Délibérations du comité spécial sur
Le projet de loi C-20
Fascicule 6 - Témoignages
OTTAWA, le jeudi 15 juin 2000
Le comité spécial sénatorial sur le projet de loi C-20, Loi donnant effet à l'exigence de clarté formulée par la Cour suprême du Canada dans son avis sur le Renvoi sur la sécession du Québec, se réunit aujourd'hui à 18 h 09 pour étudier ce projet de loi.
Le sénateur Joan Fraser (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente: Honorables sénateurs, il y a quorum. Nous entamons la neuvième séance du comité sénatorial spécial sur le projet de loi C-20. Je vous souhaite à tous la bienvenue. Ce soir, nous poursuivons l'étude du projet de loi C-20.
[Français]
Le projet de loi a été adopté par la Chambre des communes le 15 mars 2000 et a été lu au Sénat pour la première fois le 21 mars 2000. Il a ensuite été lu une deuxième fois le 18 mai, ce qui veut dire que le Sénat a approuvé le principe du projet de loi. Le projet de loi C-20 a ensuite été déféré à ce comité spécial pour que nous en fassions une étude approfondie.
[Traduction]
Nous poursuivons cette étude ce soir avec la comparution, d'abord, de l'honorable Willard Estey, ancien juge de la Cour suprême du Canada, après quoi nous entendrons M. David Smith, professeur et directeur des Études politiques à l'Université de la Saskatchewan. Chaque témoin fera une déclaration, après quoi nous pourrons poser des questions.
[Français]
Une fois que le comité aura entendu tous les témoins sélectionnés, le projet de loi sera étudié article par article. Le comité fera ensuite rapport au Sénat de ses décisions au Sénat pour sa considération.
[Traduction]
Avant que nous entendions le juge Estey, sénateurs, on est en train de distribuer un document. C'est la liste que nous avions demandée au ministre Dion concernant les exemples de mesures législatives où le Parlement donnait à la Chambre un rôle qu'il n'accordait pas au Sénat. Vous vous souviendrez qu'au cours de son témoignage, le ministre a dit qu'il avait en main une liste et nous n'avons pas pu l'obtenir à ce moment-là. Elle est maintenant entre les mains du comité.
Cela dit, monsieur Estey, merci beaucoup d'avoir accepté de comparaître. Nous sommes impatients de vous entendre. Vous avez la parole.
M. Willard Estey: Honorables sénateurs, depuis trois jours, je lis les documents produits dans cette forge et je me suis dit que je prendrais le parti de la liberté et que je ferais un bref exposé ce soir et tenterais de répondre aux questions.
Après avoir lu une grande partie des délibérations que vous avez eues ici, je ne comprends toujours pas pourquoi cette loi est présentée sous cette forme-là. C'est-à-dire qu'elle a été rédigée conjointement avec le Sénat, mais dans l'article initial on exclut d'entrée de jeu le Sénat. Comment se fait-il que le projet de loi C-20 ait survécu à son inconstitutionnalité alors qu'il mine effectivement et indirectement le concept de Parlement bicaméral? Le projet de loi C-20 place la moitié des détenteurs du pouvoir bicaméral dans la position peu enviable où ils perdront leur statut par l'effet de l'application prévue dans ce projet de loi dès que cette entité, le Sénat, signera le projet de loi. C'est comme cet insecte qui se suicide. Vous m'excuserez de comparer le Sénat à un insecte, mais voilà une bien curieuse petite bête: quand elle commence à réfléchir et à grandir, elle se tue.
Il ne semble pas exister la moindre explication à cette pratique tortueuse, et la Cour suprême du Canada a condamné cette façon de faire au moins 50 fois. Une importante décision a été rendue en 1977 par les neuf juges, qui ont jugé que le pouvoir législatif ne peut pas agir de manière à obtenir indirectement un résultat, comme cela se passe ici, pour empêcher toute participation du Sénat, en l'occurrence dès l'article 1.
J'aborde maintenant la question du renvoi de 1998 à la Cour suprême du Canada par le gouverneur en conseil. La cour a jugé que le Canada en tant que nation était indivisible. Cet avis a une portée qui va au-delà de sa signification déjà assez forte: à moins qu'on puisse trouver quelque chose dans la loi de l'entité juridique apparentée ou dans un document constitutionnel qui permette la cessation de cette Constitution et du pays par voie d'influence externe ou par l'application d'une mesure législative interne, c'est ultra vires. Il ne fait aucun doute, après avoir lu le renvoi de 59 pages, que la cour conclut que le Canada est un pays indivisible régi par une constitution.
Peut-être qu'après tout peu importe qu'un pays soit divisible ou non, sauf que s'il n'existe aucune disposition dans la Constitution qui permette de le démanteler de quelque façon ou de réduire le fonctionnement du pays, alors on peut s'appuyer dessus. S'il n'y a rien dans la Constitution pour ouvrir cette porte, l'autorité législative, par exemple, ne peut pas aller de l'avant. Par conséquent, nous disons que, en vertu de la Constitution et conformément au renvoi à la Cour suprême, il n'existe aucune mesure sur la divisibilité qui puisse servir d'assise à ces procédures.
J'aimerais dire deux choses. Je les ai scindées en de nombreux petits points, parce que pour avoir examiné les délibérations j'ai vu que vous êtes inondés de nombreuses recherches qui s'avèrent être des culs-de-sac ainsi que d'éléments qui ne vous aident pas dans cette tâche compliquée. Voilà ce que je dirais, madame la présidente, et je me ferai un plaisir de tâcher de répondre à vos questions.
Le sénateur Beaudoin: Pour ce qui est du bicaméralisme, la Cour suprême dit clairement dans son avis consultatif de 1979, de 1980 que nous nous appuyons sur le principe du bicaméralisme et que c'est là un trait fondamental de la fédération canadienne. Cela dit, voici les arguments qu'on nous a présentés jusqu'à maintenant: en matière de législation, une loi ordinaire, les deux Chambres du Parlement sont égales. Si, par exemple, le Sénat dit non au projet de loi C-20, le projet de loi disparaît. En matière de modifications de la Constitution, nous n'avons qu'un veto suspensif depuis 1982. Ce qu'on nous a dit jusqu'à maintenant, c'est que ce projet de loi ne vise pas à modifier la Constitution; il est conçu comme une loi ordinaire de grande importance.
Voici ma question: Êtes-vous d'accord pour dire que, si l'on ne respecte pas l'égalité des deux Chambres dans une loi, on va à l'encore du principe du bicaméralisme et que de ce fait, c'est incompatible avec le pouvoir législatif de l'État.
M. Estey: J'aborderai les deux points que vous avez soulevés dans le même ordre. D'abord, l'intention ne compte pas beaucoup eu égard à une mesure qu'on soumet au microscope constitutionnel. Comme le dit le vieil adage, l'enfer est pavé de bonnes intentions. Peu importe l'intention, on peut tout arrêter en cas de violation de la Constitution.
Deuxièmement, et j'aurais dû le dire déjà, il n'y a pas de définition convenue pour décrire le système canadien de renvoi de questions aux tribunaux. Ce ne sont pas des jugements. Il n'y a pas de parties. Dans le cas d'un renvoi, on ne peut parler de stare decisis ni de res judicata, c'est-à-dire l'autorité de la chose jugée. La valeur d'un avis consultatif est morale. En outre, la nature humaine étant ce qu'elle est, si l'on comparaît devant les mêmes neuf juges et qu'on vient leur dire qu'ils se sont trompés, on perdra sa cause. Par ailleurs, si on a la chance de vivre vieux et qu'on attend d'avoir 79 ans et que tous ces juges soient partis, la prochaine couvée ne sera pas liée par l'avis rendu relativement au renvoi initial.
L'avis consultatif ne constitue pas pour moi un point d'appui majeur. Il ne fait qu'éclairer le contexte. Dans les années 90, nous sommes devenus chatouilleux sur la modification de la Constitution. En cela, nous faisons sans doute comme les États-Unis où la question la plus épineuse et celle qui suscite le plus grand nombre de litiges est le droit constitutionnel. Je suppose que c'est ainsi parce que le régime fédéral engendre un grand nombre de questions conflictuelles. On a la reine-mère dans la ruche et les faux-bourdons s'activent pour faire le miel. Ils mènent ces batailles devant les tribunaux. Aux États-Unis, il y a plus d'action dans les tribunaux qu'au Congrès. Nous n'en sommes pas là encore, et j'espère que ce ne sera jamais le cas.
L'avis consultatif et la remarque incidente, l'obiter dictum, se valent généralement. Une remarque incidente est une forme abrégée de renvoi non sollicité. Ce que je dis là est cynique mais exact.
Je pense que ce dont il est ici question, c'est de la description momentanée que donne la cour de ce qui se passe au gouvernement. Dans celle de 51 pages produite en 1998, on nous a probablement donné bien du fil à retordre. Nous avons là une dissertation sur le droit constitutionnel américain et un genre d'analyse de la jurisprudence en matière de météorologie et il n'y est que très peu question de droit avant la cinquantième page environ.
Si en fin de compte on n'a rien réglé, la solution c'est de continuer à négocier. Nous y reviendrons en traitant d'un autre point qui s'y rapporte plus directement.
Le sénateur Beaudoin: Un témoin est venu nous dire que le projet de loi est parfaitement constitutionnel et légal parce qu'une Chambre confère un pouvoir à l'autre ou lui délègue des pouvoirs. Personnellement, je ne pense pas que nous puissions souscrire à ce raisonnement, parce que les deux Chambres du Parlement disposent de leurs propres pouvoirs. Elles font toutes deux partie de la Constitution du Canada. Une Chambre ne peut pas, à mon avis, déléguer des pouvoirs à l'autre. On peut déléguer des pouvoirs par voie législative à un ministre ou prendre un décret, mais déléguer des pouvoirs législatifs à l'autre Chambre c'est certainement ne pas tenir compte du fait qu'au Parlement du Canada il y a deux pouvoirs législatifs qui sont égaux quand ils légifèrent. Si tel est le cas, cela signifie que d'accorder un pouvoir à l'une seule des deux Chambres va certainement à l'encontre de la Constitution.
M. Estey: Je me montrerai très prudent en répondant à cette question. Vous abordez-là l'essentiel de la question et en savez plus long que le reste d'entre nous. C'est le coeur même de notre droit constitutionnel. La délégation devient essentielle dans notre régime en raison notamment de l'étendue du pays et parce que nous avons commencé à l'état embryonnaire. Nous avons commencé au point de départ.
Il y deux différentes bêtes sous la lentille du microscope. D'abord le transfert de pouvoir à une autre entité administrative. Cela, c'est simple; c'est une délégation de pouvoir, à moins qu'on se soit tellement dissocié qu'on ne puisse plus le récupérer, auquel cas il s'agit d'une cession et d'une abdication et c'est illégal.
Nous faisons face ici à un degré de complexité supérieur, c'est-à-dire que deux entités en coposition se transfèrent mutuellement fonctions et pouvoirs. Est-ce permis ou interdit selon la Constitution? On a ici les deux organes égaux de l'autorité législative bicamérale. Aucune ne peut déjouer l'autre, pour employer une tournure que je déteste, mais les cas se multiplient. Je pense que cela veut dire que l'une ne peut pas porter atteinte à l'autre, mais je ne veux pas employer cette expression parce qu'il s'agit d'un domaine différent.
Dans le cas présent, le Sénat a une fonction distincte dans l'exercice de ses devoirs au sein du pouvoir législatif bicaméral. Tout ce qui entrave l'exercice de ce pouvoir par le Sénat est anticonstitutionnel. L'autre complice au sein de cette ruche, c'est la Chambre des communes. La Chambre des communes est toute puissance, en un sens, mais elle n'est pas toute puissante vis-à-vis du Sénat. Par conséquent, la Chambre des communes ne pourrait pas dire au Sénat: «Ôtez-vous de là; je vais adopter cette loi.» Elle ne pourrait pas le faire, mais elle ne veut pas de lui. Par conséquent, on a conçu un dispositif par lequel le Sénat sera appelé à adopter un projet de loi qui mettra un terme au processus de la machine législative, mais le premier article de ce projet de loi est suicidaire pour le Sénat.
Il y a eu une affaire intéressante à la Cour suprême du Canada en 1977, présentée par la province de la Saskatchewan, l'arrêt Amax Potash. Je pourrais en citer au moins une cinquantaine d'autres. C'est la plus récente où sont intervenus tous les gros canons. Le juge en chef Laskin présidait. Le jugement a été rédigé par le juge Dickson, qui a ensuite succédé au juge en chef. Le jugement repose essentiellement sur une longue citation du juge en chef Kerwin de la Cour suprême du Canada. C'est donc un argument à toute épreuve, du droit de premier ordre. On y dit en langage clair qu'une fois un pouvoir créé, il ne peut pas être diminué par qui que ce soit ni augmenté par qui que ce soit; or, c'est précisément ce qui se passe ici. Le Sénat est exclu du jeu dès qu'il permet l'adoption du projet de loi. Ce qui me ramène à mon image de l'insecte qui subitement se tue.
Nous disons qu'on ne peut pas faire cela. Peu importe que des préjudices en découlent ou non. Vous le savez encore mieux que moi, en droit constitutionnel, ce qui compte c'est le fait qu'on ait enfreint le fondement de la Constitution. Peu importe qu'on ait agi avec de bonnes intentions. C'est la fin. Voilà l'essentiel. Vous avez posé la bonne question. C'est l'essentiel de ma réponse concernant le premier point.
Le sénateur Kroft: C'est un plaisir d'avoir l'occasion de vous entendre. J'aimerais savoir ce que vous pensez de l'argument qu'ont présenté un bon nombre de nos témoins qui jugent que ce projet de loi est approprié. Ce qu'ils soutiennent, c'est que le gouvernement a le pouvoir d'entamer des négociations comme prévu sur la sécession même. Le gouvernement a ce pouvoir comme il a le pouvoir de traiter de toute modification constitutionnelle. Des arguments juridiques ont été apportés pour soutenir ce point de vue et je pense que Claude Ryan a soutenu qu'en réalité c'est ainsi que les choses se passent. On soutient donc que si le gouvernement a le pouvoir d'agir dans tous les cas, il peut désigner officiellement ou officieusement des conseillers ou groupes de conseillers comme bon lui semble. Pour ce qui est du projet de loi, il a choisi de désigner la Chambre des communes comme conseillère, mais cela ne change rien à la position constitutionnelle puisqu'il fait de toute façon ce qu'il a le pouvoir de faire.
M. Estey: C'est juste. C'est ce qui complique la chose. On peut agir sans nuire à la Chambre des communes mais nuire néanmoins au colégislateur ou au Sénat. J'en ai parlé il y a un instant. Il n'est pas nécessaire de causer un préjudice ou des dommages sur le plan du droit; on pose simplement le pied là où il ne faut pas. En l'occurrence le Sénat n'a pas survécu au processus. Ce n'est pas à nous, la racaille, d'essayer de comprendre pourquoi c'est arrivé. C'est simplement que le Sénat occupait cette position, et il la perdrait s'il adoptait le projet de loi et que celui-ci était présenté au gouverneur général.
Sur le strict plan du droit, on ne peut pas empêcher la progression de ce projet de loi. Si l'un des auteurs du projet de loi inclut la suppression d'un organisme dans plusieurs dispositions, que peut faire cet organisme? Tout d'abord, il peut l'amender. Mais pourquoi devrait-il l'amender? Si c'est un affront à la Constitution, il tombera et puis vous pourrez le rattraper la prochaine fois. Vous n'avez pas à recourir à un amendement.
Vous avez parfaitement raison, on peut déléguer tous les pouvoirs qu'on veut à la Chambre des communes, dans la mesure où on n'en prive pas un autre détenteur de ce pouvoir. C'est une position technique, étroite; je veux bien le reconnaître. Tout le droit constitutionnel est un peu comme cela.
Le sénateur Kroft: Je comprends bien mais je pense que selon le raisonnement présenté, on accorde un pouvoir à la Chambre des communes mais on ne prive pas le Sénat d'un pouvoir, sinon qu'on favorise la Chambre des communes par rapport au Sénat. On ne retire pas au Sénat un pouvoir qu'il a maintenant, car comme plus d'un témoin l'a signalé, nous sommes de toute façon en terrain inconnu, cela ne s'est encore jamais fait. On retire quelque chose au Sénat seulement par comparaison, en ce sens qu'il n'obtient pas quelque chose que quelqu'un d'autre obtient, mais ce n'est pas quelque chose qu'il a pour commencer. Je ne vois pas clairement ce qu'on retire au Sénat.
M. Estey: Le Sénat a sûrement le droit inhérent de s'intéresser au processus constitutionnel qui touche la structure du pays. C'est clairement une indication de ce qui pourrait se produire. Le Sénat, maintenant, dès la première ronde, où l'importance de la question référendaire est grande, est exclu. Le Sénat va perdre son droit de dire que la question n'est pas claire, et cela se fera au moyen d'un projet de loi qui aurait été adopté par le Sénat. Le Sénat est coincé du fait que son autre fonction, qui est d'adopter ce projet de loi à moins qu'il contienne quelque chose de foncièrement erroné. La Chambre a placé le Sénat devant ce dilemme sans avoir la moindre assise constitutionnelle pour le faire. C'est tout ce que je peux dire.
Un avons un régime bicaméral et les deux Chambres du Parlement doivent jouer le jeu. Cette fois, l'un va jouer à ses risques et péril. Il perd le pouvoir de décider d'une importante question dès la première étape de ce qui pourrait bien se révéler un long processus visant à démanteler le pays. Il ne s'agit pas d'une petite créance ou de quelque chose dans cet ordre; nous avons affaire ici à une question majeure. C'est tout ce que je peux vous dire. C'est une faiblesse de la technique employée. J'ai lu tout ce qui j'ai pu trouver pour essayer de comprendre pourquoi on avait pris ce risque, et je n'ai pu trouver la moindre explication. Personne n'a posé la question.
Le sénateur Kroft: Le fait est que vous dites que perdre signifie ne pas gagner quelque chose plutôt que d'être privé de quelque chose qu'on avait auparavant.
M. Estey: On l'avait ce quelque chose mais il était embryonnaire. On l'a perdu avant que de le voir naître. C'était un droit réel. Quand ce projet de loi a été conçu, il n'aurait normalement pas dû exclure un des parents du processus de naissance de cette loi. Je ne sais pas quelle différence cela fait, pour compter les têtes, comment ils vont voter, peu importe. Cela semble étrange. Il n'y a aucune justification juridique à cela. Je n'ai pu trouver aucun cas où par cette drôle de manoeuvre on adopte un projet de loi et on perd ainsi son pouvoir dès le premier article.
Le sénateur Kinsella: Monsieur le juge, j'ai trois questions bien simples. Diriez-vous qu'en vertu du droit constitutionnel en vigueur au Canada aujourd'hui, le Canada est indivisible?
M. Estey: Je savais qu'on allait me poser cette question. C'est une grande polémique. Il l'est et il ne l'est pas. Il est indivisible parce qu'il n'existe pas de mécanisme qui permette de le démanteler, mais rien dans l'univers n'échappe à la division -- rien, ni la taille de la terre ni la distance nous séparant du soleil ni les définitions de droit. Je ne peux pas dire qu'il est indivisible et je ne peux pas dire qu'il est divisible. Bien sûr, il n'est pas divisible par des moyens constitutionnels à moins qu'on modifie la Constitution. Il est divisible si l'on modifie la Constitution, et théoriquement on a toujours le droit de le faire. Il n'est pas facile de faire la part des choses. Je dirais spontanément que je suis d'accord avec le jugement ou l'avis consultatif de 1998 selon lequel le pays est indivisible, parce que c'est au temps présent.
Le sénateur Kinsella: Le ministre Dion nous a dit le 29 mai qu'il savait que le Canada était divisible avant que l'on renvoie la question à la Cour suprême.
M. Estey: Je l'ai lu.
Le sénateur Kinsella: Cette déclaration donc ne reposait pas sur le renvoi à la Cour suprême, parce qu'il le savait avant même le renvoi à la cour, et elle n'en est pas issue non plus, puisque ce renvoi n'en traite pas.
M. Estey: Je l'ai lu. Comme beaucoup d'autres documents que j'ai lus, je ne parviens pas à suivre le raisonnement.
Le sénateur Kinsella: Ma deuxième question est celle-ci: en somme, diriez-vous au comité que le projet de loi C-20 est ultra vires?
M. Estey: Pouvez-vous répéter la question?
Le sénateur Kinsella: Si vous prenez l'ensemble du projet de loi tel quel, est-il ultra vires pour le Parlement?
M. Estey: Non, essentiellement, il ne l'est pas. On aurait pu atteindre le même objectif par la voie constitutionnelle, et c'est ce à quoi je songeais il y a quelques instants. Je ne sais pas pourquoi on n'a pas pris la voie toute tracée. On a pris un détour, plein d'embûches. Les gens comme moi s'amusent à les décortiquer. Non, ce n'est pas foncièrement anticonstitutionnel. C'est anticonstitutionnel, je pense, parce qu'il y a là une erreur de jugement.
La présidente: C'est anticonstitutionnel en raison d'une erreur de jugement?
M. Estey: Non. Je dis que quiconque a rédigé cette loi aurait pu prendre une autre voie sans susciter la moindre difficulté, mais la voie qu'on a choisi de prendre provoque la polémique que l'on voit aujourd'hui.
Le sénateur Kinsella: Ma dernière question, monsieur le juge, a trait au rôle du Sénat ou à la tentative d'exclure ce dernier. Dans votre déclaration, vous avez dit que l'on mine ainsi le concept du bicaméralisme, et vous avez fait mention d'une cinquantaine d'affaires où l'on réprouve une telle ligne de conduite. Au début de la soirée, on nous a remis une liste fournie par M. Dion d'exemples de mesures législatives où le Parlement a donné à la Chambre des communes un rôle qui n'est pas accordé au Sénat. Pour soutenir, je présume, que nous l'avons déjà fait. Qu'y a-t-il de différent dans le cas du projet de loi C-20?
M. Estey: Le projet de loi contient une disposition qui supprime l'admissibilité du deuxième membre de l'autorité législative bicamérale. Il est exclu automatiquement par l'adoption même de ce projet de loi par cette entité. C'est une discussion toute théorique que de parler de l'octroi de pouvoirs à d'autres entités. De nos jours, il est rare qu'une loi ne délègue pas un pouvoir à quelqu'un. C'est ainsi qu'on renvoie le travail à faire à un autre niveau. C'est ainsi que l'on procède.
On ne peut conférer son pouvoir de légiférer à quiconque dans aucune des provinces. On ne peut pas le faire au niveau fédéral. On peut déléguer la prise de mesures administratives. L'affaire des pommes de terre de l'Île-du-Prince-Édouard a montré que le gouvernement fédéral peut autoriser un office provincial à inspecter des pommes de terre. On a fait le contraire un an plus tard en Nouvelle-Écosse quand on s'est opposé au gouvernement fédéral, comme dans un échange de balles de ping-pong, au sujet de la cession de compétences, et la cour a rejeté toute l'affaire, disant que c'était un raisonnement erroné et contradictoire.
Ce n'est pas le cas ici. En l'occurrence, le problème c'est ce qui se passait, et c'était l'élément déclencheur. Cela ne se produira que si et quand le Sénat adopte le projet de loi.
C'est inhabituel, parce que c'est une délégation entre égaux. Il ne s'agit pas d'un destinataire administratif ni d'une loi administrative. C'est une loi concernant la législation constitutionnelle. Elle pourrait bien n'avoir aucune conséquence, parce que c'est un raisonnement. Je ne veux pas en dire davantage. C'est la meilleure analyse que je puisse faire pour comprendre ce qui s'est passé. Tous ces points de vue peuvent être défendus. Ce n'est pas nécessairement correct. J'ai comparu devant le tribunal et j'ai siégé au tribunal et je sais que j'ai eu plus souvent raison quand j'ai comparu devant le tribunal que quand j'y ai siégé, et je n'aurais jamais dû partir.
Ce que vous dites est parfaitement juste. La lettre du ministre l'est aussi, mais il traite de quelque chose d'autre.
Le sénateur Kenny: J'aimerais revenir à la première question du sénateur Kinsella au sujet de la divisibilité du Canada, ou de toute autre pays d'ailleurs. Si je vous ai bien compris, vous avez dit que, sauf au temps présent, la question n'est pas claire. L'histoire montre que les pays ne durent pas pour toujours, je pense que nous pouvons le reconnaître.
Si un groupe important au sein d'un pays voulait se séparer, vaut-il mieux avoir des règles claires établies à l'avance sur la façon de faire ou vaut-il mieux les improviser à la dernière minute et s'accommoder de l'instabilité qui en découlera?
M. Estey: C'est une question ardue. Je pense qu'il vaut mieux jouer du piano à partir d'une partition qu'à l'oreille. Dans la mesure où les politiciens sont musiciens, ce pourrait être une solution.
Je pense qu'il vaut certainement beaucoup mieux connaître le code de la route avant de commencer à conduire. Je dirais qu'il vaut mieux que la Constitution contienne une disposition sur la façon dont on peut laisser partir quelqu'un qui veut s'en aller. L'inconvénient, c'est que quand on ouvre la porte cela incite des gens à sauter du train. Je suppose que ce serait même encore plus tentant s'ils avaient en main un billet leur permettant de remonter à bord. Nous ferions mieux d'avoir des règles. Je ne conteste pas ces plans. Le concept est juste.
Le sénateur Kenny: On semble craindre que la simple discussion d'une sécession éventuelle implique qu'il y aura effectivement sécession. J'imagine que vous êtes d'avis que les gens feront bien ce qu'ils voudront faire, et que s'ils veulent agir, ils devraient le faire d'une façon ordonnée et raisonnablement prévisible, de façon à réduire au minimum les désordres sociaux.
M. Estey: J'ai déjà eu l'occasion de converser avec un homme qui avait été cadre supérieur dans la fonction publique de la République tchèque, qui s'est séparée de la Slovaquie. Le pays s'est divisé sans même qu'il y ait eu de rencontres préalables. J'ai demandé pourquoi, et il m'a répondu que Dieu seul le savait et que maintenant on cherchait à rétablir l'union.
Le changement fait partie désormais de notre quotidien, et je crois que nous devrions essayer d'aplanir les difficultés, dans la mesure du possible.
Le sénateur Murray: Monsieur Estey, le profane que je suis est frappé par la grande divergence d'opinions à propos du caractère contraignant ou non contraignant d'un avis consultatif. Le ministre, lorsqu'il a comparu, a posé la question, pour la forme, et y a répondu en disant que l'avis consultatif était en effet contraignant. Plusieurs d'entre ceux que je considère comme étant des constitutionnalistes éminents nous ont dit la même chose. D'aucuns ont même été jusqu'à dire qu'un tel avis avait maintenant force de loi. Que devons-nous penser d'un avis consultatif comme celui-ci qui établit que les obligations déterminées par la cour sont exécutoires en vertu de la Constitution?
Ces obligations posent, comme vous le savez, un nouveau problème: on veut ajouter à la procédure de modification l'obligation pour toutes les parties de venir à la table, dès lors qu'une d'elles décide de sa propre initiative de modifier la Constitution.
M. Estey: Si vous me demandez si un avis consultatif est contraignant, il m'est facile de répondre. D'abord, il ne se conclut pas par un jugement, jugement qui pourrait permettre à un shérif, par exemple, de frapper à la porte de quelqu'un et de saisir ses biens, ni par un jugement qui permette de réclamer des dommages.
Si les neuf membres d'un tribunal se prononcent à l'unanimité, il faudrait être un parfait imbécile pour contester l'avis. Il y a peu de chance que cela soit acceptable. Par ailleurs, vous pouvez toujours attendre que quelques juges donnent leur démission, prennent leur retraite ou meurent et qu'ils soient remplacés par d'autres juges d'opinions différentes qui, d'après leur comportement, pourraient être disposés à annuler le premier avis. C'est justement pour cette même raison que moins un avis consultatif est récent, moins il est solide. Personne n'est plus là pour le défendre. C'est ce qui explique aussi qu'en théorie, un avis consultatif n'est pas contraignant. En fait, il l'est si tous les intimés sont les mêmes. L'unanimité d'opinion sera contre vous. D'autre part, un avis consultatif qui a déjà 50 ans ne sert pas à grand-chose.
Si je me rappelle bien, il y a déjà eu un exemple de cela dans le domaine de la radiotélédiffusion. Un avis consultatif a déjà été émis sur une technologie particulière, mais le jugement avait été retardé et la technologie a disparu avant même que le juge ne signe le renvoi. Son avis n'a donc lié personne, et je ne considère pas cela comme ayant été très utile comme avis consultatif.
Tout dépend des circonstances. Aucune norme juridique n'établit l'obligation. En théorie, l'avis n'est donc pas contraignant, mais il peut l'être en pratique, car personne ne voudra y toucher tant que certains de ceux qui se sont prononcés ne seront pas morts.
Le sénateur Christensen: J'aimerais revenir à la question que vous a posée le sénateur Kroft. L'article 3 du projet de loi C-20 semble établir clairement la démarche à suivre une fois qu'il aura été décrété que la question est claire et ce que l'on entend par majorité claire. Le rôle du Sénat dans le cadre des changements constitutionnels semble clair.
À votre avis, quel rôle le projet de loi réserve-t-il au Sénat dans le cadre de l'examen de la clarté de la question et de la définition de la majorité, puisque le gouvernement sera lié par son échéancier?
M. Estey: Autrement dit, vous voudriez savoir ce qui arrivera si la Chambre des communes est la seule à juger de la clarté de la question et que l'on devait exclure le Sénat?
Le sénateur Christensen: Si le Sénat devait contribuer à déterminer la clarté de la question et la clarté de la majorité, quel serait le rôle du Sénat, étant donné les limites de temps?
M. Estey: Demandez-vous s'il devrait siéger seul ou conjointement avec la Chambre des communes?
Le sénateur Christensen: Je me demande si les deux Chambres siégeraient ensemble en tant que gouvernement bicaméral.
M. Estey: Cela aurait peu d'importance si le Sénat votait dans le même sens que la Chambre des communes. Cela aurait par contre une importance énorme si le Sénat votait dans le sens contraire. Il est difficile de discuter de cette question parce que nous n'avons pas de loi qui stipule comment les votes seraient comptés. Regrouperait-on tous les votes dans la même boîte de scrutin pour ensuite les compter, ou les membres des deux Chambres voteraient-ils séparément, en espérant que le résultat serait le même? Il y a d'autres combinaisons possibles. Cependant, nous n'avons pas la possibilité de les examiner.
Le Sénat a un rôle à jouer et il aurait ce rôle si l'on n'avait rien fait ou si l'on avait mentionné les deux Chambres. Je ne dis pas nécessairement que c'est complètement mauvais ou complètement bon, c'est différent. Néanmoins, nous ne pouvons pas en profiter parce que c'est exclu dans la loi.
Le sénateur Christensen: Pensez-vous que le Sénat participerait à un comité avec la Chambre des communes pour examiner le projet de loi et donner son avis à la Chambre, ou pensez-vous que c'est une loi créée par la Chambre des communes sur la question de la clarté et qui sera soumise à l'examen du Sénat pour qu'il l'adopte?
M. Estey: D'après ce que j'ai pu voir dans le projet de loi, il s'agit de recueillir des renseignements, de déterminer comment on décidera de la clarté de la question, et ainsi de suite. Il y a différentes définitions dans le projet de loi, comme vous le savez. Je ne peux pas y voir un jugement. Des jugements de cette nature sont faits chaque semaine par des tribunaux administratifs comme le CRTC et l'Office des transports du Canada dans cette ville, ainsi que les tribunaux d'indemnisation des accidents du travail dans toutes les régions du pays. Ils prennent des décisions de cette nature par eux-mêmes, en se basant sur un mélange de technologie, de droit et de toutes sortes d'autres éléments.
La méthode la plus courante utilisée actuellement pour résoudre des différends est la voie administrative. Je pense que le Sénat se retrouve en l'occurrence dans une meilleure position. Il a la tâche de lire les instructions contenues dans la loi et de voter ensuite en disant que oui, c'est clair, ou non, ce n'est pas clair, par exemple.
Le sénateur Chalifoux: Nous avons entendu les représentants de plusieurs nations autochtones du Québec. Il y a des traités qui ont été signés au XVIIIe siècle et au XIXe siècle, et l'on a conclu des traités modernes avec les Cris et les Naskapis du Québec ainsi qu'avec d'autres peuples autochtones de cette province. Dans ce projet de loi, on dit qu'il faut les consulter et qu'ils auront le même rôle à jouer que le Sénat. Quel rôle joueront-ils, d'après vous, et en quoi l'inclusion des peuples autochtones du Québec peut-elle toucher une question référendaire?
M. Estey: Au début, peut-être pas beaucoup. Cependant, avant que tout soit réglé, les autochtones de la plupart des provinces auront une position importante à faire valoir. Dans certains endroits, ils ont déjà énormément à faire à cet égard parce que la situation est compliquée. Dans d'autres cas, par exemple le différend concernant les Nisga'as dans l'ouest du Canada, on est parvenu à une conclusion élaborée qui a dû nécessiter littéralement des centaines de milliers d'heures-personnes pour démêler le tout. Il ne s'agit pas d'une cession. Il s'agit d'une réorganisation découlant du fait qu'on reconnaît à qui appartenait ces territoires de toute façon.
Je pense que les autochtones doivent mener une lutte complexe et parfois très ardue pour s'assurer la propriété de ce qu'ils considèrent -- non sans raison -- comme leur territoire. C'est chez eux, alors que faites-vous là? C'est ce qui se passe dans l'Ouest depuis déjà longtemps. En Saskatchewan, la rébellion menée par Louis Riel portait sur cette question et ces revendications n'ont toujours pas été résolues. Les Nisga'as ont obtenu des centaines de millions de dollars et 950 milles carrés de terres arables. Ce sont des questions d'une envergure énorme. Si vous divisez un pays alors qu'il y a des autochtones qui revendiquent des titres de propriété et d'autres personnes qui ont acheté des terres dans le pays ou qui y sont nées longtemps après qu'on ait repoussé les autochtones, il est presque impossible de résoudre des situations de cette nature. Mais il faut trouver un moyen de le faire. Je ne vois pas comment on peut éviter de les inclure dès le départ dans le processus.
Le sénateur Chalifoux: À votre avis, pour que le Québec se sépare, les nations autochtones devraient-elles avoir leur mot à dire au sujet de la clarté de la question et de celle de la majorité?
M. Estey: Je ne vois pas comment cela pourrait nuire. Il n'y a peut-être pas de disposition qui le prévoit. Le projet de loi ne dit pas que les autochtones auront leur mot à dire dans la façon dont la question sera posée, mais pourquoi pas? Ils seront touchés.
Au Québec, ils ont déjà conclu des traités couvrant des territoires immenses. Le Décret de 1783 en était un très complexe. Certaines versions comportaient une carte en annexe. En travers d'une partie de la carte, à mi-chemin entre la vallée du Saint-Laurent et le bassin hydrographique de la baie d'Hudson, étaient imprimés en caractères plutôt grossiers deux mots: Pays indien. Ils ont un droit à revendiquer et je suis persuadé qu'ils aimeraient être inclus dans le processus.
La présidente: Monsieur Estey, je ne suis pas avocate et je tiens donc à m'assurer d'avoir bien compris votre raisonnement. D'après ce que vous dites, je crois comprendre qu'il y a de grandes parties de l'avis de la cour en réponse au renvoi sur la sécession que vous n'aimez, mais qu'il y a en d'autres que vous acceptez plus ou moins. L'un des éléments qui est ressorti très souvent dans plusieurs de nos discussions, est l'insistance de la cour pour que dans une affaire de sécession, il y ait une question claire et une majorité claire. En outre, ce sont les politiciens qui doivent déterminer ce qui constitue une question claire et une majorité claire, et dans la grande majorité des cas où on le mentionne, on parle de représentants élus. Êtes-vous d'accord avec la cour dans son raisonnement?
M. Estey: Oui, je le pense.
La présidente: Pourrait-on donc dire du projet de loi C-20, aussi imparfait qu'il puisse être, comme toute création de l'Homme, qu'il constitue une tentative de refléter ce raisonnement de la cour?
M. Estey: Vous avez absolument raison. Je ne dis pas que c'est mauvais. De fait, j'ai beaucoup de bien à dire du projet de loi, mais parmi toutes les dispositions, j'en ai mentionnées seulement deux. Les autres ont la cote.
C'est un projet de loi étrange. Il a été conçu d'une manière étrange, comme s'il était le résultat du travail de nombreux auteurs. Je n'arrive pas à comprendre comment ils sont arrivés à une décision quant à la signification du mot «clair». Le projet de loi dit seulement que nous avons la Chambre des communes et que nous ferions tout aussi bien de l'utiliser. D'autre part, on laisse entendre qu'on ne pense pas que des politiciens qui ne sont pas élus devraient participer à cette décision. C'est curieux, parce que l'entité qui n'est pas élue, le Sénat, a la tâche d'approuver le projet de loi au complet, y compris l'interprétation de mots comme «clair». Cela n'a pas beaucoup de sens, mais cela n'empêche pas qu'on adopte la mesure.
La présidente: En effet.
Le sénateur Grafstein: Je veux revenir à la question de la constitutionnalité du projet de loi avec toutes les subtilités que cela comporte. J'ai fait la proposition suivante à d'autres témoins: même si je décidais, à titre de sénateur, de renoncer à mon pouvoir législatif expressément prévu dans la Constitution, je ne pourrais pas le faire et avoir quand même un projet de loi qui soit constitutionnel. Est-ce une conclusion juste à laquelle je pourrais parvenir en tant que sénateur qui fait partie d'un système bicaméral enchâssé dans la Constitution?
M. Estey: Je ne comprends pas très bien votre question.
Le sénateur Grafstein: Si je voulais déléguer mes pouvoirs de sénateur à la Chambre des communes, pourrais-je le faire?
M. Estey: Non.
Le sénateur Grafstein: Que se passerait-il si nous adoptions ce projet de loi sans le modifier? Vous avez dit qu'il échouera si le Sénat n'est pas inclus. Vous avez dit que le projet de loi «tombera». Cela signifie-t-il qu'il deviendra nul sans l'inclusion du Sénat?
M. Estey: Si je comprends bien votre question, vous voulez savoir s'il serait légal et correct que vous cédiez à la Chambre des communes un pouvoir qui vous aurait été assigné en vertu de la loi. Je dirais que cela ne serait pas correct. Vous ne pouvez pas faire cela.
Le juge en chef Rinfret a tout dit dans une très brève phrase à l'époque où les jugements étaient brefs. Il a dit que les auteurs de la Constitution voulaient que les domaines désignés relèvent des gens qui y sont nommés et de personne d'autre. Vous ne pouvez pas abdiquer ou esquiver vos obligations. Vous devez les assumer, que cela vous plaise ou non. C'était un jugement très impitoyable rendu en 1951 et il n'a pas été modifié, transformé ou altéré. C'est la loi.
Le sénateur Grafstein: Nous convenons tous qu'un code de la route serait préférable. Dites-moi si c'est juste ou non: quand vous dites que nous devrions avoir un code de la route pour nous aider dans cette situation difficile, vous parlez d'un code, qui respecte la Constitution, et non de nouvelles règles qui n'ont pas de fondement dans la Constitution? Est-ce bien ce que vous voulez dire?
M. Estey: En effet.
Le sénateur Taylor: Monsieur le juge Estey, je viens de l'Alberta et votre nom nous est très familier. C'est tout un privilège pour moi de vous voir et de vous entendre en personne. Je pense avoir réussi à me calmer suffisamment pour être capable de vous poser une question.
Je voulais poser une question dans la même veine que le sénateur Kroft et le sénateur Grafstein, c'est-à-dire une question concernant la place du Sénat. Vous dites d'une part qu'on ne peut pas limiter les pouvoirs du Sénat, mais d'autre part j'ai eu l'impression que l'exécutif peut faire appel à la Chambre des communes pour obtenir son avis, s'il le juge bon, sans nécessairement faire appel au Sénat. J'ai deux questions à poser à ce sujet.
La Chambre des communes est constituée de manière à représenter les citoyens en fonction de la population. Oublions pour l'instant la question de la séparation du Québec et prétendons qu'il est plutôt question de l'Alberta ou de la Colombie-Britannique. À l'heure actuelle, 59,3 p. 100 des députés de la Chambre des communes viennent de l'Ontario et du Québec. Quant au Sénat, seulement 46 p. 100 de ses membres environ représentent ces deux provinces. L'équilibre régionale, qui devient très importante en l'occurrence, est une raison pour laquelle on peut vouloir délibérément contourner le Sénat, si l'on ne veut pas entendre la voix des régions.
M. Estey: Il y a un déséquilibre.
Le sénateur Taylor: Il y a un déséquilibre qui est défavorable, si la plupart de vos représentants viennent en effet de l'Ontario et du Québec. Comment voyez-vous la chose?
M. Estey: Je vois la chose de la même manière que j'avais l'habitude de voir les problèmes que j'ai éprouvés en tant que jeune avocat. Nous avions un choix de juges à cette époque. Je faisais preuve de mauvais jugement. J'en obtenais rarement un bon. Ça ne fonctionne pas quand on essaie de trouver des juges qui décideront en notre faveur.
Le sénateur Taylor: Cela vous a manifestement permis de perfectionner vos compétences.
M. Estey: Je peux comprendre que vous êtes assez justifié de dire ce que vous avez dit. C'est peut-être justement la raison pour laquelle il en est ainsi. Car la répartition est fondée sur des principes différents, et le résultat du vote refléterait des régions très différentes.
Le sénateur Taylor: C'est exactement ce que je pensais. On peut tenir le Sénat à l'écart. Si le gouvernement décide que le Sénat est plus favorable à cause du concept des régions, il pourrait alors dire: «Oublions la Chambre des communes, nous prendrons plutôt l'avis du Sénat.»
M. Estey: C'est ce que font les Américains. On ne passe pas par la Chambre des représentants à moins de ne pouvoir l'éviter. Le Sénat est composé d'une représentation dispersée. Chaque État a droit à deux représentants. On a beaucoup plus confiance dans la représentation géographique que démocratique.
Le sénateur Taylor: D'après ce que nous avons entendu dire, les gens qui donnent des avis importants, y compris le ministre lui-même, n'ont jamais manifesté beaucoup d'attachement au Sénat. Ils ne voulaient peut-être pas entendre la voix des régions.
J'en arrive ainsi à ma deuxième question: ce précédent où l'on exclut le Sénat d'un projet de loi touchant la question de la séparation pourrait-il être aussi utilisé lorsqu'il sera question des droits des minorités ou des droits des groupes linguistiques minoritaires? Vous venez de l'Ouest. S'il était question par exemple de proposer une nouvelle politique énergétique, on pourrait décider de ne pas permettre au Sénat de se prononcer, surtout si 60 p. 100 de ses membres viennent des provinces qui consomment le plus d'énergie.
M. Estey: La lutte a été amère, dans les derniers jours du PEN, pour les raisons que vous mentionnez. Ceux qui faisaient les règles vivaient dans la vallée de l'Outaouais et ceux qui les subissaient, dans les contreforts des Rocheuses. Bien des gens ont ainsi été amenés à se rendre compte de l'avantage du régime de représentation équilibrée, comme celui des États-Unis, par rapport au nôtre.
Le sénateur Taylor: Ce projet de loi pourrait-il servir de précédent à un autre projet de loi qui ne porterait pas sur la séparation mais sur les langues minoritaires ou l'énergie? Le gouvernement pourrait-il décider de ne pas consulter le Sénat parce que les sénateurs ne sont pas élus?
M. Estey: Vous ne mâchez pas vos mots.
Le sénateur Taylor: Autant appeler un chat un chat.
M. Estey: Cela pourrait nous ramener à notre point de départ, il y a environ 20 ans, pour ce qui est de réformer le Sénat dans ce sens. Nous nous sommes écartés de ce projet. Il n'y a rien de foncièrement mauvais dans l'un ou l'autre régime.
Le sénateur Joyal: Monsieur Estey, j'ai deux questions à vous poser. La première porte sur le statut du Sénat. Supposons que le projet de loi soit amendé pour que la participation du Sénat soit incluse aux articles 1 et 2, qu'il soit adopté et renvoyé à la Chambre des communes. Quel serait l'état du projet de loi si la Chambre des communes décidait de ne pas adopter ces amendements?
M. Estey: Son état serait incertain, je crois. C'est peut-être ainsi que fonctionne parfois la démocratie. Il s'agit d'une guerre intestine sans conséquence. Compte tenu de tous les problèmes qui existent au monde, je ne comprends pas pourquoi les humains se créent eux-mêmes des embûches qui n'ont rien à voir le reste de la nature.
Demander à un tribunal de déterminer ce qui est clair et ce qui ne l'est pas, ce n'est pas la tâche la plus difficile au monde. Chaque jour au Canada, des jurés rendent des décisions beaucoup plus complexes, sans formation préalable.
Je suis attristé de voir que la préparation à notre avenir est rendue plus compliquée par une difficulté comme celle-là, qui nous écarte de l'essentiel. Vous connaissez l'histoire de ce dossier, moi pas. Il existe peut-être une explication logique, et j'en ai entendu une ce soir. Dans l'ensemble, c'est une perte de temps, un détour coûteux qui nous éloigne de la mise en place de mécanismes pour traiter toutes ces questions qui nous répugnent à tous. Nous n'acceptons pas de bon gré l'idée que quelqu'un veuille quitter la famille. Nous devons toutefois l'envisager, et je trouve malheureux que nous soyons en butte dès le départ à cet obstacle. Ce n'est pas un problème très grave, nous devons simplement trouver un tribunal adéquat pour rendre la décision de dictionnaire.
Le sénateur Joyal: Ma deuxième question porte sur la décision de 1998 au sujet de la sécession. On a posé à la cour des questions simples. Premièrement: sous le régime des lois canadiennes, une province a-t-elle le droit à l'autodétermination? Deuxièmement: sous le régime du droit international, une province a-t-elle le droit à l'autodétermination? Troisièmement: en cas de conflit entre le droit canadien et le droit international, lequel a préséance?
Vous vous souviendrez que la cour a répondu à la première question par la négative. Elle a déclaré qu'aucune province n'a le droit à l'autodétermination sous le régime du droit canadien, c'est-à-dire de la Constitution du Canada. Aucune province n'a non plus ce droit sous le régime du droit international. C'est ainsi que la cour a répondu à ces deux questions simples. La réponse était non, c'était clair.
M. Estey: Quand cette décision a-t-elle été rendue?
Le sénateur Joyal: En 1998.
M. Estey: Il y a une décision semblable, plus ancienne, qui sous-tend celle-ci. Je croyais que vous aviez commencé par mentionner celle-là. Il s'agit d'une affaire plus ancienne. Ce doit être le cas, puisque j'ai siégé à son examen. Je me souviens de ma frustration au sujet de son inutilité. C'est le jugement de 59 pages dont je parlais.
Le sénateur Joyal: Revenons donc à celle de 1998. La cour a répondu par la négative à ces deux questions. En droit canadien, aucune province ne possède de droit de sécession ou de droit à l'autodétermination. Un droit est un droit et non une possibilité. On peut demander à un tribunal de faire exécuter un droit. Mais dans ce cas-ci, la cour a dit que ce droit n'existait pas.
Parce que la cour a répondu non à ces deux questions, peut-on en conclure que le gouvernement du Canada a l'obligation de protéger l'intégrité territoriale du pays et doit-on reconnaître, de ce fait, que le Canada est indivisible? Pouvons-nous en conclure qu'aucune province ne peut obliger, légalement, le gouvernement du Canada à diviser le pays?
M. Estey: Oui. Abraham Lincoln l'a dit de façon très poétique. Personne ne veut faire fond sur ce principe, mais dans notre droit, il est très clair que c'est exact. À moins que ce soit écrit noir sur blanc dans la Constitution, le pouvoir n'existe pas.
Le sénateur Joyal: Lorsqu'on nous a dit que la Cour suprême du Canada avait déclaré que le Canada était divisible, ce n'est pas exactement une bonne interprétation de la décision de la cour.
M. Estey: Vous parlez toujours de l'opinion de 1998?
Le sénateur Joyal: Oui.
M. Estey: L'autre 98 était l'année de la ruée vers l'or. Je ne sais pas.
Je vais répéter ce que j'ai déjà dit au sujet des avis consultatifs. Ils n'ont pas autant de poids qu'un jugement. Il est toujours possible à quelqu'un de plus brillant de le corriger, de toute façon.
Pour répondre à votre question, on ne peut pas démembrer un État sans avoir pour cela les pouvoirs nécessaires. Durant la guerre civile aux États-Unis, il y a eu de nombreuses grandes déclarations quant à l'incapacité de diviser une communauté. Il faut pour cela disposer de moyens légaux et pacifiques, ou alors y renoncer.
Nous nous sommes écartés de cela en raison de l'agitation dans des pays comme ceux d'Europe centrale et de l'Est, ainsi qu'en Asie, où l'on accordait auparavant peu de prix à la vie.
Il faut prévoir ces choses-là, aussi rebutantes qu'elles soient. Personne ne veut de divorce dans la famille, et c'est pourquoi nous sommes réticents. C'est un tort. Nous devrions établir les règles légales et laisser l'évolution faire son oeuvre.
Senator Pitfield: La primauté du droit est un régime qui encourage le citoyen à faire ce qu'il veut, tant que ce n'est pas interdit, et qui décourage l'État de faire ce qu'il ne devrait pas, qui l'empêche de faire ce qu'il n'est pas expressément autorisé à faire.
Deuxièmement, tous ceux qui veulent régler leurs différends peuvent avoir recours aux tribunaux d'instance supérieure. N'est-ce pas de cela que nous parlons, en fait, c'est-à-dire de notre volonté de nous informer des pouvoirs que possède le corps législatif de s'amputer lui-même? Les tribunaux peuvent-ils annuler ma décision, ou l'État, le gouvernement, peut-il en vertu d'un simple pouvoir s'attaquer à une des trois principales institutions de la Constitution, la démanteler ou la miner suffisamment pour la réduire en pièces?
Si l'État ne le peut pas, nous avons donc au Canada un résultat semblable à ce qui s'est fait aux États-Unis, dans l'affaire du juge Marshall. Celui-ci traitait avec des départements d'État en conflit. Le gouvernement lui a dit que ses décisions ne seraient pas respectées, et il a répondu que cela ne se ferait pas, tant que la cour siégerait. Est-ce l'orientation que nous prenons? Existe-t-il des solutions de rechange?
M. Estey: Je trouve votre mention du juge Marshall intéressante. Plus je lis de jugements de ce juge, plus je m'émerveille de sa puissance intellectuelle.
J'ai de la difficulté à répondre à votre question, car vous en savez infiniment plus sur le rôle et les types de gouvernement que je n'en saurai jamais. Je me souviens que vous avez déjà été greffier du Conseil privé. Les choses ne vont pas si bien depuis. Vous devriez peut-être y retourner.
Pour répondre à votre question, il semble que nous avons adopté l'orientation de l'intervention par l'État. Je ne sais pas à quoi cela est dû. De nombreux motifs secondaires me viennent à l'esprit pour l'expliquer.
Entre autres, la population est maintenant infiniment mieux informée de ce qui se fait à l'intérieur et à l'extérieur du gouvernement, dans les entreprises, et cetera.
Deuxièmement, nous avons davantage le loisir de nous engager dans cette lutte.
Troisièmement, il est bien possible de trouver un jour quelqu'un qui dort sur le banc d'un parc et que cette personne soit un avocat. Cela démontre que même les professionnels ont du temps pour regarder autour d'eux.
La réponse se trouve dans le niveau des connaissances. De nos jours, un fabricant ne peut plus rien produire sans un ingénieur, car il y aura toujours un avocat pour lancer des poursuites s'il y a le moindre défaut. C'est ce qu'on appelle le progrès de la civilisation. Le régime fiscal est lui-même devenu un jeu. Si les joueurs se font prendre, ils paient les amendes et adoptent une nouvelle tactique.
Sénateur, vous avez posé une question importante. Je n'en connais pas la réponse. Le rôle du Sénat évolue constamment. Nous essayons désespérément de réduire les coûts de l'État.
Le sénateur Pitfield: Vous avez beaucoup parlé de l'abolition du Sénat. Nous n'accordons pas beaucoup d'importance au travail que fait le Sénat et aux raisons pour lesquelles il a été créé.
J'ai toujours trouvé frappant que le Sénat était une institution très courante en Amérique du Nord et dans les diverses colonies des empires, au milieu du XIXe siècle. Les sénats permettaient de résoudre le problème que posait le manque d'autres moyens bureaucratiques de lutter. Le rôle du Sénat est en partie de superviser la bureaucratie et d'aider le ministère dans ce genre d'activités. C'est ce que je soumets.
Vous avez une grande expérience de la gestion supérieure d'entreprise, où il existe également un rôle de supervision bureaucratique. Je soumets que le Sénat peut également effectuer le genre de supervision que font les chefs d'entreprise. Vous avez également dit que les gouvernements devraient avoir moins recours au secteur privé et faire davantage à l'interne. Dieu sait que nous devrions faire davantage dans ce sens.
Ce qui fait la beauté d'une institution comme le Sénat, quelle que soit la fonction qu'on lui donne, c'est qu'il est bien situé, qu'il possède les bons contacts et que ses contacts sont naturels. Vous conviendrez avec moi que c'est un genre de contacts nécessaires entre les diverses fonctions lorsqu'on met sur pied une administration aussi complexe qu'un État ou une grande société. Ma question est la suivante: qu'est-ce qui ne va pas?
M. Estey: Cela ne va pas si mal que cela. Les choses sont normales, elles ne sont pas claires et nous sommes lents. Ce qui est étonnant, c'est que les règles ne veulent rien dire. On nous disait toujours que si l'État prenait de telles proportions et si on y trouvait un tel déséquilibre, c'est qu'il n'existait pas de mécanismes d'élagage pour en réduire la taille, comme par exemple des réunions d'actionnaires ou un vérificateur.
Nous savons tous les deux, de par notre expérience, que cette idée est fausse. Les grandes entreprises comptent autant de bois mort que le gouvernement et il est peut-être même plus difficile encore de s'en débarrasser. Je ne dirais pas que les choses vont mal, mais plutôt que nous devenons plus intelligents.
Le sénateur Cools: Monsieur Estey, ma question porte sur le devoir de l'État. Je vais modifier un peu ma formulation. Mes questions portent sur les obligations d'honneur de l'État envers les citoyens du Canada.
Mes questions découlent de témoignages intéressants et troublants qui nous ont été présentés par M. Claude Ryan, du Québec, et par le professeur Peter Hogg, d'Osgoode Hall. Ces témoignages portaient sur le projet de loi C-20, surtout sur le fait que la Chambre des communes serait la seule des deux Chambres à rendre une décision au sujet de la clarté.
M. Ryan a dit qu'il y avait, dans le projet de loi C-20, une méfiance viscérale envers l'Assemblée nationale et le gouvernement du Québec. M. Hogg a dit qu'il soupçonnait le Parti québécois d'adorer poser des questions confuses.
Ces deux témoignages sont différents de bien des façons, mais ce thème revient constamment, cette idée qu'on ne saurait faire confiance au gouvernement du Québec, à son premier ministre et à son Assemblée nationale.
Je n'ai jamais vu d'autres mesures législatives dans lesquelles il soit prévu, par écrit, qu'un gouvernement, un premier ministre, une Assemblée nationale ou un lieutenant-gouverneur pourrait agir de façon déshonorable, malhonnête ou trompeuse envers la population. J'ai toujours pensé, d'après mon interprétation de l'histoire et surtout de la Constitution britannique, qu'on ne peut pas supposer en droit que la Couronne pourrait ou serait prête à agir de façon déshonorante.
Ces témoins, et surtout M. Ryan, nous ont signalé que le projet de loi C-20 prévoit que l'Assemblée nationale et le gouvernement du Québec se rendront coupables de mauvaise conduite.
Je ne m'exprime peut-être pas assez clairement, mais j'ai toujours pensé qu'un des principes qu'applique un gouvernement responsable, y compris dans la rédaction législative, c'est qu'il faut supposer dans les lois que la Couronne agira de façon honorable. Êtes-vous d'accord?
M. Estey: Je n'en sais rien. J'ai passé 10 années heureuses de ma vie à me colleter avec la Couronne. J'ai appris dans ces années, plus que dans tout le reste de ma vie, ce qu'il fallait éviter.
Ce que nous appelons la Couronne est un grand masque derrière lequel nous cachons ce que nous n'aimons pas vraiment, comme par exemple les procureurs de la Couronne dans certaines villes -- un mauvais diable avec qui il faut se battre parce qu'il est le seul à faire ce travail. Les Américains se moquent de nous lorsque nous utilisons le terme de «Couronne». Ils croient que c'est un signe de notre débilité, de ce que nous ne sommes pas encore indépendants.
Pour moi, il en va de la Couronne comme de toute autre chose. Elle a de mauvais employés, des employés brillants, et tout ce qu'on peut trouver entre les deux. Auparavant, je trouvais que la Couronne avait des avocats d'un calibre supérieur à ce qu'on trouvait en pratique privée. C'est maintenant l'inverse. Je me trompais peut-être. Je crois néanmoins que c'est maintenant l'inverse. La pratique privée attire davantage les bons avocats que le travail pour la Couronne.
Cette fiction de la Couronne est intéressante. L'État a de nombreuses fonctions rebutantes mais inévitables, entre autres l'expropriation. C'est cette «Couronne» mythique qui s'en occupe. Ce n'est pas monsieur un tel qui a saisi votre ferme, c'est la Couronne. Cela rend les choses un peu plus acceptables.
La Couronne est le pivot du pouvoir exécutif. Au Canada, elle est également le pivot du pouvoir législatif. Pour avoir force de loi, une mesure doit être approuvée par la Couronne. C'est une expression amusante qui a beaucoup perdu de sa signification. Pour ce qui est de la réputation de malhonnêteté des politiques, il semble qu'elle commence enfin à disparaître. Il faut peut-être en féliciter en partie les journaux. Ils ne publient plus autant d'inepties au sujet des fonctionnaires et des représentants élus, même si je constate qu'on peut rarement lire des remerciements adressés à ceux qui consacrent une partie de leur vie à gouverner. Cela ne fait pas partie de notre nature. C'est un défaut, à mon avis.
Je ne partage pas cette opinion au sujet de la Couronne. J'estime qu'il y a beaucoup d'honnêteté dans notre pays, et j'espère que cela continuera d'être le cas. Nous ne connaissons pas les mêmes bouleversements qu'au sud de notre frontière, en Europe et en Asie. Je ne prétends pas connaître la solution, mais je trouve que cela va mieux ici.
Le sénateur Lynch-Staunton: Je fais partie de ceux qui trouvent que la cour est allée trop loin dans l'avis qu'elle a formulé. Elle aurait dû se limiter à répondre aux trois questions et à fournir les motifs de ces réponses. Au lieu, elle a dans les faits rouvert un autre débat en établissant les conditions dans lesquelles la sécession pourrait avoir lieu et en rendant la sécession légitime. Pour ma part, j'estime que la cour est allée trop loin, qu'elle a provoqué la rédaction d'un projet de loi qui est une opinion politique et qui, à mon avis, n'est pas nécessaire. Je vais me limiter au renvoi. Croyez-vous que la cour ait eu raison d'aller aussi loin qu'elle l'a fait en ne se limitant pas à répondre aux questions? Croyez-vous que c'était utile?
M. Estey: Dans quelle décision?
Le sénateur Lynch-Staunton: Dans le renvoi sur la sécession du Québec.
M. Estey: La décision de 1998?
Le sénateur Lynch-Staunton: Oui.
M. Estey: De nos jours, il faut être prudent dans les réponses que l'on fait en public. Mes réponses reçoivent parfois plus d'attention qu'elles n'en méritent.
Le sénateur Lynch-Staunton: C'est pourquoi je vous pose la question.
M. Estey: Pour commencer, je n'aime pas beaucoup cette décision. Elle est une manifestation de la prolixité du XXIe siècle. Les premiers deux tiers sont superflus. Les 10 dernières pages contiennent l'essentiel. En majeure partie, le document n'est pas intéressant à lire. Il n'a pas été rédigé de façon très rigoureuse. Cela vient peut-être de ce qu'il s'agit d'une opinion. Les opinions sont toujours plus lassantes que les décisions sur des litiges.
Dans certaines parties de la décision, on a eu tort de tant se fonder sur l'histoire alors que nous n'avons pas d'histoire dans ce domaine. Pourquoi emprunterions-nous les voitures usagées des autres? Je suis d'accord avec vous à ce sujet, sénateur. Toutefois, je ne voudrais pas avoir à défendre toutes les décisions que j'ai rédigées. Je m'y intéressais, mais je ratais le coche la moitié du temps.
Le sénateur Lynch-Staunton: Mon autre question est de savoir si cet avis consultatif est contraignant ou non. J'ai trouvé votre réponse intéressante. Elle va toutefois à l'encontre de ce qu'a dit M. Lamer, l'ancien juge en chef. Peu après qu'il ait pris sa retraite, il a déclaré catégoriquement, dans une entrevue avec le journal Le Devoir, qu'il ne s'agissait que d'un avis et que cet avis n'était pas contraignant. Je suppose que du point de vue technique, vous direz qu'il a raison.
M. Estey: C'est assez bien ce que j'ai dit. L'une des qualités de Tony, c'est qu'il ne se prenait pas vraiment au sérieux.
Le sénateur Lynch-Staunton: Peut-être ne devrions-nous pas prendre ses jugements trop au sérieux non plus?
M. Estey: On en a déjà trop dit à ce sujet. Ses jugements sont utiles. Les jugements peuvent être utiles, de temps en temps, mais si l'on veut connaître la vérité, il faut surtout lire les décisions sur les litiges.
Le sénateur Lynch-Staunton: C'est peut-être la seule occasion que j'aurai jamais d'apporter une correction à ce qu'a dit un ancien juge de la Cour suprême: ce sont les ouvrières, et non les faux-bourdons, qui butinent et recueillent le pollen. En ma qualité d'ancien apiculteur, je crois être en mesure de le dire.
M. Estey: Les faux-bourdons ne font rien.
Le sénateur Lynch-Staunton: Ils ont beaucoup de plaisir à fertiliser la reine. La vie utile d'une reine est de deux ans. Merci beaucoup.
M. Estey: Ne créez pas de scandale dans la ruche.
Le sénateur Lynch-Staunton: Monsieur Estey, lorsque les représentants du gouvernement ont comparu devant notre comité, ils ont déclaré que le projet de loi sur la clarté n'était qu'une décision exécutive. On y énonce la façon dont le gouvernement traiterait un éventuel référendum. À titre de sénateurs, nous sommes peut-être un peu frustrés d'être laissés pour compte et de n'avoir pas à jouer le même rôle que la Chambre des communes. Nous sommes peut-être un peu trop susceptibles, surtout s'il ne s'agit que d'une décision exécutive du gouvernement. Le gouvernement prend tous les jours des décisions auxquelles le Sénat ne participe pas. Il ne fait aucun doute que l'examen des mesures législatives est l'une de nos fonctions. Nous examinons les mesures législatives et nous les adoptons.
Ce projet de loi sur la clarté pourrait-il être simplement une décision exécutive? Le gouvernement a déclaré qu'il n'avait pas besoin de présenter un tel projet de loi, mais il a décidé de le faire pour établir clairement comment le gouvernement agira. D'après l'examen que vous en avez fait, est-ce bien le cas? On y trouve simplement la façon dont le gouvernement traitera la question. La Chambre des communes interviendra afin que la décision ne soit pas prise seulement par le premier ministre ou le Cabinet. Le projet de loi exige que la Chambre des communes, les représentants élus de la population, participe à l'examen. Peut-on considérer que le projet se limite à cela ou devons-nous penser qu'il va plus loin que cela?
M. Estey: Ce que vous dites est intéressant, sénateur. Dans ce genre de situation, on soulève parfois beaucoup de poussière à tourner en rond, sans produire de résultats très avantageux. Vous avez probablement mis le doigt sur quelque chose, cependant. Quoi que l'on dise, il devrait y avoir des normes en matière d'honnêteté et de vérité. Ces normes s'appliquent aux témoins que vous avez entendus, car aucun autre n'aurait pu provoquer cette observation.
En essayant de resserrer les règles qui régissent une question référendaire, on suscite automatiquement une tendance à la malhonnêteté: ils l'ont fait par le passé, empêchons-les de le faire à l'avenir. C'est toujours un risque. C'est une bonne idée d'éviter que les politiques du haut niveau soient dans la ligne de tir et de réduire un peu le calibre des armes. Je n'y avais jamais pensé. C'est probablement l'une des raisons qui expliquent cela.
Pour revenir à ce que vous avez dit -- vous avez raison --, le gouvernement peut demander à n'importe quel élément de l'appareil gouvernemental de faire n'importe quoi, sauf s'il s'agit de quelque chose d'injuste ou de trop coûteux. S'il veut confier à la Chambre des communes, et à elle seule, une tâche non législative, rien ne l'en empêche. Ce qu'il ne peut pas faire, c'est confier ses pouvoirs législatifs à un autre organisme, mais ce n'est pas ce qu'il fait dans ce cas-ci. Vous avez fait une observation intéressante.
Le sénateur Sibbeston: C'est ce qui rend ce projet de loi légitime aux yeux du gouvernement et c'est pourquoi le gouvernement estime qu'il a suffisamment de motifs constitutionnels pour adopter le projet de loi dont nous sommes saisis ce soir. Sous cet angle, le projet de loi n'enfreint en rien la Constitution, mais il s'agit de déterminer si le pays est indivisible et si les obligations constitutionnelles du Sénat sont de quelque façon que ce soit touchées par ce projet de loi; dans l'affirmative, il y a un problème. S'agit-il seulement d'une décision exécutive, peut-on l'adopter sans problème, à votre avis?
M. Estey: Il n'est pas possible de résoudre de façon précise et mathématique ce genre de problème. La question est subjective plutôt qu'objective. Il faut également tenir compte des sentiments froissés. Je vais revenir à ce que je disais au départ, c'est-à-dire que nous nous lançons dans une entreprise importante et que nous devons faire attention. Je suis d'accord sur le fait que nous avons besoin d'une telle mesure législative, mais il faut qu'elle soit bonne.
Le sénateur Kroft: Monsieur Estey, au début de la discussion, nous avons discuté pour savoir si le projet de loi obligeait au Sénat à renoncer à certains de ses pouvoirs. Pour ma part, j'ai dit qu'il ne pouvait renoncer à un pouvoir qu'il n'avait jamais eu, mais vous en avez été persuadé, et nous pas. Nous ne sommes pas tous sur le même pied quand il s'agit des opinions, et j'aimerais vous poser la question suivante. Je pense à deux autres cas sur lesquels j'aimerais avoir votre opinion. Dans l'ancienne Loi sur le divorce, la Chambre des communes avait renoncé à ce pouvoir d'adopter les mesures de divorce. C'est le Sénat qui avait ce pouvoir. C'était une loi assez importante pour les personnes qui en étaient touchées, mais par contre, il ne s'agissait pas d'une loi d'application générale, et il était possible d'établir la distinction.
J'aimerais savoir ce que vous pensez de ces sénateurs -- et il y en a peut-être dans cette pièce, mais peut-être pas -- qui ont voté sur la Loi constitutionnelle de 1982 et qui ont renoncé au droit de veto ultime. Si je suis votre raisonnement, j'ai du mal à comprendre où les sénateurs qui ont voté sur la Loi constitutionnelle ont trouvé le pouvoir de renoncer à ce droit de veto auquel les sénateurs ne devraient pas renoncer dans ce cas-ci, d'après vos arguments.
M. Estey: Vous faites un retour en arrière dans l'histoire. Vous avez d'abord mentionné la Loi fédérale sur le divorce. Il y a eu à l'époque un véritable bond dans l'évolution car jusqu'alors les cours britanniques, les cours de Las Vegas et le Sénat accordaient tous des divorces jusqu'à ce qu'un avocat futé de l'Alberta en déduise que toutes les cours de l'Ouest canadien pouvaient aussi accorder des divorces. Très brièvement, nous sommes devenus le Las Vegas de la Confédération. Nous avons mis bon ordre dans tout cela, mais pendant quelque temps les choses ont été difficiles. Cela vous montre combien ce que nous imaginons clairement peut être tordu, et plus l'on prend du recul, plus les choses semblent tordues. Il est facile maintenant de diagnostiquer les faiblesses qui existaient dans la Loi sur le divorce en 1951 ou 1952.
Le sénateur Kroft: Qu'en est-il des sénateurs qui ont renoncé au droit de veto dans la Loi constitutionnelle de 1982? C'était un pouvoir important.
Le sénateur Beaudoin: C'était une modification, pas une loi.
Le sénateur Kroft: Il y a quand même eu une loi et un vote au Sénat. Les sénateurs se sont exprimés très clairement, et je suis certain que tous les sénateurs présents ce soir-là savaient fort bien que par ce vote ils renonçaient à un pouvoir important.
M. Estey: Qui le leur a donné au départ? Vous souvenez-vous comment le Sénat a obtenu ce droit de veto?
Le sénateur Kroft: Qu'en est-il de la loi britannique de 1911 par laquelle ils ont renoncé à leur droit de présenter des projets de loi de finances? Au fil de l'histoire du Parlement britannique, le Sénat a adopté plusieurs lois qui ont rogné ses pouvoirs, et je cherche tout simplement à comprendre comment ce pouvoir pouvait exister dans un cas et pas dans l'autre.
M. Estey: Je ne le sais pas. Je ne peux pas répondre à cette question. Je peux vous dire que notre histoire juridique révèle énormément de négligence, et quand on y pense, on se demande comment nous avons pu y survivre.
La présidente: Monsieur Estey, nous vous remercions d'être venu nous rencontrer et d'avoir survécu à cette séance. Elle a été extrêmement intéressante.
Nous accueillons maintenant le professeur David Smith du Département d'études politiques de l'Université de la Saskatchewan à Saskatoon. Monsieur Smith, merci d'être venu nous faire profiter de vos lumières.
Comme vous l'avez sans doute constaté, nous demandons habituellement aux témoins de faire une déclaration préliminaire après quoi nous passons aux questions. Monsieur Smith, je crois que vous avez un exposé à nous faire, alors allez-y.
M. David Smith, directeur des Études politiques, Université de la Saskatchewan: Madame la présidente, j'aimerais d'abord vous remercier de m'avoir invité à comparaître ce soir. J'aimerais dire d'entrée de jeu que je ne suis pas avocat constitutionnaliste. Tout doit être placé dans son juste contexte. Toutefois, j'ai étudié les institutions politiques et les structures du fédéralisme au Canada. C'est à ce titre et dans le contexte de l'intérêt actuel qu'on porte au bicaméralisme que je tiens à faire quelques commentaires aujourd'hui sur le projet de loi C-20.
En lisant les comptes rendus dans la presse et les témoignages entendus par votre comité ces derniers jours, j'ai constaté que les principales inquiétudes exprimées à l'égard du projet de loi C-20 tiennent à ses répercussions sur le fonctionnement des institutions parlementaires canadiennes. On a dit ici que, comme le projet de loi sur la clarté précise qui doit déterminer si la question référendaire est claire, le Sénat «disparaît». Cette conclusion a été confirmée, bien que certaines autorités constitutionnelles, dont Peter Hogg, s'en soit moqué. M. le doyen Hogg a dit:
[...] le seul pouvoir que vous aurez perdu, c'est celui de participer à la décision sur la clarté de la question référendaire et de la majorité.
Ainsi, il y a une différence entre les deux conclusions. La deuxième est mitigée puisqu'elle précise que cette limite ne touche qu'un cas bien précis. Par contraste, dans le premier cas, la restriction est absolue.
Quelle conséquence le projet de loi C-20 peut-il avoir pour le bicaméralisme au Parlement canadien? Je suis tout à fait convaincu que le projet de loi C-20 fait fi du bicaméralisme et qu'il traite le Parlement du Canada comme une institution unicamérale. Or le gouvernement justifie cette tactique par des arguments -- auxquels je reviendrai plus tard -- que certains trouveront convaincants, pratiques, voire prudents. Quoi que l'on pense de cette stratégie, il ne fait aucun doute qu'aux fins visées par le projet de loi, le Parlement bicaméral du Canada cesse de fonctionner comme le prévoit la Constitution.
Il se produit autre chose quand on remplace les délibérations de deux Chambres par la décision d'une seule. Le Sénat, tout autant que la Chambre des communes, est un organe représentatif. Les sénateurs représentent des régions ou des provinces qui, dans certains cas, sont traitées comme des régions. Les députés représentent la population. Dans ce dernier sens, la notion de «représentation» désigne le calcul et l'attribution de représentants. La représentation, dans le sens de l'incarnation d'intérêts, c'est autre chose. Les deux Chambres incarnent des intérêts. Ces intérêts, je le souligne, n'ont pas d'existence propre. Ils n'existent pas indépendamment des personnes.
On a beaucoup parlé des circonscriptions à la Chambre des communes et de la communauté d'intérêts. Toutefois, on a beaucoup moins parlé du Sénat qui représente les intérêts des régions, des groupes d'intérêt et les minorités au Canada. Je m'empresse d'ajouter que le Sénat n'est pas le seul à faire cela, mais il s'acquitte de ce devoir dans une tribune unique.
À titre d'exemple de cette fonction du Sénat, notons le travail du comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles lors de l'adoption de la modification constitutionnelle à l'article 17 des conditions de l'union de Terre-Neuve au Canada. Tout au long de ses longues délibérations, le Sénat a insisté pour que les minorités touchées soient entendues. Le contraste était grand entre la façon dont la Chambre des communes et le Sénat ont traité cette modification.
Sénateurs, je sais bien que ce sont des paroles louangeuses et qu'elles tombent dans l'oreille d'un auditoire réceptif. Mon but n'est pas de «chuchoter des mots doux» mais d'étayer l'argument suivant: en refusant au Sénat tout rôle dans l'examen de la question référendaire, on prive les Canadiens du droit de s'exprimer. Les institutions représentatives ne sont pas soumises au bon vouloir du gouvernement bien que les projets du gouvernement soient réels, nécessaires et inévitables. Bref, bien que cela semble être une simple affaire de commodité, l'exclusion du Sénat n'est pas sans importance.
Ce serait bien gênant que les deux Chambres en arrivent à deux décisions différentes sur la clarté d'une question référendaire. Leurs efforts pourraient aboutir à un résultat encore pire -- elles pourraient en arriver à des conclusions contradictoires. Quoi qu'il en soit, chacune d'elles jetterait un éclairage différent, comme le veut la Constitution sur toute la gamme d'intérêts que les pères de la Confédération ont voulu qu'ils servent.
Abandonner le bicaméralisme à un moment où la fédération canadienne est le plus durement mise à l'épreuve, c'est abandonner le principe qui a rendu possible l'existence du Canada en tant que société pluraliste.
M. Dion a dit que la principale raison pour laquelle elle estime que le Sénat a un rôle différent de celui de la Chambre des communes «n'est pas liée aux expressions "représentant élu" ou "acteur politique," qui sont employés de façon interchangeable.»
J'avoue ne pas comprendre en quoi ce raisonnement s'applique au projet de loi. Ce n'est pas un projet de loi de finances pour lequel, tous les experts s'entendent pour le dire, le gouvernement est responsable devant la Chambre basse. Mis à part son sujet extraordinaire, qu'est-ce qui distingue le C-20 des autres projets de loi non financiers?
Le ministre a expliqué notamment que le projet de loi C-20 favorise en fait la participation: «... s'il n'y avait pas la Loi sur la clarté... le gouvernement pourrait agir sans consulter en aucune façon, le Sénat». En vertu du projet de loi, la Chambre des communes est tenue de prendre en compte l'opinion du Sénat tout comme celle des partis politiques, des gouvernements et assemblées législatives des provinces et des territoires, et des représentants des peuples autochtones.
Toutefois, si le gouvernement peut se passer de l'avis d'une Chambre du Parlement, pourquoi ne pourrait-il pas, en reprenant le même argument, se passer de l'avis de l'autre Chambre? Certains ont parlé de la prérogative royale. Dans son témoignage, M. Dion a dit «cette prérogative est plénière et ne peut être restreinte que par voie législative». J'estime que la validité de cette affirmation est douteuse. La prérogative n'est pas absolue. Il ne faut pas confondre la prérogative en matière de politique étrangère et la prérogative de faire des lois. D'après certains experts constitutionnels dont R.F.V. Heuston, «La Monarchie, sans le Parlement, n'a aucun pouvoir législatif général au royaume».
Le projet de loi C-20 est lacunaire sur le fond en raison du déséquilibre institutionnel qu'il créerait, mais qui plus est, il n'existe à ma connaissance aucun précédent. Ce n'est pas une réponse de dire que l'on peut modifier la Loi constitutionnelle en invoquant les articles 38, 41, 42 ou 43, avec ou sans une résolution adoptée par le Sénat -- communément appelée veto suspensif. Même dans ces cas, le Sénat peut retarder l'adoption pendant 180 jours, et ensuite la résolution contestée doit être adoptée de nouveau par la Chambre des communes.
Ces dispositions constitutionnelles sont-elles pertinentes au projet de loi C-20? Le projet de loi C-20 relève-t-il des articles 38, 41, 42 ou 43, ou est-ce une loi ordinaire, ou encore, comme certains l'ont dit, une loi «organique»? S'il appartient à l'une des deux dernières catégories, alors les limitations constitutionnelles à la participation du Sénat ne sont pas pertinentes, puisque dans l'un et l'autre cas, le Sénat a un veto absolu. Si, au contraire, le projet de loi C-20 est réputé être une modification touchant aux pouvoirs du Sénat ou qui porterait atteinte «aux caractéristiques fondamentales ou essentielles attribuées au Sénat pour assurer la représentation régionale et provinciale dans le système législatif fédéral» -- et je cite là la décision de 1980 dans le renvoi relatif à la Chambre haute -- alors la procédure habituelle de modification ne s'applique pas.
Le gouvernement dit que le projet de loi C-20 ne peut être assimilé à une modification constitutionnelle. Si c'est vrai, alors le projet de loi C-20 s'écarte encore plus de la pratique. Et on ne peut pas supposer en toute confiance que sa justification extraordinaire -- une crise constitutionnelle -- le restera. Une fois exclu, le Sénat pourrait l'être une autre fois, certainement dans le climat de tension et de crainte qui existera si devait se concrétiser un jour la situation à laquelle ce projet de loi est censé être la parade.
Le gouvernement n'a pas tort de vouloir éviter la confusion que créerait une situation comme celle qu'anticipe le projet de loi C-20. Toutefois, il est inacceptable et, à mon humble avis de profane, inconstitutionnel d'exclure le Sénat des délibérations que le projet de loi réserve à la seule Chambre des communes. J'ai dit «inacceptable» car je crois que le débat qui suivrait un référendum provincial sur la sécession se déroulerait dans une atmosphère d'agitation, de tension et de rancoeur. C'est exactement le genre de situation où la Chambre haute pourrait contribuer de façon appréciable à rehausser la qualité du débat, voire en influencer le résultat.
À titre d'exemple, je me permets de mentionner la qualité du débat sur le C-20 à la Chambre haute et à la Chambre basse. La différence s'explique en partie par la couverture médiatique qu'attire actuellement le débat. Bien entendu, c'est l'un des objectifs du débat parlementaire -- d'éclairer et de mobiliser l'opinion publique en plus de la refléter.
Le plus souvent, le débat au Sénat reflète la riche expérience des participants, la partisanerie atténuée et l'attention soutenue. Ces qualités seront d'autant plus nécessaires dans le débat envisagé dans le projet de loi C-20. Or, ces qualités seront perdues si le Sénat est écarté des décisions mentionnées dans le projet de loi sur la clarté.
Le sénateur Beaudoin: Quand l'honorable Stéphane Dion a comparu devant nous, il a dit que le projet de loi n'est qu'un projet de loi. Je lui ai demandé s'il voulait que cela devienne une modification constitutionnelle et il m'a répondu que non. Manifestement, le Parlement du Canada peut légiférer. Cela ne pose aucun problème.
S'il s'agit d'une loi ordinaire, le Parlement doit respecter les règles constitutionnelles applicables aux lois ordinaires. Que cela nous plaise ou non, le Canada a un régime bicaméral profondément enraciné au coeur même de la Constitution du Canada. De nombreuses pages du débat sur la Confédération concernaient le Sénat. En 1867, nous avons voulu nous donner un pays qui aurait un régime bicaméral.
Vous dites que le projet de loi C-20 écarte sans contredit le bicaméralisme. Je suis parfaitement d'accord avec vous là-dessus. On nous a dit qu'une Chambre peut renoncer à exercer l'une de ses attributions ou accepter de ne pas être au même niveau que l'autre. C'est possible -- je n'y vois aucune difficulté -- mais il faut pour cela une modification constitutionnelle. Autrement dit, quand on a dit, en 1981 ou 1982, que le Sénat a un veto suspensif, on a dû en définitive consulter le Sénat. Il s'agissait d'une adresse du Sénat adoptée par Westminster à Londres. Il s'agissait réellement d'une modification constitutionnelle, et nous pouvons ici agir au moyen d'une modification constitutionnelle. Toutefois, si le projet de loi C-20 n'est pas censé être assimilé à une modification constitutionnelle, alors c'est une loi ordinaire. C'est une mesure législative ordinaire et nous devons alors respecter le principe de l'égalité des deux Chambres. Certains diront que la mesure est valable, qu'il s'agisse ou non d'une modification constitutionnelle. Je ne crois pas que l'on puisse dire cela. C'est une modification constitutionnelle, ou ce ne l'est pas. Si c'est une modification constitutionnelle, alors nous devons respecter la règle des 7-50. Si ce n'en est pas une, alors l'article 44 s'applique. Or, l'article 44 ne vise que des modifications d'importance mineure, et non pas une modification comme celle-ci.
Quel est votre avis là-dessus? Le débat porte-t-il sur une loi ordinaire ou sur ce qui deviendra une modification constitutionnelle, voire une modification constitutionnelle déguisée?
M. Smith: Je crois qu'il faudrait une modification constitutionnelle pour atteindre l'objectif visé. Toutefois, je ne crois pas que cette mesure soit traitée comme une modification constitutionnelle.
Vous avez soulevé la question du veto suspensif quand le mode de révision a été modifié en 1982. Pour moi, il s'agit d'une tout autre chose. On a beaucoup cité la décision de la Cour suprême dans le renvoi de 1998 sur la sécession. Il y a dans cette décision de nombreuses expressions mais en relisant la décision, j'ai noté plus particulièrement celle qui dit que la Constitution a une architecture interne. Je crois que c'est vrai. La Constitution du Canada a effectivement une architecture interne, et le processus de modification de la Constitution adoptée en 1982 en est un exemple. Si le Sénat a un veto suspensif -- du moins, c'est ainsi que je le comprends -- alors il est tout à fait logique qu'il y ait un veto suspensif dans ce contexte car les provinces ont un rôle très précis à jouer -- vous avez parlé des 7-50. Les provinces ont un rôle défini. Ce serait extrêmement redondant de dire que les provinces ont un rôle à jouer alors même que le Sénat a un veto absolu. Il m'apparaît sensé de dire alors qu'il s'agit d'un veto suspensif. Cependant, cela semble être hors propos car on demande ici au Sénat d'adopter une loi qui écarterait le Sénat -- à un moment critique de notre histoire -- en laissant la Chambre des communes décider seule.
Il n'y a pas de conflit avec le veto suspensif, qui existe effectivement, et le problème que cela crée, à savoir l'exclusion du Sénat. Comme je l'ai dit, c'est sans précédent.
Le sénateur Beaudoin: Oui. C'est du jamais vu. La question est celle-ci: que pensez-vous du projet de loi C-20? Est-ce un projet de loi ordinaire relevant du Sénat et de la Chambre des communes, ce qui est déjà important puisque c'est un projet de loi, ou est-ce une modification constitutionnelle? Je crois que ce n'est pas une modification constitutionnelle -- du moins ce n'est pas censé l'être.
M. Smith: Si j'ai bien compris, le projet de loi n'est pas présenté comme tel. Il nous est présenté comme un projet de loi ordinaire. Et c'est à cela que tient la difficulté.
Le sénateur Kroft: Je vais tenter de modérer ma position. Quand un Canadien de l'Ouest dit des choses gentilles au sujet du Sénat, s'intéresse au Parti libéral et comparaît devant un comité sénatorial, on ne peut s'empêcher de l'accueillir chaleureusement. Cependant, nous avons du travail à faire ici ce soir.
Je vais adopter un angle d'attaque différent de celui de mon collègue le sénateur Beaudoin. Il a fait une analyse juridique tandis que je réagis pour ma part à la question que vous posez de savoir si l'on écarte l'une des Chambres, pourquoi pas l'autre? La réponse c'est qu'aux fins bien précises de ce projet de loi, il n'y a aucune raison d'écarter les deux Chambres. En demandant l'avis de la Chambre des communes, le gouvernement pose un geste purement symbolique. La grande majorité des avis juridiques disent que le gouvernement pourrait fort bien agir seul et ouvrir des négociations sur un projet de loi constitutionnel.
Vous nous avez posé une question puisqu'il y a un point d'interrogation à la fin de votre exposé. Je vais y répondre. Dans le contexte de ce projet de loi, la réponse à la question c'est que rien n'empêcherait le gouvernement, pour reprendre vos termes, d'écarter les deux Chambres.
Si l'on va au-delà de cette demande purement fonctionnelle faite à un groupe de personnes qui se trouvent à être les députés élus de la Chambre des communes, ne pensez-vous pas -- puisque vous vous souciez tant du Sénat -- que vous êtes alarmiste lorsque vous dites que c'est la fin du bicaméralisme? Chaque fois que vous l'avez dit, vous avez ajouté «aux fins de ce projet de loi». J'essaie de voir pourquoi vous tentez d'élargir la portée des effets de ce projet de loi d'une façon alarmiste.
M. Smith: Je ne crois pas être foncièrement un alarmiste. J'ajouterais que l'étude que j'ai faite des gouvernements me porte à croire que leur raison d'être c'est d'accumuler et d'utiliser le pouvoir. Voilà pourquoi j'estime que si l'on fait une exception dans ce cas-ci pour écarter une opinion qui échappe à notre contrôle, alors ce sera très tentant de remettre cela.
En outre, dans une démocratie parlementaire bicamérale, il est essentiel que les deux Chambres du Parlement exercent les fonctions qui leur sont attribuées.
Le sénateur Kroft: Quand vous parlez d'écarter l'une des deux Chambres, n'est-il pas plus juste de dire qu'ils en ajoutent une. Quand on demande au Parlement son approbation avant d'ouvrir une négociation constitutionnelle, on ajoute une partie. On ajoute une fonction de représentation au lieu d'en retrancher une. Voilà la distinction que je tente de faire.
M. Smith: La bouteille est-elle à moitié vide ou à moitié pleine? D'une certaine façon, vous pouvez dire qu'ils ajoutent une partie parce qu'ils prétendent que c'est nécessaire. S'il y a ajout ici, c'est un mauvais ajout. On ne peut pas faire cela; on ne peut pas privilégier une Chambre aux dépens de l'autre.
J'ai dit des choses gentilles au sujet du Sénat, mais je suis certain qu'on pourrait aussi facilement dire des choses négatives. Le bicaméralisme est très important, particulièrement dans un pays aussi vaste que le Canada. Nous avons deux langues officielles, des peuples autochtones et de nombreuses minorités. Le Sénat les représente beaucoup plus que les gens ne semblent le comprendre.
À titre d'exemple, je peux vous citer le fait qu'à l'heure actuelle il n'y a aucun député de la Nouvelle-Écosse à la Chambre des communes. Il y aura toujours des sénateurs de la Nouvelle-Écosse. Après l'élection de 1980, le gouvernement n'avait aucun député de la Saskatchewan, de l'Alberta et de la Colombie-Britannique.
Il me semble que le rôle du Sénat prend alors de l'importance. Il représente des partis, soit, mais représente aussi les minorités et d'autres groupes d'intérêts. Voilà pourquoi le bicaméralisme me semble si important.
Le sénateur Kroft: Je ne pense pas que l'un de nous conteste ce que vous dites. Nous sommes en fait heureux de vous l'entendre dire. J'essaie tout simplement de vous faire dire -- et je crois que vous l'avez fait -- que le projet de loi C-20 privilégie l'une des deux Chambres au lieu d'enlever quoi que ce soit à l'une d'elles.
M. Smith: Il en privilégie une aux dépens de l'autre.
Le sénateur Christensen: Je vais vous poser la même question que j'ai posée à M. le juge Estey. Si le projet de loi C-20 est adopté, le Sénat perdra des pouvoirs ou devra renoncer à certains pouvoirs. L'une des raisons qu'on nous a donnée c'est qu'au moment du déclenchement d'un référendum, le délai de réaction sera très court. Les deux Chambres pourraient difficilement se mobiliser.
Si, dans la première partie du projet de loi qui porte sur la clarté de la question et de la majorité, on prévoyait un rôle pour le Sénat, quel devrait être ce rôle à votre avis? Si le projet de loi prévoyait la participation du Sénat, quel serait son rôle?
M. Smith: Comme je l'ai dit il y a un instant, comme le Sénat compte dans ses rangs des personnes qui reflètent des groupes, des langues, des religions, et cetera, différents, son rôle c'est de refléter un autre segment de l'opinion publique canadienne. La Chambre des communes n'est pas lacunaire, mais elle n'est pas représentative de la même façon. C'est l'avantage du Sénat. Si le Sénat n'a pas de rôle à jouer, alors le débat s'en trouve appauvri.
Le sénateur Christensen: J'essaie de voir comment cela se passerait. Quelle forme prendrait la participation du Sénat?
M. Smith: Je ne suis pas expert en la matière. J'imagine que son rôle serait semblable à celui de la Chambre des communes. Le Sénat se pencherait sur des données concrètes quant à la clarté de la question et à la clarté des résultats du référendum.
Le sénateur Christensen: Voudriez-vous que la question soit posée à la Chambre des communes et au Sénat en même temps? Faudrait-il que les deux Chambres fassent l'analyse et formulent une recommandation? La Chambre pourrait adopter une loi qui dirait oui, la question est claire après quoi le Sénat ferait sa propre analyse et confirmerait la décision.
J'essaie d'imaginer comment les choses se passeraient puisqu'on semble s'interroger sur le rôle du Sénat dans tout cela. Y aurait-il un comité mixte des deux Chambres? Quel serait son rôle, le cas échéant?
M. Smith: Je ne crois pas pouvoir le prédire. Ce serait aux leaders des partis à la Chambre d'en décider.
Le sénateur Christensen: Quel rôle imaginez-vous? C'est peut-être une question injuste.
M. Smith: Elle n'est pas injuste, mais je ne suis pas en mesure de répondre à la question. Je n'y ai pas suffisamment réfléchi. Plusieurs réponses sont possibles. Les deux Chambres pourraient examiner la question tour à tour ou en même temps, au sein d'un comité mixte ou en créant deux comités distincts.
Il faut tenir compte du contexte et de la nature des problèmes. Pour ma part, je ne peux donner de réponse définitive, pour l'instant.
Le sénateur Kinsella: Monsieur Smith, la majorité des témoignages que nous avons entendus dans le cadre de nos audiences m'amène inévitablement à la conclusion que le projet de loi est mité. Il était censé être à toute épreuve, et vous venez d'y déchirer un grand trou.
Vous avez attiré notre attention sur l'expression «représentants élus» lors de votre exposé. À la page 2 du projet de loi, on trouve à l'article 7 du préambule le texte suivant:
que, compte tenu du fait que la Cour suprême du Canada a conclu qu'il revient aux représentants élus de déterminer en quoi consistent une question et une majorité claires dans [...]
Je voudrais vous demander de vous concentrer sur l'expression «représentants élus». Puisque vous avez lu l'opinion de la Cour, comment interpréter le paragraphe 153:
Toutefois, il reviendra aux acteurs politiques de déterminer en quoi consiste «une majorité claire en réponse à une question claire», suivant les circonstances dans lesquelles un futur référendum pourrait être tenu.
Au paragraphe 153, on parle donc des «acteurs politiques». Trouvez-vous qu'il y a une incohérence entre le texte du projet de loi qui dit que la décision doit être prise par les représentants élus et le texte de la Cour suprême? Dans le premier cas, on exclut non pas les législateurs provinciaux, ni les députés de la Chambre des communes, mais seulement les membres du Sénat du Canada.
M. Smith: Depuis qu'on m'a invité à comparaître, j'ai relu le renvoi du Sénat plusieurs fois. À chaque fois que je l'ai relu, j'y ai trouvé quelque chose de nouveau. J'ai été troublé par la formule «représentants élus» car j'ai l'impression à priori qu'il s'agit des députés. La plupart de mes étudiants diraient que cela signifie les députés, mais plus on lit le texte, plus on se demande où le Sénat a sa place dans ce renvoi.
Il est clair que le Sénat doit être présent quelque part. On pourrait dire qu'il est englobé dans l'expression «acteurs politiques», mais je pense en fait qu'il serait aussi englobé dans l'expression «représentants élus», si bizarre que cela puisse paraître.
Prenez le paragraphe 35 du renvoi de 1998 à la Cour suprême. Je l'ai remarqué car en tant que citoyen, je prends la Cour suprême et ses déclarations très au sérieux. Ce paragraphe commence en ces termes:
La Confédération résulte d'une initiative de représentants élus des habitants des diverses colonies établies sur une partie du territoire du Canada actuel.
On parle ensuite un peu des années 1860. Au haut de la page suivante, mais toujours au paragraphe 35, on peut lire:
Un groupe de réformistes du Canada Ouest, dirigé par Brown, se joint à Étienne P. Taché et John A. Macdonald dans un gouvernement de coalition [...]
Étienne Taché ne fut jamais élu. Il était membre du Conseil législatif du Canada-Uni. Pourtant, on parle au début de «représentants élus». J'en conclus que ces «représentants élus des habitants» ne sont peut-être pas ce que l'on apprend aux étudiants en cours élémentaire d'Études politiques. Il s'agit en fait de personnes amenées à représenter le peuple par le biais d'élection ou par d'autres biais tels qu'une nomination.
Le sénateur Kinsella: L'opinion consultative ne fournit manifestement aucune base d'exclusion du Sénat, mais vous allez plus loin et vous considérez donc que le ministre Dion, incapable de trouver dans la décision de la Cour suprême des motifs d'exclure le Sénat, a monté cette théorie bizarre selon laquelle le gouvernement serait responsable devant la Chambre des communes pour justifier l'exclusion du Sénat.
M. Smith: Je ne sais pas si c'est bizarre, mais je ne trouve pas que cette explication soit satisfaisante. Elle est réfutée par de nombreux autres textes législatifs. Je ne crois pas qu'elle tienne la route.
Le sénateur Kinsella: Absolument pas.
Le sénateur Sibbeston: Les dispositions du projet de loi sur la clarté peuvent-elles être considérées comme une action exécutive du gouvernement dans la mesure où le gouvernement a le pouvoir de prendre des décisions au jour le jour? Il a adopté certaines dispositions qu'une province désireuse de faire sécession doit suivre. Il est certain que s'il s'agissait d'une loi, le Sénat devrait avoir son mot à dire. Le Sénat a fondamentalement un rôle législatif. Son rôle ne consiste pas à se mêler des décisions que prend le gouvernement au jour le jour. Le gouvernement prend des décisions tous les jours et le Sénat ne s'en mêle pas.
Ne pourrait-on pas considérer qu'il s'agit d'une action de l'exécutif? Est-ce qu'ils ne sont simplement pas allés un peu plus loin que d'habitude en précisant comment ils agiront face à quelque chose d'aussi important qu'une sécession, et est-ce que ce n'est pas simplement comme ça qu'il faut considérer les choses?
M. Smith: C'est une interprétation possible. Je dirais que cela va trop loin, que c'est qualitativement différent. Le Sénat et la Chambre des communes ont un comité mixte sur les instruments statutaires, et cetera. C'est bien. Il fait du bon travail, mais les instruments statutaires et les règlements, ce n'est pas la même chose que la division du Canada. Sur une question de cet ordre, étant donné la nature de la composition du Sénat, il n'est pas acceptable que cette Chambre soit exclue de l'examen des questions prévues par la loi.
Le sénateur Sibbeston: Le gouvernement fédéral a été confronté à deux situations de ce genre et il n'y a pas répondu par un projet de loi. Il a simplement traité la question en tant que gouvernement, que pouvoir exécutif. Heureusement, le gouvernement avait une décision majoritaire pour aller plus loin, mais si vous avez raison, est-ce que cela veut dire que le gouvernement a eu tort ou n'a pas respecté la Constitution dans la mesure où il n'avait pas prévu de règles jusque-là?
M. Smith: Je ne crois pas que cela soit forcément le cas. Ce que je dis, c'est que vous avez ici un projet de loi sur la clarté qui accorde un privilège à la Chambre des communes et en exclut le Sénat et qu'à mon avis, dans un système bicaméral, ce n'est ni correct ni légal.
Le sénateur Sibbeston: Je conviens qu'il s'agit d'un système bicaméral en matière de législation, mais pas nécessairement en matière d'action du gouvernement. Le Sénat ne se mêle pas des décisions au jour le jour du gouvernement. Le projet de loi sur la clarté expose la façon dont le gouvernement interviendra sur cette question. Il n'est pas obligé de le faire et il ne l'a pas fait dans les deux autres cas précédents. Maintenant qu'il a énoncé ses règles et vu que ce serait la Chambre des communes qui interviendrait et non le Sénat, vous dites que ce n'est pas correct à cause de notre système bicaméral; mais le bicaméralisme n'intervient qu'en ce qui concerne les lois. Les deux Chambres participent à l'adoption du projet de loi C-20, mais une fois que ce sera fait nous n'aurons plus à nous en occuper.
M. Smith: Ce qui me dérange, c'est ce que fait ce projet de loi C-20. J'ai l'impression qu'il y a plusieurs interprétations, mais l'une des interprétations est que ce projet de loi délègue le pouvoir à la Chambre des communes. Je ne crois pas que ce soit possible.
[Français]
Le sénateur Poulin: Je voudrais revenir à la réponse que vous avez donnée au sénateur Kroft. Le projet de loi C-20 définit un processus de gestion dans une situation très particulière, c'est-à-dire dans le cas où le gouvernement provincial d'une province décide de mettre sur la place publique une question référendaire.
Si j'ai bien compris, dans ce processus de gestion, le projet de loi C-20 privilégie la Chambre des communes mais n'enlève pas de pouvoirs au Sénat. Est-ce exact?
[Traduction]
M. Smith: À ma connaissance, on ne peut pas donner ce genre de pouvoir à une seule Chambre dans le cadre d'une assemblée bicamérale. On ne peut pas contourner le Sénat pour cette décision. Je n'ai pas connaissance d'un seul précédent où une seule des deux Chambres, en l'occurrence la Chambre des communes, ait eu ce rôle.
L'argument du projet de loi de finances est différent. Selon la convention constitutionnelle, c'est la Chambre basse qui a le monopole pour les projets de loi de finances.
Le sénateur Cools: Uniquement pour leur présentation, c'est tout.
M. Smith: Vous avez raison.
Je crois que c'est totalement différent. Dire qu'effectivement il y a un veto suspensif et que le Sénat n'a qu'un rôle partiel dans l'adoption des modifications constitutionnelles est exact. Toutefois, il ne s'agit pas d'une modification constitutionnelle. C'est une simple loi. Si c'est une loi ordinaire, il faut qu'elle soit traitée dans le cadre d'un Parlement bicaméral. C'est mon opinion.
Je crois aussi que c'est plus qu'une simple décision de gestion. En particulier, nous ne faisons pas tellement cette distinction en droit au Canada, mais il s'agit d'une situation extraordinaire dont ce projet de loi anticipe l'éventualité.
Le sénateur Poulin: Nous espérons tous que cela n'arrivera jamais.
M. Smith: Exactement.
Le sénateur Poulin: Puisqu'il s'agit d'une situation unique, y a-t-il quelque chose dans le projet de loi C-20 qui empêche le Sénat de prendre du recul et d'élaborer par exemple une procédure ou une démarche pour conseiller la Chambre des communes dans une telle éventualité?
Le sénateur Cools: Proposez une motion de destitution du ministre.
M. Smith: Le projet de loi parle de consultation avec divers groupes dont le Sénat, et aussi les peuples autochtones.
Si ce projet de loi était adopté, j'imagine que ce serait au Sénat de déterminer la façon dont il formulerait les opinions qu'il voudrait communiquer dans ce contexte. La discussion n'est absolument pas interdite.
Toutefois, c'est ce qui est très différent, c'est le fait que le projet de loi précise que c'est la Chambre qui se prononcera et, plus encore, que le gouvernement agira conformément à ce qu'aura déterminé la Chambre. Il y a une énorme différence entre cette procédure d'un côté et le fait que de l'autre les sénateurs discutent de la question et communiquent leurs conclusions à la Chambre.
La présidente: Monsieur Smith, j'ai été enchantée de vous voir affirmer que vous n'étiez pas un avocat de droit constitutionnel car moi non plus. Toutefois, vous êtes un expert en sciences politiques, et je vais donc vous poser une question politique.
Supposons que nous ayons un référendum -- comme mes collègues, j'espère que cela n'arrivera jamais, mais supposons que ce soit le cas -- et que cette fois tous les membres de l'Assemblée nationale s'entendent pour dire que la question est claire et le résultat clair. La Chambre des communes, et peut-être même tous les partis à la Chambre des communes, a déterminé que la question était claire et que le résultat était clairement en faveur de la sécession, probablement du Québec -- mais dans 100 ans d'ici, qui sait? Parlons du Québec. Quel serait le résultat politique si le Sénat pouvait imposer son veto à des négociations sur la sécession?
M. Smith: D'après ce que mes études de la politique m'ont appris, et je m'adresse à vous avec beaucoup de déférence, rien n'est jamais très clair. Les situations ne sont jamais complètement tranchées. Il y a toujours des anomalies. On peut toujours se demander si X est d'accord, ou si les autres sont d'accord, ou dans quelle mesure il y a un accord. J'ai du mal à voir les choses complètement tranchées.
La présidente: Si vous regardez les sécessions qui ont été menées à bien à travers le monde, lorsqu'il y a eu un vote, les cas où la sécession a réussi sont ceux où la question était claire et où la population s'est prononcée massivement. Un chiffre de 65 p. 100 serait faible.
Supposons qu'on pose une question claire aux Québécois et que 65 p. 100 répondent «oui», et que le Sénat, dans son infinie sagesse, décide que non, qu'il faut au moins 75 p. 100. Si je vous comprends bien, vous voudriez qu'on donne au Sénat ce pouvoir. Cette perspective me dérange.
M. Smith: Je ne vois pas plus le Sénat que la Chambre des communes faire une chose pareille. Nous avons un régime politique dans lequel la raison est fondamentale, même si elle ne détermine pas toujours tout, mais disons que la politique s'appuie fondamentalement sur la raison.
Vous avez mentionné des exemples. Il existe peu d'exemples de sécession pacifique à ma connaissance. Celle dont on parle généralement c'est celle de la République tchèque et de la Slovaquie.
Chacune de ces situations a été particulière, de même que celle du Canada est particulière, et le Canada a un vieux régime constitutionnel comparativement à la Tchécoslovaquie. La Tchécoslovaquie a été le résultat d'un assemblage réalisé après la Première Guerre mondiale. Notre pays a l'un des plus vieux régimes constitutionnels à avoir fonctionné sans interruption. Quoi qu'il en soit, chaque pays est distinct, et je ne pense donc pas qu'il existe un exemple particulier. Ce serait donc difficile pour cette raison.
Néanmoins, je ne peux imaginer que le Sénat puisse faire ce que vous suggérez. Mais même si on pouvait l'imaginer, je ne crois pas que cela puisse justifier constitutionnellement une exclusion du Sénat. Je pense que sa participation est nécessaire.
Le sénateur Cools: Monsieur Smith, j'ai lu certains de vos ouvrages. J'ai quelques questions à vous poser car je crois que certaines de ces questions sont très confuses, en particulier le rôle du Sénat tel qu'il a été conçu au Canada.
Je suis sûr que vos études vous ont appris qu'à l'époque où le Sénat a été constitué, l'intention était d'en faire une Chambre égale et coordonnée à la Chambre des communes. Il a été créé à une époque où un gouvernement responsable souhaitait un bicaméralisme avec des Chambres égales.
Il existe quelques principes de gouvernement responsable qui demeurent, par exemple le fait que les ministres sont censés adhérer à l'unité de la politique. C'est un principe. Il y en a un autre qui veut qu'il y ait unanimité au Conseil des ministres, autrement dit que le Cabinet se prononce de façon unanime. Un autre principe de gouvernement responsable veut que les ministres soient censés rechercher l'aval des deux Chambres sur les questions de politique publique. Les ministres sont en outre censés prêter allégeance à la Couronne et au pays, et le premier devoir du Conseil des ministres et du gouvernement est de maintenir l'intégrité de l'ensemble de la nation. Autrement dit, de maintenir l'unité du pays.
Le gouvernement n'a cessé de nous dire qu'il avait le droit de négocier la sécession en s'appuyant sur la prérogative royale. Le sénateur Joyal, d'autres sénateurs et moi-même avons affirmé qu'il n'existait aucune prérogative autorisant le gouvernement à négocier une sécession.
Il y a quelques instants, le juge Estey, quand il parlait de la divisibilité et de l'indivisibilité du pays, nous a dit en substance que le pays n'était pas divisible actuellement mais qu'il pourrait l'être à l'avenir. En substance, il nous a dit qu'il faudrait pour cela une modification constitutionnelle.
J'ai l'impression que l'opinion consultative de la Cour suprême du Canada formule une conclusion analogue pour des raisons plutôt étranges, mais peu importe. Ce qui me préoccupe maintenant, c'est le projet de loi C-20 que nous avons devant nous. Ce projet de loi donnerait au gouvernement le pouvoir de négocier une sécession. J'affirme qu'il n'existe aucune justification constitutionnelle à cela. Nulle part dans les lois constitutionnelles de notre pays il n'est expressément dit que le gouvernement peut présenter un projet de loi C-20 ou n'importe quel autre projet de loi autorisant le gouvernement à négocier une sécession. La sécession ne fait pas partie de la Constitution du Canada. Je ne dis pas que ce ne sera pas le cas à l'avenir, mais actuellement elle n'en fait pas partie.
Si nous pouvons revenir à ce que nous disait le juge Estey il y a quelques minutes, il faut se tourner vers les textes des lois constitutionnelles lorsqu'on recherche une telle justification. Avez-vous quelque chose à dire sur le fait que le projet de loi C-20 -- en plus de toutes les choses qu'il fait et qui sont non seulement exceptionnelles, mais incorrectes -- vise à donner à un gouvernement le pouvoir légal de négocier une sécession, ajoute qu'une modification ne serait pas nécessaire alors que, d'après la majorité des opinions que nous entendons ici, pour que le gouvernement puisse négocier une sécession, il faudrait tout d'abord modifier la Constitution? Il faudrait d'abord que la Constitution prévoie la sécession pour qu'un gouvernement puisse présenter un projet de loi invitant les membres du Sénat ou de la Chambre des communes à approuver une telle chose. Avez-vous un avis à ce sujet?
M. Smith: Je crois qu'il faut toujours partir du principe fondamental. Tout d'abord, à ma connaissance, aucun pays n'a de disposition prévoyant sa dissolution ou sa sécession. Le texte actuel de la Constitution du Canada ne prévoit pas la séparation ou la disparition d'une partie du territoire du Canada.
C'est la première fois que les hautes instances du pays ont étudié la question. En réponse aux questions qui lui avaient été soumises par le gouvernement, la Cour suprême a aussi conclu que ni le droit canadien, ni le droit international n'autorisait une province du Canada à faire sécession. Il existe d'autres conditions, mais pas les conditions canadiennes.
La Cour a aussi déclaré que s'il y avait un référendum sur une question claire dans une région donnée, il existait un devoir de discuter des modalités de la sécession ou de les négocier. Même dans ce cas, la Cour n'a pas dit qu'il y avait un droit à la sécession.
Je crois qu'il n'existe aucun texte faisant autorité sur lequel un gouvernement puisse s'appuyer pour entamer des négociations en vue de la séparation d'un territoire. J'ai l'impression qu'il faudrait que le gouvernement obtienne un mandat quelconque, soit par référendum, soit par élection générale. Il me semble que ce serait souhaitable constitutionnellement et sage politiquement.
Pour répondre à votre question immédiate, il n'existe pas de documents faisant autorité qui prévoient une procédure de scission du territoire du Canada.
Le sénateur Cools: C'est ce que je voulais dire. Supposons qu'on nous demande d'énumérer les 100 premiers principes du gouvernement responsable ou les 100 premiers principes liés à l'exercice des fonctions de ministre de la Couronne ou de Cabinet des ministres. On se rendrait rapidement compte que le premier devoir, c'est celui d'allégeance, et d'allégeance au sujet. La première chose à laquelle le citoyen s'attend, c'est de pouvoir mener ses affaires chez lui sans avoir à se demander si son village ou son hameau ou sa ville va cesser de faire partie du pays ou être absorbé par un autre pays demain ou la semaine prochaine. Vous connaissez la vieille maxime européenne: les pays vont et viennent, mais les villes demeurent. Le Canada s'est doté d'un gouvernement responsable pour répondre aux problèmes que posait la coexistence de deux races différentes avec des coutumes et des habitudes différentes.
La présidente: Vous avez un commentaire, professeur Smith?
M. Smith: Non.
Le sénateur Taylor: Monsieur Smith, en tant qu'ancien de l'Alberta, j'ai lu une bonne partie de vos ouvrages. Je suis très heureux de vous voir en chair et en os. J'ai cherché l'inspiration dans vos ouvrages politiques.
M. Smith: Je ne vais pas vous poser la question évidente.
Le sénateur Taylor: En tant que libéral venant de l'Alberta, j'ai appris à survivre en tant que leader de l'opposition pendant 14 ans.
La critique formulée à l'égard de ce projet de loi semble se ramener à l'argument de la divisibilité que vient de présenter le sénateur Cools. Le sénateur Joyal mentionnera probablement un autre aspect de votre document plus tard. Les sénateurs Kroft et Sibbeston disent clairement que le Cabinet et le premier ministre avaient le droit, dans une optique de gestion, de présenter le projet de loi C-20 qui confère un devoir exclusif à la Chambre des communes. Il serait un petit peu plus difficile de faire participer le Sénat. De même, le ministre soutient que la Chambre élue est responsable des élections. La question de la gestion élude le problème.
Au cours des dernières années, j'ai piloté un projet de loi sur l'environnement et un autre sur les parcs. Le gouvernement aurait facilement pu dire que l'environnement était une question de gestion et qu'il devait s'occuper des élections, et cetera, et qu'on n'avait donc pas besoin du Sénat pour ce projet de loi sur l'environnement. Il aurait pu en dire autant au sujet du projet de loi sur les parcs. Le gouvernement aurait pu dire: «C'est une question de gestion, pas un projet de loi fiscal, donc nous n'avons pas besoin du Sénat puisque c'est une question de gestion et que le Sénat nous embête».
Vous avez peut-être entendu ma question à M. Estey tout à l'heure. En tant qu'écrivain, pensez-vous qu'il s'agisse d'une manoeuvre délibérée d'une Chambre représentant la population, où le noyau central détient près de 60 p. 100 des sièges? Après le prochain recensement, l'Alberta et la Colombie-Britannique passeront probablement aux alentours de 64 p. 100. Il n'est pas exclu d'avoir deux tiers des sièges du Canada dans ces deux provinces, alors qu'elles ne pourraient jamais en avoir plus que 47 p. 100 au Sénat. À tout prendre, elles pourraient même reculer. Pensez-vous qu'il y ait un plan à long terme quelconque et que nous nous faisons des illusions si nous continuons à croire que c'est une décision de gestion? Autrement dit, dans l'idée du gouvernement traditionnel, est-ce que nous ne sommes pas en train de nous trancher la gorge à long terme?
M. Smith: Encore une fois, je ne pense pas que ce soit une décision de gestion. C'est probablement la plus importante décision que le Parlement du Canada sera jamais amené à prendre. Par conséquent, il est difficile de citer un précédent quelconque.
Je ne suis pas sûr de pleinement comprendre votre question. Vous voulez dire qu'il y a un calcul quelconque dans le fait que les deux tiers des membres de la Chambre basse viennent de deux provinces?
Le sénateur Taylor: Il y a une friction fondamentale entre le Sénat et la Chambre des communes qui va empirer avec le temps parce qu'il va y avoir encore plus de concentration à la Chambre du fait de la représentation selon la population et qu'il y aura plus de sièges puisqu'ils partent d'une base de pourcentage plus élevée. C'est la vieille idée de tendre l'autre joue. On risque non seulement de prendre un coup dans l'autre joue, mais aussi dans d'autres parties du corps. Si nous disons que c'est une décision de gestion et qu'ils en ont besoin pour organiser des élections, et que nous acceptons cela, est-ce que nous ne courons pas à la catastrophe? Ne sommes-nous pas en train d'établir un précédent?
M. Smith: Je crois que faire ce que vous dites, ce serait établir un précédent, comme toute action établit un précédent. À mon avis, ce n'est pas le bon précédent parce que le bicaméralisme est essentiel. Sans lui, nous n'aurions pas la Confédération. Sur cette question plus que sur toute autre, je crois qu'il est essentiel qu'il continue de fonctionner.
Je dirais entre parenthèses, malgré ces critiques que j'ai faites, que comme beaucoup de Canadiens je suis préoccupé par la clarté. Comme beaucoup de Canadiens, j'ai été très inquiet à l'époque du dernier référendum. Je n'ai pas d'objection à ce que le gouvernement agisse. Je crois qu'il doit le faire. Toutefois, je crois que dans ce cas particulier, il se trompe.
Le sénateur Taylor: Ce n'est pas une décision de gestion; c'est une décision tout à fait fondamentale.
M. Smith: Je ne peux pas imaginer quelque chose de plus fondamental que l'avenir du pays. J'ai l'impression qu'une telle décision doit s'appuyer sur les consultations les plus vastes et les plus informées. Par conséquent, il n'est pas dans l'intérêt de la population pour l'avenir d'amputer l'une des deux Chambres.
La présidente: Sénateurs, nous avons dépassé notre horaire, et je vais donc demander à chacun d'entre vous de s'en tenir à l'essentiel. Je suis sûre que vous m'avez entendu, sénateur Prud'homme.
Le sénateur Prud'homme: Pas de révision, s'il vous plaît.
[Français]
J'ai écouté et lu tous les témoignages de la Chambre des communes et du Sénat. Je constate qu'on est plutôt méprisant envers le peuple, surtout quand on dit qu'il n'a pas compris lorsqu'il a voté au référendum. Malgré tous les sondages, je suis d'opinion contraire.
Pourquoi le vote a-t-il atteint 50 p. 100 le soir du dernier référendum? Partout on entendait le grand soulagement de la victoire. Mais qu'a-t-on gagné au juste?
À la dernière page de votre texte, vous mentionnez que la Chambre des communes et celle du Sénat agissent différemment. Nous connaissons tous très bien le système politique et, personnellement, ayant siégé aux deux Chambres, je suis d'accord avec vous.
Dans le cas où Chambre des communes examine un vote, dans un contexte où un gouvernement minoritaire est toujours possible, et qu'elle vote à presque 50-50, c'est le président de la Chambre des communes qui doit trancher. Cela serait clair pas ordinaire! Pour juger de la clarté, un ou deux votes de majorité seraient nécessaires.
D'après vous, les gens savent-ils ce sur quoi ils votent lors d'un référendum? À titre d'exemple, dans l'Ouest de Montréal les gens votaient Non à 99 p. 100. Ces gens ne savaient-ils pas ce sur quoi il votaient?
À mon avis, le Sénat a un rôle à jouer: c'est celui de tempérer, d'écouter, de ne pas s'affoler. Je suis l'un des plus anciens parlementaires. J'ai passé à travers toutes les épreuves dont celle, entre autres, de la Loi sur les mesures de guerre.Je sais que lorsqu'on écrira l'histoire, la même chose se manifestera. Je crois que le Sénat est la Chambre où l'on peut tempérer les choses.
[Traduction]
Je ne vais pas le lire, mais je dirais que vous avez exprimé très clairement mon point de vue dans les deux derniers paragraphes de votre texte, monsieur Smith, et que je m'en servirai durant les débats au Sénat. Apparemment, certaines personnes n'apprécient pas le rôle du Sénat. Je crois que c'est parce que les Canadiens n'ont jamais participé à la discussion sur le rôle qu'exerce le Sénat dans un pays fédéral. Pour moi, c'est important. Toutefois, quand quelqu'un a des problèmes avec un projet de loi quelconque, on se tourne soudain vers le Sénat pour lui demander d'appuyer la cause de ces personnes. Dans ce cas-là, les gens pensent que ce n'est pas une si mauvaise chose d'avoir une deuxième Chambre. Pourriez-vous trouver un ou deux arguments supplémentaires pour le débat? J'ai l'impression que ce débat va se terminer très bientôt, encore que pas ici. Je crois que nous courons à l'impasse. Nous ne sommes pas stupides, même si nous ne participons pas à la prise de décisions. Je vois bien qu'on a décidé de mettre fin à ce débat. Au moins, j'ai été heureux d'y participer sans être membre du comité. Pourriez-vous nous parler un peu plus des deux derniers paragraphes de votre texte, sur lequel je m'appuierai massivement dans le débat sur la troisième lecture du projet de loi?
M. Smith: Vous voulez que je le fasse maintenant?
Le sénateur Prud'homme: J'adore entendre mes collègues rire. Ils pensent quelquefois que nous sommes des plaisantins, mais quand je parle de l'avenir de mon pays, qui s'appelle le Canada, je suis très sérieux, même si certains prennent mes remarques à la légère. Franchement, professeur, je me fiche complètement de ce que pensent mes collègues de mes interventions. Je suis ce que je suis. Je suis un Canadien passionné et je m'exprime de cette façon. Cela semble amuser bon nombre de mes collègues. Je les retrouverai durant le débat.
M. Smith: J'ai une chose à dire car on en a parlé au moment où M. Estey a fait ses remarques. Quelqu'un a dit -- et c'était peut-être M. Estey lui-même -- que le Sénat américain était formé de deux sénateurs pour chaque État. On rappelle cela à chaque fois que l'on veut critiquer la composition de notre Sénat. On a peut-être de très bonnes raisons de vouloir changer la composition de notre Sénat et je voudrais rappeler une chose que je dis souvent à mes étudiants. Ceux qui font cette comparaison avec le Sénat américain ne comprennent pas le régime politique américain. Effectivement, il y a deux sénateurs pour chacun des États, quelle que soit la population de ces États. Mais si vous songez un instant aux sénateurs américains que vous connaissez -- souvent ils viennent de petits États comme l'Idaho ou l'Arkansas --, vous les connaissez non pas parce qu'ils sont de l'Arkansas ou de l'Idaho, mais parce que ce sont des hommes et des femmes politiques nationaux. Le Sénat est une institution nationale bien plus qu'une institution de l'État, aux États-Unis.
Les Canadiens ont tort de critiquer notre Sénat en se référant au modèle américain car, en fait, l'institution qu'ils évoquent ainsi sert à une tout autre chose dans le pays qui l'a créée et où elle s'est développée. Cela n'a rien à voir avec le nombre. C'est une grave erreur.
[Français]
La présidente: Sénateur Prud'homme, sachez que les rires que vous entendez sont des signes d'affection.
[Traduction]
Le sénateur Prud'homme: Cela fait 37 ans que je suis étouffé par l'affection.
Le sénateur Pitfield: Si vous consultez le Dictionnary of American Biography, vous y trouverez un article sur le juge Holmes écrit par l'un des grands juges libéraux de la Cour suprême des années 30, Felix Frankfurter, article dans lequel il évoque le fait que Washington est une capitale unique.
Le juge Frankfurter explique comment les institutions politiques américaines se sont adaptées aux particularités de la collectivité américaine. Il me semble que c'est une chose que nous n'avons pas réussi à faire au Canada. Il n'existe pas ici la tradition que l'on trouve aux États-Unis dans The Federalist Papers. Il manque quelque chose au Canada: aux États-Unis, les gens qui ont fait ce que nous sommes en train de faire voyaient leur rôle à mi-chemin entre le politique et l'intellectuel -- si je peux juxtaposer ces deux termes -- alors que dans notre cas, notre débat est essentiellement une discussion entre conservateurs. Excusez-moi, sénateur Murray.
Ce soir, j'ai eu une révélation. À cinq reprises, nous, vos étudiants, avons signalé que le discours que nous entendons de source gouvernementale contredit les faits que nous observons. On a affirmé que les pour et les contre étaient à peu près également répartis chez les intellectuels. Dans mon coin, le pour l'emporte de beaucoup. Surprise!
On affirme que le gouvernement a le pouvoir de s'engager dans des négociations constitutionnelles en l'occurrence sans qu'il lui soit nécessaire d'obtenir une approbation quelconque auprès d'une autorité supérieure. Certains disent que c'est la loi. Je me demande comment ces contradictions peuvent être résolues.
Que dire, monsieur Smith, aux sénateurs qui ont été nommés, qui sont venus ici pour exercer une fonction publique, ont prêtés serment, et à qui on demande maintenant de rester oisifs? Comment le modèle fonctionne-t-il? Vous n'êtes pas avocat, Dieu merci, mais vous êtes un politologue renommé. Depuis 30 ans que je suis ici, c'est ce qui ronge notre pays.
Je ne suis pas venu ici pour faire de la politique. Loin de moi l'idée de faire du droit constitutionnel. Toutefois, la question de l'unité nationale est celle qui échut à notre génération et nous, de façon tout à fait caractéristique, avons choisi de gaspiller la première moitié de notre avantage. Voilà que c'est seulement maintenant que nous nous attelons à la tâche, mais il faut ouvrir un dialogue. Cette mesure offre l'occasion rêvée. Les conséquences en sont inouïes. Comment en arriver au débat?
M. Smith: Dans une certaine mesure, ce que fait le Sénat pour ce qui est de ce projet de loi me semble être ce que les Pères de la Confédération ont prévu pour le Sénat. Il me semble que c'est ce qu'on veut que fasse une Chambre haute. Elle ne monopolise pas le débat. Les députés de la Chambre des communes ont certainement grandement contribué, tout comme les membres du gouvernement, mais le Sénat peut ajouter une nouvelle dimension et c'est ce qu'il fait. Ce que j'aime c'est qu'il ne s'agit pas d'un débat uniquement dans cette pièce, il y a maintenant aussi un débat dans les journaux. C'est de cette façon-là que la démocratie doit fonctionner afin que ce que disent les législateurs soit entendu du public et que le public commence à en discuter. Il s'agit peut-être d'une minorité du public, néanmoins on en parle. Cela ne s'est pas produit lorsque le projet de loi était devant la Chambre. Cela se passe ici, donc, il me semble que le Sénat fait ce qu'on a espéré qu'il fera. Il est vrai qu'il s'agit d'une question importante et de toute évidence les médias y portent beaucoup d'attention.
Un autre point, pour lequel le Sénat est souvent critiqué -- bien que ce ne soit de la faute de personne ici -- le fait que les sénateurs sont nommés jusqu'à l'âge de 75 ans. Un des résultats c'est que cela vous protège des pressions, ce qui est très difficile dans un système politique. D'autres pays agissent différemment. Ils ont des Chambres hautes où on siège plus longtemps par exemple que dans la Chambre basse, ou ils ont un système électoral différent. Le Canada est presque unique en nommant les sénateurs. Ce n'est pas par accident. La raison était de protéger les sénateurs afin qu'ils se sentent libres d'exprimer leur opinion, et l'opinion des régions et des minorités qu'ils représentent.
Le sénateur Joyal: Merci, monsieur Smith, d'avoir exprimé vos points de vue sur le Sénat. J'aimerais revenir à certains des éléments qui ont été présentés ce soir et dont certains de mes collègues ont déjà débattu. Un élément traite de la question de la souveraineté nationale. Ce n'est pas une question que les universitaires et les politiciens veulent débattre.
Quand je dis «souveraineté nationale», cela veut dire l'intégrité territoriale du Canada, de même que l'obligation du gouvernement du Canada de maintenir cette intégrité territoriale. Il est reconnu aux termes du droit international qu'un pays souverain a le droit de se protéger à l'externe et à l'interne.
Lorsque j'ai lancé le débat sur l'indivisibilité au Sénat, j'ai eu l'impression de prononcer un mot qui n'existait pas dans le lexique politique du débat sur l'unité nationale. Personne n'avait jamais voulu en parler. C'est un mot qui aurait mené à beaucoup trop de passion puisqu'il aurait été interprété comme niant à une province le droit à la sécession.
J'ai de la difficulté avec l'idée qu'une province peut décider de se séparer. Cependant, nous ne discutons pas de la sécession mais du démantèlement d'un pays. Nous avons toujours vu la chose du point de vue de la province qui fait la demande plutôt que du point du vue de l'ensemble. L'ensemble a le droit de demeurer uni. Je trouve qu'il est très difficile d'avancer, comme on l'a fait ici, que le gouvernement a le droit sans réserve de décider de mettre fin à l'ensemble, c'est-à-dire de ne pas protéger le principe de l'intégrité territoriale qui est relié à la souveraineté nationale du Canada.
Ce projet de loi n'est pas un projet de loi administratif. Il s'agit d'un projet de loi qui ouvre la porte au gouvernement du Canada afin qu'il puisse se soustraire à de son obligation fondamentale de maintenir l'intégrité territoriale.
J'ai encore bien des questions quant à la façon dont gouvernement, élu pour gérer les affaires de l'État, pourrait conclure que les affaires de l'État comprennent la responsabilité de démanteler le pays, quelle que soit la façon qu'on y arrive. Je remets en question le fait qu'une simple majorité de la Chambre des communes pourrait décider que 10 p. 100 des Canadiens pourraient donner au conseil d'administration et au PDG d'une société le pouvoir d'autoriser la dissolution de la société, alors que 90 p. 100 ne sont même pas consultés.
J'ai du mal à concilier cela avec des règles démocratiques.
M. Smith: Le projet de loi stipule que la Chambre des communes déterminera la clarté de la question et le degré de soutien et que le gouvernement agira en conséquence. Ce que je trouve frappant à ce sujet, c'est que le gouvernement a, dans un certain sens, abdiqué toute autonomie en la matière. Je ne comprends pas pourquoi, politiquement, il l'a fait et je ne comprends pas la théorie constitutionnelle. Il me semble qu'à un moment où l'on veut un maximum de souplesse, cela limite de façon extraordinaire le gouvernement. Je ne comprends pas pourquoi un gouvernement ferait cela et je pense que c'est sans précédent. Ce serait autre chose si la Chambre devait examiner la question et donner son avis mais ce n'est pas ce qui est prévu. Il est stipulé que la Chambre décidera et informera le gouvernement.
Pour ce qui est de la question de souveraineté, une des raisons pour lesquelles le Canada a très peu de documentation à ce sujet est que nous ne sommes un pays souverain que depuis relativement peu de temps. Nous nous trouvons pris dans toute cette affaire «impériale» et toutes les complexités que cela entraîne. Une fois indépendants, on se concentre sur toutes les tensions internes et la question de la souveraineté n'est pas politiquement agréable à débattre.
D'autre part, nous n'avons pas de théorie de la Constitution qui encourage à examiner ce genre de questions du fait de la monarchie constitutionnelle. Si l'on s'en tient à ce point de vue traditionnel, c'est assez clair. Hogg l'a dit ainsi et c'est à peu près cela.
En fait, le Canada a beaucoup changé. Avec la Charte, et cetera, la souveraineté est devenue pratiquement le fait de la population et c'est elle qui doit être consultée. En fait, c'est dans ce sens que vont les gouvernements. Nous avons des référendums. Nous le reconnaissons donc de facto, en quelque sorte. C'est vrai pour beaucoup de pays.
Le sénateur Murray: Monsieur Smith, vous avez beaucoup écrit sur la politique canadienne et, en particulier, sur la politique en Saskatchewan et dans l'Ouest canadien. Je vous poserai une question rapide puis je l'expliquerai.
Quel appui recueille à votre avis votre position dans la province de la Saskatchewan?
Je ne pose pas la question à la légère. Le sénateur Pitfield a dit que le projet de loi devrait être un point de départ pour débattre de questions plus larges. Vous savez qu'en décembre dernier, lorsque le projet de loi a été présenté, il a suscité une réaction viscérale de soutien massif au Canada anglais, à tel point que le chef du Parti réformiste à la Chambre des communes en a été très surpris, tout comme le chef du Nouveau Parti Démocratique et que cela a divisé le groupe de M. Clark.
Vous avez très bien posé la question du bicaméralisme. Il y a le problème des droits autochtones, la question des langues minoritaires et la question de l'indivisibilité, tout cela étant dans le projet de loi dont nous sommes saisis.
Que disent vos étudiants lorsque vous leur présentez une proposition semblable? Vous disent-ils d'être sérieux, que le Sénat est pour les vieux politicards, qui ne devraient pas être pris au sérieux et que votre position n'est pas sérieuse? Vous qui avez beaucoup écrit et étudié la politique canadienne, qu'en pensez-vous? Peut-on espérer avoir un véritable débat?
M. Smith: Dans un sens, je vois là un genre d'activité missionnaire, même si cela tourne en partie à la flagornerie. Le fait est que j'estime que le bicaméralisme est absolument vital dans une démocratie. Au Canada, c'est la Chambre des communes et le Sénat.
Si l'on veut changer le Sénat, il faut y travailler. Toutefois, c'est ce que nous avons et c'est mieux que de ne pas avoir du tout de Sénat. En outre, j'estime qu'il fonctionne mieux que beaucoup ne le croient.
J'ai fait lire certains de vos procès-verbaux par mes étudiants. Je leur fais lire ceux qui traitent de l'article 17 et je compare cela avec ce qui a lieu à la Chambre des communes afin de leur montrer que c'est de cette façon-là que fonctionne le système politique et qu'ils n'ont donc pas à réagir de façon automatique en disant que le Sénat ne vaut rien. On recourt à un processus de nomination. Il s'agit d'une façon honorable. C'est de cette façon-là que fonctionne une monarchie constitutionnelle. Si vous voulez y apporter des changements, allez-y et faites élire le Sénat. Cependant, il faut savoir quelles en seraient les incidences.
Les systèmes politiques sont justement des «systèmes». On ne peut pas faire de changement sans avoir à apporter d'autres changements par la suite. Comme je l'ai dit tout à l'heure, le renvoi de la Cour suprême parle d'une architecture interne. La Constitution possède une telle architecture. Il ne s'agit pas tout simplement d'une série de règles. C'est très cohérent, mais il faut porter attention au fonctionnement.
Cependant, je crains que si je devais en débattre avec le propriétaire d'un dépanneur dans la ville de Loreburn, Saskatchewan, j'aurais peut-être de la difficulté. Cependant, je ne suis pas le seul à penser de cette façon. J'ai enseigné à plusieurs centaines d'étudiants et il y en a certainement un certain nombre qui pensent comme moi.
Le sénateur Kenny: Pourquoi le Sénat a-t-il besoin de permission? Si le Sénat n'aime pas la clarté de la question ou des conditions, le Sénat n'a qu'à se prononcer. Le Sénat peut créer le même type de débat politique et avoir le même effet politique, que ce soit indiqué expressément dans ce projet de loi ou non. Si le Sénat n'aime pas ce que la Chambre des communes aura à dire, et se prononce, cela aura tout à fait le même effet que si ce projet de loi est adopté tel quel ou qu'on le modifie. Êtes-vous d'accord avec cela?
M. Smith: Je suis d'accord avec vous à peu près jusqu'à la fin de ce que vous dites, c'est-à-dire que oui cela peut avoir le résultat que vous indiquez. Cependant on ne saurait dire que cela aura le même effet. Si les deux Chambres ne sont pas partie prenante à la décision en matière de détermination, c'est bien différent du Sénat qui ne fait qu'offrir son opinion, ce qui est permis dans la loi.
Le sénateur Kenny: Je vous dis que si le Sénat se prononce et choisit d'avoir un point de vue autre que le point de vue de la Chambre des communes, à ce moment-là il y aura des problèmes.
Le sénateur Taylor: On ne peut pas le faire maintenant, alors pourquoi s'y attendre à l'avenir?
Le sénateur Kenny: Le témoin est ici pour répondre à mes questions.
La présidente: À l'ordre, s'il vous plaît.
M. Smith: Il y a une règle qui nous permet, lorsqu'il s'agit de questions très importantes une fois par millénaire, de dire ce qu'on a à dire.
La présidente: Peut-être que le sénateur Kenny pourrait finir justement de nous dire ce qu'il a à nous dire.
Le sénateur Kenny: Si vous envisagez une situation où la Chambre des communes se prononce, on peut aussi envisager une situation où le Sénat a un point de vue différent et où on aurait à peu près le même effet.
M. Smith: Vous auriez à peu près le même effet, mais d'un point de vue constitutionnel ce ne serait pas le même. Dans ce cas-là, le Sénat aurait abdiqué volontairement.
Le sénateur Kenny: Je parle du point de vue de la politique.
M. Smith: Du point de vue constitutionnel, il est essentiel de ne pas faire marche arrière. Il s'agit d'un système bicaméral et se retirer du débat devient un exemple qui peut être répété.
Le sénateur Pitfield: S'il vous plaît, il ne faut pas qu'on oublie que nous nous sommes engagés il y a 30 ans, avec M. Pearson et M. Stanfield, envers un processus qui a deux volets. Il ne nous est pas passé par la tête que ça prendrait autant de temps. La première partie ne se termine que maintenant. Voici ce qui représente la première partie; la fin de cette première partie est le projet de loi C-20. Il s'agit du processus de la Constitution. Nous devons comprendre le processus. C'est pourquoi il y a moi-même et le sénateur Murray et d'autres qui faisons le tour du pays pour essayer d'augmenter le niveau d'intérêt des gens. Nous l'avons tous fait. Nous savons maintenant quel est le processus. Nous sommes maintenant prêts à passer aux questions de fond. Nous y sommes arrivés. Nous y sommes enfin arrivés, et nous voulons tout abandonner. Je vous encourage à penser à ce que vous feriez si vous modifiiez la Constitution sur ce sujet et ensuite essayiez d'y apporter une révision deux ou trois ans plus tard quand vous passeriez aux questions plus globales. Pensez-y.
M. Smith: Si le projet de loi C-20 devait entrer en vigueur tel qu'ébauché et tel que libellé par le gouvernement -- et il y a des préoccupations quant à sa constitutionnalité et quant à l'exclusion du Sénat -- à ce moment-là le pire scénario c'est qu'il y aurait une contestation. Il n'est pas improbable que ça ferait partie du scénario d'un référendum dans une province. Ce serait une bonne idée du point de vue stratégique de le contester au moment d'un référendum.
Pour reprendre ce que le sénateur Pitfield a dit, il y a un développement à long terme ici, et il n'y aura pas de contestation si le bicaméralisme est respecté. La possibilité d'une contestation si on ne respecte pas cela est réelle, et on devrait en tenir compte.
La présidente: Merci beaucoup, professeur Smith. Cela a été une séance très intéressante. Nous vous avons retenu beaucoup plus tard qu'on ne l'avait dit. Nous vous remercions de votre patience.
La séance est levée.