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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international

 

Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères

Fascicule 19 - Témoignages


OTTAWA, le mercredi 28 novembre 2001

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères, auquel est renvoyé le projet de loi C-6, modifiant la Loi du traité des eaux limitrophes internationales, se réunit aujourd'hui à 17 h 35 pour étudier le projet de loi.

Le sénateur Peter A. Stollery (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Honorables sénateurs, je déclare la séance ouverte.

Nous allons entendre M. Howard Mann et M. Appleton.

M. Barry Appleton, avocat commercial, Appleton and Associates: Honorables sénateurs, je vous remercie de l'occasion que vous m'offrez de traiter des aspects techniques du projet de loi C-6. Je sais que le débat sur ce projet de loi s'est révélé plutôt animé.

Avant de me rendre ici aujourd'hui, j'ai pris la liberté d'examiner certaines des déclarations faites à la Chambre par les honorables sénateurs, de manière à mieux saisir certaines des questions effectives qu'étudie le comité. Si je comprends bien, le projet de loi s'inscrit dans une stratégie à trois volets que le gouvernement du Canada a adoptée pour s'attaquer à la question des prélèvements massifs d'eau au Canada.

Cette année, j'ai témoigné à titre d'expert à un sommet sur l'eau, dans la réserve des Wahta. Certains sénateurs et députés ont pris part à ce sommet. Certaines des observations que je vais formuler aujourd'hui proviennent de ce sommet. À ce moment-là, je me suis demandé tout haut si le projet de loi C-6 représenterait un instrument efficace dans le contexte de la stratégie à trois volets en question. J'ai encore des réserves à ce sujet. J'ai aussi des soucis concernant la forme du projet de loi.

Mon champ d'action professionnel se résume aux questions touchant l'investissement et le commerce international; à cet égard, les questions liées à l'ALENA sont peut-être celles qui prédominent, mais des questions concernant l'OMC et d'autres dossiers interviennent aussi. Or, les questions pertinentes surgissent à l'étude de la Loi du traité des zones limitrophes et du projet de loi que le législateur propose ici, dont le but consiste à mieux mettre en oeuvre le traité en question.

D'abord, je vais exposer brièvement les aspects de l'ALENA qui ont un lien avec le dossier de l'eau douce. Ensuite, je vais passer en revue certains aspects particuliers du projet de loi C-6, pour que vous puissiez comprendre les points où le comité, à mon avis, serait en mesure d'améliorer la loi proposée.

Abordons la question de l'ALENA: il y a eu tout un débat sur les effets de l'ALENA sur le dossier de l'eau douce, une partie du débat en question ayant eu lieu au Sénat. Essentiellement, sur le plan théorique, l'eau douce n'est pas assujettie à la réglementation sur le commerce international tant qu'elle ne devient pas un élément commercial. Je sais que c'est là la position officielle du gouvernement du Canada et je sais que, des deux côtés, nombre des membres du comité ont affirmé leur accord avec cette position. Si vous voulez mon avis, malheureusement, c'est une interprétation erronée du droit, et je crois qu'il convient pour vous de connaître ma position à ce sujet, pour la discussion qui va suivre, parce que cela a une incidence sur notre façon d'envisager la question dans son ensemble.

L'eau douce est une marchandise. La définition que donne l'ALENA des biens est celle des biens nationaux qui se trouve dans l'accord du GATT, aujourd'hui l'OMC. Le Système harmonisé de désignation et de codification des marchandises du GATT indique clairement ce qu'est une marchandise. Comme certains membres du comité l'ont déjà fait remarquer,l'article 22.01 du Système harmonisé de désignation et de codification des marchandises du GATT parle des «eaux, y compris les eaux naturelles ou artificielles», puis, pour décrire cela plus à fond, de «la glace et la neige». Cela figure à l'article 22.1 de la liste tarifaire. Nous pouvons en débattre toute l'année, il demeure que l'eau est une marchandise. La question est non pas de savoir si l'eau est une marchandise, mais plutôt de savoir ce qu'il faut faire, une fois que cela est admis.

Il y a eu à ce sujet un débat extraordinairement animé à la Chambre des communes, au Sénat et dans d'autres assemblées législatives. Cela ne nous avance pas de dire: nous espérons que l'eau n'est pas une marchandise. Le fait est, à mon avis, que c'en est une. Maintenant, nous devons décider ce que cela veut dire.

Comme l'eau est une marchandise, deux parties de l'ALENA s'appliquent: du chapitre 3, qui traite du commerce des produits, et le chapitre 11, qui porte sur l'investissement.

L'article 301 de l'ALENA exige des gouvernements qu'ils n'interdisent pas l'importation de marchandises. Les articles 309 et 315 de l'ALENA portent sur les restrictions à l'exportation, les interdictions et les autres formes de restrictions. Je vais vous faire un résumé d'un champ du droit qui est compliqué, je vais le simplifier. En présumant que l'eau est une ressource naturelle non renouvelable, qu'il est possible pour le gouvernement en place d'imposer des restrictions à l'exportation - que l'on appelle cela une restriction à l'exportation ou au captage ou une interdiction, cela importe peu du point de vue du commerce international; cela nous permet de savoir quelle exception il faut employer, mais, en fait, cela ne change rien. Selon l'ALENA, à l'article 315, il faut réunir trois conditions afin de pouvoir imposer une forme quelconque de restrictions au captage de l'eau. Je vais décrire les trois conditions en question.

La première, c'est que la restriction ne doit aucunement réduire la proportion des expéditions totales pour l'exportation du produit par rapport à l'approvisionnement total en ce produit. La proportion en question est calculée tous les 36 mois. Suivant la deuxième condition, le prix de vente du produit à l'exportation doit être le même que le prix de vente du même produit au pays même. Troisième condition: il ne doit pas y avoir perturbation des voies normales assurant l'approvisionnement. Chacun des trois critères ainsi décrits doit être respecté, une fois qu'il est établi qu'il s'agit d'une marchandise et qu'elle est commercialisable. Voilà où l'élément commerce est important. Qu'il s'agisse d'une marchandise ou non, cela ne change rien. Il ne s'agit pas d'une analyse correcte du droit qui s'applique.

Voici ce qui compte: une fois que c'est un produit commercial, on crée des voies d'approvisionnement ou on commence à surveiller le rapport expéditions-approvisionnement. Évidemment, s'il ne s'agit pas d'un produit commercial, il n'est pas difficile de réunir les conditions voulues. Une fois que le produit devient un bien marchand, il devient nettement plus difficile de répondre aux conditions énoncées à l'article 315 de l'ALENA. Cette mesure est parfois qualifiée d'exception aux fins de la conservation, ce qui nous donne un terme court pour la notion.

L'eau douce est un produit commercial même sous le régime de licence que propose le législateur dans le projet de loi C-6. Voilà qui est important, car les gens débattent de la question qui vise à savoir si l'eau douce peut, oui ou non, être un produit marchand. Si on regarde les modalités de la loi qui est proposée, on constate qu'il pourrait être permis que l'eau douce devienne un produit commercial, à condition qu'elle demeure dans le même bassin hydrographique.

Pour savoir pourquoi ce traité existe ay départ, il faut remonter à 1907, époque à laquelle la rivière Chicago a été dérivée de manière à relier le lac Michigan et le Mississippi. Ce bassin hydrographique a été élargi, si bien qu'il va des Grands Lacs jusqu'au Mississippi. Le fait est que l'eau qui coule d'une partie des Grands Lacs jusqu'au Mississippi fait toujours partie du bassin hydrographique existant. Selon la formulation de la loi actuelle, il est clairement possible d'avoir - et ce n'est là qu'un des nombreux exemples qui existent - des dérivations qui demeurent dans le même bassin hydrographique, à cheval sur une frontière.

Cela est important, car certains membres du comité ont affirmé qu'ils se soucient de ce que le ministre accorde des licences qui feraient que l'eau deviendrait un produit commercialisable et que cela crée des difficultés. Le débat s'est articulé autour de l'idée que l'eau constitue, ou ne constitue pas, une marchandise. Cela ne me paraît pas être l'élément clé de l'équation. Ce qui importe, c'est que l'eau soit commercialisable, d'où des difficultés possibles sous le régime de l'article 315. De ce fait, le Parlement ou le gouvernement qui veut s'attaquer à la question se trouve à avoir une tâche qui est non pas impossible, mais beaucoup plus difficile.

Ce que je souhaite vivement vous faire comprendre en ce qui concerne les biens, c'est qu'il s'agit d'un domaine compliqué. Il serait possible de s'attaquer dès maintenant à la question, mais dès que sera en place le régime établi dans le projet de loi C-6, ce sera nettement plus difficile, nettement plus compliqué, parce que l'eau entre dans la sphère des biens marchands. Ce n'est pas interdit. De fait, c'est permis, à condition que l'eau demeure dans le même bassin hydrographique, et le bassin hydrographique en question est assez vaste.

J'aimerais parler du chapitre 11 de l'ALENA - les dispositions concernant les différends entre les investisseurs et les États - qui est à l'origine d'importantes préoccupations concernant l'eau douce, en général. Les droits relatifs à l'eau ont une valeur certaine et ils font clairement intervenir les intérêts des détenteurs des droits. De manière générale, ils relèvent du régime de la province intéressée. À divers endroits peuvent surgir diverses formes de questions. Je passe la majeure partie de mon temps à Vancouver. Étant originaire de l'Ouest, je constate que nous y sommes davantage attachés aux droits relatifs à l'eau que c'est le cas dans l'Est; les droits relatifs à l'eau, de plus en plus, deviennent un enjeu et, de plus en plus, se rapportent aux biens personnels.

Dans le cas de l'eau, certains des droits en matière d'investissement existent depuis très longtemps. Selon l'ALENA, l'investisseur ou le citoyen américain ou mexicain qui détient des droits relatifs à l'eau au Canada dispose de certains droits en vertu de l'Accord: il peut être dédommagé si une mesure gouvernementale vient miner ou rendre impossible l'exercice de ses droits. Il s'agit ici, en particulier, de l'article 1110 de l'ALENA, qui porte sur l'indemnisation et l'expropriation.

Il y a deux ans, une entreprise américaine a intenté sous le régime de l'ALENA une action qu'elle a toutefois abandonnée par la suite. Elle souhaitait obtenir une indemnité d'environ500 millions de dollars. À mon avis, sa demande d'indemnisation ne s'appuyait pas sur des fondements solides; tout de même, ce n'est pas parce qu'une demande repose sur des bases fragiles que le principe applicable de l'ALENA n'est pas solide. Visiblement, le chapitre sur l'investissement de l'ALENA s'applique aux droits relatifs à l'investissement; or, les droits relatifs à l'eau font intervenir des droits relatifs à l'investissement.

Il s'agit ici non pas de savoir si le gouvernement est autorisé à régir les exportations d'eau - la Constitution confère au Parlement fédéral tous les pouvoirs voulus pour traiter des questions relatives à l'exportation, de toute façon -, mais de déterminer la valeur des exportations d'eau douce. S'il existe une disposition d'indemnisation, c'est la valeur qui fera qu'elle sera invoquée.

Dans le contexte du chapitre 11 de l'ALENA, il s'agit de savoir non pas si l'eau a quelque valeur, puisque, bien entendu, elle en a, mais d'entrevoir une progression éventuelle de cette valeur. Autrement dit, si le gouvernement est obligé, à un moment donné, dans certaines circonstances, d'indemniser un investisseur, l'idée qu'il faut privilégier, du point de vue du gouvernement, c'est de verser la plus faible indemnité possible, afin de se donner la plus grande marge de manoeuvre possible du point de vue des orientations gouvernementales.

À notre connaissance, il n'y a à l'heure actuelle aucun établissement canadien qui exporte de l'eau vers les États-Unis à grande échelle. Les seuls cas qui se sont présentés jusqu'à maintenant concernent l'eau embouteillée, ce qui évoque une situation beaucoup plus limitée et nettement plus circonscrite.

S'il fallait que l'on commence à exporter des quantités massives d'eau, la situation changerait: un marché serait créé, et les dommages-intérêts applicables, établis, pour que l'on puisse quantifier les dommages-intérêts dus à celui qui ne peut vendre l'eau en question.

La question est très simple - il n'y a pas de vente d'eau. Si cela change, et notamment qu'il y a les dérivations autorisées par le législateur dans ce projet de loi, subitement, voilà qu'on a créé un mécanisme de marché. On a créé un point de départ pour l'établissement des dommages-intérêts. L'application duchapitre 11 de l'ALENA devient moins improbable, plus facile à quantifier.

Le point le plus important que je peux soulever à propos de l'ALENA, c'est que le Parlement se trouve devant un tableau blanc. Dès que vous accordez des licences pour l'exportation de l'eau, dès que vous autorisez la vente d'eau au-delà de la frontière, vous créez une obligation sous le régime de l'ALENA, que ce soient les dispositions touchant le commerce des produits ou le chapitre sur l'investissement qui entrent en jeu.

Le Parlement ne peut régler à lui seul cette question. Dans la loi sur la mise en oeuvre de l'ALENA, le Parlement a énoncé une position sur la nature de l'eau, mais comme il s'agit d'une entente internationale, l'action doit provenir des trois parties. Chacun des trois pays signataires de l'ALENA doit énoncer son point de vue, et cela doit faire partie du traité, par voie de modifications, ce qui veut dire qu'il faut s'adresser au Congrès américain.

Les gouvernements américain et canadien ont produit une déclaration conjointe, mais, du point de vue du droit international, celle-ci n'a aucun poids. Pour qu'elle porte à conséquence, elle doit rallier les gouvernements des trois pays signataires; pour porter ainsi à conséquence, il faudrait qu'une modification de l'ALENA prévoie la chose. Cela n'est pas impossible. C'est seulement très difficile et, pour l'instant, nous pouvons avoir de la difficulté à croire qu'il s'agit là d'une option réaliste. Il est bien de le savoir: les lois du Parlement ne sauraient tout régler. C'est notre problème. C'est une entente internationale.

Je terminerai en vous proposant quelques réflexions. D'abord, il peut y avoir des politiques qui limitent le captage d'eau douce, avant que ne soient accordées des licences autorisant les prélèvements massifs d'eau. Cela a pour effet de simplifier sensiblement la tâche en question; après coup, cela se complique considérablement. Ensuite, quel que soit le mécanisme que vous employez pour asseoir la politique, il doit être le plus large possible. Enfin, la mesure que vous adoptez doit englober la plus grande partie possible du pays. Une des difficultés, bien entendu, c'est que l'on crée ici une situation où il n'y a qu'une partie du pays qui est couverte.

J'aimerais aborder quelques questions de forme qui sont susceptibles, je crois, de nous éclairer, en particulier, dans l'étude de ce projet de loi, mais à la lumière de la situation internationale.

Premièrement, le projet de loi semble faire fi d'une norme fondamentale du droit international. Le projet de loi a une portée extraterritoriale. C'est visiblement une erreur de la part des rédacteurs que d'ajouter cela à la version existante de la loi.

J'ai pu sonder à ce sujet le président du comité de la Chambre des communes, qui m'a proposé de signaler la question à votre comité. En particulier, si on compare le libellé du projet de loi C-6 et celui de la loi initiale, on constate que la définition des «zones limitrophes» pose des difficultés.

Les eaux limitrophes, entendu au sens qui en est donné dans le traité et aussi dans la loi initiale, s'entendent d'abord et avant tout des eaux de terre ferme à terre ferme, des lacs, fleuves et rivières, et des voies d'eau qui les relient. Il est question de la zone que traverse la frontière. Il ne s'agit pas seulement des eaux canadiennes.

Dans la loi initiale, chaque fois qu'il était question des eaux canadiennes, le législateur parlait des eaux canadiennes. Si on regarde, par exemple, l'article 7 du traité, on voit que les deux côtés de la frontière sont évoqués. Si on regarde l'article 4 de la loi initiale, on voit qu'il est question des eaux qui se trouvent au Canada. Par contre, le projet de loi C-6 procède autrement.

Dans ce projet de loi, ce que vous faites - et la Loi d'interprétation vous autorise à le faire -, c'est que vous légiférez pour prévoir le cas des Américains qui prennent de l'eau du côté américain du lac, sur le territoire américain. Vous êtes habilités à le faire; toutefois, il s'agit là d'une modification fondamentale de la politique étrangère du Canada, renversement auquel le gouvernement s'oppose vivement depuis des années.

Par exemple, en application de la loi Helms-Burton, quand les Américains nous ont dit de ne pas investir à Cuba, le Canada a dit aux États-Unis que nos filiales étaient libres d'agir à leur gré. Dans ce projet de loi, nous faisons l'inverse.

Si vous souhaitez légiférer pour corriger les lois américaines, commencez par le bois d'oeuvre; je peux vous fournir une liste, pour que vous puissiez vous lancer dans l'exercice.

Dans ce projet de loi, vous créez des infractions pénales pour les Américains, du côté américain de la frontière. Je suis sûr que c'est un oubli de la part des rédacteurs. J'espère que le comité sera en mesure de régler la question au fil de ses travaux.

Plusieurs aspects du projet de loi souffrent d'une certaine imprécision. Ce sont des cas que vous allez peut-être vouloir étudier. J'ai l'avantage d'avoir vu une partie du projet de règlement. De ce fait, je sais maintenant qu'il y a une définition du captage ou du prélèvement de l'eau sur une grande échelle. Nous savons que cela a été établi à 50 000 litres. Les termes usage, utilisation, obstruction, dérivation et ouvrage n'ont pas été définis; or, à mes yeux, il aurait été important de définir particulièrement ces termes.

Le terme qui me paraît le plus délicat, en raison de l'aspect extraterritorial de la chose, se trouve au paragraphe 11(2). C'est l'expression «lorsque les eaux sont utilisées normalement à des fins domestiques ou sanitaires». Si nous parlons d'eaux qui s'appliquent aux États-Unis, si quelqu'un prend de l'eau des Grands Lacs pour l'envoyer dans le Mississippi, il l'utilise à des fins domestiques. Le terme «fins domestiques» n'est pas défini. Il faut définir cela. J'espère que les honorables sénateurs vont se pencher sur ce trou béant dans le projet de loi C-6; sinon, la loi proposée présente une très grave difficulté.

Cela se corrige, mais autant que je sache, le règlement ne vient d'aucune façon redresser la situation. Je proposerais aux honorables sénateurs d'envisager l'utilité d'inclure cette définition dans le projet de loi lui-même.

J'aimerais parler des objectifs du projet de loi. Si les objectifs du projet de loi consistent à régler le dossier de l'eau douce dans le contexte d'une stratégie globale, je dirais que le projet de loi C-6 est déficient. Plutôt que de créer l'occasion d'établir une politique globale des eaux qui repose sur le principe du développement durable - ce qui me semble être l'objectif ici -, la législation a créé un mécanisme pour accorder des licences, sous certaines conditions, pour que de l'eau puisse être exportée du Canada aux États-Unis. Je suis sûr que cela n'était pas son intention. Tout de même, selon la façon dont le projet de loi est formulé, c'est visiblement l'effet obtenu.

Je ne crains pas d'utiliser le terme «exporter». Je sais que nombre des membres du comité ont reçu pour consigne de ne pas employer le terme, sinon l'eau s'inscrit dans le commerce international. Encore une fois, à mon avis, l'eau fait déjà partie du commerce international; vous pouvez donc employer le terme «exporter».

Tout de même, si vous souhaitez adopter une stratégie pour bien asseoir une politique des eaux, le mieux serait d'inscrire cela dans une approche globale. Étant donné la complexité des chapitres 3 et 11 de l'ALENA - et il s'agit ici de traiter de deux aspects -, il est beaucoup plus facile de régler la question en amont, avant que l'eau ne devienne un produit commercial. Je propose donc que le gouvernement établisse une politique globale des eaux avant d'ouvrir les vannes, plutôt que d'essayer d'agir par la suite, car il sera difficile, à ce moment-là, de les fermer.

Certains groupes ont affirmé qu'il serait impossible de fermer les vannes; tout de même, ce n'est pas vrai. Il serait difficile et coûteux de le faire, par contre, et personne ne veut obliger les Canadiens à assumer inutilement les frais liés à l'indemnisation. Ce serait peut-être l'effet de l'exercice si nous ne réglons pas la situation.

Il existe une façon simple de remédier à une partie du problème, soit de définir le terme «eaux limitrophes» qui se trouve actuellement dans le projet de loi. Je recommanderais moi-même que l'on modifie la définition des «eaux limitrophes» qui se trouve à l'article 10. À l'heure actuelle, il y est dit que le terme «eaux limitrophes» «s'entend au sens du traité».

Comme je l'ai déjà expliqué, c'est une notion qui est limitée, mais qui a été élargie en raison du phénomène qui est à l'origine même du traité, soit les travaux des Américains pour relier le Mississippi et les Grands Lacs. Je recommande que le comité fasse le lien entre les eaux limitrophes et la frontière; autrement dit, les eaux limitrophes sont, non pas ce que définit le traité, mais plutôt toutes les eaux définies dans le traité et toutes les eaux qui traversent une frontière.

Si vous adoptiez cette recommandation, le projet de loi vous donnerait l'occasion de saisir dans son ensemble le dossier des eaux transfrontalières, sans aller à l'encontre du traité et sans sortir du champ d'action du Parlement du Canada. Voici précisément les termes que j'ajouterais à la définition: «s'entend au sens du traité et de tous les cours d'eau douce qui se situent aux limites territoriales du Canada».

De ce fait, toute eau douce touchant les frontières serait couverte, ce qui serait conforme aux fins de la loi proposée. Cela irait au-delà de ce qui est prévu dans le traité, mais ce n'est pas une mesure qui est interdite à votre chambre. Une telle modification permettrait de régler un grand nombre des problèmes que pose ce projet de loi, en garantissant que les prélèvements commerciaux massifs d'eau douce ne pourraient avoir lieu sans que le gouvernement ait donné la permission de le faire et qu'il y ait certains contrôles environnementaux. Cela vous donne une politique des eaux qui est nettement plus globale et cela fait du projet de loi C-6 une carte d'une valeur nettement plus grande dans ce jeu tripartie

M. Howard Mann, juriste et avocat-conseil en droit international de l'environnement et du développement durable: Je suis d'accord avec une bonne part des propos de M. Appleton. Le point d'origine de nos arguments, souvent, n'est pas le même, mais les résultats me portent à tirer des conclusions semblables.

J'aimerais dériver moi-même de mon exposé pour traiter de quelques-unes des questions soulevées par M. Appleton, en particulier la question de la définition, à la fin, là où il dit qu'il serait possible d'élargir la définition. La définition des «eaux limitrophes» figure dans le traité lui-même. C'est celle qui est adoptée dans le projet de loi, et elle exclut expressément les eaux qui traversent une frontière. J'y reviendrai plus tard. Je conviens tout de même du fait que la loi fédérale devrait inclure ces eaux, ce qu'elle ne fait pas en ce moment.

L'autre point concerne l'idée que le Mississippi fasse aujourd'hui partie du bassin hydrographique des Grands Lacs. Je dois dire que je ne suis pas d'accord, et je tiens à souligner pour le compte rendu que je ne suis pas d'accord avec l'argument de M. Appleton à cet égard particulier. Le bassin hydrographique des Grands Lacs constitue la limite géographique en question. Le transfert des eaux à destination du bassin du Mississippi constitue un transfert entre bassins hydrographiques. Généralement, cela n'est pas entendu comme s'étendant au bassin géographique des Grands Lacs tel que nous le connaissons, dans le vocabulaire de l'environnement, de la gestion de l'eau ou du commerce.

Les points particuliers que je souhaite soulever touchent le champ d'application du projet de loi C-6 et la portée constitutionnelle des mesures provenant du gouvernement fédéral, en ce qui concerne les exportations d'eau. À l'instar de M. Appleton, il m'importe peu que l'on appelle ça une exportation ou autre chose. Le projet de loi C-6 est assujetti aux règles du droit commercial, comme le serait toute autre loi fédérale. Que vous décidiez d'y inclure ou non une disposition en la matière ne change rien; le droit commercial s'y applique tout autant.

La troisième question que je souhaite soulever, c'est de savoir si l'eau douce tombe sous la coupe des règles de l'ALENA et de l'OMC, et ensuite sous le régime du chapitre 11.

Quant au champ d'action du projet de loi C-6, disons qu'il s'applique aux eaux limitrophes définies dans le traité. Cela comprend les Grands Lacs, une partie du Saint-Laurent et peut-être, cinq ou sept autres cours d'eau au Nouveau-Brunswick et au Québec, et le lac des Bois, en excluant essentiellement tout ce qui se trouve à l'ouest de la frontière entre le Manitoba et l'Ontario. Il se peut qu'il y ait quelques exceptions d'ordre mineur, c'est-à-dire qu'il y aurait de petits lacs ou de petites rivières qui font partie de la frontière canado-américaine; tout de même, essentiellement, les eaux à l'ouest de la frontière manitobaine ne sont pas visées par cette loi.

Le sénateur Finestone: Au nord du 60e parallèle?

Le président: À l'ordre! Il est question ici des eaux limitrophes. M. Mann parle d'eaux limitrophes. Au nord du 60e parallèle et dans les Territoires du Nord-Ouest, mis à part le cas du Yukon, le Canada n'a pas de frontières avec un autre pays.

M. Mann: Je n'ai pas étudié la question de la frontière entre l'Alaska et le Yukon. S'il y en a une partie qui est constituée de rivières, alors la rivière en question serait couverte. Il faudrait que je vérifie pour voir si ce projet de loi s'applique seulement là.

Le président: Je ne crois pas que ce soit le cas. Je crois que la rivière Yukon traverse la frontière, mais qu'elle ne fait pas partie de la frontière.

M. Mann: Il se peut qu'il s'agisse d'un cas particulier, d'une manière ou d'une autre. Le long de la frontière canado-américaine principale, seules les eaux des Grands Lacs et cinq à sept autres cours d'eau seraient couverts.

Je suis d'accord avec M. Appleton quand il dit que le projet de loi établit un régime pour attribuer des licences de dérivation, à condition que les eaux demeurent dans le même bassin hydrographique, par rapport à ces eaux limitrophes. C'est donc un projet de loi qui définit comment on peut utiliser ces eaux et dans quelle situation. Cela sera précisé dans le règlement.

Le deuxième aspect, c'est qu'il y a une interdiction qui comporte des exceptions, prévues par règlement, en ce qui concerne le captage des eaux d'un bassin hydrographique donné. De cette interdiction, il faut saisir qu'elle comporte des exceptions établies par règlement. Pour comprendre la portée et l'impact du projet de loi, il est tout aussi important de saisir les exceptions que la notion générale. Rien dans le projet de loi lui-même n'interdit les exportations à des fins commerciales. Si bien qu'à première vue, rien du projet de loi n'empêche que l'eau douce devienne un produit commercialisable. Cela pourrait se faire, ou ne pas se faire, par règlement, mais rien dans le projet de loi lui-même n'empêche l'eau de devenir objet de commerce.

À mon avis, le projet de loi C-6 ne représente pas en lui-même un élargissement significatif du cadre fédéral établi dans la Loi du traité des eaux limitrophes internationales. C'est une modernisation de la loi. Le projet de loi prévoit l'attribution de licences pour régir la manière éventuelle d'utiliser les eaux. Il établit une certaine démarche réglementaire et ainsi de suite, mais il n'élargit pas sensiblement les prohibitions ni les conditions qui se trouvent déjà dans la Loi du traité des eaux limitrophes internationales. Le projet de loi fait toutefois une chose: il pose en principe que les projets de captage des eaux à l'intérieur d'un bassin hydrographique doivent systématiquement faire l'objet d'une analyse de la Commission mixte internationale, qui est chargée de les approuver ou de les rejeter. Voilà un critère et une exigence: essentiellement, en droit canadien, les projets de captage des eaux en vue d'un transfert en dehors du bassin hydrographique, dans le cas des eaux limitrophes, doivent être soumis à la CMI. Cela prévoit tout de même un mécanisme d'exécution en bonne et due forme: c'est à souligner. C'est un aspect important de la modernisation de la loi.

Pour ce qui est du champ d'action du gouvernement fédéral selon la Constitution, à ceux qui n'ont peut-être pas le même point de vue, je dirais que le gouvernement fédéral peut invoquer son pouvoir de réglementer le trafic et le commerce, prévu au paragraphe 91(2) de la Constitution, pour interdire l'exportation massive d'eau dans quelque contenant que ce soit.

Le pouvoir constitutionnel d'agir ainsi ne fait aucun doute. Les autorités fédérales peuvent invoquer l'article 132 du traité de l'empire afin d'empêcher la dérivation des fleuves et rivières qui sont à cheval sur la frontière. Le cas de telles dérivations est prévu à l'article 2 du traité de 1909. L'article 132 de la Loi constitutionnelle établit les pouvoirs du gouvernement fédéral en ce qui concerne les traités de l'empire et lui donne compétence pour adopter des mesures en rapport avec les dispositions de l'article 2 du traité sous sa forme actuelle. Cela engloberait les prélèvements d'eau ou dérivations de fleuves et rivières qui peuvent avoir une incidence aux États-Unis, de l'autre côté de la frontière.

La compétence pour agir du gouvernement fédéral dans le dossier provient de deux sources, dont chacune établit un champ d'action plus vaste que ce que prévoit le législateur dans le projet de loi sous sa forme actuelle. Le fait que les fleuves, rivières et lacs locaux fassent l'objet d'une compétence partagée entre le fédéral et les provinces ne limite pas la portée des mesures que peuvent adopter les autorités fédérales pour régler les questions du mouvement transfrontalier des eaux et de l'exportation des eaux.

Le mode d'intervention de chacun des ordres de gouvernement, la mesure dans laquelle chacun des ordres devrait exercer son pouvoir est une question de nature politique, mais l'étendue de ce pouvoir est une question juridique et non pas politique. Il faut distinguer les deux notions pour qu'il y ait un débat éclairé sur ces questions.

L'eau douce est-elle assujettie à l'ALENA ou à l'OMC? Essentiellement, il s'agit de savoir si l'eau douce est un produit. Je suis d'accord avec M. Appleton quand il dit que, en dernière analyse, il faut déterminer s'il s'agit d'un objet de commerce. La déclaration de 1993 des trois pays membres de l'ALENA précise: à moins que, sous une forme ou l'autre, elle ne fasse l'objet de commerce et ne soit devenue une marchandise et un produit, l'eau n'est pas visée par les dispositions de quelque accord commercial que ce soit, y compris l'ALENA.

Il importe de souligner ici que cela ne dit pas: à moins que l'eau ne fasse l'objet de «commerce international» - on parle seulement de «commerce». C'est que, en droit commercial, l'obligation relative au traitement national s'applique dès que l'eau devient objet de commerce et non pas forcément dès qu'elle est l'objet d'un échange commercial. Ce sont deux choses différentes, et la différence est très importante. Dans le contexte, je suis d'accord avec M. Appleton.

Un élément que nous n'arrivons pas vraiment à saisir ici, c'est le sens du terme «commerce». Par exemple, dans le cas du réseau d'aqueducs privatisés, l'eau en grande quantité est-elle devenue objet de commerce? Nous ne pouvons pas vraiment en être sûrs. Si l'eau en quantité massive est devenue objet de commerce, est-ce que cela veut dire que toute l'eau douce est maintenant objet de commerce? Cette appréciation s'applique-t-elle aux pays qui sont touchés, aux provinces dont il est question ou à l'ensemble de la zone de l'ALENA? Si l'eau est devenue objet de commerce à un endroit, est-elle devenue objet de commerce partout?

Ce sont des questions qu'il est plutôt difficile d'élucider pour l'instant. Cela donne lieu à des préoccupations légitimes.

Pour ce qui est du chapitre 11, j'entrevois trois préoccupations possibles. La première concerne le traitement national. Cela peut être important, surtout dans le contexte où un précédent est établi, comme il en est souvent question. J'y viendrai dans un instant. Essentiellement, le traitement national équivaut à ouvrir la porte aux entreprises étrangères, si bien qu'elles peuvent réclamer les mêmes droits que les entreprises canadiennes pour ce qui est de l'accès à l'eau en vue d'un usage commercial.

La disposition prévoyant une norme minimale de traitement, qui se trouve à l'article 1105 de l'ALENA, aurait aussi une incidence sur la situation: les autorités chargées de la réglementation seraient contraintes à une certaine transparence et à une certaine équité pour ce qui est de l'adoption et de la mise en oeuvre de tout mécanisme réglementaire associé au projet de loi C-6.

Enfin, pour ce qui est de l'article touchant l'expropriation, nous arrivons, M. Appleton et moi-même, à une conception très différente de ce qui constitue une expropriation. Il ne s'est pas engagé dans ce débat, et je ne le ferai pas moi non plus, sauf pour dire qu'une fois établie une licence ou un droit relativement à l'eau, une fois les droits accordés, si les droits en question sont supprimés, l'article sur l'expropriation pourrait s'appliquer, Certains facteurs peuvent donner à penser que cela ne vaudrait pas dans une circonstance donnée, mais, sur le plan théorique tout au moins, il est possible que cet article s'applique.

L'interprétation de la notion d'expropriation demeure floue. Il y a un débat là-dessus, mais, certes, il est possible que cet article s'applique si les autorités attribuent, puis suppriment des droits relatifs à l'eau.

La notion d'établissement d'un précédent dans le contexte du droit commercial peut faire naître certaines réserves. Essentiellement, le raisonnement est le suivant: une fois l'eau exportée en grande quantité, quiconque souhaite en exporter doit pouvoir y accéder. La règle du précédent serait alors défendue par les États eux-mêmes, d'État à État, sinon par les entreprises, qui invoqueraient le chapitre 11.

Il y a là un risque véritable. Je suis d'accord avec M. Appleton: une fois que les exportations commencent, les autorités gouvernementales, qu'elles soient fédérales ou provinciales, ne peuvent arbitrairement empêcher qu'elles se poursuivent. Tout refus d'autoriser les exportations devrait obligatoirement être conforme au droit commercial, et notamment au chapitre 11. S'engager dans cette voie, c'est s'engager vraiment.

Cela veut dire qu'il faut absolument avoir en place et appliquer avant que toute eau soit exportée les structures réglementaires et les obligations concernant les études d'impact sur l'environnement, avant qu'une licence quelconque ne soit attribuée. Cela s'applique à tout cas d'usage ou d'utilisation pouvant faire l'objet d'une licence selon le projet de loi C-6. Si vous entrez dans la danse, vous y êtes pour de bon - vous ne pouvez faire marche arrière si cela ne fait pas votre affaire.

Il est possible de réduire considérablement les risques associés à la question du précédent. Je dis réduire parce que je ne crois pas que l'on puisse jamais, étant donné la jurisprudence liée à l'ALENA et la jurisprudence du droit commercial, éliminer tout à fait les risques. On peut réduire sensiblement les risques en jeu en aménageant un régime réglementaire et environnemental conséquent, à la condition que cela laisse voir clairement le degré de risque pour l'environnement que le Canada est prêt à accepter en rapport avec les prélèvements d'eau douce, que ce soit à des fins d'exportation ou pour utilisation au pays même. Il faudrait préciser le degré de risque dans la loi.

Plusieurs points soulevés dans le rapport de la Commission mixte internationale sont de nature à nous éclairer tout à fait à ce sujet.

Comme l'a dit M. Appleton, les règles du droit commercial s'appliqueraient au projet de loi C-6 et à son règlement d'application tout comme elles s'appliqueraient à un texte de loi qui précise que nous n'allons pas exporter des quantités massives d'eau. Le droit commercial s'appliquera quand même. Ne vous faites pas d'illusion là-dessus: ce n'est pas parce qu'on n'utilise pas le terme «exportation» qu'on évite le problème, pour reprendre ce qu'a dit M. Appleton. Cela s'applique tout autant.

Du côté des provinces, particulièrement en ce qui concerne le chapitre 11, on a souvent dit qu'une fois qu'une province donnée permet les exportations, toutes les autres sont contraintes de le faire aussi. C'est tout simplement erroné. Du point de vue fédéral, la loi doit s'appliquer également partout au pays: c'est ainsi que fonctionnent les lois fédérales. Il faudrait trouver un motif légitime pour affirmer pourquoi cela ne s'applique pas également partout au pays. Cela posera une difficulté dans le projet de loi en question, étant donné sa portée limitée. Au niveau provincial, par contre, le chapitre 11, cela ne fait pas de doute, s'applique seulement sur une base provinciale.

Si le Nouveau-Brunswick devait autoriser les exportations d'eau, cela ne veut pas dire qu'une loi de la Colombie-Britannique qui en interdit l'exportation devient automatiquement inopérante.

Si vous voulez savoir si une interdiction en bonne et due forme serait contraire au droit commercial, j'ai certaines observations à formuler à ce sujet. Je terminerai mon exposé là-dessus. Je vous invite à poser des questions.

Le président: Honorables sénateurs, avant de passer à la séance des questions, je propose que nous discutions des travaux futurs du comité. Le moment est toujours bien choisi pour le faire.

Le sénateur Carney: Pourquoi? Cela n'intéresse pas nos témoins. Pourquoi ne pas le faire après?

Le président: Je vous donne le choix. Nous pouvons traiter des futurs travaux du comité tout de suite, sinon nous pouvons le faire à cinq heures moins quart. Nous aurions amplement le temps de poser des questions. Si vous voulez poser des questions tout de suite, sénateur Carney, je vous invite à le faire.

Le sénateur Carney: Je suis contre cette idée. Je crois qu'il faut reporter la discussion sur les travaux futurs du comité. Un de nos témoins est venu de Vancouver, et il doit retourner à Vancouver. Décider arbitrairement que nous ne pouvons passer aux questions avant d'avoir fini, cela me paraît être extrêmement dictatorial, et cela ne vous ressemble pas.

Le président: Sénateur Carney, je n'ai pas dit que nous allions mettre fin à la réunion.

Le sénateur Carney: Vous avez dit «cinq heures moins quart». Pourquoi mêler les témoins à cela? Je propose que nous entendions les témoins.

Le président: Sénateur Carney, il est d'usage au Parlement de traiter les affaires en présence des témoins. Si vous voulez interroger les témoins dès maintenant, c'est très bien. Je vous invite à le faire. Je ne dis pas que les témoins doivent quitter au moment où nous allons discuter des travaux futurs du comité. Vous êtes tout à fait libre de poser toutes les questions que vous souhaitez poser, mais nous devons discuter des travaux futurs du comité.

Le sénateur Carney: Nous devrions le faire après avoir interrogé les témoins, et non pas à un moment choisi arbitrairement.

Le président: Voulez-vous commencer, sénateur Carney?

Le sénateur Carney: Si vous nous accordez la permission. Les témoins sont venus de loin.

Le ministre - et n'importe lequel des deux peut répondre à cette question - nous a dit hier qu'en adoptant le projet de loi C-6, le Parlement établit en droit une prohibition sans équivoque des prélèvements massifs d'eaux limitrophes et qu'il s'agit d'une mesure tournée vers l'avenir qui tient pour prioritaire l'objectif qui consiste à assurer la sécurité des ressources en eaux douces du Canada. Êtes-vous d'accord pour dire que le projet de loi C-6 établit en droit une prohibition sans équivoque des prélèvements massifs d'eaux limitrophes? Chacun d'entre vous pourrait-il répondre à cette question?

M. Mann: C'est une prohibition sans équivoque du captage d'eaux limitrophes qui est assujetti aux exceptions définies par règlement. Ce n'est certainement pas une interdiction juridique totale. La portée des exceptions en question n'est pas définie dans le projet de loi, elle le sera dans le règlement; par conséquent, cela échappera au champ d'action du Parlement, tout au moins, quand il s'agit de déterminer la portée des exceptions possibles.

Le sénateur Carney: J'essaie simplement de suivre ce raisonnement: vous avez dit, monsieur Mann, que le projet de loi a créé l'occasion d'accorder des licences pour l'exportation de l'eau du Canada vers les États-Unis. Ce n'est pas là l'intention, mais c'est là l'effet.

M. Mann: C'est M. Appleton qui a dit cela, mais je suis d'accord avec lui sur ce point.

Le sénateur Carney: Comment pouvez-vous rationaliser ces deux positions? Comment pouvez-vous dire que vous êtes d'accord: il s'agit d'une prohibition sans équivoque du prélèvement massif d'eaux limitrophes - puis convenir du fait qu'il s'agit d'une occasion d'attribuer des licences pour l'exportation de l'eau du Canada à destination des États-Unis?

M. Mann: J'ai dit qu'il s'agissait d'une prohibition qui s'accompagne de plusieurs exceptions et que c'est la façon dont ces exceptions seront mises en place qui, pour reprendre les mots que vous avez employés, crée de l'ambiguïté ou limite la portée de la prohibition, prenez le terme que vous voulez. Ce n'est plus une interdiction totale si le règlement n'est pas établi de manière à exclure les exceptions. Si, dans le règlement, aucune exception n'est permise, alors il s'agit d'une interdiction totale des prélèvements massifs d'eaux limitrophes dans les cours d'eau visés par la loi.

Le sénateur Carney: Cela n'est pas dit dans le projet de loi.

Le sénateur Bolduc: En plus, ne dirait-on pas que le paragraphe 13(1) peut donner lieu à une prohibition vide de sens si, avec les pouvoirs réglementaires prévus à la partie IV, on supprime la première partie?

M. Mann: Oui.

Le sénateur Bolduc: C'est ce que je croyais.

Le sénateur Carney: Si, comme vous le dites, cela permet d'attribuer des licences pour l'exportation de l'eau du Canada aux États-Unis - vous avez convenu tous les deux du fait que le chapitre 11 et les dispositions de l'ALENA, en droit commercial, pourraient s'appliquer. Vous avez tenu tous les deux à souligner le fait que ce projet de loi est assujetti au droit commercial, comme tout autre projet de loi. Il importe de le savoir, puisque, selon le gouvernement, il s'agit uniquement de la modification d'une loi vieille de 90 à laquelle le droit commercial ne s'applique d'aucune façon. Êtes-vous d'accord pour dire que le droit commercial ne s'applique aucunement à ce projet de loi?

M. Appleton: Je vais essayer de répondre en même temps à cette question et à celle d'avant. Je crois que cela comporte manifestement des conséquences sur le plan du droit commercial. Il n'y a absolument aucune façon d'éviter cela. Pour ce qui est de la question soulevée par M. Mann, je crois que tout à fait, sans l'ombre d'un doute, une fois que le Canada aura fait de l'eau un objet de commerce, l'eau est un objet de commerce. La question consiste non pas à savoir si une autre province est obligée d'en vendre - c'est la question du traitement national qui entre en jeu, qui repose sur le niveau de compétence provincial -, mais de savoir si l'eau est objet de commerce, ce qui établit un marché et, du même coup, la question des dommages-intérêts, car il s'agit visiblement d'un régime de licence. À mon avis, ce n'est pas une prohibition. C'est un régime de licence. Le régime de licence s'effectue à l'opposé de la prohibition. S'il s'agissait d'un régime prohibitif, le législateur ne dirait pas la même chose.

Pour répondre à la question du sénateur Bolduc, le ministre, ou un futur ministre, pourrait - je ne dis pas qu'il voudrait le faire, mais il pourrait le faire - modifier tout à fait l'effet et l'intention de la loi, étant donné la structure réglementaire, ce qui est assez inusité.

Le sénateur Carney: C'est ce que nous voulions souligner, et je suis heureuse que vous l'ayez fait ressortir vous-même.

Ma dernière question concerne la prohibition évoquée à l'article 13 qui se lit comme suit: «Nul ne peut utiliser ou dériver des eaux limitrophes d'un bassin hydrographique en les captant et en les transférant à l'extérieur du bassin.» Nous avons souligné hier le fait que le législateur ne parle jamais de quantité massive d'eau dans ce projet de loi. C'est toujours de petites quantités dont il est question.

Une exception à la prohibition sur la dérivation des eaux: dans le règlement, le cas des produits manufacturés, le cas du produit manufacturé fabriqué dans le bassin hydrographique où les eaux limitrophes sont captées. C'est un article du règlement. Vous avez l'air perdu.

M. Mann: Je n'ai pas vu le règlement.

Le sénateur Carney: On vient de nous le remettre hier. Il est dommage que la greffière ne vous ait pas transmis le document.

M. Appleton: Je l'ai moi-même.

Le président: Simplement pour que la greffière le sache, de quel document s'agit-il?

Le sénateur Carney: Du règlement. Sous la rubrique «Prohibition», au paragraphe 13(1), le passage se lit comme suit:

Malgré l'article 11, nul ne peut utiliser ou dériver des eaux limitrophes d'un bassin hydrographique en les captant et en les transférant à l'extérieur du bassin.

Une des exceptions prévues dans le règlement permet de dériver des eaux limitrophes en vue de fabriquer un produit manufacturé dans le bassin hydrographique d'où les eaux sont captées. C'est l'alinéa 5(3)a) du Règlement. Dans son discours à la Chambre, le ministre a affirmé qu'une exception serait prévue à la prohibition sur le captage des eaux limitrophes pour le cas des aliments et boissons. Il a dit que l'eau entrant dans la préparation des aliments et boissons constituerait une exception à la prohibition, et le cas des produits manufacturés figure dans le règlement. Cette exception à la prohibition vous paraît-elle mal avisée ou croyez-vous qu'elle aura des conséquences sur le plan du droit commercial?

Je sais bien qu'il est difficile de formuler instantanément une opinion sur une telle question - vous n'avez pas eu l'occasion d'évaluer l'information en question.

Ce projet de loi nous préoccupe parce qu'il comporte toute une série d'exceptions, qu'il accorde au ministre des pouvoirs considérables et que la réglementation a une grande portée. Le ministre a parlé des aliments et boissons - c'est un des éléments qui nous préoccupent. La prohibition ne s'applique pas dans le cas des exceptions, et une des exceptions faites concerne un produit manufacturé. Y a-t-il des conséquences à cet égard?

M. Appleton: J'ai eu l'occasion d'étudier le règlement au début de la séance. Le sénateur Murray a eu la gentillesse de me remettre son exemplaire. À mes yeux, cela donne plus de poids au facteur «commerce» pour ce qui est des questions que soulève le projet de loi dans le domaine du commerce international.

Néanmoins, l'autre difficulté que vous éprouvez a trait à l'imprécision de cette exception béante au paragraphe 11(2) du projet de loi, où il est question d'utiliser les eaux à des fins domestiques ou sanitaires: en anglais, le terme «domestic» peut évoquer les ménages autant que le contexte national. Si vous voulez vendre aux gens de l'eau qu'ils utiliseront chez eux, ce serait une fin domestique et non pas une fin «nationale», ce serait pour un ménage. De ce fait, on pourrait très bien exporter de l'eau vers Las Vegas pour que les gens puissent arroser leur gazon ou remplir leur piscine. Ce serait une fin domestique qui constituerait une exception en application du paragraphe 11(2).

Rien ne vient préciser la notion. Je comprends ce que vous dites. Je crois que vous avez raison en ce qui concerne ce produit manufacturé, mais cela n'est rien comparé au trou béant qui se trouve là où le législateur utilise le terme «domestic». C'est pourquoi il me semblerait avisé de définir le terme d'une façon ou d'une autre dans le projet de loi. Le sens que prend ce terme à nos yeux n'est peut-être pas le même pour quelqu'un d'autre ou pour un tribunal chargé de trancher la question à l'avenir.

Le sénateur Carney: Ou pour un groupe spécial de l'ALENA. Pour le compte rendu, nous avons déjà fait la lecture de la partie du rapport de la CMI qui porte sur le droit commercial international, où il est question d'éventuelles obligations sous le régime du GATT, de l'ALE et de l'ALENA.

Le sénateur Murray: Monsieur Mann, si j'ai bien compris vos explications, vous êtes d'avis que si nous la concevons correctement et l'appliquons au bon moment, une interdiction des exportations serait plus efficace que le projet de loi?

M. Mann: Si nous voulons interdire les exportations, alors interdisons les exportations. Ne jouons pas sur le sens des mots.

Le sénateur Murray: J'ai votre mémoire ici. Fait intéressant, vous dites que si nous concevons correctement une interdiction des exportations, et si nous l'établissons en bonne et due forme avant que l'eau devienne objet de commerce, si nous empêchons que l'eau en quantité devienne un produit, en agissant en amont, le risque de faire l'objet d'une action en droit commercial de la part d'un autre État est très faible et le risque de faire l'objet d'une action fondée sur le chapitre 11 est inexistant, si aucune licence ne peut être accordée.

Ce que vous dites, c'est que si nous souhaitons interdire les exportations, nous devrions les interdire simplement, expressément.

M. Mann: À mon avis, ce serait préférable, ce serait plus direct. Les commissions chargées de trancher les litiges en droit commercial vont comprendre que cela établit une interdiction des exportations et vont envisager la question de cette manière. Elles vont regarder l'un ou l'autre des instruments, qu'il s'agisse d'une interdiction directe ou de cette forme d'interdiction des prélèvements d'eau, dans le contexte des risques pour l'environnement qui sont pris en considération et dans le contexte du but visé.

Le sénateur Murray: Le risque pour l'environnement est présumé.

M. Mann: Non, il y a une définition qui est présumée ici, dans le contexte du traité. La nature du risque pour l'environnement n'est pas définie avec précision. Le législateur reprend les termes du Traité des eaux limitrophes internationales. De ce fait, il faut que la Commission mixte internationale approuve les projets. Cela n'empêche pas l'exportation en elle-même. Cela crée une exigence supplémentaire: l'approbation de la CMI. Il y a un obstacle supplémentaire à l'exportation: cette disposition de présomption.

Le sénateur Murray: Une interdiction en bonne et due forme ne ferait pas intervenir la CMI.

M. Mann: Dans le cas des eaux canadiennes, cela éliminerait la nécessité pour la CMI de se pencher sur les projets de prélèvement des eaux, car ceux-ci ne surviendraient pas, à ce moment-là, en droit canadien.

Le sénateur Murray: Êtes-vous d'accord, monsieur Appleton?

M. Appleton: Oui.

Le sénateur Murray: Vous dites que les règles du commerce s'appliqueraient tout autant au projet de loi C-6 et à son règlement d'accompagnement qu'à d'autres mesures. Vous avez tous les deux souligné ce fait. Vous avez également fait remarquer que le projet de loi C-6 n'est pas à l'abri d'une contestation judiciaire, car il n'est pas formulé en termes commerciaux.

Veuillez expliquer l'action qui serait intentée pour contester le projet de loi C-6.

M. Mann: Le risque que cela présente est relativement faible parce qu'une contestation d'État à État serait improbable, du moins dans un proche avenir. Tout de même, cela ne couvre pas tout le terrain à la manière d'une interdiction de l'exportation. Est-ce que cela devrait être le cas? Voilà une question politique.

Le sénateur Murray: À en juger d'après les deux diagrammes en forme de boîte que vous avez montrés durant votre exposé, j'ai l'impression que nous serions moins vulnérables en optant pour l'interdiction, plutôt que pour le projet de loi C-6, sous sa forme actuelle. Ai-je raison?

M. Mann: Je ne sais pas si nous serions plus ou moins vulnérables. La vulnérabilité est à peu près la même. En cas de contestation, que ce soit le chapitre 11 qui est invoqué ou qu'il s'agisse d'une action d'un État contre l'autre sous le régime du GATT ou de l'ALENA, c'est la même question qui va surgir. Quel est le risque pour l'environnement dont il est question et jusqu'à quel point adopte-t-on des mesures globales pour s'y attaquer? Quelle est la place du projet de loi contesté dans l'ensemble des éléments de risque dont il est question?

M. Appleton: J'ai un autre point de vue sur la question, sénateur Murray. Les actions possibles seraient intentées sous le régime de l'ALENA - au chapitre 20, État contre État, au chapitre 11, investisseur contre État -, sans compter l'OMC. Je ne crois pas que nous soyons à l'abri du risque en adoptant ce projet de loi.

Il faut présumer, dans le dossier, que les États-Unis souhaiteraient avoir accès à l'eau. Si les États-Unis ne s'intéressaient pas à l'eau, il n'y aurait pas de question à régler entre États.

Si les États-Unis avaient besoin d'avoir accès à l'eau et que nous décidions de le leur refuser, le gouvernement américain serait fondé d'intenter, sous le régime de l'OMC, une action pour infirmation ou affaiblissement. Les droits prévus dans le traité seraient infirmés. Nous imposerions une interdiction sur les exportations, et notre défense reposerait sur des motifs environnementaux.

Il y a un certain risque à cela. Ce qu'il faut savoir, c'est qu'en interdisant les importations avant que l'eau ne devienne objet de commerce, on réduit ce risque sensiblement. Tout de même, je ne suis pas d'accord avec M. Mann quand il dit que nous ne risquons pas de faire l'objet d'une action fondée sur le chapitre 11, l'action d'un investisseur contre l'État.

Les droits relatifs à l'eau qui appartiennent déjà à des intérêts privés sont énormes. Il ne convient pas de faire fi des milliers de cas où les droits relatifs à l'eau appartiennent déjà à des intérêts privés. Ils existent. Le risque se présente, de toute façon. Si l'eau n'est pas objet de commerce, on pourrait réduire sensiblement le montant des dommages-intérêts découlant de l'obligation. J'en conviens, il vaut mieux établir en amont une politique globale.

Le sénateur Murray: Une interdiction des exportations?

M. Appleton: Oui, ce serait une meilleure stratégie gouvernementale, du point de vue commercial. Cela ne veut pas dire qu'il n'y aurait aucun risque, que le détenteur de droits à l'eau existants ne s'y opposeraient pas.

L'ALENA comporte d'autres dispositions. Par exemple, à l'article 1109, il est question particulièrement des transferts; cela donne le droit de transférer des bénéfices en nature d'un pays à l'autre. Cela s'applique certainement à l'eau.

M. Mann: À cet égard, la différence entre mon point de vue et celui de M. Appleton n'est pas si grande, si nous songeons à un autre facteur. La question dépend de l'étendue des droits relatifs à l'eau qui existent. Quel genre de droit peut être exercé? Si le droit, par exemple, se limite à l'utilisation agricole, à des fins d'irrigation, sur les terres avoisinant le cours d'eau, cela ne crée pas un droit international. S'il permet seulement à un établissement local de puiser l'eau en vue de s'en servir, cela ne crée pas de droit à l'exportation.

Si c'est un droit ouvert, l'interdiction du commerce et tout autre instrument peut avoir un effet. Si le droit est du genre qui s'applique normalement au Canada de nos jours, c'est-à-dire un droit qui n'est pas «ouvert», mais dont l'exercice comporte des limites, cela ne soulèverait pas de risques immédiats.

S'il existe une licence d'exportation et que le projet de loi a un effet sur cette licence, alors il y a tout au moins le risque d'une action fondée sur le chapitre 11.

Le sénateur Carney: Ma question supplémentaire s'articule autour du fait que le droit commercial est en quelque sorte une cible mouvante. Malgré les prétentions du ministre et du ministère, pour qui le droit commercial ne s'applique pas à ce projet de loi, vous dites sans équivoque que le projet de loi a des conséquences sur le plan du droit commercial, comme a pu le dire aussi la Commission mixte internationale.

Il paraît qu'à la dernière réunion de l'OMC, à Doha, à la toute fin, on a réussi à définir l'eau comme produit et service aux fins des mesures de l'OMC. Nous n'avons pas les mesures en question devant les yeux. Un des témoins que j'espère pouvoir convoquer pour qu'il signale ce qui s'est passé à la réunion de l'OMC viendrait du MAECI. L'un d'entre vous a-t-il des renseignements sur ce qui est survenu à cette réunion de l'OMC et sur les conséquences que cela aurait, de notre point de vue, pour l'eau et toute la série de services connexes dont a pu parler l'OMC?

M. Appleton: Je serais heureux de répondre à cette question. N'oubliez pas que l'eau est déjà considérée comme une marchandise selon le GATT. Il ne s'agit pas de savoir si l'eau est une marchandise. C'est déjà établi. Le Canada et les États-Unis font beaucoup de pressions pour que les services relatifs à l'eau soient inclus dans le GATT. Il n'y a pas encore eu de décision finale à ce sujet. Vous qui avez déjà été ministre du Commerce, vous savez qu'un cycle de négociations, c'est ce qui met en branle le processus. Le cycle est entamé, et la question est visiblement à l'étude. Un des plus importants défenseurs de cette mesure est le gouvernement du Canada. Je ne saurais vous parler des négociations quotidiennes, mais notre gouvernement a pris pour position que, dans les négociations en question, les services liés à l'eau et les services environnementaux liés à l'eau, tout l'ensemble, devraient être négociables, sur toute la ligne. On peut concevoir que cela englobe la question de l'eau destinée à être expédiée au-delà de la frontière.

Le sénateur Banks: M. Appleton ou M. Mann peut-il me dire à quoi se résume l'article 302 de la loi de mise en oeuvre de l'ALENA?

M. Appleton: Certainement.

Le sénateur Banks: Cela mènera à une question qui deviendra peut-être futile une fois que vous aurez répondu.

M. Appleton: J'ai brossé le tableau de la question en 1994. J'ai ici le livre que j'ai écrit à ce sujet. En particulier, selon l'article 302, le Parlement du Canada dit que l'eau à l'état naturel ne devrait pas être incluse dans l'ALENA. De même, on trouve le passage suivant à l'article 7 de la Loi de mise en oeuvre de l'Accord de libre-échange nord-américain: «Il demeure entendu que ni la présente loi ni l'Accord, à l'exception de l'article 302 de celui-ci, ne s'appliquent aux eaux.» À l'article en question, le terme «eaux» désigne les eaux de surface ou souterraines naturelles, à l'exclusion de l'eau mise en emballage comme boisson ou en citerne. Bien entendu, c'est une loi du Parlement et non pas l'ALENA. Ce n'est qu'une déclaration du Parlement. Cela ne saurait qualifier le texte de l'ALENA.

Le sénateur Banks: J'y songeais, pour me rassurer, pour être certain qu'il n'y a pas là un monstre tapi, prêt à bondir. Je me fie à cela. Puis-je vous demander de commenter l'information présentée par la Commission mixte internationale. Je pose peut-être des questions qui ont déjà été posées.

Pour faire une paraphrase, la Commission a affirmé que l'eau ne figure pas dans l'ALENA. Selon son rapport, les obligations prévues dans l'ALENA «n'interdisent pas au Canada et aux États-Unis de prendre des mesures pour protéger leurs ressources en eau». N'est-ce pas le contraire tout à fait de ce que vous avez affirmé?

M. Appleton: La Commission mixte internationale a tort. Je ne suis pas d'accord avec elle. J'ai écrit en 1994 un livre qui expose la question. Ma position est claire, elle n'a pas changé depuis un bon moment. La CMI peut affirmer qu'elle a étudié la question et que, quoiqu'il pourrait y avoir des problèmes liés à l'ALENA, mais qu'il n'y en aura probablement pas - elle a le droit de l'affirmer, mais elle n'a pas d'expertise en droit commercial international. Ce n'est pas pour cela qu'elle a été mise sur pied.

Le sénateur Banks: Mais elle a engagé des gens qui possèdent cette expertise.

M. Appleton: Je ne saurais le confirmer, autrement que pour dire qu'elle a reçu les mémoires de plusieurs groupes. Je ne sais pas si elle a vraiment engagé des gens pour faire ce travail. Elle a accueilli des mémoires. À mon avis, son énoncé est erroné. Il va directement à l'encontre des modalités de l'ALENA et du tarif douanier harmonisé. La CMI peut affirmer cela, mais le texte de l'ALENA lui-même dit autre chose. Malheureusement, je crois qu'il faut suivre le libellé du texte de l'ALENA, si on se trouve devant un tribunal international. Ce sont les dispositions de l'ALENA qui s'appliquent et, malheureusement, elles disent autre chose que ce que dit la CMI.

Le sénateur Carney: Vous n'avez pris qu'une mesure du rapport de la CMI. Le rapport de la CMI le dit clairement: on a des préoccupations concernant l'ALENA et les exportations et la dérivation des eaux. Je souligne à votre intention que la CMI traite bel et bien de ces questions.

M. Mann: Sur cette question particulièrement, je suis en désaccord avec M. Appleton. Je ne crois pas que l'eau qui se trouve au beau milieu d'une rivière, d'un fleuve ou d'un lac est une marchandise assujettie à l'ALENA ou au GATT. Par contre, une fois qu'on crée un régime qui permet, au moyen d'une disposition prévoyant l'attribution de licences ou d'un quelconque mécanisme de réglementation, d'accéder à l'eau au beau milieu du cours d'eau, alors on crée, du point de vue du droit commercial, des règles, des obligations et des droits liés au chapitre 11 - pour une application juste et équitable du régime et un accès juste et équitable à l'eau qui se trouve au milieu du cours d'eau. C'est l'accès à l'eau en question qui deviendra l'objet de règles commerciales.

Le sénateur Murray: Ce qu'il fait valoir, c'est que le régime de licences, pour reprendre un terme que vous employez vous-même, ne fait que confirmer un processus qui est en place depuis 90 ans déjà. Cela change-t-il quelque chose à vos yeux?

M. Mann: Si le régime de licences permet, au niveau fédéral, d'attribuer des licences pour les exportations commerciales d'eau et que rien dans le projet de loi n'empêche cela, nous créons le droit d'accès à l'eau à cette fin, et la façon dont le régime est mis en oeuvre est assujettie pleinement au droit commercial. Nous pouvons débattre ad vitam æternam de la question de savoir si l'eau qui se trouve au milieu d'un lac est une marchandise ou non. Une fois que vous créez la structure qui permet d'attribuer des licences pour se servir de cette eau, il est certain que le régime est assujetti au droit commercial.

Le sénateur Murray: Est-ce seulement une différence de sémantique entre les propos que vous tenez et ceux du ministre? Le sénateur Graham a posé la question au ministre hier: pourquoi ne pas instaurer une interdiction d'exportation? Le ministre a répondu: nous voulons éviter que l'eau devienne une marchandise, c'est-à-dire que l'on en fasse un bien ou un produit marchand. Il a parlé de la stratégie à trois volets. Tout cela visait à faire en sorte que l'eau ne devienne pas une marchandise qui serait assujettie aux mesures prévues dans nos ententes sur le commerce. Les questions et réponses préparées par le ministre à propos du projet de loi traitent de la même chose. Une interdiction des exportations pourrait être contestée sur le plan commercial. Le gouvernement fédéral adopte donc une approche environnementale. J'ai convenu - plusieurs d'entre nous l'ont fait - de la valeur de cet argument, jusqu'à ce qu'il y a quelques instants.

Le président: Le sénateur Spivak n'est pas membre de notre comité, mais elle s'intéresse à la question. Sénateur Carney, j'aimerais souligner que l'un de nos témoins est originaire d'Ottawa, et l'autre, de Toronto. Ni l'un ni l'autre n'est de Vancouver.

Le sénateur Carney: Ce n'est pas exact. Cet homme vient d'arriver de Vancouver.

Le président: Son adresse est le 1140, rue Bay, bureau 300, Toronto (Ontario).

M. Appleton: Sénateur Stollery, j'habite Vancouver. J'ai bien un bureau à Toronto, mais cela est vrai: j'habite Vancouver. Pour venir ici, je suis parti de Vancouver, en passant par Toronto.

Le président: Vous couvrez beaucoup de terrain.

Le sénateur Spivak: Peut-on traiter de la question?

Le sénateur Murray: Et ma question à moi?

Le sénateur Spivak: Oubliez la question.

Le président: Je crois que le sénateur Spivak a le droit de...

Le sénateur Carney: M. Mann s'est fait poser une question. A-t-il droit d'y répondre?

Le président: Sénateur Carney, nous avons une liste de questionneurs. Le sénateur Murray ne figure pas sur ma liste. Il intervenait dans le cadre d'une question, à la suite du sénateur Banks. Le nom suivant sur ma liste est celui du sénateur Tunney, mais le sénateur Spivak a fait preuve d'une grande patience. Elle est là depuis des heures. Ce ne serait que justice que de lui céder la parole.

Le sénateur Carney: La question restera donc sans réponse.

Le président: Si, en répondant à la question, nos témoins réussissent aussi à répondre à la question du sénateur Murray, ce serait merveilleux.

Le sénateur Spivak: Je souhaite d'abord faire une observation générale. Il sera peut-être difficile pour vous de commenter la question, mais compte tenu des propos que vous avez tenus ici aujourd'hui, il me semble que le projet de loi est un acte téméraire de la part du gouvernement. C'est un acte téméraire, étant donné la façon dont le projet de loi est construit. Je comprends que la question essentielle, ici, consiste à savoir non pas si l'eau est un bien ou un service, mais si elle est objet de commerce. De ce fait, l'eau peut devenir objet de commerce si on applique un régime de licence, sur la décision libre et entière d'un ministre ou au moyen d'exceptions prévues dans le règlement, les règlements en question n'ayant pas à être soumis au Parlement avant d'être modifiés. Le règlement n'aura peut-être même pas à être modifié de quelque manière que ce soit; il n'a peut-être qu'à entrer en application. Je ne suis pas sûre.

Malheureusement, nous discutons de ce projet de loi et non pas d'une interdiction des exportations. Croyez-vous qu'il s'agit d'un acte téméraire, au sens où cela risque gravement de déboucher sur l'exportation de l'eau?

De même, M. Appleton a laissé entendre que la solution consisterait à élargir la définition des eaux limitrophes. Est-ce la solution au problème que pose le projet de loi? Il y a une possibilité distincte que nous ne rejetions pas le projet de loi, étant donné la situation politique où on se trouve, mais nous pourrions tout au moins attirer l'attention sur la question ou en modifier le libellé. La solution est-elle suffisante? Il est très difficile de comprendre, en une seule séance, tous les méandres du droit commercial.

M. Appleton: Il importe que tous les sénateurs reconnaissent que le projet de loi, si imparfait qu'il soit, n'est qu'un texte de loi qui provient du Parlement en rapport avec cette question très importante. Il est difficile de se faire une place dans la filière législative. Ce projet de loi traite de la question des prélèvements massifs d'eau et des eaux limitrophes.

Je n'emploierai pas le terme «téméraire». Dans l'assise même de ce projet de loi, il y a des hypothèses fondamentales qui sont erronées. Certains des termes employés dans le projet de loi sont erronés. Il y a des choses que l'on peut corriger. J'ai proposé moi-même une modification, mais ce n'est pas la seule. Si vous êtes en mesure de le faire, attaquez-vous à certaines des exceptions prévues dans le cas de l'utilisation domestique des eaux. Attaquez-vous à la question du régime de licence pour que ce soit non pas tant une mesure d'ordre général, qu'un cadre réglementaire propice au développement durable, qui équivaut à une interdiction plutôt qu'à autre chose.

En tenant compte de ces questions et en élargissant la définition, on serait nettement mieux placé pour réagir à la situation. Plutôt que de vous dire de ne pas adopter ce projet de loi, qui comporte des déficiences, je vous dirai d'adopter une approche plus constructive. Je crois qu'il y a une occasion à saisir. Ce projet de loi sera-t-il à l'abri des attaques sur le plan commercial? Non.

Je ne suis pas d'accord avec le ministre quand il dit que l'eau n'est pas une marchandise. Nous pouvons espérer qu'il ne s'agit pas d'une marchandise, mais le fait demeure: l'eau est une marchandise. Espérons que nous n'aurons jamais, M. Mann et moi-même, à débattre devant un tribunal de l'ALENA du sens du terme «eau douce». Mon but, ici, c'est de proposer un point de départ que vous pourriez adopter pour améliorer le projet de loi.

Le sénateur Spivak: Cela nous éclaire. Voilà la tâche que nous devons accomplir. Nous sommes là pour voir si nous pouvons améliorer le projet de loi et réduire au minimum le risque posé.

M. Mann: Je suis d'accord pour dire que l'on peut faire quelque chose. Visiblement, une définition rigoureuse des exceptions dans la loi elle-même et non pas dans le règlement, serait préférable. Vous auriez alors une meilleure idée des limites établies aussi bien qu'un ensemble de limites nettement plus solide, car vous devez revenir au Parlement pour modifier les exceptions en question.

Nous allons devoir étudier le fonctionnement exact du régime de licence pour bien saisir les liens qui existent avec le droit commercial. Il est sûr que les dispositions en question seront visées par le droit commercial. Il importe de comprendre que tout texte de loi adopté par le Parlement est assujetti au droit commercial, point à la ligne; tout règlement est assujetti au droit commercial, point à la ligne. Il y a un nombre minimal d'exceptions très précises, prévues dans des dispositions très précises. De manière générale, tout de même, tout ce que fait le Parlement et tous les règlements qui accompagnent les lois adoptées sont assujettis au droit commercial. Voilà.

Le sénateur Spivak: Certes, mais n'essayons-nous pas de nous assurer que le droit commercial ne vient pas l'emporter sur les mesures que nous adoptons pour prévenir les catastrophes environnementales? N'est-ce pas ce que nous faisons?

M. Mann: Comme M. Appleton l'a dit, il y a des choses que l'on peut faire pour rendre le projet de loi plus conforme au droit commercial, dans l'éventualité d'une contestation. Le gouvernement fédéral dispose d'autres options, à l'intérieur de son champ d'action, mais il a décidé de ne pas s'en prévaloir. Il y a environ une douzaine de cours d'eau qui sont à cheval sur la frontière, plutôt que de former l'eau en tant que telle.

Le sénateur Spivak: Quelqu'un a mentionné la privatisation des réseaux d'aqueducs municipaux. En dehors de ce projet de loi, la privatisation fait-elle de l'eau un objet de commerce?

M. Mann: Je ne saurais répondre convenablement à cette question. Je n'ai pas fait les recherches nécessaires. Il faut alors se poser la question: est-ce que c'est privatisé en vue de faciliter une utilisation domestique normale de l'eau? La question commerciale entre-t-elle en jeu simplement parce qu'une entreprise du secteur privé touche les bénéfices en fournissant le service, par opposition à une utilisation finale normale?

En jetant un coup d'oeil ici, je vois qu'un produit non commercial désigne un projet de prélèvement massif d'eaux limitrophes où personne n'a à payer pour l'eau. Selon l'usage quotidien, tous les résidents paient l'eau qu'ils consomment. Quel est le sens de cette disposition? Je ne comprends pas.

Le sénateur Tunney: Monsieur Appleton, au début de votre exposé, vous avez parlé du fait de fixer le prix de l'eau et du fait que nous ne pouvions vendre notre eau plus cher à l'étranger qu'ici. Est-ce que nous pourrions la vendre à un prix inférieur?

M. Appleton: Je vais me tourner vers les dispositions de l'ALENA afin de pouvoir vous donner une réponse tout à fait correcte. C'est une très bonne question, sénateur Tunney. Personne ne m'a jamais posé cette question, car, en temps normal, quand il est question de marchandise, on veut majorer le prix et non pas l'abaisser. Regardons cela.

Le sénateur Tunney: Nous sommes aux prises avec une question semblable dans l'industrie laitière.

M. Appleton: Selon l'ALENA, l'article 315, ne traite que la possibilité que le prix demandé pour un produit exporté soit plus élevé, et non pas moins élevé. Oui, vous pourriez demander un prix moins élevé.

Le sénateur Tunney: Nous demandons un prix inférieur pour les produits laitiers et c'est pourquoi nous nous retrouvons devant le tribunal du commerce.

Est-ce que ce serait votre conseil, sinon votre mise en garde que nous accordions plus d'attention à l'OMC qu'à l'ALENA, ou faut-il encore accorder une attention égale aux deux?

M. Appleton: Encore une fois, voilà une très bonne question - parce qu'il y a une distinction entre l'ALENA et l'OMC. L'ALENA est, de fait, beaucoup plus sensible à la question de l'environnement, à l'idée de conservation, que l'OMC, et il comporte des dispositions particulières qui s'appliquent quand on a recours aux dispositions de conservation qui, autrement, ne serviraient pas. Évidemment, M. Mann a un point de vue différent, mais voilà le mien.

J'ai l'impression, dans ce contexte, que l'ALENA, même s'il semble être, pour ce qui touche le commerce et les marchandises, un peu plus utile que l'OMC, le chapitre 11 de l'ALENA, l'éventualité des différends entre les investisseurs et l'État, représente une question dont il faut vraiment tenir compte. C'est distinct. Cela ne se trouve pas dans le cas de l'OMC. C'est seulement dans l'ALENA et dans d'autres ententes bilatérales, mais pas dans les ententes avec les pays qui auront affaire à la question de l'eau.

Le sénateur Corbin: N'est-il pas vrai que le GATT et l'ALENA et les traités de cette nature n'ont pas pour effet d'abolir les traités bilatéraux qui sont en place depuis longtemps ni leur loi de mise en oeuvre?

M. Appleton: Sénateur Corbin, pourriez-vous être un peu plus précis?

Le sénateur Corbin: La Loi du traité des eaux limitrophes internationales est en place depuis le 5 mai 1910. Elle a été signée le 5 mai 1910. Soit dit en passant, c'est dans votre livre. Elle a été signée à Washington, le 5 mai 1910, à moins que mon exemplaire ne renferme une erreur. Ce que je veux souligner, c'est qu'il y a ce traité que nous avons mis en place. C'est une entente bilatérale, un traité amical conclu entre le Canada et les États-Unis, traité qui a inspiré un grand nombre d'autres pays dans le monde. C'est un modèle depuis de nombreuses années. Êtes-vous d'avis que le GATT et le traité diminuent de quelque façon que ce soit l'entente entre nos deux pays et les obligations qui en découlent?

M. Appleton: Maintenant, je saisis mieux votre question. Il se trouve que j'ai rédigé une partie de mon mémoire de maîtrise sur cette question; je suis donc heureux que vous l'ayez posée. Personne ne m'a jamais posé cette question.

La première chose qu'il faut souligner, c'est qu'il existe une convention internationale qui a pour objet l'interaction entre les diverses conventions, appelées Convention de Vienne sur le droit des traités. C'est une codification d'usages qui s'étalent sur des centaines d'années. Une des règles générales, c'est que le traité le plus récent l'emporte sur le plus ancien, dans la mesure où c'est le même sujet qui entre en jeu. Toutefois, cela ne s'applique qu'en cas d'incongruité.

Je vous dirais que l'entité que constitue la Commission mixte internationale, le traité dont nous parlons ici, de fait, n'est pas contraire à l'ALENA ni à l'OMC, car, dans les faits, il traite de questions différentes. L'ALENA traite souvent de questions de dédommagement, par exemple, ou de divers types d'accès. Dans la mesure où il y a une incongruité entourant un même sujet, il est probable que ce soit l'entente commerciale qui l'emporte sur l'entente antérieure. Diverses règles d'appliquent, et c'est ce qui rend notre tâche difficile, mais je vous dirais qu'ils ne sont pas incompatibles; plutôt, ils s'inscrivent dans un riche tableau qui est un ensemble. Les tribunaux internationaux essaient d'interpréter les deux pour qu'il y ait une certaine convergence.

M. Mann: Je vais aborder la question d'un angle un peu différent. Les règles commerciales s'appliquent aux mesures qui sont adoptées ou maintenues, une fois l'entente adoptée, mais elles s'appliquent également aux règles maintenues après l'adoption d'une entente commerciale, de sorte que c'est rétroactif. Les mesures existantes peuvent être contestées une fois que l'on adopté une entente en matière de droit commercial. Cela s'applique également aux décisions concernant la mise en oeuvre. L'accord commercial peut ne pas s'appliquer directement à l'autre entente internationale, mais il s'applique à toute mesure nationale adoptée pour mettre en oeuvre l'entente en question; or, il existe une distinction juridique entre les deux notions - là où l'ALENA et l'OMC entrent en jeu pour traiter des mesures de mise en oeuvre de l'autre entente internationale.

Aucune des mesures de mise en oeuvre en question, même celles prévues dans les ententes figurant à l'article 103 de l'ALENA, ne bénéficient d'une dispense totale ou partielle des dispositions de l'ALENA. Le chapitre 11 est une exception à cet égard: cela s'applique surtout aux mesures nouvellement adoptées dans le contexte réglementaire, plutôt qu'à des mesures existantes, rétroactivement. Voilà, essentiellement, ce à quoi la question se résume. Il y a des exceptions à cet égard aussi.

Le sénateur Corbin: Selon vous, dans quelle mesure les rouages du traité ont-ils fonctionné au fil des ans? Croyez-vous qu'il s'agit d'un instrument utile, qu'il faudrait préserver à l'avenir?

M. Appleton: Sénateur Corbin, je crois que la Commission mixte internationale qui a été créée grâce au traité est l'une des meilleures institutions que l'on n'ait jamais créées. C'était une des toutes premières fois que des pays se rassemblaient en vue de s'attaquer à un problème environnemental commun, et cela a servi de modèle à nombre d'organismes. Personne ne prétend, de quelque façon, que le fait que ce projet de loi soit modifié ou non, adopté ou non, serait lié aux travaux de la Commission mixte internationale. La commission a accompli un travail admirable. Cela ne veut pas dire que je dois être d'accord avec tout ce qu'elle dit.

Le sénateur Corbin: Ma question se rapportait particulièrement au traité, non pas tant à la commission.

M. Appleton: La commission, en fait, réunit les éléments du traité...

Le sénateur Corbin: La commission et chacun d'entre nous, le gouvernement et les parlementaires, nous avons tous notre mot à dire à un moment donné.

M. Appleton: La démarche a connu un franc succès, et c'est la toute première en son genre. Cela ne veut pas dire que nous ne saurions l'améliorer. Cela veut simplement dire qu'elle a connu beaucoup de succès jusqu'à maintenant.

Le sénateur Corbin: Est-ce que ce projet de loi sert à l'améliorer?

M. Appleton: Sous sa forme actuelle?

Le sénateur Corbin: Ce projet de loi, cette initiative sert-elle à améliorer la démarche dans son ensemble, pour ce qui est de notre obligation de mettre en oeuvre les éléments du traité?

M. Appleton: Avec tout le respect que je vous dois, sénateur Corbin, je dois dire non, en raison des lacunes que comporte le projet de loi. J'aimerais bien être d'accord, mais je ne peux pas. Si vous éliminez certaines des lacunes, je dirais oui, et j'aimerais dire «oui».

Le sénateur Corbin: De prétendues lacunes.

M. Appleton: Dans l'état actuel des choses, si mon client devait me demander s'il doit, oui ou non, signer ce document, en tant qu'avocat, il faudrait que je dise non.

Le sénateur Corbin: Avez-vous relu le sommaire du projet de loi, et son objectif fondamental?

M. Appleton: Oui, je les ai lus, et j'ai lu aussi le texte du débat qui a eu lieu à la Chambre. J'ai lu le traité.

Le sénateur Corbin: Vos critiques portent sur les problèmes et les conflits éventuels sur le plan commercial, mais il me semble que vous avez oublié les éléments essentiels du projet de loi.

M. Appleton: Si vous me permettez de récapituler, j'ai formulé des observations très précises sur les difficultés que pose le projet de loi. J'ai parlé de problèmes très précis, j'ai désigné des articles en particulier, non pas pour traiter du côté commercial des choses, mais parce qu'il s'agit, à mon avis, de lacunes réelles. Bon, je ne dis pas que le traité est un échec. Je dis que le projet de loi n'accomplit pas la tâche esquissée: il ne met pas en oeuvre les éléments extraordinaires qui pourraient être tirés de ce traité. M. Mann a, tout comme je l'ai fait moi-même, laissé entendre que le législateur aurait pu ratisser plus large.

Le sénateur Corbin: Permettez-moi de poser la question suivante: pour ce qui est des questions qui vous préoccupent, ne croyez-vous pas que nous pourrions en faire une mesure législative distincte, plutôt que de faire de ce texte-ci un fourre-tout qui fait l'objet de toutes les critiques et préoccupations que l'on trouve chez les Canadiens?

M. Appleton: Sénateur Corbin, votre projet de loi réglemente le territoire des États-Unis, à mon avis. Votre projet de loi comporte des articles qui peuvent être qualifiés d'ambigus, au mieux.

J'aimerais bien dire: oui, mais, malheureusement, la réponse est non. Par contre, vous pouvez apporter des correctifs.

Le sénateur Corbin: Vaudrait-il mieux laisser tomber le projet de loi C-6 et laisser les affaires suivre leur cours comme elles le font depuis 90 ans?

M. Appleton: Oui, le ministre pourrait agir en adoptant la voie de la réglementation, et il n'y aurait pas de régime de licence.

Le sénateur Corbin: Si le ministre continuait de mener le dossier en réglementant, le Parlement, en principe, ne pourrait que jeter un second regard sur la question. Quand c'est le législateur qui entre en oeuvre, nous pouvons procéder à un premier examen conséquent.

M. Appleton: D'après moi, si vous adoptez ce projet de loi en ce moment, le Parlement disposera d'options plus limitées, car l'eau sera devenue objet de commerce. La difficulté qui se pose ici, c'est d'essayer de donner au Parlement davantage d'options pour qu'il puisse en arriver à une politique globale de l'eau.

M. Mann: D'abord, pour ce qui est de la question de la portée extraterritoriale du projet de loi, sauf tout le respect que je dois à M. Appleton, il faut voir que cela est pris en considération à l'article 3 de la loi existante, qui traite des éléments «imposés par le traité au Canada sur son territoire». Si on applique cette interprétation à l'ensemble du texte, la question de la portée extraterritoriale des mesures prévues est réglée. Cela demeure un détail: je ne crois pas que le législateur ait l'intention de mettre en place une mesure extraterritoriale, de toute manière.

Vaut-il mieux pour le Canada d'adopter ce projet de loi ou de l'abandonner? Sauf le respect que je vous dois, sénateur, je crois que la question que vous avez soulevée, c'est que sans ce projet de loi, le Parlement n'aura pas son mot à dire.

Le sénateur Corbin: C'est une question secondaire que j'ai soulevée en parlant de certaines des observations formulées.

M. Mann: C'est une question importante, étant donné que la portée des exceptions admises n'est nullement délimitée dans le projet de loi. Cela se fera par voie de réglementation, démarche où le Parlement n'a pas son mot à dire. C'est une question capitale.

Pour ce qui est de la question de l'environnement, dans un cours sur l'environnement et le développement durable dans le contexte international que je donne à la faculté de droit de l'Université d'Ottawa, je prends pour exemple la Commission mixte internationale et le traité dont nous discutons aujourd'hui pour parler d'un travail extraordinairement original et efficace - un des meilleurs exemples qui puissent se trouver dans le monde pour l'aménagement d'institutions et la création de régimes. C'est un projet efficace. Cela a peu à voir avec le champ d'action du projet de loi C-6. Le législateur passe à côté des autres opérations qui ne se rapportent qu'à la question des prélèvements massifs d'eau - et la mesure adoptée fait que, sur pratiquement toute la ligne, la définition des prélèvements massifs d'eau devient la tâche des autorités réglementaires.

Le sénateur Corbin: C'est votre interprétation.

Le président: Merci beaucoup, monsieur Mann, monsieur Appleton.

Je propose maintenant que le comité poursuive les délibérations à huis clos.

Des voix: D'accord.

Le comité poursuit sa séance à huis clos.


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