37-1
37e législature,
1re session
(29 janvier 2001 - 16 septembre 2002)
Choisissez une session différente
Délibérations du Comité sénatorial permanent
des affaires étrangères
Fascicule 8 - Témoignages pour la séance du matin
OTTAWA, le lundi 30 avril 2001
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit ce jour à 9 heures afin d'examiner, pour en faire rapport, les faits nouveaux en matière de politique, de questions sociales, d'économie et de sécurité en Russie et en Ukraine; les politiques et les intérêts du Canada dans la région, ainsi que d'autres sujets connexes. Le sénateur Peter A. Stollery (président) occupe le fauteuil. [Traduction] Le président: Honorables sénateurs, nous avons devant nous une journée bien pleine. Les deux témoins de ce matin, Mme Chandler et Mme Debardeleben enseignent toutes deux à l'Institut des études européennes et russes de l'Université Carleton et connaissent la culture russe sur le bout des doigts. Mme Joan Debardeleben, professeure à l'Institut des études européennes et russes, Université Carleton: Honorables sénateurs, je vais vous parler aujourd'hui des élections, ainsi que des partis politiques et de l'opinion publique en Russie, afin de vous donner une idée de la façon dont le système politique permet au public russe de s'exprimer et de donner son point de vue sur les importantes questions de réforme économique et politique. À l'Université Carleton, nous faisons de la recherche dans ce domaine depuis une dizaine d'années. Nous avons collaboré avec des organismes partenaires russes, aussi bien à Moscou que dans plusieurs régions, afin de réaliser des sondages d'opinion publique. Nous avons également contribué à un projet de formation de l'ACDI intitulé «Renforcement des capacités en politiques publiques» afin de transmettre des compétences avancées dans la réalisation de sondages d'opinion publique à nos collègues russes, particulièrement ceux qui habitent les régions qui ont moins de contacts avec l'Ouest. Nous avons une assez grande confiance dans nos recherches. Mon exposé se fonde sur ces recherches ainsi que sur mes connaissances générales et mes contacts avec la vie politique russe. Je vais commencer par vous présenter quelques commentaires sur des élections russes. Comme vous le savez probablement, les élections pluralistes n'existent que depuis 1989 et seulement depuis 1993 avec la participation des partis politiques au niveau central. Les Russes ont été amenés à se prononcer dans toutes sortes d'élections. On dirait qu'ils sont toujours en élections, que ce soit au niveau fédéral ou régional, ou pour des référendums. Il est encourageant de noter que, malgré cette sollicitation constante, tout au moins au niveau national, l'intérêt du public s'est assez bien maintenu puisque le taux de participation électorale pour les élections nationales atteint près de 70 p. 100. Les élections se déroulent de manière assez convenable, selon les normes internationales, tout au moins pour ce qui est des formalités techniques. Les élections sont généralement ouvertes à la concurrence des partis politiques. Quelques-uns des problèmes les plus graves découlent du contrôle des médias et du fait que les diverses forces politiques ne bénéficient pas toujours d'une même couverture médiatique. Les Russes ont beaucoup appris de leurs consultants occidentaux lors des élections présidentielles de 1996 dans ce qu'on pourrait appeler «l'art d'influencer ou de manipuler» l'opinion publique. Les forces au pouvoir ont très bien compris comment manipuler les médias, et en particulier la télévision, pour influencer l'opinion publique. Pour le moment, je ne vais pas poursuivre dans cette direction. C'est la question principale qui, selon moi, nuit à la validité des élections russes. Comme vous le savez, les Russes ont à la fois des élections parlementaires et des élections présidentielles. Les élections à la Douma, l'équivalent de notre Parlement, se font selon un système électoral tout à fait différent du nôtre et beaucoup plus proche du système allemand. Le bulletin de vote que les électeurs utilisent pour élire les députés de la Douma comporte deux parties distinctes. De fait, les électeurs russes inscrivent deux votes sur leur bulletin. La première partie du vote est semblable au nôtre et se fait sur le mode du régime de la circonscription uninominale. L'autre partie du vote correspond au système de liste de partis à représentation proportionnelle en vertu duquel les Russes doivent choisir un parti politique dans une liste généralement très longue qui peut en contenir jusqu'à 43. Selon les résultats, la moitié des sièges du Parlement russe sont attribués proportionnellement aux partis qui ont remporté au moins 5 p. 100 des voix. Cette formule a encouragé la formation des partis politiques. Elle permet à tous les partis d'être représentés à la Douma, même ceux qui ne sont pas suffisamment forts pour obtenir une majorité claire ou même une pluralité suffisamment forte. La Douma est la chambre basse du Parlement russe. C'est un système compliqué. Les électeurs russes semblent être assez évolués, puisque l'on n'a pas rapporté de nombreuses difficultés dans l'utilisation de ce bulletin de vote avec lequel nous ne sommes pas très familiers. Le système russe a encouragé l'émergence des partis politiques, contrairement à ce qui s'est passé à l'occasion des premières élections parlementaires en Ukraine qui ne proposaient pas ce type de représentation proportionnelle. Depuis, la formule a été reprise en Ukraine. Dès le début, par conséquent, il existait en Russie un système qui encourageait la formation des partis politiques, mais qui favorisait également leur fragmentation, puisque n'importe quel parti remportant au moins 5 p. 100 des voix à l'échelle nationale peut être représenté à la Douma. En conséquence, les partis n'étaient pas incités à former de larges coalitions comme c'est le cas dans un régime de circonscriptions uninominales. Malgré l'effet de fragmentation qu'il a produit, ce système a donné de bons résultats, ne serait-ce que parce qu'il amène la politique électorale russe à se centrer sur la personnalité des candidats. Cela s'est avéré non seulement pour les élections présidentielles, mais également pour les élections locales des députés ou représentants à la Douma. Un système uninominal majoritaire à un tour comme le nôtre aurait probablement encouragé l'élection des notables locaux et n'aurait sans doute pas encouragé l'émergence de partis politiques nationaux. Ce système de liste de partis dans la deuxième partie du bulletin de vote s'est avéré très important pour encourager la formation de partis politiques. Il s'agit d'un aspect assez controversé du système électoral russe. Il suscite un important débat et il est question de l'abolir. Cependant, il a été maintenu jusqu'à présent. Permettez-moi d'attirer votre attention sur ma première diapositive. En haut de cette diapositive figurent les partis. Les six partis sont ceux qui ont reçu plus de 5 p. 100 aux plus récentes élections de la Douma, en 1999. Vous remarquerez que le vote obtenu par le parti est le premier chiffre, celui qui indique 24,29 p. 100. Vous remarquerez également que le Parti communiste a régulièrement obtenu de bons résultats dans la liste des partis. C'est d'ailleurs lui qui a obtenu la majorité des voix en 1999, comme en 1995. Excusez-moi, certains chiffres ont été transposés ici dans le cas de Jirinovski. Il faudrait les retourner. Cependant, cela ne change rien à ce que je vous ai dit au sujet des résultats obtenus par le Parti communiste, un quart des voix en 1999 et un peu moins en 1995. Par conséquent, le Parti communiste demeure celui qui obtient le plus grand nombre de voix lorsque les électeurs doivent choisir un parti politique. Juste en dessous, c'est le Parti de l'unité, celui qu'appuie le président Poutine qui a obtenu presque autant de voix que le Parti communiste en 1999. Vous remarquerez également que le Parti de l'unité n'existait pas en 1995 ni en 1993. C'est un nouveau parti. Il est donc difficile de dire s'il va survivre. Cependant, comme son nom l'indique, il a réuni de nombreux électeurs du centre qui n'étaient pas auparavant associés à ce parti. Le plus grand parti politique suivant, c'est le Parti de la patrie qui est associé à Primakov, un des anciens premiers ministres qui a joué également un rôle important dans les affaires étrangères, et à Loujkov, le maire de Moscou qui a obtenu 13 p. 100 des voix. On peut dire que l'Unité et la Patrie constituent le centre de l'éventail politique dont la gauche est représentée par les communistes. Ensuite, le parti que l'on pourrait qualifier «de droite», c'est-à-dire celui de l'union de la droite qui est pour la libéralisation des forces du marché, le quatrième parti de la liste, n'a obtenu que 8 p. 100 des voix en 1999. Au fil des années, ce parti et les autres partis de la même tendance n'ont jamais obtenu de meilleurs résultats. Il a changé de nom plusieurs fois depuis 1993. Les partis qui sont nettement en faveur des forces du marché ont obtenu des résultats beaucoup moins bons que les partis de gauche comme le Parti communiste. Si l'on regarde le tout dernier parti, Iabloko, un autre parti en faveur de la libéralisation du marché qui est surtout un parti d'opposition, il a régulièrement reçu entre 5 et 8 p. 100 des voix. Les forces favorables à la libéralisation du marché ne sont pas parvenues à former une coalition réelle. Si les forces de droite s'étaient unies avec Iabloko, elles auraient obtenu près de 16 p. 100 des voix en faveur de la libéralisation du marché, ce qui est toujours inférieur aux résultats de 22 à 25 p. 100 qu'obtiennent régulièrement les communistes. Comme vous pouvez le constater sur cette diapositive, le successeur du Parti communiste obtient un appui assez substantiel dans la population. Cette tendance est due en grande partie à ceux que l'on pourrait qualifier de «laissés-pour-compte» de la réforme économique. Ce sont les gens qui ont été désavantagés: les personnes âgées, les travailleurs qui ont perdu leur emploi, ou ceux qui n'ont pas bénéficié des retombées économiques du processus de réforme. Ces personnes ont eu tendance à voter assez régulièrement pour le Parti communiste. Le bloc de Jirinovski est la force nationaliste d'extrême-droite dont l'appui a chuté. C'est pourquoi j'ai transposé ici les chiffres pour 1993 et 1995. En 1993, il avait obtenu de très bons résultats, soit 22 p. 100 des voix. Il est maintenant tombé à 6 p. 100. Il est rassurant de constater que le soutien de l'extrême-droite nationaliste diminue. Si l'on pouvait descendre plus bas, on verrait les autres partis qui ont obtenu moins de 5 p. 100 des voix. Je ne vais pas en parler, mais la liste continue. Il est difficile de comprendre pourquoi les électeurs votent pour ces partis, mais beaucoup d'entre eux n'obtiennent pas 5 p. 100 et ne sont donc pas représentés à la Douma. Voilà pour ce qui est des partis politiques. Le sénateur Corbin: J'invoque le Règlement. Serait-il possible d'obtenir ces informations sur papier? Je peux à peine lire les informations ou les suivre à l'écran. Le président: Oui, serait-il possible de copier ces chiffres? Mme Debardeleben: Je vous les ferai distribuer plus tard. Le président: J'aimerais cela. Le sénateur Corbin: J'aimerais les avoir tout de suite pour les besoins de la discussion. Il s'agit d'un débat Mme Debardeleben: Je les ai sur papier. Le sénateur Corbin: Merci beaucoup. Mme Debardeleben: Ce qu'il faut noter au sujet des partis politiques, c'est que le président Eltsine a toujours refusé de s'associer à un parti quelconque. Il tenait vraiment à rester au-dessus de la mêlée. À mon avis, c'est une des raisons qui ont empêché la formation d'un solide parti en faveur du marché et d'une réforme, puisqu'il n'a pas utilisé sa propre force politique pour appuyer une telle initiative. Le président Poutine s'est associé au Parti de l'unité. Il reste à savoir si cette formation deviendra un parti important. C'est une évolution positive dans le sens qu'il est possible que le président utilisera son autorité pour fonder un mouvement politique ou une organisation ayant des liens avec une grande partie de la population. C'est très positif pour la démocratie russe, même si l'on ne sait pas exactement quel en sera le véritable impact. Si cette tendance demeure uniquement un instrument d'influence personnelle, elle ne sera pas aussi efficace que si elle se transforme vraiment en une formation dotée d'un programme politique. Le fait de disposer d'un programme politique préconisant l'augmentation des dépenses de protection sociale est un élément qui a joué en faveur du Parti communiste. Cela a compté pour beaucoup dans l'attrait que le parti représente dans la Fédération de Russie. L'introduction des mesures de réforme économique a eu un effet négatif sur beaucoup de personnes qui ont de ce fait réclamé un meilleur système de protection sociale. J'aimerais maintenant parler de l'opinion publique, du point de vue que les Russes ont de la situation dans leur pays. Nous allons donc passer à la diapositive suivante. La question était: «Êtes-vous satisfait de votre niveau de vie actuel?» Nous avons posé cette question dans le sondage que nous avons effectué à la suite des élections présidentielles de 2000. Notre échantillon n'était pas totalement représentatif de la Russie, mais il représentait assez bien la population des quatre régions dans lesquelles nous avons effectué le sondage. Nous pensons qu'il fait un constat de l'opinion publique russe. Remarquez les degrés élevés d'insatisfaction en matière de niveau de vie. Près de 50 p. 100 des répondants indiquent qu'ils ne sont absolument pas satisfaits de leur niveau de vie. Seulement 7 à 8 p. 100 indiquent qu'ils sont très satisfaits. Cette tendance est régulière et ne paraît absolument pas surprenante. Cela explique également pourquoi la population accorde un appui assez fort aux partis qui critiquent les réformes économiques proposées par le gouvernement et qui souhaiteraient l'instauration par le gouvernement d'un meilleur système de protection pour ceux qui ont souffert des réformes économiques. Passons maintenant à la diapositive suivante. Le président: Pouvez-vous nous indiquer quelles sont les quatre régions? Mme Debardeleben: La première est la région de Stavropolskiy, dans le sud de la Russie, tout près de la Tchétchénie. C'est une région considérée comme relativement pauvre, surtout agricole, qui était très prospère sous le régime soviétique, en raison de sa riche agriculture. Pendant la période de l'après-communisme, elle a beaucoup souffert de l'impact des réformes économiques. La deuxième région est celle de Nijni-Novgorod, une région industrielle qui a la réputation d'être en faveur des réformes et qui a bénéficié d'une grande influence et d'une importante participation économique de l'Ouest. La capitale Gorki était une ville fermée en raison de sa base militaro-industrielle. La troisième région est Khantys-Mansis-Okroug, une zone pétrolière et gazière qui compte parmi les plus riches de Russie. Elle se classe au premier rang sur le plan du revenu par habitant et sur le plan des autres critères de bien-être économique. La quatrième région est Orlov-Oblast, une région agricole et industrielle du centre de la Russie dont la population vote traditionnellement pour les communistes. Ces quatre régions nous fournissent un mélange assez équilibré. Je ne considère pas que ces pourcentages constituent un reflet exact des points de vue de la population russe, mais j'estime qu'ils nous donnent une indication générale de leur point de vue sur la situation actuelle. Il est toujours difficile d'évaluer l'opinion publique russe. Puisque nous assurons la formation des personnes qui participent à ces sondages, nous avons assez confiance en elles et dans leurs compétences techniques. Mais il est certain que l'on rencontre toutes sortes de problèmes lorsqu'on fait des sondages dans un pays comme la Russie. Le deuxième point que j'aimerais examiner se rapporte à l'attitude face aux réformes économiques. Le point de vue global est que si les gens sont assez favorables au concept de marché en général sous forme de slogan ou d'énoncé, ils deviennent assez critiques à l'égard de cette notion dès qu'on entre dans les détails. Lorsqu'on demande aux gens «Que pensez-vous de la libéralisation de l'économie?», on obtient des réponses comme celles qui figurent sur le graphique du haut. Tout à gauche, ce sont les gens qui approuvent les réformes, et à droite les gens qui répondent «Je ne sais pas», et juste à côté, ce sont les répondants qui désapprouvent les réformes. On constate que la réforme économique divise l'opinion et qu'elle recueille un peu plus d'appui que d'opposition. Si l'on considère que les deux colonnes de gauche représentent les gens qui appuient la libéralisation de l'économie et les troisième et quatrième ceux qui s'y opposent, on constate que l'opinion est partagée sur la notion générale de réforme économique en Russie et qu'environ 12 p. 100 de la population n'a pas d'opinion. En réalité, la plupart des gens ne savent pas exactement ce qu'est une «réforme économique». Lorsque vous leur posez des questions plus précises sur les éléments de la réforme économique qu'ils estiment indispensables, les répondants deviennent beaucoup plus critiques. À la première question concernant le contrôle des prix, pratiquement tous les répondants ont indiqué qu'ils souhaitaient le contrôle des prix par l'État. Entre 80 et 95 p. 100 des répondants ont affirmé que l'État devrait contrôler les prix des produits, qu'il s'agisse du pain, des voitures, des vêtements pour enfants, des livres, des articles de fourrure, et cetera. Les répondants deviennent beaucoup plus critiques dès que l'on entre dans le détail de la réforme économique. Les répondants sont tout aussi critiques vis-à-vis d'un autre élément important de la réforme économique, la privatisation. Le graphique du haut illustre les réponses obtenues sur la notion de privatisation. Dans la question, nous avions défini la privatisation comme le passage de la propriété de l'État au secteur privé. Vous voyez que la deuxième et la troisième colonne représentent l'opposition à la privatisation. Trente-sept pour cent des répondants russes s'opposent fortement à la privatisation. Les deux colonnes de gauche représentent ceux qui l'approuvent un peu. Neuf pour cent et 17 p. 100 des répondants approuvent une certaine forme de privatisation. C'est en 1992 que le mouvement de privatisation a été le plus fort. Notre sondage réalisé en 2000 révèle une réaction extrêmement négative à l'égard de la privatisation. Les répondants n'approuvent pas la notion. Il s'agit bien de la notion de privatisation et pas seulement de sa mise en oeuvre. Le graphique du bas correspond à la question «Pensez-vous qu'il faudrait nationaliser de nouveau les entreprises privatisées?» On peut voir dans la colonne de gauche que 60 p. 100 des répondants ont réagi par l'affirmative et souhaitent que la plupart des grandes entreprises soient de nouveau nationalisées. Seulement 5 p. 100 se sont opposés à la renationalisation. Ironiquement, aucun parti politique n'appuie cette position, sauf les communistes dans une certaine mesure, car il n'est pas du tout certain qu'ils renationaliseraient les entreprises. Cependant, le public est convaincu qu'il faudrait renationaliser les grandes entreprises tout au moins. Le point de vue serait sans doute légèrement différent pour les petites entreprises, les commerces de détail locaux ou le secteur des services. La privatisation est mieux accueillie dans ces secteurs, mais pour ce qui est de la grande industrie - télécommunications, pétrole et gaz, et cetera - la population estime que la privatisation n'est ni réussie, ni souhaitable. La diapositive suivante fait état d'autres points de vue concernant la privatisation. Les répondants devaient dire s'ils pensaient que la privatisation ferait de la Russie un pays avec une majorité de pauvres et une petite classe de riches. Soixante et un pour cent des répondants ont approuvé cet énoncé. Ils considèrent que la privatisation entraîne un renforcement de la stratification au point de faire sombrer la majorité des Russes dans la pauvreté. La diapositive suivante donne une dimension différente des points de vue sur la privatisation. Nous avions demandé aux répondants d'indiquer s'ils approuvaient ou non l'énoncé suivant: «Au cours des années à venir, la privatisation permettra la création d'une économie plus efficace». Dans ce cas, la plupart des répondants ont affirmé qu'ils ne croyaient pas à cet énoncé. La population ne pense pas que la privatisation permettra l'instauration d'une meilleure économie. Elle n'est pas persuadée que la privatisation est un instrument efficace, en dépit des inégalités qu'elle peut causer. Les répondants pensent qu'elle n'améliorera ni la rentabilité, ni l'égalité. Ils ne croient pas à «l'effet de retombée». Les répondants ne croient pas que si l'économie est florissante, même la situation des pauvres sera améliorée. Au contraire, la plupart des répondants ne pensent pas qu'une économie privatisée soit plus efficace. L'énoncé suivant était: «La privatisation permet aux personnes au pouvoir de prendre le contrôle des propriétés.» Les répondants ont fortement approuvé cet énoncé. La population est nettement convaincue que la privatisation est essentiellement un processus politique qui profite à quelques privilégiés et qui permet aux puissants de s'approprier les biens qui appartenaient autrefois à l'État. Ce sont des résultats plutôt étonnants et décourageants à plus d'un titre. Cela signifie que neuf ans après leur instauration par le président Eltsine, les réformes économiques n'ont pas obtenu l'approbation des Russes. La population critique les principaux éléments du processus de réforme économique. En dépit des efforts qu'il a déployés, le régime russe n'est pas parvenu à persuader la population que sa politique de réforme était louable. Passons maintenant au prochain tableau qui correspond à une question légèrement différente se rapportant aux attitudes en matière de démocratie. Nous avons obtenu des points de vue plus optimistes lorsque nous avons demandé aux Russes: «Êtes-vous en faveur de la notion de démocratie en Russie?» La notion de démocratie reçoit un appui très fort. Trente-sept pour cent sont maintenant en faveur et 37 p. 100 sont plutôt pour que contre. Les répondants qui se sont dits opposés à la notion de démocratie avec des élections pluralistes, une presse libre, et cetera... représentent un pourcentage beaucoup plus faible de seulement 26 p. 100. Par contre, les Russes ont été très négatifs lorsque nous leur avons demandé s'ils étaient satisfaits de la tournure que prenait la démocratie actuellement en Russie. Quarante-huit pour cent se sont montrés nettement insatisfaits de la façon dont la démocratie s'instaure en Russie. Le contraste est frappant. La population est en faveur de la notion, mais en rejette l'application. La population est très insatisfaite, non seulement des résultats de la réforme économique, mais également des résultats des réformes politiques. Voici comment la population a réagi à la mauvaise gestion des affaires publiques. Nous avons présenté aux répondants l'énoncé suivant: «Beaucoup de gens pensent que le gouvernement fédéral est malhonnête.» Quarante-cinq pour cent ont approuvé cet énoncé, 30 p. 100 ont affirmé qu'ils partageaient à peu près ce point de vue et seulement 7 p. 100 se sont prononcés contre. La population est convaincue que le gouvernement est corrompu et malhonnête et que cela explique la mauvaise gestion publique. Je sais que vous avez parlé de M. Poutine, mais j'aimerais souligner un point. Nous avons une question «thermomètre». Nous demandons aux répondants de nous dire ce qu'ils pensent d'une liste de personnes et d'institutions que nous énumérons devant eux. Si elles leur plaisent, ils leur donnent la note de 10, si elles ne leur plaisent pas, ils leur donnent une note de 1. Si l'on regarde les résultats obtenus pour M. Poutine, avec 10 à gauche et un à droite, on constate que M. Poutine jouit d'une bonne cote de popularité. Par contre, les résultats obtenus par M. Ziouganov, du Parti communiste, indiquent que beaucoup de gens ne l'aiment pas. Treize pour cent des répondants l'aiment beaucoup et beaucoup d'autres se situent dans le milieu. M. Poutine fait clairement exception dans le tableau que j'ai confectionné, dans le sens qu'il est une personnalité très respectée ou bien aimée. Parallèlement, les répondants ont exprimé des opinions très négatives sur la façon dont ils sont gouvernés, tant sur le plan politique que sur le plan de l'application des réformes économiques. Vous pouvez tirer vos propres conclusions. La première est que nous avons affaire à une figure populiste qui doit prendre des mesures importantes pour changer les choses à son avantage. Son appui risque de disparaître assez rapidement, compte tenu de la base fragile que représente le public russe en matière d'appui au processus de réforme actuellement en cours. Je ne sais absolument pas quelles sont ses chances de succès. Les conclusions que je tirerais, en ce qui a trait à la politique occidentale, c'est que les gouvernements des pays de l'Ouest devraient accorder beaucoup plus d'attention aux réactions du grand public face aux processus de réforme. L'assistance des pays de l'Ouest devrait viser autant la base du secteur politique que le sommet. On peut penser que l'aide dirigée vers le sommet contribue à améliorer la gestion publique, mais il ne semble pas que cela soit le cas. Il est nécessaire d'encourager la population à accorder son appui aux idées démocratiques. La population russe estime que le gouvernement n'applique pas de manière efficace les idées démocratiques. Les projets diffusant la notion d'une communauté exigeant la reddition de comptes et ayant les outils nécessaires pour l'obtenir seraient susceptibles d'encourager l'expression constructive de certaines critiques et manifestations actuelles de mécontentement. La population russe ne paraît pas être révolutionnaire. En agissant sur le mécontentement que ressent la population russe, nous n'allons probablement pas fomenter une révolution, mais plutôt inciter le public à une plus grande participation. Mme Andrea Chandler, professeure à l'Institut des études européennes et russes de l'Université Carleton: J'ai préparé moi aussi un exposé. Honorables sénateurs, mes remarques porteront principalement sur la politique sociale qui a représenté un défi de taille pour le gouvernement de la Fédération russe depuis la chute du communisme soviétique. J'effectue actuellement des recherches sur la démocratisation, les changements politiques et les droits sociaux dans la Russie postsoviétique, ainsi que sur les causes et conséquences de la crise que connaît la réforme des pensions en Russie. La recherche est financée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. La crise que traverse le système de protection sociale de la Russie illustre le dilemme complexe que soulève en Russie la réforme des institutions gouvernementales, du régime fiscal et du système fédéral. La réforme du système de protection sociale pose un grave problème puisque cette question touche de près ou de loin pratiquement tout le monde dans la société russe. Les dirigeants russes reconnaissent que la détérioration de la protection sociale risque de nuire à la stabilité sociale. Parallèlement, l'attachement des citoyens au système de protection sociale actuel s'oppose à toute volonté politique de la part du gouvernement d'entreprendre des réformes qui auraient pour effet de supprimer certaines prestations. Je conclurai mes remarques par quelques observations concernant les récentes réformes sociales entreprises en Russie à l'initiative du président Poutine. Ce n'est un secret pour personne que le système de protection sociale russe s'est considérablement dégradé au cours de la dernière décennie. Voici quelques données à ce sujet. Le système de soins de santé du pays manque cruellement de ressources. Selon les chiffres de la Banque mondiale, 30 p. 100 des Russes vivent au-dessous du seuil de la pauvreté. Selon certaines estimations, le chômage a augmenté de 5,6 p. 100 à 9,5 p. 100 entre 1993 et 1996. Les statistiques officielles de chômage ne tiennent pas nécessairement compte du chômage déguisé qui existe au pays. Les prestations de chômage sont maigres et il est difficile pour une personne en chômage de sortir du cycle et de trouver un autre emploi. La situation que je connais le mieux est celle des pensions de vieillesse. Les problèmes chroniques qu'a connus le régime de pension sont nombreux. Entre 1995 et 1998 en particulier, les retards dans le paiement des pensions sont devenus de plus en plus nombreux, atteignant plusieurs semaines ou plusieurs mois. Deuxièmement, il s'est avéré difficile d'ajuster les pensions afin de tenir compte de l'augmentation du niveau de vie découlant des réformes économiques mises en place en Russie, en particulier pendant les périodes d'inflation de 1992 à 1993 et en 1998. La plupart des pensions représentent un pouvoir d'achat insuffisant. En 1997, la pension mensuelle moyenne n'était que de 13 p. 100 supérieure au seuil de pauvreté, tandis que la pension minimale était de 80 p. 100 inférieure au seuil de pauvreté. Ce sont là des statistiques officielles. En Russie, la protection sociale n'est pas seulement un problème administratif; c'est un problème politique aux nombreuses ramifications. Au cours des huit dernières années, les retraités ont à plusieurs reprises exprimé leur mécontentement à l'occasion d'actions sociales, de protestations et de manifestations. La crise du système de protection sociale a apporté de l'eau au moulin de la gauche russe. Par exemple, les retraités appartiennent aux groupes les plus incités à voter pour le Parti communiste de Russie. Le système de protection sociale est à l'origine de tensions entre le gouvernement fédéral et les régions. Enfin, les dirigeants russes sont forcés de reconnaître que certains aspects de l'ancien système soviétique demeurent relativement populaires et nuisent par conséquent au changement. En raison de sa volatilité politique, la question du système de protection sociale russe est au premier plan de l'ordre du jour politique depuis la chute du communisme. Depuis 1992, les dirigeants russes s'entendent pour dire que le système actuel de protection sociale est insuffisant et qu'il doit être remodelé. Cependant, très peu de progrès ont été accomplis en matière de réforme du système de protection sociale sous l'ancien président Boris Eltsine, pour les raisons suivantes: premièrement, le style autoritaire mais imprévisible de Eltsine a entraîné un certain flottement des politiques au sommet et a nui considérablement aux tentatives de gouvernements russes successifs d'appliquer une réforme durable. Entre mars 1998 et août 1999, Eltsine a remplacé quatre premiers ministres. Il n'est pas facile pour un gouvernement d'accomplir une réforme importante dans de telles circonstances. Deuxièmement, les questions de bien-être social ont été politisées, dans le sens qu'elles sont devenues une des causes principales de détérioration des relations entre l'exécutif et la chambre basse du Parlement, la Douma. Compte tenu de l'inflation galopante qu'a connue la Russie en 1992 et 1993, les pensions étaient incapables d'absorber l'augmentation du coût de la vie. Ce n'est qu'en 1998 que la Russie a adopté une loi d'indexation des pensions. Et d'ailleurs, cette loi était si controversée qu'elle a été contestée en Cour suprême. Troisièmement, il y avait très peu de consensus sur la réforme du système de protection sociale, tout comme il y a actuellement peu de consensus sur l'orientation générale de la réforme en Russie, en particulier en ce qui a trait aux questions qui touchent l'économie. Le régime soviétique de prestations complètes de protection sociale demeure populaire, parce qu'il était considéré par la gauche et par les mouvements sociaux comme un héritage typiquement russe qu'il fallait à tout prix protéger. Il est important de souligner que les Russes sont attachés à leur régime de protection sociale, non pas simplement parce qu'ils le considèrent comme un bienfait du communisme, mais plutôt parce qu'ils estiment que c'est un fleuron de la nation russe. De leur côté, les partisans des réformes économiques ne peuvent pas vraiment offrir un autre modèle de protection sociale qui présente les mêmes attraits. La réforme des pensions et la réforme de la protection sociale en général sont souvent associées dans l'esprit du public et dans les discours politiques au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale qui ne sont pas les institutions les plus populaires en Russie. Cette perception n'est pas nécessairement exacte. Deux experts américains de l'assistance sociale ont affirmé que la Banque mondiale n'est pas véritablement parvenue à influencer la réforme sociale en Russie. Elle n'a pas réussi à convaincre les intervenants russes du bien-fondé et de la faisabilité des options de réforme proposées par ces institutions. D'autre part, les projets de réforme du système de protection sociale ont souvent été présentés au mauvais moment au public russe, comme en 1997, lorsque les relations entre le gouvernement et le Parlement étaient particulièrement tendues; et en 1998, peu après l'effondrement du rouble au mois d'août. Il est bon de souligner que le régime de protection sociale russe n'est pas, comme on le présente souvent, un pur héritage du communisme - une relique du régime soviétique. On sait par exemple que le régime soviétique offrait à ses citoyens des prestations sociales relativement complètes mais modestes. Les spécialistes se demandent actuellement si le régime était vraiment aussi efficace que l'idéologie le prétendait. On s'entend actuellement pour dire que dès la fin des années 80, l'État providence soviétique était trop coûteux et trop inefficace pour être maintenu sous sa forme existante. Les inefficacités continuent d'exister en grand nombre. Cependant, au moment de la chute de l'Union soviétique en 1991, le régime de protection sociale russe connaissait un regain de dynamisme. Sous le régime de la «Pérestroïka» de Gorbatchev en particulier, une série de réformes pour le financement de la protection sociale furent adoptées dans le but de créer des fonds séparés pour la collecte et la distribution des recettes consacrées à la santé, à l'emploi, aux pensions et à l'assurance sociale. Lorsque la Fédération de Russie est devenue indépendante en 1992, elle a hérité, non pas du régime de bien-être social ou de protection sociale soviétique, mais d'un mélange d'institutions à moitié réformées qui s'avérèrent mal adaptées au processus de réforme économique du marché entamé par Boris Eltsine. L'état du régime de protection sociale est une illustration de certains problèmes plus vastes que rencontre la politique russe. Au chapitre de la gestion publique, la réforme des institutions gouvernementales russes a été négligée sous Boris Eltsine. Le cas de la protection sociale montre comment un système institutionnel qui fonctionnait assez bien à l'époque soviétique peut se dégrader dans le nouveau régime. En Union soviétique, le régime social reposait sur l'hypothèse que les entreprises, les administrations locales, les gouvernements régionaux et le gouvernement fédéral dans son ensemble étaient relativement bien intégrés. Cette hypothèse n'est plus valable. Il n'a jamais été possible d'obtenir une harmonie suffisante entre les nouvelles institutions de protection sociale qui ont été mises sur pied pour s'adapter aux anciennes institutions. Les institutions de protection sociale étaient conditionnées par des décennies de stabilité des prix et des besoins sociaux en Union soviétique. Elles ont été largement dépassées par les effets socio-économiques déstabilisants qu'a entraîné la chute du communisme. Le système de protection sociale souffre en particulier d'un problème de collecte des recettes. Les fonds qui administrent le système de protection sociale éprouvent les mêmes difficultés à collecter les impôts que le gouvernement russe à recueillir les fonds nécessaires pour l'application de son budget. La question suivante porte sur le fédéralisme. Les problèmes de protection sociale ont contribué à affaiblir le système fédéral russe. D'une part, les régions et les localités russes accusent parfois le gouvernement central d'avoir réduit ses engagements budgétaires et d'avoir laissé les régions prendre le relais en matière de besoins sociaux. D'autre part, le gouvernement fédéral craignait que les gouvernements régionaux prennent des décisions budgétaires qui auraient nui à l'universalité des programmes sociaux russes. Ces interactions ont eu lieu sur une toile de fond de disparités régionales croissantes qui ont permis à certaines régions riches d'offrir de généreuses prestations sociales alors que les régions moins nanties manquaient cruellement de ressources. Voilà des problèmes qui sembleront familiers au public canadien, mais il faut savoir qu'ils sont encore plus graves dans une fédération comme la Russie qui comprend 89 républiques et régions. Le système fédéral est un secteur dans lequel Poutine a encouragé d'importants changements qui sont censés assurer l'application cohérente et uniforme des lois et institutions russes dans l'ensemble de la fédération. Jusqu'à présent, les perspectives de succès de ces réformes sont incertaines. Une des critiques adressées à Poutine lui reproche d'avoir mis de l'avant des solutions qui centralisent ou bureaucratisent les problèmes dans le système fédéral plutôt que d'encourager le type de relations de collaboration entre les gouvernements que l'on tend à associer à un système fédéral qui fonctionne bien. Sous la direction du président Poutine et du premier ministre Kasianov, la Russie a une autre occasion d'envisager une réforme de son régime de protection sociale. On constate actuellement un changement de direction au sein du gouvernement russe. Tout d'abord, les récents changements apportés au régime fiscal comportent une restructuration du paiement des impôts servant à financer les programmes de protection sociale. Poutine s'est donné pour priorité de réformer les lois visant à abaisser les impôts et réduire le double emploi dans la collecte des taxes, dans l'espoir que les entreprises acceptent plus facilement de payer leurs taxes en vertu du nouveau régime. Cela démontre clairement ce qui nous paraît être une évidence - à savoir qu'il est impossible d'améliorer les prestations d'assistance et de protection sociale lorsqu'on ne dispose pas des ressources nécessaires pour les financer. En revanche, les critiques du régime fiscal craignent que l'argent recueilli ne soit pas utilisé pour répondre aux besoins sociaux les plus criants. Deuxièmement, le discours officiel accorde désormais une plus grande attention à l'harmonisation de la réforme sociale et de la réforme économique. On reconnaît que l'approche précédente du gouvernement russe laissait à désirer sur le plan social. On reconnaît qu'il faut accorder la priorité à la réforme du système de protection sociale. À l'instar des gouvernements de l'administration Eltsine, le gouvernement Kasianov accorde la priorité à la réforme des pensions plutôt qu'aux autres aspects de la protection sociale. Enfin, la troisième constatation qui est peut-être aussi la plus importante, est que le président Poutine a reconnu publiquement qu'une protection sociale prévisible et appropriée est nécessaire pour que les citoyens aient confiance dans leur gouvernement. Depuis que Kasianov est devenu premier ministre, soit en 1999, avant que Poutine n'accède à la présidence, le gouvernement russe prétend qu'il a absorbé tous les arriérés de pension, mais il est permis de douter que cela soit vrai pour toutes les régions et à tout moment. Poutine a régulièrement augmenté les pensions à plusieurs reprises. Il est difficile actuellement de savoir si ces prétentions sont de la propagande ou si des changements réels et importants ont véritablement été apportés à l'administration des pensions. Pour ce qui est des autres secteurs de réforme, les mesures que prendra Poutine bénéficieront peut-être du fait qu'il jouit d'un meilleur appui au Parlement que Eltsine. Il a entretenu avec la Douma un climat de coopération. Cependant, l'approche adoptée par Poutine en matière de réforme a été jusqu'à présent verticale. On lui a reproché d'être vague en public sur les lignes générales des réformes. Il reste donc à voir si les communautés pourront manifester leur préférence au cours de l'élaboration de la politique sociale et dans quelle mesure le processus de consultation législative et de compromis produira une réforme légitime. Le sénateur Austin: Ma première question s'adresse à Mme Debardeleben. Je crois savoir que le Parti de l'unité et le Parti de la patrie ont formé une coalition de travail, ce qui, d'après vos chiffres, devrait leur garantir à peu près 40 p. 100 des voix et environ 111 sièges à la Douma, une minorité très confortable. Est-ce déjà chose faite et peut-on parler d'un «Parti de Poutine»? Mme Debardeleben: On ne peut pas simplement prendre les chiffres de l'élection précédente et les additionner. La situation est plus complexe que cela. Il y a plus de va-et-vient entre les différentes factions au Parlement qu'on pourrait s'y attendre. Vous trouverez à la deuxième page d'un document qui vous a été remis un diagramme à secteurs qui indique les mouvements entre les différentes factions. Ce document a été préparé par le personnel du comité. M. Poutine a réussi à aller chercher l'appui non seulement des membres de ces deux partis politiques ou mouvements, mais aussi d'autres mouvements politiques à différents moments, selon la question en jeu. Il a une meilleure majorité relative à la Douma que l'ancien président Eltsine. Ce qu'il y a de troublant dans tout cela, c'est que les électeurs russes peuvent aller aux urnes pour élire un Parlement, mais ils n'ont pas encore la preuve que leurs votes ont une incidence sur le gouvernement qui va être formé. Laissez-moi vous expliquer ce que je veux dire. Jusqu'aux élections de 1999, le premier ministre au pouvoir - y compris M. Poutine jusqu'à ce qu'il ait été élu président - n'a pas été représentatif du choix de la majorité exprimé lors du vote parlementaire. Cela porte le public russe à croire que son vote n'a pas nécessairement de rapport, du moins en ce qui concerne le Parlement, avec le gouvernement élu. Il compte plus au moment de l'élection présidentielle, parce qu'il n'y a que deux choix. Un candidat est élu et l'autre non. Il y a toutes sortes d'intrigues au Parlement après le vote pour former différentes coalitions, et pas seulement du genre de celles que vous avez mentionnées. De plus, les partis politiques qui remportent un nombre substantiel de voix ne semblent pas pour autant pouvoir les traduire par un type quelconque d'influence réelle sur le gouvernement. Les citoyens russes ne se font plus tellement d'illusions sur la démocratie de la manière dont elle fonctionne actuellement, en partie parce qu'ils ne voient aucun lien entre ceux pour qui ils votent et le genre de gouvernement qu'ils obtiennent. Il se peut que les coalitions d'élites dont vous parlez procurent à Poutine quelques-uns des outils dont il a besoin pour faire adopter certaines de ses initiatives, ce qui a du bon, mais ce pouvoir ne traduit peut-être pas la capacité des citoyens russes de voir dans le Parlement un véhicule quelconque de représentation. C'est une épée à deux tranchants. Les gens ont voté pour des partis différents qui, avant l'élection, n'avaient formé aucune coalition; en fait, ces partis étaient plus ou moins en lutte. Le fait qu'ils aient formé des coalitions après l'élection n'est pas nécessairement encourageant pour le public russe. Le sénateur Austin: On suppose cependant que le pluralisme politique est bon pour le développement de la démocratie russe et l'équité sociale. Vous avez beaucoup mis l'accent sur la prise de conscience des électeurs russes. À votre avis, considèrent-ils vraiment la démocratie comme un moyen de faire avancer leurs intérêts économiques? Ou considèrent-ils un ordre plus stable et moins de querelles politiques comme la «prochaine étape» vers le développement économique en Russie? Mme Debardeleben: De toute évidence, le public russe est tout à fait en faveur d'un gouvernement stable. S'il n'y a pas en place un gouvernement qui peut vraiment gouverner, contrôler la corruption, lutter contre le crime et mettre en oeuvre des politiques efficaces, peu importe le programme adopté, son influence économique sera probablement nulle. Les Russes sont assez favorables à Poutine comme individu, mais, le problème, c'est qu'ils n'ont pas tellement confiance dans l'honnêteté et l'efficacité des opérations du gouvernement dans l'ensemble. La population est très divisée quant à savoir si les efforts pour bâtir un gouvernement fort ne minent pas certaines des libertés politiques obtenues durant la période postcommuniste. Cette crainte a surtout été exprimée par l'élite intellectuelle, et plus récemment lors du conflit au sujet de NTV. Quelle est la distinction entre un gouvernement fort et un gouvernement autoritaire, ou entre une espèce d'autoritarisme mou et une quelconque intrusion dans les libertés politiques qui ont été obtenues? Il semble y avoir une certaine ambivalence à sujet. Le sénateur Austin: Il me semble, quoique je n'aie pas votre expertise, que la réaction générale du public russe aux événements entourant les médias ne dénote pas une très grande préoccupation. Oui, certaines élites sont inquiètes. Il n'y a qu'à regarder ce qui s'est passé, comme l'acquisition de NTV par Gazprom, pour savoir qu'une telle chose chez nous entraînerait une énorme réaction. Pourtant, le public russe s'est presque contenté de hausser les épaules. J'ai devant moi une liste de tous les médias. Seuls les intérêts médiatiques présents ou passés de Berezovsky ou de Gusinsky peuvent être décrits comme indépendants. Les autres, surtout les trois réseaux nationaux de télévision, sont pro-Kremlin. Les principales stations de radiodiffusion, Rossia et Mayak, sont pro-Kremlin, comme la plupart des médias imprimés. Mme Debardeleben: Je ne sais pas quelle conclusion vous tirez de tout cela, mais je pense personnellement qu'il pourrait être très difficile pour le public de s'opposer aux attaques à l'endroit des médias indépendants. Si les médias indépendants sont en butte aux attaques, comment le public peut-il exprimer ses vues? Vous avez raison. Les Russes ne monteront probablement pas aux barricades cette fois-ci. Ils ont appris à se résigner, ce qui est compréhensible. Il y a eu de nombreux changements radicaux sans violence dans la politique au cours des dernières décennies, surtout au cours des 15 dernières années. Qu'est-ce que ça a changé? Les Russes se demandent peut-être à quoi il sert de protester contre telle ou telle mesure du gouvernement. S'il y a un changement radical, est-ce que ce sera pour le mieux? Il y a une espèce de résignation, un désintéressement de la politique, un sentiment d'inefficacité, ce qui a un côté positif puisqu'il n'y a pas de révolution alors qu'il pourrait bien y en avoir une dans d'autres pays. Le côté négatif, c'est qu'on ne peut pas connaître l'opinion publique en l'absence de protestations manifestes. Les gens n'ont pas les outils ni la motivation qu'il faut actuellement pour croire que leurs protestations auront un résultat positif. Le sénateur Austin: Je vais vous poser une question sous la forme d'une conclusion. Dans l'ensemble, le public russe aimerait qu'il y ait des progrès économiques, et cela le plus rapidement possible. Il croit qu'un système semi-autoritaire est celui qui convient le mieux à l'élaboration des politiques qui feront progresser l'économie russe. La dissension au sein de la Douma et la question des médias détournent l'attention d'un programme économique que le public russe croit que Poutine est en train de mettre sur pied. Mme Debardeleben: Je ne suis pas si sûre que le public russe pense que le gouvernement réussira avec l'élite actuelle, et je ne parle pas seulement de Poutine, à obtenir les résultats désirés. Cependant, vous avez raison de dire qu'on souhaite une action gouvernementale plus forte selon une orientation qui tiendra compte du genre de questions que Mme Chandler a mentionnées, et qu'on croit que c'est la seule voie possible pour le progrès économique. Bien sûr, l'économie s'est améliorée pour un grand nombre de représentants de l'élite. Certains secteurs de la population s'en tirent très bien, et ce sont ceux qui sont près du pouvoir. Le sénateur Bolduc: J'aimerais revenir à la principale question du sénateur Austin. Je me trompe peut-être, mais, d'après vos statistiques, il y aurait un certain paradoxe dans l'attitude des Russes qui sont en faveur de la démocratie et contre l'économie de marché. Il est vrai, étant donné l'état de l'économie russe, que la croissance économique devrait probablement être considérée comme plus urgente - si c'est là l'objectif de base - et on accorde plus d'importance à l'économie de marché qu'à la démocratie. Ma question est la suivante: que devrait faire le Canada? Avons-nous raison de proposer la démocratie que nous connaissons ici et le vote proportionnel, par exemple, quand on sait qu'il existe une quarantaine de partis, chose que personne, pas même un économiste, ne peut comprendre? Nous avons la preuve dans d'autres régions du monde, y compris la Corée, le Chili, Singapour et Taïwan et de nombreux autres pays, que la croissance économique est plus rapide sous un gouvernement plus autoritaire que sous un gouvernement démocratique. Au Sommet de Québec, tout le monde prêchait pour la démocratie en Amérique latine. Je ne suis pas un autoritariste. Je suis en faveur de la démocratie ici et dans des pays comme les États-Unis. Cependant, en Amérique du Sud et probablement en Russie aussi, je ne suis pas certain que ce soit la meilleure solution pour hâter la croissance économique. À votre avis, que devrait faire le Canada? Devrions-nous encourager la démocratie, ou du moins ce que j'appellerais «l'appareil» et les processus que nous connaissons ici, ou devrions-nous plutôt nous occuper des objectifs que nous espérons atteindre dans ce pays? Mme Debardeleben: Je pense qu'il est trop tard pour changer de voie. C'est en 1990 qu'il aurait fallu se demander s'il fallait que la Russie suive la même voie que la Chine ou procède à une réforme plus en profondeur supposant aussi une démocratisation politique. Nous ne pouvons plus revenir en arrière. Il est certainement possible de contrôler les médias. Des efforts peuvent être faits pour mettre en place une autorité gouvernementale plus forte ou un système plus autoritaire. Bien des éléments de la société russe ne voudraient pas qu'il y ait un renversement des structures démocratiques. Ce serait une grave erreur pour le moment. Votre question suppose que l'absence d'une croissance économique s'explique par une trop grande démocratie ou du moins que ce serait un des facteurs en jeu. C'est peut-être le cas. Il y a un autre facteur cependant et c'est la façon dont le pouvoir économique a été redistribué après l'effondrement du communisme et concentré entre les mains de certains intérêts dont la préoccupation première n'était pas la croissance économique, mais bien la réalisation de profits dont une grande partie s'est envolée sous la forme d'une fuite des capitaux. Ces gens n'ont pas tous été chassés du gouvernement. Je suis moins confiante que d'autres. Il y a un débat qui entoure la question de savoir s'il est prioritaire pour le gouvernement d'éliminer ce genre d'extraction de profits par un groupe d'élite. On dit que certains oligarques ont fait l'objet d'attaques, mais ce n'est pas le cas de tout le monde. Si c'est vraiment le problème, il faudrait peut-être alors un plus grand contrôle démocratique pour qu'il y ait responsabilisation, plutôt que le contraire. [Français] Le sénateur Bolduc: J'ai peut-être été mal compris. Je ne suis pas contre la démocratie, c'est évident. J'ai toutefois l'impression que ce qui se passe là-bas n'est pas la démocratie du tout. Ce sont des batailles entre des élites, et par conséquent ce n'est pas cela la démocratie. La démocratie, c'est beaucoup plus ouvert que cela. Ils font des grandes affaires, comme des grandes messes, mais seulement ce n'est pas de la démocratie. Le président: Comme ils le font en Amérique du Sud, d'ailleurs. [Traduction] Le sénateur Graham: Supposons que la meilleure solution pour la Russie soit au moins une semi-démocratie, puisque vous avez indiqué, je crois, que les Russes en général ne sont peut-être pas heureux de la façon dont la démocratie s'est faite, du processus, ou de la façon dont elle s'est développée. Bien sûr, cela dénote un manque de confiance dans la structure ou le système, ce qui m'amène à vous demander qui fait les lois. Nous savons que le gouvernement a son mot à dire. Les partis de l'opposition ont-ils un rôle à jouer dans l'élaboration des lois? Les lois sont-elles justes? Laissez-moi vous donner un exemple. J'ai observé des élections dans des pays comme la Hongrie et la Bulgarie où sont en vigueur certaines des lois électorales les plus compliquées au monde. Cependant, en dernière analyse, les gens ont l'impression que la loi est juste parce qu'ils ont eu leur mot à dire. Est-ce que c'est le cas en Russie? Mme Debardeleben: Vous voulez parler de la loi électorale. Je ne pense pas que le problème en ce qui concerne la démocratie ait trait à la loi électorale. La loi électorale serait adoptée par le Parlement où tous les problèmes de représentation que j'ai mentionnés se poseraient. On n'a peut-être pas l'impression de participer directement à l'élaboration de la loi électorale. Je ne pense pas qu'on en ait contre la loi électorale comme telle, ni contre sa mise en oeuvre ou la façon dont les élections se déroulent. Dans nos sondages, nous avons demandé aux gens s'ils pensaient que l'élection était honnête. Un pourcentage élevé de la population croit qu'il y a de la malhonnêteté dans la façon dont les votes sont comptés ou dont il en est fait rapport. Cela a posé un problème particulier en 1993, lorsque la population a été appelée à se prononcer sur la Constitution et que le président avait besoin d'une participation électorale de 50 p. 100. Ce cynisme a diminué. Il a davantage à voir avec ce que je mentionnais tout à l'heure, c'est-à-dire le peu de liens entre l'élection et ce qui arrive ensuite. Autrement dit, si 25 p. 100 de la population vote pour les communistes et que le système de sécurité sociale reçoive aussi peu d'attention que le disait Mme Chandler, ou ne reçoive pas une attention suffisante, alors il faut se demander si la démocratie est efficace. Parce que des organismes internationaux comme le FMI et la Banque mondiale, comme les gouvernements occidentaux, peuvent dicter les termes de la réforme économique en assujettissant à des conditions l'obtention de crédits et diverses formes d'aide, le gouvernement ne réussit pas vraiment à défendre les vues exprimées par la population aux urnes. C'est plutôt de cette façon que j'interpréterais la situation. Et puis il y a le problème de la poule et de l'oeuf. La question est de savoir si les gens influent sur les lois, et la réponse semblerait être non, qu'ils n'ont pas l'impression d'exercer une influence sur les lois en général. Les gens n'ont aucun recours; ils ne peuvent pas s'en remettre à leurs députés et n'ont pas d'autres moyens non plus de s'assurer que la politique tient compte de leurs vues. Cela nous ramène une fois de plus à une gestion publique inefficace. C'est un problème non seulement de piètre représentation, mais aussi de mauvaise gestion. Les gens ne croient pas nécessairement que ce qu'ils ont exprimé par l'intermédiaire de leurs institutions démocratiques donne des résultats qui reflètent leurs intérêts réels. Je crois que le problème est plus grave encore. Le sénateur Graham: Comment les élections sont-elles financées? Mme Debardeleben: Les partis politiques qui obtiennent un certain pourcentage des voix ont droit à une aide, mais il reste que le financement de sources privées est une question importante, parce qu'il n'y a pas de système efficace de contrôle du financement public des élections. C'est une des raisons. Il y a aussi le fait que le gouvernement peut contrôler les médias, parce qu'une grande partie de ceux-ci appartiennent à l'État, comme nous venons de le mentionner, et sont pro-Kremlin. Les partis qui appuient le gouvernement ont beaucoup plus facilement accès aux médias durant les campagnes électorales, même sans avoir à débourser d'argent. Il n'est pas nécessaire qu'un paiement provienne de la caisse électorale. Le sénateur Graham: Les observateurs d'élections d'autres pays sont-ils les bienvenus? Mme Debardeleben: Oui. Il y en a déjà eu et, en général, la Russie a obtenu une très bonne note. Je ne pense pas que la fraude électorale pose un grave problème. Il y a eu le vote constitutionnel de 1993, mais, même là, les observateurs internationaux n'ont émis aucune condamnation. Ce n'est pas à ce niveau que le problème se pose. Le problème tient à la façon dont le gouvernement se conduit une fois que les élections ont eu lieu et au rapport entre les élections et ce que les gouvernements font. C'est d'ailleurs un problème qui se pose dans tous les pays jusqu'à un certain point. Cependant, le système institutionnel électoral russe, avec le président, le Parlement et le double exécutif, crée une situation où les élections parlementaires, en particulier, sont plutôt des véhicules inefficaces de la représentation. Le sénateur Graham: Je me demandais s'il existait des centres d'éducation démocratique financés par l'ACDI au Canada, une organisation de la Suède ou le National Democratic Institute de Washington. Mme Debardeleben: Je ne sais pas s'il y en a beaucoup, mais il en existe. À l'Université Carleton, nous avons récemment reproduit un manuel sur l'autonomie locale qui est utilisé dans différentes écoles secondaires du pays. Il y a de nombreux autres projets de ce genre qui sont vraiment sur la bonne voie. Le sénateur Graham: Je pense que nous devrions inviter Mme Chandler à faire des commentaires sur n'importe laquelle de ces questions si elle en a. Le président: En guise de commentaire, j'aimerais signaler que tous les graphiques, que j'ai trouvés très intéressants, semblent se rapporter à ce que Mme Chandler nous a dit. Si les Russes n'ont pas l'impression que les choses vont mieux pour eux, il est normal que le système, quel qu'il soit, les remplisse d'amertume, parce qu'il ne contribue en rien à améliorer leur vie. Je suppose que les choses ne changeront pas tant qu'ils n'auront pas une meilleure vie. À en juger par ce que Mme Chandler a dit au sujet du filet de sécurité sociale qui, de l'avis de nombreux Russes, a été complètement démoli, je ne suis pas surpris que les gens aient tendance à penser que c'était mieux avant. Le sénateur Grafstein: J'ai deux petites questions. Elles peuvent paraître différentes, mais je pense qu'elles sont reliées. La première a trait à la capacité du gouvernement central de lever des impôts. À mon dernier voyage en Russie, j'ai remarqué que la détresse s'expliquait en partie par le fait que les enseignants, les concierges, les retraités et les anciens combattants ne recevaient pas leur pension ou que celle-ci avait été considérablement érodée ou réduite. Les officiers de marine n'ont pas été payés pendant des mois. Pour être maintenu au pouvoir et être respecté, il faut pouvoir recueillir des fonds publics et les débourser. Dans quelle mesure le gouvernement central ou les États peuvent-ils imposer et percevoir des impôts? Mme Chandler: C'est un problème difficile. Le sénateur Grafstein: Vous n'avez pas parlé ni l'une ni l'autre de l'érosion de la capacité du gouvernement de fonctionner. Vous avez dit que le gouvernement n'avait pas fait ceci ou cela. Naturellement, s'il n'a pas d'argent, il ne peut rien faire. C'est le rôle de la common law par rapport au fait que de l'argent a été perçu par le gouvernement. Mme Chandler: Le problème de la perception des impôts comporte plusieurs aspects. Le premier est simplement l'idée de percevoir des taxes comme tel et d'en faire un élément important des recettes budgétaires, une chose qui a changé radicalement en Russie depuis l'effondrement de l'Union soviétique. Sous le système soviétique, l'État contrôlait l'économie et était donc en mesure d'exercer un contrôle beaucoup plus étroit qu'aujourd'hui sur les entreprises. Lorsque la situation a changé et que le gouvernement a dû se fier à différents mécanismes, comme la perception de taxes réelles, les choses se sont beaucoup compliquées pour lui. La perception des impôts pose un certain nombre de problèmes. Étant donné que les entreprises ont connu des périodes difficiles depuis l'effondrement du communisme, parce que la production a baissé et qu'un grand nombre d'entre elles ont de la difficulté à trouver l'argent dont elles ont besoin pour se financer, le gouvernement a de la difficulté à recouvrer leurs impôts. Le gouvernement est également préoccupé par la fraude fiscale, car il est difficile d'obliger les entreprises à payer des impôts, surtout quand il semble y avoir de si nombreux rapports non officiels entre elles, dont les opérations de troc et ainsi de suite. Quand de nouvelles entreprises privées sont créées, il est difficile de percevoir des taxes, parce que c'est un rôle nouveau pour le gouvernement. L'existence de l'entreprise privée est aussi une chose nouvelle. Les problèmes liés à la perception des impôts sont graves en eux-mêmes. Il faut ajouter à cela le fait que les besoins de la Russie en matière de budgets et de dépenses semblent ambitieux, compte tenu des impôts qu'elle peut percevoir. La situation est légèrement différente dans le cas des pensions, parce que, comme je l'ai indiqué, elles sont financées par des fonds qui sont distincts du budget du gouvernement. Cela s'explique par une réforme qui s'est opérée en 1990. Il y a un fonds différent pour la perception des revenus qui servent au paiement des pensions. Cette réforme avait pour but de mettre le régime de pensions à l'abri du budget et de faire en sorte qu'il y aurait suffisamment d'argent dans ce fonds pour payer les prestations. Toutefois, ce nouveau système est d'autant plus vulnérable qu'il doit en quelque sorte s'autofinancer en grande partie. Certains des problèmes de retards ou d'arriérés dans les pensions ou les prestations sociales sont reliés à des problèmes du régime fiscal et du budget dans son ensemble, mais ils sont attribuables aussi au fait qu'il y a eu création de nouvelles institutions qui doivent se financer elles-mêmes et qui en réalité ne sont pas encore en mesure de le faire. Le système fiscal a été difficile à réformer sur le plan politique. Il a été difficile pour le gouvernement et la Douma de s'entendre sur le type de régime fiscal de la Russie. Le sénateur Grafstein: J'ai une question à poser au sujet de l'indépendance de l'appareil judiciaire, j'ai remarqué que la Douma approuve en fait la nomination des juges de la Cour suprême constitutionnelle. Est-ce la façon dont les choses fonctionnent? Autrement dit, essayez de me dire le plus brièvement possible comment les juges sont nommés, selon quel mécanisme et en vertu de quel pouvoir. Mme Debardeleben: Voulez-vous parler des juges de la Cour suprême, de la cour constitutionnelle? Le sénateur Grafstein: Oui. Mme Debardeleben: Les juges de la Cour suprême sont proposés par le président, je crois, et approuvés par la Douma. Cela a posé des problèmes, mais dans le passé surtout. Le président Eltsine a démantelé la Cour suprême en 1993 lorsqu'elle a rendu certaines décisions qu'il n'aimait pas. Elle a été reconstituée en vertu de la nouvelle Constitution. Elle n'a pas pu entrer en fonction avant plus d'un an, parce qu'on ne s'entendait pas sur les juges. En raison de cette expérience, la cour s'est montrée réticente. Elle a rendu certaines décisions contre l'exécutif, mais elle a hésité à adopter des positions l'obligeant à taper le président sur les doigts. Une décision de la cour a permis la réforme du Parti communiste. C'était avant 1993. Puis, il y a eu les décisions controversées qui ont entouré le siège de la Maison Blanche et le démantèlement de la Douma en 1993. La cour est nommée et considère qu'elle a en quelque sorte des comptes à rendre, mais pas directement. Du moins en théorie, elle est protégée contre toute intervention politique directe. Cependant, si le président a pu la démanteler en 1993, il pourrait vraisemblablement le faire de nouveau. La cour n'a pas été un véhicule de contrôle du pouvoir exécutif aussi fort qu'on l'aurait espéré. C'est peut-être parce que c'est une jeune institution. D'autres pays ont un système analogue de nomination des juges de la Cour suprême, ou l'équivalent, et ont pu mettre sur pied des tribunaux assez efficaces. Cependant, en Russie, c'est un très jeune organisme. Le problème n'a peut-être pas trait tant au processus de nomination qu'à la confiance qu'on observera la Constitution si la cour outrepasse certaines limites. Le sénateur Di Nino: J'ai deux brèves questions. La première a trait à l'indépendance du gouvernement. La deuxième a trait aux données des sondages et à l'information de Mme Chandler sur la politique sociale et les différences entre les générations. Ma première question porte sur les obligations, ou à tout le moins sur les rapports que Poutine et ceux qui sont au pouvoir entretiennent avec les oligarques et d'autres personnes qui peuvent les influencer. Est-ce que ceux qui gouvernent jouissent vraiment d'une liberté d'action? Mme Debardeleben: C'est une question à laquelle il est difficile de répondre. Qu'est-ce que la liberté d'action? Il existe des liens financiers étroits entre divers éléments de la structure de l'État et il y a, par exemple, la question de NTV et de Gazprom, dans le cas de laquelle la majorité des actions appartiennent toujours à l'État. Cela veut dire que les profits vont non seulement au gouvernement, mais aussi aux actionnaires qui sont proches du gouvernement, ce qui donne à entendre qu'il n'y a pas autant de liberté d'action ou d'indépendance que nous le souhaiterions. Toute la notion de conflit d'intérêts, telle que nous l'avons définie dans le contexte canadien, n'est pas comprise en général. Ce concept doit être expliqué même dans les transactions les plus simples avec les Russes. Par conséquent, je ne pense pas qu'il y ait d'indépendance au sens où nous l'entendons. Cela fait partie du problème de la privatisation qui a consisté, dans bien des cas, à transférer d'anciennes entreprises d'État au secteur privé ou à des sociétés du secteur privé. La distinction entre le bien public et le bien individuel est très floue. Je dirais qu'il n'y a pas d'indépendance de la façon dont nous comprenons le concept. Pour ce qui est de votre deuxième question, j'ai tout simplement décrit différentes opinions. Nous avons fait des analyses beaucoup plus complexes et continuerons à en faire. L'âge est une variable qui influe sur les vues au sujet d'un grand nombre de choses que nous avons examinées. Les jeunes ont tendance à être plus en faveur de la réforme du marché, de la privatisation et de la démocratisation. Toutefois, la différence n'est pas très prononcée. Si vous regardiez un tableau, vous verriez une tendance, mais vous trouveriez quand même un nombre important de gens de toutes les catégories d'âge dans chacun de ces groupes d'opinions. Vous pourriez vous attendre à une tendance en fonction de la génération plus pro-marché et ne dénotant pas nécessairement une insatisfaction, tendance qui est surtout liée au revenu. Je pense que la grande différence, c'est que les jeunes ont tendance à être mieux nantis. C'est le contraire de notre société où le revenu augmente avec l'âge. Le revenu a tendance a diminué avec l'âge en Russie. Si vous incluez le bien-être matériel et la satisfaction, le facteur âge perd de son importance. Le sénateur Corbin: Un témoin précédent nous a dit qu'il n'y avait pas de lien entre le présent et le passé en Russie. J'ai été surpris. Vous avez dit que seulement 7 p. 100 des Russes ont voté? Mme Debardeleben: Non, 70 p. 100. La participation au scrutin est assez bonne. Le sénateur Corbin: En effet. Nous parlons des institutions, du point de vue des universitaires et de toutes sortes d'autres sujets, mais vous vous êtes toutes les deux concentrées sur des questions qui touchent la population de près. J'en suis très content. Les gens en Russie ont-ils vraiment changé au fil des siècles, depuis l'époque de la féodalité, du tsarisme, du soviétisme et j'en passe? De quelle manière, le cas échéant, l'attitude des gens face à leurs administrateurs a-t-elle vraiment changé, sans parler des enquêtes que vous avez faites? Pouvez-vous nous dire aussi où en sont les études russes au Canada et si notre bureaucratie comprend les véritables problèmes russes? Cela fait partie de notre étude. La question est peut-être trop vague, mais j'aimerais avoir vos commentaires à toutes les deux. Mme Chandler: Il est difficile pour une Occidentale de répondre à ce genre de question. J'ai fait mon premier voyage en Union soviétique en 1985. Les quelques premières fois que j'y suis allée, j'ai trouvé qu'il était difficile d'avoir des conversations vraiment ouvertes avec les gens que je rencontrais. Il était difficile de savoir quelles étaient vraiment leurs vues par rapport à ce qu'ils me disaient. Il y a eu plusieurs changements spectaculaires. D'après ma propre expérience, ils sont très ouverts aux idées nouvelles. Ce sont d'avides lecteurs et ils sont très critiques de ce qu'ils lisent. Ils ont moins peur de parler de leurs idées politiques. Ils sont probablement beaucoup plus au courant de la politique et des événements dans leur propre pays que de nombreux Canadiens. Ce sont des signes très positifs. Je n'ai observé aucune détérioration. Au moins certaines des personnes que j'ai rencontrées et certaines personnes instruites sont très intéressées par les ordinateurs et Internet et très aptes à les utiliser et à les adapter. C'est aussi prometteur. Les Russes font preuve de beaucoup d'énergie et de raffinement quand il est question d'apprendre de nouvelles choses et d'adapter de nouvelles technologies. Une constante dans la société russe est l'indépendance et l'aptitude à s'adapter à des conditions changeantes. C'est un véritable atout de pouvoir s'adapter à sa situation. Cependant, certaines personnes n'interprètent pas cela de la même manière et disent que l'indépendance a tendance à faire plus facilement accepter aux gens leurs institutions politiques, parce qu'ils se rendent compte qu'ils seront toujours les principaux acteurs dans leur vie. Mme Debardeleben: Il y a trois facteurs de continuité que je mentionnerais, parce que le passé de la Russie a une très grande influence, tant la période prérévolutionnaire que la période soviétique. Les choses ont changé durant la période soviétique. Ce fut une époque importante de changement. Pensons à la modernisation, à l'augmentation du niveau de scolarité, à la sécularisation et à l'exposition à l'internationalisation étant donné la multiethnicité du pays - mais ce sujet est beaucoup trop vaste. Trois facteurs de continuité expliquent en partie le paradoxe dont le sénateur Bolduc a parlé et qui est attribuable au fait qu'on soit en faveur de la démocratie tout en se montrant sceptique face à la réforme du marché. C'est très enraciné dans la culture russe. Ce n'est pas seulement une réaction aux résultats d'une mauvaise réforme; cela fait aussi partie de la culture. Premièrement, il y a l'idée que l'État devrait jouer un grand rôle, ce que Richard Pipes appelle «l'État patrimonial», l'État étant à la fois propriétaire et gouverneur. L'idée que l'État devrait s'occuper des gens est encore très enracinée, quoique les choses changent chez la plus jeune génération. Cette vue de l'État est certainement différente de la nôtre. Le concept du néo-libéralisme qui consiste à tout privatiser est étranger à la mentalité russe. Deuxièmement, les Russes n'accordent pas la même importance aux réalisations individuelles, à l'action et aux profits, et il y a une identification collective beaucoup plus forte qui va à l'encontre de l'idée de marché qui est de faire des gains économiques personnels le but premier de sa vie. Ce collectivisme est très fort, même chez les plus jeunes Russes, bien qu'il soit en train de s'affaiblir, surtout chez les plus jeunes qui sont économiquement favorisés. Troisièmement, la vie en Russie est caractérisée par une très forte spiritualité; il y a vraiment une âme russe. Les gens sont «profonds». Je ne sais pas quel autre terme utiliser. L'amour de la poésie, de l'art, de la culture est relié à la spiritualité - pas nécessairement religieuse, je dirais plutôt une recherche intérieure spirituelle. Cela va de pair avec le collectivisme, mais est en quelque sorte contraire à la notion de l'individu comme agent économique rationnel. Je ne pense pas que les Russes se voient ainsi, que ce soit leur principale motivation dans la vie. Ils aiment vivre confortablement, mais les gains économiques personnels ne sont pas leur but principal dans la vie. Par conséquent, ils peuvent endurer de la manière que Mme Chandler a décrite. Ils peuvent s'accommoder d'un tas de choses parce que la vie a un sens différent pour eux; ils ont un sentiment de solidarité humaine qui les aide à endurer un tas de souffrances. Ce sont là des éléments de continuité très forts. Ils engendrent des sentiments à propos des attentes politiques qui sont un peu différents des nôtres, et donnent lieu à une certaine insatisfaction et à une résistance aux réformes du marché. Cela ne veut pas dire que les choses ne peuvent pas changer, mais respectez-vous cette culture ou non? La démocratie pourrait entre autres consister à faire des ajustements dans les réformes que nous essaierions d'apporter dans la sphère économique et qui pourraient aller à l'encontre de certains éléments de la culture russe. Les études russes posent un grave problème, parce qu'on n'accorde pas assez d'importance à la langue russe. Vous pouvez envoyer toutes sortes de délégations canadiennes en Russie, mais si vous ne comprenez pas ce que les gens disent, et je dois travailler avec des interprètes, dans ce genre d'environnement - je ne sais pas au juste comment je pourrais vous dire cela - vous serez peut-être parfois déçus ou induits en erreur ou vous comprendrez mal ce qui se passe. Nous avons besoin de gens qui parlent russe dans tous nos programmes. L'étude du russe a fait l'objet de nombreuses coupures. Il y a de moins en moins de fonds dans les universités qui offrent le russe, surtout parce qu'elles suivent les tendances du marché. Notre gouvernement a besoin de ces gens, même si les entreprises n'ont pas l'impression d'en avoir besoin. Pour ce qui est de la compétence dans le secteur public, bon nombre de nos diplômés travaillent là-bas et je pense qu'ils sont très bons. Cependant, certaines personnes qui ne sont pas spécialistes de la Russie sont assez naïves à propos des projets. Cette naïveté est moins grande dans la mesure où on réussit à intéresser des gens qui étudient le pays. Il arrive souvent que des hauts fonctionnaires russes soient aptes à faire fonctionner le système, et les Canadiens doivent être également aptes à s'en apercevoir. Cela prend des gens qui comprennent la langue et la culture. Nous en avons, mais généralement pas dans des postes très haut placés. C'est tout ce que j'avais à dire. Le président: Je tiens à vous remercier toutes les deux. Nous devrons passer à nos prochains témoins et prendre une pause d'environ 10 minutes pour réorganiser la salle. Votre témoignage a été très intéressant. Je dois dire, en ce qui concerne la sécularisation de la Russie, qui a trait à la période soviétique, que l'une de mes conseillères est Mme Zirokofsky, ma voisine. Elle est Ukrainienne, bien sûr. Je la consulte toujours lorsqu'il y a quelque chose que je ne comprends pas. Je lui ai posé la question. C'était intéressant, parce que nous avons eu ici un témoin qui a dit qu'en 1917 tout s'était arrêté. Elle m'a répondu qu'il n'y avait pas eu tellement de changements là où elle vivait avant 1939. La persécution religieuse, si on peut l'appeler ainsi, a connu sa pire période entre 1951 et 1958, lorsque des prêtres travaillaient dans des usines et qu'il fallait baisser les rideaux quand il y avait un baptême. Puis, j'ai lu dans le Globe and Mail de la semaine dernière que le pape visiterait apparemment ce que je suppose être une cathédrale catholique grecque, et que le gouvernement ukrainien est inquiet parce qu'on y attend 2,5 millions de personnes, de la région orthodoxe grecque et de l'Ukraine j'imagine. J'ai l'impression que pas grand-chose n'a changé pour ce que le sénateur Corbin appelle les «gens ordinaires». Mme Debardeleben: Cet élément spirituel veut dire qu'il pourrait y avoir un renouveau si c'était permis. Le président: Merci beaucoup. Le sénateur De Bané: Parlez-moi de la question de la privatisation qui va à l'encontre de la culture. Mme Debardeleben: La réforme du marché. Le sénateur De Bané: Au Canada, les régions qui sont aux prises avec des difficultés économiques n'ont pas la même attitude face à l'État que les régions plus privilégiées. Dans certaines régions, les dépenses publiques représentent un pourcentage plus élevé de l'économie qu'en Russie. Tout dépend de l'endroit où on se trouve. Quand on a un revenu confortable, on comprend pourquoi l'économie de marché fonctionne. Toutefois, si on vit dans une région où elle ne fonctionne pas, alors l'appui sera mitigé, comme le montrent vos graphiques qui indiquent que la plupart des Russes pensent que la privatisation n'a rien de bon, et cetera. Mme Debardeleben: C'est plus ou moins ce que j'essayais de dire. Il y a un élément dans la culture russe qui va un peu à l'encontre de tout cela. Il y a d'autres valeurs liées à la solidarité et à l'identification collective qui entrent en jeu. Si on posait la question classique à un Russe, si on lui demandait s'il préfère que son voisin et lui-même soient pauvres ou que les deux aient une meilleure vie, mais que son voisin soit beaucoup plus riche que lui, il aurait tendance à choisir l'égalité et la solidarité plutôt que de grands écarts, même si les deux y gagnaient au change. La prédisposition culturelle est différente et on ne pense pas en termes d'agent économique rationnel. Je pense que cela pourrait changer. Si les gens constataient que la réforme économique donne des résultats, cela pourrait changer. Le sénateur De Bané: Les Russes ont cru pendant des générations que l'Ouest avait une démocratie théorique au sein de laquelle la plupart des gens étaient exactement les mêmes tandis que dans leur propre pays, ils avaient une véritable démocratie. Ils avaient des écoles, un toit, de quoi manger, et cetera. Si c'est ce qu'on leur a enseigné pendant des générations depuis 1917, cela a sûrement eu une influence quelconque. Mme Debardeleben: Pourquoi ce gouvernement a-t-il été porté au pouvoir dans ce pays en 1917? C'était en partie à cause de ses valeurs. C'était en raison de cette culture. Les choses ont un peu changé en ce sens que le gouvernement a été appelé à jouer un rôle différent. Le président: Merci beaucoup à nos témoins. Vos deux présentations étaient très intéressantes. Nos nouveaux témoins sont arrivés. Je voudrais d'abord régler avec vous une petite question de régie interne. Les huit membres du comité qui doivent aller à Washington sont les sénateurs Andreychuk, Austin, Bolduc, Corbin, Di Nino, Grafstein, Graham et Stollery. La liste que je viens de vous lire est-elle adoptée? Des voix: Adoptée. Le président: Je vous présente maintenant nos témoins suivants. Beaucoup d'entre nous ont rencontré M. Gillies à l'époque où il était député. Il comparaît aujourd'hui avec M. Dutkiewicz. Nous aimerions que votre présentation soit aussi brève que possible pour être certains d'avoir assez de temps pour poser nos questions. M. Piotr Dutkiewicz, professeur, Institut des études européennes et russes, Université Carleton: Honorables sénateurs, je suis très heureux et très honoré d'être ici aujourd'hui. Je suis un peu étourdi parce que je suis rentré de Russie tard hier soir; j'y suis allé à titre de conseiller auprès du ministre russe de l'Éducation, et nous avons discuté pendant sept jours et presque sept nuits de la réforme de l'enseignement supérieur dans le domaine des études sociales. Quand je lui ai dit que je devais témoigner devant votre comité ce matin, le ministre m'a demandé de vous transmettre ses salutations personnelles. Je vous apporte donc les salutations et les bons voeux du ministre Vladimir Fillipov. Ma présentation sera aussi brève que possible. Comme le dit un vieil adage sibérien, la vie est dure en Russie, mais heureusement, elle est courte. J'ai apporté à votre intention un échantillon de la nouvelle monnaie russe à l'effigie du président Poutine. Vous pourrez toujours essayer de vous en servir pendant votre séjour aux États-Unis. Je ne sais pas quel succès vous aurez, mais cela montre bien le nouvel état d'esprit qui règne en Russie; il n'est pas seulement anti-Américains, mais anti-Ouest en général. Je vais vous laisser également un exemplaire de l'étude préparée pour le Bureau canadien de l'éducation internationale. J'ai fait office de rédacteur et de conseiller principal pour cette étude sur la réforme de l'enseignement supérieur en Europe de l'Est, qui inclut un long chapitre sur la Russie et l'Ukraine. Elle comprend environ 600 pages d'information très récente sur cette réforme. Il y a trois grands points que je voudrais faire ressortir. Premièrement, la Russie connaît actuellement des changements profonds dans le domaine de l'éducation. C'est un secteur absolument énorme. La Russie compte environ 180 000 établissements d'enseignement. Chaque année, 35 millions de personnes, soit environ 23 p. 100 de la population, font des études quelconques. Et six millions de personnes travaillent dans ce secteur. Être ministre de l'Éducation en Russie, c'est toute une affaire! Deuxièmement, l'éducation y est encore très conservatrice. Le nouveau ministre, M. Fillipov, fait de son mieux, mais près de 60 p. 100 des enseignants sont âgés de 60 ans ou plus. Il y a d'énormes problèmes sur le plan de l'infrastructure, et aussi de la rémunération des enseignants. Environ 40 p. 100 d'entre eux ne reçoivent pas leur salaire dans les délais prévus; ils doivent parfois attendre de deux à trois mois. Et, dans l'extrême est de la Russie, il faut parfois patienter six mois pour toucher son salaire. Le président Poutine a demandé récemment au ministère de l'Éducation de respecter davantage ce qu'on appelle là-bas les «valeurs russes». Il est clair que le système d'éducation est en train de devenir un autre outil entre les mains de l'État russe. La réforme en cours vise quatre grands objectifs. Le premier consiste à rendre l'éducation plus compatible avec celle des pays occidentaux. Il y a des discussions sur l'établissement d'un système de crédits, d'un nouveau programme d'études, et ainsi de suite. La Banque mondiale fait du bon travail à cet égard, tout comme d'autres organismes internationaux. Malheureusement, le Canada n'y participe pas. Deuxièmement, les Russes se dirigent vers la mise en place de programmes plus diversifiés au niveau régional, ce qui laisserait plus de latitude aux écoles, y compris aux établissements d'enseignement supérieur. Troisièmement, dans le domaine des sciences sociales du moins, la Russie est maintenant beaucoup plus tournée vers l'Occident. C'est le cas depuis trois ou quatre ans. Ce que je veux souligner, c'est que l'éducation est plus libre et plus pluraliste qu'avant. Il y a une plus grande diversité régionale. Le système de gestion de l'éducation est mieux préparé, mais l'éducation en Russie est encore loin de répondre aux attentes de l'Ouest et, d'ailleurs, de nombreux Russes. Les Russes voient l'éducation comme un outil d'avancement. C'est pour eux un des seuls moyens de se hausser au niveau des normes occidentales. Ils font de formidables efforts pour rattraper l'Ouest. Mais le principal problème, c'est l'argent. Ce sera la première fois en dix ans que le budget de l'éducation connaîtra une hausse de 1 p. 100. Ce n'est pas beaucoup, mais c'est mieux que rien. L'infrastructure est dans un état déplorable. J'ai visité une vingtaine d'établissements d'enseignement la semaine dernière. Sauf pour les bureaux des recteurs ou des présidents de ces écoles, très chic et bien meublés, les immeubles sont terriblement mal en point. Il n'y a pas d'ordinateurs, par exemple. Le système d'éducation russe coûte par conséquent très cher parce que les frais d'entretien grugent jusqu'à 65 p. 100 du budget total consacré à l'éducation. C'est terrible. Je travaille en Russie et avec les Russes depuis 18 ans, avec un certain succès. La Russie applique actuellement ce que j'appelle une «politique de l'imitation». Elle cherche à imiter beaucoup d'institutions et de règlements occidentaux, y compris dans le domaine de l'éducation. Mais la mentalité russe - les programmes et les manuels russes - est encore là. Ce n'est qu'une imitation superficielle. Sous la surface, c'est la continuité. Je me rends compte de plus en plus que ce mélange d'imitation des systèmes occidentaux et d'héritage post-soviétique fera de la Russie un endroit très intéressant à étudier pendant 20 ans encore. Le sénateur Austin: Monsieur Dutkiewicz, j'aimerais avoir un éclaircissement. Vous avez dit que les autorités centrales voulaient que l'éducation reflète mieux les valeurs russes, mais vous avez mentionné aussi l'occidentalisation des objectifs et le désir d'adopter des méthodes plus compatibles avec les pratiques occidentales. Pouvez-vous m'expliquer tout cela? J'ai l'impression que c'est une question qu'on vous pose souvent. M. Dutkiewicz: Depuis 1991, le ministère de l'Éducation a subi d'énormes changements. Une loi adoptée en 1995-1996 a donné aux établissements d'enseignement supérieur beaucoup de liberté dans le choix de leurs manuels, de leurs programmes, et ainsi de suite. Cependant, depuis un an à peu près, depuis que le président Poutine est arrivé au pouvoir, la tendance s'est inversée. On insiste maintenant sur les normes d'éducation de l'État - la tendance est à une plus grande manipulation de l'enseignement supérieur - pour garder les établissements au pas. Je dirais qu'il y a un processus contradictoire. Au niveau de la base, c'est-à-dire dans les universités et les écoles secondaires, on cherche à se rapprocher des manuels et des programmes occidentaux. Mais au niveau présidentiel, on laisse entendre clairement que cette liberté à des limites et que les Russes devraient se tourner davantage vers les valeurs traditionnelles russes, axées sur la collectivité - les valeurs de la religion orthodoxe, de l'État et de l'autorité. Il y a donc deux tendances qui façonnent le système d'éducation. Je dois ajouter que l'actuel ministre de l'Éducation, M. Fillipov, est de tendance libérale; mais il reçoit ses ordres d'en haut. M. James Gillies, professeur, Schulich School of Business, Université York: Honorables sénateurs, je suis très heureux d'être ici. Il y a plus de dix ans qu'un gouvernement a été élu en Russie pour transformer l'économie dirigée en économie de marché. Pendant cette décennie, plusieurs pays, dont le Canada, ont beaucoup aidé à réaliser cette transition. Nous ne l'avons pas fait par générosité, mais parce que nous croyons tous que la stabilité de la Russie est un élément important de la réussite économique et de la prospérité mondiale. Il s'est passé beaucoup de choses pendant ces dix ans, mais il reste encore beaucoup à faire. L'utilisation massive de bons d'échange pour remettre les établissements d'État au secteur privé a entraîné des disparités notables sur le plan de la propriété, et sur le plan monétaire. Mais les progrès ont été remarquables, et je dirais qu'à peu près 60 à 65 p. 100 des gens avec qui nous faisons affaire en Russie ces temps-ci croient que la transition se fera et que ce sera une réussite. Je n'aurais jamais cru cela possible, étant donné que les Russes ont vécu pendant tellement longtemps dans une économie dirigée. Il y a deux choses qui ont fait toute la différence: la télévision et Internet. Les Russes de la nouvelle génération sont maintenant exposés aux valeurs du reste du monde, et ces deux technologies ont une énorme influence sur la façon dont l'économie russe se développe et se transforme. L'aide à la Russie est venue pour une bonne part de la Banque mondiale, du FMI, de l'OCDE et de la BERD, sous forme d'investissements directs. Comme vous le savez, ces efforts n'ont pas tous été couronnés de succès; en fait, il y a eu des échecs retentissants. Il n'est pas étonnant que cela ait ralenti le rythme des investissements dans l'économie russe. Il y a beaucoup de raisons à ces échecs, notamment le manque de fiabilité du gouvernement d'entreprise en Russie. À cause de cela, les investisseurs hésitent à consentir de l'argent aux entreprises russes ou à se lancer dans des coentreprises avec elles. Loin de moi l'idée de prétendre que l'amélioration du gouvernement d'entreprise résoudrait tous les problèmes. Mais c'est une condition nécessaire, sinon suffisante, à une véritable reprise des investissements. L'ACDI m'a demandé d'examiner ce que nous pourrions faire - et comment - pour améliorer le gouvernement d'entreprise en Russie. J'ai trouvé la question ridicule. Et j'ai répondu que, premièrement, nous devrions veiller à la mise en place d'un bon gouvernement politique avant de nous soucier du gouvernement d'entreprise. Je n'avais certainement pas l'impression qu'il pourrait être utile d'amener quelques dizaines de cadres russes au Canada pour qu'ils puissent participer à un programme de perfectionnement de deux semaines. En fait, je trouvais que ce serait tout à fait futile. Les gens de l'ACDI étaient d'accord, mais ils m'ont demandé de réfléchir encore un peu à la question, ce que j'ai fait. J'ai découvert, à ma grande surprise, qu'il existe déjà en Russie un certain nombre de programmes de maîtrise d'administration des affaires relativement bons. S'ils sont relativement bons, c'est parce qu'ils ont été élaborés par des universités d'Amérique du Nord et d'Europe de l'Ouest. Le meilleur exemple est celui de l'Université de Saint-Pétersbourg, où le doyen de l'école de commerce est un diplômé de l'Université de la Californie à Berkeley. Il y a des professeurs de Berkeley qui passent beaucoup de temps en Russie, tout comme des professeurs du Henley College et du Kingston College de Londres, et de Harvard également. Je n'en revenais pas quand j'ai découvert qu'on enseignait la stratégie et les pratiques commerciales contemporaines dans les universités russes et à divers autres endroits. À mon avis, si nous voulons apporter des changements systémiques en Russie, il ne sert à rien de nous concentrer sur les entreprises existantes et les cadres en place; il faut plutôt modifier le cadre d'enseignement. De cette façon, il sera possible de sensibiliser une nouvelle génération de jeunes entrepreneurs russes aux méthodes opérationnelles des entreprises modernes et aux fondements du bon gouvernement d'entreprise. Autrement dit, l'enseignement des préceptes du gouvernement d'entreprise doit se faire dans les universités russes, par des Russes, en russe et à des Russes, dans une optique contemporaine. Le problème, c'est qu'il n'y a personne pour assurer cet enseignement. En outre, il est difficile de déterminer exactement ce qu'il faut enseigner, parce qu'on ne peut pas prendre un programme occidental et l'imposer purement et simplement aux Russes; ce ne serait pas vraiment pertinent. Je suis ici surtout pour accorder mon vote de confiance et exprimer mes remerciements à l'ACDI, qui a reconnu que c'était la voie à suivre. Nous avons conclu qu'il fallait essayer de constituer un consortium d'universités d'Europe de l'Ouest et d'Amérique du Nord qui entretiennent déjà des liens avec les universités russes. De cette façon, nous pourrons déterminer s'il serait possible de mettre en place un programme qui permettrait de former efficacement les professeurs russes au gouvernement d'entreprise moderne. Ces professeurs pourraient ensuite retourner dans leur université pour participer à des programmes de perfectionnement des cadres et donner des cours sur le gouvernement d'entreprise et la stratégie commerciale aux gens de leur communauté. C'était une idée excellente, mais un peu difficile à réaliser. Premièrement, nous avons découvert qu'il nous fallait un partenaire russe; nous avons donc choisi l'école des hautes études économiques de l'Université d'État de Moscou. C'était un bon choix parce que cet établissement a des constituantes dans toute la Russie et que nous ne voulions pas que le programme soit confiné à Moscou. L'école a signé un contrat avec nous et s'est engagée à nous aider à répertorier les établissements d'enseignement et les professeurs qui pourraient être prêts à se joindre au programme. De plus, nous avons mis sur pied un conseil consultatif comprenant des représentants de la Banque mondiale, de l'OCDE, de la BERD et de l'ACDI, des professeurs de l'IMD de Suisse, de la London Business School, de l'Université du Michigan et de la Schulich School of Business, de même que quelques Canadiens dont certains avaient l'habitude de travailler avec des entreprises russes. Nous avons rassemblé tous les gens que nous avons pu trouver au Canada et qui connaissaient quelque chose à la Russie. Les représentants des restaurants McDonald's étaient un choix évident, mais il y en a beaucoup d'autres, surtout dans le domaine des ressources naturelles, qui nous ont beaucoup aidés. Nous avons demandé aux Russes de l'école des hautes études économiques de réaliser une étude sur ce qui se passait dans le monde de l'enseignement supérieur en Russie. J'ai un exemplaire de ce rapport, que nous pouvons vous laisser si vous voulez. Nous avons décidé que nous devions déterminer les principaux problèmes auxquels doivent faire face les cadres russes si nous voulions que notre enseignement soit pertinent. Nous avons donc organisé un séminaire pour en faire venir un certain nombre au Canada, pas tellement pour leur donner des cours sur le gouvernement d'entreprise, mais plutôt pour savoir quels étaient leurs problèmes. Laissez-moi vous dire que leurs problèmes sont nombreux, le plus important étant que personne ne respecte la loi. Il y a toutes sortes de lois, mais elles ne sont pas appliquées. Il est très difficile d'être cadre. Quand nous avons parlé de transparence à ces gens-là, quand nous avons mentionné leurs responsabilités vis-à-vis des actionnaires minoritaires, et ainsi de suite, ces concepts n'évoquaient absolument rien pour eux, même s'il s'agissait des présidents-directeurs généraux de certaines des plus grandes entreprises de Russie. Mais nous avons beaucoup appris. Je ne sais pas si les Russes ont appris quelque chose, mais nous avons beaucoup appris sur ce que nous devrons faire quand nous ferons venir des gens. Nous avons constaté que les Russes s'intéressaient beaucoup aux finances et aux moyens de trouver de l'argent, mais pas tellement aux rapports avec les actionnaires. En tout cas, nous avons trouvé ce séminaire utile, et eux aussi. Nous allons continuer parce que nous voulons que nos services demeurent pertinents. En fait, nous avons passé le printemps à choisir 20 professeurs, dans des universités de toute la Russie, qui viendront passer quatre semaines au Canada en juillet pour suivre un cours sur le gouvernement d'entreprise. Le processus de sélection a été intéressant. Il y a une association d'écoles de commerce en Russie, et nous avons fait appel à elle. La Fondation Sores, que beaucoup d'entre vous connaissent sans doute, nous a non seulement donné accès à ses listes d'universitaires, mais elle a aussi investi pas mal d'argent dans ce projet. Elle nous a beaucoup aidés. Pour finir, nous avons distribué des formulaires d'inscription dans 330 établissements. Comme l'a mentionné mon collègue, le nombre d'établissements d'enseignement en Russie est impressionnant. Nous avons reçu 80 demandes. Pour participer au programme, les candidats doivent parler anglais et être parrainés par l'université où ils travaillent; et l'université doit accepter d'offrir, à l'automne prochain, un cours de perfectionnement des cadres ou un cours aux cadres russes de sa localité. Les participants seront ici quatre semaines. Il y aura des professeurs russes de l'école des hautes études économiques qui viendront donner des cours, ainsi que des spécialistes du gouvernement d'entreprise qui connaissent la Russie. De plus, pour que le programme puisse continuer sur sa lancée, nous avons organisé à l'école des hautes études économiques un centre du gouvernement d'entreprise, que nous appuyons et avec lequel nous faisons de la recherche et rédigeons des histoires de cas sur le gouvernement d'entreprise en Russie. Ce travail est en cours. Nous cherchons maintenant pour le programme de gouvernement d'entreprise en Russie, à Schulich, une source d'information pour les entreprises canadiennes qui souhaitent faire des affaires en Russie. Le programme est géré par un très petit groupe. Le directeur est en ce moment à Moscou, où il interviewe les gens qui participent au programme. Nous nous attendons à recevoir ici un groupe d'universitaires de haut niveau. Nous pensons qu'à leur retour en Russie, ils pourront offrir un enseignement très efficace dans leurs établissements respectifs. Cela semble être un bon modèle. La Banque mondiale nous a déjà demandé si nous serions prêts à offrir ce programme en Chine. Le modèle consiste à choisir comme base une université du pays visé et à former les professeurs dans leur propre langue pour qu'ils puissent ensuite aller enseigner dans leur établissement. Soit dit en passant, nous n'irons pas en Chine; nous en avons déjà plein les bras à essayer de lancer notre programme en Russie. Mais nous allons probablement offrir un programme en Europe de l'Est, qui serait financé par la Banque mondiale et serait basé dans une université hongroise. L'idée qu'il faut penser à long terme et former les formateurs si on veut vraiment changer une économie, si on veut exercer une véritable influence sur son développement, semble maintenant bien acceptée. La solution, c'est la formation des formateurs. Nous n'avons pas l'impression que nous pourrions avoir beaucoup d'influence sur le gouvernement d'entreprise dans la Russie actuelle simplement en offrant quelques séminaires aux cadres russes en place. Premièrement, ils ont des habitudes bien ancrées. Ils y a des liens étroits entre la direction et le conseil d'administration des entreprises. Nous devons plutôt mettre en place un système qui permette aux nouveaux gestionnaires qui entrent dans le système d'apprendre - comme ils le souhaitent, d'ailleurs - ce que cela signifie de fonctionner dans une économie de marché, avec des organisations qui reçoivent des capitaux des gens, sous forme d'actions, et quelles sont exactement leurs responsabilités envers ces actionnaires. Ces changements viendront des jeunes entrepreneurs russes, qui arrivent dans le système; il y en a des centaines de milliers. C'est là que nous pouvons faire la différence. À notre avis, c'est un programme très efficace, fondé sur une bonne approche et une bonne optique. Je répète que je suis très heureux d'avoir été invité à venir vous parler de notre programme parce que cela me donne l'occasion de féliciter l'ACDI d'avoir consenti à y investir plus de trois ans de travail et trois millions de dollars. Nous croyons que le programme commence déjà à avoir une influence - peut-être pas majeure, mais une influence tout de même - sur l'enseignement dans les écoles de commerce russes. Il est très intéressant de constater que les écoles de commerce canadiennes réussissent très bien à l'étranger, peut-être mieux que celles de tous les autres pays. La terre natale de l'enseignement de la gestion, ce sont les États-Unis d'Amérique, comme vous le savez tous, mais les écoles américaines sont très centrées sur elles-mêmes et ont mis beaucoup de temps à s'ouvrir à l'extérieur. Les écoles canadiennes, grâce à l'appui de l'ACDI, offrent des programmes dans le monde entier depuis un quart de siècle. Nous offrons depuis 25 ans un programme de formation des professeurs chinois. On entend parfois des histoires d'horreur sur l'ACDI, mais je ne suis pas certain que les contribuables canadiens soient conscients du rôle important qu'a joué l'ACDI pour nous aider à mettre en place des programmes d'enseignement de la gestion dans ces pays-là. Et surtout, parce que nous avons pu offrir ces programmes, les écoles de commerce canadiennes sont beaucoup plus réputées sur la scène internationale que la majorité de celles des autres pays. Compte tenu de la mondialisation de l'économie, c'est une situation extrêmement avantageuse. Le président: Merci. C'était très intéressant. Le sénateur Grafstein: Monsieur Dutkiewicz, j'aimerais que vous me parliez des structures en Russie. Nous avons discuté avec des témoins précédents de l'indépendance - ou du manque d'indépendance - du secteur judiciaire. Au Canada, nos processus démocratiques ont commencé de différentes façons, mais l'évolution de notre système d'éducation a été une des racines de notre indépendance, de notre liberté et de notre régime constitutionnel. Si vous examinez les domaines où le système d'éducation canadien a été privé d'indépendance, vous constaterez que c'est là qu'on retrouve des problèmes ou des lacunes dans le processus démocratique. Je me suis penché sur cette question récemment, pour bien des raisons, mais le système d'éducation en Ontario a connu une évolution intéressante qui a mené à la Confédération. Essentiellement, comme dans le cas du secteur judiciaire, il y a eu presque une séparation du système d'éducation, qui a pu ainsi évoluer dans une atmosphère raisonnablement libre et indépendante. Nos écoles publiques et nos écoles secondaires sont, pour l'essentiel, dirigées au niveau local. Et il y a aussi l'évolution des universités. Tout cela a donné naissance à une répartition des pouvoirs, en vertu de la Confédération, selon laquelle l'éducation a été laissée aux provinces. Il y a actuellement - et depuis longtemps - un vif débat sur la nécessité d'un financement et d'une orientation du gouvernement fédéral, et sur le désir du gouvernement fédéral de se mêler davantage d'éducation. Les témoins hochent la tête. Je tiens donc à préciser pour le compte rendu qu'ils sont d'accord pour dire que la route a été longue et intéressante. Cela dit, parlez-nous de la Russie. Je sais à peu près comment l'éducation a évolué là-bas avant 1914, et même après 1917, mais dites-nous où elle en est aujourd'hui en termes constitutionnels. Qui est responsable de quoi? Vous avez dit que M. Poutine s'était mis tout à coup à parler de valeurs, ce qui implique un contrôle quelconque. J'aimerais que vous nous donniez un aperçu du fonctionnement du système en vertu de la nouvelle Constitution, de l'école primaire à l'école secondaire, puis à l'université. Pouvez-le faire brièvement pour nous? M. Gillies: Je ne connais rien à l'évolution du système jusqu'au niveau universitaire, mais je peux vous dire que le chancelier de l'école des hautes études économiques, qui est un établissement d'enseignement supérieur, est également membre de la Douma. La séparation de l'Église et de l'État n'est pas complète. Le sénateur Grafstein: De l'éducation et de l'État. M. Dutkiewicz: J'aimerais ajouter que la nouvelle Constitution russe de 1992 a supprimé le monopole de l'État sur l'éducation. Le sénateur Grafstein: Quand vous dites «l'État», pouvez-vous me dire quand vous parlez des États régionaux et quand il s'agit de l'État fédéral? M. Dutkiewicz: Le système d'éducation russe est fortement centralisé. Les ministres de l'Enseignement supérieur et de l'Éducation exercent un contrôle extrêmement serré sur tout le processus, grâce à plusieurs mécanismes. Il y a ce qu'on appelle les «normes d'éducation de l'État». En termes simples, elles imposent une série de conditions, par exemple le nombre d'heures d'enseignement dans une matière ou sur un sujet donné. Deuxièmement, il y a un système de licences. Si vous avez une licence, vous pouvez enseigner. Si votre licence est révoquée dans un secteur, par exemple les sciences politiques ou le commerce, vous ne pouvez pas enseigner ces matières-là. Le troisième type de contrôle, c'est ce qu'on appelle l'«accréditation». Vous pouvez perdre votre accréditation dans le système d'enseignement supérieur, par exemple, si vous n'avez pas assez de professeurs pour enseigner dans un domaine donné. Quatrièmement, il y a un système d'attestations d'État. Il s'agit du contrôle de la qualité par l'État, si vous voulez. Et, évidemment, l'aspect le plus fondamental qui vient chapeauter tout cela, c'est que l'éducation est entièrement financée par l'État. La Constitution de 1992 a rendu le système plus flexible en introduisant l'idée de l'enseignement privé. Par exemple, il y a 200 écoles secondaires privées et une quinzaine d'universités privées à Moscou seulement. Mais elles dépendent surtout de l'aide occidentale - ou du moins l'aide occidentale est essentielle à leur survie - et elles fonctionnent en partie en fonction de l'hypothèse selon laquelle le système va durer encore quelque temps. Autrement, elles pourraient connaître un problème sérieux. Le système est financé par l'État au niveau régional, ce qui veut dire que les fonds fédéraux sont répartis dans l'ensemble du système. Les régions ne sont pas responsables de l'éducation. Il y a au niveau régional divers organismes qui jouent un rôle subsidiaire dans la gestion de l'éducation. Il y a des conseils d'éducation et des ministères régionaux de l'Éducation. Mais ils n'ont pas grand-chose à dire dans l'orientation du système. La loi de 1996 sur l'éducation dit que les structures régionales devraient jouer un plus grand rôle et que les régions devraient débourser de l'argent pour l'éducation, mais à cause de la grande faiblesse du régime fiscal, le ratio de partage du financement entre le fédéral et les provinces est encore de 95 à 5, ce qui signifie que l'argent vient à 95 p. 100 du système fédéral et à 5 p. 100 environ du système local. Ces 5 p. 100 servent surtout à payer l'entretien en raison de l'état déplorable des immeubles, de l'infrastructure. Le sénateur Grafstein: Mais en définitive, c'est le gouvernement fédéral, par l'entremise du secteur exécutif, qui contrôle véritablement l'éducation? M. Dutkiewicz: Dans les faits, oui. Dans les règlements, non. Le sénateur Grafstein: En réalité, il le fait grâce à son argent et à son pouvoir de décision. M. Dutkiewicz: Exactement. Le sénateur Grafstein: Passons maintenant à l'autre question touchant l'évolution de notre système démocratique; l'indépendance des enseignants en est un élément très important. Commençons par les plus hauts niveaux. La notion de permanence dans les universités se rattache aux droits et aux prérogatives des professeurs, qui doivent être indépendants du gouvernement et pouvoir enseigner sans craindre de représailles. Encore une fois, il y a eu une longue évolution dans notre droit avant que nous ayons des professeurs permanents. L'histoire était plus complexe en Angleterre, et cela ne s'est pas fait facilement. Quel est le système de professorat? Comment devient-on professeur au niveau secondaire, par exemple, dans le système d'État? Est-ce que c'est aussi contrôlé par le gouvernement central? Est-ce qu'un professeur peut obtenir sa permanence, ou quelque chose de parallèle, dans le système russe? M. Dutkiewicz: L'idée de la permanence est de ne pas obliger les professeurs à rendre des comptes, et elle n'est pas aussi répandue en Russie qu'en Amérique du Nord. Il y a là-bas un système contractuel. Tous les cinq ans, les professeurs doivent se plier à un processus appelé «attestation» et ils obtiennent un contrat pour cinq ans. C'est ce qui se passe dans les établissements d'enseignement supérieur. L'Académie des sciences de Russie a un système de chercheurs et d'académiciens. Le statut d'académicien correspond à la permanence dans le système occidental, c'est-à-dire à l'indépendance complète. Cependant, la plupart des académiciens ne se retrouvent pas dans les établissements d'enseignement, mais dans les centres de recherche. La notion de permanence telle que nous la connaissons en Occident n'existe pas là-bas. Les professeurs du secondaire sont nommés pour dix ans, et le système est assez stable. Je n'ai pas entendu parler de professeurs qui auraient été intimidés ou dont le contrat n'aurait pas été renouvelé à cause de leurs opinions politiques. Il y a actuellement beaucoup d'autocensure en Russie; donc, même si, légalement parlant, les professeurs ont beaucoup de marge de manoeuvre pour appliquer différentes méthodes d'enseignement, ils font souvent de l'autocensure parce qu'ils se rendent compte que le modèle d'éducation occidental ne convient pas à l'environnement russe actuel. Cette autocensure est probablement le principal obstacle qui empêche les professeurs de 60 à 65 ans d'apporter des changements. Les plus jeunes sont très dynamiques, prennent beaucoup d'initiatives, introduisent de nouveaux cours et de nouveaux manuels. C'est différent. Mais, encore là, si l'État décide de les contrôler, il peut le faire efficacement. Le sénateur Andreychuk: J'aimerais poursuivre la discussion sur le même sujet. Vous avez dit qu'il y avait beaucoup d'autocensure et que certains voudraient injecter des valeurs russes dans le système d'éducation. Pouvez-vous nous dire si c'est attribuable à la désorganisation en Russie ou si c'est une attitude nouvelle qui vient du président Poutine? Autrement dit, on constate que la Russie a besoin de plus de stabilité, d'un meilleur contrôle et d'une meilleure organisation, ce qui exige une main ferme au niveau présidentiel. D'un autre côté, on peut craindre que ce soit plus qu'une main ferme et qu'il y ait un retour à un contrôle plutôt autocratique. Est-ce que vous pouvez déceler ce genre de chose dans le système d'éducation, monsieur Dutkiewicz? M. Dutkiewicz: Merci de poser la question. Je pense que le principal problème à cet égard, c'est le caractère tout à fait anarchique de la réforme de l'enseignement supérieur mise en place en 1992-1993. La prétendue «liberté nouvelle» a entraîné en pratique une évolution très chaotique dans le monde de l'éducation. En pratique, le processus de l'éducation s'est fractionné considérablement, et tout le monde s'est mis à enseigner des matières et des sujets différents et à se servir de manuels différents, qui n'étaient même pas approuvés par le ministère de l'Éducation. Après quelques années, nous constatons maintenant que les normes d'éducation, traditionnellement élevées en Russie, sont en train de s'effriter. Deuxièmement, l'autocensure fait également partie de la tendance actuelle selon laquelle les Russes veulent trouver leurs propres méthodes d'éducation. Ils ne veulent plus imiter les méthodes de l'Occident comme ils le font depuis sept ou huit ans. Et troisièmement, il faut voir d'où viennent les ressources dans la pratique. C'est un outil extrêmement efficace. Par exemple, si les étudiants n'ont pas d'argent pour acheter des manuels et que l'État en fournit gratuitement aux écoles, il peut évidemment mieux contrôler ce qui s'enseigne à ce niveau-là. L'État soutient actuellement plusieurs universités qu'il peut citer en exemple, non seulement parce que les normes y sont plus élevées, mais parce qu'elles essaient de mettre au point ce qu'elles appellent une «approche russe» en matière d'enseignement supérieur. Il y a toute une série de facteurs. Je ne dirais pas qu'il y en a un plus important que les autres. Il y a d'énormes tensions dans le monde de l'enseignement supérieur et des universités. Le sénateur Andreychuk: Est-ce que l'Église a quelque chose à voir avec ces tensions en éducation? M. Dutkiewicz: Pas tellement, c'est plutôt une affaire de générations. Il y a de jeunes professeurs, tant au secondaire qu'à l'université, qui voudraient un système beaucoup plus ouvert, beaucoup plus souple et plus orienté vers l'Ouest. Il y a donc un fossé évident entre générations. J'ai passé un certain temps à interviewer des gens, et les professeurs que je qualifierais de «bien établis» m'ont fait remarquer que je venais de l'Ouest et que j'essayais d'imposer les valeurs et le système de l'Ouest. Ils m'ont dit que ces valeurs n'étaient pas compatibles avec les leurs. Ils affirment que l'Ouest leur impose ses manuels, dont ils n'ont pas besoin et qu'ils n'aiment pas. En même temps, les jeunes professeurs ont une attitude entièrement différente. Ils veulent soit adopter ces manuels, soit travailler ensemble pour les adapter aux besoins et aux normes d'éducation russes. Ils veulent avoir cette possibilité parce qu'ils estiment qu'autrement, ils ne pourront pas enseigner les sciences sociales convenablement. Il y a des tensions, et elles vont persister un certain temps. L'aide occidentale, à mon avis et comme l'a dit M. Gillies, est absolument cruciale. Le Canada n'a pas de grand programme complexe, mais nous avons fait des choses fort intéressantes. Nous avons produit par un exemple un ouvrage sur le gouvernement local pour les écoles secondaires, et 100 000 exemplaires en ont été distribués gratuitement en Russie. Nous n'avons pas d'approche systématique au sujet de la mobilité dans l'enseignement supérieur, contrairement à ce que fait le Canada avec l'Union européenne et dans le cadre de l'ALENA, et nous n'avons pas de mécanisme du même genre pour aider les étudiants et les jeunes chercheurs, au niveau de la troisième et de la cinquième année d'études, à se rattacher au système occidental. Le sénateur Andreychuk: Monsieur Gillies, vous avez parlé de l'approche de l'ACDI au sujet du gouvernement d'entreprise et vous semblez fonder vos espoirs sur les jeunes entrepreneurs qui s'en viennent plutôt que sur ceux qui sont déjà là. Une partie du problème, à mon avis, c'est que quand nous avons abordé la question de la démocratie en Russie, l'attitude générale était que, d'une manière ou d'une autre, comme ils étaient bien éduqués, ils se contenteraient d'adopter notre système et que cela deviendrait automatiquement le nouvel ordre économique international. Allez-vous examiner la question de normes internationales et de quelque chose qui n'est pas vraiment occidentalisé, mais qui est maintenant un système mondial que les Russes devront respecter s'ils veulent prendre de l'expansion et travailler? Vous n'avez pas parlé de cet aspect-là, et j'aimerais savoir ce que vous en pensez. M. Gillies: La réponse à votre question, c'est que, oui, l'OCDE a établi des normes internationales au sujet du gouvernement d'entreprise. Elle tient des conférences à Moscou. En fait, la prochaine a lieu en juin. Comme vous le savez, l'OCDE n'a absolument aucun pouvoir - ce n'est en réalité qu'un club de discussion -, mais elle envoie des gens en Russie et beaucoup de membres d'organisations russes assistent à ses conférences. Le gouvernement d'entreprise suscite beaucoup d'intérêt en Russie ces temps-ci. Il est difficile de généraliser, mais nous sommes d'avis que ce sera la jeune génération qui voudra attirer les investisseurs parce qu'elle aura besoin de capitaux. Il n'y aura pas de coentreprises en Russie tant que nous n'aurons pas l'assurance que nos partenaires vont suivre des règles de gouvernement raisonnables. Nous espérons par conséquent pouvoir changer l'état d'esprit de la génération montante au sujet de la façon dont une entreprise devrait être gérée et gouvernée. De cette manière, les investissements vont arriver et la situation générale va s'améliorer, mais c'est une très lourde tâche. Le sénateur Andreychuk: Est-ce que cela a un rapport avec la stabilité politique, avec le fait que la primauté du droit doit être respectée, et ainsi de suite? M. Gillies: La primauté du droit est évidemment essentielle à toute forme de gouvernement, et certainement au gouvernement d'entreprise. Tant que le système judiciaire ne sera pas bien en place, il sera difficile d'instaurer un bon gouvernement dans les entreprises russes. Il y a d'innombrables lois. Le gros problème, c'est qu'elles ne sont pas appliquées. Nous avons passé beaucoup de temps à parler à des administrateurs russes qui représentent les intérêts du Fonds monétaire international ou de la Banque mondiale, et ils sont complètement découragés. J'ai parlé à un homme qui avait siégé au conseil de cinq sociétés Fortune 500 et qui avait ensuite décidé de travailler bénévolement pour la BIRD en siégeant à un certain nombre de conseils d'administration pour représenter les intérêts de la banque en Russie. Siéger au conseil d'administration d'une entreprise russe, ce n'est pas la même chose que de le faire pour une grande société britannique ou américaine, parce que les Russes ne comprennent tout simplement pas que l'entreprise appartient aux actionnaires, que la minorité a certains droits, et ainsi de suite. En fait, cet homme m'a dit qu'il avait toujours appliqué au gouvernement d'entreprise le principe voulant qu'il faut respecter la loi, du moins en théorie, mais qu'il s'était rendu compte qu'une entreprise qui respectait la loi en Russie courait à sa perte parce qu'elle devait verser des pots-de-vin à une foule de gens. C'est une longue bataille, mais la seule façon de faire changer les choses en Russie, c'est d'instaurer les principes du bon gouvernement d'entreprise dans le cadre de la primauté du droit. Le sénateur Corbin: J'aimerais moi aussi que nous parlions d'éducation, à la lumière des commentaires, des questions et des réponses que nous venons d'entendre. J'espère que ce n'est pas redondant, mais j'aimerais que nous démêlions certaines notions qui se rattachent au commentaire selon lequel l'éducation est un autre outil entre les mains de l'État, qui veut la faire correspondre davantage aux valeurs russes. Je m'inspire aussi d'une des questions que nous ont suggérées nos attachés de recherche. J'ai de la difficulté à comprendre exactement ce qui se passe dans la tête de l'État au sujet de l'éducation. Est-ce que ces velléités de contrôle du système sont une forme subtile de propagande intérieure? Comment peut-on séparer les notions de valeurs russes, de patriotisme et de nationalisme? Comment est-il possible de les concilier avec le développement à long terme de valeurs démocratiques véritables et authentiques? J'ai du mal à comprendre toute cette approche. Je le dis bien sûr en tenant compte des commentaires que vous avez faits au sujet du fossé entre générations et de la nouvelle façon de voir les choses. M. Dutkiewicz: C'est une question fondamentale. Je vais essayer d'y répondre, mais mes remarques vont probablement compliquer le casse-tête plutôt que clarifier les choses. Il y a trois choses. Premièrement, il y a de moins en moins de mes collègues russes qui demandent ce qu'est une véritable démocratie et pourquoi nous devrions avoir une société démocratique. Pourquoi devrions-nous introduire ces valeurs? Il y en a de plus en plus qui disent que ce n'est pas la démocratie qui compte. Ce qui compte, c'est le bien-être de la société. Sans ce bien-être, il ne peut pas y avoir de véritable démocratie. C'est l'ordre de priorités qui a changé. Au début des années 90, ce qui comptait avant tout, c'était l'adoption de valeurs démocratiques, l'application des lois du marché, et ainsi de suite. Et le bien-être venait après. Mais maintenant, la séquence est différente. Mes collègues font remarquer aujourd'hui que les valeurs démocratiques introduites au début des années 90 n'ont pas apporté la stabilité ni le bien-être. Par conséquent, il vaudrait mieux ne pas insister sur la démocratie. Cela se reflète dans le système d'enseignement supérieur, dans la façon dont les professeurs perçoivent leur rôle. Les programmes d'études sont beaucoup plus axés sur l'économie. On parle moins des valeurs démocratiques dans les manuels. On parle moins des valeurs occidentales, mais plus de l'identité nationale. La grande question actuellement, en Russie, c'est la définition de l'«identité nationale». Qui sont les Russes? Comment doivent-ils se présenter aux yeux du monde? Quel genre de politiques devraient-ils adopter pour élever la jeune génération dans les valeurs russes, pour faire contrepoint à l'influence de la culture populaire et des valeurs de l'Ouest? Pour ce qui est de votre question sur les distinctions entre les notions, je vais vous dire quelle est l'approche russe à ce sujet. La démocratie est un objectif lointain. Ce qu'il faut en ce moment, c'est de l'ordre. Si l'État est fort, la société ne pourra pas être mise à genoux; elle se tiendra debout et pourra affirmer que la Russie est une superpuissance, un joueur important sur la scène mondiale. Dans le domaine des sciences sociales, cette notion se traduit dans la pratique par l'introduction d'un plus grand nombre de cours sur la politique russe, et de cours de sociologie et d'économie davantage axées sur la Russie. Il y a de moins en moins de choses sur le reste du monde dans les programmes d'études. Il y a de moins en moins de politique comparative. Les autres programmes font plus de place à la politique russe. En pratique, cela signifie que la Russie se coupe du reste du monde. Cela signifie qu'il y a plus de cours axés sur la Russie et moins sur les autres pays, en géographie, en politique, en sociologie et en littérature. Mon rôle a été de dire aux Russes qu'ils devaient équilibrer leurs programmes. L'éducation nombriliste ne mène nulle part. Je leur ai dit qu'ils devaient s'ouvrir sur le monde, qu'ils devaient comprendre qu'il est bon de se comparer aux autres et qu'ils devaient prendre à l'Ouest ce qu'il a de mieux à offrir. Mais il est plus difficile de faire passer ce message en Russie ces temps-ci. Le sénateur Bolduc: Mes questions s'adressent à M. Gillies. J'en ai deux. La première porte sur le groupe de cadres dont vous nous avez parlé. Est-ce qu'ils dirigent des entreprises d'État ou des sociétés commerciales? M. Gillies: Des sociétés commerciales. Le sénateur Bolduc: Deuxièmement, est-ce que ce sont des cadres du plus haut niveau? Vous avez parlé de jeunes cadres. Est-ce qu'il s'agissait de cadres supérieurs ou intermédiaires? M. Gillies: Nous essayons d'avoir des gens des échelons supérieurs. Lors de nos séminaires pour les cadres, il y avait des présidents-directeurs généraux, ce qui était très intéressant. Notre séminaire destiné aux universitaires était axé davantage sur l'enseignement. Je dirais que c'était à un ou deux niveaux en dessous. Ici, ce seraient des vice-présidents, par exemple. C'est le groupe que nous pensons pouvoir influencer. Nous ne pouvons pas faire grand-chose avec les gens en place. Le sénateur Bolduc: Vous êtes maintenant un universitaire, mais vous avez été - et vous êtes encore - un très bon économiste. Vous êtes bien connu. Ma deuxième question porte sur la croissance économique en Russie. À la place du gouvernement canadien, comment réorienteriez-vous les programmes de l'ACDI? Je sais que le vôtre est bon, mais nous sommes pas mal présents en Russie. Comment vous y prendriez-vous pour essayer d'y améliorer la croissance économique? M. Gillies: Je n'ai pas réfléchi sérieusement à la question, mais je suis d'avis que la plupart des programmes d'aide et de subventions, qui consistent simplement à donner de l'argent aux organisations existantes pour la construction d'un barrage ou autre chose du genre, sont du gaspillage. Il faut une approche à long terme. Il faut essayer de changer les valeurs fondamentales. La question du sénateur Corbin au sujet des valeurs russes était intéressante. Je dois faire attention à ce que je dis, parce que chaque nation a ses propres valeurs, mais les valeurs sont de plus en plus homogènes. Je suis parfois sidéré quand je parle à mes collègues russes dans les universités. Ce sont pour la plupart des économistes et des professeurs qui enseignent dans des écoles de commerce, pas des scientifiques. Ils connaissent très bien les revues économiques de l'Ouest, beaucoup mieux que nous ne connaîtrons jamais les revues économiques russes. Ils savent que la nouvelle génération est fermement convaincue que, si la démocratie finit par s'implanter en Russie, ce sera la même chose que dans tout le reste du monde. Il y a un lien étroit entre la liberté politique et la liberté économique. Les Russes doivent renforcer leurs institutions et leur cadre institutionnel. À la place du gouvernement du Canada, c'est là-dessus que je concentrerais mes efforts. La meilleure façon de dépenser de l'argent en Russie actuellement, c'est certainement de le consacrer à la réforme du système judiciaire, par exemple. Quant à savoir comment réformer le système judiciaire et réglementaire, c'est une question intéressante. Je m'excuse de vous parler de moi, mais c'est tout ce que je connais. On nous a demandé d'élaborer un programme pour les organismes de réglementation des bourses des valeurs mobilières, du marché boursier, et ainsi de suite. Cela aurait été impensable il y a dix ans, mais les marchés commencent à évoluer en Russie. Ils n'iront cependant pas loin tant qu'il n'y aura pas de règlements régissant les marchés de capitaux. Il y a une importante législation sur le gouvernement d'entreprise en Russie, mais elle ne voudra pas dire grand-chose tant que la structure institutionnelle ne sera pas en place. Si j'étais responsable de l'ACDI, j'essaierais de consacrer le plus de fonds possible aux moyens visant à susciter un changement institutionnel. Cela aurait priorité sur la construction de voies ferrées. Le sénateur Bolduc: Si je vous ai posé cette question, c'est parce que plus j'écoute les témoins ce matin et mieux je comprends l'opinion générale, plus je me dis que tout dépend vraiment de la situation individuelle de chaque Russe. Les jeunes croient qu'ils n'ont rien à perdre, et c'est pourquoi ils souhaitent adopter les idées et les modes de vie de l'Occident. Les gens plus âgés pensent à leurs pensions, et ils veulent évidemment les protéger. Fondamentalement, c'est ce qui se passe, et j'imagine que c'est la même chose pour les professeurs d'université, les hauts fonctionnaires, les militaires et les autres. M. Gillies: Vous avez tout à fait raison. On cherche d'abord à protéger ses propres intérêts avant de penser à ceux de la société. Le sénateur Austin: Pour compléter mes connaissances sur le système d'éducation en Russie, pourriez-vous me dire ce qui existe en Russie dans le sens de l'enseignement universitaire ouvert? Y a-t-il un programme d'enseignement pour les jeunes adultes qui sont dans le domaine de l'économie ou des sciences sociales, qui veulent travailler et parfaire leur éducation? Y a-t-il un système équivalent à ce que nous appelons «l'université sans murs»? Est-ce qu'il existe un système de ce genre sur une base permanente? M. Dutkiewicz: Oui, il existe un système de ce genre pour les adultes depuis 40 ou 50 ans. Mais il perd du terrain. Le système d'enseignement supérieur en Russie n'est pas branché sur les besoins du marché du travail. Il y a un énorme fossé entre l'enseignement et les exigences du marché du travail. Nous avons essayé d'expliquer aux Russes qu'ils ne devraient pas produire d'historiens de l'art moderne parce qu'ils ne pourront jamais fournir de l'emploi à des centaines de milliers d'entre eux. C'est un des aspects. Le deuxième fossé est de nature économique. Il n'y a pas de subventions pour les Russes qui suivent des cours d'éducation des adultes; la plupart d'entre eux doivent donc payer, et il y a de moins en moins de programmes pour adultes qui sont subventionnés par l'État. Les programmes sont offerts sur une base d'efficience économique, et les gens ne peuvent pas se les payer. Le troisième fossé concerne le financement. Étant donné que les ressources sont limitées et qu'il faut faire des choix entre l'éducation des jeunes et celle des adultes, on a décidé de consacrer la majeure partie des ressources à l'éducation de la jeune génération. Les ressources fournies par l'État pour ces programmes d'enseignement sont à la baisse. Encore là, ils existent en théorie dans la plupart des grandes universités, mais les inscriptions ne sont pas aussi nombreuses qu'il y a quelques années. Le sénateur Austin: Combien y a-t-il de Russes ou d'Ukrainiens qui étudient au Canada aujourd'hui, dans toutes les disciplines? Est-ce que c'est un groupe important? Par exemple, il y a 53 000 étudiants chinois aux États-Unis et à peu près 5 000 au Canada. Quels seraient les chiffres correspondants pour la Russie? M. Dutkiewicz: Je ne sais pas quels sont les chiffres, mais d'après ce que nous savons du marché, je dirais qu'il y a environ 300 à 500 étudiants qui arrivent de Russie chaque année. Le principal obstacle à ces échanges, ce sont les frais de scolarité imposés aux étudiants étrangers. Il y a seulement les Russes riches - ceux qu'on a appelés les «nouveaux Russes» - qui ont les moyens de les payer. Les étudiants russes s'inscriraient en plus grand nombre s'ils étaient exemptés des frais de scolarité applicables aux étudiants étrangers et s'ils pouvaient payer des frais équivalents à ce qu'ils devraient débourser chez eux. Le sénateur Austin: La réponse est assez évidente. Est-ce qu'il n'est pas dans l'intérêt du Canada et de la Russie d'offrir des conditions attrayantes pour inciter les jeunes Russes à venir étudier au Canada? L'ACDI ne serait-elle pas bien inspirée d'essayer de mettre en place un programme de ce genre? Est-ce que ces Russes ne comprennent pas mieux le système de valeurs canadien après avoir passé du temps ici, et rencontré nos étudiants et nos professeurs? M. Dutkiewicz: À mon avis, ce serait un des meilleurs investissements que le Canada pourrait consentir. C'est important politiquement, parce que ces gens-là vont retourner en Russie non seulement avec des connaissances, mais avec un système de valeurs. Ce serait aussi utile socialement, parce que nous pourrions changer la situation à l'intérieur de la Russie. C'est un investissement à long terme, mais je pense qu'il pourrait être extrêmement judicieux. M. Gillies: L'ACDI parraine un programme visant à amener des étudiants russes au Canada. Il existe depuis un certain nombre d'années, mais c'est un petit programme. J'oublie comment il s'appelle, mais il porte le nom d'un des anciens présidents russes. M. Dutkiewicz: C'est le programme Eltsine. Les fonctionnaires des niveaux supérieurs s'en servent pour des visites à court terme; ils ne font certainement pas partie de notre groupe cible. Le ministère russe de l'Éducation dispose d'un fonds spécial pour envoyer des étudiants au Canada, et il offre cinq bourses par année. Ce sont des bourses extrêmement intéressantes à tous égards, puisqu'elles s'élèvent à 25 000 $US par année par étudiant. Cinq étudiants en bénéficient chaque année. Étant donné la population de la Russie et la taille du système d'éducation canadien, cinq étudiants, ce n'est pas suffisant. Évidemment, si ces cinq étudiants ont été choisis pour venir au Canada, vous pouvez parier que ce sont les fils et les filles de Russes très haut placés. Le sénateur Austin: Monsieur Gillies, la seule raison - qui est une raison nettement intéressée - pour laquelle les pays dont je connais un peu la situation adoptent les principes du gouvernement d'entreprise, c'est que cela attire les investisseurs. Les pays comme la Chine, par exemple - bien que leur système ne soit pas parfait -, ont maintenant des entreprises inscrites à la bourse de New York ou d'ailleurs. Ils appliquent, à petite échelle, les modèles occidentaux de gouvernement d'entreprise afin de solliciter des capitaux étrangers pour leur économie. Pensez-vous que la Russie produise assez de capitaux pour répondre à ses propres besoins? Ces capitaux peuvent être mal utilisés ou transférés hors du pays. Mais il me semble que ce levier pour promouvoir certains critères de gouvernement d'entreprise qui nous sembleraient acceptables pourrait être attrayant pour les Russes, s'ils ont besoin de capitaux étrangers, et qu'ils seraient sans doute prêts à répondre aux exigences des investisseurs étrangers. S'ils n'ont pas besoin de capitaux étrangers, le gouvernement d'entreprise ne peut pas vraiment être un incitatif. Qu'en pensez-vous? M. Gillies: Comme vous le savez, l'économie russe est relativement forte, à sa façon. Le rouble est très solide sur les marchés étrangers parce que l'économie est fondée sur les ressources naturelles. Le sénateur Austin: Le prix du pétrole a une influence. M. Gillies: Oui, une influence importante. Mais, dans l'ensemble, les Russes ont besoins de capitaux. Si nous avons pu faire autant de progrès auprès d'autant d'universités, c'est parce qu'ils reconnaissent la nécessité d'un meilleur gouvernement. Vous vous rappellerez que le FMI et la Banque mondiale y ont littéralement perdu des milliards de dollars et qu'ils n'y retourneront pas. La BERD est présente là-bas, elle perd des millions, et tout le monde s'en fiche; même la BERD s'en fiche. Elle ne le sait même pas. La réalité, c'est que personne ne veut retourner. Il faut régler ce problème si nous voulons assurer le succès des coentreprises. Il ne fait aucun doute que les entreprises russes souhaitent être inscrites aux bourses internationales. Mais elles ne pourront jamais l'être si elles ne mettent pas d'ordre dans leurs affaires. En ce qui a trait à l'éducation permanente à l'extérieur du système, la Fondation Sores a littéralement investi des centaines de millions de dollars en Russie pour ce qu'elle a appelé «l'université sans murs». J'ai été très étonné de constater que, quand nous avons voulu trouver un moyen rapide et facile d'envoyer des demandes d'inscription pour notre programme, nous avons pu nous servir du site Internet de cette université sans murs. Les universités russes commencent à être reliées au réseau. Il était possible de télécharger notre formulaire à partir de toutes les universités. Ce qui me fait dire que ce n'est pas une économie primitive. Les systèmes de communications modernes, l'utilisation d'Internet et les autres outils de ce genre sont bien développés. Le directeur de l'école des hautes études économiques, l'école de commerce de là-bas, est venu 200 fois en Amérique du Nord. Il détient un doctorat de l'Université du Michigan. Ce n'est pas un pays arriéré. Il y a des bases sur lesquelles construire. Il faut que le cadre institutionnel prenne forme. Une fois que ce sera fait, si c'est possible, une fois que ce cadre sera solide et que le pays sera gouverné dans le respect de la loi, tout ira bien. Quand j'ai commencé à travailler avec ces gens-là il y a trois ou quatre ans, j'aurais dit que les risques d'échec étaient de 60 p. 100. Je dirais maintenant que ce sont les chances de réussite qui s'élèvent à 60 p. 100. Il y aura beaucoup d'obstacles à franchir, mais je dirais que, d'ici une dizaine d'années, la Russie devrait avoir une économie de marché relativement bien implantée et devrait fonctionner raisonnablement bien. Le sénateur Di Nino: Je voudrais seulement faire un commentaire sur les écoles privées. J'aimerais savoir qui fréquente ces écoles, qui en établit les programmes et qui les finance. Les résultats qu'elles obtiennent sont-ils sensiblement différents de ceux des écoles publiques? M. Dutkiewicz: Premièrement, les écoles privées s'autofinancent. L'État ne les aide pas. Deuxièmement, elles choisissent elles-mêmes leurs programmes. Autrement dit, elles sont tout à fait libres d'en introduire de nouveaux. Elles doivent cependant consacrer un nombre d'heures donné à certaines matières. Elles peuvent aussi se servir des manuels qu'elles veulent. Elles peuvent écrire leurs propres manuels s'ils sont approuvés par le ministère de l'Éducation, dans le cadre du système de certification spéciale, ce qui n'est pas difficile à obtenir. Troisièmement, les frais de scolarité peuvent varier de 300 $US à 1 500 $US par mois. C'est donc un obstacle important pour bien des gens, mais les élèves viennent d'un peu partout. Il y a des enfants de la classe moyenne et des enfants de riches. Il y a aussi des gens qui vendent leur voiture pour pouvoir envoyer leurs enfants dans ces écoles parce qu'ils pensent qu'ils y recevront une meilleure éducation. L'enseignement qui y est offert est beaucoup plus interactif. Ces écoles transmettent aux enfants non seulement des connaissances, mais des valeurs. Les enseignants sont pour la plupart jeunes et dynamiques. Les écoles sont assez bien équipées sur le plan de la technologie moderne: ordinateurs, Internet, et ainsi de suite. Presque tous les enfants ont accès à un ordinateur, par exemple. Elles sont très bien branchées sur le plan technologique. Elles collaborent avec beaucoup d'écoles occidentales, surtout en Europe et aux États-Unis. Elles étaient considérées comme des pionnières, qui offraient une meilleure éducation que beaucoup d'autres écoles. Certaines écoles secondaires administrées par l'État les ont cependant rattrapées assez vite depuis deux ou trois ans, et font de plus en plus concurrence aux écoles privées. Alors que les écoles privées étaient très populaires entre 1993 et 1996, certaines personnes ont commencé à se demander depuis deux ans et demi s'il était préférable d'investir leur argent dans des études à l'école privée ou d'inscrire leurs enfants à l'école d'État, puis de les envoyer à l'Ouest pendant un an ou deux pour qu'ils bénéficient d'une éducation à l'occidentale. Bien des gens choisissent la deuxième option. Ils économisent de l'argent en envoyant leurs enfants dans une école d'État, après quoi ils leur font faire des études à l'Ouest pour un an ou deux. Le sénateur Graham: Vous dites que l'éducation en Russie est fortement centralisée. À part dans les écoles privées, pouvons-nous supposer qu'il y a une certaine uniformisation dans l'ensemble du pays? M. Dutkiewicz: Oui. Il y a ce qu'on appelle des «normes gouvernementales» pour chaque matière. Le sénateur Bolduc: On nous a déjà dit que rien n'était jamais appliqué. Pouvez-vous nous en dire plus long à ce sujet-là? M. Dutkiewicz: Les normes sont plus ou moins appliquées, en effet. Le sénateur Graham: Avez-vous dit que l'âge moyen des enseignants était de 60 ans ou plus? M. Dutkiewicz: Je ne sais pas quelle est la moyenne, mais normalement, dans un groupe de dix enseignants, il y en aura quatre d'environ 30 ou 40 ans, et six dans la soixantaine. Cela reflète dans une large mesure l'échelle des salaires. Le salaire moyen d'un enseignant dans une école secondaire de Moscou est d'environ 60 $US à 80 $US par mois, tandis que le salaire de base d'un professeur d'université est d'environ 200 $US par mois. Le sénateur Graham: Vous avez dit aussi qu'à peu près 40 p. 100 des professeurs n'étaient pas payés dans les délais prévus? M. Dutkiewicz: Oui, surtout dans les régions éloignées. Le sénateur Graham: Vous avez ajouté que les retards dans le paiement des salaires pouvaient atteindre deux ou trois mois, ou même six? M. Dutkiewicz: En effet. Le sénateur Graham: Est-ce que cela ne décourage pas sérieusement les gens de se lancer dans l'enseignement? Est-ce que c'est la même chose partout, dans les universités aussi bien que dans les écoles? M. Dutkiewicz: Les professeurs d'université sont généralement payés assez rapidement. Ce sont les enseignants des écoles secondaires des régions qui doivent patienter le plus longtemps. Cette situation dissuade en effet beaucoup de jeunes de choisir une carrière dans l'enseignement. Cependant, dans une des universités très reconnues, à Moscou ou à Saint-Pétersbourg, où il y a des subventions et où on a accès à l'argent de l'Ouest, beaucoup de mes collègues gagnent l'équivalent du salaire moyen en Occident. Le sénateur Graham: Ma question se rattache au dilemme que le sénateur Austin a évoqué, à propos de certains commentaires que vous avez faits au début. Vous avez dit que le président Poutine avait demandé au ministre de l'Éducation d'aligner davantage l'éducation sur les valeurs russes. Mais vous avez dit ensuite que, de façon générale, les études en sciences sociales étaient plus orientées vers l'Ouest. Et vous avez parlé aussi d'un sentiment anti-Américains et anti-Ouest dans la population. Vous avez dit que le Canada échappait parfois à ce sentiment. J'aimerais savoir si le Canada est considéré de la même façon que les États-Unis et s'il est visé lui aussi par cet anti-américanisme général. M. Dutkiewicz: Le Canada est considéré comme un pays très amical et très différent des États-Unis. Tout le monde le dit. Ce qui veut dire que la Russie n'entretient pas les mêmes relations avec nous qu'avec les États-Unis. Le Canada ressemble à la Russie sur le plan géographique, et pour ce qui est des paysages et des mentalités. Les Russes trouvent plaisir à collaborer avec les Canadiens. J'ai la chance de pouvoir rencontrer les décideurs des plus hauts niveaux en Russie parce que je viens du Canada. Je n'aurais pas le même succès si je détenais un passeport américain. Le sénateur Graham: M. Gillies nous a parlé de l'utilité des investissements consentis par le Canada pour améliorer le système judiciaire. Un de nos témoins précédents a suggéré que nous offrions plus de bourses pour permettre à des Russes de venir au Canada. Monsieur Gillies, combien de ces gens resteraient au Canada? Est-ce qu'ils retourneraient tous en Russie? M. Gillies: Nous n'accepterions pas des gens dans notre programme sans qu'eux et leur université s'engagent à ce qu'ils retournent chez eux. Ils doivent retourner. La principale difficulté, c'est d'obtenir que l'université s'engage à offrir le programme, ce qui est aussi une condition d'acceptation. Le sénateur Grafstein: Monsieur Gillies, un remarquable ancien sénateur, qui a aussi été un des grands dirigeants de notre pays, m'a déjà dit que les responsabilités des conseils d'administration pouvaient être divisées en deux. Le premier aspect consiste à choisir, à congédier et à payer les cadres, surtout des niveaux supérieurs. Le deuxième consiste à s'assurer qu'ils sont honnêtes et qu'il y a un comité de vérification solide et indépendant. Pouvez-vous nous dire une ou deux petites choses au sujet du rôle du comité de vérification dans le gouvernement d'entreprise en Russie? Est-ce qu'il y a des comités de vérification indépendants là-bas? M. Gillies: Non. Mais ce qui est vrai aussi, c'est que les administrateurs canadiens sont particulièrement inefficaces pour embaucher et congédier des présidents-directeurs généraux. Il est à peu près impossible de se faire congédier quand on est PDG au Canada. Le sénateur Grafstein: Nous le savons bien. Nous ne demandons pas la perfection, nous demandons la conception. C'est la réponse que je prévoyais. Cela nous amène à une question sérieuse, à savoir comment il se fait que les firmes de vérification internationales puissent approuver une vérification. Autrement dit, la vérification ne vaut même pas le papier sur lequel elle est écrite s'il y a autant d'exceptions à la règle. Comment est-ce que cela fonctionne? M. Gillies: Vous constaterez, je pense, que de plus en plus de firmes de vérification internationales refusent de donner leur approbation. Elles ne veulent pas signer. Elles se contentent de déclarer qu'elles ont examiné les livres dans la mesure où elles ont été autorisées à le faire, et ainsi de suite. Elles ne procèdent pas vraiment à une vérification en bonne et due forme comme celle à laquelle nous pourrions nous attendre. Le sénateur Grafstein: Enfin, comment ces entreprises peuvent-elles espérer pouvoir s'inscrire aux bourses nord-américaines? M. Gillies: Elles ne pourront pas le faire tant qu'elles n'auront pas changé. Nous essayons de les amener à changer. Le président: Merci monsieur Gillies et monsieur Dutkiewicz. Nous reprendrons nos travaux à 13 heures. La séance est levée.