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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international

 

Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères

Fascicule 16 - Témoignages


OTTAWA, le mardi 6 novembre 2001

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui à 18 h 20 afin d'examiner, pour en faire rapport, les faits nouveaux en matière de politique, de questions sociales, d'économie et de sécurité en Russie et en Ukraine, les politiques et les intérêts du Canada dans la région, ainsi que d'autres sujets connexes.

Le sénateur Peter A. Stollery (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Honorables sénateurs, nous voulions entendre le professeur Magocsi au sujet de cette importante question. Il est le titulaire de la chaire des études ukrainiennes à l'Université de Toronto et l'auteur d'un ouvrage sur l'Ukraine et l'histoire de l'Ukraine qui a été très bien accueilli ainsi que des atlas. Celui que je possède s'intitule: The Boundaries of East Central Europe, qui en est, je crois, à sa deuxième édition.

Honorables sénateurs, le professeur Magocsi est ici pour nous aider dans notre étude de la Russie et de l'Ukraine, que nous poursuivons depuis déjà un certain temps. Comme vous le savez, s'il n'y avait pas eu la tragédie de New York en septembre, nous serions en Ukraine ou nous en reviendrions tout juste. Pour le moment, nous comptons nous y rendre au printemps.

Monsieur Magocsi, la parole est à vous, mais veillez à nous laisser suffisamment de temps pour vous poser des questions.

M. Paul Magocsi, chaire des études ukrainiennes, Université de Toronto: Honorables sénateurs, pour apporter une précision en rapport avec le sujet que je voudrais aborder avec vous aujourd'hui, en ce qui concerne mes travaux qui sont non seulement reliés à ce thème, mais au pays que vous étudiez, vous devriez tous prendre connaissance de l'encyclopédie des peuples du Canada que j'ai élaborée et publiée il y a quelques années: c'est un gros volume de 1 500 pages portant sur tous les peuples du Canada. Vous verrez mon rapport avec mon propos d'aujourd'hui.

Si j'ai bien compris ce que m'a dit le sénateur Stollery, quand votre comité a débuté ses travaux, il voulait que je sois l'un des premiers témoins à comparaître étant donné que je m'intéresse surtout à l'aspect historique. Je sais que vous avez entendu diverses catégories de témoins ces derniers mois. On vous a beaucoup parlé de divers aspects de l'Ukraine, de la Russie et des pays de l'ex-Union soviétique. Je ne suis pas là pour vous présenter une analyse politique contemporaine. J'ai une certaine connaissance de la société ukrainienne, mais ce n'est pas mon point fort. Je suis sûr que d'autres témoins vous ont déjà parlé de ces questions.

Je voudrais vous faire part de mes réflexions au sujet de l'Ukraine et des nations qui la composent.

Je commencerais par dire que l'Ukraine est un pays normal. Qu'est-ce que j'entends par pays «normal»? C'est en rapport avec ce que j'appelle le principe 6 000 pour 200.

Pour vous expliquer ce principe, il y a dans le monde 6 000 à 8 000 cultures et peuples distincts qui ont des langues distinctes. Le chiffre varie selon la définition de «langue» et de «culture». Pourtant, aujourd'hui, et pratiquement depuis le début de l'histoire moderne, il n'y a pas plus de 200 États. J'utilise les mots «peuple» et «culture» de façon interchangeable.

Dans la majorité des États du monde, il y a plusieurs nations qui vivent à l'intérieur des frontières. Je ne parle pas seulement de pays d'immigration comme le Canada, les États-Unis et l'Australie, mais de pays qui comptent des populations indigènes, souvent très différentes les unes des autres, depuis des centaines et même des milliers d'années.

Cela peut sembler assez simple, mais c'est une réalité que l'on aborde très rarement dans les systèmes d'éducation du monde entier. Depuis notre jeunesse, on nous a enseigné que le monde était divisé en États et que les États constituaient l'unité de base. Nous nous rendons compte très rarement qu'il y a plusieurs peuples à l'intérieur de ces États. C'est parce qu'on nous a enseigné que tous les habitants d'un État donné ont la même nationalité. On nous a dit que tous les gens qui vivaient en France étaient des Français ou que tous ceux qui vivaient en Italie étaient des Italiens. Il y a très peu d'États dans le monde, à l'exception de l'Islande et peut-être de quelques autres îles, qui sont uninationaux. C'est dans ce sens que l'Ukraine est un pays normal.

L'un des thèmes que je ferai valoir aujourd'hui est que, même si elle a eu bien d'autres problèmes à régler au cours de ses brèves 10 années d'indépendance, l'Ukraine est quand même une réussite. C'est d'abord un succès en tant que pays multinational dont 73 p. 100 seulement des habitants sont d'origine ethnonationale ukrainienne. Cela veut dire que plus du quart de sa population se compose de différentes nationalités. Sur ce quart, il y a 22 p. 100 de Russes. Les 3 p. 100 restants sont des Juifs, des Bélarusses, des Moldaves, des Polonais, des Bulgares, des Hongrois, et cetera.

Lorsque l'Ukraine envisageait d'accéder à l'indépendance vers de la fin du régime soviétique, certains prédisaient que si l'Union soviétique s'effondrait, implosait ou se divisait, il y aurait un véritable massacre en Ukraine. On prédisait que les conflits yougoslaves auraient l'air d'une partie de plaisir comparée à ce qui se passerait en Ukraine à cause des tensions énormes entre les Russes et les Ukrainiens et même entre les Ukrainiens, et les Polonais, même si ces derniers sont beaucoup moins nombreux.

Toutes ces sombres prophéties se sont révélées tout à fait erronées. Le seul conflit potentiel, qui était davantage de nature administrative ou territoriale plutôt qu'ethnolinguistique, portait sur la Crimée, et il a également été réglé. Les Tartares de Crimée, qui ne représentent qu'un petit élément de ce territoire, se sont retrouvés dans une situation beaucoup plus favorable au sein de l'Ukraine indépendante que dans l'ex-Union soviétique.

À l'époque, les dirigeants ukrainiens épousaient toujours avec ferveur l'idéal démocratique et libéral qui avait inspiré de nombreux penseurs et activistes de toute l'Europe centrale orientale et l'Europe de l'Est suite aux événements de 1989. C'était arrivé même si les relations de l'Ukraine avec diverses nationalités, particulièrement les Russes et les Polonais, n'étaient pas nécessairement toujours bonnes.

Il y a eu l'expérience de la Seconde Guerre mondiale et de la liquidation d'un fort pourcentage de Juifs qui résidaient en grand nombre en Ukraine. De nombreux penseurs, activistes et écrivains libéraux espéraient surmonter un passé qui avait été marqué par des conflits, des haines ou des frictions en adoptant toute une gamme de lois. Il y a eu la Déclaration des droits des nationalités ukrainiennes en 1991 et une loi sur les minorités nationales en Ukraine en 1992. En 1998, l'Ukraine a signé la Convention-cadre sur la protection des minorités nationales en tant que membre du Conseil de l'Europe.

Le paragraphe 3(1) de cette convention-cadre porte que:

Toute personne appartenant à une minorité nationale a le droit de choisir librement d'être traitée ou de ne pas être traitée comme telle et aucun désavantage ne doit résulter de ce choix ou de l'exercice des droits qui y sont liés.
Nous savons tous qu'on peut adopter des lois avec les meilleures intentions du monde. C'est vrai pour des sociétés comme le Canada comme pour n'importe quelle autre société. Il peut toutefois y avoir une grosse différence entre la lettre de la loi et son application.

Dans le cas des relations entre le gouvernement ukrainien et les diverses nationalités qui composent le pays, ces lois ont été appliquées en respectant largement leur caractère libéral.

Non seulement il ne doit pas y avoir de discrimination fondée sur la nationalité, l'origine ethnique ou la religion, mais le budget ukrainien prévoit une aide gouvernementale aux organismes culturels, aux journaux et au théâtre pour préserver et promouvoir la culture des divers peuples.

Les activités d'un gouvernement, l'adoption de lois et leur mise en oeuvre ne sont pas nécessairement suffisantes s'il n'y a pas de climat favorable dans l'ensemble de la société. Les gens peuvent encore manifester des préjugés quelles que soient les lois et les efforts déployés par les gouvernements pour les faire appliquer.

De façon générale, depuis l'indépendance de l'Ukraine, nous n'avons pas assisté au même phénomène que dans certains pays voisins, non seulement la Russie à l'Est, mais également l'Europe centrale orientale où il y a eu des attaques contre les Roms, les tsiganes et, de temps en temps, des manifestations discrètes ou évidentes d'antisémitisme. Ce phénomène n'a pas été répandu en Ukraine.

Cela peut sembler paradoxal, mais à certains égards, cela reflète une tradition établie à l'époque soviétique. Malgré toutes les caractéristiques négatives du régime, les Soviets avaient su inculquer un sentiment de fraternité et d'amour pour les divers peuples qui composaient l'Union soviétique. Selon l'idéologie marxiste-léniniste, toute haine ou tension entre les différentes nationalités était propre aux systèmes sociaux bourgeois et impérialistes et devraient être surmontés «naturellement» dans un environnement socialiste. Cette idéologie a régné dans l'ouest de l'Ukraine pendant près de 40 ans et dans l'est, pendant 70 ans. Cette idéologie a prévalu.

Les gens qui ont été soviétisés ne commencent pas par faire des distinctions nationales et ne jugent donc pas leurs semblables sur cette base. Ce sont là des facteurs qui ont contribué aux bonnes relations entre les différentes nationalités.

Je ne voudrais pas parler uniquement des aspects positifs de l'Ukraine. Nous savons qu'il y a des problèmes. C'est un domaine que je connais assez bien. Il s'agit tout simplement d'un aspect positif de l'Ukraine indépendante, postcommuniste. Il faut examiner les aspects positifs aussi bien que les aspects négatifs.

Toutefois, même dans ce domaine où les choses vont bien, il y a une exception à la règle. C'est indispensable parce qu'autrement, cette société ne serait plus normale. Rien ne peut être parfait.

Il y a une région de l'Ukraine où on observe une certaine discrimination. À l'extrême ouest de l'Ukraine, il y a un territoire appelé la Transcarpathie. C'est le dernier territoire qui a été annexé à ce qui était alors l'Ukraine soviétique, en 1945, après la Seconde Guerre mondiale, et qui appartenait avant à la Tchécoslovaquie. Depuis 1989, pendant la période de démocratisation où les gens ont pu s'exprimer librement sur un tas de questions, un certain pourcentage de la population slave de l'est a estimé représenter une nationalité distincte, celle des Ruthènes, peuple de la Rous. Le régime stalinien les avait officiellement reconnus non pas comme une nationalité distincte, mais comme des Ukrainiens. Ils ont dû se plier à cette décision pendant toute la période soviétique. Toutefois, quand l'Union soviétique a cessé d'exister, un bon nombre de ces gens-là ont commencé à faire valoir qu'ils n'étaient pas ukrainiens, qu'ils représentaient une nationalité distincte et qu'ils devaient donc bénéficier des mêmes droits que les autres minorités nationales en Ukraine.

La loi qui régit les minorités nationales en Ukraine est très libérale. Toutefois, c'est le gouvernement ukrainien qui décide ce qui constitue une minorité nationale. Dans le cas de la population de cette région, l'Ukraine a refusé de reconnaître les Ruthènes comme une nationalité distincte. Cela a causé des problèmes étant donné que ce territoire se trouve à la frontière de la Hongrie, de la Slovaquie et de la Pologne, et que cette nationalité est considérée comme distincte dans ces pays de même qu'en République tchèque.

C'est là une exception aux relations positives entre les minorités nationales et les diverses nationalités qui vivent en Ukraine. Pourquoi est-ce important? C'est parce que 25 p. 100 de la population n'est pas ukrainienne. Si l'on veut bâtir une société civile stable, il faut que les relations entre les nationalités soient, sinon toujours positives, du moins sans frictions. Sur ce plan-là, en tout cas, l'Ukraine a été une réussite depuis son accession à l'indépendance il y a 10 ans.

Voilà qui termine ma déclaration liminaire.

Le président: Lorsqu'on parle de politique ukrainienne, j'ai l'impression qu'il y a deux Ukraine: la région du Dniepr et la Galicie. La Galicie fait partie de l'Ukraine seulement depuis 1940. Quelles en sont les répercussions sur la politique ukrainienne?

J'ai entendu dire qu'une bonne partie du gouvernement ukrainien vient de Dnipropetrovs'k dans le Dniepr. Quelle est l'influence sur le gouvernement ukrainien de ces deux régions très différentes aux passés différents?

M. Magocsi: Monsieur le président, je vois que vous êtes bien préparé étant donné que votre question porte sur le noeud du problème. C'est ce que je dis tout le temps à mes étudiants. J'enseigne un cours sur le renouveau national au XIXe siècle, mais cela s'applique également au XXe siècle.

Lorsqu'on parle de l'Ukraine, il faut immédiatement cesser de généraliser. Il faut bien préciser si l'on parle de l'ouest ou de l'est du pays. Pourquoi?

Depuis la fin du XVIIIe siècle, l'Ukraine a été divisée sur le plan politique. Au cours de cette période, l'est de l'Ukraine faisait partie de l'empire russe tsariste tandis que l'ouest, qui est composé de territoires historiques comme la Galicie et la Transcarpathie, faisait partie de l'empire austro-hongrois. Il y avait une différence profonde entre l'expérience historique de l'empire austro-hongrois et celle de l'empire russe.

L'empire russe était un État autocratique; le tsar avait tous les pouvoirs. L'empire autrichien a d'abord été également un État autocratique, mais il s'est transformé en monarchie constitutionnelle. En 1848, l'Autriche avait son premier Parlement. Cette expérience n'a duré qu'un an environ, mais en 1861, le pays se dotait de nouveau d'un Parlement. Depuis 1861, les Ukrainiens vivant dans l'empire autrichien ont fait partie du processus démocratique. De 1861 jusqu'à la Première Guerre mondiale, de nombreux ukrainiens ont siégé au Parlement. La population de la région avait une longue expérience du système parlementaire. La règle de droit régnait dans l'empire austro-hongrois où il y avait également toute sorte de possibilités de s'organiser. La situation était très semblable, à certains égards, aux sociétés démocratiques du XXe siècle.

Les choses étaient entièrement différentes dans l'empire russe où la langue ukrainienne a été interdite dans les années 1860. Il était interdit de publier ou d'enseigner en ukrainien. Dans l'empire austro-hongrois, l'ukrainien était enseigné du primaire jusqu'à l'université.

Il y avait une autre différence importante sur le plan de la religion. Dans l'Ukraine occidentale, les gens étaient catholiques grecs; ils faisaient partie de l'Église chrétienne orientale qui, à un moment donné, s'était unie avec l'Église de Rome. C'est ce qu'on appelle aujourd'hui l'Église catholique grecque et, au Canada, l'Église catholique ukrainienne. Aux États-Unis, on l'appelle l'Église catholique byzantine. Ces fidèles reconnaissaient le pape, même s'ils conservaient leurs traditions chrétiennes orientales.

Dans l'ancien empire russe, l'Ukraine orientale est restée orthodoxe. Pourquoi cette différence? La religion orthodoxe faisait partie du monde oriental qui était une véritable société patriarcale; un monde dans lequel l'Église était subordonnée à l'État, dans lequel le mysticisme religieux et la pensée non rationnelle prédominaient. En Ukraine occidentale, qui avait été placée sous le giron de l'Église catholique, les prêtres et les jeunes étaient envoyés dans des universités modernes, formés ou non par les Jésuites et le processus de pensée était entièrement différent.

À part les différences politiques entre l'Ukraine orientale sous le régime russe et l'Ukraine occidentale sous le régime autrichien, il y avait une différence religieuse et psychique, qui existe toujours.

En Ukraine occidentale, sous le régime autrichien, la langue ukrainienne était légale, de même que les organisationsukrainiennes et les Ukrainiens pouvaient se livrer ouvertement à des activités politiques. C'est sous l'empire austro-hongrois que le mouvement nationaliste ukrainien a été le plus fort. Lors de la Première Guerre mondiale, la population de l'Ukraine occidentale était très consciente de son identité nationale.

Tout ce processus, qui s'est déroulé au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, n'a pas du tout existé dans l'empire russe où la langue ukrainienne était interdite et où la majorité des gens se considéraient comme des Russes de Petite Russe, ou une branche de la nation russe. Cette mentalité prévaut encore aujourd'hui. Le nationalisme ukrainien et le sens de la différence prévalent en Ukraine occidentale, surtout en Galicie, où les gens ont une attitude beaucoup plus passive vis-à-vis de leur identité nationale qu'en Ukraine orientale.

Telles sont les tensions qui existent actuellement. Il y a une dichotomie entre les deux moitiés du pays, et j'espère vous avoir éclairé quant aux raisons historiques de cette différence.

Le sénateur Andreychuk: Je laisserai la religion de côté, car cela risque de nous détourner de notre sujet. J'ai entendu quelques sons de cloche différents.

Certains témoins nous ont dit que la survie, dans la paix, de l'Ukraine comme État indépendant dépend de l'équilibre que ses dirigeants politiques sauront maintenir. Récemment, un témoin nous a dit que les dirigeants actuels comprennent qu'il leur faut se mériter la crédibilité dans tous les secteurs du pays. Je veux savoir si vous êtes d'avis, vous aussi, que les dirigeants actuels commencent à comprendre que pour survivre il faut se soucier des régions.

Si l'on demande à un habitant de l'Ukraine orientale ou de la Crimée à qui il s'identifie, il répondrait que c'est avec de la langue russe et une partie de l'expérience russe. Toutefois, si vous demandez si cela signifie qu'il souhaite un rapprochement avec la Russie ou s'il souhaite faire partie de la Russie, la réponse est un non catégorique. Les habitants de cette région se voient différents par rapport aux autres régions de l'Ukraine, mais ils souhaitent rester ensemble. C'est particulièrement vrai en Crimée ou l'on entend beaucoup d'histoires.

À votre avis, qu'est-ce qui va assurer l'unité de l'Ukraine? Vous avez souligné, à juste titre, que les lois et ceux responsables de leur application garantissent une place aux minorités et que l'on y trouve une distinction qui précise que l'État doit inclure les minorités ainsi que le groupe majoritaire. Y a-t-il d'autres facteurs qui assurent l'unité de ce pays?

M. Magocsi: Il y a eu un long débat passionné sur la nécessité pour les nouveaux dirigeants d'être sensibles aux besoins des diverses régions du pays et d'en tenir compte. S'il a fallu tant de temps pour élaborer une constitution en Ukraine, c'est à cause de ce débat, qui portait essentiellement sur le genre de pays que l'Ukraine doit devenir. Fallait-il créer un État centralisateur ou un État fédéral? Il y avait des partisans des deux positions.

À la fin, je crois que l'Ukraine n'était pas à l'unisson avec l'Europe. Elle a accepté le modèle centralisateur plutôt que le modèle fédéral et on a ensuite tenté de faire marche arrière en donnant un certain niveau d'autonomie aux régions, mais ça n'a jamais vraiment fonctionné.

En ce qui concerne les dirigeants de l'avenir, selon le groupe d'âge dont on fait partie, on voit la direction d'une façon différente. Ceux de moins de 40 ans voient cette direction d'une façon très différente de la génération plus âgée. Le groupe plus jeune qui a commencé ses études sous le régime soviétique et qui a terminé à l'ère postcommuniste voit le fonctionnement de la société d'une façon bien différente. Ce groupe est beaucoup plus tolérant des différences nationales et régionales que le groupe plus âgé.

Les programmes offerts par le Canada dans le domaine de l'éducation, de la réforme parlementaire, et cetera, sont probablement ce qu'on peut faire de mieux pour l'Ukraine. Ces programmes exposent les jeunes Ukrainiens au genre de leadership qui sera sensible aux différences à l'intérieur du pays et les comprendra.

Il y a 22 p. 100 des habitants de l'est du pays qui sont Russes. On a présumé que ces Russes ne voudraient pas faire partie de l'Ukraine ou qu'ils constitueraient, à long terme, une cinquième colonne pour la Russie. Évidemment, la Russie a commencé à parler à l'ère postcommuniste de ce que l'on appelle «La Russie à l'étranger» reprenant la même terminologie que les tsaristes avant la Première Guerre mondiale. Parmi ces Russes à l'étranger on compte tous les territoires habités par des Russes d'origine ethnique qui auraient une relation spéciale avec le reste de la Russie.

Vingt-deux pour cent des habitants de l'Ukraine orientale s'estiment Russes. Il y a toujours un grand nombre d'habitants d'origine ukrainienne qui utilisent le russe comme langue quotidienne. Par conséquent, il y a ceux qui s'estiment Russes, et qui parlent le russe et ceux qui s'identifient comme Ukrainiens et parlent le russe. Or, comme l'a à juste titre souligné le sénateur Andreychuk, aucun de ces groupes ne souhaitent faire partie de la Russie.

Ils habitent le territoire depuis au moins le XVIIIe siècle, et parfois plus longtemps encore. Ils constituent la population indigène de la région. Ils ne vont pas partir. Ils ne vont pas faire leurs caisses et s'en aller en Russie et ils ne tiennent pas particulièrement à ce que la Russie s'empare de cette région de l'Ukraine.

Par conséquent, je ne pense pas que le problème se pose.

En terminant vous avez demandé ce qui unit le pays. Je ne veux pas répondre à la légère, mais l'un des éléments qui liera cette société, c'est l'inertie. La plupart des humains n'aiment pas le changement quel qu'il soit, et pour les résidents qui vivent dans ces sociétés, le changement à court terme et souvent à long terme, n'a jamais apporté d'amélioration. Par conséquent, pourquoi changer?

L'autre élément qui lie ensemble l'Ukraine, c'est la communauté mondiale. Les États ne veulent en général pas que d'autres États disparaissent ou changent, ce qui pose un problème pour les minorités nationales ou les nationalités qui sont peut-être maltraités dans un État. Nous savons que, même pendant les dernières années de l'Union soviétique, les États-Unis et même le Canada s'opposaient à l'éclatement de l'Union soviétique. Ils s'opposaient de façon générale aussi à l'éclatement de la Yougoslavie. Outre donc l'inertie interne, c'est le seul facteur externe qui maintiendra la cohésion du pays.

Il y a autre chose. Les Ukrainiens ont connu un certain succès à maintenir l'unité de leur pays précisément à cause d'une caractéristique que nous n'aimons pas de façon générale, c'est-à-dire leur indécision. Parfois, lorsque l'on dirige un gouvernement, la meilleure décision, c'est l'absence de décision. Le gouvernement ukrainien est devenu spécialiste à la matière.

Le sénateur Austin: Monsieur Magocsi, j'aimerais maintenant attirer votre attention sur autre chose. Nous avons entendu des témoignages sur les intérêts, la formation, les antécédents et la nécessité de croissance économique en Ukraine. Un témoin a dit que la communauté ukrainienne n'avait pas le sens du commerce et qu'elle vivant tout apprendre à partir de zéro.

Le sénateur Andreychuk: Il parlait des Canadiens d'origine ukrainienne.

Le sénateur Austin: Il parlait également de la culture de leur pays d'origine.

Pouvez-vous nous décrire la croissance de la culture économique de l'Ukraine?

M. Magocsi: Lorsque l'Ukraine a accédé à l'indépendance, le Canada et les États-Unis voulaient savoir comment ils pouvaient aider le nouveau pays. Le Canada le souhaitait à cause de sa relation spéciale de longue date avec l'Ukraine et en grande partie parce qu'un nombre considérable d'Ukrainiens au Canada étaient disposés à aider dans toute la mesure du possible.

Je pense que la meilleure chose à faire aurait été d'acheter des millions de jeux de Monopoly et de s'assurer que chaque jeune enfant en obtenait un pour jouer ce jeu. Comment avons-nous appris la valeur du dollar et ce qu'est un investissement? Comment avons-nous appris ce qu'est une «hypothèque»? Vous l'avez appris entre les âges de cinq et douze ans, en jouant à ce jeu.

La société ukrainienne n'a jamais vécu cette expérience. Comment enseigner cela? On ne l'enseigne pas aux adultes à l'université, et certainement pas aux fonctionnaires. On ne peut rien leur enseigner.

On pourrait organiser la livraison des journaux, car c'était l'autre façon dont jeunes, on apprenait la valeur d'un dollar ou d'un sou. La livraison du journal vous apprenait ce qu'est l'argent.

Certaines régions de l'Ukraine et certaines personnes en Ukraine se tirent très bien d'affaires. C'est particulièrement le cas dans l'Ukraine occidentale, parce que sous le régime autrichien et le régime polonais, on avait mis en place des coopératives. Les gens ont appris et transmis comment se crée une coopérative, une caisse de crédit, et cetera. Cette mentalité existe toujours. Il y a notamment des entreprises et des restaurants privés qui ont réussi. Certaines personnes qui habitent le long de la frontière, sont des spécialistes depuis toujours. Si vous habitez le long de la frontière, vous apprenez rapidement comment obtenir des produits et comment les vendre.

J'ai fait partie d'une délégation autrichienne dans le cadre d'un projet de recherche financé par une banque autrichienne en Ukraine. Certains ont dit que le grand problème en Ukraine aujourd'hui, c'est le droit fiscal. Il faut que cela change, car à l'heure actuelle, tout le monde est criminel. Vous ne pouvez pas payer vos impôts. Vous ne pourriez pas fonctionner si vous le faisiez. On doit imposer la réforme. Quelqu'un a dit si nous laissons les gens en paix, ils créeront une économie de marché au niveau local.

Le sénateur Grafstein: Une question m'a toujours fasciné en ce qui concerne l'Ukraine. Je me suis rendu en Ukraine, j'ai consacré du temps à étudier la Roumanie et la Moldavie et j'ai consacré un certain temps à tenter de comprendre les éléments structurels.

J'ai trouvé un thème commun en Roumanie, dont je souhaite parler. Vous avez dit que les loyautés civiques étaient multiples. J'aimerais aborder cette thèse, car je ne l'ai jamais entendue si bien expliquée. C'est tout à fait intéressant.

Je me suis toujours demandé pourquoi il n'y a pas ce que j'appelle une impulsion libérale en Ukraine. Permettez-moi de faire quelques comparaisons. En Pologne, malgré les conflits inhérents au régime féodal entre les villes et les propriétaires, entre les gouvernements, et entre différentes loyautés envers la Lituanie et les pays avoisinants, il y a toujours eu une tendance libérale. Certaines personnes ont adopté l'idée occidentale du pluralisme et en ont fait la promotion. Cette tendance a abouté à l'indépendance de la Pologne en 1921.

On a vu la même chose en Tchécoslovaquie et en Europe centrale. Il y avait toujours une minorité respectable qui adoptait l'idée pluraliste de l'égalité à partir de laquelle on pouvait construire l'identité nationale.

Je tente de découvrir pourquoi il n'a pas constate cette tendance libérale en Ukraine. Est-il juste de dire qu'elle ne s'est pas manifestée? Cette tendance n'existe pas dans le gouvernement moderne sauf chez les petits groupes.

Le sénateur Austin a parlé du modèle économique et de la nécessité d'apprendre à faire des affaires. Au niveau intellectuel, il faut des gens, des intellectuels du moins, qui sont prêts à exercer des pressions pour vendre le libéralisme. En Russie aussi, il y a eu une tendance libérale, qui d'ailleurs existe toujours.

M. Magocsi: Pendant les XIXe et XXe siècles il y a certainement eu des personnes, dans différentes régions de l'Ukraine, en Ukraine occidentale et orientale que l'on pourrait identifier comme des libéraux. Il y en a dans la plupart des sociétés européennes. Le problème, c'est qu'il doit y en avoir en nombre suffisant, une masse critique. Il faut plus que quelques personnes.

Le sénateur Grafstein: Exactement.

M. Magocsi: Maintenant, pourquoi y a-t-il, à toutes fins utiles, peu de personnes de ce genre en Ukraine alors qu'il y en a dans les autres pays que vous avez mentionnés. Lorsque vous vivez et que vous travaillez dans cette partie de l'Europe, plus vous allez vers l'est, plus c'est difficile.

C'est le cas cela France par rapport à l'Alsace, d'Allemagne, par rapport à l'est du pays, et du territoire tchèque, par rapport à la Slovaquie. Je le dis parce qu'il y avait probablement un pourcentage plus élevé de libéraux dans l'Ukraine occidentale justement à cause de l'expérience de la monarchie constitutionnelle de l'empire austro-hongrois. Là encore, ce n'était peut-être pas dans la même mesure que leurs voisins, les Polonais, et certainement pas dans la même mesure que leurs voisins les Tchèques, mais la tendance diminuait plus ou allait à l'est.

Je n'ai aucun mal à répéter qu'il y a une différence entre le monde orthodoxe et le monde chrétien occidental. Cela peut vous sembler exagéré dans une société très sécularisée comme la nôtre, mais il y a des différences profondes dans la façon dont les gens pensent et agissent lorsqu'ils viennent de sociétés traditionnelles où la principale préoccupation de la grande majorité des gens, c'est leur vie religieuse.

Le monde chrétien oriental n'a jamais été exposé à la pensée rationnelle. On n'y a jamais fait l'expérience de ce monde; il n'y a jamais eu de renaissance. Par conséquent, dans ce monde-là, on n'a jamais enseigné qu'il y avait d'autres vérités, on n'a jamais fait preuve de sympathie pour ces autres vérités sauf dans le cas de ce très petit nombre de libéraux qui se comptent sur les doigts d'une une main.

Je dirais que cette tradition culturelle orientale est en grande partie l'une des raisons qui explique ces différences. Plus les gens ont été exposés aux principes intellectuels et aux régimes d'enseignement de l'Occident, plus il y aura de libéraux. L'Université de L'viv, en Ukraine occidentale, était une institution d'enseignement de premier ordre pendant la deuxième moitié du XIXe siècle. Ce n'était pas le cas des institutions plus à l'Est.

Le sénateur Grafstein: Je ne suis pas d'accord avec vous pour dire que la population d'Ukraine n'a pas dans ses gènes le sens des affaires. Quand nous examinons la période de 1880 à 1914, nous constatons que l'Ukraine avait développé l'une des plus grandes industries d'exportation de produits agricoles au monde. La qualité de sa production était superbe. Son blé était excellent. Elle avait mis au point des mécanismes de transport et d'exportation. En fait, elle produisait plus de blé que tout autres pays au monde. En 1910, l'Ukraine produisait et exportait plus de blé que le Canada en 1970.

L'Ukraine avait une méthodologie propre qui lui a permis d'offrir des produits agricoles compétitifs, de calibre mondial. Pourquoi cela a-t-il disparu?

M. Magocsi: Lorsque nous parlons de l'industrie du blé, nous parlons d'une politique gouvernementale de l'empire russe. L'industrie n'est pas née naturellement. Le gouvernement impérial russe avait besoin d'argent pour son développement industriel et il l'a obtenu en exportant du blé vers l'Europe. Il s'agissait d'une politique gouvernementale imposée d'en haut et elle a donné d'excellents résultats.

Le sénateur Bolduc: Je suis étonné, car la plupart du temps, cela ne marche pas.

M. Magocsi: Dans ce cas, cela a marché.

Le sénateur Grafstein: C'était d'excellents agriculteurs.

M. Magocsi: Oui, et il y a une autre raison. Certains des agriculteurs les plus productifs d'Ukraine orientale, à cette époque, étaient des Allemands catholiques et protestants ainsi que des Mennonites que l'on avait fait venir, dans le cadre de la politique russe qui voulait qu'on colonise ces terres pour les rendre productives.

Les agriculteurs ont produit le blé et le gouvernement l'a exporté vers la mer Noire et l'a vendu. La majeure partie de la population slave de l'Est n'a pas participé au processus si ce n'est en tant que main-d'oeuvre.

Pour ce qui est de l'absence du sens du commerce en Ukraine, je répéterais qu'il y a une dichotomie entre l'Est et l'Ouest. Comme je l'ai dit, le mouvement coopératif de l'Ukraine occidentale et surtout de la Galicie, a formé des gens pour travailler dans le monde du commerce.

Comment se fait-il que le grand nombre d'immigrants d'origine ukrainienne qui sont venus au Canada, surtout de Galicie, ont très bien réussi dans les affaires? Ont-ils acquis cette faculté en vivant au Canada? Cela les a aidés un peu, mais ils ont apporté la majeure partie de leur expérience avec eux. Sans cela, ils n'auraient pas réussi. Ils ont recréé leurs coopératives, leurs organisations culturelles et le reste. Et ils l'ont fait sans ingérence de l'État. Néanmoins, je ne suis pas certain qu'on n'ait pas un sens naturel des affaires dans certaines régions de l'Ukraine.

Enfin, nous savons qu'en Ukraine orientale, la majeure partie de la population allemande a dû fuir le pays pendant l'anarchie de la Première Guerre mondiale. Puis, sous les Soviétiques, on a éliminé systématiquement les agriculteurs les plus productifs. Ils ont tous été qualifiés de Kulaks et d'exploiteurs et ont été chassés. Le gouvernement a éliminé la population agricole qui n'avait pas de talent sur le plan commercial. Ils ont essayé d'en faire autant en Ukraine occidentale, mais leur présence n'a duré que 40 ans au lieu de 70. Voilà pourquoi les pratiques commerciales sont restées plus vivaces en Ukraine occidentale que dans l'est du pays.

Le sénateur Grafstein: Et cette instruction a été dirigée par les bolchéviques ukrainiens?

M. Magocsi: La population locale tout autant. J'ai parlé du système soviétique et non pas des Russes.

Le sénateur Bolduc: Pourriez-vous nous dire quelques mots du système judiciaire dans les deux régions du pays? C'est important à savoir sur le plan de la perspective culturelle. Si vous avez un code disant que les parties sont régies par une convention, cela laisse aux gens une plus grande liberté d'expression que si c'est régi par le gouvernement.

Je dis cela parce que c'est ce que je constate dans d'autres types de commerce. Les Ukrainiens étaient des grands producteurs de blé, mais ils ont également très bien réussi en ce qui concerne le violon. La plupart des grands violonistes venaient de cette région. C'est impressionnant.

Le sénateur Andreychuk: Et des écrivains.

M. Magocsi: Je ne connais pas suffisamment l'histoire du droit pour être suffisamment précis et je m'abstiendrai donc de répondre à cette question.

Le président: Je voudrais parler de la différence entre l'Europe orthodoxe et catholique. Monsieur Magocsi, vous nous avez fourni la meilleure explication jusqu'ici. Pourriez-vous nous en dire plus? C'est un aspect important de la société que nous essayons de comprendre.

M. Magocsi: Les experts ont parlé de Slavia Orthodoxa ou Slavia Romana. La Slavia Orthodoxa est la partie du monde slave qui était et qui est restée au sein de l'Église chrétienne orientale. La Slavia Romana est la partie du monde slave qui est devenue catholique romaine.

Si vous parlez de la Slavia Orthodoxa ou du monde chrétien oriental, depuis ses débuts, l'Église a été subordonnée à l'État. Elle se fondait sur le modèle byzantin. L'Église était un instrument de l'État. Ce ne sont pas les Soviets qui ont créé cette condition. Ils ont maintenu une tradition qui existait sous l'empire russe qui lui-même l'avait reprise de l'empire byzantin.

La pensée chrétienne orientale n'a jamais été dirigée par une formation rationnelle et logique de ses prêtres. Les séminaires ont fait leur apparition très tard dans le monde chrétien oriental. La foi suffisait. Il n'était pas nécessaire de convaincre les gens de leurs convictions religieuses. Vous les aviez ou vous ne les aviez pas. Vous n'aviez pas besoin d'institutions éducatives, même primaires, encore moins de supérieures. Par exemple, les premières universités de l'empire russe n'ont été créées qu'au XVIIIe siècle alors que dans toute l'Europe les universités avaient été établies dès le XIIe siècle.

En 1595, une petite région de l'Ukraine est entrée dans le giron de l'Église catholique. Une des premières choses qu'elle a faites a été de former des séminaristes à Rome ou dans les écoles Jésuites catholiques. Les séminaristes y ont été exposés au savoir universel, une chose que le monde orthodoxe oriental ne pouvait même pas envisager.

Pour cette raison, il y a une différence importante entre les schèmes de pensée de l'Ukraine occidentale et de l'Ukraine orientale, et cette différence existe toujours.

Le sénateur Prud'homme: Vous avez raison de dire que le Canada a toujours été contre le démantèlement de l'Union soviétique et de la Yougoslavie. Vous connaissez le Canada suffisamment bien pour savoir que toute séparation d'un pays rend les gens nerveux à Ottawa. Ce n'est peut-être pas pour les bonnes raisons qu'Ottawa était contre la division de l'Union Soviétique. C'est parce que cela nous rappelait que nous avions un système fédéral qui pouvait être très fragile. Malgré les récentes élections au Québec, il est encore très fragile. N'importe quoi pourrait se produire même si mes collègues croient que tout va bien. Je ne partage pas leur opinion.

J'ai eu l'honneur d'être envoyé par le ministre des Affaires étrangères, André Ouellet, superviser les premières et les deuxièmes élections en Ukraine. J'ai été invité à prendre la parole et j'ai été le premier étranger à le faire au Parlement d'Ukraine. Je ne cache pas que j'aime beaucoup les Slaves, tant d'Ukraine que de Russie.

Pensez-vous que le Canada devrait examiner sa politique d'immigration?

Comme vous le savez, à cause de la paranoïa causée par la guerre froide, nous nous sommes coupés de ce réservoir d'immigrants. Si vous voyagez au Canada, surtout dans l'Ouest, vous verrez que toutes les institutions sont prêtes, mais qu'elles sont en train de mourir.

Quand je suis arrivé ici, il y a 38 ans, les Ukrainiens représentaient la troisième communauté du Canada par ordre d'importance. Je ne suis pas sûr qu'il figure encore parmi les 10 principales communautés.

Ne pensez-vous pas que nous avons besoin d'une immigration massive au Canada? Vous pourriez faire cette recommandation dans votre étude. Je suis très impressionné par votre compréhension de la situation, vos voyages et vos écrits. Peut-être pourriez-vous examiner la façon dont le Canada pourrait revitaliser cette communauté et la reconstituer, ou quelle que soit l'expression que vous pouvez utiliser.

[Français]

En français, on dirait renouveler ce «bastion» d'immigration que nous avions.

[Traduction]

La raison en est très simple. Nous avons déjà des institutions là-bas, des caisses de crédit, des églises, et cetera. Ces institutions sont toutefois moribondes, puisqu'elles se trouvent dans les pays de l'Est avec lesquels nous n'avons plus de liens depuis 50 ans.

Y a-t-il là quelque chose qui mériterait l'attention du comité?

Le président: Vous aurez peut-être du mal à répondre à la question parce qu'elle touche en fait au mandat du comité.

Le sénateur Prud'homme: Oui, en effet.

[Français]

M. Magocsi: J'ai été directeur pendant sept ans de l'Institut pour le multiculturalisme en Ontario. Je suis donc un peu au courant de ces problèmes du point de vue non seulement historique, mais aussi de la politique contemporaine du Canada.

D'une part, à l'époque où il y avait ces rencontres entre le public et le gouvernement à l'égard de la politique d'immigration au Canada, je dois vous dire que moi-même, en tant que directeur d'un tel institut, j'étais contre la politique d'immigration au Canada, surtout à un moment où le taux de chômage était élevé au Canada. Le fait d'accepter les immigrants avant de prendre soin des besoins de la population du pays ne me semblait pas logique.

D'autre part, je pensais qu'il était injuste d'inviter les immigrants au Canada où ils n'avaient pas de chances de trouver du travail dans leur domaine. Le Canada a assez souvent joué le rôle d'un pays d'immigrants. Nous pouvons accepter tout le monde parce que nous sommes très libéraux. Accepter des immigrants c'est une chose, en prendre soin c'est autre chose.

Il y a quelques communautés d'immigrants, par exemple les Ukrainiens dans les provinces centrales du Canada, qui sont en train de mourir. C'est une autre question. Quelle sorte d'immigrants le pays veut-il? Il y avait une tradition d'accepter les immigrants d'Europe au lieu d'autres pays du monde, une tradition qui a commencé au XIXe siècle et qui a continué pendant la première moitié du XXe siècle. Cependant, cette tradition a changé. Je ne sais pas comment ce comité peut avoir un rôle à jouer dans cette affaire.

Le président: Ce n'est pas dans notre mandat, et le sénateur Prud'homme est au courant. Ayant été député à Toronto pendant dix ans, je connais assez bien toutes les histoires d'immigration de cette métropole.

[Traduction]

Le sénateur Bolduc: Vous connaissez sans doute le travail de l'Agence canadienne de développement international en Ukraine. Pensez-vous que son orientation est la bonne et, sinon, comment pourrions-nous l'améliorer? Nous avons notamment pour mandat de faire des propositions au gouvernement.

M. Magocsi: D'après ce que j'en sais, l'agence semble être extrêmement bureaucratisée. Quand on veut obtenir quelque chose, il y a tellement de cerceaux à travers lesquels il faut passer que les gens sérieux qui veulent mettre en oeuvre un programme préfèrent ne pas perdre leur temps en passant par l'agence.

Par contre, les programmes comme celui de l'agence devraient toutefois être maintenus dans la mesure où ils contribuent à sensibiliser la population de l'Ukraine au fonctionnement du régime démocratique canadien. Nous devrions continuer à y envoyer des conférenciers aussi à faire venir des gens ici, surtout dans le cadre de programmes visant les jeunes.

Le président: Le comité directeur s'est penché sur toute cette question des crises inattendues. Devrions-nous nous préparer en vue des crises inattendues?

M. Magocsi: Je dirais que nous entrons dans une période qui sera marquée par un ennui profond, une période où il n'y aura guère de changements. Ce sera sans doute là le plus grand défi auquel nous serons confrontés, car les sociétés, les pays et les puissances étrangères, bien souvent, ne font que réagir aux crises. Il est difficile de réagir à long terme.

Le travail de votre comité est un exemple de réaction à long terme en dépit du fait qu'il n'y a peut-être pas de crises profondes dans cette partie du monde. La région a ses problèmes économiques, mais je ne pense pas qu'il y aura lieu de s'inquiéter de quoi que ce soit pendant un bon moment.

Le président: Voilà qui est très intéressant. Vous nous avez fait remarquer à quel point les choses avaient changé en l'espace d'un an, mais la Russie avait des problèmes de sécurité il n'y a pas tellement longtemps de cela. Nous sommes allés au siège social de l'OTAN à Bruxelles; des questions de sécurité se posaient. Ces problèmes semblent avoir disparu en un laps de temps assez court.

Le sénateur Grafstein: À propos de l'existence d'une menace éventuelle, y a-t-il une menace pour la sécurité régionale ou internationale dans l'avenir prévisible?

Il y a un conflit énorme qui touche l'Ukraine, la Moldavie et la Roumanie. Le conflit est gelé dans le temps. On espère qu'il n'explosera pas. Dans le sud-est, il y a la question de la Crimée et celle du pétrole. Cela ne vous donne-t-il pas à penser que nous pourrions éventuellement nous heurter à un problème qui deviendrait une menace à l'échelle internationale ou régionale?

M. Magocsi: Il n'en découle pas à mon avis de menace pour la sécurité internationale. Les régions en cause sont petites. Tout d'abord, le conflit que vous évoquez, même s'il touche la Moldavie orientale ou la Transdniestrie, sera d'une portée restreinte. Il continuera à couver, mais je ne peux pas imaginer qu'il puisse se propager bien loin, et je dirais qu'il en est de même aussi pour la région plus à l'est.

Il est difficile de savoir de quelle région on veut parler.

Le président: On ne parle pas du Caucase.

M. Magocsi: Je le répète, je n'aime pas jouer au prophète, mais vous avez posé la question et il me semble qu'il n'y aura pas de crises comme celle dont vous parlez.

Le président: Merci, monsieur Magocsi. La séance a été très intéressante.

La séance est levée.


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