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SOCI - Comité permanent

Affaires sociales, sciences et technologie

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires sociales, des sciences et de la technologie

Fascicule 18 - Témoignages


OTTAWA, le mercredi 6 juin 2001

Le Comité permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie se réunit aujourd'hui à 17 h 35 pour examiner l'état du système de soins de santé au Canada.

Le sénateur Michael Kirby (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Honorables sénateurs, il vous surprendra peut-être que l'étude du Comité des affaires sociales sur l'état de soins de santé soit en quelque sorte le préambule d'un exposé de ce que devrait être à notre avis le rôle du gouvernement fédéral en matière de soins de santé. Par ailleurs, à mesure que se déroule cette étude, le fait que nous nous trouvons peut-être confrontés à une question d'ordre constitutionnel n'a pas manqué de nous étonner. Pour mémoire, j'aimerais vous expliquer comment la question a commencé à se poser, et à ce titre, je voudrais remercier mon collègue le sénateur Beaudoin, constitutionnaliste de renom dans nos rangs, qui a réussi à nous trouver deux témoins pour notre réunion d'aujourd'hui, les professeures Jackman et Martin.

La question qui a surgi est celle-ci: Étant donné que le système de santé est considéré par la plupart des Canadiens - et d'ailleurs, si vous relisez ce qu'ont dit à ce sujet des gens comme Mme le juge Bertha Wilson, les soins de santé sont considérés comme l'un des services essentiels qui, même s'il n'est pas protégé par la Charte, devrait probablement l'être. Pourtant, les témoignages que nous entendons depuis plusieurs mois ont révélé de plus en plus clairement que le gouvernement en est arrivé à limiter l'accès aux services de santé pour des raisons budgétaires. Cela revient à dire en d'autres termes, qu'en limitant les crédits qu'il accorde à la santé, le gouvernement a ni plus ni moins rendu impossible l'accès à certains services dans des délais raisonnables.

Par conséquent, la question qui s'est posée au comité est devenue essentiellement la suivante: Supposons que quelqu'un soit, depuis très longtemps, sur une liste d'attente en vue d'une intervention médicale quelconque et que, suite à ce retard, cette personne perde la vie. Il importe alors de se demander, étant donné que la liste d'attente en question a été provoquée par le gouvernement soucieux de limiter ses dépenses, ce qui est la raison fondamentale pour laquelle l'accès aux services nécessaires n'a pas été donné dans un délai raisonnable, si les droits conférés à la personne en question en vertu de la Charte des droits n'ont pas été violés. Ou encore est-il possible pour le gouvernement d'avoir une longue liste d'attente pour certaines interventions médicales, ce qui limite par conséquent l'accès à ces mêmes services dans un délai raisonnable, et de refuser parallèlement à certaines personnes le droit d'acheter les services dont elles ont besoin auprès d'un fournisseur privé? Cela revient à se demander si on peut simultanément rendre difficile l'accès à un service dans un système public et rendre tout aussi impossible, voire très difficile, d'obtenir le même service en passant par un système privé? En d'autres termes se pourrait-il que ce soit là, en réalité, la situation que nous connaissons aujourd'hui au Canada et cela est-il constitutionnel, en particulier pour ce qui est de la Charte des droits?

Voilà donc la question que nous avons posée à nos deux témoins et, si j'ai bien compris, la professeure Jackman va nous en parler sous l'angle de l'article 7, c'est-à-dire la disposition concernant la vie, la liberté et la sécurité de la personne, et la professeure Martin va nous en parler sous l'angle de l'article 15, qui est la fameuse disposition concernant le droit à l'égalité. Je propose à chacun de nos témoins de résumer leurs opinions à ce sujet en une dizaine de minutes, après quoi nous allons procéder à une discussion en table ronde en restant conscients que notre objectif, au bout du compte, est d'arriver à bien circonscrire la question de savoir si la Loi canadienne sur la santé correspond bien à l'interprétation la plus courante qui en est donnée. À mon avis, il s'agit là d'un repère important étant donné que, dans un rapport que nous avons déjà présenté, il apparaît clairement qu'il y a beaucoup de choses que bien des gens croient à propos de la Loi canadienne sur la santé qui, en réalité, sont fausses. D'ailleurs, beaucoup de choses que les politiciens élus de tous les partis affirment au sujet de cette loi sont fausses ou, à tout le moins, ouvrent la porte à de mauvaises interprétations. Par conséquent, il serait important que nous comprenions bien jusqu'où le gouvernement peut aller en refusant aux gens d'avoir accès à un système parallèle. Voilà le noeud de la question. Le problème ayant ainsi été délimité, professeure Jackman, auriez-vous l'obligeance de nous donner votre avis?

Mme Martha Jackman, professeure, Faculté de droit, Université d'Ottawa: Monsieur le président, il s'agit là d'un domaine qui m'est cher et je suis très heureuse de pouvoir vous en entretenir.

En guise de préambule, je dirais qu'il est sans doute important de consacrer quelques instants à bien comprendre en quoi la Charte s'applique dans le contexte de la santé étant donné qu'à l'origine, la Cour suprême avait semblé laissé entendre que les fournisseurs de services de santé privés et semi-privés - et en particulier les hôpitaux - ne relevaient pas de la Charte. Cette opinion a été illustrée il y a un certain temps déjà dans l'arrêt Stoffman c. Vancouver General Hospital, une cause dans laquelle un médecin s'était plaint d'avoir été contraint de prendre sa retraite à 65 ans. Il avait contesté cette décision, et le tribunal lui avait répondu que la décision de l'hôpital n'était pas assujettie aux dispositions de la Charte.

Dans une cause ultérieure, l'affaire Eldridge, dont la professeure Martin va sûrement parler beaucoup plus longuement, le tribunal avait rouvert le dossier et avait pour l'essentiel soutenu que, même s'il est vrai que les hôpitaux, au regard de la Charte, sont considérés comme des organismes privés plutôt que publics, la Charte s'applique effectivement aux instances déléguées de l'État lorsque ces instances offrent des services financés par le trésor public. Par conséquent, lorsqu'un hôpital décide d'offrir ou non certains soins de santé, cette décision tombe assurément sous le coup de la Charte. Cela étant, les organes de l'État comme les gouvernements fédéral, provinciaux et municipaux ainsi que les pouvoirs publics responsables de la santé doivent se conformer aux dispositions de la Charte. Par conséquent, un grand nombre, voire la totalité des institutions quasi-publiques qui dispensent des soins de santé financés par le trésor public relèvent également de la Charte, et je soutiendrai quant à moi que même les médecins sont assujettis à celle-ci étant donné qu'ils ne sont, somme toute, qu'un des mécanismes de prestation de services financés par le trésor public. Par contre, la question de l'application de la Charte aux médecins n'a pas encore été tranchée par les tribunaux. Je pense néanmoins que nous pouvons d'ores et déjà prendre pour acquis que la Charte s'applique bel et bien dans le secteur de la santé et assurément aussi aux décisions du gouvernement dont nous parlons ici dans le contexte de la Loi canadienne sur la santé.

Pour revenir à cette personne hypothétique qui est malade ou qui meurt alors qu'elle est sur une liste d'attente en vue d'une intervention médicale rationnée, cette personne aurait plusieurs obstacles à franchir avant d'obtenir gain de cause en vertu de la Charte. Pour commencer, l'article 7 garantit le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne et prescrit que ces droits ne peuvent être refusés que dans le respect des principes de la justice fondamentale. Par conséquent, pour le patient en question, la première étape de l'analyse doit consister à prouver soit que sa mort alors qu'il était sur une liste d'attente en vue d'une intervention médicale rationnée, soit que les risques qu'il continue à ne pas être soigné pour sa maladie pendant qu'il est sur cette liste d'attente représente une menace pour la sécurité de sa personne, voire pour sa vie.

Je soutiendrai aussi que, c'est tout à fait certain, l'article 7 qui accorde le droit à la vie et à la sécurité de la personne inclut un droit à la santé et aux services de santé, et donc un droit aux services de santé financés par le trésor public. Cette conclusion, je la tire en analysant l'article 7 dans le contexte dans lequel il avait été adapté et, comme Mme le juge Bertha Wilson l'avait laissé entendre dans l'arrêt Stoffman auquel le sénateur Kirby a déjà fait allusion, il s'agit d'une caractéristique déterminante de notre société. Je pense que les Canadiens considèrent l'accès aux services de santé financés par le trésor public comme un droit de citoyenneté sociale et, si vous demandiez autour de vous quelle est la signification que les Canadiens accordent au droit à la sécurité de la personne, il est certain qu'ils vous parleraient des programmes sociaux fondamentaux comme le bien-être social, l'assurance-emploi et l'assurance-santé.

Par ailleurs, peu avant la promulgation de la Charte, le Canada a ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, de même que le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Le droit à la vie conféré par le Pacte international sur les droits civils et politiques a été interprété fort libéralement, et d'ailleurs, dans un rapport récemment publié par le Comité des droits de l'homme des Nations Unies au sujet de la façon dont le Canada se conformait aux dispositions de ce pacte, le comité en question a critiqué le Canada pour n'être pas intervenu sur le front de la pauvreté et d'autres problèmes relatifs au bien-être social, y compris le fait que les femmes vivant dans la pauvreté n'avaient pas accès à certains volets du système de santé. Par conséquent, il est certain que sous l'angle du Pacte concernant les droits civils et politiques, on pourrait soutenir que le droit à la vie devrait contenir une composante relative aux soins de santé.

Par contre, ce qui est plus important encore, c'est que le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels reconnaît expressément le droit à la santé et le droit à des services de santé financés par le trésor public. Par ailleurs, la Cour suprême du Canada a de plus en plus souvent reconnu que, lorsque nous interprétons les garanties données par la Charte, nous devons le faire d'une façon qui soit conforme aux engagements internationaux contractés par le Canada dans le domaine des droits de l'homme ou qui les met en oeuvre, et cela engage manifestement les provinces elles aussi. Je dirais par conséquent qu'on pourrait effectivement soutenir, en principe du moins, que le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité devrait aussi protéger les intérêts relatifs aux soins de santé.

Là où la chose devient difficile, c'est lorsqu'il s'agit de déterminer exactement ce que cela signifie. En d'autres termes, déclarer d'une façon générale que les soins de santé financés par le trésor public et l'accès à ces mêmes soins de santé représente un volet du droit conféré par l'article 7, puis de là affirmer que lorsque quelqu'un se languit sur une liste d'attente, voire risque de mourir alors qu'il attend une intervention médicale dont il a besoin, cela représente une violation de l'article 7, voilà qui est beaucoup plus difficile. Si je vous dis cela, c'est que la Cour suprême du Canada, et de plus en plus aussi les autres tribunaux, répugnent beaucoup à interpréter la Charte d'une façon qui impose au gouvernement des obligations positives. Il est manifeste que les conséquences qu'aurait l'affirmation d'un droit à la santé en vertu de l'article 7 seraient que le gouvernement devrait dépenser de l'argent afin que nous puissions jouir de ce droit, ou à tout le moins nous en réclamer. Par conséquent, l'attitude de la magistrature à l'endroit de revendications de ce genre n'est pas sans poser certains problèmes.

Par ailleurs, comme je l'ai déjà signalé, dès lors que vous avez prouvé qu'on vous a nié un intérêt apparenté au droit à la vie ou à la sécurité, ce déni n'est inconstitutionnel que s'il ne respecte pas les principes de la justice fondamentale. Or, qu'est-ce que cette notion signifie dans le contexte des soins de santé?

Dans d'autres contextes, des décisions qui ont été jugées non conformes aux principes de la justice fondamentale ont été celles qui violaient les fondements mêmes de notre système de droit, comme l'État de droit. Il s'agissait de décisions arbitraires et discriminatoires, et on a d'ailleurs laissé entendre que les décisions qui violaient les normes concernant les droits humains internationaux pouvaient également être qualifiées de non conformes aux principes de la justice fondamentale.

Jusqu'à présent, la plupart des jugements rendus par les tribunaux dans ce dossier portaient sur des affaires pénales ou quasi-pénales, et les procédures qui ont ainsi été jugées fondamentalement injustes l'ont été pour des raisons tenant de l'iniquité de la procédure suivie, par exemple parce qu'il y avait eu déni d'audience, ou encore parce qu'on avait refusé l'aide juridique à un parent à qui la garde d'un enfant avait été enlevée. Toutefois, la magistrature n'a jamais été jusqu'à prendre une décision comme celle dont nous parlons ici.

Quelle serait donc l'argumentation nécessaire à l'appui d'une cause à l'effet qu'une personne qui doit attendre pour pouvoir bénéficier d'un service de santé coûteux, mais rationné est victime d'une violation des principes de la justice fondamentale? Je pense qu'une telle cause serait difficile à faire valoir pour plusieurs raisons. Le principal obstacle tient au fait que, de toute évidence, la décision qui a été prise à cet effet est d'une façon ou d'une autre motivée. Après tout, le rationnement des services par l'entremise des régies provinciales de l'assurance-santé s'effectue dans le cadre d'un processus déterminé. Il y a des listes de services et ces services sont offerts à la population en fonction des moyens financiers des gouvernements. Ici encore, le véritable problème est par contre un problème d'attitude de la part de la magistrature et une répugnance de la part de celle-ci à s'ingérer dans des dossiers qu'elle juge relever de la politique socio-économique, et il est clair que les décisions concernant les soins de santé appartiennent à cette catégorie. Par conséquent, il faudrait que le patient puisse convaincre le tribunal que son droit à la vie ou à la sécurité a été violé, que le processus qui a conduit à cette violation était contraire aux principes de la justice fondamentale parce qu'il était tout simplement irrationnel, et que la décision en question n'avait ni rime, ni raison, que c'était simplement une décision prise au cas par cas en fonction de ce qui coûte le plus cher, en fonction des spécialités médicales qui parviennent le mieux à défendre leurs demandes de financement pour certaines interventions et ainsi de suite.

Le dernier obstacle pour notre patient découle de l'article 1 de la Charte étant donné que cet article donne au gouvernement la possibilité d'essayer de justifier toutes violations des droits individuels. L'article 1 dit en effet pour l'essentiel que les droits de la personne sont garantis sous réserve des limites raisonnables dont la nécessité est démontrable dans une société libre et démocratique. Les tribunaux ont élaboré une série de règles relativement légalistes dont ils s'inspirent pour décider quand la violation d'un droit individuel et justifiable et quand elle ne l'est pas. La première chose que le gouvernement doit prouver, c'est que les objectifs qu'il poursuivait lorsqu'il a violé un droit était suffisamment important. En second lieu, il doit prouver que les moyens qu'il a adoptés pour atteindre ces objectifs étaient rationnels et proportionnels. Ici encore, si nous prenons l'exemple du patient qui est sur une liste d'attente, ce que nous dirions en fait, c'est que ce patient, comme l'a dit le sénateur Kirby, est la victime de notre système de santé financé par une source seulement, une source dont les moyens ont été rationnés.

Le rationnement des services de santé est-il un objectif important? Ici, je pense que je devrais soutenir que c'est absolument le cas. Le sénateur Kirby m'a fait parvenir un arrêt récent de la Cour supérieure du Québec qui portait précisément sur cette question, et l'un des témoins experts qui avaient déposé à cette occasion était Theodore Marmor de la Yale School of Public Administration, si je me souviens bien, et ce témoin, d'ailleurs comme à peu près tous ceux qui s'étaient penchés sur la question, avait reconnu que le système de santé le plus rationnel, le plus efficace et le plus accessible est un système financé par une source unique comme celui que nous avons au Canada. On a clairement fait la preuve que les soins de santé privés coûtent davantage, que la coexistence d'un régime public et d'un régime privé coûte plus cher et qu'au bout du compte, les patients ne sont pas mieux servis pour autant. En particulier, les économiquement défavorisés ne sont pas mieux servis dans un système parallèle ou dans un système exclusivement privé. Par conséquent, lorsque le gouvernement prétend qu'il y a des gens sur des listes d'attente parce que, nécessairement, dans un système financé par une source unique, nous devons attendre chacun notre tour pour avoir accès à certaines interventions médicales particulièrement coûteuses compte tenu des contraintes humaines, matérielles ou autres, le fait de préserver un tel système de soins de santé public et financé par une source unique qui soit accessible sans aucun obstacle dû au coût pourrait facilement être qualifié d'objectif important par le gouvernement.

L'état a-t-il été rationnel dans la poursuite de cet objectif d'un système de santé public financé par une source unique sans égard au coût? Ici encore, je pense qu'il serait relativement facile pour le gouvernement de faire la preuve, étant donné toutes les études qui ont été faites sur la question, que ce régime est effectivement rationnel. J'imagine que là où il y a un problème, c'est au niveau de la proportionnalité, en d'autres termes les avantages que nous, contribuables, tirons du fait que nous avons plafonné nos dépenses dans ce secteur sont-ils proportionnels aux préjudices subis par le patient qui requiert des soins intensifs, qui est en liste d'attente en vue d'une intervention médicale et qui risque même de mourir alors qu'il est sur la liste d'attente? Je pense que c'est ici que ma subjectivité va probablement devenir la plus évidente. À mon sens, ces avantages sont effectivement proportionnels, sous l'angle de la politique publique, lorsqu'on considère le caractère illimité que pourrait représenter le financement des soins intensifs, mais aussi lorsqu'on considère dans quelle mesure les dépenses consacrées aux soins intensifs représentent la part du lion des budgets publics, au détriment par exemple des services sociaux en général. Les changements apportés dans le cadre du TCSPS le montrent bien. Sous l'ancien Régime d'assistance publique du Canada, l'assistance sociale et les services sociaux devaient réunir des conditions équivalentes à ce que nous imposons aux provinces: accessibilité, droit d'appel et ainsi de suite, conditions qui ont été abrogées avec l'avènement du TCSPS, mais les critères relatifs à la Loi canadienne sur la santé ont été pour leur part conservés. Cela a encore davantage mis en exergue - nous l'avons d'ailleurs constaté pendant les dernières élections - les dépenses consacrées aux soins intensifs qui sont devenues l'objectif le plus important, voire l'objectif exclusif du gouvernement. Il s'agit en l'occurrence d'un domaine de dépenses qui est vraiment très difficile à contrôler. Par conséquent, je me dois de dire que, même sous l'angle du critère de la proportionnalité, la Loi canadienne sur la santé est probablement, du moins c'est mon avis, défendable.

En deux mots donc, la réponse à votre question est qu'en principe, oui, le patient a un droit au titre de la Charte, un droit dont il peut se réclamer, mais à défaut de preuve - et je pense que la professeure Martin va probablement en parler aussi - d'une répartition discriminatoire des dépenses en matière de santé, la cause serait probablement difficile à faire valoir.

Le président: Je vous remercie et nous allons maintenant entendre la professeure Martin, mais avant cela je voudrais simplement soumettre à votre réflexion deux questions auxquelles nous pourrons revenir plus tard. En premier lieu, vous avez parlé du droit aux services de santé. Je soutiens quant à moi que ce droit est un droit à des services de santé dans un délai raisonnable, et je pense que cette précision est ici absolument vitale. Ensuite, je pense ne pas pouvoir être plus en désaccord avec vous lorsque vous parlez de l'article 1. Je suis heureux que vous ayez utilisé le mot «subjectivité»: vous avez dit que vous aviez une attitude subjective à l'endroit du caractère égalitaire du système de santé financé par une source unique, et nous sommes nombreux au comité à être du même avis ici au comité. Cela étant dit toutefois, je pense qu'on pourrait raisonnablement soutenir - et c'est ce que je ferais personnellement - que la Loi canadienne sur la santé rende effectivement impossible un système privé parallèle, et d'ailleurs, même si ce qualificatif est tout à fait mal avisé, il est souvent interprété de cette façon et, puisque le Canada est le seul pays du monde, le seul des pays industrialisés, à avoir un système public à 100 p. 100, il m'est difficile d'accepter que, si vos droits sont violés parce que vous n'avez pas eu accès à un service médical dans un délai raisonnable, la chose est défendable en vertu de l'article 1. Personnellement, je soutiendrais le contraire, mais nous pourrons y revenir.

Professeure Martin, c'était simplement la matière à réflexion que je donnais à votre collègue la professeure Jackman. C'est maintenant à votre tour. Merci à vous d'intervenir ainsi depuis Calgary, par vidéoconférence. C'est merveilleux.

Mme Sheilah Martin, professeure, Faculté de droit, Université de Calgary: Je voudrais vous remercier de m'avoir invitée à cette réunion. Je suis étonnée que vous en soyez arrivé si loin dans vos délibérations sans avoir encore pensé aux questions constitutionnelles, sénateur Kirby. Cela semble être des questions éternelles au Canada. La santé a généralement donné lieu à des interrogations constitutionnelles en ce qui concerne la division des pouvoirs ainsi que le fédéralisme coopératif.

Par contre, ce dont nous parlerons aujourd'hui porte davantage sur les droits individuels dont on peut se réclamer en vertu de la Charte des droits contre un agissement du gouvernement. Comme l'a illustré la professeure Jackman dans son exposé liminaire, il est fort important que nous comprenions bien que la Charte ne s'applique que lorsque l'État agit. Dans le contexte de la santé, nous avons vu que l'État agit s'il y a des lois, s'il avance une définition de ce qui constitue un service médicalement nécessaire, s'il alloue des lits d'hôpitaux et des postes et s'il contrôle le nombre de médecins, tout ce genre de choses. Par conséquent, dans les cas comme celui-là, on a tout le loisir d'invoquer la Charte.

Par contre, avant de passer à la Charte proprement dite, je devrais sans doute ajouter que l'exemple que vous avez donné d'une personne qui contesterait la façon dont le gouvernement répartit les services médicaux et y donne accès dans un délai raisonnable fait intervenir un domaine du droit entièrement différent et qui ne dépend pas de la Charte, en l'occurrence le préjudice personnel ou encore le droit des obligations. En l'occurrence, on reproche au gouvernement d'avoir agi avec négligence à tel point qu'une personne a subi un préjudice et demande une indemnisation. D'ailleurs, il y a actuellement en Alberta une cause civile dans laquelle un plaignant, qui était sur une liste d'attente, conteste effectivement la répartition des ressources qui a fait que sa santé en a été affectée. Il s'agit ici d'une toute autre question qui pourrait avoir une incidence sur vos délibérations, mais je vous le signale simplement en passant.

Pour revenir à la Charte proprement dite, l'une des questions qu'on me posait dans la documentation qui m'a été envoyée concernait la disposition de la Loi canadienne sur la santé qui, en deux mots, impose comme condition du remboursement intégral des dépenses de santé d'une province l'absence de cliniques privées et de surfacturation. Je dois vous dire que l'essentiel de mes recherches relatives à la Charte et aux soins de santé ont été conduites sous un angle un peu différent. J'ai surtout effectué mon analyse sous l'angle d'une personne qui voudrait pouvoir bénéficier d'une intervention qui, à son avis, est un service médicalement nécessaire, mais qui n'est pas assuré par la province. Ce serait par exemple le cas de quelqu'un qui, en Ontario, voudrait se faire rembourser un traitement de fécondation in vitro et qui contesterait la loi ontarienne en affirmant que cette loi lui interdit l'accès à une procédure qui lui est indispensable pour pouvoir exercer le droit de se reproduire. Ce genre de contestation judiciaire aux termes de la Charte fait intervenir la notion d'égalité d'accès afin que le service ou l'intervention nécessaire soit financé par le système public.

Dans les annales médicales, la cause sans doute la plus célèbre qui a fait intervenir cette notion d'égalité est l'arrêt Eldridge rendu par la Cour suprême du Canada. En l'occurrence, le plaignant avait demandé que le gouvernement paie les honoraires d'un interprète gestuel lors d'une visite médicale. Il disait essentiellement ceci: «Pour avoir égalité d'accès au service de santé, j'ai besoin d'un interprète pour m'aider à communiquer avec mon médecin. J'ai besoin d'un service d'interprétation pour servir de truchement entre mon médecin et moi afin que je puisse jouir de mon droit aux services de santé de la même façon que quelqu'un qui n'a pas le même handicap que moi.»

En l'occurrence, ce qui était intéressant, et cela a un rapport avec ce que je vous dirai dans quelques instants, c'est que la décision à l'effet qu'une interprétation gestuelle n'était pas disponible a été prise par la commission médicale qui déterminait quels étaient les services médicalement nécessaires dans la province en question. En fait, ce que le plaignant attaquait, c'était la décision rendue par ce tribunal administratif, par cette commission, et la façon dont elle avait interprété les critères d'un service médicalement nécessaire.

La Cour suprême du Canada a déclaré qu'il y avait effectivement ici une différence et que la définition était discriminatoire, qu'elle privait les malentendants de leurs droits à l'égalité, qu'elle offensait leur dignité et qu'elle ne leur donnait pas égalité d'accès à des services de santé nécessaires. En outre, la Cour suprême du Canada, de façon assez innovatrice d'ailleurs, a soutenu que les fournisseurs de soins de santé étaient tenus d'offrir l'interprétation gestuelle et de faciliter les choses à cette personne pour qu'elle puisse exercer ses droits.

Lorsque nous examinons cette cause, il faut bien comprendre que, depuis la genèse de cette mesure législative, le service en question avait effectivement déjà été offert, mais qu'il avait dû être supprimé en raison des compressions budgétaires, et que rien d'autre n'avait été fait ou offert pour accommoder cette catégorie de patients. Les coûts en cause étaient de l'ordre d'environ 150 000 $. La Cour suprême, qui regarde généralement à deux fois avant d'imposer des frais et des dépenses dans le domaine de la santé, a néanmoins dans ce cas-ci, par l'interprétation qu'elle a fait de la loi, déclaré que les fournisseurs de soins de santé étaient tenus de dépenser de l'argent.

Je vous signale l'arrêt Eldridge parce qu'à mon avis c'est à la fois une excellente comparaison et un excellent point de départ. Le problème qui se pose lorsque j'aborde la question de savoir comment contester devant les tribunaux la distribution des dépenses dans le domaine de la santé sous l'angle de l'égalité est le suivant: quel est l'objet de la contestation du plaignant? Les textes qu'on m'a envoyés me portent à penser qu'il pourrait peut-être y avoir une attaque en règle contre la Loi canadienne sur la santé dans la mesure où elle crée un système qui peut donner l'apparence d'empêcher l'accès à des soins de santé privés.

Si on se demande à quel point la Loi canadienne sur la santé est vulnérable à ce genre d'attaque, il faut commencer je crois par s'interroger sur la nature même de cette loi. Effectivement, il s'agit d'une loi fédérale, mais je ne suis pas persuadé que ce genre de loi puisse être contestée sous l'angle de la Charte. Sur un plan général, elle donne l'impression d'être davantage un genre d'accord intergouvernemental dans le cadre duquel le gouvernement fédéral établit les modalités et conditions selon lesquelles une province peut être intégralement indemnisée, plutôt qu'une loi qui détermine comment les ressources en matière de santé seront distribuées de façon directe à tel ou tel particulier. Voilà ma première observation.

Ma seconde observation concernant le cas postulé est que, même si on considère la Loi canadienne sur la santé comme une Charte sur la santé à l'intention de tous les Canadiens, je ne suis pas vraiment persuadé qu'un particulier puisse ainsi s'en prévaloir, s'en réclamer, arguer de ce qu'elle contient et invoquer la Charte pour faire respecter ses droits en vertu de la Loi canadienne sur la santé. En d'autres termes, je ne suis pas persuadé que la Loi canadienne sur la santé elle-même puisse être interprétée comme interdisant tout accès à des soins de santé privés. Lorsqu'on regarde comment la loi est tournée, on constate qu'elle l'est de façon fort intelligente. Elle dit aux provinces: «Si vous faites ceci et cela, vous serez intégralement remboursées. Si vous ne faites pas ceci ou cela, il y aura des pénalités.» Cela ne veut pas nécessairement dire qu'il est interdit à un particulier d'avoir accès à des soins de santé privés. Je pense que c'est un élément fort important.

Quant aux personnes dont la contestation porterait sur une répartition inéquitable des prestations, elles pourraient s'en prendre aux gouvernements provinciaux, plutôt qu'au gouvernement fédéral. Il n'est pas du tout évident qu'on puisse poursuivre directement le gouvernement fédéral en vertu de la Loi canadienne sur la santé. Cette loi serait bien sûr importante et pertinente pour les provinces. C'est déjà, au départ, une question cruciale.

Voici la question suivante, pour moi: comment invoquer l'article 15 de la Charte? Cet article porte sur les droits à l'égalité. On y dit essentiellement qu'un tribunal peut déterminer si une personne a bénéficié de la même protection de la loi, ou de la même égalité devant la loi, compte tenu de certains motifs de discrimination interdits. On sait aussi qu'il y a une liste de ces motifs, auxquels on peut en ajouter d'autres.

À mon avis, les articles sur l'égalité sont plus prometteurs que l'article 7, pour la présentation des arguments. Comme le dit avec raison la professeure Jackman, l'article 7 pose problème puisqu'il faut déterminer si le gouvernement a vraiment l'obligation de payer. On peut dire qu'une personne a un droit, que le gouvernement ne peut assortir de conditions; mais c'est autre chose que de dire que le gouvernement doit payer jusqu'à un certain niveau.

Lorsqu'on traite du droit à l'égalité il est plus facile d'examiner les affectations de fond. Les droits à l'égalité se rapportent à des actions particulières et à des exercices comparatifs. Autrement dit, il faut savoir à quoi on se compare. Mais dans cette idée même, on voit que si le gouvernement accorde une prestation, il a déjà établi une présence. Il s'est déjà acquitté d'une obligation. L'examen est aussi un peu différent: il ne s'agit plus de se demander si le gouvernement doit octroyer des fonds, comme en vertu de l'article 7, mais plutôt, lorsqu'il le fait, ou lorsqu'il prévoit des dispositions pour les services médicalement nécessaires, s'il le fait d'une manière non discriminatoire. C'est une toute autre question et qui, à mon avis, nous permet d'étudier d'une manière plus large l'affectation des ressources.

Parlons maintenant de la jurisprudence relative aux droits à l'égalité. J'ai déjà parlé de l'affaire Eldridge, qui se rapportait à l'accès à l'interprétation gestuelle pour des services médicalement nécessaires. Il y aussi eu des contestations pour les pensions, l'assurance-chômage, les avantages sociaux, le droit à la citoyenneté et le domaine des droits à l'égalité est donc un peu différent.

En outre, on a tendance à invoquer les droits à l'égalité dans un contexte où la personne ne fait pas l'objet d'un préjudice dans l'exercice d'un droit économique, comme en vertu de l'article 7. Je suis convaincu que Mme Jackman reviendra là-dessus plus tard, mais en vertu de l'article 7, il n'est pas clair que si on détermine qu'une personne affirme un droit économique, ce droit sera très bien protégé. Dans le contexte des droits à l'égalité, on ne peut pas nécessairement appliquer le même raisonnement.

Quand on fait une analyse en fonction de l'égalité, des questions très concrètes se posent, même si le plaignant conteste la loi d'une manière légitime. Le plaignant doit prouver qu'il est traité différemment par rapport à d'autres personnes. Il faut alors déterminer à quels groupes on se compare et comment on présente la cause. Par exemple, s'il s'agit d'un Albertain qui dit: «notre financement est réduit en raison de pénalités imposées en vertu de la Loi canadienne sur la santé et par conséquent, il faut attendre plus longtemps qu'au Manitoba, par exemple, où on n'applique pas les mêmes pénalités». En outre, on ne sait pas exactement comment fixer les catégories pour pouvoir dire: «Je veux me comparer à telle autre personne». C'est un problème. Il est aussi difficile de tabler sur la discrimination géographique entre les provinces puisque, bien entendu, les provinces ont la capacité de fixer leurs propres normes pour les services médicalement nécessaires. La comparaison est donc difficile à faire.

Quelqu'un d'autre pourrait dire: «j'ai de l'argent et je peux me payer l'accès à ces services, mais ils ne sont pas disponibles ici à cause de toute cette structure gouvernementale». Ce serait tout un argument à présenter, je crois, puisque souvent, le tribunal dit que la question n'est pas simplement de savoir s'il y a une différence entre ceux qui peuvent payer et ceux qui ne le peuvent pas. Il va plus loin, en cherchant à établir s'il s'agit d'un motif de discrimination illicite inscrit dans la Charte - ce qui n'est pas le cas - ou si c'est un motif qui s'y apparente tellement qu'on doit accorder une protection fondée sur la capacité de payer. Il n'est pas évident que d'après ses critères actuels, la Cour suprême dirait de la capacité de payer que c'est une distinction suffisante. Elle pourrait parfois le faire, et accorder une protection, parce que ce motif ressemble à une sorte de vulnérabilité, de discrimination historique, d'impuissance sociale relative mais ce genre de considération rend l'exercice plus ardu.

C'est pourquoi, à mon avis, il sera difficile d'établir que les droits à l'égalité ont été violés même si, après réflexion, je pourrais dire qu'il y a certainement des incidences sur l'égalité dans l'affectation des services médicaux. Mais nous passons maintenant à une analyse en fonction de l'article 1, puisque tous les articles de la Charte - 7 ou 15 - respectent les mêmes critères: le plaignant doit prouver l'infraction, et ensuite, le gouvernement doit justifier ses mesures en vertu de l'article 1.

Dans le contexte de l'égalité, il y a un peu de flou entre la possibilité d'une violation des droits et sa justification en vertu de l'article 1, particulièrement si on demande au tribunal de tenir compte de lois sociales complexes portant sur l'affectation de ressources coûteuses. Je peux envoyer au comité de nombreuses décisions des tribunaux où l'on dit: «nous respectons les choix du Parlement. Nous respecterons son choix du régime approprié, s'il comporte ces caractéristiques». Mme Jackman a soulevé la question du coût. D'après moi, le tribunal ne se pencherait pas sur ce qui coûte le plus, comme votre comité évalue la rationalité. Il répondrait à un autre type de question. Il demanderait si le Parlement a fait preuve de raison. Le Parlement pouvait-il faire les choix qu'il a faits, quand il a évalué les coûts par rapport aux soins à donner, et comment a-t-il fixé les priorités pour l'affectation des ressources. Pour les tribunaux, il est très difficile de penser à la place du Parlement, pour ces questions complexes. Même si les tribunaux sont prêts à réexaminer l'affectation des prestations, le respect pour le Parlement est encore considérable.

En terminant, chose intéressante, la Cour suprême du Canada a été saisie d'environ 45 causes sur les droits à l'égalité, mais ce n'est que dans le contexte de la retraite obligatoire qu'elle a déclaré qu'un droit avait été violé et que le gouvernement pouvait le justifier. On est arrivé à cette conclusion extraordinaire en considérant tous les avantages, toute la complexité et les compromis intégrés aux politiques de retraite obligatoire. Si l'on cherche des causes comparables au réexamen par le gouvernement des affectations pour les soins de santé, les causes de retraite obligatoire sont probablement tout aussi complexes et peuvent attirer le même genre de respect.

Le récent arrêt Lovelace, de la Cour suprême du Canada, portait sur l'affectation des fonds des casinos autochtones ou des Premières nations à des personnes qui n'étaient pas membres des Premières nations. Dans cette affaire, la cour a tenu compte de l'accord conclu, estimant que ces accords se rapprochaient plus des contrats que d'une loi. Cela me ramène à ce que je disais au début, soit que la structure globale de la Loi canadienne sur la santé donne peu de prise à qui cherche des arguments à présenter.

Le président: Merci, madame Martin. Avant de passer aux questions, permettez-moi de formuler deux commentaires. Au sujet de la Loi canadienne sur la santé, je peux vous assurer qu'il ne s'agissait pas d'un accord fédéral-provincial, même si on peut la voir ainsi. À l'époque du dépôt de la Loi canadienne sur la santé, bon nombre de provinces s'y opposaient fermement.

Deuxièmement, je conviens avec vous que la Loi canadienne sur la santé n'interdit pas explicitement l'accès à des soins de santé privés, mais sa structure, les pénalités qu'elle impose et l'exigence selon laquelle le médecin doit faire partie du système public ou en être entièrement exclus a pour effet pratique, ou économique, d'interdire les systèmes privés parallèles. Par conséquent, je dirais comme vous que l'interdiction n'est pas explicite, mais que la structure de la loi, la façon dont on l'a créée - «très astucieusement», avez-vous dit, je crois, - a pour effet d'interdire les soins de santé privés.

Et en effet, je dirais que la plupart des politiciens de tous les partis qui se penchent sur la question estiment que c'est l'une des conséquences de la Loi canadienne sur la santé. Je dirais donc, que quand je parle d'effet pratique, c'est aussi le point de vue de la plupart des élus, qui estiment d'ailleurs que c'était le but visé.

Le sénateur Beaudoin: Comme l'a dit la professeure Martin, jusqu'à récemment, toutes les causes relatives à la santé se rapportaient au partage des compétences. Mais maintenant, avec la Charte des droits et liberté, et surtout les fameux articles 7, 15 et 1, il s'agit plutôt d'un débat se rapportant à la Charte.

Au sujet de la question dont nous sommes saisis aujourd'hui, il n'y a absolument pas de cas très clair. Il y en aura, c'est sûr. C'est évident. Il ne peut en être autrement. Nous savons que l'article 7 n'a pas été interprété de manière très large, dans le domaine de l'économie. Dans d'autres domaines, certainement, mais dans celui de la propriété, du droit à la propriété ou de l'économie c'est autre chose.

Je dirais toutefois que le droit à la vie comprend certainement ou implicitement le droit à la santé. Il ne peut en être autrement dans notre société. Je sais que les tribunaux ne sont pas là pour légiférer, mais pour interpréter la loi, et l'interprétation du droit constitutionnel c'est une tâche colossale, à laquelle nous nous sommes habitués, après 450 causes se rapportant à la Charte.

J'aimerais donc traiter de la question de l'imposition d'une obligation. Nos deux témoins ont fait référence à l'arrêt Eldridge, mais dans cette affaire, la Cour suprême a imposé une obligation d'agir. Cette affaire reposait sur l'article 12 et aussi, bien sûr, l'article 7. À mon avis, l'article 7 comporte un droit implicite, soit le droit à la santé, puisqu'on ne peut avoir le droit à la vie sans avoir le droit à la santé. C'est mon premier argument. Comme le disait M. Jackman, c'est conforme aux conventions internationales dont nous sommes signataires. Il y a donc déjà une protection, de ce point de vue.

Les tribunaux répugnent à traiter d'affaires économiques. C'est au Parlement de le faire, et le pouvoir de dépenser est un pouvoir de l'organe législatif de l'État. Je voudrais toutefois dire que le droit d'imposer une obligation en vertu de l'article 15 est certainement possible, comme l'a fait valoir l'arrêt Eldridge.

Nous avons de nombreuses lois au pays, toutes assujetties à la Charte des droits et liberté. Nous ne pouvons l'éviter et les tribunaux non plus. Pour ce qui est des lois, comme le président, je dis que la santé fait partie de la formule de la loi. Il n'y a aucun doute possible à ce sujet. Pour le partage des compétences, nous savons ce que les provinces peuvent faire et nous savons ce que le Parlement du Canada peut faire, c'est-à-dire légiférer. C'est pourquoi je crois que les tribunaux iront un peu plus loin dans ce domaine, puisqu'on soulèvera la question, on en discutera et comme le Parlement et les Assemblées législatives ne peuvent éviter les lois, un jour ou l'autre, on présentera devant la Cour suprême précisément les arguments dont nous parlons ce soir: est-il possible d'avoir deux systèmes ou un système parallèle? Certains diront qu'en vertu de l'article 7, le droit à la vie comprend le droit à la santé, que nous sommes dans une situation très difficile et qu'un système privé est nécessaire. D'autres diront que non, qu'il faut appliquer l'article 15, et qu'il faut tous être égaux devant la loi. Bien entendu, la cour ne donnera préséance ni à l'article 7, ni à l'article 15. Elle tentera d'accorder le même poids aux deux articles. J'aimerais savoir comment vous réagissez devant cette éventualité.

À mon avis, la Cour suprême a indiqué clairement qu'il existe une obligation d'agir et, que ce soit en fonction de l'article 7 ou de l'article 15, cela n'en reste pas moins une obligation. C'est ce qu'elle fait dans d'autres cas qui n'ont rien à voir avec la question qui nous intéresse aujourd'hui. Par exemple, prenez le cas de la sécession ou de l'obligation constitutionnelle. Par conséquent je crois que le droit d'imposer quelque chose existe effectivement.

Mme Jackman: Vous avez tout à fait raison. La notion selon laquelle la Charte empêche uniquement l'État d'agir et n'impose pas d'obligations positives est tout à fait inexacte. Cela ne reflète pas les antécédents législatifs de la Charte et c'est également incompatible avec les traités internationaux en matière de droits de la personne que nous avons ratifiés qui ne créent pas cette fausse distinction entre les obligations négatives et positives. La Cour suprême, dans le récent arrêt Baker, a reconnu très clairement, comme vous l'avez mentionné, qu'il faut lire les articles 7 et 15 ensemble, et cela renforce l'argument selon lequel l'article 7 renferme un aspect positif, mais il faut également que ces articles soient interprétés conformément à nos obligations internationales.

La Cour rendra probablement une décision plus rapidement dans le litige sur la santé que dans le litige sur l'aide sociale. À l'heure actuelle la Cour suprême du Canada est saisie de l'affaire Gosselin au Québec. Essentiellement, Louise Gosselin conteste un taux de prestations d'aide sociale de 170$ par mois pour les personnes âgées de moins de 30 ans, et même si le gouvernement a reconnu qu'il était impossible de vivre avec 170$ par mois. La conséquence de ce taux de prestations d'aide sociale, c'est que les personnes qui touchent ce taux sont sans abri, se livrent à la prostitution pour obtenir de la nourriture, et sont malades et affamées.

À l'automne, la Cour entendra un argument selon lequel en établissant des taux aussi faibles, la province a violé les articles 7 et 15 de la Charte. L'obligation positive est implicite dans ces deux allégations. Par conséquent, pour se prononcer en faveur de Louise Gosselin en vertu de l'article 7 dans cette affaire, la Cour doit reconnaître qu'il existe une obligation de la part des gouvernements d'offrir un niveau minimum d'aide économique aux personnes incapables autrement de subvenir à leurs propres besoins.

Essentiellement, l'allégation concernant les soins de santé se situe dans la même veine. Selon cette allégation, le droit à la santé dans une économie capitaliste n'a pas vraiment de valeur à moins qu'il inclue un droit à des services de santé subventionnés ou financés par l'État. Je conviens tout à fait que la notion selon laquelle la Charte n'impose pas d'obligation a été complètement rejetée dans l'arrêt Eldridge et que, tôt ou tard, les aspects individuels de notre système d'aide sociale seront mis à l'épreuve.

Mme Martin: Je suis d'accord moi aussi. J'estime que l'article 7 prévoit effectivement des motifs pour le droit à la santé. La question qui se pose alors est la suivante: quels sont les paramètres de ce droit, existe-t-il des mesures prises par l'État qui portent atteinte à ce droit? Je crois que l'article 15, de plus, prévoit un droit égal à la santé et aux services de santé, et permettra de déterminer s'il y a discrimination au niveau de l'attribution.

Je conviens également qu'il existe un pouvoir d'imposer des recours, bien que les tribunaux hésitent parfois à conclure qu'il y a infraction ou que la loi n'est pas justifiable en vertu de l'article 1 dans certaines circonstances. Cependant, il ne fait aucun doute que ce pouvoir existe. Il s'agit d'une discussion très théorique des droits positifs ou des droits négatifs. Si vous examinez, par exemple, le cas présenté par le sénateur Kirby à propos d'une interdiction de recourir à des services de santé privés, s'agit-il d'un fardeau pour le particulier parce qu'il interdit l'accès à des services, ou s'agit-il d'un droit positif en ce sens que le particulier demande au gouvernement d'avoir pleinement accès aux services? Par conséquent, on se trouve alors à interpréter les droits positifs et négatifs, et je crois qu'il ne devrait pas vraiment exister de différence quant au fond entre le fait de l'interpréter en tant que droit positif ou négatif, ou en tant qu'interdiction ou «disposition limitative». Il s'agit simplement de différentes perspectives selon lesquelles des arguments seront présentés à ce sujet.

Le président: Je vais vous dire tout de suite quelle sera ma dernière question parce que j'aimerais revenir sur ce que disait Mme Martin. Vous dites que vous et Mme Jackman partagez son avis. Vous avez dit que la question consistait à savoir si l'État faisait quoi que ce soit qui porte atteinte à ce droit. Par conséquent, j'aimerais que vous me disiez si l'application de la Loi canadienne sur la santé porte atteinte - non pas explicitement, mais dans les faits - à ce droit pour ce qui est des services rationnés? C'est la question à laquelle j'aimerais vraiment revenir parce qu'il s'agissait essentiellement d'une autre façon de formuler le problème que je posais au début de la séance.

Le sénateur Joyal: J'aimerais connaître l'avis de nos témoins sur trois questions. La première a trait à l'obligation qui est faite à l'État de fournir des services de santé et à laquelle le président faisait allusion. Compte tenu des cinq caractéristiques de la loi fédérale et en particulier du fait qu'elle énonce que les services doivent être «publics», il faut en conclure que le gouvernement occupe tout le terrain. Cela revient à dire que le gouvernement ne laisse aucune place au secteur privé ou à un système parallèle. Autrement dit, le simple fait que l'une des conditions essentielles du système est qu'il doit être «public» signifie que c'est le gouvernement qui a l'entière obligation de rendre les services accessibles. Un citoyen ne peut pas simplement décider d'acheter un service du secteur privé si le gouvernement n'est pas prêt à le lui fournir. Le citoyen canadien se retrouve donc dans la situation que vous avez dit être unique au monde, mais que je dirais être unique dans le...

Le président: J'ai dit dans le monde industrialisé.

Le sénateur Joyal: ... dans le monde industrialisé où il se trouve pris en otage en raison de la situation que le gouvernement a créée par cette loi. Je ne dis pas que ce ne devrait pas être le cas. J'énonce simplement la réalité telle qu'elle est aux termes de la loi. Il nous faut donc tirer certaines conclusions lorsque nous interprétons l'article 7.

Le sénateur Beaudoin: C'est juste.

Le sénateur Joyal: Le gouvernement s'est effectivement placé dans la situation où il doit lui-même offrir les services parce qu'il occupe tout le terrain. Il convient donc d'interpréter les obligations du gouvernement et les droits du citoyen dans ce contexte. À mon avis, il faut aussi tenir compte du fait que le gouvernement canadien est signataire de protocoles internationaux. Si vous lisez le dernier jugement de la Cour suprême dans l'affaire Burns et Raffy, la décision qui porte sur le droit à la vie, vous constaterez que la Cour a dit que le fait que le gouvernement fédéral soit signataire du protocole international et ait décidé de promouvoir le droit à la vie entraînait une obligation supplémentaire au plan national. Autrement dit, non seulement le gouvernement occupe-t-il tout le terrain, mais il a pris l'engagement à l'échelle internationale de promouvoir le droit à la santé. Par conséquent, je crois qu'il s'agit d'un élément essentiel compte tenu de la situation qui se présente au Canada et qui est tout à fait unique à cet égard.

J'aimerais aussi attirer votre attention sur le point suivant. Dans une décision récente - je dirais «récente» parce qu'elle porte sur les réductions budgétaires gouvernementales. Il s'agit de l'affaire des Parents de Penatanguishene en Ontario qui, si je ne m'abuse, est une affaire sur laquelle s'est prononcée la Cour d'appel de l'Ontario en 1997. Les parents de Penetanguishene suivaient le gouvernement de l'Ontario, et en particulier le procureur général de l'Ontario, parce qu'il avait supprimé du budget du ministère de l'Éducation les fonds nécessaires à la construction d'une école destinée aux élèves francophones. Le procureur général de l'Ontario a répliqué que le gouvernement de l'Ontario avait imposé des restrictions budgétaires dans le domaine de l'éducation comme il l'avait fait notamment dans les domaines des transports et de la santé. Le tribunal a conclu que bien que le gouvernement soit maître de son budget, il avait cependant l'obligation constitutionnelle d'offrir des services éducatifs dans les deux langues.

Ne peut-on pas faire valoir certains arguments au sujet de ces droits? Si le gouvernement fédéral occupe effectivement tout le terrain, comment les gouvernements provinciaux peuvent-ils gérer leur réduction de services? On peut certainement soutenir que la situation ne peut pas avoir été pire avant les réductions de services qu'après. Autrement dit, les tribunaux ne peuvent pas imposer au gouvernement le budget en entier, mais ils pourraient dire que, dans un cas en particulier, le gouvernement ne s'acquitte pas de la responsabilité qu'il s'est arrogée.

Je crois qu'il convient de réfléchir sérieusement au parallèle qui peut être fait entre cette affaire où le tribunal s'est prononcé sur la décision prise par le gouvernement de refuser d'offrir des services alléguant avoir réduit ses dépenses pour combattre son déficit et tous les discours qu'on a prononcés à ce sujet au cours des 10 dernières années, en particulier en Ontario, et les obligations que doit remplir le gouvernement. Je crois qu'il faut prendre en compte tout le système de droits actuels au Canada, c'est-à-dire la Charte, la Loi canadienne sur la santé et les obligations internationales auxquelles le Canada souscrit pour établir si les citoyens ont le droit de refuser de devoir attendre pour des services, si cela risque de compromettre leur santé encore plus qu'au moment des compressions budgétaires. Cela ne signifie pas que les tribunaux vont dire à la province ou au gouvernement fédéral d'investir davantage d'argent dans la santé ou de ne pas réduire les services au-delà d'un certain plancher.

Je crois qu'il faut tenir compte de tous ces facteurs lorsqu'il s'agit d'interpréter les droits des citoyens. Le contexte est très différent en Europe où il existe deux systèmes parallèles ou du moins un système qui fait une petite part au secteur privé et une large part au secteur public. À mon avis, il faut tenir compte de tous ces facteurs. Voilà pourquoi je pense, mesdames Jackman et Martin, qu'il faut tenir compte de ces cas. Nous devons être logiques comme législateurs. Si nous voulons être les seuls à pouvoir définir le droit des citoyens, nous devons assumer notre responsabilité et nous ne pouvons pas simplement dire qu'un droit n'existe pas ou qu'il n'est pas applicable par les tribunaux.

Mme Martin: J'ai plusieurs observations à faire. Il faut d'abord se demander s'il est vrai non pas d'un point de vue politique, mais d'un point de vue juridique que le Parlement occupe vraiment tout le terrain étant donné les mécanismes qui découlent de la Loi canadienne sur la santé. Je pense qu'il s'agit d'une question juridique de taille.

Cette question soulève d'autres questions juridiques. Ainsi, le tribunal prendra-t-il en compte l'objectif d'une loi ainsi que son effet? La réponse à cette question est oui. En cherchant à établir s'il y a non-respect de l'article 7 ou de l'article 15, le tribunal ne se penchera pas seulement sur le libellé des articles. Il se penchera en effet sur leur effet. Le tribunal cherchera donc à établir si le système dans son ensemble, compte tenu de la façon dont il se présente et de la façon dont il est appliqué, porte atteinte de manière inconstitutionnelle aux droits d'un particulier. Le problème qui se pose, est qu'il s'agit du droit à la santé et qu'il faut définir ce qu'on entend par ce droit. Peut-être que votre comité peut jouer un rôle utile à cet égard. S'agit-il d'un droit à la santé en général? S'agit-il d'un droit aux services de santé? S'agit-il d'un droit à des services de santé essentiels financés à même les deniers publics? S'agit-il d'un droit à n'importe quels services de santé qu'il s'agisse de services publics, privés ou non traditionnels? Quelqu'un demandera peut-être sous peu à un tribunal s'il a le droit à un type de services médicaux différents des services classiques. Des contraintes de temps s'appliquent-ils aussi au droit à la santé? Voilà des questions fondamentales auxquelles M. Jackman et moi ne pouvons répondre - et le sénateur Beaudoin a tout à fait raison à cet égard - parce que nous ne disposons pas de lignes directrices très claires à ce sujet provenant des tribunaux. Nous semblons tous convenir que le droit à la santé existe, mais la question de savoir ce qu'est au juste ce droit revêt beaucoup d'importance. Nous ne partageons peut-être pas tous le même point de vue sur le contenu et les limites de ce droit.

Mme Jackman: Je crois que les sénateurs Joyal et Kirby posent plus ou moins la même question. L'un a dit que le gouvernement avait, dans les faits, exclut le secteur privé et l'autre a dit qu'il occupait tout le terrain. La Loi canadienne sur la santé porte-t-elle atteinte au droit d'une personne à la santé? Je répondrais non pour deux raisons: premièrement, le gouvernement fédéral n'occupe pas tout le terrain aux termes de la Loi canadienne sur la santé et n'a pas exclu le secteur privé. La Loi canadienne sur la santé énonce cependant que le secteur public ne doit pas subventionner le secteur privé. Par conséquent, le secteur privé demeure hors de la portée des Canadiens à faible et à moyen revenu, mais tout à fait accessible aux riches. Voilà essentiellement comment fonctionne un système parallèle.

La Loi canadienne sur la santé énonce qu'il n'y a qu'un seul payeur et qu'on peut soit participer au régime soit s'en exclure. Si un fournisseur de soins de service veut pouvoir facturer ses services à l'État, il ne peut les facturer qu'à l'État. Si vous voulez pouvoir facturer vos services à qui bon vous semble, vous devez facturer directement vos patients et cesser d'appartenir au régime public. On ne peut pas dire à son patient qu'un régime public va lui rembourser 75 p. 100 de ses frais et qu'il doit assumer le reste, qu'il soit riche ou démuni. Voilà ce qu'énonce la Loi canadienne sur la santé. En créant un régime essentiellement égalitaire, je crois que le Canada respecte ses obligations internationales en ce qui touche le droit à la santé.

Si la Loi canadienne sur la santé n'existait pas au Canada, si nous n'avions pas un système public unique, on pourrait soutenir que le Canada ne respecte pas ses obligations internationales en ce qui touche le droit à la santé. Aux États-Unis, comme on le voit, toute une couche de la population, les personnes à faible revenu n'ont pas accès à des soins de santé...

Le président: Je dois vous interrompre pour vous poser une question complémentaire qui n'a rien à voir avec les États-Unis. Comme le faisait remarquer le sénateur Joyal, tous les grands pays européens ont un système parallèle de santé. Il faudrait donc déduire de ce que vous dites que tous les pays européens enfreignent leurs obligations internationales. C'est la conclusion logique qu'il faut tirer de vos propos. Je ne suis pas avocat, mais je trouve cela très difficile à croire, voire impossible.

Mme Jackman: Ce que je dis c'est qu'un pays qui n'aurait pas un système de soins de santé financé à même les deniers publics, où l'accès aux services n'est pas lié à la capacité de payer, il pourrait être accusé de ne pas respecter ses obligations internationales. Il faudrait alors se reporter aux conclusions des spécialistes des sciences sociales. Mon ami économiste Ted Marmor a montré qu'un système comportant deux paliers ne permet pas aux patients à faible revenu d'avoir aussi efficacement accès aux services de santé qu'un système unique. Je me préoccupe non seulement du cas de l'ensemble des patients, mais des patients qui auraient du mal à obtenir des services comparables dans un système privé.

Je crois que vous avez absolument raison, sénateur Kirby. Je suis sans doute allée au-delà de ma pensée en disant qu'un système parallèle s'opposerait aux obligations souscrites dans le cadre des accords internationaux, mais ce que j'essaie de faire ressortir c'est que l'absence d'un système financé à même les deniers publics irait clairement à l'encontre de la Loi canadienne sur la santé.

À mon avis, la Loi canadienne sur la santé ne porte pas atteinte aux droits à la santé, mais plutôt le contraire et qu'elle reflète l'obligation prise par le gouvernement de fournir des soins de santé aux citoyens.

Quant à l'analogie avec l'affaire Penatanguishene, ce qui est intéressant dans ce cas, comme vous le savez, sénateur Joyal, c'est que contrairement à la plupart des autres dispositions de la Charte, l'article 23 est par définition une obligation concrète. Il impose une obligation concrète à l'État de fournir un enseignement, ou l'accès à l'enseignement dans une langue minoritaire.

Le sénateur Joyal: Cela ne fait aucun doute.

Mme Jackman: Par conséquent, contrairement à l'article 7 où il y a un obstacle idéologique qui empêche de convaincre le tribunal qu'il s'agit d'une obligation concrète, le libellé même de l'article 23 impose des obligations concrètes à l'État. Ce qui est intéressant dans l'affaire Penatanguishene, c'est ce que l'on décrit dans le droit international sur les droits de la personne comme une mesure délibérément rétrograde: autrement dit, lorsque vous avez offert des avantages à un certain niveau ou pris un certain engagement et que vous commencez à en récupérer une partie. Nous en avons manifestement été témoins pour l'aide sociale au Canada, et en Ontario de façon flagrante, étant donné la réduction réelle des prestations.

Toutefois, nous avons également assisté à la même chose dans le système des soins de santé en Ontario, ainsi que dans d'autres provinces, et c'est là que l'on pourrait soutenir que lorsque l'État assure un système financé par le secteur public, et que comme vous l'avez signalé, il l'organise de façon à ce que cela dissuade les participants privés qui ne peuvent pas payer la note du système public - ils doivent ou bien décider d'en faire partie ou s'en retirer - les décisions relatives au rationnement et aux compressions font alors l'objet d'examens.

C'est l'argument que l'on retrouve, à mon avis, dans l'affaire Montfort, où l'un des arguments présentés en l'espèce porte que la fermeture de l'hôpital de langue française qui dessert l'est de l'Ontario entraîne une plainte liée aux droits à l'égalité; c'est une atteinte aux droits de la minorité francophone de l'est de l'Ontario à l'égalité d'accès aux services de soins de santé. Toutefois, comme dans l'affaire Eldridge, cette affaire aurait pu être examinée aux termes de l'article 7, car en réalité, un groupe donné de patients éventuels avait précédemment été identifié et ensuite, on a réduit les services qui étaient disponibles auparavant. À mon avis, il est toujours plus facile d'invoquer la Charte si le programme existe déjà et qu'il y a eu des coupures illogiques ou injustes, que si un plaignant allègue au départ qu'un service doit être offert.

Le sénateur Grafstein: Il règne à mon avis une certaine confusion autour de la différence entre un droit constitutionnel garanti par la Constitution et un droit législatif. J'essaie de considérer le point de vue du profane et celui du juriste, pour le plaisir de la définition. Je me souviens d'avoir discuté des droits économiques avec M. Trudeau, au tout début des débats constitutionnels; M. Trudeau a écrit un article en 1955, sauf erreur, paru dans la Revue du Barreau canadien et intitulé «Vers une déclaration des droits économiques», à peu de choses près. Puis j'ai écrit un article en 1975 environ pour le contredire à ce sujet, et nous avons eu un débat approfondi et une correspondance nourrie pour échanger nos opinions sur ce point. Il y a toutefois une chose sur laquelle nous étions d'accord - ou du moins, il m'a fait la remarque suivante: «Grafstein, où trouve-t-on dans la Charte, selon vous, le droit de posséder une maison?» J'ai répondu que tout le monde avait le droit de posséder une maison. Il m'a dit «Où cela se trouve-t-il? Nous ne traitons pas des «droits économiques». Ce que nous prévoyons, c'est une protection juridique, des droits juridiques, des droits politiques, qui sont tout à fait distincts des droits économiques». C'est une chose importante qu'il ne faut pas perdre de vue lorsqu'on aborde cette question, car nous nous lançons sur un terrain très dangereux si nous confondons la protection politique et le droit économique.

De toute évidence, à mon avis, si l'on interprète la Loi canadienne sur la santé - et le sénateur Kirby et moi-même avons participé à ce débat du point de vue politique depuis le Congrès libéral de 1966, mais on a justifié la Loi canadienne sur la santé à l'époque en disant qu'elle n'était pas censée offrir toutes les garanties; cela devait être, en fait, une assurance contre certains sinistres. Nous avons réglé le problème d'une certaine façon en disant que tout le monde avait un droit législatif de participer, mais que si l'on décidait de ne pas participer, le domaine n'était pas occupé. Même la loi sur la santé proprement dite et la loi initiale prévoyaient une assurance contre certaines revendications. La loi ne devait pas permettre de répondre à tout. Par exemple, dans le domaine des médicaments, ces derniers ne sont pas visés.

C'est pourquoi je pense qu'il importe que nous, parlementaires, fassions preuve d'une grande prudence avant d'essayer d'imposer des obligations et des droits économiques qui passent outre à la suprématie du Parlement pour décider de la façon dont il veut distribuer ses ressources économiques. En toute franchise, plus nous permettons aux tribunaux d'imposer des droits économiques, plus nous grugeons le droit et la suprématie du Parlement de rendre des comptes aux contribuables.

Tout bien considéré, j'affirme qu'il y a un problème bien précis en l'occurrence. Si la population n'obtient pas le service adéquat, elle a le droit de faire appel. Les gens peuvent s'adresser à leur député, saisir leur représentant politique de l'affaire, ou le renvoyer chez lui. Toutefois, de là à en faire un droit économique, imposé par la Charte - et je dois dire ici que je ne vois pas comment cela est visé par l'article 7. À mon avis, l'article 7 n'impose pas de droit économique. Vos témoins ont été très prudents en déclarant que les tribunaux avaient peut-être, en dernier ressort, des raisons de créer un tel droit. La dernière chose que je souhaite faire, c'est laisser les tribunaux créer des droits économiques pour le Parlement, car cela nuit à ce dernier. Nous croyons en la suprématie du Parlement et la Charte a permis aux tribunaux d'interpréter de façon beaucoup plus large sa signification, mais de là à nous libérer de la responsabilité de prendre les décisions économiques difficiles quant à la distribution des deniers publics, car cela impose un droit constitutionnel, ce serait à mon avis nous lancer sur un terrain extrêmement dangereux.

Je dirais donc d'emblée que nous sommes en train d'adopter des mesures législatives qui n'existent peut-être pas. C'est autre chose que de faire le saut et de déclarer, comme l'a dit mon collègue, qu'une convention internationale impose au gouvernement fédéral l'obligation économique de répartir ses ressources fiscales de telle façon qu'il ne puisse pas en rendre compte.

Monsieur le président, je vous remercie de m'avoir permis de participer à cette discussion, car je ne suis pas un membre de votre comité. Toutefois, j'en reviens à ce que j'ai dit, à savoir qu'il est extrêmement important de bien faire, dans notre esprit, la distinction entre les responsabilités du Parlement et les obligations constitutionnelles. Si nous confondons ces responsabilités et que nous déclarons d'un seul coup «Au fait, laissons aux tribunaux le soin de décider de la façon dont le Parlement devrait répartir ses deniers», je pense que cela bat sérieusement en brèche la notion de gouvernement responsable.

Je conclurai sur ces mots, monsieur le président. Après avoir examiné cette question, je ne pense pas qu'il existe un droit constitutionnel aux soins de santé. Il existe selon moi un droit législatif à l'égalité de traitements, mais ce n'est ni un droit constitutionnel ni une obligation économique constitutionnelle. Je ne vois pas ce qui pourrait habiliter la Cour suprême du Canada à agir ainsi aux termes de la Constitution, si ce n'est, comme quelqu'un l'a signalé, à l'égard d'une obligation très précise qui était au coeur du règlement constitutionnel, à savoir s'assurer que l'enseignement serait offert dans les deux langues dans certaines circonstances. C'est autre chose.

Le président: Permettez-moi de faire une remarque que j'ai déjà faite avant l'arrivée du sénateur Joyal, mais qui est en rapport avec ce qu'il a déclaré. Comme je l'ai dit au début, je pense, je conviens qu'il ne s'agit pas d'un droit économique, et je reconnais également que le Parlement a le droit de décider de dépenser ses fonds comme il l'entend. Sur ce point, le sénateur Joyal et moi sommes dans des camps un peu différents, même si nous en arrivons à la même conclusion.

Voici toutefois ce qui me préoccupait: le gouvernement a-t-il, en même temps, le droit de me refuser le droit d'acheter le service? La question que j'ai posée n'est donc pas de savoir si le gouvernement a le droit de décider de la façon dont il veut dépenser son argent, mais si, ce faisant, il limite l'accès au service, s'il a alors le pouvoir de me refuser le droit d'acheter le service, comme le prévoit en réalité la Loi canadienne sur la santé. Je le répète, je comprends que ce ne soit pas interdit de façon explicite, mais c'est dans l'absolu la conséquence de la Loi canadienne sur la santé.

Le sénateur Grafstein: En êtes-vous sûr, monsieur le président?

Le président: C'est l'effet absolu.

Le sénateur Grafstein: Dans cette perspective très restreinte, admettons que je mette sur pied un système de santé entièrement privé...

Le président: En effet, vous pouvez le faire.

Le sénateur Grafstein: Je peux le faire.

Le président: Écoutez-moi d'abord, je reviendrai à cela plus tard, mais je voudrais d'abord faire une observation. Vous avez parfaitement raison, mais ce serait un régime tellement peu rentable que ce serait une totale impossibilité, et par conséquent je soutiendrais pour ma part que la Loi canadienne sur la santé l'interdit purement et simplement, et je soutiendrais d'ailleurs aussi - et lorsque vous écoutez les politiciens fédéraux et provinciaux de toutes les allégeances, c'est aussi ce qu'ils disent - que c'est précisément l'effet de la Loi canadienne sur la santé, ou du moins c'est ce qu'ils pensent.

Mme Jackman: Sénateur Grafstein, je pense pouvoir vous retourner la question parce que ce que vous dites, c'est qu'en reconnaissant les droits économiques et sociaux en vertu de la Charte, nous soustrayons aux gouvernements démocratiquement élus le pouvoir et la responsabilité pour les confier à des tribunaux non élus et qui n'ont pas à rendre compte de leurs actes. C'est souvent la critique qu'on formule à l'endroit de la Charte, et d'ailleurs les juges en sont particulièrement conscients. La plupart des causes concernant les droits sociaux et économiques qui ont été jugées par les tribunaux de première instance dans le domaine de la santé et du bien-être social ont été perdues en raison précisément de cette considération d'ordre politique. D'ailleurs, il est rare que les tribunaux se lancent dans une analyse des principes ou de la doctrine sous-jacente à la cause. Ils se contentent de dire: «Nous ne sommes pas là pour faire cela» ou encore «Nous ne pouvons pas faire ce que vous nous demandez».

Quelle est la conséquence de cette interprétation? En fait, en disant que tout ce que fait la Constitution, c'est de dire à l'État: «Vous ne pouvez pas retirer quelque chose à quelqu'un» ou encore «Vous n'avez pas l'obligation de donner quelque chose à quelqu'un», on finit par avoir un régime constitutionnel qui est fondamentalement discriminatoire à l'endroit des pauvres, étant donné que c'est un régime qui protège les gens nantis contre les atteintes de l'État qui pourrait vouloir leur enlever leurs biens et les contraindre à les redistribuer, de sorte que ceux qui n'ont rien se retrouvent sans aucun droit.

Dans le cas de la santé et du bien-être social, cela devient particulièrement évident. Si j'ai bien compris, le sénateur Kirby affirme qu'on aurait une Charte qui n'obligerait pas l'État à offrir des soins de santé, mais qui l'empêcherait également de réglementer les fournisseurs privés au point de les éliminer. Ce serait finalement le pire scénario possible pour les pauvres étant donné qu'ils n'ont pas le droit d'exiger des services financés par l'État, alors qu'ils ne peuvent même pas se plaindre lorsque celui-ci subventionne en fait les fournisseurs privés.

Pour ce qui est d'assujettir le système de la santé à la Charte, en quoi cela poserait-il problème? J'aimerais, de façon presque anecdotique, prendre l'exemple de la cause Fernandez qui a fait l'objet d'un jugement de la Cour d'appel du Manitoba. Eric Fernandez était un handicapé qui avait besoin d'un appareil respiratoire, mais également d'un auxiliaire médical à raison de 16 heures par jour. Sa compagne l'avait abandonné, de sorte qu'il était coincé. Il est allé trouver l'employé de l'aide sociale et il lui a dit: «Je voudrais une augmentation de 600 $ par mois de mes prestations de bien-être social afin que je puisse embaucher un garde-malade privé pour pouvoir continuer à habiter dans mon appartement». L'employé de l'aide sociale lui a répondu: «Non. Au Manitoba, le montant des prestations est de 400 $ et tout le monde touche la même chose. Nous ne pouvons pas vous donner 600 $ de plus.» Il en a saisi la Cour d'appel et cette dernière a dit: «L'article 7 ne protège pas les droits économiques, de sorte que la réponse est non». Quel a été l'effet de ce jugement? Le ministère des Services sociaux a économisé 600 $ par mois, mais c'est le ministère de la Santé qui s'est trouvé à payer 1 500 $ par jour parce que cet homme a dû être hospitalisé à l'hôpital de Winnipeg puisqu'il ne pouvait plus rester chez lui.

Quel aurait été l'effet de la Charte sur cette cause si elle avait été formulée comme je le suggère? Pour commencer, Eric Fernandez aurait eu gain de cause en affirmant que l'État a le devoir de lui donner un minimum de services de bien-être social et de santé. Il aurait uniquement pu avoir gain de cause devant le tribunal s'il avait pu prouver que, lorsque l'État l'a privé de ces services de santé ou de ces prestations d'aide sociale, cette décision était irrationnelle ou discriminatoire. Cela, c'est le critère prévu par les articles 7 et 15. Par ailleurs, l'État aurait pu avoir une seconde chance. En effet, le gouvernement du Manitoba aurait pu soutenir qu'il était en droit de ne pas donner à cet homme les 600 $ par mois de plus qu'il réclamait. Ici encore, quel effet aurait eu la Charte si le plaignant en avait invoqué les dispositions? Eh bien, elle aurait permis au tribunal de demander ceci: «Cet objectif était-il légitime? Le gouvernement essayait d'économiser de l'argent, c'est un objectif légitime que de vouloir gérer son régime d'aide sociale et son système de santé d'une façon économiquement rentable, mais ce n'est pas cela qui mettra l'État en faillite. Par contre, les moyens que vous avez adoptés dans ce cas-ci étaient-ils rationnels?» Absolument pas. Dans le système de santé, un nombre considérable de décisions sont extrêmement irrationnelles. La cause Fernandez en est un exemple flagrant: on économise 600 $ par mois à gauche pour en dépenser 1 500 $ par jour à droite. Malheureusement, bon nombre des décisions prises dans le domaine de la santé ressemblent à cela.

J'étais l'avocat de l'une des intervenantes dans la cause Eldridge. La plaignante, Mme Eldridge, qui avait donné naissance à des jumeaux par césarienne, n'avait pas pu communiquer avec les infirmières ou avec les médecins. Les bébés lui avaient immédiatement été enlevés, et elle ne savait même pas s'ils étaient vivants ou morts. L'une des raisons pour lesquelles nous avons gagné cette cause est que nous avons dit au ministère de la Santé: «Vous avez dit à ce couple que vous n'étiez pas obligés de payer les services d'un interprète». Ce que le procureur général de la Colombie-Britannique avait soutenu en cour, un argument qui avait d'ailleurs été accepté par la Cour d'appel de la Colombie-Britannique, c'est que le système de santé ferait faillite si les juges commençaient à intervenir dans ce domaine. En d'autres termes: «Nous n'avons pas la compétence institutionnelle pour le faire et pour nous, il est à la fois institutionnellement et démocratiquement illégitime d'intervenir dans ce domaine». Nous, nous avons dit au tribunal, avec une analyse juridique extrêmement rigoureuse: «Êtes-vous sûr que vous économisez de l'argent lorsque vous ne dépensez pas ces 150 000 $ pour des services d'interprétation, et est-ce qu'il n'y a pas des gens qui deviennent plus malades parce qu'ils ne peuvent pas communiquer avec leur médecin, ce qui les oblige à les consulter trois ou quatre fois, parce que la première fois, ils étaient incapables de communiquer avec lui? Vous ne savez même pas si, pour économiser ces 150 000 $, vous ne gaspillez pas beaucoup plus.» Dans le système de santé, il y a énormément de décisions qui sont aussi irrationnelles que cela.

Depuis la Commission royale sur les technologies de reproduction, les «experts» préconisent que les décisions prises dans le cadre du système de santé soient axées sur les résultats, mais ce n'est pas le cas à cause de toutes sortes de contraintes d'ordre institutionnel, en particulier en ce qui concerne la rémunération des médecins. L'un des avantages qu'il y aurait à faire intervenir la Charte est que le gouvernement ne pourrait plus se contenter d'affirmer, dans le cadre du processus décisionnel: «Nous faisons ce qu'il faut. Nous économisons de l'argent. Si vous intervenez, l'État fera faillite. C'est à vous à faire la preuve.» Parfois, l'État prouvera effectivement que son processus décisionnel est conforme à l'intérêt public et qu'il est rationnel sur le plan économique. Dans d'autres cas - et je dois admettre que dans la plupart des affaires dans lesquelles je suis intervenu en tant que conseiller juridique pour des groupes défavorisés, le processus décisionnel que nous contestions était non seulement discriminatoire, mais également irrationnel. Nous avons réussi à avoir gain de cause uniquement lorsque nous étions parvenus à prouver cela au tribunal et que le tribunal avait surmonté sa répugnance innée à intervenir dans ce domaine, étant donné que la magistrature est horriblement conservatrice et ne veut même pas y toucher avec des gants. Il y a certes quelques rares cas dans lesquels une argumentation basée sur la Charte a permis au plaignant d'avoir gain de cause, mais là encore, c'est uniquement parce que la décision que l'État défendait était totalement erronée et n'était qu'une fausse économie.

Mme Martin: Je serai très brève, sénateur Grafstein. La première chose que je ferai valoir, c'est que tout dépend beaucoup de la façon dont les droits sont présentés, c'est-à-dire s'il s'agit ou non d'un droit économique ou d'un droit qui est véritablement relié à l'inviolabilité du droit à la vie, du droit à la sécurité de la personne. Le fait d'être sur une liste d'attente nuit-il à votre bien-être psychologique? Votre santé est-elle en danger? Une bonne partie de cette discussion tourne autour de l'argument suivant: prétendez-vous qu'il s'agit d'un droit économique parce que c'est une question d'argent, ou encore l'argent représente-t-il quelque chose qui est beaucoup plus fondamental et davantage protégé par la Charte?

Ma seconde observation est qu'il ne faut pas confondre les droits économiques et ce qu'il en coûte de protéger un droit garanti par la Charte. Ainsi, l'un des plus importants jugements rendus dans le cadre de la Charte canadienne des droits et libertés a affirmé que lors d'un procès pénal, l'accusé avait accès à l'intégralité du dossier de la preuve présentée par la Couronne. Il ne s'agit pas d'un droit économique, il s'agit d'un droit fondamental, d'un droit légal qui se trouve ainsi protégé. Mais les coûts qui découlent de la reconnaissance de ce droit sont, ont toujours été et demeurent colossaux. Cela, c'était ma deuxième observation.

Ma troisième observation concerne la relation entre le Parlement et les tribunaux. Je pense qu'il est important de bien se souvenir que le Parlement n'est pas étranger à la Charte et que ce sont les tribunaux qui font respecter la Charte. Cela, c'est une vision seulement de la relation entre les deux. Je pense qu'il y en a une autre tout aussi importante et c'est celle-ci: vous qui êtes parlementaires, vous êtes dans l'obligation d'examiner la teneur des droits conférés par la Charte de sorte que, lorsque le Parlement promulgue ou intervient au niveau de l'État, il le fait dans le respect des droits et obligations prévus par la Charte. En réalité, le Parlement devrait avoir pour rôle de faciliter l'exercice de ces droits et il ne devrait pas s'en remettre uniquement aux tribunaux pour en être les gardiens.

Le sénateur Graham: N'étant pas avocat, c'est avec une certaine inquiétude que je me lance dans cette discussion, monsieur le président. Mes questions seront donc très simples.

Ai-je raison de dire, madame Jackman, que dans votre conclusion vous affirmez que la Loi canadienne sur la santé est défendable?

Mme Jackman: Tout à fait.

Le sénateur Graham: D'accord. Merci.

Madame Martin, au début vous vous êtes dit surprise de constater que nous soyons aussi avancés dans notre étude sans avoir précisé cette question. Est-ce exact?

Mme Martin: Je suis surprise que vous soyez aussi avancés sans discuter des questions constitutionnelles, oui.

Le sénateur Graham: Vous semblez laisser entendre que la loi pourrait faire l'objet d'une contestation judiciaire qui serait confirmée.

Mme Martin: Non, ce n'est pas du tout ce que j'ai bien voulu dire. Tout d'abord, j'ai essayé d'alléger un peu la discussion, mais comme tous les constitutionnalistes canadiens le savent, la première question à poser est la suivante: s'agit-il d'un domaine fédéral ou provincial? Depuis l'avènement de la Charte, il faut maintenant se demander si la mesure est constitutionnelle. Si vous voulez que j'en arrive à l'essentiel, je ne pense pas forcément que la Loi canadienne sur la santé risque de faire l'objet d'une contestation judiciaire.

Le sénateur Graham: Oui, je voulais justement aller au coeur de la question et je suis content de savoir qu'il s'agissait d'une remarque faite un peu à la légère. Cependant, vous avez dit que la première contestation judiciaire, s'il y en avait une, viserait une province plutôt que le gouvernement fédéral, n'est-ce pas?

Mme Martin: C'est ce que je prédis, car si le sénateur Kirby m'embauche pour défendre sa cause, je dois me demander contre qui on va intenter des poursuites et pour quel motif. Je ne suis pas certaine qu'en vertu de la loi le gouvernement fédéral soit un candidat très prometteur.

Le sénateur Graham: Est-ce également parce que les gouvernements provinciaux ont la responsabilité principale d'assurer les soins de santé et parce qu'ils peuvent fixer des normes?

Mme Martin: Oui, précisément. Même si je sais que la Loi canadienne sur la santé n'est pas une entente en soi, il s'agit quand même d'une loi très particulière. Elle n'accorde ni droits ni avantages aux Canadiens, comme c'est le cas des lois sur le Régime des pensions du Canada ou sur l'assurance-emploi. La Loi canadienne sur la santé prévoit certaines conditions. Oui, il s'agit d'une loi, mais son objectif est de prévoir les conditions dans lesquelles il y aura des paiements de transferts entre le gouvernement fédéral et les provinces. Il s'agit d'un processus très différent. Par le passé, les programmes d'aide sociale ont fait l'objet de contestations en vertu de la Charte. Je vous dis tout simplement qu'avec le préavis de cinq jours que j'ai eu, je n'aimerais pas me prononcer sur cette question, qui est très difficile.

Le sénateur Beaudoin: J'aimerais revenir à ce que vous disiez au sujet du dialogue entre les tribunaux et le Parlement. Je trouve qu'un tel dialogue est essentiel, surtout dans un domaine comme celui de la santé. Je suis d'accord avec la plupart de ceux qui ont dit que les tribunaux hésitent à se prononcer sur les questions économiques. Il n'incombe pas aux tribunaux de dire que tel ou tel régime n'est pas bon pour telle ou telle raison. Ils ne feront jamais cela. Cependant, ils ont l'habitude d'examiner les droits juridiques des particuliers. Ils ont l'habitude de prendre des décisions concernant les droits et libertés fondamentaux, et cetera, et ils ont fait un travail remarquable dans ce domaine.

Cependant, je veux revenir à la question de l'obligation positive. Je ne sais pas s'il s'agit d'une théorie, mais je pense que l'obligation positive existe. Lorsque les tribunaux constatent que les droits et liberté des particuliers sont menacés, ils vont intervenir. Par conséquent, à l'avenir, je prévois un grand dialogue entre les tribunaux et le Parlement et les assemblées législatives des provinces au sujet de la santé, car la question est fondamentale. À mon avis, le droit à la santé est peut-être implicite dans le droit à la vie. Personne n'a soulevé cela jusqu'ici, mais ce n'est pas impossible. On lit bien à l'article 7: «Chacun a droit à la vie....» Bien sûr, il faudrait examiner cette question, mais à mon avis, le droit à la santé est implicite dans l'article 7.

Toutefois, le grand débat du moment, et vous l'avez soulevé au début, monsieur le président, porte sur le régime public par rapport au régime privé. En général, ce n'est pas une question qui enchante trop les tribunaux, car s'il y a un domaine qui doit relever du pouvoir législatif, c'est bien notre régime économique. Les tribunaux se prononcent sur nos droits et libertés fondamentaux et démocratiques, et cetera, et ils le font très bien, mais le régime économique mis en place dans un grand pays démocratique relève du pouvoir législatif. Les tribunaux peuvent peut-être déclarer que le régime privé n'est pas anticonstitutionnel, qu'il s'agit d'un choix, et que les deux régimes peuvent exister. Les tribunaux vont peut-être tirer cette conclusion. Mais je pense qu'il ne faut pas s'attendre à ce que les tribunaux se prononcent sur les droits économiques, car en fin de compte cette question sera décidée avec eux par les élus du pays.

Néanmoins, s'il y a vraiment une situation de discriminatoire, les tribunaux vont intervenir. C'est le cas dans l'affaire Eldridge. Les tribunaux sont intervenus pour imposer une obligation à l'hôpital, parce que l'hôpital offrait des services gouvernementaux et que les gouvernements sont liés par la Charte. Ils sont liés par l'article 7 et par l'article 15. Ils peuvent éviter une obligation s'ils peuvent invoquer l'article 1 et parler des limites raisonnables dans le cadre d'une société démocratique. Le même débat va se poursuivre. D'après moi, il ne fait aucun doute qu'il y aura une cause qui portera précisément sur la question dont nous discutons aujourd'hui.

Le président: Y a-t-il des commentaires? Madame Jackman? Madame Martin?

Mme Jackman: Non.

Mme Martin: Non.

Le sénateur Grafstein: Nous, sénateurs, ne devons pas perdre de vue le rôle du Parlement et celui des tribunaux. C'est une lutte de chaque instant chaque fois qu'un projet de loi est à l'étude. Nous entendons parler des problèmes de ce genre dans tous les comités. Si on veut suivre ce débat, il faut trouver le temps presque tous les jours de faire des recherches sur le rôle de ces deux instances.

Pour vous donner un peu de contexte, je me souviens de l'énorme débat, lors de l'élaboration de la Charte, sur la question de savoir s'il fallait oui ou non inclure le droit économique fondamental, c'est-à-dire le droit de propriété. On a décidé que la réponse était non.

Le sénateur Morin: La question a été réservée.

Le sénateur Grafstein: Non, la réponse a été «non», car si on l'avait incluse, on aurait soulevé toute la question des droits économiques qu'on voulait éviter, pour des raisons évidentes. On a préféré laisser au Parlement le soin de s'occuper de ces questions. Parfois on oublie pourquoi la question a été exclue.

Je voulais aussi faire une observation, monsieur le président. Je trouve très difficile à comprendre la notion de l'ancien juge en chef Lamer selon laquelle il existe un dialogue démocratique entre les tribunaux et le Parlement - et je peux dire cela parce que ce dernier est maintenant à la retraite. Il a dit cela. À propos, le sénateur Nolin l'a dit aussi dans ses remarques au sujet de la Loi sur les juges, et puisque je n'étais pas ici pour le débat en troisième lecture, je n'ai pas eu l'occasion de lui répondre. Je vais le faire un jour. Cependant, je trouve sa position tout à fait absurde. Les dialogues démocratiques se situent entre les électeurs et le Parlement et le débat intellectuel concerne la portée du Parlement, sa primauté, et le rôle des tribunaux. Il ne s'agit pas d'un dialogue démocratique. Le terme est mal choisi, et je dis cela même si je sais qu'il existe maintenant un livre très intéressant qui s'intitule The Charter Revolution and The Court Party. J'essaie de comprendre comment on s'est éloigné d'un point de vue très étroit, et certains diraient même conservateur, même si je ne suis pas d'accord sur ce point. Je pense que le libellé de la Charte a été formulé avec beaucoup de soin pour faire la distinction entre un droit qui doit être protégé et les questions qui doivent être réglées dans le cadre du dialogue démocratique qui existe entre le contribuable et le Parlement.

En dernier lieu, je tiens à dire à Mme Martha Jackman que je suis d'accord avec elle lorsqu'elle parle du caractère irrationnel qui existe. Il va sans dire que je m'oppose violemment à tout ce qui est irrationnel, injuste et malheureux. Il incombe au contribuable de rendre le Parlement plus rationnel lors du débat entre le Parlement et l'électeur, le contribuable. Cependant, il ne faut pas essayer de créer des droits économiques à partir de cette notion. Cela mine la suprématie du Parlement.

Le sénateur Joyal: Je suis presque tenté de discuter avec le sénateur Grafstein de la question du dialogue soulevée par le sénateur Beaudoin.

Le sénateur Grafstein: Il s'agit d'un débat interne et continu du Sénat.

Le sénateur Joyal: Oui, c'est plus ou moins notre propre débat, et je tiens à dire que j'ai beaucoup de réserves concernant l'utilisation de cette notion pour des raisons semblables à celles mentionnées par le sénateur Grafstein. Mais nous aurons l'occasion d'en discuter à un autre moment.

Je veux revenir à la question posée par le sénateur Graham. Si je devais intenter des poursuites, ce serait contre un gouvernement provincial pour des raisons très évidentes: ce sont les provinces qui livre les services. Il est bien clair qu'il n'existe pas d'hôpitaux fédéraux. Mais d'un autre côté...

Le sénateur Grafstein: Il y a les hôpitaux pour anciens combattants qui sont des établissements fédéraux.

Le sénateur Joyal: Oui, mais ils sont transférés...

Le sénateur Graham: Ils n'existent plus.

Le sénateur Joyal: Ils n'existent plus.

Le sénateur Grafstein: Il est vrai qu'il n'y a plus d'hôpitaux qui offrent des services.

Le sénateur Joyal: Par conséquent le fédéral n'assure pas la prestation des services. Je pense qu'on peut s'entendre là-dessus.

Si je devais contester les principes de base du régime, je mettrais en cause certainement le gouvernement fédéral, car, comme le président l'a dit, c'est lui qui a créé le régime contre la volonté de bien des provinces au départ. La preuve c'est que toutes les provinces n'ont pas adhéré au régime au même moment.

Cependant, il y a un autre élément beaucoup plus important pour bien comprendre le problème et c'est le suivant. Le régime est non seulement public, il est tellement socialisé que tous les citoyens sont sur un pied d'égalité, et l'argent n'est plus un facteur déterminant. Vous vous souviendrez de tous les discours qu'on a prononcés à cet égard. Quand on va à l'hôpital au Canada, on n'a pas à présenter sa carte de crédit comme on fait aux États-Unis. Vous le savez tous. On l'a entendu dire des centaines de fois, et toutes sortes d'autres choses aussi.

Le président: Beaucoup d'entre nous ont même prononcé ces discours.

Le sénateur Joyal: Oui, oui tout à fait. Donc lorsque nous...

Le sénateur Graham: Au Canada, on prend le pouls avant de demander la carte de crédit.

Le sénateur Joyal: Un des aspects essentiels du régime, c'est qu'on ne veut pas créer deux catégories de citoyens par rapport aux services médicaux - les personnes importantes et les personnes moins importantes, ou les assistés sociaux et les milliardaires. Tous les citoyens sont égaux pour ce qui de la prestation des services. Selon moi, cela a une incidence très profonde sur la définition de la responsabilité de l'État et sur les attentes des citoyens. En fin de compte, il faut que le citoyen ait un recours si sa vie est en danger. Autrement dit, on a créé un régime public et nous avons dit que le prix est sans importance. Nous avons supprimé l'aspect pécuniaire, la notion qu'une personne achète des services selon ses moyens personnels. Il s'agit d'un élément essentiel dans toute la discussion. Cependant nous avons à nous excuser auprès du malade parce qu'il a dû attendre deux ans et ne pourra pas avoir son pontage à temps pour lui sauver la vie. Nous disons que nous regrettons mais que nous avons décidé de faire des coupures et de ne pas donner à l'hôpital l'équipement et les employés nécessaires.

Cet aspect, c'est-à-dire la «socialisation» du système, influe beaucoup sur la définition des droits économiques, parce que ces derniers, de par leur nature, constituent une chose qu'on peut acheter. En éliminant ce concept du système, on crée un contexte qui est différent que celui ayant trait aux autres droits sociaux.

Mme Martin: Comme dernière observation, je dirai que nous avons, lors de nos débats, fusionné deux questions qui seraient perçues par les avocats et les tribunaux de façon distincte. Premièrement, en créant un système prévoyant la possibilité de payer soi-même les services qui sont plus difficiles ou bien impossible à obtenir, peu importe comment on décrit la situation, est-ce qu'on viole un des droits garantis par la Charte? À on avis, c'est la question la plus difficile.

Deuxièmement, que fait-on lorsque les réductions budgétaires du secteur public ont tellement compromis le système de soins de santé qu'elles créent des listes d'attente et des contraintes pour les services publics fournis? À mon avis, il s'agit de deux questions très distinctes. En tant qu'avocate, j'adopterai une approche très différente pour aborder chaque question et je m'attendrai à de meilleurs résultats pour la deuxième question que pour la première.

Mme Jackman: Je vais parler très brièvement, mais étant donné que vous parlez tous de cette question, je vous ferai part de mon point de vue. Quant à cette critique voulant que le contrôle judiciaire en vertu de la Charte est antidémocratique ou sape la primauté du Parlement, je crois qu'il est très important de ne pas confondre la démocratie et notre genre de démocratie parlementaire actuelle, où l'exécutif domine. Sénateur Joyal, vous connaissez davantage que moi la question. De toute façon, un tel examen fondé sur la Charte dans une démocratie parlementaire où les pouvoirs sont liés à plusieurs niveaux sans rendre compte de nombreuses décisions, et où, au tribunal, on entend: «La primauté du Parlement, vous ne pouvez pas examiner la cohérence ou la nature discriminatoire de ce processus de décision». Encore une fois, dans un secteur comme la santé et l'aide sociale qui se caractérise par cette tendance à vouloir déléguer ce pouvoir décisionnel, sans rendre des comptes, l'un des avantages d'un examen fondé sur la Charte, c'est qu'il impose une certaine imputabilité et une vigueur dans le processus décisionnel.

Il est à regretter que, dans notre démocratie parlementaire, les parlementaires n'aient pas de comptes à rendre et que nous soyons obligés d'avoir recours aux autres mécanismes; cependant, mon point de vue est différent de celui proposé par Martin et Connaught sur ce point: nous défendons nos décisions sous le couvert de la démocratie lorsque les droits, en bonne partie, ont pour but d'améliorer le processus décisionnel démocratique, parce que si les citoyens sont en bonne santé et bien nourris, s'ils ont un toit sur la tête, ils peuvent participer à notre démocratie. S'ils n'ont pas ces choses-là, ils ne peuvent pas le faire.

Le président: Je vais donner le dernier mot au seul docteur qui se trouve parmi nous, le sénateur Morin.

Le sénateur Morin: J'aimerais simplement aborder un point soulevé par le sénateur Joyal plus tôt. L'État n'a pas assuré une protection complète. C'est précisément le but du travail qu'effectue le comité depuis deux mois. Par exemple, les produits pharmaceutiques ne sont pas offerts. Les Canadiens ne sont pas tous égaux. À l'heure actuelle, certains Canadiens sont privés de médicaments d'importance vitale. L'État assure les services dans seulement deux secteurs, qui ne sont pas nécessairement les plus importants. En d'autres termes, les soins hospitaliers pourraient être considérés moins importants que les médicaments. À mon avis, c'est une question qu'il faut examiner. À l'heure actuelle, il y a de la discrimination en ce qui concerne les ressources. L'État n'a pas assuré une protection pleine comme d'autres pays, tel que la Suède.

Le président: Permettez-moi de vous remercier toutes les deux d'avoir comparu devant le comité. Je me rends compte, madame Martin, que nous avons dépassé l'heure de votre départ d'environ 30 minutes. J'espère que vous avez aimé cette séance autant que nous.

Mme Martin: Sans aucun doute.

Le président: Il est intéressant pour vous d'avoir l'occasion de parler aux responsables de l'élaboration des politiques. Certains parmi nous sont avocats, tandis que d'autres ne le sont pas, mais notre point de vue est certainement différent, vous en conviendrez certainement.

Merci, madame Jackman, d'avoir comparu. Nous vous sommes très reconnaissants.

La séance est levée.


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