La santé des Canadiens Le rôle du gouvernement fédéral
Rapport intérimaire
Volume quatre – Questions et options
Contexte d’une politique de soins de santé au xxie siècle
Les contraintes constitutionnelles et financières évoquées à la section 4.6 ne sont pas les seuls facteurs contextuels dont il faille tenir compte pour l’examen des options applicables à la réforme des soins de santé au Canada. Les soins de santé sont une industrie du secteur tertiaire, et la structure et la forme mêmes de nombreuses industries tertiaires ont beaucoup évolué dans les dernières années du XXe siècle.
En fait, il est possible de tracer les grandes lignes du profil du secteur des services type du XXIe siècle. Pour les beosins de notre étude, nous retenons trois grandes caractéristiques :
- La création d’unités organisationnelles de plus grande taille permettant de faire des économies d’échelle et la capacité d’offrir des services 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 365 jours par année, ce qu’exigent de plus en plus les clients.
- La mise sur pied d’unités organisationnelles spécialisées dans la prestation d’un éventail restreint de services, mais dont les services sont plus efficaces et de meilleure qualité que ceux des unités qui dispensent une plus vaste gamme de services.
- Une préoccupation centrale pour le consommateur, puisque des études de marché ont maintes fois démontré que les consommateurs sont plus exigeants que jamais : ils veulent à la fois des services rapides et des services de grande qualité.
La structure organisationnelle actuelle de l’industrie des soins de santé au Canada ne possède aucune de ces trois caractéristiques. En fait, l’un des témoins qui se sont adressés au Comité a décrit le secteur des soins primaires comme s’apparentant davantage à une industrie artisanale du XIXe siècle qu’à une industrie de services du XXIe siècle, car il est composé dans une large mesure d’entreprises individuelles (cabinets de médecins). Le fait que ces entreprises ne soient pas regroupées rend impossible la prestation de services plus étendus, notamment le services 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 365 jours par année.
En outre, la spécialisation de l’industrie des soins de santé en unités offrant une étroite gamme de services ne s’est généralement pas produite. Il existe, bien sûr, un certain nombre d’exceptions, y compris les cliniques de chirurgie de l’œil au laser et un très petit nombre d’hôpitaux spécialisés comme l’hôpital Shouldice, dans la région de Toronto, où l’on n’opère que les hernies (et qui est remboursé au taux régulier prévu par la province).
Le principal système de soins dans le secteur de la santé au Canada demeure l’hôpital général non spécialisé. Ces établissements seront toujours nécessaires, mais il importe aussi d’examiner les avantages qu’il y aurait à faire des unités de services spécialisées un élément plus important d’un système modernisé de services de santé. Pour cela, il faudra bien entendu faire un compromis important entre qualité des soins et accessibilité des services.
Pour ce qui est de la troisième caractéristique des industries du secteur tertiaire au XXIe siècle – l’importance accordée à la prestation de services rapides et en même temps de grande qualité –, peu de progrès ont été réalisés. En fait, la durée de l’attente pour certains types de traitements est à l’origine du plus grand nombre de plaintes que les Canadiens adressent au système de soins de santé. De toute évidence, les services ne sont pas fournis assez rapidement.
En continuant dans une large mesure de mettre l’accent sur le volume des intrants (en particulier la quantité de fonds publics investis dans le système et le nombre de médecins et d’infirmières) plutôt que sur la qualité des extrants, les tentatives visant à évaluer le fonctionnement du secteur des soins de santé sont contraires à l’orientation du service à la clientèle qui convient à une industrie de services moderne. Pourtant, il est clair que les montants investis ne peuvent servir à mesurer la qualité d’un système de soins de santé. Les États-Unis consacrent à la santé plus d’argent par habitant que tout autre pays de l’OCDE, mais leur système se classe parmi les derniers si on l’évalue en fonction de nombreux indicateurs de la santé dont la mortalité infantile, l’espérance de vie et les années potentielles de vie perdues.
Des outils de mesure des résultats ou des produits du système sont en cours d’élaboration, et l’Institut canadien d’information sur la santé commence seulement à publier des comparaisons du rendement des divers systèmes provinciaux. Le domaine de la mesure des résultats n’en est qu’à ses premiers balbutiements, pas seulement au Canada mais ailleurs également. Il reste encore beaucoup à faire.
Le Comité croit que nombre des problèmes auxquels le secteur des soins de santé est confronté ne seront réglés que si l’industrie est prête à évoluer et à devenir une industrie de services du XXIe siècle plutôt que de rester paralysée dans une structure et des perspectives du XIXe siècle. Dans le contexte du rôle qu’il assume relativement à l’infrastructure des soins de santé (voir les chapitres 10 et 11), le gouvernement fédéral pourrait offrir une aide favorisant cette évolution.
5.1 Réforme des soins primaires : une étape en vue d’une structure adaptée au XXIe siècle
Même s’il ne s’agit pas d’une responsabilité fédérale directe, la structure provinciale des services de santé a un effet direct sur l’efficacité et la rentabilité globale des services dispensés aux Canadiens. Pour cette raison, le Comité croit qu’il importe de tenir compte des changements attendus sous peu par suite de la réforme des soins primaires. En outre, en modifiant les modes de prestation des soins primaires, on dégage de nouvelles perspectives de changement dans le système de soins de santé et, par conséquent, d’autres options de réforme. (Pour plus de renseignements sur la réforme des soins primaires, voir les sections 8.2.2, 8.5 et 11.4.)
La nécessité de changements notables dans la façon dont les soins de santé primaires sont fournis était au cœur des recommandations d’un certain nombre d’examens provinciaux des services de santé, notamment le rapport de la Commission Sinclair en Ontario, celui de la Commission Clair sur la prestation des soins de santé au Québec et le rapport Fyke sur la prestation des services de santé en Saskatchewan. En fait, l’importance de changer la façon dont les soins de santé sont fournis est si largement reconnue qu’en septembre 2000, le gouvernement fédéral a accepté de verser 800 millions de dollars pour aider les provinces à réaliser une réforme du secteur des soins primaires.
Pour le gouvernement fédéral, les questions liées aux soins primaires s’inscrivent surtout dans le cadre de son rôle qui consiste à contribuer à la recherche innovatrice dans le domaine de la santé et à améliorer l’infrastructure des soins de santé, mais elles touchent aussi ses autres rôles.
Premièrement, les décisions relatives à la réalisation optimale des ressources publiques ont une incidence marquée sur le niveau global du financement nécessaire au maintien de notre système de soins de santé. Par exemple, si le regroupement de cabinets médicaux donne aux patients accès à un groupe de médecins de famille sept jours sur sept (comme le recommandent les rapports Clair et Fyke), il pourrait s’ensuivre une réduction de l’utilisation des coûteux services d’urgence des hôpitaux et donc, d’éventuelles économies pour l’ensemble du système.
De même, nombre des réformes proposées dans le secteur des soins primaires touchent la mesure dans laquelle la promotion de la santé et la prévention des maladies (rôle fédéral visant la santé de la population) devraient être intégrées à la prestation des services de santé.
Par ailleurs, si la réforme des soins primaires comprend le passage d’un système où les médecins sont payés à l’acte à un système où ils sont payés par capitation, ou encore à une combinaison de paiements par capitation et à l’acte, alors de nouvelles options deviendraient possibles pour moderniser le système de soins de santé, notamment l’accroissement du nombre de services couverts par l’assurance-santé publique. Ainsi, les services de physiothérapie, de chiropractie et même de pharmacothérapie pourraient être fournis par une unité de soins de santé rémunérée en vertu d’un régime de capitation ou d’un régime combiné de capitation et de paiement à l’acte.
Un tel système permettrait aussi de s’assurer que tous reçoivent des traitements de la façon la plus rentable possible. La réforme des soins primaires exige non seulement de changer la façon dont les services des médecins sont fournis, mais aussi de changer la façon dont s’effectue le contact initial du patient avec le système de soins de santé. Dans un régime de rémunération par capitation, par exemple, une infirmière praticienne peut prendre en charge certains cas qui, autrement, devraient être confiés à un médecin rémunéré à l’acte.
Pour toutes les raisons exposées ci-dessus, le Comité estime qu’il importe pour le gouvernement fédéral de continuer à aider les provinces et les territoires à restructurer le régime de prestation des soins primaires. En fait, nous croyons que la réforme des soins primaires est l’undes pas les plus importants à franchir si l’on veut moderniser le système de soins de santé au Canada.
5.2 Les soins de santé sont différents des autres biens et services
Il convient de signaler que, même si l’industrie des soins de santé doit s’adapter à la réalité d’un secteur des services du XXIe siècle, un fait demeure : les services de santé ne réagissent pas comme les autres biens et services aux aiguillons du marché. Dans le vocabulaire des économistes, on dirait que les soins de santé sont exposés à un certain nombre de « déficiences du marché ». En situation de marché libre, les ressources sont allouées suivant la loi de l’offre et de la demande. Les niveaux de prix ainsi établis assurent l’affectation optimale des ressources lorsque certaines conditions relatives à l’offre et à la demande sont remplies. Or ces conditions sont généralement absentes dans le secteur des services de santé.
Il existe plus précisément trois grandes différences entre les soins de santé et les autres biens et services. La première déficience du marché dans le domaine de la santé a trait à l’absence d’une « volonté souveraine du consommateur ». Bien que ce soit le client lui-même qui prenne contact avec le système de soins de santé, ce sont les fournisseurs de soins qui déterminent combien il aura besoin de tests de diagnostic, de visites chez le spécialiste et de médicaments d’ordonnance. En d’autres termes, une personne ne peut pas obtenir des services de chirurgie en établissement ou des services de radiothérapie sans la recommandation d’un fournisseur autorisé. Ainsi, l’affectation des ressources dans le domaine de la santé n’est pas simplement fonction du jeu de l’offre et de la demande comme elle l’est en situation de libre marché. En fait, les fournisseurs de soins de santé influent sur la demande d’une façon qui s’avère impossible dans presque n’importe quelle autre industrie.
Deuxièmement, il y a un problème d’« asymétrie de l’information » entre le fournisseur de services de santé et le consommateur parce que ce dernier est habituellement incapable de déterminer par lui-même le type de services de santé dont il a besoin. Les fournisseurs de services de santé ont un immense avantage sur les consommateurs, car ils ont des connaissances professionnelles leur permettant de déterminer le service qui convient à leurs patients. Par conséquent, dans un marché libre des services de santé, cette asymétrie de l’information pourrait mener à l’exploitation des consommateurs par les fournisseurs de services. Les fournisseurs pourraient être en situation de conflit d’intérêts s’ils recommandaient des soins qu’ils dispensent eux-mêmes et dont, par conséquent, ils tirent des revenus.
La troisième déficience du marché concerne l’« imprévisibilité de la maladie ». Les biens commercialisables – notamment la nourriture et le logement ou les téléviseurs et les magnétoscopes – peuvent être prévus dans un budget. Il n’en va pas ainsi dans le domaine de la santé. Parce que la maladie est imprévisible, la demande de soins de santé est incertaine. Les clients ne peuvent pas facilement déterminer à l’avance, comme ils le feraient pour la nourriture, la façon optimale d’exploiter les services de santé au cours d’une année donnée. Ce qui est plus important encore, le coût des soins de santé peut être énorme. Rares sont ceux qui sont en mesure d’assumer seuls les coûts des soins de santé.
L’assurance-santé, publique ou privée, est la solution à cette incertitude. Au Canada comme dans de nombreux autres pays de l’OCDE, les gouvernements ont accordé la préférence à un régime d’assurance-santé public plutôt que privé, parce que l’assurance privée est elle aussi assujettie à l’imperfection du marché. Les sources de déficience sur les marchés de l’assurance-santé privée sont l’antisélection, le risque moral et les économies d’échelle.
Le risque moral et l’antisélection sont des facteurs distincts, mais ils ont les mêmes conséquences pour les assureurs privés, car ils s’appliquent tous deux à un assureur privé qui consent à assurer uniquement les « bons risques ». Le risque moral désigne le fait que les particuliers sont davantage portés à acheter de l’assurance s’ils estiment qu’ils pourraient avoir besoin des services en question. L’antisélection se rapporte au fait que les assureurs cherchent à éviter les personnes les plus susceptibles de leur coûter cher. En réponse aux deux situations, les assureurs privés peuvent refuser d’assurer l’intéressé ou percevoir des primes plus élevées. Par conséquent, dans un marché de l’assurance privée, les particuliers ayant des problèmes de santé pourraient devoir payer des cotisations plus élevées ou accepter une couverture réduite. De même, à primes équivalentes, les personnes défavorisées sur le plan économique auraient à assumer une proportion relativement plus élevée des coûts des soins de santé. Or ce n’est pas du tout le cas du régime d’assurance-santé public, qui garantit l’accès à l’assurance, quel que soit l’état de santé ou la capacité de payer de l’intéressé.
De plus, le domaine de l’assurance offre des économies d’échelle inhérentes. Si certains coûts (le règlement des demandes de paiement, par exemple) sont fonction du volume d’activité, d’autres (l’établissement des taux, par exemple) restent identiques quel que soit le nombre de personnes assurées. En règle générale, les grandes compagnies d’assurance ont des coûts relativement inférieurs à ceux des petits assureurs. Un assureur unique (ou payeur unique), pour qui le traitement des demandes et des données est centralisé, profite beaucoup de ces économies d’échelle parce que ses frais d’administration sont relativement faibles. Lorsque le payeur unique est un organe public, il est possible de réduire encore plus les coûts administratifs parce qu’aucune cotisation n’est perçue et que les fonds nécessaires proviennent des recettes publiques.
Dans l’ensemble, les déficiences du marché et des considérations liées à l’équité et à la justice expliquent une large part de l’engagement des gouvernements dans le domaine des soins de santé. Comme nous l’avons dit précédemment, de nombreux pays, dont le Canada, ont préféré accorder au secteur public un rôle plus important dans le domaine de l’assurance-santé. Les pays qui ont autorisé l’assurance-santé privée, notamment l’Australie, les Pays-Bas et la Suède, contrôlent aussi le marché privé dans une large mesure, car ils réglementent le niveau des cotisations, des quote-parts et des franchises que peuvent fixer les assureurs privés.
Observations au sujet des choix offerts
6.1 Nécessité d’un choix réaliste d’options
Lorsque le Comité a entamé une étude du rôle du gouvernement fédéral dans le secteur de la santé et des soins de santé, il avait pour objectif principal de stimuler le débat public sur les options que le gouvernement fédéral devrait retenir pour relever adéquatement les défis auxquels il était confronté dans ces domaines. Le rapport est le vecteur retenu par le Comité pour lancer ce débat.
Dans les prochaines sections du rapport, nous faisons valoir une série d’options qui pourraient permettre de surmonter les obstacles auxquels se heurte le système de soins de santé au Canada. Ces options s’appuient sur l’information recueillie lors des audiences ainsi que sur la documentation mise à la disposition du Comité. Même s’il ne prétend pas avoir cerné toutes les options possibles, le Comité a prêté l’oreille à tout un éventail d’intervenants et de spécialistes et il a pris connaissance d’opinions très diverses. Nous croyons donc que l’éventail des options que nous proposons couvre à peu près toute la gamme des opinions exprimées à ce sujet.
Comme nous l’avons déjà dit, nous espérons que pour choisir une option, les lecteurs du présent rapport préciseront l’objectif que cette option doit aider à concrétiser. Nous espérons aussi que les lecteurs tiendront compte des arrimages entre les options. En effet, dans certains cas, le choix d’une option peut en interdire d’autres ou du moins les compliquer dans une large mesure. Pour d’autres options, par contre, seule leur combinaison permettrait d’atteindre les objectifs désirés.
Par ailleurs, les contraintes financières décrites précédemment ont un effet évident sur l’ensemble des options qui, collectivement, seraient réalisables (à moins qu’on envisage également de nouvelles sources de financement). Par conséquent, si le lecteur prévoit une expansion quelconque des services dans le domaine des soins de santé, il lui incombe de préciser aussi sa préférence quant au mode de financement qui conviendrait à cette expansion.
6.2 Intérêt d’un débat non idéologique
Le Comité espère que la façon dont il a exposé les diverses options contribuera à centrer le débat concernant la réforme des politiques et des programmes en matière de santé et de soins de santé au Canada sur des options de changement réalistes. Dans cet esprit, quelques observations générales s’imposent sur l’avancement de ce débat dans notre pays aujourd’hui.
Selon les membres du Comité, il est essentiel que le débat s’étende au-delà de la rhétorique politique. Pour étudier les options relatives au système actuel, nous soulevons certaines questions généralement écartées d’entrée de jeu dans toute discussion sur la réforme des soins de santé au Canada. Nous les soulevons non pas pour nourrir délibérément la controverse, mais parce que nous croyons que les Canadiens ne peuvent plus éviter des choix difficiles en se contentant d’énoncés simplistes sur la façon dont le système actuel fonctionne, énoncés qui souvent ne sont qu’en partie vrais. Nous croyons que le maintien d’un système de soins de santé viable à long terme est trop important pour que les enjeux ne soient pas discutés de façon ouverte et rationnelle. Évidemment, les positions individuelles sur ces questions sont dans une large mesure fonction des valeurs personnelles. De fait, c’est précisément parce que ces questions ressortissent de si près aux valeurs que les réactions qu’elles provoquent sont émotives et idéologiques.
Il importe d’examiner l’expérience acquise ailleurs dans le monde, car de nombreux autres systèmes de soins de santé ont des caractéristiques semblables à celles du système canadien. Les comparaisons internationales révèlent de nombreuses façons d’équilibrer la participation publique et privée dans le domaine des soins de santé pour non seulement répondre aux besoins en cette matière de l’ensemble de la population, mais aussi respecter une certaine logique économique. De toute évidence, le débat sur la façon dont il convient d’équilibrer les rôles des secteurs public et privé est essentiel pour orienter l’évolution des soins de santé dans les prochaines années.
Une deuxième dimension très importante du débat sur les soins de santé, une dimension qui chevauche la question des rôles public et privé, a trait au financement global que les Canadiens jugent approprié. Nous consacrons actuellement aux soins de santé, de sources publiques et privées, 9,5 % du PIB. Quelques pays (l’Allemagne, la Suisse et les États-Unis) dépensent plus, mais beaucoup dépensent moins. Entre autres questions à régler pour les Canadiens, il y a la détermination du niveau de financement approprié (en pourcentage du PIB) et des parts à demander des sources publiques et privées.
Il faut toutefois tenir compte d’un certain nombre d’exigences concurrentes. D’une part, les préjudices causés à notre système sont de plus en plus visibles sur deux axes importants : les préoccupations concernant l’accessibilité des traitements en temps opportun et les questions liées à la formation, au recrutement et au maintien à l’effectif du personnel dans le secteur de la santé. Aucun de ces problèmes n’est simple, et le fait que les deux soient liés et recoupent d’autres questions complexes les rend extrêmement difficiles à régler. Il est pourtant urgent de les régler : les fournisseurs de soins de santé refusent de plus en plus souvent d’assumer toute la responsabilité du maintien du système, et les Canadiens s’irritent de plus en plus devant les récits de souffrances inutiles qui sont provoquées par les retards et qui font régulièrement la une des journaux.
D’un autre côté, les Canadiens s’inquiètent à juste titre d’une restructuration plus poussée du système qui ne répondrait qu’aux pressions immédiates. Les mesures de réduction des coûts adoptées par chaque ordre de gouvernement dans les années 1990 ont permis de juguler la hausse des dépenses de santé (au moins jusqu’à la fin de la décennie). Il est toutefois fort probable que nous subissions maintenant les conséquences des diverses pressions que ces mesures de réduction des coûts ont imposées au système. Par ailleurs, les Canadiens s’enorgueillissent à bon droit d’un système qui s’est construit en près de 40 ans, et la prudence nous conseille de discuter à fond de la réforme avant de la réaliser avec beaucoup de soin.
6.3 Comprendre l’expérience des autres pays
Les lecteurs tireront peut-être un certain réconfort du fait que les Canadiens ne sont pas les seuls à affronter des questions complexes dans le domaine des soins de santé. Dans tous les pays du monde, la politique en matière de soins de santé est étroitement liée à la vie politique, sociale et même culturelle. En Suède et au Royaume-Uni, par exemple, de vastes réformes des soins de santé ont été anéanties lorsque le gouvernement qui les avait pilotées a été remplacé par un parti s’inspirant d’une idéologie politique très différente. Par conséquent, de nombreuses expériences en matière de réforme des systèmes de soins de santé ont été abandonnées avant qu’il ne se soit écoulé suffisamment de temps pour qu’on puisse en constater les effets. D’autres ont été abandonnées pour des motifs idéologiques, même si elles donnaient de bons résultats.
L’expérience canadienne est quelque peu différente, essentiellement parce que tous les grands partis politiques appuient le système actuel et se sont refusés à tenter de le modifier (certains diraient qu’ils ont eu peur). Quoi qu’il en soit, Claude Forget, ancien ministre de la Santé du Québec et expert reconnu en matière de systèmes de soins de santé comparés, a déclaré au Comité que l’expérience internationale devrait nous mettre en garde contre les dangers d’un système public assujetti aux changements de vogue sur la scène politique et qui, par conséquent, ne peut pas aborder de façon terre à terre la gestion des problèmes. On peut dire sans crainte de se tromper que nous n’avons pas encore trouvé de moyen pour encourager ces approches et même que certains aspects de notre cadre législatif actuel inhibent purement et simplement le type d’expérimentation nécessaire.
Il y a aussi de nombreuses inconnues qui pourraient influer sur la forme que le système de soins de santé canadien prendra à l’avenir. L’une de ces inconnues est l’effet possible de divers accords commerciaux internationaux et régionaux. En Europe, par exemple, les lois sur la concurrence qui s’appliquent à tous les membres de l’Union européenne interdisent les monopoles, même dans le secteur des soins et services de santé. Cette règle a obligé les assemblées législatives nationales à « ouvrir » leur système de soins de santé, et de nombreuses expériences touchant les incitatifs du marché et la concurrence ont été lancées dans des systèmes encore essentiellement financés par les fonds publics. Il semblerait donc important que les Canadiens adoptent une attitude ouverte pour envisager la réforme des soins de santé et qu’ils tiennent compte de toute la gamme des options disponibles plutôt que d’en rejeter certaines au premier abord.
La Loi canadienne sur la santé, équité et accès aux traitements en temps opportun
Selon la Constitution, en règle générale, les soins de santé relèvent des provinces et des territoires. Le gouvernement fédéral n’est pas responsable de l’administration ni de la prestation des soins de santé, sauf pour des sous-groupes précis de la population. De fait, le Canada ne dispose pas de régime national d’assurance-santé, mais plutôt de 10 régimes provinciaux et de trois régimes territoriaux d’assurance-santé.
Toutefois, en raison de sa contribution financière aux systèmes de soins de santé provinciaux et territoriaux et parce qu’il administre la Loi canadienne sur la santé, le gouvernement fédéral a contribué à modeler les régimes d’assurance-santé publics de tout le pays. Dans une large mesure, la Loi garantit à tous les Canadiens, quel que soit leur lieu de résidence, des soins de santé raisonnablement comparables dispensés suivant des conditions relativement uniformes.
Il existe un lien entre les conditions imposées dans la Loi canadienne sur la santé et les fonds que le gouvernement fédéral transfert aux provinces et territoires pour les aider à maintenir un régime public d’assurance-santé. La Loi énonce les conditions régissant ces transferts de fonds fédéraux. Elle ne réglemente pas la prestation des services de santé.
Il semble y avoir consensus parmi les experts consultés par le Comité au sujet de la constitutionnalité de la Loi canadienne sur la santé, en ce sens que cette Loi ne représente pas une ingérence dans la gestion quotidienne des services de santé et l’administration des régimes publics d’assurance-santé. Il convient de signaler que depuis son adoption, il y a environ 17 ans, la constitutionnalité de la Loi n’a jamais été contestée. Quoi qu’il en soit, les témoins experts du Comité s’entendent pour dire que la constitutionnalité de la Loi risquait d’être contestée d’ici quelques années.
Certaines répercussions de la Loi canadienne sur la santé, toutefois, sont encore difficiles à évaluer. Les effets et, surtout, les carences de la Loi ne sont pas toujours clairs. Plus précisément, trois grandes questions ont été soulevées à ce sujet. Premièrement, est-ce que les Canadiens ont droit à des soins de santé, et si un tel droit existe, est-il inscrit dans la Loi canadienne sur la santé? Deuxièmement, dans quelle mesure, le cas échéant, la prestation de soins de santé par des fournisseurs privés et les régimes d’assurance-santé privés sont-ils autorisés en vertu de la Loi canadienne sur la santé? Troisièmement, est-ce que l’« accès satisfaisant » prévu dans la Loi canadienne sur la santé signifie que les Canadiens doivent avoir accès en temps opportun aux services et aux soins de santé dont ils ont besoin?
Pour examiner ces questions, le Comité a convoqué un panel de spécialistes du droit constitutionnel, complété par la grande expérience constitutionnelle de certains membres du Sénat qui ne participent généralement pas aux travaux du Comité. Les résultats de la discussion, qui sont résumés ci-après, ont aidé le Comité à élaborer des propositions aptes à régler ces trois questions.
7.2 Est-ce que les Canadiens ont droit à des soins de santé?
Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, la Loi canadienne sur la santé précise les conditions régissant les transferts fédéraux aux provinces et aux territoires qui respectent les exigences fixées. La Loi ne fait aucunement mention, explicitement ou implicitement, du droit aux soins de santé. Cependant, de nombreux sondages d’opinion ont montré que les Canadiens croient généralement qu’ils ont droit aux soins de santé. En l’occurrence, la Loi prévoit-elle un droit en matière de soins de santé au Canada?
La Charte des droits et libertés, qui fait partie de la Constitution du Canada, définit les droits jugés fondamentaux dans la société canadienne. Les sources les plus probables d’un droit prévu dans la Charte en matière de soins de santé sont les articles 7 et 15 de la Charte :
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
15. (1) La loi ne fait exception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.
Les soins de santé ne sont pas explicitement mentionnés dans la Charte. Par conséquent, si un tel droit existe, il serait, de l’avis des tribunaux, sous-entendu dans l’interprétation de l’un des droits prévus dans la Charte. Selon les experts qui ont comparu devant le Comité, le droit à la vie sous-entend nécessairement le droit à la santé et, par conséquent, le droit aux soins de santé. Donc, on peut soutenir que la Charte garantit aux Canadiens le droit implicite aux soins de santé. Ce point de vue a également été exprimé par l’honorable juge Bertha Wilson, qui a affirmé : [Traduction] « […] le gouvernement reconnaît depuis quelque temps déjà que l’accès aux soins de santé de base est un service qu’aucune société avancée ne peut légitimement refuser à l’un ou l’autre de ses membres ». C’est la raison pour laquelle les spécialistes ont déclaré au Comité qu’ils s’attendaient à ce que le droit aux soins de santé soit contesté au cours des prochaines années.
L’information fournie au Comité par la professeure Martha Jackman permet de croire que la Loi canadienne sur la santé n’interdit pas la prestation de soins de santé privés. Elle incite plutôt les provinces, sous peine de leur retirer le droit aux fonds fédéraux, à empêcher les fournisseurs de soins de santé de facturer directement aux patients des montants supérieurs à ce qu’ils reçoivent des régimes d’assurance-santé provinciaux pour ces services. C’est donc dire qu’elle décourage ce que l’on appelle la surfacturation.
De même, pour toucher l’entière contribution financière à laquelle ils ont droit en vertu du TCSPS, les provinces et territoires ne doivent pas autoriser les hôpitaux à facturer aux patients des services hospitaliers assurés. Par conséquent, la Loi ne dicte que les conditions suivant lesquelles le gouvernement fédéral transférera des fonds aux provinces.
En tant que telle, la Loi n’interdit pas aux fournisseurs et aux établissements de soins de santé privés ou à but lucratif de fournir des services de santé assurés par la province et de demander un remboursement, en autant qu’il n’y a pas de surfacturation ni de frais imposés aux utilisateurs. La Loi n’empêche pas les provinces d’autoriser des fournisseurs privés de soins de santé, qu’il s’agisse de particuliers ou d’établissements, à fonctionner de façon tout à fait indépendante du système de soins de santé financé par les fonds publics. Les fournisseurs et établissements de services de santé peuvent refuser de participer aux régimes provinciaux et facturer directement aux patients le coût total des services fournis, sans qu’aucune pénalité ne soit imposée aux provinces en vertu de la Loi canadienne sur la santé. Dans ces cas, les patients ne sont pas admissibles à un remboursement en vertu des régimes provinciaux. En outre, la Loi canadienne sur la santé interdit effectivement aux particuliers d’acheter de l’assurance-santé privée pour couvrir le coût de services reçus d’un fournisseur qui a choisi de ne pas participer au régime provincial d’assurance-santé.
La Loi canadienne sur la santé vise à décourager l’interfinancement des fournisseurs et établissements de soins de santé qui assurent des services nécessaires sur le plan médical et financés en partie par une assurance-santé publique et en partie par le patient. Le gouvernement fédéral considère que cette mesure décourage la croissance d’un deuxième palier de soins de santé qui, à son avis, pourrait présenter une menace considérable pour le système public de soins de santé au Canada. (Il faudrait toutefois souligner que des systèmes de soins de santé public et privé parallèles existent dans la plupart des autres pays industrialisés.)
À l’heure actuelle, certaines cliniques privées semblent fonctionner suivant des règles qui sont pratiquement à la limite de la lettre, et certainement de l’esprit, de la Loi canadienne sur la santé. Ainsi, le gouvernement fédéral considère qu’une clinique privée d’IRM qui traite des patients couverts par le système public et des patients qui consultent à titre privé respecte la lettre de la Loi apparemment parce qu’il considère que la personne qui fournit le service IRM n’est pas un « médecin ». En effet, ce service est parfois fourni par un technicien, sur la recommandation d’un médecin, et les résultats sont communiqués à un médecin. Par conséquent, le service d’IRM n’est pas assujetti à la Loi.
Certains considèrent toutefois que cette façon de procéder accorde un avantage indu aux patients qui sont en mesure de payer des examens dans une clinique privée d’IRM. Lorsque le médecin a les résultats d’un test diagnostique, selon ces critiques, le patient peut s’inscrire beaucoup plus rapidement à la liste d’attente pour le traitement dont il a besoin que s’il avait attendu un examen dans une clinique publique d’IRM. Cette situation, soit « passer avant son tour », peut miner le principe de l’accessibilité prévu dans la Loi canadienne sur la santé, en vertu de laquelle les services de santé nécessaires sur le plan médical devraient être dispensés uniformément en fonction du besoin – et non pas des moyens financiers.
Le gouvernement fédéral suit attentivement ce dossier. En septembre et octobre 2000, Allan Rock, ministre de la Santé, a adressé des lettres aux gouvernements de l’Alberta et du Québec pour en savoir plus au sujet des cliniques privées d’IRM fonctionnant dans les deux provinces. Aucune décision n’a été prise pour ce qui est de la conformité des deux provinces avec la Loi fédérale.
La Loi canadienne sur la santé exige que les régimes d’assurance-santé provinciaux rendent compte au gouvernement provincial et qu’ils soient sans but lucratif, ce qui, concrètement, interdit aux régimes privés d’assurance-santé de couvrir des services visés par les régimes publics d’assurance de la province. Les assureurs privés ne peuvent offrir qu’une assurance-santé supplémentaire couvrant entre autres le coût d’une chambre privée ou semi-privée à l’hôpital, les médicaments délivrés sur ordonnance, les soins dentaires et les lunettes.
Par-dessus tout, la Loi canadienne sur la santé, tout comme les lois provinciales et territoriales, a empêché l’émergence d’un système privé de soins de santé qui ferait directement concurrence au système public. Il n’est tout simplement pas possible, sur le plan économique, pour les patients, les médecins ou les établissements de soins de santé de participer à un système parallèle.
Cela soulève la question suivante : si un droit aux soins de santé est reconnu en vertu de l’article 7 de la Charte et si l’accès à des services de santé financés par les fonds publics n’est pas obtenu en temps opportun, est-ce que les gouvernements peuvent continuer à décourager la prestation de services de santé privés en interdisant les assurances privées? Pour paraphraser l’article 1 de la Charte des droits et libertés : Est-il juste et raisonnable dans une société libre et démocratique que le gouvernement rationne l’offre de services de santé (au moyen d’affectations budgétaires aux soins de santé) et que, simultanément, il empêche les particuliers d’acheter des services au Canada?
Les réponses données à cette question par le panel de spécialistes de la Constitution étaient partagées. Nos spécialistes ont fait valoir que la question n’était pas uniquement d’ordre juridique, et qu’il s’agissait par-dessus tout d’une question d’équité. Est-il équitable d’empêcher une personne qui peut se permettre d’acheter un service de santé de faire comme elle l’entend? À l’inverse, est-il équitable pour les Canadiens qui n’ont pas les moyens d’acheter des soins de santé de permettre que d’autres le fassent? C’est à notre lecteur qu’il convient de se faire une opinion à cet égard.
Il est clair, cependant, que toute réforme des ententes actuelles envisageant une participation du secteur privé qui concurrencerait par le fait même le secteur financé par les fonds publics nécessiterait des modifications importantes de la Loi canadienne sur la santé.
7.4 Accès en temps opportun et listes d’attente
Selon le principe de l’accessibilité inscrit dans la Loi canadienne sur la santé, les Canadiens devraient avoir un « accès satisfaisant » à des services de santé assurés. Toutefois, la Loi ne fournit pas de définition claire de ce qui constitue un accès satisfaisant. Dernièrement, la question de l’accès aux soins de santé a été liée au problème des listes d’attente et des délais, c’est-à-dire un problème d’accès en temps opportun. L’expression « en temps opportun » est bien sûr subjective. Ce qui constitue un accès en temps opportun pour une personne peut se révéler une éternité pour une autre, en particulier lorsqu’il est question de maladie. Néanmoins, le Comité estime que l’expression « accès en temps opportun » décrit plus précisément qu’« accès satisfaisant » les attentes du public à l’égard du système de soins de santé.
Le problème des listes d’attente n’est pas propre au Canada. Dans le cadre de son étude comparative, le Comité a découvert que de nombreux pays – dont l’Australie, la Suède et le Royaume-Uni – connaissaient des problèmes de délai et que dans plusieurs pays, les patients devaient même attendre plus longtemps qu’au Canada.
Il est indéniable que certains Canadiens attendent trop longtemps, mais l’absence d’information précise sur les listes d’attente constitue toujours un grave problème. De fait, il n’existe pas de données standardisées sur les listes d’attente. Il n’y a pas non plus de méthodes uniformes pour établir et tenir à jour des listes d’attente au Canada, ni aucune « règle scientifique » acceptée concernant le moment où les patients doivent être inscrits sur une liste, ni de consensus véritable sur ce qui constitue une période d’attente acceptable.
De toute évidence, il est urgent d’instaurer un processus approprié pour élaborer et tenir à jour de l’information sur les listes d’attente. Entre-temps, toutefois, les Canadiens sont fort mécontents des délais qu’ils doivent supporter pour rencontrer un spécialiste, obtenir un diagnostic ou recevoir des traitements en établissement ou en clinique externe. Ce mécontentement augmente dans la mesure où les délais perçus et réels augmentent aussi.
Comme nous n’avons pas de données uniformes et constantes pour l’ensemble du pays, nous ne pouvons nous faire une idée exacte de tous les facteurs qui contribuent à l’allongement des délais. Nous savons toutefois que certaines listes d’attente sont mieux gérées que d’autres. Ainsi, le Réseau de soins cardiaques de l’Ontario gère bien ses listes d’attente. Pour d’autres maladies, les listes d’attente ne sont pas aussi bien gérées. De plus, la période d’attente dépend du lieu de résidence du patient dans la province.
Pendant toutes les audiences du Comité, un certain nombre de questions ont été soulevées concernant ce problème :
- Que peut-on faire pour corriger la pénurie d’information fiable au sujet des listes d’attente?
- Pourrait-on raccourcir les listes d’attente si l’on remplaçait les équipements de diagnostic et de traitement désuets?
- Dans quelle mesure les pénuries de personnel dans les services de santé ont-elles un effet sur la longueur des périodes d’attente?
- Est-ce que l’absence de concurrence entre fournisseurs de soins de santé aggrave le problème des listes d’attente?
- Est-ce que l’absence d’engagement ferme à garantir un traitement dans des délais prescrits signifie que les listes d’attente peuvent continuer de s’allonger?
- Pourrait-on réduire l’attente pour les services financés par les fonds publics en adoptant un régime de soins privé pour ceux qui sont prêts à payer ou en facilitant l’accès à un tel service?
De toute évidence, le problème des listes d’attente et des délais est complexe et lié à de nombreuses autres questions. La pénurie de ressources humaines, le manque de matériel médical et l’insuffisance de l’information sont traités plus loin dans le présent rapport. Pour l’instant, il convient de présenter quelques observations souvent faites concernant le problème de l’accès en temps opportun.
Premièrement, si les listes d’attente sont attribuables, au moins en partie, à une pénurie de médecins et d’autres fournisseurs de soins de santé, comme les témoignages présentés au Comité le laissent fortement entendre, le fait d’autoriser un système privé parallèle ne réduira pas les délais dans les deux listes et pourrait même entraîner une détérioration de la situation dans le secteur public. En effet, l’engorgement s’explique ici par une pénurie de fournisseurs de services et non pas par une pénurie d’installations médicales, par exemple de lits d’hôpitaux. Une intervention portant sur ce dernier facteur n’aurait donc aucun effet sur la durée totale de la période d’attente, et une ponction dans le personnel limité des services de santé au profit des patients du secteur privé priverait encore plus le secteur public.
Deuxièmement, même si l’offre de ressources humaines n’est pas à l’origine du problème, le fait d’autoriser la création d’un système privé parallèle ne réduit pas les délais dans le système public, comme le montre l’expérience d’autres pays. Ce phénomène s’explique entre autres par le fait que les fournisseurs de soins de santé (p. ex., les médecins) et (ou) les patients réservent les listes d’attente aux cas relativement moins urgents.
Disons, par exemple, que suivant la règle actuelle un patient serait inscrit sur une liste d’attente en vue d’une chirurgie de la cataracte lorsqu’il aurait perdu au moins 50 % de sa vision dans un œil. L’expérience d’autres pays révèle que l’adoption d’un système parallèle pourrait inciter les ophtalmologistes à inscrire des patients sur la liste d’attente lorsqu’ils auraient perdu seulement 30 % de leur vision. Par conséquent, la création d’un système privé parallèle entraînerait un allongement de la liste d’attente du système public.
Troisièmement, les adversaires de la création d’un système parallèle rejettent ce qu’ils appellent généralement le système « à deux vitesses », c’est-à-dire un système dans lequel les patients du secteur privé obtiennent un service plus rapide ou de qualité supérieure. Ici, ce sont les tenants du système unique qui invoquent l’argument de l’« équité ». Ils soutiennent que les services de santé devraient être fournis exclusivement en fonction du besoin et que la création d’un deuxième niveau de soins qui ne serait accessible qu’à une minorité ayant les ressources nécessaires pour payer va à l’encontre des principes d’équité et de justice. Cette critique sous-entend que le système canadien ne présente à l’heure actuelle aucune des caractéristiques d’un système « à deux vitesses », mais est-ce vraiment le cas?
Les personnes qui peuvent se le permettre vont déjà à l’extérieur du Canada (en général aux États-Unis) pour obtenir des services médicaux lorsque leur seule autre option consiste à attendre pendant une longue période au Canada. Il y a aussi des preuves anecdotiques solides permettant de croire que la situation au Canada est similaire à celle qui règne en Australie où, comme nous l’expliquait l’un des témoins de ce pays, l’accès à des services (de santé) publics est généralement plus facile à obtenir si vous avez de l’argent ou du pouvoir et que vous comprenez les rouages du système et avez des contacts dans les services et les administrations hospitalières.
En outre, les commissions provinciales d’indemnisation des accidentés du travail dans la plupart des provinces ont un accès préférentiel au traitement pour leurs clients, sous prétexte qu’elles doivent les remettre au travail rapidement (et non pas, en passant, pour permettre à ces commissions de faire des économies). Dans certaines provinces, les commissions ont des contrats avec les hôpitaux pour un certain nombre de lits et de diagnostics, ce qui leur garantit un accès rapide. Elles effectuent aussi des paiements directs aux médecins pour les services fournis, et ces paiements n’entrent pas dans le calcul du revenu maximal fixé aux médecins dans certaines provinces.
Tout cela permet de croire que le système canadien n’est pas aussi « égalitaire » que la plupart des Canadiens ne le croient ou que la plupart des porte-parole gouvernementaux ne le soutiennent. Que cela constitue ou non un argument pour élargir encore le système « à deux vitesses », c’est au lecteur qu’il incombe d’en décider (voir les sections 7.5.1 et 8.6 pour d’autres commentaires sur un système à deux vitesses).
7.5 De quelle façon peut-on garantir l’« accès aux soins en temps opportun »?
Il existe de nombreuses façons de s’attaquer au problème de l’accès en temps opportun. Certaines n’ont aucune effet sur la structure du système de soins de santé actuel, tandis que d’autres nécessiteraient de profondes modifications.
Entre autres types de mesures qui pourraient être prises sans modifier la structure du système actuel, mentionnons les suivantes :
- Accroître la qualité de la sélection effectuée par les médecins de famille pour garantir que la demande de services spécialisés, en particulier pour les tests diagnostiques, vient uniquement des patients qui en ont vraiment besoin;
- Fournir en permanence de l’information aux médecins de famille et à leurs patients au sujet des spécialistes dont les listes d’attente sont les plus courtes;
- Établir des cabinets regroupant des spécialistes qui peuvent se partager la charge de travail et offrir des heures plus longues.
Il est aussi possible d’apporter certains changements systémiques, comme ce qui a été fait avec d’excellents résultats en Suède, et d’établir par exemple des incitatifs pour accroître l’efficacité, en particulier dans le secteur hospitalier.
En Suède, en 1992, le gouvernement national a établi une « garantie de soins » qui fixait le délai maximal de trois mois pour les tests diagnostiques, certains types de chirurgie non urgente (traitement de la coronaropathie, remplacements de hanche et de genou, chirurgie de la cataracte, chirurgie pour l’enlèvement des calculs biliaires, chirurgies pour hernie inguinale, prolapsus ou incontinence). Par la suite, des garanties concernant la longueur maximale de la période d’attente ont été adoptées pour les consultations avec les généralistes (8 jours) et les spécialistes (3 mois). À la fin de cette période, le patient recevait les fonds nécessaires pour s’adresser à d’autres services en Suède ou à l’étranger et obtenir les soins médicaux nécessaires. Les fonds nécessaires à ces traitements provenaient du gouvernement du comté (l’équivalent d’un gouvernement provincial dans le secteur de la santé), qui à son tour les prélevait sur les fonds destinés à l’hôpital concerné. La garantie de soins a permis d’améliorer la situation à tel point que les listes d’attente ne constituent plus une question politique.
Il convient aussi de signaler que le système à deux vitesses n’existe pas dans le modèle suédois. Chacun est traité de la même façon en vertu de la garantie de soins.
Le gouvernement national a également adopté une loi qui donne aux patients le droit de choisir librement leur médecin de famille et l’hôpital dans lequel ils veulent être traités. Avant cette réforme, les patients qui devaient être hospitalisés ne pouvaient l’être qu’à l’hôpital auquel ils étaient assignés, c’est-à-dire l’hôpital desservant la région où ils vivaient. Aujourd’hui, si un patient décide de se faire traiter dans un hôpital autre que celui auquel il est assigné, un montant précis peut être viré du budget du premier à celui du second. Les conseils de comté doivent donc payer les services fournis à leurs résidents par un autre conseil de comté. La population dans son ensemble a très bien accueilli la nouvelle liberté de choix prévue dans la loi. Nombre d’observateurs soutiennent aussi que les dispositions législatives ont entraîné un important changement dans la façon dont les patients en chirurgie sont traités, car chaque hôpital est ainsi encouragé à attirer les patients des autres ou à empêcher les siens d’aller chercher des services ailleurs.
Toute tentative visant à évaluer pleinement les résultats de l’expérience suédoise relativement au concept de « garantie de soins » devrait tenir compte de tous les facteurs propres à ce pays et à cette culture, mais il est intéressant de souligner qu’à la suite d’élections, le nouveau gouvernement a éliminé la « garantie de soins » et que les listes d’attente se sont allongées.
De toute évidence, certains types d’encouragements se traduisent par une productivité et une efficacité accrues dans les organisations, que ces organisations relèvent du secteur public ou du secteur privé. Pratiquement tous les hôpitaux de la Suède sont des établissements du secteur public.
L’exemple suédois soulève donc la question suivante : faudrait-il modifier le système canadien pour permettre ou même encourager la concurrence entre hôpitaux? Dans l’affirmative, est-ce que tous les hôpitaux devraient demeurer des établissements publics (ou, pour être précis, des établissements privés sans but lucratif) ou faudrait-il autoriser des hôpitaux ou cliniques privés, à but lucratif, à concurrencer les établissements publics? (Il faut signaler que l’on respecterait toujours les conditions de la Loi canadienne sur la santé si tous les hôpitaux d’une province étaient des établissements privés en autant que le système de paiement demeure à payeur unique.)
Si des établissements médicaux à but lucratif sont autorisés, il faudrait établir des normes pour garantir la qualité et la sécurité des soins que les patients reçoivent dans ces établissements. Cependant, cette tâche n’est nullement insurmontable, puisqu’il existe des hôpitaux privés dans tous les grands pays industrialisés. (Le Canada est le seul grand pays où le système hospitalier est entièrement financé par les fonds publics.)
En outre, il faudrait peut-être établir des conditions quant aux types de services que ces établissements du secteur privé pourraient fournir (p. ex., le remplacement d’articulations serait sans doute acceptable, mais pas les pontages cardiaques). Par conséquent, ces établissements privés seraient fort probablement des cliniques très spécialisées (comme la clinique Shouldice ou les cliniques de chirurgie de l’œil au laser), chacun offrant une gamme très restreinte de services mais de façon très efficace, justement en raison de cette spécialisation.
Il serait aussi possible d’adopter le modèle suédois de « garantie de soins » en vertu duquel des cliniques privées seraient en concurrence les unes avec les autres et avec les hôpitaux publics à la fin de la période d’attente maximale prévue pour un service donné.
Une deuxième option, qui nécessiterait un changement systémique plus important serait de permettre aux patients de s’adresser à la clinique privée avant la fin de la période d’attente maximale prévue en vertu de la « garantie de soins ». Dans une telle situation, les patients devraient assumer pleinement le coût du service (contrairement au modèle suédois de « garantie de soins », où le système public assume les coûts à la fin de la période d’attente maximale). En principe, en outre, il serait possible d’acheter de l’assurance pour couvrir les coûts des services en clinique privée. Donc, nous aurions ce que l’on appelle généralement un système « à deux vitesses » – semblable aux systèmes qui existent dans pratiquement tous les autres pays industrialisés (voir la partie 8.6 pour d’autres observations sur un système à deux vitesses).
7.5.2 Charte des droits des patients
Une dernière option pour corriger les problèmes d’accès en temps opportun consisterait à adopter une charte des droits des patients.
Au cours des dernières années, des chartes des droits des patients ou des chartes des patients, comme on les appelle en certains endroits, ont été adoptées en réaction aux préoccupations de plus en plus grandes concernant la qualité des soins de santé et leur prestation en temps opportun. Ainsi, la Nouvelle-Zélande a établi un code des droits des consommateurs sur les services aux personnes malades ou handicapées. L’Australie a aussi élaboré une charte des droits des patients. Par exemple, dans le cadre des accords prévoyant le transfert de fonds du gouvernement du Commonwealth d’Australie aux gouvernements des États et Territoires pour des services hospitaliers publics, ces derniers ont adopté des chartes sur les services des hôpitaux publics qui précisent un certain nombre de droits pour les patients recevant des services hospitaliers, notamment le droit :
- De recevoir un traitement adapté à leurs besoins médicaux, indépendamment de leur situation financière ou de la protection prévue par l’assurance-santé;
- D’avoir accès à des services hospitaliers publics indépendamment de leur lieu de résidence;
- D’être traités avec respect, compassion et confidentialité, et en tenant compte de leurs antécédents, de leurs besoins et de leurs désirs
- De participer pleinement aux décisions relatives aux soins de santé, notamment concernant leur admission, leur congé de l’hôpital et les mesures à prendre pour les soins continus;
- De recevoir des explications claires sur le traitement proposé, notamment sur les risques et solutions de rechange, avant d’accepter ce traitement;
- De donner un consentement éclairé (sauf dans des circonstances exceptionnelles) avant qu’une intervention ne soit menée, notamment pour la participation à des programmes de recherche médicale ou d’enseignement universitaire à de futurs professionnels de la santé;
- De refuser qu’on poursuive un traitement;
- D’avoir accès à leurs dossiers médicaux;
- À la confidentialité des renseignements personnels, à moins de dispositions contraires de la loi;
- À des services d’interprétation lorsqu’il leur est difficile de communiquer avec le personnel;
- De formuler des commentaires ou des plaintes sur les soins de santé et d’être informés de la marche à suivre pour faire part de leurs préoccupations.
Dans certains États américains, les lois prévoient aussi des chartes des droits des patients qui traitent de la prestation de soins de santé et de bon nombre de ces questions.
Au Royaume-Uni, afin de réduire le nombre croissant de plaintes concernant les longues périodes d’attente pour les services médicaux et de dissiper les préoccupations relatives à la qualité des soins et à la façon dont sont traités les patients par le National Health Service (NHS), le gouvernement a adopté la NHS Patients Charter au début des années 1990. Cette charte, qui comprend à la fois des droits individuels et des normes de service (appelées attentes), traite de l’accès aux services de santé et aux dossiers médicaux, de la protection de la vie privée des patients, de la participation à la recherche médicale et de la transmission de renseignements aux patients.
Les normes (ou attentes) incluses dans cette charte portaient sur la façon dont les services sont fournis et sur des questions comme les périodes d’attente maximales pour certains types de chirurgie, les consultations externes, les transferts dans un lit d’hôpital après l’admission dans un service d’urgence, les ambulances et l’évaluation des patients après leur arrivée à l’urgence.
Cette charte du NHS a toutefois fait l’objet de nombreuses critiques et les auteurs d’une étude menée à la fin des années 90 sont arrivés à la conclusion que cette charte nationale devrait être remplacée par des chartes locales élaborées par les fondations des hôpitaux, les bénéficiaires de soins de première ligne et les autres services de santé communautaires traitant directement avec les patients. L’idée d’une nouvelle charte nationale a été rejetée, mais non le concept de normes minimales sur les périodes d’attente aptes à donner accès en temps utile aux soins de santé. Ces normes (par exemple, deux semaines dans le cas d’une consultation avec un spécialiste pour une première évaluation de douleurs à la poitrine avec présomption d’angine, et au plus 26 semaines pour une consultation en clinique externe) sont maintenant incluses dans un nouveau document — un guide du NHS — qui a remplacé la charte des patients du NHS.
Même si on se pose des questions sur l’efficacité des chartes des droits des patients, tout le monde reconnaît qu’elles permettent de mieux défendre les droits des consommateurs de soins de santé. Certains ont indiqué que l’établissement d’une charte des droits des patients qui comprendrait des normes sur l’accès en temps opportun à un diagnostic, à un traitement et à des soins hospitaliers appropriés pourrait forcer le système de soins de santé du Canada à rendre des comptes aux consommateurs et garantir que la prestation des services de santé est axée avant tout sur les patients. Ces derniers sauraient ainsi quelles devraient être leurs attentes à l’égard du système. Armés de cette information, ils pourraient prendre des décisions éclairées sur les soins de santé et déterminer ce qui est acceptable ou inacceptable dans une situation donnée.
L’adoption d’une telle charte au palier provincial permettrait d’adapter les normes ou attentes aux situations des diverses provinces et pourrait même créer une certaine concurrence dans la prestation des soins de santé. Les autorités sanitaires régionales pourraient également adopter leur propre version de ces normes. Toutefois, étant donné le caractère national du système de soins de santé du Canada, de nombreux Canadiens n’accepteraient pas qu’il existe de grands écarts entre les normes des diverses provinces. Il conviendrait donc que le gouvernement fédéral et les provinces et territoires participent à l’établissement de normes minimales garantissant un accès en temps opportun aux soins de santé, normes qui serviraient de base aux chartes provinciales sur les droits des patients.
Les préoccupations relatives à l’efficacité de ces chartes demeurent toutefois. Il faudrait donc prévoir un processus de surveillance, d’examen des plaintes et de révision.
Pour encourager l’adoption de ces chartes, le gouvernement fédéral pourrait rendre les transferts fédéraux aux provinces et territoires conditionnels à l’établissement de chartes provinciales ou territoriales sur les droits des patients assorties de mécanismes de surveillance et d’application efficaces.