Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères
Fascicule 11 - Témoignages
OTTAWA, le mardi 6 juin 2001
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui à 15 h 30 afin d'examiner, pour en faire rapport, les faits nouveaux en matière de politique, de questions sociales, d'économie et de sécurité, en Russie et en Ukraine, les politiques et les intérêts du Canada dans la région, ainsi que d'autres sujets connexes.
Le sénateur A. Raynell Andreychuk (vice-présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La vice-présidente: Aujourd'hui, nous allons examiner, pour en faire rapport, les faits nouveaux en matière de politique, de questions sociales, d'économie et de sécurité en Russie et en Ukraine, les politiques et les intérêts du Canada dans la région, ainsi que d'autres sujets connexes.
Notre témoin est le professeur Sergei Plekhanov, de l'université York. M. Plekhanov exerce à l'heure actuelle les fonctions suivantes: professeur associé, Département des sciences politiques; coordonnateur, Programme des études postcommunistes, Centre d'études internationales et de sécurité de l'université York; associé principal, Centre d'études russes et est-européennes, Université de Toronto; consultant, Agence canadienne de développement international. Soyez le bienvenu.
M. Sergei M. Plekhanov, professeur, Centre d'études internationales et de sécurité, université York: C'est pour moi un honneur de comparaître en ces lieux pour évoquer les questions liées à la poursuite de l'évolution de la société russe. Je me rends compte que vous avez consacré un temps infini à l'étude des questions complexes posées par les réformes survenues en Russie et en Ukraine, les changements intervenus au sein de ces sociétés, l'évolution des politiques gouvernementales, etc. Je suis sûr que tout cela vous laisse quelque peu perplexes. Bien des gens qui s'efforcent de comprendre l'évolution russe ont dû méditer les paroles prononcées à la radio par Winston Churchill lors d'un débat parlementaire en octobre 1941:
Il est très difficile de prédire l'avenir de la Russie. La Russie est un casse-tête à l'intérieur d'une énigme entourée de mystère.
Notre tâche ne me paraît pas moins ardue aujourd'hui alors que la Russie se transforme et évolue dans bien des domaines.
Cette tâche est rendue encore plus difficile par le fait que ces dernières années on a vu de signes de rétablissement de l'ancien régime. Malgré tout ce que l'on a pu dire sur les changements survenus en Russie au cours de la dernière décennie, les observations les plus récentes nous laissent penser que les choses sont restées pratiquement les mêmes derrière une façade de grands changements.
La Russie reste un sujet de discussion complexe et délicat. Je m'en tiendrai à quelques éléments principaux et je répondrai ensuite à vos questions.
De nombreux signes nous laissent entrevoir que ces deux dernières années, la Russie a atteint un nouveau stade de développement postcommuniste. Je le qualifierai de «politique de l'ordre.»
Nous pouvons considérer la période allant de la fin des années 80 jusqu'à l'an 1999 ou 2000 comme une période axée sur la liberté, le démantèlement d'un pouvoir très centralisé et la redistribution des pouvoirs au sein de la société. En conseillant à tous les responsables de la société russe de: «saisir autant de pouvoirs qu'ils pouvaient en absorber», Boris Yeltsine a marqué le point culminant de cette évolution vers la liberté.
Lors de la nouvelle étape qui a débuté en août 1999, l'accent a été mis sur l'ordre. On a cherché à rebâtir un pouvoir centralisé. On a voulu rétablir le pouvoir des États afin d'aider la Russie à faire face à ses difficultés.
Cet abandon de la politique de liberté en faveur de la politique de l'ordre a ses raisons d'être.
Dans l'ensemble, c'est l'aboutissement logique de l'évolution d'une société postrévolutionnaire. Toute société qui est passée par où est passée la Russie au cours des dernières décennies en vient inévitablement à privilégier une remise en ordre. Une période postrévolutionnaire est nécessaire pour rebâtir la stabilité et permettre à la population de bénéficier en toute quiétude des libertés retrouvées lors de la période antérieure.
Il est bien connu que la dialectique entre la liberté et l'ordre requiert un équilibre difficile à obtenir. Par conséquent, il est tout à fait logique, étant donné les règles de l'évolution de la société, de mettre l'accent sur l'ordre, comme on le fait actuellement.
On peut déterminer la deuxième cause en observant les 28 pays qui ont fait la transition entre le communisme et une autre forme de société. On a sous-estimé l'importance du rôle joué par l'État pour réformer le marché et mettre en place une société civile plus forte.
On a privilégié le démantèlement de l'État. On a voulu aider et stimuler les forces du marché. Les ouvrages rédigés au sujet de la période de transition, y compris les études faites par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, nous enseignent que pour créer une économie de marché stable, viable et forte, et pour paver la voie à la démocratie, il convient de renforcer le rôle de l'État.
La Russie passe par une phase de transition postcommuniste. En fait, nous n'avons pas suffisamment souligné l'importance du rôle de l'État. Au cours des 25 dernières années, on s'est plu à considérer le gouvernement comme la source de tous les maux et le recours aux marchés comme étant la solution. La Russie, sur ce point, a suivi le courant et elle redécouvre aujourd'hui que l'État est un instrument vital pour la société.
La troisième cause tient à la tradition et à la culture politique de la Russie. La tradition, en Russie, a toujours été de confier à l'État un rôle primordial lorsqu'il s'agit d'effectuer des changements de société.
Nous devons considérer l'État russe comme faisant partie à la fois du problème et de la solution. Lorsqu'on cherche à savoir comment faire fonctionner la société russe, comment faire en sorte que la Russie soit forte et comment développer la Russie, il est fondamental de se pencher sur le rôle de l'État.
L'histoire de la Russie se caractérise par le coût élevé de la sécurité et du développement dans un pays qui couvre 11 fuseaux horaires. En règle générale, une société est mieux à même de se redéployer et de s'organiser de manière efficace et productive lorsqu'on peut faire un bon compromis entre la sécurité et le développement. Les coûts liés à la sécurité pourront être plus élevés qu'ailleurs, mais on aura éventuellement un sol riche et l'accès aux routes du commerce. De cette manière, on peut se permettre de payer plus cher pour sa sécurité étant donné que le coût du développement est moins élevé. Il se peut aussi que ce soit le contraire. On peut avoir des coûts de développement plus élevés qu'ailleurs, mais habiter un endroit sûr qui permet d'économiser sur les coûts liés à la sécurité. Une telle société peut ainsi dégager davantage de fonds et de ressources pour se développer et se doter d'une forte économie de marché. Il en résulte une forte société civile et, par conséquent, un État qui fonctionne.
Tout au long de son histoire, la Russie a dû faire face à des coûts très élevés, tant du point de vue de sa sécurité que de son développement. Il était donc absolument inévitable que l'État qui est apparu sur ce territoire ait été extraordinairement fort, et cela au détriment de la société.
La question fondamentale de l'équilibre des pouvoirs entre l'État et la société a été résolue en Russie il y a des siècles et un État terriblement fort est apparu. Cette situation a obligé la société à obéir aux ordres de l'État et de ses dirigeants.
C'était une solution puisque la Russie a non seulement retrouvé son indépendance à la fin du XVe siècle, mais a pu en outre rebâtir un pays fort. Elle a pu résister à des attaques et à des invasions répétées. Cet État particulièrement fort a bien fait ses preuves en garantissant la sécurité essentielle et la viabilité du pays.
L'inconvénient, c'est qu'en privilégiant la sécurité, on n'a pas vraiment permis à la société de se doter des institutions économiques, politiques et sociales nécessaires à la modernisation de la Russie. Il lui fallait se moderniser pour se maintenir au même niveau que les sociétés de l'Europe et de l'Amérique du Nord. Ces autres sociétés avaient adopté des systèmes politiques différents.
La Russie a dû composer pendant longtemps avec des régimes militaristes et autocratiques donnant des ordres à la société. Cette organisation était justifiée, et elle n'était possible que parce que l'on considérait, au sein de la société, que c'était là la seule façon de diriger la Russie. On estimait que seul un pouvoir fort et centralisé pouvait diriger la Russie en insistant sur les besoins de la défense et de la sécurité.
On peut parler d'un «complexe d'insécurité». Ce complexe caractérise la pensée et la psychologie russes depuis de nombreux siècles. On a le sentiment que la Russie est une société en danger. On estime qu'elle a de nombreux ennemis et, pour rester forte et en sécurité, il faut que l'État concentre les pouvoirs. On considère par ailleurs qu'il faut que le principal dirigeant soit fort et puisse commander tous les autres.
Voici ce qu'a déclaré à la fin du XIXe siècle, lors d'une autre période de réforme libérale russe, l'un des grands historiens de la Russie, Vassili Kliuchevsky: L'État qui est apparu autour de Moscou aux XVe et XVIe siècles avait une caractéristique principale, c'était celui d'un État en ordre de bataille. Dans cet État, il n'y avait pas de citoyens, mais seulement des comman dants, des soldats et des ouvriers, ces derniers travaillant pour nourrir les soldats.
Cette renonciation aux libertés civiles en faveur d'un pouvoir fort s'explique en partie par le fait que les citoyens russes ont accepté volontairement de se ranger en ordre de bataille. Pourtant, il arrive périodiquement que tout s'écroule. On peut citer, par exemple, la défaite russe aux mains des Japonais au début du XXe siècle, puis celle qui a suivi l'affrontement sans réel vainqueur entre la Russie et l'Allemagne lors de la Première Guerre mondiale.
Cette société en ordre de bataille s'écroule aussi sous l'effet d'une évolution pacifique lorsque la population veut obtenir davantage. Souvent, c'est parce qu'elle souhaite vivre mieux, avoir des produits de meilleure qualité, accéder plus facilement à l'économie de marché et obtenir davantage de droits politiques.
Chaque fois que cette société en ordre de bataille disparaît et que l'on remet en cause l'organisation traditionnelle de la Russie, cette dernière voit s'ouvrir la possibilité de procéder à des réformes libérales.
Cette possibilité est apparue pour la dernière fois lorsque Mikhail Gorbatchev a cherché à rationaliser le régime communiste. Ce régime se caractérisait par l'importance extraordinaire conférée aux méthodes bureaucratiques de contrôle social. C'était au coeur du régime. Cela a permis à la Russie de se moderniser rapidement entre les années 30 et les années 50. La Russie a ainsi pu, alors qu'elle s'appelait l'Union soviétique, battre Hitler. Toutefois, on pouvait voir par ailleurs, à la fin du XXe siècle, que ce régime était au coeur des difficultés de la Russie.
Les réformateurs russes ont donc considéré cet État bureaucratique centralisé comme un problème et non pas comme la solution. Ils ont tout d'abord procédé à des réformes modérées sous la direction de Gorbachev et la radicalisation s'est ensuite accentuée tout au long des années 80. Il en est résulté finalement un démantèlement complet de l'État soviétique qui a vu le renversement du Parti communiste et le passage à des réformes radicales sous la direction de Boris Yeltsine.
La Russie a embrassé le libéralisme occidental avec une ferveur qui a frappé de stupeur la plupart des observateurs. Elle s'est lancée dans la voie du libéralisme occidental sans être tout à fait prête à en adopter les principes d'une façon qui aurait permis la relance de l'économie russe.
Bien des gens ont fait observer que les Russes ont cherché à en faire trop, et trop vite. C'est d'ailleurs peut-être une caractéristi que de la psychologie russe, que l'on retrouve dans de nombreux contes de fées, où le grand prince russe resté endormi dans son palais pendant une longue période se réveille soudainement pour accomplir de grandes choses. C'est bien ainsi qu'a procédé la Russie pour mener à bien ses réformes: elle a cherché à faire trop de choses en allant trop vite.
Toutefois, ce n'était pas simplement une question de précipitation; cela tenait aussi à l'application de certaines politiques au problème véritable que devait affronter la Russie au cours des années 90.
C'est la conclusion à laquelle sont arrivés les critiques des réformes de Yeltsine ainsi que de nombreux participants à ces réformes. C'est de toute évidence ce qu'ont pu observer nombre de citoyens russes. De manière générale, on a pu observer qu'il y avait comme un défaut dans la façon dont on avait mis en oeuvre les réformes libérales et qu'il existait un certain décalage entre les réalités russes et les solutions occidentales adoptées par la Russie.
Il est très facile de critiquer aujourd'hui les réformes libérales en Russie parce qu'elles n'étaient pas viables à long terme. Elles avaient entraîné une concentration encore plus grande des pouvoirs. Les inégalités entre les 10 p. 100 les plus riches et les 10 p. 100 les plus pauvres au sein de la population russe avaient augmenté considérablement.
Les statistiques divergent lorsqu'il s'agit de mesurer ces inégalités, mais des estimations sérieuses parlent d'un rapport de un à cinq ou six. Je me réfère à la période qui va du début à la fin des réformes. Les statistiques plus récentes font état d'un rapport de un à 20, à 25 ou à 30.
Cette montée des inégalités a créé une situation qui a fait dire récemment à Natalia Rimashevskaya, l'une des principales sociologues russes qui est directrice de l'Institut d'études socioéconomiques de la population à Moscou, que l'avenir n'est prometteur que pour 20 p. 100 de la population russe. Pour les 80 p. 100 restants, il y a peu d'espoir. Les gens ne voient pas comment ils vont pouvoir s'en sortir et comment ils vont pouvoir améliorer la situation.
On a de bonnes raisons de critiquer la façon dont les réformes ont été mises en oeuvre en Russie. Il faut bien avouer que ces réformes ont fait apparaître une nouvelle oligarchie. La plupart des gens qui avaient le pouvoir avant la chute du communisme l'ont non seulement conservé mais l'ont en outre accru en le modifiant et en l'utilisant plus efficacement qu'auparavant.
Parallèlement, lorsqu'ils considèrent la position de la Russie dans le monde, bien des gens vont vous dire, avec de bons arguments à l'appui, que la Russie a été progressivement marginalisée. C'est uniquement en raison de ses capacités nucléaires et du nombre de têtes nucléaires qu'elle possède que la Russie peut être considérée comme une grande puissance.
Bien entendu, elle est une grande puissance en raison de ses dimensions physiques, de sa position stratégique en Eurasie et de l'étendue de son territoire. Par contre, pour ce qui est de la taille de son économie, de sa compétitivité sur les marchés internationaux, de ses politiques sociales, de l'espérance de vie de sa population et de l'évolution de ses statistiques démographiques, la Russie apparaît de plus en plus comme un pays en perte de vitesse. C'est d'ailleurs un véritable effondrement à bien des égards.
Il en est résulté un sentiment d'échec et l'impression que les réformes libérales ont compliqué la vie de nombreux Russes parce qu'elles ont enrichi une petite minorité de la population et ont augmenté ses pouvoirs. On a aussi le sentiment que les réformes libérales ont amoindri la sécurité de la Russie et l'ont rendu moins puissante dans le monde.
Naturellement, lorsqu'une société adopte ce genre d'attitude, certains changements sont nécessaires. Il en est résulté cet abandon de la politique de la liberté en faveur de la politique de l'ordre. En parlant de «politiques de l'ordre» on fait une description générale. On peut imaginer différentes formes d'ordre dans la Russie d'aujourd'hui. On pourrait aussi parler de manière générale de «rétablissement d'un État fort» dont il faudrait répertorier les caractéristiques. De quelle force parle-t-on - militaire, économique ou politique? Quels sont les intérêts exprimés par un État fort?
La nouvelle vague de luttes politiques auxquelles on assiste aujourd'hui en Russie est en train de trancher ces questions. Nous voyons que le nouveau gouvernement russe est très déterminé à poursuivre les réformes du marché. Nous voyons aussi un gouvernement qui insiste, en la personne du président Vladimir Poutine, sur le fait que la Russie est un pays européen qui continue à s'engager dans la voie de l'occidentalisation.
Parallèlement, les dirigeants russes insistent désormais sur le fait que la Russie va se moderniser, se réformer et s'occidentaliser tout en restant fidèle à ses traditions. Voilà qui nous amène à nous interroger. De quel genre de traditions parle-t-on? Envisage-t-on le rétablissement d'un système de relations entre l'État et la société qui traditionnellement est une source de difficultés pour la Russie? Veut-on rétablir un mécanisme dotant l'État de trop de pouvoirs, faisant en sorte que l'élite ne ressente pas la pression du peuple, s'accommodant de l'absence de droits et permettant à l'État de privilégier la sécurité au détriment du développement? Peut-on entrevoir le rétablissement de ce genre de régime politique en Russie?
C'est l'un des scénarios possibles, mais je pense qu'il est encore trop tôt pour dire que la Russie est prête à retomber dans l'autoritarisme du passé.
En grande partie, cela dépend de la capacité des citoyens russes à s'organiser et à s'impliquer face à leur propre État et à leur propre gouvernement. Ils doivent utiliser tous les moyens à leur disposition pour s'assurer que l'État, devenu plus fort, réponde non seulement aux intérêts de l'élite et des nouveaux riches, mais aussi tienne compte des intérêts de la grande majorité de la population russe.
Je vois deux difficultés, et c'est là-dessus que je terminerai mon exposé. Il faut tout d'abord nous inquiéter du fait que l'on continue à préconiser, du moins dans certaines sphères du gouvernement russe, les mêmes politiques économiques que celles qui, tout au long des années 90, ont contribué au marasme de l'économie russe et à la terrible montée des inégalités au sein de la société russe. Certes, les réformes dues à l'économie de marché sont douloureuses, mais elles l'ont moins été dans certains pays que dans d'autres. Certains pays ont mieux réussi que d'autres au cours de la période postcommuniste et leur économie a pu être relancée. Malheureusement, ça ne s'est toujours pas produit en Russie.
Les politiques établies dans le cadre des réformes économiques russes présentent des failles. Loin de nous féliciter de voir que les Russes restent fidèles aux grandes orientations de la politique économique suivie par Yeltsine, nous devrions craindre que ces réformes, qui ont causé tant de difficultés au cours des années 90, continuent à en causer à l'avenir.
Il conviendrait éventuellement de modifier l'orientation de la politique économique. C'est d'ailleurs l'une des grandes questions qui est débattue actuellement au parlement russe par les réformateurs de l'économie de ce pays.
En second lieu, la Russie risque de ressentir de plus en plus un manque de sécurité dans un monde considéré de plus en plus hostile. Nous avons observé une montée des sentiments anti-occidentaux et anti-américains au sein de la société russe. Nous avons vu apparaître des politiciens jouant de manière démagogique sur ce sentiment. C'est là que le risque de voir la Russie retomber dans son vieux modèle de relations entre l'État et la société se fait de plus en plus grand. Les citoyens russes ont permis à leurs dirigeants d'être autoritaires et à l'État russe d'être trop fort au détriment de la société. Ils l'ont fait parce qu'ils estimaient que la Russie était en danger et entourée d'ennemis. Ils ont l'impression de subir les pressions exercées par d'autres puissances plus fortes que la Russie.
Lorsque les dirigeants occidentaux cherchent à établir le type de relations le plus souhaitable avec la Russie, il leur faut éviter soigneusement de prendre des mesures risquant d'intensifier le sentiment d'insécurité en Russie. Les occidentaux doivent prendre bien soin de ne pas relancer le complexe d'insécurité traditionnellement ancré dans les mentalités et dans la tradition politique russe.
Je suis tout disposé à répondre à vos questions.
La vice-présidente: Je vous remercie. C'était particulièrement intéressant.
Le sénateur Graham: En quoi le Canada risque d'accentuer le sentiment d'insécurité de la Russie? Est-ce que ce serait, par exemple, en donnant son appui au système de défense antimissile nucléaires, dont on a beaucoup parlé?
M. Plekhanov: Le sentiment d'insécurité que l'on retrouve en Russie vient de l'impression que la Russie s'est affaiblie tandis que l'occident est devenu fort. Ce sentiment de faiblesse a de nombreuses causes. La défaite de l'armée russe en Tchétchénie en 1995-1996 a donné aux Russes l'impression qu'ils étaient faibles. L'incapacité du gouvernement russe à résoudre le «problème tchétchène» par des moyens militaires a bien fait comprendre aux Russes qu'ils n'avaient pas une puissance militaire suffisante pour vaincre les Tchéthènes. En Tchétchénie, les Russes ont compris que leur armée était dans un bien triste état. L'état de l'économie russe, qui n'exporte véritablement que du pétrole, du gaz et des armes, s'aggrave constamment, ce qui a fait prendre conscience à la Russie que la crise interne était grave. On est de plus en plus frappé par le fait que l'Ouest a continué à progresser et à se lancer dans la mondialisation, alors que la Russie a été laissée de côté.
Lorsqu'on considère les dépenses et d'où proviennent capitaux, on s'aperçoit que les capitaux continuent à fuir la Russie. Les capitaux n'entrent pas en Russie; ils fuient le pays. La question reste posée: comment la Russie va-t-elle pouvoir inverser ce flux?
Ce sentiment d'insécurité, cette impression de faiblesse face à l'Ouest, sont exacerbés par les décisions que prennent à l'occasion les États-Unis et l'OTAN en ce qui a trait à la sécurité et aux relations internationales.
Ainsi, la guerre du Kosovo a été l'un des événements ayant contribué à renforcer le sentiment d'insécurité en Russie. Cet événement y a été particulièrement mal ressenti. Il est venu renforcer les thèses de ceux qui, au sein de la société et du monde politique russe, estiment que tout partenariat avec les pays occidentaux est une erreur. Ils considèrent que la Russie doit craindre les menaces posées par les pays occidentaux.
Il y a de nombreux arguments qui militent en faveur de cette thèse voulant que les Russes soient menacés par les pays occidentaux.
Le Programme national de défense antimissile est considéré par la Russie comme une menace étant donné qu'il risque d'éliminer le seul point fort que conserve encore la Russie, soit celui des armes nucléaires. Bien entendu, lorsqu'on considère la situation dans sa réalité, lorsqu'on compte le nombre de têtes nucléaires russes et les difficultés techniques qu'implique la mise en place d'un système de défense antimissile viable, il est possible d'écarter d'un revers de la main les craintes russes en disant qu'elles sont exagérées. Dans un avenir prévisible, la Russie aura un nombre garanti de têtes nucléaires lui permettant de faire une deuxième frappe, et les Américains éprouveront bien des difficultés à mettre en oeuvre un système de défense antimissile efficace.
Par conséquent, toutes ces tendances, venant alimenter le sentiment d'insécurité russe, ne vont pas se combiner de si tôt, surtout lorsqu'on sait que les Russes ne vont pas rester les bras croisés. Ils vont agir de manière à répondre à la menace.
Le véritable danger vient du fait que la menace posée par le Programme de défense antimissile pour la sécurité de la Russie a créé en Russie une mentalité différente de celle qui existait au cours des années 90. Lors de ces années-là, les Russes avaient le sentiment de n'avoir pas d'ennemis et de ne pas avoir à se préoccuper de leur sécurité extérieure. Ils estimaient que leurs seules préoccupations devaient porter sur le développement économique et politique. Ils considéraient que les pays occidentaux, les États-Unis en particulier, étaient des amis et des partenaires.
La situation est bien différente aujourd'hui. Le Programme de défense antimissile est très important et la façon dont Bush a abordé la question avec la Russie a été très révélatrice. La Russie a été traitée avec une grande désinvolture. Elle n'a pas été considérée comme un partenaire, mais comme une puissance de troisième catégorie tombée pratiquement dans les poubelles de l'histoire. Les Américains ont semblé se comporter comme s'ils se moquaient éperdument de ce que les Russes pouvaient penser du Programme de défense antimissile. C'est ce qui s'est passé dans un premier temps, lorsque l'administration Bush s'est lancée dans cette opération. Aujourd'hui, cependant, le ton et les discours de l'administration Bush sont différents.
Les Russes ont bien des difficultés à accepter les propositions de modification par les États-Unis du traité ABM. Nous ne devons pas sous-estimer l'importance de cette question lorsqu'on la replace dans le cadre du maintien d'un partenariat entre la Russie et les États-Unis.
Le risque d'une attaque de missiles de faible capacité en provenance d'États parias se pose. Nous espérons que les États-Unis sont disposés à mettre en place un système de défense antimissile en faisant appel à la participation des pays préoccupés par les dangers que fait peser un tel système sur la sécurité internationale. Cela nous permettrait de conserver le cadre indispensable de contrôle des armements hérité de la période précédente.
Le sénateur Graham: En ce qui a trait à la défense antimissile, les Américains vont prétendre que ce n'est pas simplement la Russie qui les inquiète, mais les États parias tels que la Corée du Nord, l'Iran, l'Iraq et la Chine. Est-ce que le Canada, une puissance moyenne dont la politique est modérée et qui est proche des États-Unis a un rôle à jouer en tant qu'intermédiaire de façon à ce que l'on puisse arriver à une solution?
M. Plekhanov: Le Canada peut jouer un rôle très important. Il est coincé entre la Russie et les États-Unis. Si les relations entre ces deux pays se dégradent, si les tensions s'accroissent et si le partenariat fait place à une relance de la course aux armements et à un échange de menaces, le Canada sera pris entre deux feux.
Le Canada jouit d'une grande réputation internationale du fait de son engagement résolu et sincère en faveur de la limitation des armements, du désarmement, de la disparition progressive des armes nucléaires et de la résolution pacifique des conflits.
Nous voyons apparaître une coalition d'États qui nous invite à réfléchir dans un cadre autre que celui de la guerre froide. Pendant la guerre froide, le monde était partagé entre l'occident et les pays communistes. Ce clivage n'existe plus. Il y a évidemment des tentatives visant à rétablir le climat de la guerre froide en traitant la Chine comme la principale menace, mais ce n'est pas crédible.
Il est important de voir qu'à l'heure actuelle la plupart des États du monde sont sur la même longueur d'onde pour ce qui est de leurs aspirations internationales et du type de systèmes qu'ils souhaitent voir s'établir. Cela doit pouvoir nous permettre d'adopter une conception multipolaire du monde et des solutions pouvant être apportées aux problèmes internationaux.
Le Canada, qui a une conception saine et progressiste du rôle joué par la force dans les affaires internationales, peut jouer un rôle d'intermédiaire important, non seulement pour son propre compte, mais aussi en tant que chef de file de tout un groupe de pays.
Le sénateur Graham: Êtes-vous prêt à dire que le Canada a un rôle clé ou crucial à jouer? Est-il en mesure de jouer le principal rôle en la matière?
M. Plekhanov: Il m'est difficile de le dire parce que je suis bien conscient des limites de la politique étrangère du Canada et des difficultés de la création d'un petit groupe de pays ayant les mêmes objectifs. Cette communauté d'objectifs pourrait jeter les bases d'une politique différente de contrôle des armements que celle que préconise le gouvernement des États-Unis. Je ne peux pas vous dire si le Canada peut jouer un rôle de chef de file, mais il peut en faire davantage qu'à l'heure actuelle. C'est un défi que doit relever la politique étrangère du Canada. Il nous faut prendre conscience du fait que la situation est nouvelle.
Ces dix dernières années, nous sommes passés par une période extrêmement productive en matière de contrôle des armements, de désarmement et de résolution des disputes internationales par des moyens pacifiques. Malheureusement, les temps ont changé et nous risquons aujourd'hui de voir s'écrouler un certain nombre d'accords et d'institutions de contrôle des armements dont l'importance est très grande dans le monde d'aujourd'hui.
Cette nouvelle conjoncture exige de nouvelles politiques. Il faut que des gouvernements aussi sincèrement et aussi résolument engagés en faveur d'un monde pacifique que l'est le gouvernement canadien fassent preuve de vigilance et s'impliquent.
Le sénateur Bolduc: De nombreux témoins sont venus nous parler de la Russie. Au cours des six mois qui viennent de s'écouler, nous avons entendu de nombreuses opinions au sujet de l'économie, de la démographie, des facteurs sociaux et du débat politique en Russie. Nous essayons de voir ce que le Canada peut faire pour alléger les difficultés et rendre possible en Russie une transition vers une économie de marché qui soit viable.
Nous avons constaté les dégâts qui se sont produits au cours des dix dernières années. Aujourd'hui, nous constatons que M. Poutine gère une situation politique plus stable. Je parle de la stabilité de la Douma. Il prend le contrôle des oligarchies. Récemment, il s'est efforcé de prendre le contrôle de Gazprom. Il a évidemment le sentiment que s'il parvient à prendre le dessus, il sera en mesure de promouvoir la réforme économique.
M. Poutine a mis en oeuvre sur d'autres plans une politique budgétaire et il s'est efforcé d'entretenir de bonnes relations avec l'Europe et les États-Unis. Il a fait quelques progrès avec l'Europe.
Nous avons pu faire directement l'expérience de la situation russe. L'un de nos sénateurs, et qui est aussi agriculteur, a passé beaucoup de temps en Russie. Il nous a rendu compte de l'état de l'agriculture russe. Il nous a fait d'excellentes propositions d'aide au secteur agricole russe.
Des particuliers sont aussi venus nous parler des accords de coopération entre notre gouvernement fédéral et les institutions politiques de la Russie. Des ressortissants d'Ottawa et de Toronto se sont efforcés d'aider la Russie à mettre en place un régime parlementaire démocratique.
Monsieur Plekhanov, vous nous dites que nous pourrions servir d'une certaine façon de médiateur entre la Russie et les États-Unis. Pourriez-vous nous préciser en quoi exactement le Canada pourrait véritablement aider la Russie? Sur le plan commercial, je ne pense pas que les investisseurs canadiens soient prêts à aller dans ce pays, sauf peut-être pour ce qui est du gaz et du pétrole. De manière générale, les sociétés occidentales ont échoué en Russie et elles ne sont donc pas prêtes à y retourner. Je ne m'attends pas à ce qu'elles instaurent des relations commerciales suivies dans un avenir rapproché.
Nous devons nous demander ce que nous allons pouvoir faire au cours des cinq prochaines années. Que proposez-vous? Devons-nous changer d'orientation?
M. Plekhanov: C'est une question difficile. Je suis assez familiarisé avec le travail de l'Agence canadienne de développement international et je suis très impressionné par l'ampleur des programmes qu'elle a mis en place en Russie et par le type de projets qu'elle finance. Son action couvre tout un éventail de domaines et elle s'efforce entre autres d'aider à bâtir une société civile forte et une fonction publique responsable en Russie.
Le sénateur Bolduc: Je ne voulais pas en parler, mais parlons de l'ACDI puisque vous avez évoqué cette agence. Je considère, pour ma part, que l'ACDI ne fait pas toujours un travail suffisamment concret. Elle n'est pas aussi efficace qu'elle pourrait l'être.
M. Plekhanov: Lorsqu'on cherche à maintenir un équilibre entre les différents domaines d'aide canadienne à la Russie, on pourrait peut-être insister sur différents types de priorités. Il faut voir quel genre d'État on bâtit en Russie. Bâtir un État fort n'est pas nécessairement une mauvaise idée à condition que ce soit un État de droit. Il n'est pas inutile de bâtir une institution démocratique ayant la possibilité de gouverner et de prendre des décisions effectives en faisant en sorte que ces décisions soient mises en application.
Voilà dix ans que nous n'avons pas vu un tel État en Russie. La Russie a eu un état «virtuel». L'une des pires conséquences de la chute du communisme pour l'État russe, c'est la privatisation des charges par leurs détenteurs. Nombre de bureaucrates et de représentants élus ont utilisé leurs entrées dans le monde politique et administratif comme des sources de pouvoir pour créer leurs propres entreprises sur le marché libre. Ils ont passé de nombreuses ententes privées avec les capitaines d'industrie, la mafia et tous ceux qui ont bien voulu servir leurs intérêts.
Le Canada a beaucoup à offrir à la Russie à ce stade de la reconstruction de l'État, parce que l'État canadien a adopté beaucoup de pratiques et est passé par nombre d'expériences utiles qui devraient intéresser les Russes.
L'une des expériences du Canada, c'est la mise en place d'une répartition intelligente des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les gouvernements régionaux. Je n'irais pas jusqu'à dire que le système canadien est le nec plus ultra en la matière. Il n'en reste pas moins que les politiciens russes ont beaucoup à apprendre du fonctionnement du fédéralisme canadien.
En Russie, le fédéralisme est un projet nouveau qui n'a pas fait ses preuves. Souvenez-vous du conseil donné par M. Yeltsine: prenez tout le pouvoir que vous pouvez. C'est ainsi que s'est bâti le fédéralisme russe au cours des années 90. On pourrait penser que ce n'est pas une si mauvaise idée; c'est peut-être le moyen de parvenir à un équilibre rationnel entre les différents paliers de gouvernement.
L'expérience russe du fédéralisme chaotique des années 90 a donné naissance à un système comparable à celui de l'Europe féodale après la chute de l'empire romain. La nouvelle organisation créée par M. Poutine risque de remettre en place les éléments de l'État unitaire qui existait auparavant en Russie. Ce ne serait pas un progrès.
J'ai pris part il y a quelques années à l'élaboration de la loi russe sur les relations fédérales-régionales. Je me rappelle à quel point il était important d'exposer la situation et d'expliquer aux législateurs russes que l'essentiel, pour que la répartition des pouvoirs gouvernementaux soit rationnelle, c'était qu'elle soit fonctionnelle. Une fois que l'on a adopté ce point de vue technocratique, on est en terrain solide. Soudainement, on peut parler de choses sérieuses et mettre sur pied une construction gouvernementale logique.
Le Canada pourrait faire preuve de plus d'initiatives et aider davantage les dirigeants russes à éviter de retomber dans une trop grande centralisation des pouvoirs en les familiarisant avec la pratique, la théorie et l'expérience du fédéralisme. Une recentralisation ne serait pas bonne pour la Russie. Cela redonnerait davantage de pouvoirs à la bureaucratie centrale au détriment de l'administration régionale. La population ne profiterait pas d'une recentralisation.
Il est important d'éviter une centralisation excessive et, parallèlement, l'autre extrême qui est cette organisation féodale apparue sous la direction de M. Yeltsine.
Il est important par ailleurs de donner un sens à la privatisation russe. Au cours des années 90, on a beaucoup vanté la privatisation en Russie, qui a été considérée comme l'un des grands succès de la réforme économique. Alors que l'on démantelait le régime de propriété d'État, elle a pris très rapidement de l'ampleur.
Elle n'en a pas moins été un échec retentissant lorsqu'il s'est agi de créer des entreprises productives dans le secteur privé. On a vu très peu d'exemples de création d'entreprises viables et efficaces à la suite de la privatisation des sociétés d'État.
Comment aider, par conséquent, la Russie à se doter de réseaux efficaces de gestion économique dans le secteur privé? Il y a un domaine intéressant dont très peu de gens ont conscience. Dans l'industrie privée russe, y compris dans certaines grandes entreprises, une grande quantité d'actions sont détenues par les employés. Malheureusement, la Banque mondiale, le FMI et nombre de conseillers occidentaux n'ont pas vu la chose d'un bon oeil. On considère qu'il s'agit d'une étape transitoire qui reflète les difficultés de la transition. On estime de manière générale qu'il faut au plus vite que les employés se départissent de ces actions et les transigent en bourse pour qu'apparaissent les véritables propriétaires. C'est une erreur.
Nous avons acquis au fil des années une expérience internationale intéressante, importante et instructive concernant la participation des employés au capital de l'entreprise. Il y a de plus en plus d'entreprises viables et solides qui sont les propriétés de leurs employés aux États-Unis, et il y en a aussi quelques-unes au Canada. On constate avec intérêt que c'est quand les choses vont mal dans une entreprise qu'elle devient généralement la propriété de ses employés. Ce n'est pas une solution à laquelle recourt normalement l'entreprise.
Le sénateur Bolduc: Ils n'ont pas payé leurs actions.
M. Plekhanov: Ce n'est pas important.
Le sénateur Bolduc: Vous me dites que nous pourrions avoir des coopératives industrielles, mais je n'en ai jamais vu une qui marche.
M. Plekhanov: J'ai vu fonctionner dans l'économie américaine de nombreuses entreprises dont le capital fait appel à la participation des employés. Nous l'avons vu en Espagne avec l'usine Mondragon. En Italie, certaines des provinces les plus prospères ont réussi à créer des entreprises viables en favorisant des structures de propriété de type coopératif. Au Canada, l'industrie de l'acier a enregistré quelques réussites importantes.
Ce n'est pas une garantie de succès. Tout autre forme de propriété de la part des employés pourra éventuellement être un succès ou un échec; cela dépend de nombreux facteurs. Je suis particulièrement frappé par le fait qu'aux États-Unis, l'apparition d'un secteur d'entreprise comptant sur la participation des employés au capital a dû faire appel à au moins une vingtaine de textes législatifs fédéraux et à un bon nombre de lois des États pour réussir.
En Russie, on n'a absolument rien fait pour aider les employés participant au capital des nouvelles entreprises privatisées à faire en sorte que cette propriété devienne une réalité.
C'est un point essentiel de la réforme économique. Si nous voulons que l'économie de marché fonctionne, il faut qu'un maximum de gens aient l'impression d'être partie prenante et d'avoir à y gagner. Des millions de Russes ont un titre de participation formelle à l'économie de marché. Ils peuvent vous montrer ces bouts de papier qui leur donnent droit à un certain nombre d'actions. Ils s'en moquent, mais la plupart d'entre eux les ont conservés. On peut penser que ce système de participation pourrait d'une façon ou d'une autre donner des résultats. Voilà un domaine dans lequel le Canada pourrait éventuellement apporter son aide.
Le sénateur Bolduc: Je ne voudrais pas vous laisser l'impression que je suis contre les coopératives. Je sais que nous avons réalisé d'excellentes choses dans le domaine de la consommation et de l'épargne. Toutefois, dans le secteur industriel, nous n'avons pas eu beaucoup de succès. Faudrait-il aussi, sur un troisième point, renforcer la société civile?
M. Plekhanov: C'est, bien entendu, le plus important. La société civile russe a fait d'énormes progrès ces dix dernières années, mais le gouvernement n'a pas beaucoup aidé. Cela soulève d'ailleurs une question théorique intéressante: dans quelles conditions la société civile progresse le plus rapidement? Est-ce dans l'adversité ou dans des conditions favorables?
Les citoyens doivent se ménager du temps pour participer aux affaires de la nation. Ils ne s'impliqueront résolument dans les affaires civiles ou en politique que s'ils en ressentent vraiment la nécessité. Lorsqu'ils sont aux prises avec leur gouvernement, ils sont incités à participer davantage. Les ONG sont en pleine expansion en Russie. Il y a de nombreux champs d'affrontement entre l'État et les citoyens russes, qui ont acquis certaines libertés au cours des dix dernières années, et sur lesquelles on ne sait pas encore jusqu'à quel point ces libertés peuvent vraiment donner des résultats. Il y a de nombreux domaines d'affrontement entre l'État et les citoyens ainsi qu'entre l'État et les institutions de la société civile.
Le Canada et d'autres pays occidentaux se sont engagés, tout au long des années 90, dans la mise en place de projets visant à renforcer et à développer la société civile en Russie. Il y a toutefois des difficultés aujourd'hui étant donné que la Russie s'est engagée dans une nouvelle étape de reconstruction d'un État fort et que l'on est de plus en plus méfiant vis-à-vis des nations et des organisations étrangères.
Le problème se pose et les Canadiens ont de plus en plus de mal à entrer en contact et à collaborer utilement avec les ONG russes. C'est particulièrement le cas sur des questions sensibles comme celles des droits de la personne et en ce qui a trait à la capacité de se défendre contre les abus de pouvoir commis par les bureaucrates. Cette situation est regrettable à un moment où la société civile russe a encore plus besoin d'aide qu'au cours de la dernière décennie. Cette aide devient plus difficile à recevoir précisément parce que l'État est devenu plus fort et plus méfiant face aux initiatives étrangères.
Le sénateur Di Nino: J'aimerais demander à notre témoin son avis sur deux questions. Tout d'abord, il y a l'agacement compréhensible au sujet de l'expansion de l'OTAN. Comme vous le savez certainement, un certain nombre d'anciens du Bloc soviétique souhaitent un élargissement supplémentaire de l'OTAN. Je parle plus précisément des États baltes. En second lieu, j'aimerais évoquer l'état des relations, ou l'évolution des relations, si on peut s'exprimer ainsi, entre la Russie et l'Ukraine.
M. Plekhanov: L'expansion de l'OTAN a été l'un des facteurs ayant contribué à l'apparition de cette nouvelle mentalité en Russie. Une attitude plus soupçonneuse envers les objectifs et les agissements des pays occidentaux. Je ne pense pas qu'il soit bon que les Russes se rendent compte qu'ils n'appartiennent pas à l'OTAN alors que tous les autres pays en font partie. Les Russes ont une attitude ambivalente en ce qui a trait à leur participation à l'OTAN. Certains d'entre eux ne veulent pas en faire partie alors que d'autres considèrent que ce serait la preuve que la Russie fait partie de l'Occident.
L'OTAN est un instrument de la guerre froide. Cette organisation a été créée pour défendre l'Europe contre l'Union soviétique. L'OTAN se présentait aux yeux de l'Union soviétique comme une organisation agressive prête à lui faire la guerre. Telle était la situation pendant la guerre froide.
Il n'est pas bon que la Russie continue à être écartée de l'OTAN. D'ailleurs, depuis la guerre du Kosovo, les relations entre la Russie et l'OTAN sont devenues plus difficiles. On pourrait se retrouver dans un cercle vicieux. Si la Russie devient plus autoritaire, et si ses voisins, notamment les pays baltes, prennent peur d'une Russie autoritaire, les arguments en faveur de l'admission de ces pays au sein de l'OTAN deviendront de plus en plus forts. Les États baltes deviendront rapidement membres de l'OTAN. Lorsque ce sera devenu effectif, il nous faut bien comprendre qu'il y aura inévitablement des réactions négatives en Russie.
C'est en quelque sorte un cercle vicieux, tous les intéressés, les États baltes, la Russie et les membres de l'OTAN, ayant fortement intérêt au maintien du statu quo. Néanmoins, la somme de leurs comportements individuels risque d'accélérer les tensions et d'écarter de plus en plus la Russie de l'occident.
La situation est difficile. Il nous faut tenir compte du destin tragique d'un petit pays comme l'Estonie. Par le passé, l'Estonie a éprouvé de graves difficultés avec son puissant voisin. Son sentiment d'insécurité est bien réel et elle a besoin d'être sécurisée.
Comment éviter l'apparition de ce cercle vicieux fait d'hostilités et de tensions?
L'une des façons d'y parvenir serait d'instaurer un dialogue concernant l'admission de la Russie à l'OTAN. Ce dialogue n'a jamais eu lieu. Chaque fois que l'on envisage la possibilité que la Russie soit membre à part entière de l'OTAN, on tient généralement cette hypothèse comme étant hautement improba ble. C'est éventuellement une question dont il faudrait discuter plus sérieusement.
Je ne sais pas d'où pourrait venir l'initiative d'un tel dialogue, mais je pense qu'il faut que ça se fasse. Mais si ce n'est qu'une hypothèse, il faut au minimum entamer le dialogue. L'état des relations internationales dépend en grande partie d'un dialogue sérieux. Il faut que les dirigeants politiques arrêtent un calendrier, parlent de coopération et abordent sous un angle nouveau les questions de sécurité. L'hypothèse de l'appartenance de la Russie à l'OTAN est peut-être tellement révolutionnaire, tellement lointaine, qu'il faut nous mettre à en discuter plus sérieusement.
Pour ce qui est des relations entre la Russie et l'Ukraine, il y a de toute évidence un rapprochement politique entre l'Ukraine et la Russie. Je ne considère pas nécessairement cela comme une évolution négative, mais il y a des risques. Si la Russie et l'Ukraine se rapprochent sur les bases d'une politique autoritaire, ce ne sera pas une bonne chose. Il faut que les deux grandes nations slaves soient des démocraties amies. Des relations plus étroites entre la Russie et l'Ukraine vont-elles amener le développement de la démocratie et d'une économie de marché plus forte? Cela reste à voir. C'est possible.
Il est clair que le cours de la politique ukrainienne s'est infléchi en faveur d'une plus grande coopération avec la Russie. Cette tendance aura des conséquences importantes. Il reste, bien entendu, de nombreux éléments démocratiques dans la vie politique des deux pays. Il n'est pas bon que le président ukrainien, aux abois ces derniers mois, ait pu trouver refuse dans les bras du Kremlin. De nombreuses forces démocratiques ukrainiennes n'ont pas apprécié de voir la Russie venir en aide à un dirigeant ayant apparemment commis de graves erreurs. Ce type de situation devrait nous inquiéter.
La vice-présidente: Vous avez eu raison d'insister sur la répétition du cycle d'insécurité au cours des siècles en Russie. Vous en avez répertorié les conséquences à l'intérieur de ce pays et vous avez relevé que l'insécurité débouchait sur des tendances impérialistes. C'était une façon pour la Russie de se solidifier et de se stabiliser en améliorant sa situation dans le monde. Généralement, il y a une zone d'influence qui reste superficielle.
J'ai assisté à un certain nombre de discussions au cours desquelles se posait le dilemme suivant: si nous ne faisons rien en Russie et autour de ce pays, nous risquons de la déstabiliser et d'augmenter le niveau d'insécurité, ce qui entraînerait des répercussions négatives.
Par contre, si nous attendons les bras croisés en espérant tout simplement éviter ces répercussions négatives, certaines tendan ces impérialistes peuvent apparaître et le centre va alors sacrifier certains pays ou certains peuples qui l'entourent, ou encore des minorités à l'intérieur de ces pays. Comment juger la situation?
Autrement dit, est-ce que nous devons considérer l'orientation du président Poutine en faveur de la centralisation comme une avancée impérialiste plutôt que comme un progrès économique? Pouvons-nous croire que les erreurs du passé ne se reproduiront pas? Doit-on s'en inquiéter? Comment faire la part des choses entre ces deux forces contraires? Comment aider la Russie sans qu'elle se sente vulnérable et, parallèlement, sans sacrifier d'autres pays alors que nous attendons de savoir ce que va faire la Russie?
M. Plekhanov: C'est une excellente question. Je tiens à m'inscrire en faux contre les déclarations d'un spécialiste aussi éminent de la Russie que l'est Zbigneif Brezhinsky, qui semble estimer que chaque fois que la Russie exerce une influence sur l'Eurasie, c'est une mauvaise chose. M. Brezhinsky considère que c'est mauvais pour le reste du monde, pour les voisins de la Russie et pour la démocratie russe. Certes, il y a eu traditionnellement ce problème du maintien de l'empire russe au détriment du développement de la société civile, des institutions démocratiques et d'un système responsable de gouvernement.
Si nous examinons en réalité l'évolution des relations entre la Russie et ses voisins, on s'aperçoit que nombre de ses voisins aimeraient entretenir des relations plus étroites avec la Russie, pour des raisons économiques entre autres. Il n'y a pas beaucoup d'États autour de la Russie qui aient réussi à se transformer en démocraties de marché. Nombre d'entre eux sont bloqués au milieu du gué et certains n'ont même pas encore commencé la phase de transition.
La seule option qui s'offre véritablement à ces pays, s'ils ne veulent pas devenir des colonies de leur voisin, c'est d'instaurer des relations normales, étroites et coopératives avec la Russie. La véritable solution serait donc d'entretenir des relations utiles et mutuellement avantageuses.
Voici d'ailleurs ce qu'a déclaré un des politiciens de l'opposition ukrainienne, Yulia Timoschenko: «L'Ukraine a entamé une liaison avec l'Ouest et elle a été rejetée, de sorte qu'elle se retourne maintenant vers la Russie; c'est sa seule option. Elle n'en est peut-être pas très heureuse, mais c'est une option valable parce qu'il en résultera de bonnes choses.»
Un nombre non négligeable d'États postsoviétiques ont entrepris une transformation similaire. Certains États de l'Asie centrale, par exemple, sont allés chercher en Turquie une inspiration et de l'aide économique parce que la Turquie est un pays musulman séculier. Il fait par ailleurs partie de l'Europe et de l'OTAN et c'est un État moderne. Ces pays ont été déçus parce qu'au bout du compte la Turquie n'avait pas grand-chose à offrir. Elle a apporté quelque chose mais je veux dire par là qu'il ne faut pas nécessairement considérer comme négatif tout signe de réintégration entre la Russie et d'autres États postsoviétiques. Il y a d'excellentes et de solides raisons qui justifient une certaine forme de réintégration.
Nous devons par contre nous inquiéter de toute tentative faite par le gouvernement russe pour imposer sa volonté à ses voisins. La différence entre des ententes volontaires et mutuellement avantageuses et l'abus ou l'imposition d'un pouvoir devient évidente chaque fois que nous nous penchons sur une situation précise.
Nous devons suivre la situation de près, parce que le risque d'une résurgence de l'impérialisme russe est bien réel. Ce n'est pas une fatalité, mais c'est possible, dans certaines circonstances, à la suite de certains événements qui pourraient se produire en Russie ou autour d'elle.
Je dirai pour finir au sujet des relations entre les pays occidentaux ou le Canada et les voisins de la Russie qu'on ne voit pas pourquoi les Russes s'opposeraient à ce que les États occidentaux - les membres de l'OTAN, les États-Unis ou le Canada - s'empressent activement auprès d'autres États postsoviétiques. En raison de ce sentiment d'insécurité, si le cadre général des relations entre la Russie et les pays occidentaux est tel que les Russes ont l'impression de mener une bataille inégale et se sentent aux prises avec un adversaire bien plus fort - l'OTAN ou les États-Unis - et non pas dans un partenariat au sein duquel ils ont tout à gagner alors, bien évidemment, tout ce qui sera fait dans les autres États postsoviétiques par les membres de l'OTAN sera considérée avec une grande suspicion.
Si, par contre, le cadre général des relations est positif et si les Russes ont le sentiment de s'entendre sur la plupart des problèmes avec les gouvernements occidentaux, il y aura alors, bien entendu, bien moins de raisons de s'inquiéter. Il faut évidemment faire abstraction du fait que la concurrence internationale est une réalité dans toutes les régions du monde et que les gouvernements se méfieront toujours, jusqu'à un certain point, les uns des autres. Ils sont obnubilés par la concurrence économique et vont chercher à avancer leurs pions dans tel ou tel domaine au détriment des autres pays. Ce sont les règles du jeu et il y a certaines normes qui sont respectées à l'heure actuelle dans la politique internationale et qui font que l'on peut exercer une telle concurrence sans menacer la paix.
Le sénateur De Bané: Professeur, je vais me faire l'avocat du diable au sujet de certains concepts que vous avez faits figurer dans la conclusion de votre mémoire sous le titre «Quelques idées au sujet de la politique canadienne.» Jusqu'à quel point ces idées, qui sont imaginatives, sont-elles bien réalistes? Ainsi, vous nous dites au paragraphe 5:
Même si les États-Unis et la Russie sont encore les deux principaux intervenants dans cette sphère et s'il est probable qu'ils s'opposeront à l'ingérence du Canada dans leurs échanges bilatéraux privilégiés, Ottawa devrait insister, par principe, sur le droit des autres pays d'être convenablement informés des développements et d'avoir leur mot à dire dans les décisions prises par les deux pays [...]
Je ne nie pas, bien entendu, que le monde évolue. Il n'en reste pas moins que le peu que je sais de la politique étrangère ne me permet pas d'imaginer que le Canada puisse jouer un rôle de médiateur entre notre voisin du Nord et celui du Sud. M. Trudeau a cherché à jouer ce rôle, vous le savez, sans grand succès.
Les paragraphes 1 et 2 font état des pressions que peut exercer le Canada sur les Américains pour qu'ils changent leur politique. J'ai bien peur que le Canada ne puisse pas se le permettre. Vous n'ignorez pas la façon dont notre ministère des affaires étrangères a exposé le problème en disant que notre politique étrangère devait être en harmonie avec celle des États-Unis tout en étant distincte, la nécessité de l'harmonie devant rester, cependant, une préoccupation constante. Aux paragraphes un et deux, vous nous dites que nous devrions faire connaître à l'administration Bush nos préoccupations au sujet de la dégradation des relations entre les États-Unis et la Russie et des dangers qu'implique cette évolution. Je ne conteste pas votre analyse. Toutefois, à mon humble avis, il faut bien voir que le Canada hésite à mécontenter les États-Unis et à se mêler de leurs politiques. Les réactions récentes au sujet du système de défense antimissiles illustrent bien cette situation, alors que le Canada s'est efforcé de suivre une voie bien étroite.
Au paragraphe 3, vous préconisez que le Canada prenne contact avec les pays européens de manière à développer et à définir ensemble une politique. Là encore, à mon humble avis, on peut dire que les pays européens nous considèrent généralement comme le cheval de Troie des États-Unis. Ils se montreront très sceptiques si le Canada leur dit qu'il veut élaborer une politique avec eux.
Je me souviens qu'il y a quelques années j'étais en Europe avec le sénateur Grafstein et il m'est apparu clairement lors des rencontres avec les responsables de la politique étrangère en Europe qu'on nous considérait comme le cheval de Troie des États-Unis. On ne nous a pas cru lorsque nous avons dit que nous souhaitions instaurer un partenariat. On nous a écoutés très poliment sur le dossier économique, mais quant à instaurer des relations étroites avec le Canada, on nous a bercés de belles paroles, mais c'est tout.
Ce sont là des idées au sujet de la politique canadienne qui visent à faire de nous des intermédiaires entre les États-Unis et la Russie. Vous nous dites qu'ils sont réticents face à une intervention canadienne mais qu'il nous faudrait faire connaître nos préoccupations à l'administration Bush ou demander aux Européens de mettre en oeuvre une politique commune. Je suis peut-être trop pessimiste ou trop défaitiste, mais jusqu'à quel point ces idées sont-elles réalistes?
M. Plekhanov: Il s'agit bien en fait de savoir si c'est réaliste. Le Canada a une dure bataille à livrer pour définir son rôle dans les affaires étrangères de manière à ne pas être le cheval de Troie des Américains. En fait, dans les deux cas que vous avez cités, il y a des liens étroits. Si le Canada se comporte comme un pays ayant des intérêts propres, sans nécessairement chercher l'affron tement avec les États-Unis, les Européens auront alors davantage tendance à considérer le Canada comme un pays indépendant ayant ses intérêts particuliers plutôt que comme le cheval de Troie des États-Unis.
Pour ce qui est de la défense antimissile, la politique canadienne, de même que celle des alliés européens, a déjà eu une influence sur la politique des États-Unis puisque l'on a enregistré une évolution de la démarche adoptée par l'administration Bush.
Les États-Unis occupent aujourd'hui une position sans commune mesure avec celle des autres pays sur l'échiquier mondial. C'est un pouvoir énorme qui s'accompagne d'une responsabilité énorme. Les États-Unis, qui sont responsables de tant de choses dans le monde d'aujourd'hui, sont aussi bien plus sensibles aux nombreux signaux envoyés par les autres membres de la communauté internationale.
Samuel Huntington, l'un des spécialistes des sciences politi ques les plus influents de notre époque aux États-Unis, a fait paraître il y a deux ans un article dans la revue Foreign Affairs. Le problème qu'il constate, c'est celui du décalage entre la perception qu'ont les États-Unis de leur pouvoir dans le monde d'aujourd'hui et la réalité de ce pouvoir. Selon l'auteur, Washington a tendance à partir du principe que notre monde est unipolaire, alors que ce n'est pas le cas. M. Huntington voit se profiler une période au cours de laquelle les dirigeants des États-Unis se verront obligés, en raison de l'action d'autres pays, d'accepter un rôle plus limité du gouvernement américain dans les affaires mondiales et une remise en question du pouvoir que peuvent exercer les États-Unis en tant que simple acteur sur l'échiquier mondial.
Nous sommes entrés aujourd'hui dans cette période, le projet de défense antimissile ayant été proposé au départ comme étant «à prendre ou à laisser.» Les Américains veulent croire qu'à partir du moment où ils font une chose, les autres doivent suivre. La solution de compromis qui a été adoptée après les réserves exprimées par le Canada, l'Europe, la Russie, la Chine et, en fait, la majorité des pays du monde, a consisté à demander l'instauration d'un dialogue, d'une négociation, d'une approche concertée et plus démocratique, si vous voulez. Il y a eu des effets parce que le rôle de chef de file que jouent les États-Unis dans le monde pourrait être remis en cause par une série de démarches unilatérales mal conçues.
Il n'est pas inutile que des pays qui ne font pas partie des superpuissances aient des politiques étrangères sur des questions internationales précises ou générales qui ne soient pas conformes à celles des États-Unis.
On peut rapprocher une telle situation de celle des minorités dans une assemblée législative démocratique ou un parlement. Si vous faites partie de la minorité, vous savez que vous n'aurez pas d'influence directe sur ce que fait le gouvernement. Cela ne vous empêche pas cependant de prendre la parole et de défendre les intérêts des gens de votre circonscription. Cela ne vous empêche pas de faire des propositions qui, éventuellement, ne se traduiront pas immédiatement dans les faits. La politique consiste bien souvent à faire tout son possible, à revenir constamment sur la même question et à finalement obtenir gain de cause, éventuelle ment dix ans plus tard. Il est important de ne pas abandonner et de continuer à s'impliquer. Le monde d'aujourd'hui peut être comparé à une assemblée législative dans laquelle certains pays ont davantage de pouvoir que d'autres mais où le plus important c'est de siéger dans la même chambre.
Le sénateur Bolduc: Excusez-moi, mais il pourrait bien y avoir des retombées négatives si nous nous avisions «d'agacer l'éléphant» au sud de notre frontière. Bien souvent, il y a quelque 5 milliards de contrats publics en jeu lors de telles discussions; nos voisins pourraient nous empêcher de soumissionner.
M. Plekhanov: J'en suis bien conscient. C'est pourquoi, en répondant à la première question posée par le sénateur Graham, j'ai insisté sur le fait que le problème était délicat. Le fait que le sujet soit sensible, cette dépendance vis-à-vis des États-Unis et cette vulnérabilité face à des représailles menées par ce pays ne devraient pas nécessairement des raisons suffisantes pour qu'on ne fasse rien.
Le sénateur Graham: Je vous le concède.
Le sénateur Grafstein: La semaine dernière, j'étais à Helsinki et j'ai passé une grande partie de ma journée avec le général Vorobyov, qui est actuellement vice-président du comité de la défense de la Douma. Nous cherchions à résoudre, pour le compte de la communauté des États de la région, un problème grave, mais peu connu, qui concerne les relations entre la Moldavie et le Soviet suprême de la République de Transnistrie, les Russes étant favorables à cette dernière contre les Moldaves, qui veulent garder l'intégralité de leur pays. Les Russes, les Moldaves, les Transnistriens et les Ukrainiens nous demandent tous de réunir pour la première fois toutes les parties autour d'une même table.
Les Russes ont utilisé l'armée en Transnistrie. Vous connaissez la région dont je parle. On y a dépêché 40 000 soldats. Ce chiffre a maintenant été ramené à 17 000. Ils veulent rapatrier toutes les troupes l'année prochaine.
C'est le premier problème. L'autre problème, c'est qu'il y a 50 milliards de tonnes d'armements entreposés là-bas. Que faire à ce sujet?
La complexité de la situation russe m'est apparue clairement alors que je me penchais sur la question. La Russie a un sentiment d'insécurité et, par conséquent, elle s'efforce de créer autour d'elle un certain nombre d'États satellites sur lesquels elle peut exercer son influence par différents moyens. Elle fait la même chose en Ukraine.
Quels sont les intérêts vitaux du Canada en la matière? Nous sommes là-bas pour résoudre ce problème. Il ne va pas exercer une grande influence sur le Canada. Quels sont les intérêts vitaux du Canada dans nos relations avec la Russie?
L'ambassadeur m'a dit une chose intéressante. Le problème posé par les Talibans résulte de l'action menée dans ce pays par les Américains pour établir une force armée contre l'Iran. Au bout du compte, ces mêmes combattants sont devenus fondamentalistes et essentiellement anti-occidentaux et anti-américains. Voilà le premier problème.
L'autre problème vient du fait que dans toute cette région centrale, on voit désormais se profiler la question du financement. Dans sa majorité, le financement se fait à l'aide de l'argent de la drogue. L'«État de la drogue» n'est plus la Colombie. Le Tadjikistan et les autres États en «an» les entourant qui le sont devenus. Cette drogue envahit l'Europe et finira par envahir l'Amérique du Nord. Nous avons ici, je crois, un intérêt stratégique vital et il nous faut chercher à limiter cet afflux de drogues. Comment y parvenir?
Je pose la question en me disant que peut-être nous devrions chercher à examiner avec un plus grand soin quels sont nos intérêts vitaux et quelle est la véritable nature des difficultés que rencontre la Russie pour devenir un véritable pays occidental. Elle cherche à se rapprocher des pays occidentaux. Elle a un terrible problème de drogue qui épuise toutes ses forces.
Avez-vous un conseil à nous donner pour que nous puissions déterminer quels sont nos intérêts vitaux et nous aligner sur la Russie d'une manière qui soit logique d'un point de vue stratégique?
Quels sont nos intérêts vitaux? En théorie, il nous faut faire en sorte que quelqu'un nous protège contre l'envoi de missiles sans avertissement, et pourtant nous ne pouvons faire valoir notre cause en raison de l'existence de programmes tels que la défense antimissile. Nous distinguons nos intérêts vitaux de la capacité d'être indépendants des États-Unis.
Pouvez-vous nous conseiller des moyens de définir nos intérêts vitaux et stratégiques de façon à ce que nous puissions aligner notre politique sur celle de la Russie dans certains domaines où elle éprouve des difficultés?
M. Plekhanov: La nouvelle phase de l'évolution postcommuniste qui s'instaure en Russie est un élément important à prendre en considération lorsqu'on examine les priorités du Canada. La sécurité en Eurasie n'est pas une chose acquise. Vous avez cité les Talibans. Vous avez évoqué les problèmes du trafic de drogue, du terrorisme, etc. Nombre de gouvernements de la zone des anciens pays soviétiques ne sont pas stables. Ils sont nombreux à être assis sur un baril de poudre. Ainsi, il est très probable que l'Uzbekistan, qui est un État pivot et le plus peuplé des États de l'Asie centrale, se retrouve dans une situation de conflit exacerbé du fait du mécontentement et de l'action des fondamentalistes islamistes dans certaines des régions les plus peuplées de la vallée de Fergana.
Le gouvernement a réagi en faisant preuve de plus d'autoritarisme, mais le problème n'a fait qu'empirer. Le gouvernement de l'Uzbekistan ne peut pas se désintéresser de ce conflit et il ne sait pas quoi faire.
La possibilité d'un conflit grave et difficile à gérer autour de la Russie est très élevée. On ne peut pas considérer ce genre de conflit comme étant bien loin du Canada. Dans notre monde de plus en plus interdépendant, tous les pays dans leur ensemble pourraient souffrir des difficultés survenues en Eurasie, non pas seulement sur le plan du trafic de la drogue, mais aussi parce qu'un nombre croissant de conflits locaux pourraient s'étendre et déboucher finalement sur une grande guerre.
On peut imaginer une situation caractérisée par un conflit à grande échelle et ingérable en Asie centrale qui amènerait l'armée russe à intervenir à un point où il lui faudrait se battre en Asie centrale. Ces combats pourraient se faire à grande échelle et exiger le recours aux armes nucléaires. Il faut espérer que ce scénario ne se réalisera pas. Je peux cependant en imaginer la possibilité.
Il y a des gens qui vont vous dire qu'il s'agit là d'un problème russe et que nous ne devons pas nous en inquiéter. Dans la pratique, cela amènerait les Russes à moins s'intéresser à l'Europe de l'Est et à laisser faire aux pays de l'Est ce qu'ils ont à faire. Cette thèse est à déconseiller.
La sécurité russe a une valeur intrinsèque. La Fédération russe est trop grande pour se sentir en sécurité étant donné les pays qui l'entourent. Il faut que la Russie soit renforcée. Il est nécessaire d'en améliorer la sécurité.
Je pense que le monde a intérêt à aider à stabiliser la Russie, mais pas par des moyens autoritaires. On a toujours la tentation de recourir à des solutions autoritaires qui servent d'expédients. Ces expédients font appel à l'ordre et non pas à l'état de droit.
J'ai bien insisté sur le fait qu'il était important de continuer à conseiller les Russes. Nous devons nous impliquer en leur compagnie. Il nous faut les conseiller de manière à ce qu'ils comprennent que ce qu'il y a de mieux pour eux c'est la démocratie et l'état de droit et non pas un gouvernement par décret faisant appel à la police secrète et au pouvoir militaire.
La grande préoccupation et le principal intérêt du Canada, c'est la sécurité en Eurasie. Il faut pour cela aider la Russie à devenir un État stable qui collabore étroitement avec ses voisins. La Russie a des liens historiques et traditionnels étroits avec ses voisins. Il est tout à fait logique que tous ces pays commercent davantage les uns avec les autres et entreprennent conjointement des projets.
Est-ce que les échanges commerciaux entre la Russie et ces pays permettent à la Russie d'exercer une plus grande influence? Oui.
Est-que l'arrivée à Kiev de l'ambassadeur russe Chernomyrdin signifie moins d'indépendance pour l'Ukraine? Nous verrons. Il est évident que cela devrait faciliter la résolution de certains problèmes économiques à court terme touchant les relations entre la Russie et l'Ukraine.
Nous devons procéder étape par étape. Il serait très dangereux de se braquer sur la question de la Russie lorsqu'elle cherche à se stabiliser et à instaurer des relations plus étroites avec ses voisins. Nous ne devons pas y voir une menace. C'est une tendance naturelle qui ne devrait pas être considérée comme dangereuse.
De plus, la mise en place d'une économie viable en Russie a certainement son importance pour les investisseurs canadiens. La Russie est un énorme marché. C'est un marché sous-développé. Les Canadiens pourraient réaliser en Russie de nombreuses choses à mesure que l'économie russe se développe et s'institu tionnalise. De nombreux débouchés vont s'offrir lorsque les droits des investisseurs vont être garantis et lorsque le climat va s'améliorer pour les investissements. Les entreprises canadiennes ont d'ailleurs préparé le terrain, étudié les possibilité et conservé dans ce pays une présence en attendant de pouvoir investir utilement.
Enfin, les engagements du Canada en faveur des droits de la personne et d'une gestion saine à l'échelle mondiale sont importants pour les relations avec la Russie. L'expression même de «démocratie russe» aurait pu apparaître il y a quelques années comme une contradiction dans les termes. Cela s'explique par le fait que la Russie a très peu d'expérience de la démocratie. Voilà aujourd'hui que nous parlons des progrès de la démocratie russe, des risques pour la démocratie russe et de ce que l'on peut faire pour renforcer la démocratie russe.
L'instauration de la démocratie en Russie est une très grande entreprise. Il s'agit là d'une plante fragile qui doit être soignée et que l'on doit aider à croître parce que la stabilité de l'Eurasie et du monde en dépend. Je reviens toujours au fait que quoi que l'on fasse au sujet de la Russie, l'un des critères les plus importants doit être le souci d'aider la démocratie russe à survivre et à se développer.
Le sénateur Graham: J'ai bien apprécié les questions judicieuses posées par mes collègues et les réponses fournies par notre témoin. J'aimerais revenir sur votre dernier point concernant la démocratie en Russie. Jusqu'à quel point la démocratie russe est-elle fragile à l'heure actuelle?
M. Plekhanov: C'est l'une des questions les plus délicates. Des mesures ont été prises ces derniers mois qui ne contribuent pas au développement de la démocratie russe. Ainsi, le contrôle qu'exerce de plus en plus le gouvernement sur les médias est un pas en arrière. Le gouvernement veut pouvoir contrôler davantage les médias de masse en Russie. C'est surtout la télévision qu'il veut contrôler. Je me souviens que lorsque Mikhail Gorbachev a entamé sa croisade pour faire de l'Union soviétique un État plus moderne et plus démocratique, la principale mesure qu'il a prise dès le départ, ce fut de laisser les journalistes faire leur travail comme ils le devaient. Il les a invités à rendre compte de ce qu'ils voyaient, à faire enquête sur les problèmes de la société, à dénoncer les erreurs des responsables et à accomplir leurs fonctions essentielles au sein de la société, qui est d'informer la population et d'aider à résoudre les difficultés. Les médias ont beaucoup progressé depuis le temps où ils étaient tous contrôlés par un service du Comité central du Parti communiste de l'Union soviétique.
Cela m'amène à la question de savoir dans quelle mesure la démocratie russe est en danger. Nous n'avons pas encore assisté à une épreuve de force entre le gouvernement russe et ses citoyens. En Russie, la mémoire historique, qui fait pratiquement partie des gènes de chaque citoyen russe, veut que l'on s'attende à des ennuis de la part du gouvernement. On n'attend rien de bon du gouvernement. Il est rare qu'il fasse quelque chose de bien pour le peuple.
Le sénateur Graham: C'est la vieille rengaine: «Je fais partie du gouvernement et je suis là pour vous aider.» Ça éveille immédiatement des soupçons.
M. Plekhanov: Je dirais qu'en Russie ce problème est un peu plus grave que dans d'autres pays comme le Canada.
Les Russes ont recours à de nombreuses techniques de survie lorsque l'autorité du gouvernement devient trop pesante. Je vous rappelle la réflexion célèbre d'un des critiques sociaux les plus brillants de la Russie du XIXe siècle, qui a fait remarquer que la sévérité des lois dans l'empire russe était généralement compen sée par le fait qu'elles étaient rarement appliquées.
Le gouvernement promulgue à l'occasion des lois très dures, mais elles se perdent dans le maquis de la société russe. En fait, il est patent que la force de la loi n'est pas très grande en Russie. Le peuple dispose d'une grande marge de manoeuvre pour ne pas être contrôlé par l'État.
Il existe un régime juridique stable qui lie le gouvernement, mais aussi les citoyens. Il est très difficile d'enfreindre une loi dans un pays à forte culture juridique. Il est très facile de commettre des actes tout à fait illégaux dans une société qui, par le passé, n'a pas cherché à faire respecter l'état de droit. La Russie en est un parfait exemple.
Nous avons vu des cas intéressants de résistance des citoyens russes face aux agissements de leur gouvernement jugés contraires à leurs droits. Ainsi, une statistique récente fournie par l'un des principaux défenseurs des droits de la personne en Russie nous enseigne que les défenseurs des droits de la personne gagnent environ 50 p. 100 de leurs causes devant les tribunaux russes. Je considère que c'est là une statistique particulièrement prometteuse. Je dois vous avouer qu'en ma qualité de Russe et de spécialiste de la Russie, j'ai été surpris. J'aurais pensé que ce pourcentage n'aurait pas dépassé les 10 p. 100. Ce sont pourtant les chiffres enregistrés sur le terrain.
Nombre de Russes ont considéré que les libertés qu'ils avaient acquises au cours de la dernière décennie allaient de soi. Les gens de la nouvelle génération ont grandi en se considérant comme des citoyens libres. Ils ont élu un président fort et lui ont conféré plus de pouvoirs que n'en avait Yeltsine. Ils veulent que M. Poutine soit un dirigeant puissant. Cela ne veut pas dire, cependant, qu'ils sont disposés à revenir à une époque où ils n'étaient que de simples rouages de la machine bureaucratique n'ayant aucun droit à la parole.
L'affrontement entre l'État et la société va vraisemblablement être très intense en Russie. Il y a des facteurs qui sont susceptibles d'aider la démocratie russe à survivre et à se développer. D'ailleurs, il a fallu lutter dans tous les pays pour instaurer la démocratie. C'est seulement en luttant que l'on peut assurer le développement et la santé des institutions démocratiques.
Nous devrions chercher à créer des conditions externes et internes devant mener au développement de la démocratie en Russie. Nous devons éviter toute mesure susceptible de se heurter au maintien des institutions démocratiques.
Il est évident que M. Poutine a concentré plus de pouvoirs que n'en jamais eu Yeltsine. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il se rapproche le moins du monde de la situation de Mikhail Gorbachev, le grand réformateur libéral. Lorsqu'il a été élu secrétaire général du Parti communiste de l'Union soviétique en 1985, M. Gorbachev a hérité de l'institution d'État la plus puissante dans le monde.
La Russie a fait bien du chemin depuis 1985. Je ne crois pas à un recul qui nous ramènerait à cette époque. Nous ne devons pas nous désintéresser du développement de la démocratie russe lorsque le gouvernement russe se comporte de manière plus autoritaire.
Le sénateur Graham: En évoquant les causes des problèmes actuels de la Russie, vous avez indiqué que depuis 1990 on avait voulu en faire trop, trop vite. Je pense que vous nous avez dit qu'il y avait un décalage entre la réalité et ce que l'on avait voulu en faire. Je lis dans votre mémoire:
Poutine et ses partisans cherchent à faire régner l'unité, l'ordre et l'efficacité sans redistribution du pouvoir et des biens entre les élites et la société. Il en résulte un régime de marché autoritaire pouvant, selon ses auteurs, se substituer avantageusement à l'expérience libérale des années 90. Les dangers que ce système fait courir aux structures fragiles de la démocratie russe sont évidents. Pourtant, la politique de Poutine semble jusqu'ici bénéficier de l'appui général, sinon actif, tant des élites que de l'ensemble de la société.
Comment se fait-il étant donné les nombreux échecs enregistrés? On doit reconnaître que Poutine n'est là que depuis quelques années. Est-ce parce qu'il est le seul recours pour l'instant? Est-ce aussi parce que l'élite considère que c'est le seul moyen pour elle de conserver le contrôle ou y a-t-il une apathie généralisée dans l'ensemble de la population russe?
M. Plekhanov: C'est en fait le résultat de tout ce que vous venez de citer.
En 1999, lorsqu'on a de nouveau fait la guerre en Tchétchénie, la société russe était très déçue, effrayée et fatiguée par les résultats de la présidence de Yeltsine. Yeltsine était très malade. Il ne voulait pas céder le pouvoir. On considérait qu'il avait totalement échoué en tant que président de l'État russe. Il a été contesté dans les États du Nord.
L'arrivée d'un dirigeant jeune, vigoureux, intelligent et prêt à assumer la responsabilité de la conduite de l'État a été considérée par nombre de Russes comme une bonne solution de rechange par rapport à Yeltsine. Dans une culture politique qui traditionnellement met en place un dirigeant fort à la tête de l'État, on s'attend constamment en cas de crise à voir réapparaître ce genre de responsable.
Malheureusement, le pluralisme est devenu associé en Russie au désordre et au chaos. C'est d'ailleurs ainsi qu'a évolué l'État russe depuis l'effondrement du communisme. «Prenez tout le pouvoir que vous pouvez» a dit Yeltsine. Quels sont ceux qui ont réussi à prendre plus de pouvoirs que les autres? Ce sont ceux qui appartenaient auparavant à l'élite, ceux qui avaient accès au pouvoir de l'administration, ceux qui avaient de l'argent et ceux qui étaient armés. Les puissants ont saisi encore plus de pouvoir au détriment de la grande majorité de la société.
Ces gens n'étaient pas organisés selon un ordre hiérarchique. Cela leur faisait courir des risques ainsi qu'à l'État dans son ensemble. Le gros changement survenu en Russie a été la «mobilisation», dans l'esprit de nombre de membres de l'élite, d'un dirigeant fort qui se chargera de protéger leurs intérêts en remettant par ailleurs de l'ordre dans la société. Ce dirigeant pourrait bâtir un État qui serait l'État de l'élite.
Si ce nouvel État fort ne prend pas des mesures significatives pour remédier aux graves inégalités de pouvoir et de richesse apparues à la suite des réformes des années 90, il sera très fragilisé. Ce ne sera pas un État démocratique parce qu'une démocratie ne peut pas être viable si elle s'accommode d'un fossé énorme entre une majorité de pauvres dénués de tout pouvoir et une minorité de riches et de puissants.
La principale question à laquelle doit faire face la société russe est celle de la redistribution du pouvoir et de la richesse. M. Poutine a été intronisé au Kremlin non seulement par l'élite, qui s'est ralliée derrière lui, mais aussi par des millions de personnes qui attendent de ce dirigeant autre chose que de M. Yeltsine. M. Poutine devra s'attaquer au pouvoir des oligarchies et aux inégalités qui en découlent.
Reste à voir si M. Poutine est disposé à être ce type de dirigeant et à répondre aux exigences de la société, qui veut plus de justice sociale et moins d'inégalités. Pour l'instant, on ne l'a pas encore vu s'engager dans ce sens.
Le sénateur Grafstein: Nous laissons notre tour au sénateur Graham. Vous avez ouvert un débat passionnant.
La vice-présidente: La démocratie est bien vivante en ces lieux. Le sénateur Graham va poser rapidement une dernière question.
Le sénateur Graham: Le sénateur Bolduc a fait allusion au sénateur Tunney, un producteur laitier qui élève des vaches Holstein en Ontario. Depuis 1993, il se rend de son propre chef en Russie et en Ukraine. Il emporte par exemple des antibiotiques destinés au bétail. Il le fait volontairement et avec l'autorisation de tous les services responsables. Il nous a donné un chiffre tout à fait révélateur en ce qui a trait au rendement d'une vache laitière. Il nous a dit qu'une vache russe produisait quatre, cinq ou six livres de lait en moyenne par jour alors que les vaches de sa ferme en produisaient 75 ou 80 livres.
Le sénateur Bolduc: Ça peut aller jusqu'à 130 livres par vache au Canada.
Le sénateur Graham: Nous cherchons à voir ce que le Canada peut faire pour installer un certain nombre de fermes pilotes en Russie.
Je vais vous poser rapidement une question. Lorsque nous étions à Washington, le dernier témoin que nous avons entendu était un journaliste russe. Je lui ai demandé quel serait son choix si on lui accordait un seul souhait. Quel serait le conseil qu'il serait prêt à nous donner? Après avoir réfléchi un instant, il m'a répondu en deux mots. Il a parlé de «patience stratégique». Je me souviens que quelqu'un d'autre a fait état d'une «implication patiente.»
Qu'en pensez-vous?
M. Plekhanov: C'est l'administration Clinton qui a parlé de patience stratégique lors de la dernière année de la présidence pour décrire la politique qu'il convenait d'appliquer vis-à-vis de la Russie. La patience est une des qualités connues des Russes.
Il convient bien évidemment de s'impliquer. Le pire, pour la Russie, serait de sombrer dans un isolement ou un semi-isole ment, tout particulièrement vis-à-vis de l'occident. Ce serait terrible pour la Russie de se considérer comme un pays n'appartenant pas à l'Ouest tout en étant vu en même temps par les autres comme un paria cherchant sa voie dans le monde. La Russie diffère de l'occident sur un certain nombre de points importants, mais elle s'est toujours modernisée en adoptant les méthodes occidentales.
D'autres pays en ont fait autant. Le Japon nous a donné un exemple intéressant de modernisation par greffage des méthodes occidentales sur ses propres traditions. Parfois, les Russes ont réussi à produire ce genre de greffe avec plus de succès. Il n'y a aucune raison de penser qu'ils n'y parviendront pas à l'avenir.
Ce qui me rend vraiment optimiste au sujet de la Russie, c'est qu'il y a bien des gens dans ce pays qui ont beaucoup souffert au cours des dernières décennies mais qui ont acquis des libertés. Ces libertés sont remises en cause et parfois très circonscrites, mais elles sont là. On a le sentiment dans ce pays que la population doit chercher à améliorer son sort, à défendre ses droits et à expérimenter de nouvelles façons de vivre.
La Russie est entrée dans une nouvelle étape. Beaucoup de choses sont possibles. Il y a des risques, mais aussi des possibilités. Dans votre première question, vous avez indiqué que le Canada pouvait peut-être apporter son aide en améliorant le rendement de l'agriculture russe. Cela me ramène à mon premier argument concernant le coût particulièrement élevé de la sécurité et du développement en Russie. Le coeur de l'Eurasie, qu'occupe l'État russe, est une région qui possède très peu de bonnes terres. Elle est parcourue par les vents froids venus de l'océan Arctique tout en étant fermée aux vents chauds des autres océans. Les dures conditions climatiques ont toujours rendu la production russe plus onéreuse. L'État surpuissant a toujours imposé un fardeau énorme aux producteurs.
Il est désormais dans l'intérêt des producteurs et à la mesure des capacités des agriculteurs, du secteur industriel et des services d'apprendre à produire dans l'économie de marché que l'on voit apparaître pour la première fois en Russie. Pour la première fois de son histoire, la Russie s'est dotée d'une certaine économie de marché. Nous devrions aider les Russes à apprendre à manier les outils de l'économie de marché. Je ne parle pas des intermédiaires, cette engeance est suffisamment répandue dans l'économie russe actuelle. Je parle des producteurs, de ceux qui traient les vaches et qui construisent des automobiles.
J'insiste sur la participation des employés au capital parce que j'estime que c'est une forme très importante de propriété privée. C'est une propriété collective, mais c'est aussi une propriété privée. Les expériences de ce type aux États-Unis et au Canada en sont de bons exemples. C'est une façon de donner du pouvoir aux producteurs et de leur apprendre à se servir utilement et efficacement de l'économie de marché.
Le sénateur Grafstein: Le sénateur Graham a mis le doigt sur quelque chose d'intéressant. Quel est notre grand intérêt stratégique? Quel est notre intérêt primordial? Le sénateur Graham a répondu à cette question en disant que le Canada avait surtout intérêt à assurer la survie de cette démocratie fragile. Voilà évidemment quel doit être notre grande priorité.
Comment y parvenir? Vous avez dit quelque chose qui m'a paru intéressant d'un point de vue historique. La lutte pour la démocratie n'a jamais été facile quel que soit le pays. Il a toujours fallu lutter. Les Américains ont dû se battre pendant un an après la révolution pour savoir quelle forme de gouvernement ils allaient adopter. Il y a cette opposition formidable entre un président fort et un gouvernement indépendant se réclamant de l'équilibre des pouvoirs.
Y a-t-il, comme c'était le cas pour les pères fondateurs des États-Unis comme du Canada, une communauté de vues en Russie en ce qui a trait à l'importance de la démocratie et de l'équilibre des pouvoirs dans un tel régime?
John Adams a rédigé cinq ouvrages en faveur de la Constitution et de l'équilibre des pouvoirs. Jefferson a adopté une thèse contraire. Il y a des ouvrages de doctrine de Madison et de Monroe. En lisant tous ces ouvrages de nos pères fondateurs, vous verrez que tous sont d'accord pour reconnaître la très grande importance de l'équilibre des pouvoirs...
Est-ce que dans la doctrine de la Russie moderne on trouve des points de vue convergents au sujet d'un gouvernement central fort et de l'équilibre des pouvoirs ou est-ce que l'on est encore pris dans la mouvance communiste? Que disent les théoriciens russes à leurs dirigeants politiques?
M. Plekhanov: Ces 15 dernières années on a vu apparaître une quantité considérable d'ouvrages préconisant une séparation rationnelle des pouvoirs, l'institution d'un parlement viable, la mise en place d'une organisation fédéraliste en Russie et l'établissement d'un équilibre entre l'État et la société qui correspondent davantage à ce que connaissent les pays occiden taux. Tous ces arguments ont été avancés avec beaucoup de force.
C'est ce corps d'idées qui a présidé à la création du nouvel État russe. Théoriquement, l'État russe est pluraliste et démocratique. En réalité, bien entendu, il est loin d'en être ainsi.
Comment faire pour que cela devienne une réalité? Même ces deux ou trois dernières années, si l'on excepte les forces totalitaires marginales que l'on retrouve aujourd'hui dans le parlement russe, aucune idéologie n'est venue contester les principes fondamentaux du gouvernement démocratique adoptés par les Russes depuis le début des réformes.
Voici comment je vois les choses. À différentes époques, tout au long de leur histoire, les Russes se sont montrés disposés à accorder à leur dirigeant suprême et à leur gouvernement d'énormes pouvoirs et même à sacrifier leurs droits pour une seule raison. Cette raison, c'est la défense de leur pays. En temps de paix, il y a toujours des pressions qui s'exercent au sein de la société pour réduire les pouvoirs de l'autorité centrale et de la bureaucratie et pour conférer davantage de droits et plus de pouvoirs au peuple.
Le sénateur Grafstein: Quelle est la différence avec le Canada et les États-Unis? En temps de guerre, nous centralisons.
M. Plekhanov: C'est exactement ça. Le problème des Russes, c'est qu'ils vivent dans un environnement difficile. L'État russe est sorti d'une succession de guerres incessantes.
Il a acquis son indépendance de l'empire mongol. Il lui a fallu lutter pendant 100 ans, de 1380 à 1480, avant de pouvoir proclamer son indépendance en tant qu'État dirigé par Moscou. Il lui a fallu ensuite lutter pour chaque pouce de son territoire. C'est en luttant que la Russie s'est agrandie pour obtenir un accès à la mer, qu'elle possédait auparavant mais que l'invasion mongole lui avait enlevé. La Russie s'est constituée en luttant contre les nomades, les gens de la Steppe qui ont constamment fait des razzias dans les villages et les villes russes.
Il est important de tenir compte de ce complexe d'insécurité russe pour comprendre ce que ressentent les Russes vis-à-vis de leur gouvernement. C'est pourquoi j'ai cité Kliuchevsky et son image d'un pays en ordre de bataille pour rendre compte d'une des grandes caractéristiques de l'État russe.
Évitons d'en venir à une situation qui amènerait les Russes à se ranger une nouvelle fois en ordre de bataille.
La vice-présidente: Merci, professeur. Vous avez pu constater, en entendant toutes ces questions qui vous ont été posées, que vos opinions soulèvent un grand intérêt. Vous nous avez aidé à replacer dans un cadre russe un certain nombre de concepts déjà exposés précédemment.
Je vous remercie d'être venu. Je pense que toutes les questions posées par les sénateurs témoignent de leur intérêt.
La séance est levée.