité de 1948 du GATT, qui portait sur les marchandises qui visait, à l'époque, à créer une libéralisation tarifaire sur les biens industriels, ce qui était à mon sens une bonne chose. Par une sorte de pirouette, on est un service et après on traite les services comme des biens. On se met dans un engrenage qui ne nous facilitera pas la vie, puisque le bout de l'engrenage, c'est d'arriver à une libéralisation totale à l'accès au secteur des services dans tous les pays ce qui ne peut profiter qu'aux fournisseurs les plus puissants sur ce type de marché. Vous savez très bien qui ils sont. Très peu de pays ont pris l'engagement de libéralisation du service audiovisuel car la plupart des pays anglophones ne veulent pas avoir à subir cette libéralisation à outrance.

Ce sera la première bataille. Il va sans doute y avoir une enceinte commerce électronique qui va s'ouvrir au sein de l'OMC. Pour l'instant, il n'y a pas de textes substantiels sur ce que sont les négociations sur le commerce électronique dans le cadre de l'OMC. Je pense qu'il y aura une enceinte sur ce thème. Qu'est-ce que l'on demandera dans cette enceinte? Ce sera une libéralisation absolue, c'est-à-dire la renonciation totale des États à partir de l'OMC - la quasi-totalité du monde - à garder une forme d'autonomie visant à réglementer, organiser et stimuler les contenus sur ce genre de réseau.

Je ne vois pas techniquement pourquoi on ne doit pas taxer le réseau pour créer des fonds de soutient destinés à générer la création, la production de nouveaux contenus qui puissent aller sur ce réseau. Je crois que le premier obstacle serait d'accepter une négociation commerciale électronique et d'accepter de s'engager à une libéralisation totale, inconditionnelle de ce genre de pratique. À ce moment, vous vous liez les mains. Vous ne pourriez plus travailler par cette arme de la taxation qui permet de recréer des équilibres surtout dans un secteur aussi inégal que celui des industries de contenu.

Le sénateur Bacon: Est-ce qu'il serait souhaitable que les politiques nationales d'aide à la production cinématographique des pays membres soient remplacés par une stratégie européenne? Est-ce que cela serait plus facile?

M. Thiec: En Europe, il faudrait un premier maillon. En réalité, il ne faudrait pas travailler sur le financement par rapport au schéma actuel. Il y a une différence dans le financement. Il y a des pays qui financent mieux leur industrie et d'autres qui le finance moins. C'est difficile pour moi d'obliger tous les États à mettre autant d'argent dans les contenus audiovisuels cinématographiques. En revanche, ce qui pourrait être la vocation d'une intervention européenne, parce qu'elle est conforme à l'idée de créer un marché intérieur européen, c'est celle de faciliter la circulation des oeuvres. De faire en sorte que, par exemple les Français voient plus de films allemands à la télévision française, que les Allemands voient plus de film italiens. Cela aurait un double objectif. Cela donnera un meilleur amortissement de ces oeuvres, puisqu'on les verra plus et par conséquent, on payera plus souvent, et ensuite un objectif de pacification. Les vieux pays européens ont toujours été hostiles les uns envers les autres. Le grand philosophe anglo-allemand-américain Georges Steiner disait que l'histoire de l'Europe était l'histoire d'une guerre civile. Ils ont eu des gens qui vivaient du même berceau et qui se sont faits la guerre jusqu'à il y a 30 ans. On a arrêté tout cela pour que les gens se voient mieux parce qu'ils voulaient que l'élite européenne se voit et circule. Je suis allé souvent à Berlin, à Strasbourg, à Paris, à Bruxelles et j'ai rencontré beaucoup de gens vivant la même situation que moi. Nos populations se voient beaucoup moins et utilisent la télévision comme vecteur majoritaire. Si on n'utilise pas ce vecteur pour voir plus d'images de pays proches de soi, je ne vois pas comment on fera évoluer une conscience de coexistence entre ces pays.

Je ne souhaite pas que l'on en arrive à des citoyens volapüks. Je voudrais qu'un Français reste un Français très fier de lui, mais qu'il ait un respect, une compréhension de ce qu'est un Italien, un Allemand, et cetera. Je ne parle pas des gens cultivés, responsables mais de la moyenne de la population.

Il y aurait un objectif économique, de pluralisme de fonctionnement sur une base pluraliste. Cette chose devrait être engagée. On le fait, on a commencé, on a un programme visant à faciliter la distribution dans les salles de films de cinéma en Europe, des films non nationaux. Ils ne sont plus dans leur pays d'origine. C'est un programme qui reste encore très timide. On réfléchit avec les chaînes publiques et commerciales à l'extension de ce programme visant à ce qu'elles disposent d'une forme d'incitatif, sous forme de subventions ayant pour but de les récompenser dès lors qu'elles montrent des films d'autres pays.Cet incitatif servira à l'achat d'autres films et non pour gonfler leur trésorerie. On essaie par des petits pas d'avancer là-dessus. On reste très timide.

Le sénateur Maheu: Vous avez commencé à toucher un peu le sujet que je voulais aborder. Dans l'Accord de libre-échange avec les États-Unis, le Canada jouit d'une exception culturelle. L'Europe jouit de la même exception avec le GATT, n'est-ce pas?

M. Thiec: Oui.

Le sénateur Maheu: Certains se posent des questions quant à l'applicabilité de ces exceptions. Quelle est vraiment l'expérience en Europe? On a beau dire que l'on va commencer à écouter des films d'autres pays que le nôtre, par contre, avec la protection de notre culture, comment voyez-vous cela en Europe?

M. Thiec: D'abord, avec le GATT, l'exception culturelle que nous avons dans cet accord est en fait une absence d'engagement de libéralisation. Quelque part sur les différents concepts qui visent à libéraliser l'accès au marché de traitement national de la nation la plus favorisée, on n'a pas pris d'engagement. Le secteur audiovisuel en Europe est formellement inclus dans le GATT. Les mécanismes visant à accélérer et accroître la libéralisation ne sont pas applicables en ce moment. Cette technique est assez satisfaisante, car bien que le secteur audiovisuel soit inclu dans les accords du GATT, il n'y a eu aucune ouverture de contentieux, de panel, de demande d'explication sur le fonctionnement de nos systèmes réglementaires, de nos systèmes de soutien.

Globalement, la façon dont les choses ont fonctionné depuis quatre ans me paraissent satisfaisantes. Dans les futures négociations, tout ce qui a trait à la problématique des contenus ne devrait entrer dans l'enceinte Télécom. Là encore, dans la négociation Télécom au sein de l'OMC, l'Europe a demandé à ce que l'on distingue bien l'aspect transport, donc le vecteur de communication du contenu transporté. La négociation visant à libéraliser tout ce qui a trait à l'infrastructure de télécommunication doit rester neutre en ce qui concerne les contenus.

Les contenus sont complètement pris en charge dans la problématique audiovisuelle qui n'a pas fait l'objet d'engagement de libéralisation dans le GATT. À terme, même si l'on a déjà des contenus sonores sur Internet, il faudra faire attention au contenu audiovisuel. C'est déjà un peu moins évident. Il faudra faire en sorte que cette problématique de contenu ne soit pas traitée dans l'enceinte électronique mais dans l'enceinte du service audiovisuel et que l'on ne prenne pas d'engagement de libéralisation sur ces services, même s'ils sont transportés par d'autres techniques informatiques. Puisque vous ne vous êtes pas engagés à libéraliser, vous restez libres de continuer à envisager une forme d'intervention.

La problématique est de ne pas rentrer dans ce paquet global de l'électronique. En Europe, on a déjà bien réfléchi à cela. La commission veut régler tous les aspects de commerce électronique par une seule enceinte interne à l'union, une enceinte de commerce électronique. Nous avons fait sortir la propriété intellectuelle. Quand je dit nous, c'est à la fois les professionnels et les politiques.

Particulièrement, le Parlement belge souhaite que tout ce qui a trait au droit d'auteur ne fasse pas l'objet d'un texte horizontal de commerce électronique mais soit bien spécifié dans des textes particuliers et que l'on reste bien dans une problématique de propriété intellectuelle. Donc on a créé une forme de modèle fonctionnel de réglementation. On peut imaginer que l'on garde cette enceinte audiovisuelle et qu'on l'applique indistinctement à tous les services audiovisuels.

On constate qu'il y a un film sur Internet. C'est un service audiovisuel. On décide dans l'enceinte OMC de ne pas prendre l'engagement de libéralisation. C'est peut-être le modèle qu'il faut envisager.

La présidente: Ma première question touche la radio et la télévision publiques. Quel rôle voyez-vous pour les radios et les télévisions publiques d'Europe dans ce nouvel environnement médiatique?

M. Thiec: Vous connaissez bien l'actualité en Europe. C'est un des dossiers sur lesquels je dois travailler. J'ai déjà fait fatalement une forme de réflexion. La Commission sur la concurrence est chargée d'étudier si les chaînes publiques en Europe ne font pas l'objet d'un financement abusif de la part des États membres. Dans la plupart des pays, les ressources des chaînes publiques sont levées par la redevance et les ressources publicitaires.

Les chaînes commerciales se plaignent de cette forme de concurrence. Elles disent que certains ont accès au financement alors qu'elles n'ont accès qu'au marché publicitaire. Il y a quelques jours, avec mes collègues du secteur de la production, j'ai été voir le fonctionnement de la DG4 pour leur expliquer en quoi nous considérons qu'il est nécessaire de garder ce paysage audiovisuel dans lequel vous avez des chaînes commerciales et publiques. Nous avons été amenés à expliquer qu'au fond les chaînes publiques ont une valeur ajoutée tout à fait incontestable face aux chaînes commerciales. J'avais affaire quand même à des fonctionnaires concurrents, à des gens qui appliquent les règles de la concurrence, pas des gens qui cherchent des argumentations sophistiquées. Je leur ai dit qu'il y a un pluralisme de l'information qui est beaucoup mieux pratiqué à l'échelle publique.

En France, on vient de commencer le procès du sang contaminé. C'est la première fois d'ailleurs que la haute cour de justice se réunit pour juger des ministres. J'ai vu comment on traitait ce procès et toute cette question extrêmement complexe et difficile, à laquelle je ne connais pas grand-chose. À la chaîne publique, le soir, la veille du procès, on a passé une émission d'une heure à expliquer cela au journal télévisé. À la chaîne commerciale, on a passé un quart d'heure alors que c'est un enjeu important pour le citoyen. Ce procès a des interactions très fortes face à la crédibilité du monde politique. Donc il était important d'expliquer les choses.

Donc il y a un pluralisme d'information, un pluralisme aussi de la production. Un de mes collègues expliquait que les chaînes commerciales ne produisent pas les mêmes oeuvres que les chaînes publiques. Les chaînes publiques cherchent à produire des oeuvres souvent beaucoup plus en adéquation avec un public. Elles recherchent plus l'effet éducatif et culturel, alors que les chaînes commerciales recherchent un effet de marché, c'est-à-dire de conquête de ressources publicitaires.

À mon sens, je dirais que l'interaction entre chaîne commerciale et chaîne publique crée une concurrence intéressante pour les producteurs de programmes, mais aussi qu'elle crée un effet de pluralisme important. Je dirais que la valeur plus serait plutôt du côté des chaînes publiques que des chaînes commerciales, évidemment. Ce modèle mérite d'être préservé. Il y a un débat en Europe que je trouve intéressant parce qu'il permet justement de repenser la forme de la télévision publique, sa nécessité et le type d'engagement que l'on doit avoir face à elle.

La présidente: Depuis une quinzaine d'années, le même débat se fait au Canada et c'est toute la question de la tarte des revenus commerciaux qui est en jeu. Ma prochaine question touche la télévision privée. En France, certaines chaînes de télévision comme Canal Plus jouent un rôle important dans le financement des films et dans la distribution des films. De plus, la télévision classique par réseau, par exemple France Télévision, est tenue, en vertu de son cahier des charges, de diffuser des oeuvres sur les ondes. Pouvez-vous nous en dire davantage sur les rôles que les réseaux de télévision jouent dans la promotion des longs-métrages en Europe?

M. Thiec: Canal Plus est une chaîne de télévision à payage. Son but est à la fois d'offrir du cinéma et du sport à ses spectateurs qui sont des abonnées et qui paient pour regarder les films et le sport. Quand Canal Plus a été créé, il a eu une concession d'un réseau hertzien existant. Du jour au lendemain, Canal Plus a pu être diffusé sur l'ensemble du territoire français.

À l'époque il y a eu une protestation assez vive, à la fois de la concession de la production mais aussi de la distribution en salle. Il y a eu un double aménagement pour la distribution en salle. Par exemple, Canal Plus ne pouvait pas avoir de film le samedi soir pour éviter que les gens n'aillent plus au cinéma en salle. Les producteurs ont eu peur que Canal Plus vide les salles, que les gens n'aillent plus au cinéma dans les salles, mais restent à regarder des films sur Canal Plus puisqu'il diffuse des films récents au bout d'un an après leur sortie en salle.

Donc les compromis qui se sont élaborés ont été, en premier lieu, que Canal Plus apparaisse comme une seconde fenêtre pour l'exploitation du cinéma après la distribution en salle afin de respecter la chronologie. Le deuxième compromis a été que Canal Plus finance le cinéma. Il présente des films, mais il les finance.

Actuellement Canal Plus consacre un milliard de francs français, dont 800 millions vont à la production française, ce qui doit faire à peu près 25 p. 100 de l'investissement total dans le financement du cinéma français, 200 millions étant actuellement destinés à un financement des oeuvres européennes non françaises.

Canal Plus actuellement est un gros promoteur non seulement du financement du cinéma. Il tient plus à se développer maintenant en Europe: il est à la fois présent en France, en Espagne, en Italie, aux Pays-Bas, en Belgique, et cetera. Pratiquement la moitié de l'Europe est couverte par une chaîne nationale payante de cinéma et de télévision où quelque part on a une espèce de leader qui s'est mis en place dans le cinéma.

Pour ce qui est des chaînes publiques, elles sont tenues à une obligation d'investissement à la production dans les chaînes hertziennes nationales, qu'elles soient publiques ou commerciales, de l'ordre de 3 p. 100 de leur chiffre d'affaires. Elles sont tenues aussi à des préachats d'oeuvres. Donc le financement par Canal Plus, plus les chaînes publiques, fait qu'actuellement, la télévision prise comme un ensemble finance la moitié du cinéma en France.

En réalité, il y a une dépendance complète du cinéma de la télévision, mais qui correspond au fond à l'évolution. La télévision est devenue la première salle de cinéma. D'une part, elle est le premier client du cinéma et, d'autre part, elle est le premier financier du cinéma.

L'exemple français est intéressant parce qu'il est un exemple de bon passage, un bon exemple de la mutation économique. Le modèle historique du cinéma, c'est un marché qui est constitué de l'exploitation en salle. À la fin des années 60, la télévision devient le média leader en Europe. Alors qu'est-ce que l'on voit? On voit un effondrement du public en salle - les gens restent chez eux pour regarder la télévision.

Un contre-exemple absolu d'une mauvaise relation entre le cinéma et la télévision est l'Italie où s'est développée d'abord la télévision publique et ensuite la télévision commerciale, les chaînes de M. Berlusconi. Ces chaînes tant publiques que commerciales n'ont pas été assujetties à des obligations d'investissement, des obligations d'achat de films, donc dès lors que le législateur ne les a pas mises dans cette espèce de contrainte, elles ne sont pas mises dans cette situation de vouloir financer ou dynamiser la production cinématographique.

Le modèle actuel du paysage cinématographique italien est qu'on a une production sinistrée. Il y a quelques films italiens, mais en réalité les structures cinématographiques visant à créer une vraie économie n'existent plus. Un ex-ministre avait fait passer une loi visant à ce que des obligations d'investissement légales mises en place pour les chaînes publiques soient calculées en termes de 30 p. 100 du volume global de la redevance pour la chaîne publique et de 20 p. 100 des revenus publicitaires pour les chaînes commerciales. Cela représentait quelque chose comme 700 ou 800 milliards de lires, l'équivalant environ de deux à trois milliards de francs français - l'équivalent de ce qui est investi en France dans le cinéma. Cela aurait été un fonds destiné à la fois à la production de films de télévision et de films de cinéma.

Il s'est trouvé que pour que cette loi soit appliquée, il fallait un arrêté qui ne semblait pas avoir été pris. La loi a donc été bloquée. Si vous voulez, il y avait une claire référence au système français qui, pour l'instant, ne fonctionne pas.

Si cette obligation de financement fonctionnait, on verrait le second pilier du cinéma historique en Europe qu'est le cinéma italien ressurgir. Ce cinéma a toujours été brillant et formidable dans les années où il y avait un vrai marché dans les salles.

Actuellement, on a une situation très contrastée d'un pays à l'autre. Vous avez la France qui finance bien - c'est la caractéristique qui me paraît importante - par un prélèvement sur le marché, c'est-à-dire qu'on demande aux chaînes d'investir obligatoirement, mais il s'agit de prélever sur le marché les recettes que font les télévisions pour les transférer à la production.

Dans un pays comme l'Allemagne, la technique de financement du cinéma est une technique de subventions budgétaires pure, c'est-à-dire un prélèvement dans le budget de l'État destiné à la production de films. Le lien avec les acteurs économiques est cassé. Comme les télévisions financent le cinéma, elles veulent aussi un retour. Elles veulent aussi des films qui puissent être des éléments valorisants dans la consommation des programmes.

La présidente: Vous avez parlé de pluralité culturelle et de pluralité de l'information à plusieurs reprises. Au début de votre présentation, vous avez donné une définition de la culture. Vous la définissez de façon très large, non seulement dans les grandes oeuvres classiques de tous les genres, mais aussi dans nos modes de vie. Est-ce que votre définition de la culture inclut ce qu'on appelle le service public qu'on retrouve tant à la télévision que sur Internet?

M. Thiec: Il y a un gros débat au niveau des gens qui s'intéressent à la culture. Il y a ceux qui pensent que la culture est une sorte de pratique complètement élitiste et ceux qui ont une vision plus anthropologique de la culture, soit une façon de manger, de réfléchir. Vous savez qu'en Europe, on ne réfléchit pas de la même façon. Les Allemands ne réfléchissent pas de la même façon. Les Anglais ne réfléchissent pas de la même façon que les Français. Ces derniers ont un mode d'organisation un peu comme un jardin, c'est-à-dire très géométrique. Les Anglais ont une vision beaucoup plus comme dans un jardin anglais et pour moi, évidemment, ces choses sont très importantes. Quand je suis avec des Allemands ou des Anglais, j'ai cela en tête. Je sais qu'ils ne vont pas nous dire les choses comme moi je vais les dire. Je suis presque préparé parfois à ne pas très bien les comprendre parce que je sais que l'Allemand va commencer par dire: «Il y a la terre qui est ronde et sur la terre il y a l'Europe et sur l'Europe il y a l'Allemagne et dans l'Allemagne il y a le Baden-Württemberg et dans le Baden-Württembert, il y a Stuttgart.» On parle de la globalité pour arriver au truc final. C'est important. C'est pour cela que j'ai le sentiment que la culture est un ensemble assez large de modes d'expression. Cela donne une vision de la culture qui n'est peut-être pas très pure par rapport à une vision puriste qui serait plutôt les grandes oeuvres, les grands tableaux, les grands romans, la grande littérature. Je crois que c'est ce qui forme la conscience d'une population et qui lui donne son lien.

Vous vous rappelez de la définition de Renan: qu'est-ce que la nation? Il dit que c'est vouloir vivre en commun. Et ce vouloir vivre, à mon avis, est constitué de ces façons qu'on a d'être en commun. J'aime beaucoup le développement du modèle européen. Maintenant, en France, vous pouvez trouver des choses italiennes, vous pouvez manger italien. À Londres, où vous ne trouviez pas de petits pois autrefois, vous trouvez des fruits, des légumes, des tas de choses. On n'est pourtant pas arrivé à un genre de modèle de volapük. Quand on mange italien, on sait qu'on mange italien. Il y a encore une identification très forte. Pour moi, c'est un élément culturel fort. Je ne sais pas si je réponds bien à votre question, mais en réalité, c'est un débat en soi.

La présidente: C'est extraordinaire, vous avez plus que répondu à mes attentes. Il y a longtemps que je veux entendre parler d'une approche à la culture aussi empreinte de réalité, de quotidien et même de visions futures. J'ai encore deux petites questions à vous poser.

Vous avez parlé dans votre présentation de conditions nécessaires qui doivent être en place pour favoriser le pluralisme culturel et donc son expression dans tous ces nouveaux moyens de communication. Pourriez-vous élaborer un peu sur les conditions?

M. Thiec: C'est une question ambitieuse. Je crois qu'il ne faut pas qu'il y ait une démission du pouvoir public. Il y a un rôle pour la loi et pour le législateur. D'expérience, qui a créé les meilleures conditions d'un pluralisme? C'est le législateur. L'intervention du législateur peut être diverse. Elle n'est pas forcément la même, par exemple, dans la liberté de presse au XIXe siècle, que dans le financement de la production cinématographique par les télévisions au XXe siècle.

Un point commun est la loi et c'est le législateur qui a créé cet environnement. Où il y a une problématique à mon sens, c'est qu'il y a peut-être un déplacement de la loi, c'est-à-dire que le législateur va peut-être faire la loi au niveau national, il va peut-être la faire dans des espaces plus globaux. Il est clair que, par exemple, l'OMC est un moyen de faire la loi. Donc il y a un déplacement des règles sur le commerce, des règles nationales vers un espace commun. Peut-être qu'il va falloir penser aussi à investir un autre espace pour faire la loi sur ces nouveaux réseaux et c'est certainement un enjeu et un défi pour le législateur. Pour autant, cela ne fait pas disparaître le rôle du législateur. Il ne faut pas.

Il y a un fort discours des multinationales à dire qu'il faut de l'autorégulation sur les nouveaux médias, sur les nouveaux réseaux. Qu'est-ce que cela veut dire? Cela signifie que les faibles seront bouffés. La loi assure l'équilibre, la balance entre différents intérêts. Sur ces réseaux, il y a différents intérêts à préserver. Il y a l'intérêt du consommateur, du pluralisme, de l'expression, du contenu, il y a certainement la protection contre des contenus racistes, pornographiques, et cetera. Je ne vois pas comment tout cela peut être géré s'il n'y a pas une présence de la loi et donc du législateur sur ces réseaux. C'est la première condition.

La seconde, comme les contenus coûtent chers, le meilleur moyen de créer des contenus, c'est de créer des fonds en prélevant des ressources sur ce qui se passe sur le réseau destiné à recréer des contenus. Vous savez bien que le problème, au Canada comme en Europe, c'est que les structures de production sont fragiles, petites. Elles n'ont donc pas les masses critiques suffisantes pour se battre avec les grandes maisons de production, que ce soit en sonore ou en audiovisuel. Quelque part là aussi, il y a un rôle pour les pouvoirs publics à aider les plus faibles en leur permettant d'avoir un financement par un fonds de soutien. Cela est le deuxième élément. Le premier élément: la loi; le deuxième élément: l'argent.

Derrière cela, évidemment, il faudra des créateurs, des auteurs, des producteurs. Et il y a aussi sans doute le rôle de l'éducation. Donc, trois rôles assez ambitieux, mais si on réfléchit bien, ce n'est pas nouveau. Nos démocraties évoluent bien parce qu'elles arrivent à faire fonctionner ces missions en éducation, ces missions de financement et de fonctions qui sont conformes à l'intérêt général en l'occurrence et parce qu'elles assurent le monopole de la loi, tout simplement.

Je veux prendre à contre-pied tout ce que j'entends de l'ensemble des journaux et des gens qui disent que tout change, que ce n'est plus possible, qu'il faut que chacun reste chez soi et laisser tomber. On disait cela des chemins de fer en 1840, mais nous avons rapidement organisé, sur les plans légal et financier, les réseaux de chemin de fer. Et c'est peut-être grâce à cela qu'on a eu très facilement un service public de chemins de fer.

La présidente: Si je comprends bien, les premières conditions, ce sont les rôles et responsabilités des législateurs, tant au niveau national qu'au niveau international; deuxièmement, ce sont les responsabilités liées aux coûts de production et troisièmement, c'est de s'assurer que nous favorisons la formation de la qualité, c'est-à-dire les créateurs, les écrivains, les penseurs et toutes les professions qui sont exigées.

Est-ce qu'on pourrait en ajouter une quatrième? Parce que finalement, une des plus grandes difficultés ou un des plus grands défis au Canada, c'est la distribution. Même si nous avons la qualité, même si nous savons que le coût de la production est élevé, même si nous savons que l'on a les législations appropriées, nous sommes inondés par le nombre de productions américaines qui nous entourent. Comment faire pour s'assurer que nous faisons la promotion et la distribution adéquates comme quatrième condition?

M. Thiec: Je disais qu'il y a un double modèle en Europe, les grands pays qui réussissent bien à maintenir une présence, tant dans l'écrit que dans les images audiovisuelles, dans le sonore de leur contenu national, et puis des pays moins peuplés, donc qui ont moins de ressources, de masses critiques, et qui se plaignent.

J'ai vu cela en Suède lors d'une réunion avec des journalistes du Conseil nordique. Je sentais que déjà il y avait une menace sur la presse écrite dans ces pays, parce que ce sont des petits pays avec 8 millions d'habitants et des langues qui sont quand même distinctes, le danois, le suédois, le novégien et le finlandais. Cela m'avait beaucoup étonné, parce que dans les grands pays, la presse écrite se concentre. Si j'ai oublié ce quatrième point, c'est un peu la déformation, c'est-à-dire le fait que venant d'un grand pays, je voudrais bien qu'on arrive à tenir à peu près les choses. Là aussi, c'est un enjeu compliqué.

Je ne sais d'ailleurs pas comment on peut faire sur les réseaux informatiques, parce que c'est quand même le public qui va décider ce qu'il veut voir. Cela passe, là encore, par un espèce de préconditionnement.

Par exemple dans l'industrie du cinéma, les gens en France, vont en moyenne deux fois par an au cinéma. Les films, les très gros films, qu'ils soient français ou américains, les «blockbusters» sont vendus par un espèce de préconditionnement, par une publicité tous azimuts. J'ai même vu des calicots mis dans les gares, en France, et dès que vous sortez du train, vous voyez que c'est pour un film français à gros budget. Il y a deux ans, il s'est trouvé que ce film français avait une énorme promotion et les gens sont allés le voir. Actuellement, il y a Astérix qui a un énorme succès en France parce qu'il a été installé avec une grande promotion.

Il y a un préconditionnement assez fort du public, et là, il y a un vrai mystère sur ces réseaux: est-ce que ce qui va se passer sur ces réseaux passera par un préconditionnement des gens et ce sera alors ceux qui ont les moyens de créer ce préconditionnement, des moyens de marketing, beaucoup d'argent et de moyens, qui auront le gros de l'éventuel marché pour présenter tous ces réseaux? C'est un vrai enjeu, et une vraie problématique qui, à mon sens, n'est pas élucidée.

Je comprends à quel point elle vous inquiète, parce que vous êtes encore un cas de figure extrêmement spécifique, mais qui pourrait toucher d'autres pays. Pour l'instant, votre problème est la proximité physique, mais avec ce réseau, la proximité géographique ne va plus compter, elle va traverser les océans.

Ce qui est intéressant, pour ne pas terminer sur une note négative, il se trouve que j'ai créé un «think-tank» de professeurs. Nous nous sommes réunis au mois de novembre pendant trois jours. Il y avait des professeurs européens: des Allemands, des Anglais, des Italiens, des Français, des Espagnols, des Belges et un Finlandais. Le thème était: quelles convergences pour quels médias? Et le Finlandais nous a dit une chose intéressante - alors qu'en Europe on est un peu effrayés de cette problématique qui pourrait être concentrationnaire sur le développement d'Internet, c'est-à-dire concentrationnaire au sens de travaillant pour les plus dominants - qu'en Finlande. c'était formidable, Internet permet au contraire de créer une relation entre les gens puisque leur problème à eux, c'est d'avoir des petites communautés géographiques perdues dans un long pays, comme un grand couloir.

D'abord, Internet est très développé dans ce pays nordique et est devenu un instrument de communication, de proximité, de relations. Ce professeur finlandais, alors que tous les latins étaient plutôt inquiets du développement d'Internet, avait l'air de penser que c'était plutôt un élément d'organisation du tissu social.

Actuellement, et c'est très intéressant, il y a des façons de penser très différentes par rapport au réseau. D'ailleurs en Finlande, pour l'instant, ce professeur est content parce que le réseau reste encore un réseau libertaire avec des gens qui sont des particuliers et qui mettent un peu ce qu'ils veulent dessus.

Si ce réseau perd ce côté relativement citoyen, relativement ouvert, s'il devient simplement le champ de jeu pour quelque intérêt très concentré dans le secteur de l'édition, de l'audiovisuel ou sonore, il perdra évidemment cette vertu.

La présidente: Nous avons eu la chance hier de rencontrer un professeur de l'Université Columbia. Il nous disait, et c'est finalement un peu dans les lignes de ce que vous nous avez dit aujourd'hui, que la fragmentation ne se fera plus seulement par la culture, mais surtout par les intérêts. Donc, toutes ces petites communautés, dans tous les pays, vont se réunir sous des intérêts communs comme le golf ou ce besoin médical dont vous nous avez parlé tantôt.

En conclusion, si vous aviez trois conseils à nous donner comme pays, pour s'assurer que nos meilleurs produits canadiens soient de plus en plus disponibles aux populations européennes, grâce aux nouveaux médias, quels seraient vos trois conseils?

M. Thiec: En Europe, vous n'êtes pas si absents que cela. Je pense à Céline Dion, et c'est un exemple intéressant. Voilà une personne qui parle anglais et français, et je suis sûr que le fait qu'elle soit bilingue est une condition de son succès international. Elle est parfaitement bilingue et, en même temps, parfaitement adaptée dans les consciences anglo-saxonnes et françaises. Voilà donc un bel exemple à méditer pour vous. Songez quand même que ce ne sont plus les grands chanteurs français qui sont les leaders.

Vous me posez là une question difficile. Quelque part, je pense que l'audiovisuel, les produits multimédia, les produits de l'information ou de la communication restent des produits qui se vendent et qui, malgré tout, ont besoin d'une promotion, d'un marketing.

Si vous posiez cette question à un spécialiste de l'exportation ou du commerce, pas forcément audiovisuel, mais qui pourrait être un spécialiste dans un autre secteur, même automobile, il vous donnerait peut-être plus de conseils que moi.

Je crois que dans les secteurs des médias, plus nous sommes présents et plus l'effet est boule de neige. Céline Dion fait les plus grandes ventes de disques au monde actuellement, elle est présente, je dirais pas d'une façon insupportable, mais on la voit beaucoup.

Elle se rappelle à son public très souvent. C'est pour le Canada une chance. Comme elle ne renie pas ses origines canadiennes, qu'elle en parle de façon positive, grâce à elle, vous avez comme un pavillon qui est déjà accroché. Il n'y a pas de petits moyens ou de petits profits dans cette logique de communication. De bons artistes peuvent être déjà un moyen formidable en termes de présence.

La présence peut être économique si on gagne beaucoup d'argent, mais c'est aussi une présence sentimentale ou de symbole. Au cinéma, vous avez Atom Egoyan, qui présente tous les deux ans un film à Cannes et que l'on voit dans les salles. C'est du cinéma qui sort d'ici. On est obligé de penser aussitôt que le Canada existe et qu'on y fait du cinéma. Ce n'est pas du tout accessoire. En revanche, ce sont des aspects symboliques. Je ne suis pas du tout sûr que ces films fassent d'énormes recettes. Comment associer cela à un résultat économique? Je parle là comme un exportateur.

Je fais un peu le même raisonnement que vous. En Europe, je pousse la commission à réfléchir à des mécanismes d'exportation pour nos catalogues audiovisuels. Je n'ai proposé que l'idée. J'ai demandé à ce que la commission réunisse des spécialistes d'exportation pour traiter de la technique de garanties à l'exportation, de présence physique, de personnes installées dans des pays qui puissent nous dire quel est l'état de recherche de programmes européens. Je ne suis pas spécialiste de ces questions. Je ne peux pas vous donner plus d'idée là-dessus.

La présidente: Nous vous remercions de votre disponibilité et de votre ouverture.

M. Thiec: Je vous souhaite bonne chance dans votre travail. J'aimerais en recevoir un exemplaire quand vous l'aurez fini. Cet exercice est stimulant car j'ai besoin de le faire. Je vous ai dit que l'on prépare la négociation audiovisuelle du GATT. Toutes ces questions touchent à tout ce dont on a parlé. Il y aura une audition la semaine prochaine à la commission. Donc les échanges auxquels nous avons procédé m'enrichissent pour continuer mon travail.

La présidente: On vous invitera au Canada lorsqu'il y aura moins de neige.

La séance est levée.


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