Délibérations du Comité sénatorial permanent de la
Sécurité nationale et de la défense
Fascicule 24 - Témoignages du 29 septembre 2003
OTTAWA, le lundi 29 septembre 2003
Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit aujourd'hui, à 19 h 50, pour examiner, en vue d'en faire rapport, la nécessité d'une politique de la sécurité nationale pour le Canada.
Le sénateur Colin Kenny (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président: Bonsoir à tous. Soyez les bienvenus au Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense.
Ce soir, nous allons entendre des témoins au sujet de la nécessité pour le Canada d'avoir une politique nationale de la sécurité. Je m'appelle Colin Kenny. Je viens de l'Ontario et c'est moi qui préside le comité.
À mon extrême droite se trouve le sénateur Smith, lui aussi de l'Ontario. Il a été conseiller municipal de Toronto, puis adjoint au maire. Il a par la suite été élu à la Chambre des communes et a agit comme ministre d'État sous le régime de Pierre Elliott Trudeau avant d'être nommé au Sénat, en 2002. Durant sa carrière distinguée, il s'est imposé comme éminent avocat de droit municipal, administratif et réglementaire. Lorsqu'il a été nommé au Sénat, le sénateur Smith était président et associé de Fraser Milner Casgrain. Il est membre du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles et du Comité sénatorial permanent sur le Règlement, la procédure et les droits du Parlement.
Le sénateur Banks vient de l'Alberta. Il est bien connu des Canadiens en tant qu'un de nos musiciens et artistes professionnels les plus accomplis et talentueux. Il a été nommé au Sénat en 2000. Il est aussi lauréat des prix Juno et Gemini et du Grand prix du disque. Le sénateur Banks préside le Comité sénatorial permanent de l'énergie, de l'environnement et des ressources naturelles qui étudie actuellement la sûreté et la réglementation nucléaires.
Le sénateur Joe Day est néo-brunswickois. Avocat et homme d'affaires bien connu, il a été nommé au Sénat en 2001. C'est un diplômé du Collège militaire royal. Le sénateur Day a travaillé avec succès en cabinet privé comme avocat s'intéressant entre autres au droit des brevets et des marques de commerce et à la propriété intellectuelle. Le sénateur Day est vice-président du Sous-comité des anciens combattants et du Comité sénatorial permanent des finances nationales.
Il fait aussi partie du Comité sénatorial permanent des transports et des communications et du Comité de l'agriculture et des forêts. Cette année, il a été élu à l'Association parlementaire canadienne de l'OTAN.
Le sénateur Wiebe vient de la Saskatchewan où il a été lieutenant-gouverneur et député provincial avant d'être nommé au Sénat en 2000. En tant qu'agriculteur prospère du district Main Centre, il a été actif au sein du mouvement coopératif, du Saskatchewan Wheat Pool et du Saskatchewan Stock Growers Association. Il est vice-président du Comité sénatorial permanent de l'agriculture et des forêts, du Comité sénatorial permanent du Règlement, de la procédure et des droits du Parlement et de notre propre Sous-comité des anciens combattants.
Notre comité est le premier comité sénatorial permanent mandaté pour examiner les questions de sécurité et de défense. Au cours des 18 derniers mois, nous avons rédigé plusieurs rapports, en commençant par «L'État de préparation du Canada sur les plans de la sécurité et de la défense». L'étude, déposée en février 2002, portait sur les principaux enjeux du Canada dans ces domaines. Le Sénat a ensuite demandé à notre comité d'examiner la nécessité d'une politique nationale de sécurité. Jusqu'ici, nous avons rendu publics trois rapports sur divers aspects de la question. Nous avons tout d'abord déposé «La défense de l'Amérique du Nord: une responsabilité canadienne», en septembre 2002. Ensuite, en novembre 2002, nous avons publié «Pour 130 $ de plus... Mise à jour sur la crise financière des Forces canadiennes — Une vue de bas en haut». Notre dernier rapport, «Le mythe de la sécurité dans les aéroports canadiens», a été publié en janvier 2003.
Le comité poursuit son évaluation à long terme de la capacité canadienne de contribuer à la sécurité et à la défense de l'Amérique du Nord, dans le cadre de laquelle il a entendu des témoins au sujet de la défense côtière la semaine dernière, durant une mission d'enquête. Ce soir, nous allons entendre M. Thomas Axworthy, directeur exécutif du Historica Foundation of Canada. Il sort tout juste du cours qu'il donnait cet après-midi à l'Université Queen's en tant que chargé de cours auxiliaire au School of Policy Studies.
Monsieur Axworthy, soyez le bienvenu. Je crois savoir que vous avez un court exposé à nous faire. Si vous êtes prêt, vous avez toute notre attention.
M. Thomas Axworthy, président, Centre for Study of Democracy, School of Policy Studies, Université Queen's: J'ai déjà envoyé un mémoire qui vous a été distribué. Je vais donc m'en tenir aux faits saillants, après quoi je répondrai avec plaisir à vos questions.
Je vous supplie et, par votre intermédiaire, je supplie le Parlement, le gouvernement et tous les Canadiens de faire de l'état de préparation du pays une priorité beaucoup plus nationale. Elle ne l'a jamais été au Canada. Nous nous sommes toujours cru à l'abri. Si l'on se fie aux diverses calamités et crises qui ont touché notre pays et notre continent, par exemple en 1914, nous n'étions pas préparés. Si l'on veut remonter encore plus loin, sénateur Wiebe, nous n'étions pas préparés non plus pour la rébellion de 1885 dans le Nord-Ouest, pas plus que nous ne l'étions pour la Seconde Guerre mondiale et la guerre de Corée. Il y a eu un bref interlude sous le régime Saint-Laurent, soit de 1954 à 1964, quand le Canada a au moins fait un effort proportionnel aux dangers de l'époque. Entre autres, il a établi un ministère de la Défense nationale doté du personnel et des ressources voulues pour faire face aux exigences et — on l'oublie souvent —, sous la direction de C.D. Howe, un ministère de production de défense qui veillait à ce que le Canada puisse produire les éléments dont il avait absolument besoin pour faire face aux situations. Nous n'étions pas, alors, entièrement à la merci de fournisseurs étrangers pour l'acquisition du matériel essentiel à notre sécurité.
Nous nous consacrions aussi, à ce moment-là, et certains l'ont tourné en dérision, aux mesures d'urgence, et le service qui en était chargé faisait partie du Bureau du premier ministre et relevait de M. Diefenbaker. La situation s'est maintenue sous le régime Trudeau jusqu'à tout récemment, lorsque le bureau a été écarté du centre.
À une certaine époque, notre pays prenait les menaces au sérieux. Cette attitude a commencé à changer durant les années 60. Le recul a pris des proportions tout à fait désastreuses durant les années 90, lorsque le pays semblait croire qu'il était à l'abri des maux qui sévissaient ailleurs dans le monde. J'en veux pour preuve l'année 1993 quand, pour des raisons que nous connaissons tous bien, le premier ministre Campbell a aboli le comité du Cabinet chargé de la sécurité et du renseignement. Nous avons vécu les années 90 sans comité du Cabinet, organe qui se trouve au sommet de notre système — c'est-à-dire, le point central où ministres, hauts fonctionnaires et enjeux se trouvent réunis pour la prise d'une décision de l'exécutif. Nous l'avons remplacé par une rencontre annuelle des ministres et par des réunions coordonnées entre sous-ministres. Durant les années 90, quand le rythme des menaces s'est accéléré, nous avons préféré fermer les yeux sur la première attaque contre les tours jumelles de New York de 1993, l'incident du sarin dans le métro de Tokyo, les attaques contre le USS Cole et les attaques contre des ambassades en Afrique et au Kenya. Au Canada même, nous avons eu notre propre catastrophe vers la fin des années 80, avec l'écrasement du vol d'Air India. Lorsque les menaces ont atteint un crescendo — pas seulement après coup, car elles étaient facilement connues à l'époque —, quelques voix en Amérique du Nord et en Europe, mais très peu ici, ont essayé de faire comprendre que le rythme des événements mondiaux semblait s'amplifier et qu'il existait très peu de dividende de la paix à la fin de la guerre froide, au moment où s'amorçait une nouvelle phase de privatisation de la guerre. Pourtant, dans le cadre des mesures générales de réduction du déficit — et on peut le comprendre —, les budgets de tous les ministères, organismes et secteurs s'intéressant à notre sécurité — je parle du SCRS, de la Défense nationale, de la GRC, du Solliciteur général — ont été réduits d'un quart à un tiers au moment même où les menaces s'accéléraient.
Nous avons l'habitude de faire comme si rien n'était. Le deuxième point que j'aimerais faire valoir, c'est que la multiplication des menaces en tous genres ne cessera pas; les menaces ne feront que s'intensifier et croître. Ce ne sont pas des propos alarmistes. La mondialisation, qui comporte tant d'avantages et de sphères d'activité, a aussi un désavantage, soit que les maux et les problèmes, les pandémies et les terroristes eux-mêmes peuvent maintenant nous atteindre en quelques jours ou quelques semaines seulement. Les grands océans qui entourent l'Amérique du Nord et qui nous ont protégés tout au long de notre histoire ne font plus obstacle. L'intégration même qui nous apporte tant d'avantages collectifs nous rapproche aussi des bactéries, des personnes malveillantes et d'une série de catastrophes qui semblaient loin de nos côtes. Un jour, elles finiront bien par frapper à nos portes.
Sir Matin Rees, astronome royal de Grande-Bretagne et un des plus grands astrophysiciens du monde, vient de publier un ouvrage intitulé Our Final Hour: A Scientist's Warning: How Terror, Error, and Enrivonmental Disaster Threaten Humankid's Future In This Century — On Earth and Beyond, dans lequel il examine toute une série de menaces biologiques et terroristes et de menaces pour nos infrastructures. Dans son ouvrage, ce chercheur scientifique très sérieux et de renommée mondiale parie 1 000 livres qu'au cours des vingt prochaines années, soit d'ici à l'an 2020, un incident bioterroriste causera plus d'un million de morts. Ce n'est pas la prédiction d'un fou, mais d'un des chercheurs scientifiques les plus connus au monde qui a examiné la gravité croissante de la menace et le manque général de préparation. La plupart des pays sont en train de relever ce défi. Ils le font lentement parce qu'il s'agit d'une notion nouvelle et différente. Nous mettons toujours beaucoup de temps à faire face à de nouvelles menaces et à assimiler de nouvelles technologies. Dans mon mémoire, je renvoie le lecteur au célèbre historien et philosophe politique Henry Adams qui, au tournant du siècle, c'est-à-dire en 1900, a écrit son fameux livre intitulé The Education of Henry Adams, dans lequel il affirme que, de son vivant, le cours des événements s'est précipité, que les événements se multiplient et s'enchaînent rapidement et que les sciences et la technologie changent si radicalement qu'il craint beaucoup que sa société soit incapable d'en saisir l'importance.
À mon avis, la précipitation du cours des événements n'a fait que s'amplifier.
Depuis que nous habitons la planète, plus de changements sont survenus durant le dernier siècle qu'au cours de tous ceux qui l'ont précédé. Mon grand-père a servi dans la Marine britannique durant la guerre des Boers. Il ne se trouvait pas aux États-Unis, mais je me le rappelle en train de me raconter comment il avait été estomaqué d'apprendre l'exploit des frères Wright. Il a aussi vécu assez longtemps pour voir des hommes se poser sur la Lune. Voilà à quel point le siècle dernier a été marqué par le changement, et ce changement est encore plus rapide durant le nôtre, en termes de génome, entre autres.
Il y a donc là une contradiction. Voilà un pays qui tout au long de son histoire a cru pouvoir se maintenir à distance du reste du monde, pouvoir se défendre lui-même. Le manque de préparation est une tradition si bien ancrée chez nous que nous devrions avoir pour saint patron Ethelred l'imprévoyant. Simultanément, le rythme des menaces s'accélère beaucoup. Comme les sénateurs s'en rendent compte et comme le savent les journalistes et les gens des médias, s'il y a jamais eu un doute au sujet de ma thèse concernant le rythme toujours croissant du changement et de la menace, que l'on se remémore les événements marquants de cette année, c'est-à-dire de 2003. Une maladie importée du sud de la Chine en novembre a créé une hystérie collective et entraîné d'énormes pertes économiques à Toronto, en mars. Nos animaux ont été touchés par une autre maladie, dans ce cas particulier par la maladie de la vache folle. Un seul animal a été atteint. Ce seul incident a eu un impact économique incroyable sur une industrie névralgique de mon coin de pays, c'est-à-dire de l'Ouest. En août, il y a eu la grande panne d'électricité. Ce sont là toutes des catastrophes naturelles qui frappent l'une après l'autre. Si vous voulez parler d'accélération du changement, notez que ces incidents surviennent non pas chaque année ou tous les dix ans, mais chaque trimestre. Voilà ce à quoi nous devons faire face au Canada pour le reste de nos jours. C'est un phénomène qui va de pair avec la mondialisation.
J'espère que votre comité et le Sénat peuvent amorcer le processus d'information des Canadiens quant à la nature des menaces et aux stratégies coordonnées dont il faut se doter pour y faire face. Fait intéressant, notre pays compte un des plus grands nombres de particuliers assurés de la planète. On nous dit que les Canadiens sont ceux qui ont le plus d'assurance-incendie et d'assurance-vie — en fait, tous les genres d'assurance —, étant donné notre climat froid et divers autres risques auxquels nous sommes confrontés d'un bout à l'autre du pays. Je viens du Manitoba, où on peut geler sur pied à Portage et à Main en février. Nous avons donc beaucoup d'assurances privées. Par contre, comme pays, nous n'avons jamais souscrit à un régime d'assurance représenté par le ministère de la Défense et des mesures de préparation. C'est ce que je vous exhorte à faire maintenant, soit doter le Canada d'une politique d'assurance nationale. Cependant, cette assurance aura un coût. Comme toute bonne police d'assurance, le coût de prévenir ou de réduire les épidémies, de prévenir ou de circonscrire les attaques terroristes, sera beaucoup moindre que les coûts économiques et sociaux que représentent les pertes de vie et toute la misère humaine qu'elles causent. Pour éradiquer la maladie, comme nous le savons tous, il vaut mieux prévenir que guérir. Je parle d'une politique préventive pour faire face aux crises inévitables qui frappent de plus en plus rapidement.
Que signifie tout cela, en termes de programme? De nombreuses idées seront proposées dans de nombreux domaines différents. J'aimerais vous en exposer certaines qui, selon moi, sont logiques d'un point de vue organisationnel. Si votre comité peut lancer un débat national, il faudra prendre les mesures suivantes pour commencer à doter le Canada de la politique d'assurance nationale dont je vous ai parlé. Tout d'abord, il faudrait avoir un comité permanent du Cabinet chargé de la sécurité, du renseignement et de la préparation. On a commis une grosse bévue en s'en débarrassant. Il existe un comité spécial depuis le 11 septembre. Faites-en un élément permanent de l'appareil de prise de décisions au Canada. C'est la première chose à faire.
Ensuite, le Canada a besoin d'une évaluation annuelle des menaces nationales, une vérification en quelque sorte des grandes menaces auxquelles nous sommes confrontés qui servira à lancer un débat public. Nous connaissons tous l'effet cathartique qu'a le rapport du vérificateur général sur les dépenses gouvernementales, sur le compte des dépenses canadiennes et tout le reste. Nous avons besoin d'un rapport public vérifié par des experts, des parlementaires et d'autres, et capable de lancer le processus d'information. Je suis très conscient que j'ai l'air d'être le seul à le prôner, parce que cela va à l'encontre des traditions canadiennes. Il faut commencer par informer la population. Je ne mets pas en doute l'utilité des rapports et des études du Sénat. Toutefois, il faut avoir un impact cumulatif dans le temps pour amorcer le processus d'information. J'ai toujours cru que les grands rapports annuels, les vérifications et les analyses sont des éléments critiques de la politique gouvernementale et de l'information de la population. Nous avons besoin, au Canada, d'un processus d'évaluation des menaces nationales.
Il faut ensuite un organisme qui peut se charger d'exécuter le rôle de préparation accru que je préconise. Cette idée comporte de nombreux éléments. J'ignore si votre comité a examiné en détail la question du renseignement de sécurité, le rôle du SCRS. Dans le milieu de la sécurité, le renseignement est essentiel. C'est l'ingrédient essentiel qui maintient en mouvement tout le corps. L'information joue le même rôle. Le renseignement de sécurité est essentiel. Nous avons besoin d'un système de collecte qui continue de réunir ces renseignements et de les soumettre aux décideurs, qui en ont absolument besoin.
J'ai fait certaines critiques en faisant référence au modèle américain, c'est-à-dire au Conseil national de sécurité. Il serait préférable de prendre l'Australie comme modèle. Les Australiens ont un service qui réunit des renseignements de sécurité à l'étranger, un autre qui s'occupe du territoire et un niveau d'évaluation nationale qui regroupe tous ces renseignements, les réduit à leurs composantes essentielles et les diffuse dans tout l'appareil. Ils ont aussi des renseignements d'origine électromagnétique, tout comme nous. L'Australie est peut-être un plus petit pays que le nôtre et elle n'est peut-être pas aussi riche, mais elle a en place un appareil de sécurité beaucoup plus perfectionné que le nôtre. Elle se trouve, il faut le reconnaître, dans un coin qui a toujours été plus agité que le nôtre, soit dans la région du Pacifique. Sans vouloir faire de comparaison désobligeante, il y a eu beaucoup d'agitation en Indonésie, par exemple, avec l'explosion d'une bombe à Bali récemment et ainsi de suite. Les Australiens ont une conscience presque instinctive et plus aiguë que nous des menaces dans leur région parce que nous croyons que les États-Unis peuvent nous protéger. Ils se sont donc dotés d'un coffre d'outils beaucoup mieux adapté de manière à être bien préparés et à disposer des renseignements de sécurité requis.
Il faut faire d'importants investissements dans notre capacité de réunir des renseignements de sécurité et de les faire circuler. Si le SCRS tient à placer des agents à l'étranger, dans des pays où nous avons nos propres intérêts, différents de ceux de l'OTAN ou des Américains, soit. Le Canada est un État qui a lui aussi des intérêts. Nous comptons divers groupes au Canada dont les membres sont de bons Canadiens, mais ils sont parfois touchés par les événements survenant à l'étranger. Il faudrait que le SCRS ait les ressources voulues pour recueillir des renseignements à l'étranger, si c'est ce qu'il faut.
Il faut rétablir la fonction d'évaluation du renseignement de sécurité. En Australie, on a un Bureau d'évaluation national et, au Canada, le Bureau du Conseil privé. Il faut procéder à une réorganisation de fond en comble de la manière dont nous réunissons, évaluons et diffusons le renseignement de sécurité, tâche qui incombe actuellement au Bureau du Conseil privé. Le Cabinet du premier ministre décide de l'orientation à donner aux grands dossiers de l'heure. Les premiers ministres ne peuvent avoir de nombreuses priorités — ils peuvent trois priorités personnelles, cinq au plus. Si nous avions un premier ministre ou un Bureau du Conseil privé qui priorisait l'état de préparation, la sécurité et le renseignement de sécurité en en faisant le point central de l'appareil du Conseil privé, doté d'amples ressources pour faire l'évaluation et d'une certaine capacité pour prêter main forte aux centres des opérations, nos grands dirigeants enverraient un signal clair à tout l'appareil de l'importance de la sécurité et de l'état de préparation.
Le personnel du Conseil national de sécurité des États-Unis compte environ 200 personnes. De 25 à 30 employés travaillent dans la salle de gestion des crises située dans le sous-sol de la West Wing, qui a été inaugurée par l'ancien président Kennedy en 1961-62. Nous avons besoin d'une institution semblable au Canada. Il nous faut un organisme de cette envergure pour recueillir quotidiennement des renseignements, préparer des séances d'information à l'intention des ministres et du premier ministre, diffuser les renseignements dans le système et participer à des exercices conjoints. Je vais vous donner un exemple.
En mai 2003, on a mené un exercice d'envergure appelé Top Off 2, auquel ont participé environ 18 ministères et organismes, dont le gouvernement de la Colombie-Britannique et le département américain de la Sécurité intérieure. Le Canada a participé à cet exercice, mais plusieurs personnes m'ont dit que les responsables canadiens avaient dû faire des pieds et des mains pour persuader les sous-ministres adjoints et les autres du besoin réel de l'exercice et du fait qu'ils devraient prendre un peu de temps de leurs fonctions administratives pour y participer. Les hommes et les femmes qui dirigent les grands ministères sont très occupés, mais sans être méchant, depuis le 11 septembre, il a fallu prendre considérablement de temps pour convaincre les décideurs importants que cet exercice était une priorité qui valait bien qu'on y consacre un jour ou deux. Il s'agit d'un signe de plus que nous ne saisissons pas bien l'importance de la sécurité. Aux États-Unis, c'est nul autre que le sénateur Sam Nunn qui joue le rôle du président; les anciens secrétaires de la défense jouent leurs propres rôles et ainsi de suite. Les États-Unis acceptent l'importance des exercices de simulation. Au Canada, il faut prier les gens de faire leur travail comme il se doit.
Je vous garantis presque que si nous avions un conseil chargé de la préparation d'urgence au sein du Bureau du Conseil privé et qui ferait rapport au premier ministre ou au vice-premier ministre, non seulement les SMA seraient là, mais ils arriveraient tôt. Cela ferait toute la différence si l'on mettait l'accent sur la valeur de la préparation au centre.
Par conséquent, il faut augmenter beaucoup notre capacité centrale de gérer la préparation. Nous devrions réorganiser le comité du cabinet et charger le vice-premier ministre ou le premier ministre d'accroître substantiellement les ressources du Conseil privé. Dans mon mémoire, je recommande l'établissement d'un comité des mesures d'urgence — il y aurait le Conseil national de sécurité aux États-Unis et un conseil des mesures d'urgence au Canada. Cette structuration aurait de grandes incidences.
Je propose toutes ces mesures par souci pour les Canadiens et parce que je m'inquiète des conséquences de la prochaine épidémie, maintenant que nous avons vu ce que le SRAS pouvait faire, ce qu'une maladie animale pouvait faire, ce que la maladie de la vache folle avait fait. Après tous ces exercices, nous comprendrons mieux les pertes de vie et le désastre économique potentiels pour notre pays. En fait, j'exhorte le gouvernement fédéral d'Ottawa de prendre la question au sérieux pour protéger les Canadiens.
De plus, il y aurait un autre avantage pour nous: la sécurité est de loin la première préoccupation de l'administration actuelle des États-Unis et de toute administration concevable aux États-Unis, qu'elle soit démocrate ou républicaine. Les États-Unis ont été traumatisés par l'attaque surprise de Pearl Harbour et encore plus par la deuxième attaque surprise, qui est survenue le 11 septembre. C'est maintenant un cliché qu'aux États-Unis, la sécurité éclipse presque tout autre enjeu. Cela ne changera pas de notre vivant ou avec la prochaine génération.
Le Canada est un partenaire minoritaire et à mon avis, cela signifie que nous devons être extrêmement actifs. Ce n'est pas au grand éléphant d'agir plus rapidement, mais plutôt à la petite mangouste à ses pieds. Ce n'est pas le cas actuellement. En ce qui concerne les initiatives à la frontière, je dois donner à M. Manley et au personnel de l'Agence des douanes et du revenu du Canada, l'ADRC, le crédit qui leur revient. Le Canada avait un plan et plusieurs idées, dont beaucoup ont été acceptées par les États-Unis.
Les Américains vont réagir à nos initiatives. Je considère plutôt improbable qu'ils nous proposent eux-mêmes des initiatives. Ainsi, en tant que petite puissance, nous devrions être plus rapides, penser à diverses stratégies en matière de sécurité que nous pourrions proposer aux Américains, comme nous l'avons fait pour la sécurité à la frontière. Nous devrions réfléchir à la sécurité dans les ports et les aéroports. J'ai lu quelques rapports de votre comité sur la sécurité dans les ports et les aéroports et je crois qu'une seule cargaison sur 20 000 est inspectée. Il y a une foule d'enjeux liés à la sécurité dans les aéroports. Si le Canada décidait d'agir en ce domaine, notre créativité pourrait compenser pour notre petite taille. Il y a toujours eu la manière canadienne, comme le disait Pearson, de trouver des solutions audacieuses, et nous pouvons nous permettre de le faire, parce que nous sommes une puissance moyenne. De cette façon, nous pourrions être capables d'inciter les grands joueurs à agir. C'est l'orientation que nous devrions prendre en matière de sécurité nationale et de mesures d'urgence.
Il est fascinant de lire et d'analyser les journaux intimes de l'administration Eisenhower, à l'époque du Saint-Laurent au Canada, et de comparer ces réflexions avec ce que disent les Américains de nous aujourd'hui. À l'époque, les républicains disaient que le Canada était l'exemple à suivre. L'ancien président Eisenhower écrit qu'il aurait bien aimé avoir un ministre comme C.D. Howe aux États-Unis. Je ne suis pas certain que le président actuel des États-Unis nous envie beaucoup de ministres qu'il peut nommer, s'il y en a.
Que cela nous fasse plaisir ou non, notre pays est maintenant tellement dépendant du commerce avec les États-Unis — qui représente 40 p. 100 de notre PIB — qu'il est absolument nécessaire de préserver l'ouverture à nos frontières. C'est fondamental pour notre bien-être. Les divers exercices de simulation dont je vous ai parlé nous montrent que la frontière se ferme brutalement dans les heures qui suivent un incident et qu'on ne sait pas combien de temps il faut pour la rouvrir. Par conséquent, il est temps pour nous de passer à l'action, d'envisager une série d'accords et de jeter les assises d'une bonne collaboration bien avant que de tels événements ne surviennent pour que nous ayons déjà des règles de fonctionnement avant que l'inévitable ne se concrétise.
Dans ce cas-ci, le Canada doit être proactif et non réactif. De plus, tous les changements dont je vous ai parlé pourraient se réaliser à moindre coût, même s'ils coûteraient quand même quelque chose. Je pense à la réorganisation du Bureau du Conseil privé et à la création d'un conseil des mesures d'urgence, qui jouerait un rôle d'avant-plan. Nous devrions aussi nous doter d'un centre des opérations dans le cadre de nos investissements en infrastructure. Nos ministères ont certes besoin de leurs propres centres des opérations, mais aussi de renforts. Lorsqu'on a insinué, au ministère de l'Agriculture, qu'il pourrait y avoir une attaque à l'anthrax, le centre des opérations du ministère se trouvait à l'administration centrale, et il n'est pas étonnant de nous rappeler qu'il a dû fermer. Que fait-on si on n'a pas de renforts? M. Giuliani, ancien maire de New York, a dit dans le livre qu'il a écrit après le 11 septembre que l'un de ses problèmes les plus graves était que le centre des opérations de New York se trouvait au World Trade Center. La ville a dû se débrouiller pour trouver un autre centre des opérations. Voilà quelques-uns des éléments que nous devrions mettre en place pour nous préparer aux mesures d'urgence. Ils nous occasionneraient des coûts, mais des coûts raisonnables.
Si nous faisions toutes ces choses, si nous investissions suffisamment dans l'infrastructure, les mesures d'urgence et la réorientation de la structure décisionnelle du cabinet en matière de sécurité et de renseignement en plus d'évaluer la menace nationale chaque année, le processus d'éducation pourrait s'enclencher dès maintenant. Alors, en temps et lieu, et j'espère que ce sera bientôt, nous serons capables de convaincre le public de la nécessité d'augmenter davantage notre investissement au MDN et dans divers autres domaines. Je pense à des investissements d'au moins deux milliards de dollars de plus par année, non seulement pour le MDN, mais aussi pour l'ensemble des questions de sécurité. Nous ne verrons de tel en 2003-2004. Cependant, si nous lançons tout de suite ce type de programme d'éducation et mettons en place l'infrastructure et les renforts dont je viens de vous parler, nous pourrons, en temps et lieu, persuader les Canadiens de l'existence d'un danger que j'estime toujours clair et présent. Lorsque ce sera fait, nous pourrons nous fier sur un électorat favorable à la réaffectation des ressources nécessaires.
Il faut commencer par des étapes réalisables, comme de changer notre appareil décisionnel et faire des mesures d'urgence une fonction centrale du gouvernement. Je l'ai déjà écrit dans un article que j'ai joint au mémoire remis au comité. Vous pouvez vous fier à mon expérience. À la moitié des années 70, les relations fédérales-provinciales accéléraient sans cesse et ont fait grossir énormément les dossiers du gouvernement. À cette époque, le PQ n'avait pas encore été élu, mais c'était déjà une force très influente au Québec. Il n'était pas très difficile de deviner que s'amorçait un dialogue de tous les jours avec les Québécois à savoir s'ils devaient rester au sein de notre pays ou non.
À ce moment, le gouvernement Trudeau s'était engagé à remanier l'organisation comme je le recommande pour mettre l'accent sur les mesures d'urgence. Gordon Robertson, alors greffier du Conseil privé et l'un de nos meilleurs fonctionnaires, sinon le meilleur, a été nommé secrétaire du cabinet pour les relations fédérales-provinciales. Une unité opérationnelle complète a été créée pour gérer les relations fédérales-provinciales. L'un de nos ministres les plus forts, Marc Lalonde, est devenu ministre des Relations fédérales-provinciales. Ce secrétariat était lié au premier ministre et à l'un de nos ministres les plus forts. Il est rapidement devenu un organisme horizontal absolument essentiel à la réponse du gouvernement du Canada devant la série d'événements marquant les relations fédérales-provinciales, dont l'élection de M. Lévesque en 1976.
Le type de changement organisationnel que je recommande n'est pas nouveau dans notre pays. Un autre gouvernement et un autre premier ministre ont déjà pris conscience de la menace non pas moyenne, mais incroyable qui pesait sur nous. Nous sommes maintenant confrontés à de multiples menaces incroyables, dont des épidémies et des incidents terroristes. Nous avons besoin du même type d'engagement au centre pour que notre pays soit prêt à réagir.
Je vais terminer par ceci: lorsque John F. Kennedy était étudiant, il a écrit un livre intitulé Why England Slept. Il portait sur les années 30, sur le trop peu d'attention portée à Hitler et sur la façon dont la Grande-Bretagne n'était pas prête à intervenir. Il a dit que les années 30 étaient les années des sauterelles.
Mesdames et messieurs les sénateurs, écoutez-moi bien, les sauterelles festoient maintenant.
Le président: Je vous remercie, monsieur Axworthy. Vous nous avez présenté un exposé remarquable, provocant, qu'il valait bien la peine d'entendre. Je préfère de loin l'analogie de la mangouste et de l'éléphant à celle de la souris et de l'éléphant.
Le sénateur Banks: Je vous remercie d'être avec nous, monsieur Axworthy, et de réitérer bon nombre des demandes que nous avons déjà faites. Vous avez dit avoir lu certains de nos rapports. Vous savez qu'à certains égards, nous sommes d'accord avec vous. J'aimerais vous demander de prendre quelques instants de plus pour nous dire si vous croyez que les sauterelles peuvent être arrêtées, que dans les circonstances actuelles, nous pouvons réussir à convaincre le gouvernement et la population de se préparer.
Vous avez fait allusion au livre Why England Slept. Il y a également un auteur du nom de John Keegan, qui a écrit un livre intitulé The Face of Battle. Il nous fait remarquer que les États qui se voient comme pacifistes ont toujours tendance à oublier que le temps venu, il n'y a qu'une chose qui les protège contre la perte de leur liberté. Il s'agit de leur aptitude, de leur capacité et de leur volonté, dans certaines circonstances, de se battre.
Les gouvernements successifs du Canada, peu importe leur allégeance politique, l'ont oublié. On parle des dividendes de la paix, qu'on commence à remettre en doute, mais c'est facile à dire après coup.
Croyez-vous que nous pouvons vraiment convaincre ce gouvernement ou n'importe quel gouvernement et les gens qui en font partie de faire ce qu'il faut pour combler l'écart et arrêter les sauterelles? Cela vous semble-t-il possible?
M. Axworthy: Même un long voyage de mille kilomètres commence par un petit pas. Peut-être ce pas sera-t-il fait au Sénat, par votre comité.
Je le pense et je ne crois pas être trop optimiste. Je le pense pour une bonne raison: au départ, les gouvernements ont été créés pour assurer la sécurité. Depuis, nous avons ajouté tout un éventail d'activités à leurs fonctions, dont le bien-être social, la redistribution, la gestion économique et tout le reste. Reportons-nous à l'époque où les gouvernements ont été inventés, où les personnes ont décidé qu'elles ne pouvaient pas assurer leur propre sécurité ou celle de leur famille de leur propre chef et qu'elles devaient se rassembler pour former une collectivité afin de se défendre contre les truands; c'est là où tout le concept du gouvernement ou de l'État est né. C'est une fonction de base. Si les gens croient vraiment que leur sécurité est menacée, ils vont l'exiger très vite. C'est un besoin de base pour nous tous, si nous nous estimons vraiment menacés. C'est ce qui manque au Canada. Ce n'est pas que les gouvernements ne devraient pas assurer la fonction fondamentale de la sécurité. C'est la toute première chose pour laquelle ils ont été créés, par-dessus tout.
Je comprends ce que vous voulez dire quand vous dites que nous avons du pain sur la planche. J'ai commencé mon exposé en disant qu'au Canada, nous n'avons jamais été prêts, sauf pendant une brève période après la guerre de Corée.
Je ne vous demande pas une petite chose. Ce sur quoi votre comité travaille n'est pas une petite chose.
Le sénateur Banks: Encore maintenant, notre meilleur ami et plus proche voisin est ébranlé. Nous avons eu des feux de forêt d'une ampleur inégalée auparavant. Il y a eu le SRAS et la maladie de la vache folle. Les dangers semblent clairs et présents, mais l'attitude du public et du gouvernement n'a toujours pas changé dans le sens que vous dites. Je suppose que je ne fais que déplorer un fait. Je ne vous demande pas de solution. Il me fait chaud au coeur d'entendre que vous croyez qu'il y en a une.
M. Axworthy: Je crois qu'il y a en ce moment place à un grand leadership dans notre pays. Les gens me semblent très réceptifs à l'idée de la sécurité. J'ai passé l'été dans les Prairies. J'ai été sidéré de constater que tout le monde parlait de la maladie de la vache folle. À Toronto, en mars, les Torontois parlaient enfin d'autre chose que d'immobilier. Il parlait du SRAS.
Lorsqu'il y a eu la panne d'électricité, nous avons vu 50 millions d'Américains et de Canadiens faire beaucoup mieux que les cinq ou dix leaders politiques qui les dirigent. De combien de pannes avons-nous encore besoin? Nous commençons à prendre conscience de la situation. Je crois que les Canadiens commencent à comprendre qu'il se passe quelque chose de bizarre. Le climat n'est plus le même qu'avant. Il y a beaucoup de changements dans leur vie qui sont difficiles à déchiffrer. Par conséquent, ils commencent à se rendre compte qu'il se passe quelque chose et d'instinct, se demandent ce que leurs représentants élus font pour les protéger contre ces démons qui font surface.
J'ai l'impression que, contrairement au 11 septembre, lorsque les Canadiens ont ouvert leur coeur aux Américains parce que l'Amérique avait été attaquée, les Canadiens eux-mêmes commencent à se rendre compte qu'il y a quelque chose qui cloche, qu'ils vont en ressentir personnellement le coup. Ce n'est pas notre générosité envers les Américains ni les menaces contre les Américains qui vont nous faire passer à l'action. Nous allons agir si nous nous inquiétons pour notre propre entourage, notre propre sécurité et nos propres enfants.
Je pense que l'iceberg commence à poindre aux yeux du public. Ce serait une grave erreur de mener une campagne de sensibilisation du public axée sur nos obligations envers nos voisins, et c'est pourquoi je commence à parler de nos obligations envers nous-mêmes. Je doute que les Canadiens disent: «Allons encore aider les États-Unis». J'essaie de mettre en lumière le fait que nous devons absolument nous aider nous-mêmes, et je crois vraiment que le public commence à se réveiller. Il faut qu'il y ait des gens au centre qui reconnaissent l'opportunité de la situation et qui entreprennent la tâche massive de rééduquer le public, comme je le demande.
J'espère que nous aurons bientôt un nouveau gouvernement et que ce gouvernement apportera les changements organisationnels dont je vous ai parlé, ce qui sera loin de l'acculer à la faillite. Le signal est de plus en plus clair. J'espère que la sécurité du Canada sera l'un des principaux thèmes de la prochaine campagne et que nous commencerons à exprimer ce besoin senti chez les Canadiens en des termes accrocheurs sur le plan politique.
Le sénateur Day: Monsieur Axworthy, je m'empresse de prendre bonne note de nombreuses idées que vous avez stimulées. Vous avez eu la chance de lire quelques-uns de nos rapports, comme le sénateur Banks l'a dit, donc vous savez que nous avons déjà défendu une partie de vos arguments. Je suis heureux d'entendre vos observations sur l'éducation publique. En tant que membres du Sénat, nous estimons avoir un rôle important à jouer dans l'élaboration de politiques publiques en éduquant les gens par nos rapports. La tâche qui nous attend — et à laquelle nous devrons nous attaquer une étape à la fois, comme vous le dites — est immense si nous voulons faire changer le gouvernement et faire de la sécurité publique et des mesures d'urgence une fonction de base pour toutes les parties. Ce n'est plus seulement la responsabilité du ministère de l'Agriculture ni des forces armées. Par quoi commençons-nous? Commençons-nous par dire dans un rapport qu'il faut le faire ou le processus s'enclenchera-t-il lorsque le premier ministre décidera que cela fait partie de la fonction et du rôle de base du vice-premier ministre, puis que le tout se fera sentir graduellement aux échelons inférieurs?
M. Axworthy: Vous empruntez diverses pistes. Il ne fait aucun doute que le travail du comité et du Sénat consiste à sensibiliser le public. Le Sénat n'a pas que des fonctions législatives. Il joue également le rôle d'une commission royale permanente qui étudie diverses questions importantes. C'est ce que le sénateur Kirby a fait en ce qui concerne la santé. C'est ce que le comité a accompli au chapitre de la défense. C'est un élément du travail permanent de sensibilisation.
Hélas, je ne pense pas que beaucoup de Canadiens lisent les rapports du Sénat. C'est là que réside le problème. Je lis les rapports parce que je suis toujours en avion et qu'il ne faut pas beaucoup de temps pour lire le Maclean's aujourd'hui. Le Sénat m'offre donc une série pratique d'ouvrages à consulter. Le Sénat devrait songer à la présentation. Que faut-il faire pour que le public s'intéresse réellement à l'excellent travail effectué par le Sénat?
Je ne crois pas être naïf au sujet des modifications organisationnelles à Ottawa. Il ne devrait pas être si difficile de convaincre les intéressés. À moins d'être stupides, tous saisissent l'importance de la frontière. L'entente sur la frontière intelligente a été une réussite. M. Manley a joué personnellement un rôle important en collaborant avec Tom Ridge, mais tous se rendent compte que, dans ses politiques et pour ses institutions, le gouvernement doit aller au-delà de toute amitié personnelle susceptible de se nouer entre les gens. Il nous faut des institutions pour tabler sur ces forces. Les changements organisationnels que je préconise — si nous étions dotés d'un conseil de la protection civile qui effectuait une vérification annuelle nationale, notamment — viendraient s'intégrer aux rapports et activités du Sénat, de la Chambre des communes et des autres institutions dès le début de cette sensibilisation du public.
Je suis assez réaliste pour savoir que le prochain gouvernement ne disposera pas nécessairement de 2, 3 ou 4 milliards de dollars, qu'il pourrait consacrer aux dossiers qui, selon moi, pourraient en profiter. Je pense qu'il faut une réaffectation importante. Si le sénateur Banks et moi avons vu juste, cette réaffectation ne surviendra que si les Canadiens l'appuient et même l'exigent. Par conséquent, vous devez commencer à conjuguer vos efforts morcelés sur le plan de la sensibilisation, notamment en mettant en oeuvre les changements organisationnels qui se révèlent nécessaires pour mieux nous préparer à faire face aux urgences qui, nous le savons, sont imminentes.
Il faut commencer par les organisations. C'est une affaire de quelques millions. Ce n'est pas une somme dérisoire, mais il s'agit de quelques millions et non pas de quelques milliards. Par la suite, il faut prendre un ensemble de mesures proactives pour faire ressortir la nécessité de réinvestir afin de nous procurer les moyens dont nous avons désespérément besoin, selon moi. Il serait futile que j'évoque la possibilité de doubler nos budgets en matière de sécurité nationale, entre autres choses. Il faudra préalablement modifier l'opinion publique.
Je veux signaler au sénateur Banks que l'occasion est là, parce que, après l'hiver, le printemps et l'été, les Canadiens savent maintenant qu'il manque quelque chose. C'est maintenant que nos dirigeants doivent décider de mettre en oeuvre les organisations et les structures pour mieux nous préparer et pour nous permettre de parvenir à un consensus sur la nécessité de réaffecter les ressources.
Le sénateur Day: Les Canadiens savent-ils qu'il y a quelque chose qui manque dans les nombreux dossiers différents que nous abordons en vases clos et que nous examinons au Sénat séparément? Vous avez fait allusion au travail du comité du sénateur Kirby; celui du sénateur Oliver se penche sur les changements climatiques mondiaux. Nous pourrions retrouver une grande partie de l'information que ce comité a reçue. Les grands incendies de forêts seront inévitables. Nous avons pu le constater à Kelowna. D'autres tempêtes de verglas et d'autres inondations se produiront. Toutes ces catastrophes sont prévisibles à l'heure actuelle; les responsables de l'agriculture et des forêts se penchent sur ces questions, mais personne ne regroupe les différents rapports pour aborder la question essentielle de la sécurité et de la protection à l'échelle nationale.
M. Axworthy: Sénateur, vous avez tout à fait raison. Il s'agit d'une question horizontale au sein du gouvernement. Nous sommes divisés verticalement. Mon expérience dans l'administration publique m'a appris que tout ne peut pas être horizontal, sinon vous auriez un centre et rien ne serait accompli dans les ministères responsables. Il existe une, deux ou trois questions horizontales susceptibles d'être considérées comme une priorité par l'ensemble, mais l'influence du Cabinet du premier ministre ou du Bureau du Conseil privé doit jouer, au centre.
Vous avez précisé un deuxième élément, également important. Il figure dans mon mémoire, et je veux le signaler à tous les sénateurs. Le conseil des mesures d'urgence que je préconise ne mettrait pas à contribution uniquement le Bureau du Conseil privé, car vous avez indiqué avec raison que les municipalités, les provinces et toutes les institutions en cause doivent également avoir voix au chapitre dans le débat sur la protection civile. Il ferait également une place aux représentants des municipalités et des provinces: au sein du centre des opérations. Les représentants des provinces, des hôpitaux et des municipalités doivent être les premiers intervenants. Nous voulons compter sur leur collaboration immédiate. Il nous faut donc une organisation intégrée déjà établie: tous les membres se connaissent, ont été détachés et collaborent efficacement. Si des représentants des ministères provinciaux, des municipalités et des organisations de mesures d'urgence faisaient partie d'un tel conseil, les graines de la collaboration commenceraient à pousser. Nous pourrions intégrer les municipalités et les provinces au conseil qui renforcerait la protection civile.
J'irais même plus loin. Nous aborderions notamment la question de la frontière avec les États-Unis. J'essaierais de persuader le Conseil national de sécurité ou le département de la Sécurité intérieure des États-Unis de déléguer leurs représentants à notre conseil. Nous reprendrions ainsi l'idée du NORAD — où il n'y a pas une intégration totale mais une collaboration remarquable des officiers — et nous essaierions d'adapter les modalités au sein du conseil pour parvenir au même résultat, afin d'établir préalablement le mode de collaboration avec nos alliés américains, les collègues à la frontière, les provinces, les municipalités et les premiers intervenants.
Il n'y aurait pas qu'Ottawa qui serait mis à contribution en ce qui concerne le conseil. Il faudrait inviter d'autres décisionnaires importants à nous aider à planifier les exercices de simulation et à rendre le tout efficace. Nous essaierions de mobiliser la volonté d'envisager la protection civile comme une question importante, et si Ottawa manifestait son intérêt et son ouverture, nous pourrions alors former une véritable coalition nationale.
Vous n'êtes pas sans savoir que le fleuve Fraser peut déborder et que des incendies de forêt peuvent se déclarer — de telles catastrophes se produisent dans chaque région et province. La collaboration doit être instantanée, et il faut d'abord que tous les intervenants fassent partie de l'équipe à Ottawa.
Le sénateur Day: J'aimerais obtenir votre avis sur un point légèrement différent. Vous préconisez d'augmenter l'effectif des forces armées et, dans l'un de vos documents, vous avez fait ressortir le rôle que celles-ci ont joué. Nous avons pu constater ce rôle dernièrement à Okanagan lors des incendies de forêt, ainsi que pendant la tempête de verglas et à plusieurs autres occasions. Vous avez recommandé d'accroître l'instruction et d'augmenter l'effectif des forces armées.
Certains théoriciens et certains responsables au sein des forces armées sont d'avis que nos militaires devraient constituer un groupe opérationnel prêt au combat et que l'autre fonction envisagée ne correspond pas au rôle traditionnel militaire. Que pensez-vous d'un rôle de garde nationale qui serait confié à une partie des Forces canadiennes ou, peut-être, à sa réserve?
M. Axworthy: C'est exactement mon idée. Si je dirigeais le MDN ou si j'étais le chef d'état major de la Défense, je souhaiterais confier un rôle qui rehausserait l'estime de la population pour nos militaires, par exemple combattre les incendies et intervenir lors des tempêtes de verglas. Je pense effectivement qu'il faut se doter de capacités de combat bien précises, mais l'aide au pouvoir civil constitue également un rôle traditionnel pour un organisme efficace.
Il faut s'arrêter pour réfléchir un instant au nombre de moyens et d'instruments dont dispose un décisionnaire pour déterminer qu'il doit affecter 2 000 personnes qui doivent être à pied d'oeuvre immédiatement. À combien d'organisations fédérales pourrions-nous ordonner d'envoyer 2 000 personnes dans un délai de 10 heures à Swift Current pour s'attaquer aux problèmes qui sévissent? Que ferons-nous? Déplacerons-nous le ministère des Transports?
Les forces armées sont polyvalentes: elles peuvent servir dans divers scénarios. Elles doivent recevoir l'instruction nécessaire afin de s'acquitter de la tâche épouvantable de tuer d'autres personnes. Elles peuvent offrir davantage qu'une aide au pouvoir civil, mais c'est une fonction tout à fait légitime et importante, qui suscite l'estime dans la population. À Winnipeg, jamais les forces armées n'ont été aussi populaires que lorsqu'elles ont lutté contre les inondations en 1997. La tempête de verglas de Montréal est un autre exemple. La population voit que nos militaires s'acquittent de missions dangereuses et l'aident. Je pense que c'est important.
Il pourrait également s'en dégager une rentabilité accrue. Nos forces sont surtaxées à l'heure actuelle, en raison des missions dangereuses en Afghanistan ou en Bosnie, mais il me semble qu'il s'agit d'un rôle parfaitement naturel pour la Réserve.
L'effectif de la Réserve est trop restreint. Selon moi, les Forces canadiennes devraient compter de 80 000 à 90 000 militaires, et la Réserve, environ 50 000. Ces Canadiens devraient recevoir l'instruction pertinente et bien savoir comment s'acquitter des tâches dont je vous parle. Il faut beaucoup d'heures d'instruction pour apprendre à piloter un CF-18, et un peu moins pour conduire un hélicoptère — si, naturellement, nous disposons d'hélicoptères —, et l'aide au pouvoir civil constituerait un rôle naturel et très utile pour la Réserve.
Je prône non seulement d'augmenter l'effectif des Forces canadiennes, mais également de mettre beaucoup plus à contribution la Réserve, en lui confiant les responsabilités à l'égard desquelles ses membres peuvent été formés. Nous aurions alors probablement recours à la Réserve d'une façon plus efficace et nous confierions les missions dangereuses à l'étranger à nos groupes opérationnels d'élite.
Une certaine interopérabilité est nécessaire, mais il existe une gamme de fonctions qui apporteraient un soutien général à l'égard de la protection civile. Je penserais que ces fonctions conviendraient parfaitement à la Réserve, qui cherche parfois désespérément un rôle à jouer. La défense est un monde si compliqué et si complexe. Cependant, il existe des tâches essentielles, mais d'un niveau inférieur. Puisqu'elles sont disséminées dans l'ensemble du pays, les unités de la Réserve pourraient s'entraîner avec les premiers intervenants des hôpitaux à Surrey et dans les autres villes. Je pense que ce serait un rôle naturel pour la Réserve, un rôle sur lequel je mettrais l'accent, sénateur.
Le sénateur Day: Je vous remercie de vos observations.
Le sénateur Smith: Je voudrais signaler que je connais M. Axworthy depuis près de 40 ans. Nous pourrions vous raconter bien des histoires de guerre, mais nous ne le ferons pas.
Le sénateur Day a effleuré la question que je veux aborder. Dans l'hypothèse optimiste où nous pourrions affecter un montant supérieur à la défense et à la sécurité — et tous les membres du comité croient que cela devrait être une priorité absolue —, je vous demande quelle serait la meilleure utilisation de ces crédits éventuels, en cette période de l'après-guerre froide et dans la foulée des événements du 11 septembre. L'appareil militaire traditionnel a été conçu en fonction de champs de bataille classiques où s'affrontent deux forces. À l'heure actuelle, je ne connais aucune circonstance où un tel scénario est susceptible de se produire dans le monde.
Je pense que nous continuerons à nous acquitter de missions de maintien de la paix, rôle dont je suis un fervent défenseur. D'après moi, le Canada perpétue ainsi une grande tradition, et ces missions nous procurent l'excellente occasion de pouvoir former les militaires à intervenir dans des situations variées.
J'ai mangé récemment avec un militaire qui a été affecté six fois à l'étranger: deux fois en Bosnie ainsi qu'une fois au Kosovo, au plateau du Golan, en Afrique et au Honduras dans le cadre d'une opération de secours. Je lui ai demandé combien il aurait fallu de chars. Il a ri, puis a répondu qu'aucun n'a été nécessaire en fait. Il a précisé sa réponse par la suite. Je n'insinue pas que tous les chars devraient être remisés — il parlait des VBL, et il aime les Hummer ainsi que les véhicules semblables. J'espère parfois que nos sous-marins se révéleront utiles.
Cependant, quel serait le meilleur usage de ces dollars, étant donné la disparition des défis de la guerre froide qui ont été à l'origine d'une grande partie du matériel qui a été mis au point? J'ignore comment vous anticipez les choses en ce qui concerne le SRAS, mais je suppose que vous êtes en meilleure position, si vous êtes en mesure de lutter contre le bioterrorisme, réalité dont vous ne pouvez pas faire abstraction. Entre une structure de défense traditionnelle et des moyens propres à la lutte contre le terrorisme de l'après-11 septembre, où faudrait-il mettre l'accent? Comment dosez-vous le tout?
M. Axworthy: Je pense que les menaces les plus graves sont celles liées à l'après-11 septembre, les terroristes pouvant se servir d'armes de destruction massive, du bioterrorisme ou d'autres stratégies. L'exercice dont j'ai parlé — Top Off 2 — a commencé par la dissémination de la peste à Chicago, qui s'est par la suite répandue à l'ensemble du continent. Les militaires ont un rôle à jouer dans la lutte contre le terrorisme, mais ce n'est pas un rôle important. C'est pourquoi j'ai parlé de la protection civile et de la sécurité nationale au sens large. Cela englobe notamment la collecte et la diffusion du renseignement; les exercices; les stocks de médicaments nécessaires ou les usines permettant de les fabriquer — de nombreux médicaments ne peuvent être stockés parce qu'ils se détériorent; les installations pour nous protéger; la coordination établie avec nos alliés; la vérification du réseau de communication électronique pour garantir l'échange du renseignement, ce qui fait partie d'un accord depuis 1948. Sénateur, toutes ces questions sont liées à la sécurité, mais il s'agit également de questions découlant de la privatisation de la guerre. C'est l'enjeu à l'heure actuelle. La modèle de Clausewitz de guerre entre les États — celle de Westphalie — accuse un recul, mais il n'a pas été abandonné totalement. La situation concernant la Corée du Nord est encore très dangereuse.
J'ai parlé d'une évaluation des menaces nationale. Si je faisais partie du groupe d'étude, l'évaluation tiendrait compte de la situation dans la foulée des événements du 11 septembre et se pencherait sur une foule de menaces avant d'envisager la possibilité d'une attaque armée contre le Canada avec des moyens traditionnels.
Il existe certes un rôle qui incombe encore à nos forces armées traditionnelles: au Canada, nous utilisons à tort l'expression maintien de la paix, car ce dont s'acquittent nos forces à l'heure actuelle ne correspond plus au concept de maintien de la paix de M. Pearson, concept selon lequel les parties en cause conviennent de la nécessité d'une force d'intervention pour les séparer et leur permettre d'entamer les préparatifs de paix et le dialogue. Je pense que nous n'avons pas rendu service à nos militaires en qualifiant les opérations en Afghanistan de «maintien de la paix». Ce n'est pas le maintien de la paix que je connais. Les talibans fourbissent encore leurs armes. Ils disposent de mortiers et de roquettes qu'ils aiment lancer. Nous pouvons nous demander si les talibans sont engagés dans une guerre entre des États, mais il s'agit néanmoins d'un conflit plus traditionnel entre des forces armées. Ce fut également le cas en Croatie. Il existe divers conflits armés dans lesquels nos troupes pourraient intervenir, et l'image du gardien de la paix avec un bâton à Chypre a disparu depuis longtemps. Nous avons envoyé nos forces dans des endroits très dangereux. Ils n'ont peut-être pas besoin de chars, mais ils doivent certes pouvoir compter sur les véhicules Coyote et tout le matériel blindé traditionnel, car nous les plongeons au coeur de conflits qui sont quasiment des guerres.
Dans mon exposé, j'ai dit qu'en cette période de rareté des ressources, j'investirais dans tout ce que je pourrais dans l'infrastructure, le SCRS et l'établissement de communication, pour justifier pourquoi nous devrions exiger davantage pour le MDN. Le transport maritime et aérien constitue la ressource dont nous avons clairement besoin pour effectuer les missions de maintien de la paix, engager le combat et planifier les mesures d'urgence. Nous ne pouvons rien accomplir dans l'un ou l'autre de ces domaines, sans les aéronefs pour transporter les médicaments ou les troupes, ou encore sans les navires pour acheminer le matériel.
Le comité est au courant de l'état dangereux de nos capacités de transport aérien et maritime: les hélicoptères et les navires. Voilà l'investissement que nous devrions effectuer immédiatement au profit du ministère de la Défense nationale, parce que nous pourrions ainsi intervenir dans toutes ces situations, qu'il s'agisse d'une inondation dans la vallée du Fraser, d'une mission de maintien de la paix ou d'un conflit armé.
Si j'avais pu exercer une certaine influence, nous commencerions à investir dans les moyens de transport qui ont un lien avec toutes les menaces dont nous parlons.
Le sénateur Wiebe: Il est fort rafraîchissant de vous entendre parler de l'importance d'augmenter la taille et l'efficacité de nos unités de la Réserve dans l'ensemble du pays. Je pense que ces unités ont joué et peuvent jouer un rôle essentiel à l'avenir.
Lorsque vous dites ce soir que les Canadiens ont le sentiment que les gouvernements assurent efficacement leur sécurité, vos propos traduisent une réalité qui existe depuis toujours. Ce sentiment s'est dissipé le 11 septembre, lorsque nous nous sommes rendu compte de l'impuissance des gouvernements à offrir ce genre de sécurité. Naturellement, l'une des meilleures solutions consiste à prévenir plutôt qu'à réagir. Cependant, la prévention nécessite un réseau complexe et efficace en matière de collecte du renseignement. Notre comité et les politiques se buteront à un problème: convaincre la population de l'importance du renseignement, tout en respectant la vie privée. Comment pouvons-nous composer avec une telle situation?
M. Axworthy: J'utilise une métaphore pour comparer le renseignement au sang artériel dans nos corps. Le renseignement est absolument essentiel pour conjurer toutes les menaces dont je parle. Il faut d'abord collecter, analyser et diffuser le renseignement.
Un pays comme l'Australie est doté d'un service de renseignement étranger. Je ne crois pas que nous ayons besoin d'un nouveau service de renseignement étranger. Selon moi, nous devons affecter davantage de ressources au SCRS, si ce dernier estime qu'il faut des agents à l'étranger.
Il y a des questions, des préoccupations et des craintes. Nous avons tous vu des films d'espionnage. Je crois que le public pense notamment que l'accroissement des moyens dans ces domaines servira à restreindre les libertés individuelles. Nous devons montrer que nous devons défendre nos intérêts et nous protéger.
Je suis sûr que le comité s'est penché sur l'affaire Ressam. Nous avons été très chanceux que l'homme en question, qui a été arrêté dans l'état de Washington avant de faire exploser sa bombe à Los Angeles, ne fût pas un kamikaze et qu'il fût le premier à se jeter au plancher lorsque les douaniers américains ont examiné les explosifs et la nitroglycérine qu'il transportait dans le coffre de son véhicule. S'il avait été un kamikaze — et certains de ses complices avaient l'intention de faire exploser des établissements juifs à Montréal —, les conséquences auraient pu être tragiques. Je parle du renseignement et non pas des militaires. Les militaires sont efficaces en ce qui concerne les satellites et les autres technologies; nous avons besoin de leur réseau de communication à cette fin, mais il nous faut des agents du renseignement pour remonter à la source. Il nous faut collaborer en matière de renseignement. Les Français avaient Ressam à l'oeil. Nous n'avons pas été assez efficaces pour obtenir leur information afin d'arrêter cette personne avant qu'elle ait presque réussi à commettre des horreurs.
Rien ne vous est donné gratuitement dans le monde du renseignement. C'est donnant donnant. Je ne dis pas que c'est un réseau de troc; il s'agit plutôt de faire profiter aux Américains, aux Britanniques ou aux autres de nos compétences particulières et de nos connaissances au sujet d'une menace ou d'un groupe — de ce qui serait susceptible d'être utile aux responsables du renseignement de l'OTAN. Nous ne pouvons pas compter uniquement sur les renseignements d'un autre pays. Nous devons également faire profiter les autres de l'information que nous possédons sur les personnes qui peuvent avoir accès à nos installations et se trouver sur notre territoire.
Parmi tous les rôles que j'ai abordés, la collecte active du renseignement constitue l'un des plus difficiles à assumer pour le Canada. Je répète que des pays comme l'Australie et la Suède sont dotés d'un service du renseignement étranger. Je pense que les plus grandes menaces émanent d'activités qui pourraient être entreprises à l'étranger avant d'être exportées ici.
Pour mettre au jour ces menaces, vous devez collaborer au maximum avec de nombreux alliés en matière de renseignement. Le meilleur renseignement passe par un investissement pertinent dans ce domaine afin de pouvoir échanger et collaborer avec les autres.
Personne n'aime les profiteurs, et le monde du renseignement ne fait pas exception.
Le sénateur Weibe: J'aimerais obtenir quelques précisions et savoir ce que vous pensez de la possibilité que les responsables du renseignement aient été au courant de ce qui se tramait avant le 11 septembre.
Avons-nous eu peur de réagir par crainte de nous tromper ou pensions-nous que personne ne commettrait jamais un acte aussi insensé?
M. Axworthy: Bien des Américains se sont prononcés sur cette question. En ce qui concerne les attaques du 11 septembre, la véritable difficulté résidait dans le fait que des signes étaient présents et que le FBI détenait des renseignements qui auraient changé beaucoup de choses si le Conseil national de sécurité ou la CIA en avaient été au courant. Le problème, que j'ai signalé au sénateur Day, c'est que les membres du réseau américain du renseignement, soit le FBI, la CIA, le Conseil national de sécurité et les autres agences — la CIA et le FBI en sont les deux éléments importants —, n'étaient pas réputés pour coopérer les uns avec les autres. Ces agences étaient plutôt en concurrence. Chacune avait tendance à ne pas divulguer ses renseignements aux autres. Je n'en aborderai pas la raison. Depuis l'époque de J. Edgar Hoover au FBI, il y a un manque viscéral de collaboration entre le FBI et la CIA. Ils ne collaborent pas. Il convient de signaler un point au sujet du département de la Sécurité intérieure, structure dont je ne recommande pas la création au Canada: les deux agences qui devraient faire partie de ce département mais qui en sont exclues sont le FBI et la CIA. Toutes les agences y sont représentées à l'exception des deux qui n'ont pas collaboré avant les événements du 11 septembre. Voici où réside véritablement le problème: l'échange d'information. C'est pourquoi je préconise la création d'un conseil canadien des mesures d'urgence où divers ministères et organismes pourraient échanger des renseignements: SCRS, GRC, Solliciteur général, ADRC, et cetera.
Les Américains ont été aux prises avec un problème: le manque de coordination et l'absence d'échange d'information. C'est pourquoi ils ne se sont pas aperçus assez rapidement de l'imminence du plan de ben Laden. Ils savaient que ben Laden avait comme scénario possible l'utilisation d'avions comme missiles. Le moment crucial est survenu lorsqu'un terroriste éventuel, qui avait suivi des cours de pilotage, a été arrêté au Minnesota. Si les responsables pertinents avaient été mis au courant, ils auraient su que les attaques étaient imminentes. Cependant, rien n'a été divulgué. La faute n'est pas imputable à une collecte du renseignement déficiente, mais plutôt à un manque d'échange d'information. Cela ne nous concernait pas.
Le sénateur Wiebe: Quelle est l'ampleur de notre problème au Canada en ce qui concerne l'échange d'information? Le qualificatif «fragmenté» n'est pas approprié, mais il semble que le Canada possède des forces policières très diversifiées: police portuaire, sûreté provinciale, sûreté municipale, sûreté régionale, GRC, SCRS, et cetera. Le degré de diversité est-il si élevé qu'il nous faudrait envisager un regroupement? Cela est-il possible grâce à l'échange d'information?
M. Axworthy: L'échange d'information nous offre de nombreuses possibilités, particulièrement dans le cadre d'une organisation. Échanger de l'information, ce n'est pas tenir mensuellement des réunions de sous-ministres pour aborder les problèmes, ni tenir une réunion de chefs de police lors d'un congrès annuel. Pour qu'il y ait échange d'information, il faut constituer une équipe dont les membres se parlent quotidiennement, se penchent très sérieusement sur les dossiers tous les jours, sont dotés de procédures opérationnelles pour affronter diverses crises, et cetera. C'est là où nous ratons le coche au Canada.
Après la tempête du verglas au Québec, nous nous sommes rendu compte que plus de la moitié des municipalités ne possédaient pas de plan d'intervention d'urgence. Je me demande combien de municipalités canadiennes disposent aujourd'hui d'un plan à jour pour faire face à une tempête de verglas, à un incendie ou à une autre catastrophe. Qui le leur demande? Qui les a rassemblées au sein d'un organisme pour qu'il soit possible couramment de déterminer les mesures mises en oeuvre par les villes? Il faut en permanence poser des questions, obtenir des réponses, convenir de protocoles et de procédures ainsi que tenir compte du facteur humain - apprendre à connaître les différents rouages, y compris les représentants des forces policières. Dans le genre de structure dont je parle, nous affecterions au sein d'une équipe les meilleures personnes appartenant à divers organismes et relevant de diverses autorités, afin qu'elles puissent apprendre la meilleure façon de collaborer.
Au moins au Canada, il me semble qu'il serait plus avisé de coordonner les activités et de disséminer l'information depuis la tête d'une organisation, de la façon que j'ai expliquée, plutôt que d'entreprendre des changements organisationnels visant à effectuer un regroupement. À Ottawa, il arrive souvent que les gens qui ne savent vraiment pas quoi faire et qui n'ont pas d'argent se lancent dans des réorganisations structurelles. Cela les occupe, mais on perd énormément en coûts de transaction découlant des modifications en matière d'attribution d'emplois, et cetera. Je ne suis pas sûr qu'il faille effectuer une série de regroupements. En revanche, je suis convaincu que nous avons besoin d'une entité coordinatrice méthodique, qui partage l'information et la planification, qui a des plans opérationnels, qui commence à travailler en équipe et qui se soit dotée de protocoles préétablis aussi bien au pays qu'à l'étranger et avec les différentes provinces. C'est par là que je commencerais, plutôt que de m'orienter vers les regroupements.
Le président: Monsieur Axworthy, il n'est pas difficile d'adhérer à votre proposition sur la manière de traiter avec les Américains. L'approche humble et polie ne convient pas aux électeurs canadiens et les Américains voient cela comme un outrage. Nous devons tracer la voie et fixer des normes canadiennes adaptées à notre pays et qui seront probablement supérieures aux normes américaines. Nous pourrons ensuite dire à nos voisins: «Appliquez-vous les mêmes règles que nous?» Je pense que c'est l'attitude que nous devons adopter à la table des négociations avec ces gens.
M. Axworthy: J'aimerais prendre le leadership en matière de protection civile.
Le président: Bravo! D'après la proposition que vous avez soumise au comité, le dossier américain relèverait-il du Bureau du Conseil privé et du vice-premier ministre dans la structure que vous envisagez?
M. Axworthy: La question frontalière et toutes les dispositions afférentes en feraient partie, effectivement.
Le président: Selon moi, c'est le seul élément manquant de votre exposé que j'ai néanmoins trouvé très solide.
Vous nous avez donné une série de réponses très détaillées et présenté des observations fort utiles. Vous avez demandé qui s'était adressé aux municipalités. Ce comité a demandé à plus de 100 municipalités de lui exposer leurs problèmes et leurs capacités; jusqu'à présent, 50 d'entre elles ont répondu à l'appel. Le moment venu, nous divulguerons l'information.
M. Axworthy: Parmi les nombreuses choses dont j'ai parlé, il y a la possibilité d'organiser une réunion fédérale-provinciale privée sur la protection civile, par exemple. Le premier ministre demanderait à ses homologues provinciaux de fournir un rapport concernant l'état de la protection civile sur leur territoire, dans leurs villes et leurs communautés. L'un des avantages que présente ce genre de réunion, c'est qu'il force les gens à s'atteler à la tâche. Cela oblige les hauts dirigeants à porter vraiment attention au problème. Quelle différence cela ferait pour bon nombre de ces municipalités si elles savaient que leur premier ministre allait leur demander ce qu'elles font en matière de protection civile, où se trouve la génératrice et comment elles gèrent l'électricité, parce que ces gens doivent être prêts à répondre au cas où le premier ministre du Canada leur poserait toutes ces questions lors d'une rencontre privée au 24 Sussex.
Le président: Si certaines provinces semblent agir en étroite collaboration avec les municipalités, d'autres éprouvent de grandes difficultés à ce chapitre. Les municipalités nous le font savoir et nous aviserons éventuellement tous ceux qui nous interrogeront à ce sujet.
Je tiens à vous remercier infiniment d'avoir comparu devant nous aujourd'hui. Votre exposé s'est révélé fort utile, tout comme le document que vous avez déposé. Nous aimerions pouvoir, après avoir réfléchi sur ce que vous nous avez dit, vous poser davantage de questions. En outre, nous souhaiterions vous inviter à comparaître de nouveau pour que vous nous aidiez dans nos travaux futurs.
Je dois vous dire que certains membres du comité auraient grandement apprécié être présents aujourd'hui, mais ils ont été pris dans l'ouragan qui a frappé la côte Est et qui a nécessité l'application de mesures d'urgence. Mardi dernier, à Halifax, nous avons revu notre capacité d'intervention en cas d'urgence avec la municipalité et la province. Nous ne savions pas qu'un ouragan se préparait, mais nous avons été impressionnés par la qualité de l'exposé présenté.
M. Axworthy: Je vous remercie de m'avoir donné l'occasion de comparaître.
Le président: Si vous avez des questions ou des commentaires, veuillez consulter notre site Web à l'adresse: www.sen-sec.ca. Nous y affichons les déclarations de nos témoins ainsi que l'horaire des séances. Sinon, vous pouvez communiquer avec le greffier du comité en appelant au numéro 1-800-267-7362 pour obtenir des informations supplémentaires ou savoir comment entrer en contact avec les membres du comité.
Chers sénateurs, je ne voudrais pas retenir M. Axworthy inutilement. Certains d'entre nous seraient ravis de s'entretenir brièvement avec lui une fois la séance terminée. En attendant, je dois déposer une motion devant le comité. C'est une motion que nous déposerons, en partie, pour nos collègues qui n'ont pu être présents aujourd'hui et qui vise à renvoyer l'étude au Sous-comité des anciens combattants. Ils ont l'intention d'en parler au Sénat demain. Pour que ce soit possible, nous devons donner notre approbation ce soir. Puis-je avoir une motion? Le sénateur Banks et le sénateur Smith proposent tous deux la motion. Cette motion sera valable si quelqu'un d'en face l'appuie aussi avant qu'elle ne soit transmise par écrit à la Chambre par la greffière. Qui est en faveur?
Mme Barbara Reynolds, greffière du comité: Monsieur le président, permettez-moi d'apporter quelques précisions: la Chambre a déjà envoyé ceci à l'ensemble des membres du comité. C'est une motion qui consiste simplement à permettre au sous-comité d'entreprendre ce travail et d'examiner son ébauche de budget mercredi.
Le président: Je suis soulagé que quelqu'un présente les choses aussi clairement; vous comprenez maintenant pourquoi la greffière est assise à ma gauche. Je vous remercie, c'est très utile. Ceci dit, qui est en faveur?
Le sénateur Day: En faveur de renvoyer ceci au Sous-comité des anciens combattants?
Le président: Oui.
Des voix: D'accord.
Le président: La motion est adoptée et la séance est levée.
La séance est levée.