Aller au contenu
TRCM - Comité permanent

Transports et communications

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Transports et des communications

Fascicule 7 - Témoignages du 1er mai 2003


OTTAWA, le jeudi 1er mai 2003

Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications se réunit aujourd'hui à 10 h 49 pour examiner l'état actuel des industries de médias canadiennes; les tendances et les développements émergents au sein de ces industries; le rôle, les droits et les obligations des médias dans la société canadienne; et les politiques actuelles et futures appropriées par rapport à ces industries.

Le sénateur Joan Fraser (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente: Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications examine présentement l'état des industries de médias canadiennes. Nous nous intéressons au rôle qu'il revient à l'État de jouer pour faire en sorte que les médias d'information demeurent vigoureux, indépendants et diversifiés à la lumière des changements remarquables qui sont survenus ces dernières années, y compris la mondialisation, les changements technologiques, la convergence et la concentration accrue de la propriété.

[Français]

Aujourd'hui, notre premier témoin est M. Patrick Watson, ancien président de la Société Radio-Canada qui a une longue expérience en tant que journaliste, cinéaste et écrivain.

[Traduction]

Nous vous remercions beaucoup d'être venu nous rencontrer aujourd'hui, monsieur Watson. Je crois savoir que vous avez une déclaration liminaire et, par la suite, nous passerons à une période de questions et commentaires.

M. Patrick Watson, ancien président de la SRC, témoignage à titre personnel: J'ai été très impressionné par le témoignage des deux témoins que vous avez reçus hier, et je souscris largement à leurs propos. J'ai quelques modifications à proposer et quelques idées novatrices à mettre sur la table.

À mon avis, l'influence prédominante de la publicité dans le monde du journalisme est sans doute le principal défi auquel fait face notre pays dans ses efforts pour assurer aux citoyens canadiens l'accès à un journalisme de qualité supérieure sur lequel ils peuvent fonder les décisions qu'ils sont appelés à prendre en tant que citoyens dans une démocratie.

Les enjeux qui figurent en tête de votre liste, la propriété croisée et la propriété multiple, sont sérieux. M. Kent a déclaré jeudi qu'il serait à la fois utile et facilement réalisable pour les gouvernements d'interdire la propriété croisée entre la presse électronique et la presse écrite, ou à tout le moins de faire preuve d'une grande prudence à cet égard. Cette proposition mérite au moins réflexion. Il a aussi raison de dire que lorsqu'une chose a été déclarée légale et fonctionne en toute légalité, il est difficile de revenir là-dessus.

La question de la propriété multiple est une source de préoccupation. L'idée de M. Kent voulant que par le biais d'une entente contractuelle, les propriétaires de plusieurs journaux s'engageraient à garantir une certaine indépendance aux rédacteurs en chef des deuxième, troisième et quatrième journaux leur appartenant, est intéressante et mérite d'être examinée.

Je ne pense pas que la situation soit aussi cruciale qu'elle a pu l'être il y a quelques années, et ce n'est pas parce que depuis 40 ou 50 ans la culture est arrivée au point où la servitude de tous les médias populaires vis-à-vis la publicité est pratiquement totale. Il existe certaines exceptions intéressantes, soit quelques magazines spécialisés, notre journal national le Globe and Mail et certains diffuseurs publics ou quasi publics. Cependant, dans l'ensemble, la culture a passablement réussi à transformer le citoyen, qui pour moi s'est toujours écrit avec un «C» majuscule, en un consommateur, qui, aux yeux des commerçants, s'écrit avec un «C» majuscule. Cette transformation culturelle est suffisamment profonde qu'à mon avis, des transferts de propriété ou des restrictions applicables à la propriété croisée ou multiple n'auront pas, en soi, un effet approfondi.

Selon moi, l'entreprise publique est le seul mécanisme efficace capable d'offrir un contrepoids et un chien de garde dans le monde du journalisme. Dans cette optique, il serait très avantageux pour la société canadienne de revenir à l'idée classique du radiodiffuseur public et d'insister pour que la SRC ne soit rien d'autre qu'un radiodiffuseur public et non l'entité hybride qu'elle est à l'heure actuelle.

Encore récemment, le volet radio de Radio-Canada se comportait comme un service pour les citoyens. Pourtant, il semble maintenant avoir adopté la même mentalité que tous les grands télédiffuseurs voulant que la mission du diffuseur soit avant tout d'aller chercher un auditoire considérable — ce qui n'est pas toujours conforme à l'idée de servir un auditoire, qui est la raison d'être du radiodiffuseur public. À la première chaîne radio de Radio-Canada, on parle maintenant de l'importance de séduire de jeunes auditeurs. Je suis d'accord avec cet objectif, mais la qualité de ce que l'on diffuse sur les ondes pour séduire un auditoire jeune est un facteur essentiel. Si, pour aller chercher de jeunes auditeurs, on leur propose la même musique rock populaire qu'ils peuvent entendre sur une douzaine d'autres stations, le radiodiffuseur public, qui doit se distinguer des autres, ne remplit pas son mandat. Je pense qu'il faut être au service des citoyens.

Depuis 1975 environ, lorsque s'est amorcé un changement de cap culturel dans l'esprit des responsables de la programmation, la télévision de Radio-Canada s'est efforcée de livrer concurrence aux télédiffuseurs commerciaux. Si l'on considère tous les services de télévision offerts maintenant, il est très difficile pour un citoyen qui écoute une émission fortement ancrée dans la réalité canadienne de savoir qui l'a produite car les grandes émissions de la grille de programmation croulent sous la publicité. Par conséquent, il est très difficile de savoir quel radiodiffuseur en est l'auteur. La télévision de Radio-Canada a perdu son caractère distinctif.

Nous voulons revenir aux normes du journalisme. Je m'empresse de dire qu'à la SRC, le journalisme télévisé demeure le chef de file de tout ce qui se fait ailleurs sur le continent. Ses traditions sont très solides. Même si elle a subi des compressions, que ses effectifs ont fondu et que son rayonnement a diminué, elle n'en continue pas moins d'offrir un service formidable. Cependant, c'est un service qui s'inscrit dans un réseau où le souci des cotes d'écoute, la quête d'un auditoire plus jeune et l'obligation de vendre de la publicité minent sa capacité de représenter une voie distincte vers laquelle les Canadiens peuvent se tourner chaque fois qu'ils veulent ressentir un sentiment d'appartenance dans l'environnement de la radiodiffusion.

J'estime aussi que dans le domaine de la presse écrite, le moment est venu de ressusciter l'idée d'un journal d'État. Il y a 32 ans, le secrétaire d'État de l'époque, M. Gérard Pelletier, m'a demandé de diriger un groupe de travail national sur la participation des citoyens au processus décisionnel dans une démocratie. Nous avons parcouru le pays à la recherche de diverses façons qui permettraient aux citoyens de participer et de se sentir à l'aise dans le processus de prise de décisions nationales.

À cet égard, nous avons présenté un certain nombre de propositions rédigées dans le cadre classique d'un mémoire au Cabinet. Nous avons aussi remis un paquet qui avait la forme d'un gros oreiller; au lieu d'être en coton, il était fait de papier richement texturé sur lequel figurait à l'extérieur le drapeau. J'oublie ce que nous avions écrit dessus, mais le drapeau prenait pratiquement toute la place. Cette enveloppe contenait un certain nombre d'artefacts qui auraient existé si nos propositions avaient été concrétisées. Par exemple, il y avait une grande affiche où l'on pouvait lire: «Prenez le train pour un dollar par jour». Nous avons conclu que l'un des grands obstacles à une véritable participation populaire au Canada était le fait que les Canadiens ne voyagent pas, qu'ils ne connaissent pas le reste du pays et qu'ils n'ont pas vécu avec leurs concitoyens. Nous voulions que le gouvernement persuade les sociétés de chemin de fer — par la force, par des incitatifs monétaires ou autrement — de rattacher deux wagons de voyageurs sur chaque train de marchandises, l'un pour transporter des bicyclettes et des bagages et l'autre, doté de simples sièges en bois, pour transporter des passagers. Les gens pourraient monter à bord du train à 10 heures le matin et en descendre à 16 heures l'après-midi. Ils se rendraient à bicyclette dans les collectivités locales où ils passeraient la nuit dans de petites auberges. L'accès au train pour un dollar par jour serait prioritairement réservé aux familles ayant des enfants en âge de faire de la bicyclette ou de la randonnée. Nous avons conçu l'affiche de façon à laisser entendre que cela se faisait déjà, et alors que nous mettions la dernière main au projet, il était intéressant de voir la réaction des gens qui entraient dans notre bureau. Ils disaient tous: «Je ne savais pas que cela existait. C'est formidable. Je serais prêt à emmener ma famille sans hésitation.»

Parmi les autres articles se trouvant dans la taie d'oreiller, il y avait la première et la seule édition d'un journal public au Canada édité par le regretté Peter Gzowski. C'était le premier numéro, qui datait approximativement de juin 1971. Je suis désolé de ne pas avoir apporté mon exemplaire avec moi, mais je l'ai prêté à un éminent architecte montréalais qui ne me l'a jamais rendu. Ce doit être dans les archives quelque part, et vous auriez intérêt à demander à votre attaché de recherche d'en dénicher un exemplaire pour que vous puissiez prendre connaissance de certaines des propositions qui s'y trouvaient — particulièrement en ce qui a trait à la création d'un journal national.

J'estime que les réserves que l'on a exprimées dans le passé au sujet d'un journal financé par le trésor public sont très sérieuses et doivent être prises en compte. L'idée d'un journal d'État est un anathème pour tout journaliste sérieux ou tout bon démocrate. Nous avons un service national d'information publique indépendant du gouvernement qui fonctionne plutôt bien. Il existe au Canada une institution extraordinaire appelée l'Institut de recherche en politiques publiques, qui a été fondé il y a une trentaine d'années grâce à une dotation du gouvernement fédéral de 40 millions de dollars et qui, par la suite, a pu cheminer à sa guise pour élaborer sa propre politique. Cet institut réunit des penseurs politiques d'un peu partout au pays et de l'étranger et constitue une source importante d'examen de la politique pour le pays.

Je ne vois aucun obstacle — si ce n'est la superstition — au fait d'avoir un journal public financé au moyen d'une dotation plutôt que d'une subvention annuelle renouvelable du Parlement. Un tel journal jouirait d'une indépendance financière et son conseil d'administration serait composé de journalistes de tous les coins du pays, et ce, dans le respect d'un mandat clairement énoncé dans une loi du Parlement. Il pourrait avoir une double fonction, soit servir de source d'information sur les aspects de notre vie nationale et de nos relations internationales qui ne sont pas très bien couverts dans la presse ou dans les médias populaires, et agir en tant que chien de garde de la presse actuelle.

Son mandat consisterait en partie à prendre connaissance des articles publiés dans les quotidiens et les hebdomadaires de la presse nationale pour évaluer la qualité des reportages. Cela ne se fait pas suffisamment. On en voit un exemple modeste dans les deux numéros annuels de la Ryerson Review of Journalism, qui est rédigée par des étudiants. Ce magazine renferme des analyses intéressantes. Si ce coup d'oeil scrutateur s'exerçait au plus haut niveau du journalisme dans notre pays et était considéré comme une fonction des citoyens canadiens, cela représenterait une contribution immense. La presse conventionnelle s'y opposerait peut-être initialement, mais petit à petit, ses membres apprendraient à l'apprécier. D'ailleurs, du fait que des journalistes feraient partie du conseil d'administration, cela ouvrirait la voie à des normes supérieures et à une qualité journalistique optimale dans toute la presse.

En résumé, je ne pense pas que le fait de restreindre ou de réglementer la propriété, même si cela peut s'avérer important et utile, puisse avoir un effet radical en raison de la prédominance de la publicité dans notre culture. La solution consiste à se doter d'une entreprise publique quelconque, et je soumets ces deux exemples à votre attention.

[Français]

Le sénateur Losier-Cool: Comme francophone vivant au Nouveau-Brunswick, j'ai une préoccupation très précise au sujet de Radio-Canada. Je veux parler de la mission première de Radio-Canada. Vous avez parlé du mandat bien spécifique de Radio-Canada, selon lequel les émissions doivent avoir un contenu canadien. Les francophones vivant en situation minoritaire déplorent parfois que la mission première de Radio-Canada ne rencontre pas leurs attentes.

Je vais prendre l'exemple très précis du bulletin de nouvelles. Chez nous le bulletin de nouvelles de 20 heures est très écouté. Malheureusement, je le déplore — je l'ai entendu et vécu — le bulletin de nouvelles en français est presque une source d'assimilation pour nos Francophones. Nous n'arrivons pas à retrouver la vision canadienne dans ce que nous offre Radio-Canada. Alors, on regarde le bulletin en anglais et l'on préfère écouter Peter Mansbridge au lieu de Stéphane Bureau et M. Goujon. Je ne crois pas que Radio-Canada existe pour concurrencer avec le secteur privé. Vous avez dit que Radio-Canada veut plus jeunes à l'écoute de leurs émissions. Les plus jeunes ne sont pas toujours nécessairement intéressés par toutes les nouvelles qui se passent au Québec. On n'a pas de contrôle sur celui qui lit le bulletin de nouvelles.

M. Watson: Heureusement.

Le sénateur Losier-Cool: On sait qu'il y aura des changements au bulletin de nouvelles de Radio-Canada de 21 heures. Selon vous, est-ce que Radio-Canada respecte vraiment cette mission première selon laquelle la société doit présenter une vision canadienne des deux peuples fondateurs?

M. Watson: Oui, en principe. Effectivement, Radio-Canada et la CBC sont très limités pour des raisons budgétaires et d'autres raisons. D'après moi, la raison principale serait le changement de la culture de Radio-Canada qui ne voit plus leur mandat comme leur raison d'être principale, mais plutôt l'acquisition d'une audience plus large, et plus jeune.

Ceci dit, il ne sera pas impossible de réviser la programmation de Radio-Canada, mais il sera très difficile à moins que la direction de Radio-Canada ne décide qu'il faut faire des changements très radicaux. Radio-Canada essaie de servir une gamme immense de programmation et d'audience, au lieu de se spécialiser dans la programmation que je caractérise de «programmation pour les citoyens». Je crois que c'est le noeud de la question. Il y a évidemment l'immense question financière.

Je crois que ce qui nous manque à Radio-Canada, c'est l'appui de la population et l'appui du Parlement. Puisque CBC est tellement confus au sujet de son image par ce mélange de programmation commerciale et celle pour les citoyens, qu'il n'est plus possible de dire que nous constituons un service absolument distinct.

[Traduction]

À maintes et maintes reprises, des gens viennent me trouver pour me dire: «J'ai vu l'une de vos émissions hier soir, c'était fabuleux.» Lorsque je leur demande sur quelle chaîne ils l'ont vu, ils répondent: «C'était à Radio-Canada... Attendez une seconde, c'était peut-être à Global, non plutôt au canal Histoire, je n'en suis pas sûr.» À mes yeux, cela représente un échec sérieux pour la SRC.

Au cours de la deuxième année de mon mandat de président du conseil d'administration, j'ai rédigé un document intitulé «Distinction ou extinction» que j'ai présenté à la haute direction. Il s'agissait d'un plan en vue de redonner à la Société son image absolument distincte en tant que radiodiffuseur public. J'y préconisais, entre autres, l'élimination de la publicité ainsi qu'une stratégie pour y arriver. Ce n'est pas aussi difficile qu'on peut le croire, et les dirigeants de la société m'ont affirmé que c'était là une idée superbe:

[Français]

C'est superbe. Merci, monsieur le président. Cela va prendre une année ou deux pour préparer le terrain, mais nous allons le faire.

[Traduction]

Ils mentaient. Il m'a fallu presque deux ans pour m'apercevoir qu'ils mentaient et qu'ils s'étaient foutus de ma gueule. Après cette période, il est survenu certaines crises et ce concept particulier a été mis au rancart. Toutefois, il n'est pas trop tard pour agir.

Dans son témoignage, M. Starowicz a presque esquissé l'une des tactiques que la SRC pourrait employer pour restructurer sa programmation pour qu'elle se distingue des autres. Il a mentionné que le réseau Arts and Entertainment présente la version télévisée de Longitude — ce roman britannique absolument brillant — de 20 à 22 heures et en reprise, de 22 heures à minuit pendant 14 jours consécutifs. C'était très intéressant. Il a mentionné cela en guise d'exemple d'un mécanisme pour offrir une programmation originale.

Chaque fois que l'idée était soumise à la haute direction de Radio-Canada, on répondait: «Pensez aux revenus commerciaux que nous perdrions.» C'est le genre de carcan dans lequel la SRC se retrouve coincée. Il y a confusion entre la notion de service public et la volonté de survivre grâce aux revenus publicitaires. À cause de cette confusion, la SRC a perdu son originalité et une grande part de son auditoire et du soutien des parlementaires. Je ne pense pas qu'il y aurait un tollé au pays si la télévision de Radio-Canada venait à disparaître. Il y en aurait certes un si la radio de Radio-Canada disparaissait, mais si le volet radio continue sur la voie actuelle, sans doute que les protestations ne seraient pas tellement nombreuses non plus. Si cela arrivait, cela ferait peut-être l'affaire de certains.

[Français]

Je n'ai pas de réponse précise sur la question du Nouveau-Brunswick. Cela est intimement lié à toutes ces grandes questions, notamment à savoir quelle est la raison d'être de ce service.

Le sénateur Losier-Cool: C'est exactement cela. Dans vos commentaires, vous avez parlé de distinction concernant Radio-Canada pour savoir comment arriver à faire une distinction lorsqu'il y a de la concurrence avec les diffuseurs privés. Pour établir cette concurrence, devrons-nous faire comme les diffuseurs privés? On aura plus de programmes pour attirer les jeunes mais on s'éloignera de l'essentiel du mandat de Radio-Canada.

J'apprécie vos commentaires. Je pense aussi que Radio-Canada a un gros défi à relever pour garder sa mission et pour l'atteindre d'une façon différente, mais sans trop la diluer non plus. Nous ne souhaitons pas avoir trop de diffuseurs privés.

[Traduction]

Le sénateur Day: J'ai deux questions dont l'une découle de l'autre. Elles portent sur la radiodiffusion publique et la participation populaire nécessaire pour assurer une diversité d'opinion dans les divers médias.

Comment la SRC a-t-elle peu à peu abandonné son mandat initial en tant que radiodiffuseur public pour devenir cet hybride que vous avez décrit? Vous vous dites inquiet parce que la SRC ne remplit plus son mandat de base de radiodiffuseur public. La haute direction a-t-elle pris une décision en ce sens? Est-ce une décision du conseil d'administration? Est-ce là le résultat d'une influence directe ou indirecte du gouvernement qui l'aurait poussée à évoluer en ce sens?

M. Watson: Ce serait une erreur que de pointer du doigt une cause unique. Il s'agit d'un changement culturel qui s'est étalé sur une période de temps assez longue. Je vous rappelle qu'à ses débuts, la SRC présentait des publicités, tant à la radio qu'à la télévision. Ce fut un changement radical pour la radio de Radio-Canada en 1964 d'abandonner la publicité et de confiner la radio à un mode de service public seulement.

Il y avait de la publicité au tout début de la télévision de Radio-Canada, mais très peu. Le changement s'est amorcé entre 1982 et 1989 lorsque la haute direction a donné ordre aux programmeurs de vendre tous les créneaux disponibles possibles. Tout à coup, des émissions qui n'étaient pas interrompues auparavant par des messages publicitaires ont commencé à l'être. C'est à ce moment-là que la publicité a envahi l'information, à la grande détresse de bon nombre d'entre nous.

On semble retraiter quelque peu à ce chapitre avec l'actuel président. Il y a eu une tentative pour réserver certaines périodes importantes de temps d'antenne et les soustraire à l'influence de la publicité. Cependant, c'est un effort très partiel qui ne change pas le profil général du service dans l'esprit du grand public.

Comme je l'ai dit tout à l'heure, les gens me demandent fréquemment de commenter une émission qu'ils ont vue et qu'ils ont jugée très bonne. Pourtant, ils ne sont pas en mesure de me dire sur quelle chaîne elle passait car l'image distincte de la SRC a disparu en raison de la prépondérance de la publicité dans notre culture.

Le sénateur Day: J'imagine que, à elle seule, la publicité, même à dose modérée, n'est pas la raison pour laquelle la SRC a abandonné sa responsabilité fondamentale en tant que radiodiffuseur public puisque les choses se passent ainsi depuis un certain temps déjà.

M. Watson: La tendance naturelle du radiodiffuseur public au milieu des années 60 favorisait la réduction de la publicité. Par exemple, les gens ont commencé à se plaindre des messages publicitaires au cours des émissions pour enfants. La SRC a réagi en disant qu'elle était disposée à les retirer. C'est l'ambition des dirigeants qui ont pris les choses en main au début des années 80 d'élargir l'institution et de répondre aux craintes d'une diminution du financement public — crainte qui était fondée — qui les a amenés à vouloir augmenter les recettes publicitaires.

Soit dit en passant, une bonne partie de cet argent a servi à étendre les tentacules du siège social, qui, Dieu merci, a maintenant disparu. Lorsque M. Gérard Veilleux et moi sommes arrivés au siège social à l'automne de 1989, nous avons découvert un service créé au cours des cinq années précédentes et constitué de 50 employés qui ne savaient pas quelles étaient leurs fonctions. Lorsque nous avons fait notre visite de familiarisation et que nous avons demandé à ces gens ce qu'ils faisaient, ils nous ont répondu qu'ils transmettaient des documents d'une personne à une autre. Ils n'avaient pas de fonctions. Ils représentaient l'expression du besoin de la direction de l'époque d'étendre son empire et cela ne correspondait à aucun besoin précis en termes de tâches à accomplir.

La SRC a traversé alors une mauvaise période. L'actuel président s'efforce présentement de revenir au mode de la diffusion publique, mais pour ma part, je ne pense pas que cela puisse se faire graduellement. L'occasion se présente d'agir rapidement et de courir le risque soit d'un échec ou d'une réussite. En pareil cas, on ne parlerait pas uniquement de survie, mais d'une survie triomphale. L'une des meilleures façons de s'y prendre est de concevoir des émissions visant uniquement à servir — servir avec un «S» majuscule — des auditoires, et non seulement à se les approprier.

Il existe une distinction importante entre s'approprier un auditoire et le servir. Comme M. Starowicz l'a dit l'autre jour, la véritable raison d'être de la radiodiffusion populaire est de fournir des clients aux annonceurs. Il ne l'a pas dit en ces termes, mais d'autres l'ont fait, et il a tout à fait raison. La SRC est déjà beaucoup trop engagée dans cette voie à l'heure actuelle. Pour être un radiodiffuseur public authentique, il lui faut complètement abandonner ce registre et offrir une programmation uniquement conçue pour servir des auditoires.

Je ne parle pas d'émissions d'affaires courantes sérieuses, mais d'une programmation qui reflète l'ensemble des activités qui font que nous aimons ce pays qui est le nôtre; qui nous amène à déclarer «J'aime mon pays.», comme le font bien des Canadiens, et comme ne le font pas bien des ressortissants d'autres pays. Je ne sais pas si les honorables sénateurs savent cela. Si vous voyagez en Grèce, par exemple, un pays riche d'une merveilleuse tradition, et que vous demandez à un quidam dans la rue: «Aimez-vous votre pays?», il va vous rire au nez. «Que voulez-vous dire, aimer ce pays stupide? Nous vivons ici, c'est tout.» Si vous demandez à un grand nombre de Canadiens s'ils aiment leur pays, ils vous répondront: «Bien sûr que j'aime mon pays!»

Le radiodiffuseur public devrait avoir pour mandat de dire à ces citoyens: «Voilà une autre raison d'aimer votre pays; voilà une raison de vous inquiéter», mais jamais de leur dire: «Vous savez quel est le but de cette émission, alors ouvrez grand votre portefeuille et achetez une Cadillac.» Parce que la publicité est devenue un motif intrinsèque de la télévision, beaucoup trop d'émissions sont conçues à cette fin.

Vous pouvez jouer avec les paramètres de la propriété tant que vous voudrez, au bout du compte, cela ne modifiera pas ce motif culturel particulier d'utiliser la radiodiffusion — et dans une plus grande mesure encore la presse écrite — pour promouvoir la culture de la consommation, qui est en voie de devenir la culture dominante de notre époque. Le «Citoyen» est en train de disparaître, remplacé par le consommateur.

Le sénateur Atkins: Premièrement, monsieur Watson, je vous remercie d'être venu. J'ai raté le témoignage l'autre jour, mais j'ai quelques questions.

Premièrement, au sujet de votre suggestion de créer un journal national, faudrait-il payer pour se le procurer dans les kiosques à journaux?

M. Watson: Je le pense. Un très bon exemple, quoique modeste, est celui de IF Stone's Weekly qui a été produit par un homme et sa femme dans leur sous-sol pendant 22 ans. Il s'agissait d'un journal de format tabloïd de huit pages où il n'y avait aucune publicité. M. Stone le rédigeait entièrement lui-même. Il n'interviewait pas des politiques. Il recueillait la presque totalité de son information dans les documents du Congrès. Il fouillait diligemment dans ces documents et relatait ce qui se passait à la population du pays, ce qui voulait dire majoritairement à d'autres journalistes et décideurs politiques. Il n'avait pas un très gros tirage, mais il n'en était pas moins important parce que les décideurs — et non les journalistes — le lisaient. C'était un hebdomadaire. Il fallait payer pour se le procurer et les recettes provenaient entièrement des abonnements, qui ne coûtaient pas très cher. J'étais abonné à ce journal, qui me manque terriblement. Il m'en coûtait 16 $ par an, ce qui n'est pas beaucoup. Ce type était un journaliste passionné doublé d'un érudit.

Dans les années 70, une dotation de 40 millions de dollars a permis de mettre sur pied l'Institut de recherche en politiques publiques. Qu'est-ce que cela représente en argent d'aujourd'hui, 100 millions? C'est beaucoup d'argent aujourd'hui. Prenez la moitié de cette somme, 50 millions, et financez ainsi une entreprise de journalisme chargée de la tâche de produire un journal quotidien ou hebdomadaire de qualité et de servir de chien de garde de la presse populaire parlée comme écrite. Quel rendement annuel peut-on tirer d'une somme de 50 millions qui serait bien investie? Environ quatre millions par année? Pourrait-on produire un hebdo intéressant avec quatre millions par an? Ne serait-il pas intéressant d'essayer?

Lorsque j'ai parlé de superstition, je voulais évoquer une crainte profondément enracinée et tout à fait fondée à l'égard du journalisme d'État. La SRC dans l'ensemble et le Parlement du Canada ont réussi à protéger leur relation d'indépendance, de sorte qu'on lui reproche rarement d'être au service des intérêts du gouvernement. En fait, la plupart des chefs de gouvernement ont tendance à considérer la SRC comme l'ennemi à un niveau ou à un autre en raison de cette indépendance. Les citoyens ne pensent pas cela, ou ils ne le penseraient pas s'ils pouvaient compter sur un véritable diffuseur public en la SRC. Je pense que la population embrasserait avec affection une initiative gouvernementale dans le domaine de la presse écrite, une fois qu'elle aura établi, comme il se doit, son indépendance absolue.

Pour y arriver, il convient de créer une fondation et de mettre sur pied un conseil d'administration composé de journalistes ayant le mandat strict de conserver une relation d'indépendance vis-à-vis le Parlement.

Le sénateur Atkins: Il se trouve que je suis en accord avec la presque totalité de vos propos ce matin.

M. Watson: C'est une première.

Le sénateur Atkins: Pas vraiment. En ce qui concerne la radio, je ne comprends pas pourquoi elle essaie de modifier son approche démographique.

M. Watson: Je le comprends. Si l'on considère le profil démographique de notre auditoire, on se dit: «Pourquoi les jeunes ne nous écoutent-ils pas?» Si l'on est censé servir le pays, il va de soi qu'on y trouve des citoyens jeunes et vieux. Je comprends cette préoccupation, mais elle est mal interprétée. Les dirigeants de la SRC se disent: «Nous ne comptons que 20 000 jeunes auditeurs.» C'est beaucoup de jeunes, d'une certaine façon. Ils ne sont peut-être pas des centaines de milliers ou des millions, comme nous le souhaiterions, mais ce sont peut-être eux les citoyens. Peut-être faut-il s'attacher à séduire les jeunes qui ne syntonisent pas Radio-Canada, mais pas en leur offrant des émissions de rock and roll ou de comédie émaillées de grossièretés, mais des émissions qui font appel à eux en tant que citoyens aptes à participer au processus décisionnel au pays.

Le sénateur Atkins: Cependant, la population vieillit. À un moment donné, je suppose que Radio-Canada les récupérera.

M. Watson: Si votre commentaire implique que la SRC ne devrait pas laisser tomber son auditoire plus âgé...

Le sénateur Atkins: Absolument.

M. Watson: ... c'est un commentaire pertinent, car cela risque de se produire maintenant. Parmi tout le fouillis, je découvre encore des perles sur la première chaîne de Radio-Canada.

[Français]

On sait que les services francophones sont absolument superbes mais qu'ils diminuent de jour en jour, surtout à CBC Radio One.

[Traduction]

Le sénateur Atkins: En ce qui concerne la télévision de Radio-Canada, j'appuie l'idée que la télévision d'État ne vende pas de publicité. Cette décision leur interdirait-elle de livrer concurrence pour obtenir la diffusion d'événements sportifs, les Olympiques par exemple, laissant ainsi le champ totalement libre aux réseaux privés?

M. Watson: Je ne suis pas sûr qu'il faille adopter une attitude aussi tranchée en ce qui concerne ce genre de décision. Si, dans la foulée d'un réaménagement de la politique de la SRC, il était décidé qu'en raison du rayonnement du service et du fait que la propriété de ces grands événements sportifs est effectivement la propriété de la population du pays, je suis convaincu qu'on pourrait parvenir à des arrangements. J'hésiterais à me montrer absolutiste dans ce dossier en particulier.

Par contre, pour la majorité des citoyens à l'heure actuelle, étant donné que le service par satellite est de plus en plus disponible, y a-t-il un argument irréfutable qui justifie que la SRC demeure présente dans le domaine des sports? Il nous faut poser la question. La soirée du hockey existe à Radio-Canada depuis les tout débuts de la radio et de la télévision, et l'idée que cette émission se retrouve sur une autre chaîne suscite énormément de nostalgie.

Lorsqu'il a été proposé, vers 1990, de créer un réseau de câblodistribution indépendant pour le hockey, il était prévu que ce réseau transmettrait la majeure partie des matchs de hockey à la télévision, mais que la SRC conserverait La soirée du hockey. Ces émissions seraient transmises au réseau spécialisé qui les rediffuserait plus tard le même soir. On avait envisagé à cet égard des arrangements intéressants qui auraient permis d'améliorer le service de Radio-Canada. Ainsi, on aurait cessé de perturber la programmation habituelle en raison des séries éliminatoires, des matchs de hockey qui ont préséance et qui sont présentés à des heures imprévues, ce qui dérange beaucoup de monde — et on fournirait du même coup un service commercial viable d'émissions de hockey pour ceux qui veulent du hockey en tout temps.

Lorsque les membres du conseil d'administration du groupe ayant élaboré cette proposition de réseau de hockey sont venus me trouver en ma qualité de président du conseil d'administration de la SRC, je leur ai dit que j'y voyais énormément d'avantages et que je présenterais cela à la haute direction. Je peux vous dire que les dirigeants de la boîte m'ont versement réprimandé. «Comment osez-vous proposer que nous abandonnions le hockey commercial?» Ont-ils évoqué que cela faisait partie de la culture du Canada? Non. «Ne savez-vous pas à quel point ces recettes sont importantes pour nous?» Voilà quelle a été la réponse. La culture n'avait rien à y voir.

Le sénateur Losier-Cool: J'aimerais vous relater une expérience que j'ai eue au Nouveau-Brunswick alors que j'étais enseignante dans une collectivité francophone. Nous voulions que les enfants écoutent la radio en français. À la suite de négociations, nous nous étions mis d'accord avec les chauffeurs d'autobus pour qu'ils syntonisent les stations francophones. J'ignore si cela fonctionne toujours, mais imaginez si tous les chauffeurs d'autobus du pays syntonisaient Radio-Canada pendant un certain temps; cela ne manquerait pas d'avoir une influence sur la jeune génération. Plus ils écouteraient Radio-Canada, plus leur intérêt grandirait.

[Français]

M. Watson: Dans une assemblée, il y a toujours la tentation de devenir les chefs de la programmation à Radio- Canada et cela risque d'être évité.

Le sénateur Losier-Cool: C'est une tentation à laquelle on ne peut succomber.

[Traduction]

M. Watson: Nous devons nous concentrer sur les principes. En l'occurrence, le principe est le suivant: voulons-nous un radiodiffuseur public ou un hybride? En passant, bon nombre de membres du conseil d'administration de la SRC souhaitent diriger une entreprise commerciale rentable. Les subventions, c'est bien beau, mais cela pose un véritable problème au niveau de la gouvernance de la SRC et des principes en vertu desquels les membres du conseil d'administration sont nommés. C'est un problème sérieux.

Le sénateur Adams: Monsieur Watson, j'écoutais vos émissions lorsque la télévision était en noir et blanc, ce qui vous indique à quel point je suis vieux.

Je vis dans l'Arctique. Depuis les années 60 et 70, les communications ont beaucoup évolué. Nous avons conclu un accord de revendications territoriales au Nunavut. Nous avons de la chance d'avoir Radio-Canada dans le Nord. À certains endroits, plus de 60 canaux satellites sont disponibles. Bell Canada, Rogers et Star Choice fournissent tous des antennes paraboliques dans la communauté.

Radio-Canada a fait du très bon travail dans certaines collectivités. À l'heure actuelle, il y a énormément de choix pour les jeunes. Près de 60 p. 100 de la population du Nunavut est composée de jeunes gens. Or, ils ne s'intéressent pas tellement à la SRC.

Vous avez travaillé à la SRC pendant longtemps, monsieur. En tant que Canadiens, nous aimons savoir ce qui se passe dans le sud. Cependant, les résidents de nos collectivités n'écoutent pas tellement Radio-Canada parce qu'il y a énormément de concurrence. Nous avons l'Internet et bientôt nous aurons l'accès haute vitesse par le truchement de nos lignes téléphoniques.

À l'heure actuelle, il existe un canal autochtone, ce qui nous pose des difficultés en ce sens qu'il n'y a qu'une chaîne pour l'ensemble du Canada. Toutes les différentes cultures y sont représentées. Parfois, ce n'est pas toujours facile pour moi d'écouter cette chaîne ou même les autres émissions autochtones car j'ai du mal à les comprendre. Ma culture est différente. Parfois, nous ne recevons qu'une seule chaîne d'émissions autochtones, peut-être parce que la SRC diffuse une partie des émissions. L'autre jour, aux actualités, on a parlé de l'émission North of 60, que j'avais l'habitude d'écouter. Je pense qu'elle est réalisée dans la région de Calgary, si je ne m'abuse. C'était en quelque sorte une émission autochtone, mais je n'en ai pas vu suffisamment d'épisodes.

Nous sommes les premiers habitants de ce pays, mais à la SRC, la culture est davantage destinée aux habitants du sud. Que nous réserve l'avenir? Est-ce que ce sera encore la même chose, c'est-à-dire une télévision axée sur les habitants du sud du Canada?

M. Watson: Le risque que vous évoquez au sujet des cultures autochtones est analogue au risque que court la culture canadienne dans son ensemble car nous sommes envahis par la culture américaine par le biais de notre télévision. Les émissions américaines sont très bien faites et elles répondent à cette mentalité de consommateur qui a été introduite dans notre culture de façon générale. Je ne pense pas qu'il existe de solution facile. S'il y a un moyen à tout le moins de freiner cette vague, ce ne peut être que grâce à une intervention gouvernementale.

Peut-être devrais-je nuancer mon propos. Il existe certaines chaînes satellites spécialisées et certains câblodistributeurs qui offrent des services extraordinaires qui semblent être voués à l'intérêt public. Dans une grande mesure, ils demeurent appuyés par la publicité, mais pas entièrement. Il existe sans doute des options. Je songe à ITV, par exemple, qui n'est pas aussi totalement dominé par le motif publicitaire que les autres grands télédiffuseurs.

Vous évoquez l'évolution générale de la télévision au Canada. Vous vous préoccupez au premier chef des services de télévision disponibles pour les peuples autochtones de notre pays. À cet égard, je n'ai pas de solution simple pour vous.

La présidente: Merci beaucoup, monsieur Watson. Je suis sûr que nous aurions pu vous garder ici encore trois ou quatre heures, pour notre plus grand bénéfice. Malheureusement, nous ne pouvons faire cela. Nous vous sommes reconnaissants d'être venu nous rencontrer aujourd'hui.

[Français]

Notre prochain témoin est M. Russell Mills, qui est actuellement boursier Neiman à l'Université Harvard. Il développe des idées pour l'établissement d'un institut universitaire de journalisme au Canada. Il examine aussi l'évolution des régimes démocratiques du gouvernement et le rôle que peuvent jouer les médias d'information afin de créer des conditions favorables à l'instauration de politiques publiques novatrices et de sociétés saines.

[Traduction]

M. Mills a eu une longue et remarquable carrière en journalisme, à la fois comme praticien et comme gestionnaire. Il a été pendant de nombreuses années l'éditeur du journal The Ottawa Citizen et est donc très connu dans cette ville. Nous vous remercions beaucoup de vous joindre à nous aujourd'hui, monsieur Mills. Je crois savoir que vous avez un exposé.

M. Russell Mills, boursier Neiman, Université Harvard, témoignage à titre personnel: Honorables sénateurs, madame la présidente, comme vous l'avez dit, je suis retourné à l'école à Harvard cette année, ce qui est une expérience extraordinaire. Là-bas, j'ai pris l'habitude de rédiger des essais. J'espère donc pouvoir compter sur votre indulgence afin de lire ma déclaration d'ouverture.

Je vous remercie de m'avoir invité à comparaître devant vous aujourd'hui.

Les inquiétudes au sujet de l'état de la presse sont un thème qui revient constamment dans les affaires publiques canadiennes depuis plusieurs décennies, depuis que le contrôle des médias a été concentré dans une poignée de grandes entreprises. La crainte fondamentale est que cette concentration de la propriété peut réduire la qualité et l'indépendance de l'information dont les Canadiens ont besoin pour se gouverner.

Quand on m'a demandé de comparaître devant le comité, on a laissé entendre que je pourrais vous donner des conseils sur la façon dont vous devriez vous y prendre pour effectuer cette étude. Je vais le faire avec toute la modestie qui s'impose, puisque ma seule expérience préalable avec ce genre d'enquête a été à titre de témoin. Je n'ai jamais siégé de votre côté de la table.

Dans une société démocratique, les médias jouent un rôle indispensable. Ils fournissent l'information dont les peuples souverains ont besoin pour se forger une opinion sur les grandes orientations des affaires publiques et pour porter un jugement sur la performance de leurs représentants et des dirigeants qu'ils se sont choisis. En l'absence de sources d'information exactes, à jour et indépendantes, la capacité des gens de se former une opinion et de porter un jugement en est amoindrie et la démocratie en souffre. Quand les médias échouent à assumer ces responsabilités, la souveraineté de la population, qui est une caractéristique essentielle de la démocratie, est compromise.

Ce n'est pas une exagération de dire qu'une démocratie ne peut pas être meilleure que ses médias d'information. Si l'importante étude que vous entreprenez cette semaine porte sur l'état des médias, on peut vraiment dire qu'elle porte en fait sur la question encore plus importante du fonctionnement de la démocratie au Canada. On entend souvent dire que l'information et le débat créés par un journalisme de qualité sont l'oxygène de la démocratie. C'est devenu un cliché, mais cela demeure une métaphore pertinente. Dans la même veine, on pourrait dire que votre étude porte en fait sur l'état des poumons qui fournissent cette oxygène et, par prolongement naturel, sur les répercussions de cette situation sur la santé globale de l'appareil politique.

L'indépendance est peut-être la caractéristique la plus vitale de l'information dont ont besoin les citoyens vivant en démocratie. Par «indépendance», je veux dire la liberté ou le fait d'échapper à toute pression ou incitatif susceptible de fausser l'information, soit par désir de plaire, soit par crainte des conséquences. Les médias d'information ne doivent subir aucune pression les incitant à offrir une information qui ne soit pas la plus complète et la plus exacte possible. Il ne doit pas non plus y avoir de pression visant à limiter le débat à certains points de vue, à l'exclusion des autres.

L'indépendance par rapport au gouvernement est peut-être l'aspect le plus important de la liberté de la presse, étant donné que le gouvernement contrôle une foule de récompenses et de punitions qui sont susceptibles de causer la distorsion de l'information entre la source et le public.

Comme l'indépendance par rapport au gouvernement est tellement vitale, certains pourraient s'interroger sur la sagesse et même la légitimité d'une étude effectuée par le Sénat sur l'état des médias d'information. On peut soutenir que l'état de l'industrie doit être une affaire privée entre les médias d'information et leurs clients, et qu'aucun organe du gouvernement ou du Parlement ne doit s'en mêler.

Pour ce qui est du contenu rédactionnel des médias d'information, je pense que ces gens-là ont raison. L'indépendance par rapport au pouvoir est tellement vitale que je serais mal à l'aise si un organe du gouvernement ou du Parlement faisait des recommandations sur le contenu rédactionnel des médias imprimés, qui ne sont pas réglementés et ne doivent pas l'être. Les médias électroniques, qui sont régis par une loi du Parlement, sont dans une situation différente, mais même dans le cas des radiodiffuseurs, l'indépendance vitale du contenu rédactionnel doit être reconnue et respectée.

Je crois cependant que les auteurs de ces remises en question se trompent quand il s'agit de la structure de l'industrie. Toutes les sociétés ont édicté des règles pour l'attribution des fréquences de radiodiffusion, à cause de la rareté. La plupart imposent des obligations publiques aux radiodiffuseurs et il est courant, dans les sociétés démocratiques, d'imposer des limites au droit de propriété, y compris la propriété croisée des médias électroniques et des autres médias.

Les médias imprimés sont également visés par des règles régissant leur structure. La propriété étrangère est à toutes fins pratiques interdite et une partie de l'industrie bénéficie de subventions postales. Ces règles et leur influence éventuelle sur l'information constituent un sujet légitime d'étude de la part d'un comité du Parlement. La ligne de démarcation entre la structure et le contenu est évidemment ténue, mais je suis confiant que vous aurez l'habileté voulue pour faire la distinction entre les deux.

Les précédentes enquêtes sur les médias ont eu des résultats limités mais généralement positifs. L'une des raisons pour lesquelles leur succès a été limité est que, dans certains cas, on est allé trop loin en formulant des recommandations qui auraient influé sur le contenu rédactionnel. Le comité spécial du Sénat dirigé par Keith Davey, il y a plus de 30 ans, a débouché sur la création des premiers conseils de presse au Canada. La Commission royale dirigée par Tom Kent, qui a étudié l'industrie des journaux il y a plus de 20 ans, a formulé de nombreuses recommandations qui n'ont pas été mises en oeuvre, mais qui ont entraîné la multiplication des conseils de presse partout au Canada.

Il est vrai que les conseils de presse sont des organes imparfaits, mais ayant siégé à des conseils, ayant témoigné devant eux et ayant été visé par beaucoup de leurs jugements, je crois que, globalement, leur existence améliore les journaux en les rendant davantage responsable et à l'écoute du public. Par ailleurs, les débats publics au sujet des médias d'information qui ont entouré ces études et enquêtes ont également eu des résultats positifs.

Les travaux de votre comité ont également le potentiel d'exercer une influence positive et même encore plus profonde si vous évitez soigneusement d'aborder directement la question du contenu rédactionnel. Vous devez faire attention de ne pas aller trop loin. Certaines dispositions qui figuraient dans la loi sur les journaux que l'on avait proposée en 1981 dans la foulée des travaux de la commission Kent nous auraient rapprochés dangereusement d'une situation où le gouvernement se serait ingéré dans les salles de rédaction du Canada. Une mesure tendait à rendre les rédacteurs en chef des journaux comptables devant un comité de membres de la collectivité fonctionnant sous l'égide d'un ministre du gouvernement. J'ai combattu cette proposition, aux côtés de tous les autres cadres supérieurs de l'industrie des journaux. Avec l'aide des organisations internationales qui luttent pour la liberté de la presse, nous avons finalement réussi à faire mettre au rancart la loi proposée.

Il est vrai qu'il y avait certains problèmes dans l'industrie des journaux il y a 20 ans, mais le remède proposé était bien pire que le mal. Parce qu'on avait voulu trop en faire, toute la loi proposée s'est effondrée. Depuis cette époque, la liberté d'expression a également été inscrite dans notre Constitution, dans la Charte des droits et libertés. De nos jours, toute proposition susceptible d'entraîner une ingérence serait non seulement mal avisée, elle serait peut-être également inconstitutionnelle. Des recommandations qui traitent seulement de la structure et qui évitent d'empiéter sur le contenu auraient peut-être les meilleures chances de déboucher sur des changements et d'améliorer l'état des médias d'information au Canada.

Je vous conseille par ailleurs de tenir certaines de vos audiences à l'extérieur d'Ottawa. C'est dans des villes situées un peu partout au pays que l'on trouve la plus forte concentration de propriété. À Vancouver, par exemple, CanWest possède les deux journaux quotidiens ainsi que les stations de télévision. Vous devez vous rendre dans certaines de ces villes pour entendre les citoyens vous exposer les problèmes que cette concentration peut éventuellement causer. Votre capacité d'évaluer la situation sera amoindrie si vous tentez de le faire en invitant les gens à vous rendre visite à Ottawa. Vous obtiendrez un échantillonnage d'opinions plus diversifié si vous allez rendre visite aux collectivités les plus touchées.

Bon nombre des plaintes que vous entendrez porteront sans nul doute sur le contenu. Il n'y a pas de mal à les entendre. Les recommandations que vous formulerez, par contre, devraient porter seulement sur la structure et éviter soigneusement toute proposition qui laisserait entendre que le gouvernement a le moindre droit de regard sur le contenu rédactionnel.

Vous entendrez certainement les propriétaires de médias dire que les Canadiens ont accès à un plus grand nombre de sources d'information que jamais auparavant et qu'en conséquence, on n'a nullement besoin de votre enquête ni d'un quelconque changement structurel dans l'industrie. Ce n'est que partiellement vrai. Quiconque est branché sur l'Internet et dispose de suffisamment de temps a accès à une variété extraordinairement riche d'informations et d'opinions sur les affaires internationales et, dans une moindre mesure, sur les affaires nationales.

La principale faiblesse se situe au niveau de l'information sur les affaires municipales et, dans certains cas, sur les gouvernements provinciaux. Comme ces gouvernements municipaux et provinciaux dispensent la plupart des services que les Canadiens utilisent et dont ils perçoivent l'existence, c'est une grave lacune. L'information et les opinions sur les gouvernements municipaux et provinciaux proviennent surtout des journaux et, dans une moindre mesure, de la télévision. Au Canada, ces médias ont souvent un propriétaire commun de nos jours.

Ces propriétaires s'efforcent de faire aboutir leurs stratégies de convergence et de réaliser des gains d'efficience dans la collecte d'information, et un journaliste qui couvre une réunion du conseil municipal, par exemple, peut remettre à son journal un article qui sera également affiché sur le site Web du journal et dont on va ensuite s'inspirer pour un bulletin télévisé. Le résultat net est le transfert du pouvoir des élus aux médias d'information. Un maire, par exemple, qui s'efforce de communiquer avec ses commettants peut être obligé de passer par un seul journaliste, alors qu'il pouvait auparavant avoir le choix entre plusieurs. Si le journaliste en question décide de ne pas accorder beaucoup d'espace ou de temps d'antenne à un élément d'actualité, ou s'il le présente de travers, toute la collectivité peut être privée d'une information exacte. Quand il y a un plus grand nombre de journalistes, il y a de meilleures chances que le message passe.

L'autre problème, quand on se sert de l'Internet comme prétexte pour l'inaction, c'est que rien n'indique que les Canadiens ou tout autre peuple consacre sensiblement plus de temps à lire ou à regarder les bulletins de nouvelles simplement parce que l'Internet existe dans toute sa richesse. Sauf dans des cas spéciaux, comme l'attentat terroriste contre les États-Unis en septembre 2001, ou le début de la récente invasion de l'Irak, un Canadien moyen ayant un bon niveau d'instruction passe environ une demi-heure à trois quarts d'heure par jour à prendre connaissance des actualités. L'Internet est peut-être disponible dans toute son immense richesse, mais il n'est pas tellement utilisé, sauf à des fins spécialisées. La plupart des Canadiens tirent encore l'immense majorité de leurs connaissances sur l'actualité de la télévision, de la radio et des journaux. Cela continuera d'être le cas pendant un avenir prévisible. Devant cet état de choses, l'examen de la concentration de la propriété des médias traditionnels qui dominent la diffusion des actualités au Canada est approprié, en dépit de la présence de l'Internet.

Je suis sûr qu'on vous dira aussi qu'il n'y a aucun besoin de changement structurel parce que la concentration de la propriété dans le secteur des journaux est moindre que ce qu'elle était à l'époque de la commission Kent, il y a 20 ans. C'est vrai. La concentration est aussi beaucoup moins poussée qu'elle ne l'était il y a quatre ou cinq ans quand Hollinger, la compagnie de Conrad Black, possédait presque 60 p. 100 des journaux quotidiens du Canada. Il est vrai que si l'on s'attarde uniquement aux journaux, au niveau national, la concentration a été réduite, principalement parce que CanWest a vendu beaucoup de petits journaux à deux nouveaux intervenants dans l'industrie, nommément Osprey Media et Transcontinental.

Cet argument pose toutefois deux problèmes. Le premier est qu'à cause de la stratégie de convergence des compagnies médiatiques qui s'efforcent de réaliser des gains d'efficience et une certaine synergie en combinant des médias différents, il est absurde d'examiner séparément le cas des journaux. Comme différents médias sont gérés conjointement, il convient de les analyser conjointement. Le deuxième problème est que la concentration est essentiellement un problème local qui touche des collectivités, plutôt qu'un problème national. Vous devriez examiner la concentration de tous les médias dans des villes comme Vancouver, Calgary et Edmonton, et des provinces comme la Colombie-Britannique, l'Alberta, la Saskatchewan et le Nouveau-Brunswick, au lieu de vous attarder aux statistiques nationales.

D'autre part, la présence de journaux hebdomadaires n'est pas une solution au problème de la concentration, parce que ces journaux ne sont habituellement diffusés que dans les banlieues des grandes villes les plus touchées par la concentration, et beaucoup d'entre eux appartiennent aux mêmes grandes entreprises de presse qui possèdent les quotidiens.

La réalité est que si les médias d'information fournissent un service public vital en démocratie, pour l'essentiel, ce sont aussi des entreprises privées, qui ont des actionnaires, un endettement et des attentes de performance comme toutes les autres compagnies. L'exception qui saute aux yeux est la Société Radio-Canada. Ces compagnies privées sont constamment scrutées à la loupe par les analystes en placements. Un média d'information est souvent décrit comme «un mandat public entre des mains privées», ce qui décrit assez bien la situation. Les dirigeants des compagnies médiatiques doivent mettre dans la balance la qualité de l'information qu'ils fournissent au public et les exigences quant à la hausse des bénéfices par action et autres impératifs commerciaux. À court terme, les deux entrent souvent en conflit.

Dans le passé, le Canada a souvent compté sur des propriétaires imbus du bien public qui étaient disposés à faire passer leurs responsabilités de fiduciaires publics devant les impératifs commerciaux. Pendant plusieurs décennies, les deux principales compagnies au Canada étaient Southam et Thomson. J'ai travaillé pour les deux et elles étaient l'exemple même de deux approches différentes pour ce qui est de mettre en équilibre le mandat public et les impératifs commerciaux des journaux. Southam appartenait à une famille imbue d'esprit civique qui était disposée à sacrifier des profits pour servir des collectivités et répondre à leurs besoins d'information. Thomson, par contre, ne consacrait pas un sou de plus que nécessaire au contenu. L'exception était le Globe and Mail, qui était dirigé séparément et qui disposait d'un budget rédactionnel plus généreux à l'époque où il appartenait à Thomson.

Les journaux de la chaîne Southam offraient généralement du bon journalisme, tandis que les petits journaux Thomson ne le pouvaient pas par manque de ressources. Paradoxalement, la rentabilité relativement faible des journaux Southam a rendu la compagnie vulnérable à une prise de contrôle dès lors que la famille Southam ne possédait plus la majorité des actions.

Une autre réalité est que dans notre système, la liberté d'expression qui est protégée dans notre Constitution appartient en définitive aux propriétaires des médias d'information, et non pas aux rédacteurs en chef ou aux autres journalistes. Les propriétaires ont le droit de regard sur les bulletins de nouvelles et le contenu rédactionnel de leurs entreprises médiatiques, et ils peuvent choisir d'exercer ce droit. À l'époque du début du journalisme, c'était la règle, puisqu'il y avait souvent plusieurs journaux dans une même ville, chacun d'eux servant à promouvoir les intérêts, les opinions politiques et souvent la carrière de leurs propriétaires. Les lecteurs devaient souvent lire plus qu'un journal pour se faire une opinion juste d'une question. Par la suite, les journaux ont évolué et beaucoup ont dû fermer leurs portes, et les journaux qui sont restés sont généralement devenus plus professionnels et objectifs. Ils se sont efforcés de présenter les actualités d'une manière impartiale, l'opinion étant réservée à la page éditoriale. Le droit de regard sur le contenu était généralement délégué aux éditeurs, aux rédacteurs en chef et aux journalistes.

Ces dernières années, nous avons assisté au retour de l'utilisation des médias pour promouvoir les opinion de leurs propriétaires, surtout depuis que CanWest est devenu propriétaire de journaux. Les principaux dirigeants de la compagnie n'ont nullement caché leur désir d'utiliser leurs journaux pour promouvoir leurs intérêts et leurs points de vue. Les employés des journaux ont appris à connaître les questions qui étaient sensibles ou délicates et à s'autocensurer au besoin. Par exemple, vous auriez peu de chance de trouver dans les journaux de CanWest une opinion le moindrement favorable à la SRC ou aux Palestiniens. Les gestionnaires des journaux ont appris que le secteur canadien de la radiodiffusion et le conflit au Moyen-Orient sont des dossiers qui touchent un nerf sensible chez les propriétaires. Certains lecteurs des journaux de CanWest se sont plaints de ne pas avoir une couverture équilibrée de ces dossiers et de quelques autres. En dépit de cela, les propriétaires ont indéniablement le droit constitutionnel de contrôler le contenu s'ils choisissent de le faire.

Que peut-on faire? Comme je l'ai dit, je crois que toute tentative de contrôler directement le contenu rédactionnel serait mal avisée et probablement illégale aux termes de notre Charte des droits et libertés. Aussi frustrant que cela puisse être pour ceux qui voudraient améliorer les médias, toute question relative au contenu doit être réglée entre les propriétaires et leurs clients. Les lecteurs et les téléspectateurs doivent être plus exigeants envers leur média d'information et doivent faire connaître leurs vues quand ils estiment qu'ils ne reçoivent pas du journalisme de qualité ou une couverture équilibrée. À long terme, l'annulation des abonnements et la préférence accordée à d'autres canaux de télévision peuvent être de puissants outils pour la promotion d'un meilleur journalisme.

Il y a toutefois des changements au niveau de la structure qui pourraient promouvoir une plus grande diversité rédactionnelle et éditoriale. Il s'agirait de limiter le nombre de médias qu'un propriétaire peut posséder. La meilleure façon de s'y prendre serait d'interdire la propriété croisée de radiodiffuseurs et de journaux, qui a fait obstacle à la circulation de l'information dans plusieurs villes et provinces canadiennes.

Pendant plusieurs décennies, on a découragé la propriété croisée des médias électroniques et imprimés dans une même ville. En 1982, c'est devenu la politique officielle du gouvernement et une directive a été adressée au CRTC. En 1985, cette politique a toutefois été annulée peu après l'élection d'un nouveau gouvernement. Les raisons de ce retour en arrière n'ont pas été énoncées clairement.

Le plus important changement que l'on pourrait faire en matière de politique publique pour améliorer l'état des médias d'information au Canada serait de reconnaître que la politique adoptée en 1982 était la bonne. La propriété des médias électroniques et des journaux dans la même ville donne à un propriétaire un trop grand contrôle sur la circulation des nouvelles et des opinions. L'interdiction de la propriété croisée créerait une plus grande diversité des sources de nouvelles et d'opinions dans beaucoup de villes canadiennes. Tom Kent a proposé l'interdiction de la propriété croisée dans un article bien senti sur les options en matière de politiques publiques publié l'automne dernier, et je souscris à ses conclusions. Je pense qu'il a fait la même suggestion ici même cette semaine.

Les propriétaires de médias pourront vous dire qu'ils doivent posséder différents médias pour répondre aux besoins des annonceurs et pour faire concurrence à des compagnies médiatiques étrangères beaucoup plus importantes. Ces deux arguments sont extrêmement douteux. Les acheteurs de médias et les agences de publicité sont déjà très habiles pour ce qui est d'organiser des campagnes publicitaires multimédia faisant appel à différentes compagnies. La propriété commune ajoute peu de valeur. Il y a peu de concurrence directe entre les compagnies médiatiques canadiennes et leurs homologues étrangères. Peu de journaux étrangers sont vendus au Canada et, si les Canadiens regardent beaucoup de télévision étrangère, en particulier américaine, les compagnies médiatiques canadiennes contrôlent quasiment tous les revenus publicitaires s'adressant au marché canadien. Les magazines canadiens sont bien sûr en concurrence féroce avec des magazines étrangers, mais la propriété de canaux de télévision ne serait à peu près d'aucune utilité pour une compagnie de magazines.

En fait, toute l'analyse commerciale qui est censée appuyer la propriété croisée et la convergence des médias est peu convaincante. Les compagnies qui ont investi lourdement dans la convergence en achetant d'autres médias ont généralement subi une baisse marquée du cours boursier de leurs actions. Les investisseurs semblent s'interroger sur la valeur des achats et des emprunts que l'on a contractés pour les financer. Vous devriez mettre en doute les affirmations voulant que, grâce à la convergence, les médias soient plus solides parce qu'ils peuvent s'appuyer l'un l'autre. La vérité est que, bien souvent, les dettes des sociétés mères ont entraîné des mesures draconiennes de réduction des coûts et ont rendu les médias d'information canadiens plus faibles et non plus forts.

L'interdiction de la propriété croisée garantirait également l'indépendance vitale des médias imprimés par rapport au gouvernement. Les radiodiffuseurs doivent obtenir une licence du gouvernement pour exploiter leur entreprise. Une licence de radiodiffusion est un actif extrêmement précieux pour une compagnie, ce qui peut inciter puissamment la compagnie à demeurer en bon termes avec le gouvernement. Cela peut potentiellement nuire à l'objectivité du journalisme. Les journalistes des médias électroniques n'ont bien sûr pas le choix de fonctionner dans un tel environnement, mais il est dans l'intérêt public d'éviter que les journalistes de l'imprimé soient compromis par les liens entre leurs propriétaires et le gouvernement.

En ce sens, l'interdiction de la propriété croisée constituerait une application plus étendue des normes d'éthique que tout bon gouvernement impose à ses employés. Le Globe and Mail, par exemple, ne permettrait pas à l'un de ses journalistes d'accepter un billet d'avion gratuit du gouvernement pour aller faire un reportage, de crainte que cela ne puisse influer sur le contenu. Par contre, BCE, propriétaire du journal The Gobe and Mail, reçoit une licence de radiodiffusion du gouvernement pour exploiter le réseau CTV, ce qui permet à la compagnie de faire chaque année des millions de dollars de profits. Les propriétaires devraient être assujettis aux mêmes règles d'éthique qu'ils imposent eux- mêmes à leurs employés; ils ne devraient accepter aucun avantage. Retirer les licences de radiodiffusion aux propriétaires de journaux et interdire la propriété croisée permettrait d'obtenir ce résultat, et plusieurs milliers de journalistes canadiens seraient libérés des liens entre leurs propriétaires et le gouvernement que représentent les licences de radiodiffusion.

Cependant, comme les compagnies médiatiques ont réalisé des investissements considérables dans la propriété croisée et la stratégie de convergence, il faudrait leur accorder un délai raisonnable pour s'adapter au changement. Il faudrait donc adopter une loi qui donnerait aux propriétaires de médias jusqu'à la fin de la période visée par leur actuelle licence de radiodiffusion pour se conformer à l'interdiction de la propriété croisée. Dans la plupart des cas, cela représenterait environ cinq ans. BCE, CanWest et Québécor devraient alors choisir entre le secteur des journaux et le secteur de la radiodiffusion et vendre des actifs pour se conformer à la loi. Dans l'intervalle, sachant que la propriété croisée prendrait fin bientôt, ces compagnies mettraient fin à leurs activités de convergence qui limitent actuellement la diversité de l'information. Les médias qui seront vendus doivent être exploitables séparément.

Votre comité pourrait aussi se pencher sur la question d'une interdiction effective de la propriété étrangère des médias canadiens. Quoi qu'il pourrait être tentant de permettre la propriété étrangère des médias du Canada pour promouvoir la diversité des propriétaires, je pense que ce serait une erreur. La propriété étrangère signifierait presque certainement la propriété par de grandes compagnies médiatiques américaines. Je sais par expérience, pour avoir travaillé avec elles, que l'on est souvent peu porté à reconnaître que les besoins des Canadiens en matière d'information et leurs points de vue peuvent être différents. Quand les Canadiens et les Américains ont des opinions divergentes sur des questions d'intérêt public, comme ce fut récemment le cas à propos de l'invasion de l'Irak, ce ne serait pas une bonne idée que les médias d'information canadien appartiennent à des Américains. La propriété canadienne des médias d'information canadiens demeure un important outil pour promouvoir notre identité nationale.

Vous savez sûrement que certains ont mis en doute la valeur de vos audiences. Les sceptiques doutent que le gouvernement ait le courage de s'attaquer aux grandes compagnies médiatiques, quelles que soient vos recommandations. Je vous exhorte malgré tout à aller de l'avant. Je suis convaincu que vos travaux peuvent revêtir une importance cruciale non seulement pour l'état des médias d'information au Canada, mais aussi pour la santé de notre régime démocratique.

Abraham Lincoln a dit: «Que les citoyens connaissent les faits et le pays sera en sûreté». J'espère que vous serez en mesure de veiller à ce que rien, y compris la propriété des médias, ne vienne empêcher les Canadiens de connaître les faits pour que notre pays continue d'être en sûreté.

La présidente: Monsieur Mills, vous avez mentionné l'incidence de la convergence sur la couverture journalistique des administrations locales; vous avez dit qu'il n'y avait plus qu'un seul journaliste au lieu des nombreux journalistes qui se côtoyaient auparavant, et que cela pourrait avoir de sérieuses conséquences sur la circulation d'une information exacte.

Était-ce une hypothèse, ou bien cela se produit-il déjà?

M. Mills: Cela commence déjà à se produire. Les compagnies qui possèdent à la fois les journaux et les radiodiffuseurs cherchent des moyens de rationaliser leur couverture journalistique. CanWest a établi à Winnipeg une salle de rédaction canadienne par laquelle passe déjà beaucoup d'information, ce qui constitue une forme de centralisation. Comme dans n'importe quelle entreprise, on s'efforce d'être le plus efficient possible. Si l'on peut s'en tirer avec un seul journaliste pour suivre un dossier, au lieu de deux ou trois représentant des médias différents, on n'hésitera pas à le faire. Je dirais que je ne connais pas pour le moment des cas précis d'une telle pratique à l'heure actuelle, mais c'est certainement ce que les compagnies prévoient faire.

Le sénateur Phalen: Monsieur Mills, à la conférence intitulée «Qui contrôle les médias du Canada?», vous avez dit que toute bonne compagnie médiatique doit d'abord et avant tout allégeance aux citoyens des collectivités qu'elle dessert, et non pas aux actionnaires, aux annonceurs ou aux employés. Dans son témoignage devant notre comité sur la question de la maximisation des profits par les journaux, M. Tom Kent a dit que nous avons besoin de la Loi sur les banques pour s'assurer qu'à certains égards, les banques ne maximisent pas leurs profits. Les journaux, à cause de leur rôle d'information qui est vital en démocratie, ne sont pas seulement des entreprises commerciales.

Voici ma question: quel mécanisme, le cas échéant, serait efficace à votre avis pour garantir que les journaux ne dérogent pas à leur devoir envers la collectivité, en faveur des profits de l'entreprise?

M. Mills: Voilà une question très difficile. Je ne voudrais pas que le gouvernement tente d'imposer une telle règle, car cela ferait naître l'autre conflit que j'ai décrit dans mon exposé. Aussi frustrant que cela puisse être, c'est une affaire qui doit être réglée en définitive entre les clients, c'est-à-dire les lecteurs, et les propriétaires. Le seul rôle que vous pouvez jouer à cet égard est de vous assurer qu'il y ait une gamme aussi diversifiée que possible de sources de nouvelles et d'information et d'opinions. Si un propriétaire décide de ne pas assumer ses responsabilités publiques, car je crois que les propriétaires des médias ont effectivement de telles responsabilités, alors il devient un intervenant plus limité que s'il en contrôle une grande partie. Je serais très mal à l'aise que l'on impose des obligations aux journaux par une mesure semblable à la Loi sur les banques. Voyez la défunte loi sur les journaux de 1981; le remède serait pire que le mal.

Je n'ai pas de bonne réponse à vous donner.

Le sénateur Eyton: Nous vivons tout à côté du grand éléphant au sud de nos frontières. En comparaison des États- Unis, nous avons beaucoup moins de médias et une population moins nombreuse qui est clairsemée le long de la frontière. Nous n'avons que quelques villes autour desquelles les médias sont centrés. En même temps, j'observe en tant que Canadien et fier de l'être que beaucoup de nos médias, y compris les journaux, sont nettement meilleurs que les produits comparables aux États-Unis.

Je passe beaucoup de temps aux États-Unis. Je trouve très difficile d'y trouver des journaux qui offrent la couverture, l'information et la gamme d'opinions que je peux obtenir dans le Toronto Star, le National Post ou le Globe and Mail, ou même d'autres journaux de Toronto.

J'accorde beaucoup de mérite à Conrad Black et à son intervention musclée dans le secteur des journaux au Canada. Celui qui porte maintenant le titre de Lord Black a exercé un contrôle assez serré de ses journaux et de leur contenu rédactionnel. Le résultat net est que non seulement le National Post a offert aux Canadiens une solution de rechange qui était la bienvenue, mais aussi que les autres journaux se sont sensiblement améliorés. Nous en avons été enrichis.

Je reconnais que je ne parle pas ici de convergence, mais je parle de propriété et de votre préoccupation quant à la séparation nette entre le contenu rédactionnel et la propriété. À mon avis, cette expérience, qui a été très importante pour le Canada et pour nos médias, a prouvé exactement le contraire. Des propriétaires responsables peuvent exercer une influence favorable et positive sur ce que nous voyons et lisons.

M. Mills: Je pense que toutes vos observations sont exactes. Il est vrai que les journaux canadiens ayant un tirage semblable sont invariablement meilleurs que leurs homologues américains. Les meilleurs journaux des États-Unis, le New York Times, le Wall Street Journal ou le Washington Post, n'ont pas d'équivalents au Canada. Cependant, si vous comparez un journal ayant un tirage de 200 000 au Canada avec un journal homologue aux États-Unis, la version canadienne est invariablement meilleure.

L'intervention de Conrad Black et la concurrence qu'il a injectée dans l'industrie ont été très bonnes pour les journaux. J'ai travaillé pour Conrad Black. Quand il a acheté The Ottawa Citizen, j'ai passé une demi-journée avec lui à New York à tirer l'affaire au clair. Il est propriétaire; il a droit de regard sur le contenu. Je lui ai présenté un plan et il a accepté d'investir beaucoup plus dans le journal. L'une de ses conditions était de se débarrasser de deux de nos rédacteurs principaux parce qu'il ne pensait pas que le journal serait en mesure de fonctionner comme il le souhaitait s'ils demeuraient en poste. C'est un choix que j'ai dû faire à l'époque.

Il faut respecter le droit de propriété garanti par la Constitution. Il a été extrêmement bon pour les journaux au Canada. La concurrence du National Post et ce qu'il a fait pour les journaux quotidiens, tout cela a bel et bien amélioré le journalisme d'un bout à l'autre du pays.

Établir des règles de propriété pour les journaux, c'est comme établir des gouvernements. Il faut toujours prévoir le pire. On ne peut pas toujours compter sur la présence de personnes valables. Si l'on pouvait être certain d'avoir toujours des saints aux commandes du gouvernement, on n'aurait pas besoin des freins et contrepoids que nous considérons essentiels.

Les règles de propriété doivent donc être établies de manière à tenir compte du fait que certains propriétaires peuvent être moins bons. Certains propriétaires pourraient ne pas respecter le journalisme et pourraient abuser de leurs pouvoirs. Quand Conrad Black possédait 60 p. 100 des journaux du Canada, en théorie, c'était une situation épouvantable. En pratique, ce n'était pas si pire parce qu'il adorait les journaux et qu'il était prêt à investir pour les améliorer. Quelqu'un d'autre qui posséderait 60 p. 100 des journaux au Canada pourrait représenter une grave menace pour le Canada et l'information que nous recevons.

Le sénateur Eyton: Est-ce que les contraintes ou la réglementation que vous envisagez décourageraient d'autres Conrad Black? Il n'y en a probablement pas beaucoup comme lui, mais il est important d'encourager ceux qui ont les mêmes aspirations que lui.

M. Mills: Je ne propose qu'une seule contrainte: interdire aux gens de posséder à la fois des entreprises de radiodiffusion et des journaux. Conrad Black ne possédait pas d'entreprise de radiodiffusion. Il adorait les journaux; c'était sa passion. Il aurait fait ce qu'il a fait dans le secteur canadien des journaux peu importe les règles sur la propriété croisée. Il aurait peut-être eu un peu plus de difficulté à vendre ses journaux à la fin, parce qu'il y aurait eu moins d'acheteurs. Cependant, cela ne l'aurait pas dissuadé de se lancer dans l'industrie des journaux au Canada.

Le sénateur Eyton: Je rejette votre analyse selon laquelle la convergence est mauvaise du point de vue financier. Vous avez beau jeu de faire observer que certains ont peut-être payé trop cher et que l'endettement excessif crée des difficultés d'exploitation pour les compagnies. Cependant, on peut démontrer que la convergence comme telle est bonne et efficiente si elle est bien faite.

Nous arrivons un peu tard avec cette recommandation. En fait, la convergence que vous dénoncez a déjà eu lieu. Une période de transition de cinq ans ne donnerait tout simplement pas les résultats escomptés. C'est peut-être contre- indiqué que de s'opposer à la convergence, dont on peut soutenir qu'elle a certains mérites. Deuxièmement, la transition que vous évoquez aurait lieu après le fait et serait injuste. Il serait très difficile de la mettre en pratique. Chose certaine, le marché aurait ce sentiment. Je sais que certains propriétaires médiatiques éprouvent des difficultés et traversent une époque difficile. CanWest a des difficultés, de même que Québécor.

Cependant, il serait injuste d'arriver aujourd'hui avec une mesure aussi draconienne qu'une période de transition de cinq ans aux termes de laquelle on serait obligé de séparer les médias de radiodiffusion et les journaux.

M. Mills: Premièrement, je ne conteste pas que la convergence peut favoriser l'efficience. Si la même personne achetait tous les médias et rationalisait tous les postes, il n'y aurait plus qu'une seule personne sur place. On économiserait beaucoup en salaires et ce serait plus efficient pour le propriétaire. Aucun doute là-dessus.

Quant à savoir si c'est dans l'intérêt public, c'est une autre histoire. Je ne pense pas que ce le soit, parce que cela réduirait la diversité des reportages journalistiques et l'éventail des voix que nous pouvons entendre. Je ne conteste pas que ce pourrait être efficient sur le plan de l'exploitation.

Vous dites que les compagnies médiatiques sont en difficulté. Elles sont en difficulté en partie à cause de leur endettement et en partie à cause du prix qu'elles payent pour acheter des médias.

Si vous examinez par contre les entreprises médiatiques de base, elles sont encore très rentables. Les journaux sont rentables, de même que les stations de télévision qui sont bien administrées. Si ces entreprises avaient chacune leur propriétaire, elles seraient extrêmement rentables pour leur propriétaire respectif. C'est parce qu'on les a regroupées et que les propriétaires ont payé un prix excessif pour les acheter qu'elles sont en difficulté et qu'elles ont du mal à mener à bien la convergence et la rationalisation des coûts. C'est un problème différent.

Je reconnais qu'il y a un élément d'injustice quand on dit qu'après que tout cela été regroupé, il faut maintenant démanteler les empires ainsi constitués. Je pense que l'intérêt public doit primer. Dans cette affaire, l'intérêt public est en jeu. Donner à ces gens-là jusqu'à l'échéance de leur licence de radiodiffusion pour apporter les rajustements nécessaires, ce n'est pas un mauvais compromis.

Le sénateur Eyton: Ce serait un compromis coûteux.

Le sénateur Day: J'essaie de mettre dans la balance d'une part votre observation sur la liberté d'expression, que vous accordez aux propriétaires du médium, et d'autre part la responsabilité du mandat public. La liberté de la presse fait partie, peut-on le supposer, de ce mandat public. La presse a une liberté qui lui a été confiée en fiducie, dont elle a le mandat et qui est un droit public. J'ai lu cela bien des fois et des gens nous l'ont dit.

Quand vous parlez d'indépendance, voulez-vous parler de l'indépendance de la presse ou du journaliste? Au sujet de l'indépendance, vous dites que de toutes les différentes caractéristiques essentielles, l'indépendance est la plus importante. Voulez-vous dire l'indépendance du propriétaire du médium, ou bien l'indépendance du journaliste qui travaille pour le propriétaire?

M. Mills: Les deux. Au départ, je parle de l'indépendance du médium par rapport au gouvernement, c'est-à-dire du propriétaire, puisque le propriétaire est en dernière analyse le titulaire de la liberté d'expression. Le propriétaire délègue aux journalistes la liberté d'expression qu'ils peuvent avoir. Si quelqu'un possède un journal, il est très difficile de critiquer le propriétaire du journal parce qu'il descend dans la salle de rédaction et participe aux réunions de l'équipe éditoriale, puisque c'est son journal à lui. Cependant, s'il possède une dizaine de journaux ou davantage, on peut alors s'interroger et se demander jusqu'où le propriétaire devrait aller pour ce qui est de s'intéresser de près aux activités de chacun de ses journaux, parce que le droit de communiquer d'une personne ne doit pas prédominer sur les droits des milliers de gens qui travaillent pour lui.

Quand j'étais rédacteur en chef et éditeur chez Southam, je ne me suis jamais inquiété de ce que les propriétaires pouvaient penser, parce qu'ils ne nous le disaient pas. C'était à chaque journal de mettre au point sa propre politique éditoriale et rédactionnelle. Cette autorité était déléguée par les propriétaires, qui étaient conscients de leurs responsabilités en tant que fiduciaires du mandat public.

Il est important que les propriétaires soient indépendants du gouvernement, et c'est pourquoi les propriétaires de médias imprimés ne doivent pas être liés au gouvernement par l'octroi de licences. Les bons propriétaires responsables, surtout ceux qui possèdent de nombreux journaux, doivent être conscients qu'ils peuvent mieux servir l'intérêt public en déléguant une grande partie de leurs pouvoirs et en accordant une grande indépendance à chaque journal et à leurs journalistes.

Le sénateur Day: Si un journaliste se trouve à travailler pour un propriétaire qui lui impose des contraintes l'empêchant de faire son travail comme il le juge bon, alors la réalité commerciale, c'est que ce journaliste s'en va travailler ailleurs.

M. Mills: Oui. La réalité, de nos jours, c'est qu'il n'y a pas beaucoup d'autres endroits où aller travailler parce qu'il y a tellement peu de propriétaires au Canada.

Le sénateur Day: Il y a la question des journalistes intégrés, le rôle de CNN en Irak et la direction qui décide quelles nouvelles transmettre afin de maintenir sa position commerciale et de continuer à fonctionner à Bagdad. Est-ce là un exercice raisonnable du mandat public, c'est-à-dire que pour obtenir et communiquer rapidement de l'information sur place, ils ont sacrifié une partie de l'indépendance dont nous venons de parler?

M. Mills: Je ne suis pas expert en radiodiffusion. Je dirais cependant qu'il n'y a pas d'objection, pourvu que ce ne soit qu'une partie de la couverture journalistique. Les journalistes intégrés aux unités ne reçoivent qu'une mince tranche de l'action, parce qu'ils voient seulement ce qu'ils ont sous les yeux en un moment donné. Si vous en avez plusieurs, dont certains sont au quartier général et d'autres se déplacent librement, et si vous avez de bons chefs de pupitre capables d'élaborer à partir de cela un bon reportage écrit ou télévisuel, alors cette pratique peut être parfaitement acceptable. Vous faites peut-être allusion à l'article que le gestionnaire de CNN a publié il y a quelques semaines dans le New York Times, dans lequel il fait des aveux quant aux éléments d'information que l'on a camouflés.

Le sénateur Day: Oui.

M. Mills: C'est assez difficile à défendre. Dans cette affaire, l'engagement de raconter toute l'histoire et de dire la vérité aurait dû l'emporter sur les difficultés d'ordre pratique que cela aurait pu causer à CNN. Cette affaire a causé du tort à la réputation du réseau.

Le sénateur Day: Les propriétaires et les journalistes ont la responsabilité d'essayer d'obtenir au moins une partie des faits. Est-ce acceptable? L'intégration des journalistes est-elle acceptable, pourvu qu'ils précisent clairement que leurs reportages visent uniquement ce qu'ils ont sous les yeux en un moment précis?

M. Mills: Il ne faudrait pas diffuser ces reportages sans contexte, mais s'il y a de bons rédacteurs qui veillent au grain et qui informent les téléspectateurs quant aux limites du travail des journalistes intégrés, alors il n'y a pas d'objection.

Le sénateur Ringuette: Je ne doute nullement que depuis une dizaine d'années, nous avons assisté à une évolution remarquable en termes de canaux de distribution de nouvelles. Ces canaux de distribution ont été mis en place et offrent au consommateur — au lecteur, au téléspectateur et à l'auditeur — un plus large éventail de sources médiatiques et de canaux, en fonction du temps que le consommateur peut consacrer à l'obtention de ces nouvelles.

Par conséquent, j'ai beaucoup de mal à comprendre en quoi l'interdiction de la propriété croisée serait avantageuse pour le consommateur de nouvelles. On ne peut pas empêcher l'évolution des canaux de distribution des nouvelles. C'est une mission impossible et il faut tenir compte de la conjoncture économique.

À mon opinion, interdire la propriété croisée serait une mesure rétrograde pour le consommateur qui souhaite être bien informé et avoir un choix quant à la source de cette information.

Je lis différents journaux appartenant à des propriétaires différents parce que je veux connaître tous les faits. Je lis deux journaux quotidiens imprimés et j'en lis un autre sur l'Internet pour obtenir les faits présentés par un canal de distribution différent. J'écoute CNN et Global. Je trouve que le consommateur canadien de nouvelles est mieux servi que jamais de nos jours grâce au plus grand choix qui lui est offert pour se renseigner sur l'actualité.

Pourquoi devrions-nous changer cette très bonne évolution en ce qui a trait à la communication des nouvelles aux Canadiens?

M. Mills: Je pense que vous parlez de deux choses différentes. L'évolution technique est absolument impossible à arrêter et vous avez absolument raison de dire que ceux qui ont le temps de naviguer sur Internet ont à leur disposition plus d'information que nous n'en avons jamais eue auparavant. Vous avez dit que vous aimez lire des journaux appartenant à des propriétaires différents. Que feriez-vous si vous viviez à Vancouver, où les deux journaux appartiennent au même propriétaire? Qu'arriverait-il si Power Corporation achetait Québécor et qu'il n'y avait plus de propriétaires différents? Qu'arriverait-il si une entreprise médiatique achetait toutes les stations de télévision et tous les journaux au Canada? Rien ne pourrait l'empêcher, mais est-ce que ce serait bon pour la simple raison que c'est la suite logique de l'évolution technologique?

Les pouvoirs publics ont un rôle à jouer en limitant la propriété, dans l'intérêt public. L'intervention ne doit pas être draconienne et ne doit pas empiéter sur le contenu rédactionnel. Je ne propose rien pour les journaux, mais la limitation de la propriété croisée m'apparaît une suggestion raisonnable.

Le sénateur Ringuette: J'ai beaucoup de difficulté à concilier vos observations actuelles avec celles que vous avez faites tout à l'heure. Vous avez dit que si quelqu'un d'autre que Conrad Black possédait 60 p. 100 des médias, ce serait dangereux à vos yeux.

M. Mills: Ça pourrait l'être. Ce pourrait être un autre Conrad Black qui serait bon pour l'industrie, mais ce pourrait aussi être quelqu'un d'autre qui ne l'est pas.

La présidente: Je sais que la plupart des journaux locaux sont maintenant très rentables et, en fait, qu'on les a pressurés pour qu'ils deviennent rentables. Cependant, il est également vrai que le lectorat des journaux diminue, de façon générale, en proportion de la population. Compte tenu de cela, à long terme, ne peut-on pas invoquer l'argument que les journaux devront, dans un avenir prévisible, conclure des alliances commerciales avec les radiodiffuseurs afin de survivre comme entités de collecte et de diffusion d'information?

M. Mills: C'est très loin dans l'avenir. Il est vrai que le lectorat des journaux est en baisse, mais la fragmentation de l'audience des médias électroniques s'est produite encore plus rapidement. En conséquence, même si un journal comme The Ottawa Citizen sert une plus petite proportion du public qu'il y a 10 ou 20 ans, sa position relative parmi l'ensemble des médias d'Ottawa s'est renforcée considérablement. C'est pourquoi il est beaucoup plus rentable qu'il y a 10 ou 20 ans. Les gens ont accès à tellement de stations de télévision, canaux de radiodiffusion et autres méthodes pour entrer en contact avec la publicité. Les journaux sont en bonne santé de nos jours.

Compte tenu des tendances actuelles, avec la fragmentation continue de l'auditoire de la radiodiffusion, et la capacité des nouveaux appareils de contourner complètement les messages publicitaires, il est plus probable que, dans un avenir prévisible, les journaux vont tenir tête aux radiodiffuseurs, plutôt que le contraire.

Le sénateur Eyton: Quelle est la place de la radio dans tout cela? Je passe beaucoup plus de temps à écouter la radio de Radio-Canada pour me renseigner sur l'actualité qu'à regarder la télévision. Je consacre plus de temps que la moyenne des gens aux journaux, mais j'écoute beaucoup la radio. Quelle est la place de la radio dans cette grille d'analyse?

M. Mills: Nous avons la chance au Canada de pouvoir compter sur la SRC, qui est un excellent service radiophonique que j'écoute quand je suis au Canada. C'est un excellent exemple de ce qui pourrait arriver aux États- Unis. Les critiques médiatiques aux États-Unis s'inquiètent beaucoup de la radio.

Il y a une compagnie appelée Clear Channel qui a acheté environ 1 300 stations de radio. C'est de loin le plus important exploitant radiophonique aux États-Unis. Il y a deux ou trois semaines, un reportage sur Clear Channel a été diffusé à l'émission 60 Minutes. On a rapporté un cas au Minnesota; il y avait eu un déraillement et des gaz toxiques s'échappaient d'un wagon. Les autorités voulaient téléphoner aux stations de radio pour avertir les gens d'éviter cette partie de la ville parce qu'on croyait que c'était dangereux. Clear Channel possédait toutes les stations de radio de cette ville, il y en avait quatre ou cinq. Il n'y avait pas un seul employé à l'un ou l'autre de ces postes de radio, pas un seul. Personne ne répondait au téléphone. Le contenu provenait entièrement de Los Angeles ou d'une autre grande ville. La musique et les bulletins de nouvelles sont habilement présentés pour donner l'impression d'être locaux, mais ce n'est pas du tout local. Il n'y a que des tours de transmission, et tout le contenu vient d'ailleurs, à des milliers de milles de là.

La station de radio ne pouvait donc même pas assumer sa fonction d'avertir les gens qu'il y avait un danger dans leur localité. La radio commerciale est dans une très mauvaise passe aux États-Unis. Nous sommes chanceux au Canada d'avoir la SRC.

Le sénateur Eyton: Que penseriez-vous de la convergence entre la radio et les journaux? Quelle serait alors la place de la radio? Au Canada, ce sont des compagnies très différentes.

M. Mills: Oui, c'est vrai. Je m'inquiéterais quand même de la problématique des licences de radiodiffusion. La radio commerciale diffuse maintenant tellement peu de nouvelles que nous en tenons à peine compte.

S'il doit y avoir des règles, elles doivent être applicables à toute la radiodiffusion, au lieu d'avoir des règles pour la télévision et d'autres pour la radio.

La présidente: Merci beaucoup. C'est un sujet fascinant. Nous devrons peut-être réinviter tout le monde. Dans l'intervalle, nous vous sommes reconnaissants d'être venu nous rencontrer aujourd'hui, monsieur Mills.

Nous allons maintenant passer à nos témoins suivants.

[Français]

M. Caplan était coprésident du Groupe de travail sur la politique de la radiodiffusion canadienne qui a fait rapport en 1986. M. Sauvageau, un journaliste de longue expérience écrite et diffusée est maintenant directeur du Centre d'études sur les médias à l'Université Laval.

[Traduction]

M. Caplan a été et continue d'être actif dans les domaines des droits de la personne, de l'éducation et du développement humain, que ce soit au Canada ou à l'étranger. En fait, nous avons été chanceux de le prendre au vol, de l'intercepter dans l'un de ses déplacements entre deux continents.

Nous vous sommes reconnaissants à tous les deux d'être venus nous rencontrer aujourd'hui. Comme vous êtes ici en duo, puisque vous avez coprésidé le même groupe de travail, nous nous en remettons à vous pour décider comment vous souhaitez faire votre exposé avant la période de questions. Je vous remercie tous les deux d'avoir bien voulu venir, et je vous cède la parole.

[Français]

M. Florian Sauvageau, directeur du Centre d'études sur les médias, et ancien coprésident du Groupe de travail sur la politique de la radiodiffusion: Madame la présidente, deux tendances se sont développées au cours des années 1990. Je suis heureux de voir que ce sont les deux tendances qui dominent vos débats. Elles ne vont pas l'une sans l'autre. On doit les situer dans un cadre.

L'une de ces tendances, qui était déjà observable au milieu des années 1980, est le déclin du service public. Je peux dire que l'objectif central de notre rapport de 1986 était d'arrêter ce déclin. Tout ce qu'on a réussi à faire, c'est de le ralentir. J'ai coutume de dire qu'on a prolongé le chemin de croix du service public.

L'autre tendance est la consolidation, la concentration, la montée des grands groupes. C'était déjà observable en 1986. On avait évoqué ces conglomérats qui se créaient au Canada en suggérant — et je pense que c'est le contexte dans lequel on doit regarder ces deux tendances — que l'on ne pouvait pas observer la montée de ces conglomérats et l'autre tendance aussi sans le faire dans un contexte global.

M. Mills a évoqué tout à l'heure l'argument qu'a utilisé tout au cours des années 1990, devant les différentes instances des pouvoirs publics et en particulier devant le CRTC, les patrons de ces grands groupes pour convaincre, entre autres, le CRTC de permettre la nécessité de la consolidation. Par exemple, en 1994, quand Rogers a acheté MacLean-Hunter, le principal argument était qu'il fallait de grands groupes pour combattre éventuellement les groupes qui se développaient à l'échelle internationale et qui, un jour ou l'autre, allaient nous faire de la concurrence.

C'est l'argument que le CRTC a accepté et c'est l'argument que les pouvoirs publics en général ont accepté. Au début des années 1980, dans un des documents publiés par le ministère des Communications à l'époque, on dit qu'à l'avenir la solidité de la culture canadienne va reposer sur des entreprises privées fortes. Ce qui est un changement avec le discours précédent et celui que l'on a encore tenu dans notre discours: c'était que le coeur du système de la radiodiffusion était Radio-Canada. On ne pourrait plus écrire aujourd'hui ce qu'on a écrit en 1986, que Radio-Canada, la CBC sont le panthéon de la culture canadienne. Radio-Canada est un acteur parmi d'autres dans un ensemble qui est dominé par le secteur privé. C'est cela qui est important, c'est-à-dire que dans le monde des médias, il y a toujours eu et il y aura toujours deux dynamiques à l'oeuvre, deux logiques conflictuelles.

Une logique économique, industrielle d'un côté et une logique culturelle et démocratique de l'autre. Pendant longtemps, au Canada, on a réussi à équilibrer ces deux logiques, pour tout un système du CRTC, qui a procédé à une entente tacite avec les radiodiffuseurs privés.

On leur garantit des profits, c'est le système de la rente et en contrepartie, ils s'engagent à répondre à certaines obligations. À côté de cela, il y avait Radio-Canada.

L'hypothèse, qui à mon avis est aisément vérifiable, est qu'en 1990 cet équilibre s'est effondré. Lorsque je dis que c'est un problème à l'échelle de la planète dans le contexte de la mondialisation, c'est parce que partout les forces du marché sont dominantes.

Le secteur public recule et le secteur privé avance dans le secteur des médias. Le monde des médias était, à une extrémité, le système commercial, celui des États-Unis, et de l'autre, le système public, celui de l'Europe continentale. Le système hybride, c'est-à-dire le système canadien, le système britannique et le système australien avec des médias publics et des médias privés garde un certain équilibre. La planète est en train de basculer dans le système américain des médias commerciaux. C'est le problème de fond. Je pense que vous ne pouvez pas échapper à cette analyse. En même temps, à l'intérieur des entreprises de presse, l'équilibre tacite qui existait entre les objectifs industriels et les objectifs d'information a basculé.

Il y avait cette métaphore aux États-Unis: «The church and State». Au Chicago Tribune les journalistes ne prenaient pas le même ascenseur que les gens de la publicité et du tirage pour ne pas être «contaminés» par les objectifs de l'entreprise. Maintenant, cela n'existe plus. Dans la plupart des entreprises de presse, les objectifs d'information sont soumis aux impératifs du marketing et on a tort de lier cela à la convergence.

Cela n'a pas commencé en janvier 2002 lorsque AOL a acheté une autre compagnie. Tout avait commencé bien avant. La date importante est 1989 lorsqu'il y a eu la fusion de Time et de Warner: la fusion d'une entreprise, jusque là dévouée à l'information avec une autre dévouée aux divertissements. On est maintenant dans une culture globale de divertissements.

Dans la question de la concentration, le problème de la propriété croisée est le plus important. M. Mills a parlé de Vancouver, mais à Montréal c'est un peu la même chose. La domination à cause de la propriété de Québécor, quant à l'écoute de la télévision avec son réseau TVA et quant à la lecture des journaux; avec le Journal de Montréal et le Journal de Québec, a aussi donné, on le voit, le phénomène québécois de Star Académie. On voit à quel point la promotion croisée peut permettre à ces groupes de faire non pas de la convergence mais ce qu'ils appelaient dans les années 1980 de la synergie. C'est la même chose, ce sont tous des slogans. Les tendances fondamentales font de la concentration de la promotion croisée et que toutes les entreprises d'un même groupe travaillent évidemment pour le succès du groupe. Dans le cas de Québécor, on a fait avec Star Académie des nouvelles qui sont quasiment devenues plus importantes que la guerre en Irak et les élections au Québec. C'est assez extraordinaire comme phénomène.

Je pense qu'il faut trouver des solutions modulées, selon les marchés. Les problèmes ne sont pas les mêmes en français et en anglais, et ils ne sont pas les mêmes selon la taille des marchés et selon les transactions dans les marchés.

Ailleurs, on réfléchit aussi à ces questions. On pense à un système d'indices qui permettrait d'évaluer la puissance d'un groupe dans un marché donné. C'est clair que la radio dans un ensemble de médias au plan de l'information n'a pas le poids des quotidiens et de la télévision. Les quotidiens ont moins de poids, comme vous l'avez dit dans votre article, qu'il y a 20 ou 25 ans, mais ils en ont encore à cause de l'effectif journalistique. Ce sont les quotidiens qui constituent les lieux les plus importants en matière de collecte d'information à cause de l'effectif beaucoup plus important. Les quotidiens sont importants au plan de l'offre, et la télévision au plan de la demande; 65 p. 100 et 70 p. 100 des gens y prennent d'abord leur information. La radio est très peu importante au plan de la qualité et de la quantité de l'information, Radio-Canada mis à part.

On a fait une étude au cours des années 1990, il y a en moyenne, y inclus Radio-Canada, cinq journalistes par station de radio au Canada. Cinq journalistes alors que dans le cas des quotidiens, je pense qu'il y a une quarantaine de journalistes en moyenne. C'est une moyenne, mais la force de la collecte de l'information des quotidiens est beaucoup plus grande.

Je vais conclure sur ce que les journaux ont rapporté lorsque M. Stakhovitch a parlé de la cacophonie dans le système. C'est un problème incroyable. Je vais utiliser une autre expression à la mode: l'absence de gouvernance de ce système. Le CRTC et le Bureau de la concurrence prennent des décisions contradictoires.

Ils l'ont fait récemment dans le cas de stations de radio au Québec. Un rapport a publié la semaine dernière sur les investissements étrangers par le Comité parlementaire de l'Industrie sera contredit très certainement dans 15 jours par le Comité parlementaire du Patrimoine qui va dire à l'autre qu'il faut garder les règles sur les investissements étrangers. Je pourrais multiplier les exemples comme cela de choses loufoques dans le système qui manifestent l'absence de gouvernance.

Il y a beaucoup de rapports à Québec. Plusieurs rapports ont été publiés au cours des derniers mois par un comité de l'Assemblée nationale. Il y a des rapports à Ottawa, le comité du Patrimoine en fera un la semaine prochaine.

M. Watson a parlé des citoyens et des consommateurs. Je pense avoir dit, je ne sais pas combien de centaines de fois, qu'il fallait s'adresser aux citoyens et non pas aux consommateurs. On a parlé de la qualité dans l'information, on a parlé de la diversité dans l'information. Je pense que c'est important que l'on définisse ces termes davantage et surtout pour relier ces principes aux pratiques journalistiques.

De quelles informations une démocratie a-t-elle besoin? Quelle est la diversité requise dans une démocratie? Quel rôle attend-t-on des médias pour remplir cette diversité? Est-ce de chacun des médias ou de l'ensemble des médias? On vit dans des démocraties de plus en plus complexes. Je pense que ce n'est pas avec un système de médias complexes que l'on va répondre aux besoins des citoyens, de ces démocraties: un système où cohabite le secteur privé, le public, les médias communautaires, les alternatifs.

Il y a de la place pour des politiques publiques non seulement pour contrer la concentration, mais aussi pour permettre au secteur public de jouer son rôle et pour permettre aussi aux autres secteurs de la société civile comme les médias communautaires et alternatifs de jouer leur rôle.

[Traduction]

M. Gerald Caplan, ancien coprésident, Groupe de travail sur la politique de la radiodiffusion, témoignage à titre personnel: À l'instar de M. Sauvageau, je suis ravi d'être ici. Vous entendez les fantômes des commissions du passé.

Je vais essayer de compléter les propos de M. Sauvageau en m'attardant surtout au rôle de la SRC aujourd'hui, ce qui était d'ailleurs un élément majeur de notre rapport. Nous avons commencé nos travaux en 1985 et les avons terminés en 1986. Notre rapport s'insérait dans une longue série de rapports sur le secteur canadien de la radiodiffusion et il m'est vite apparu — et je crois également à M. Sauvageau — que nous serions les derniers dans une ère qui nous apparaît aujourd'hui comme ayant été caractérisée par une très grande simplicité et innocence.

L'affaire semblait complexe à l'époque, mais en rétrospective, c'est évident que c'était alors beaucoup plus facile. Premièrement, il était possible d'envisager que l'on puisse injecter beaucoup plus d'argent dans la radiodiffusion publique. Deuxièmement, beaucoup d'éléments de haute technologie n'existaient pas du tout à l'époque. Les ordinateurs n'étaient que des machines de traitement de textes; nous n'avions jamais entendu parler de l'Internet; les sites Web n'existaient pas et les canaux d'information continue étaient quasiment futuristes. Il y a 17 ans, l'idée d'un univers de 500 canaux semblait relever de la science-fiction encore plus qu'aujourd'hui. À cette époque, la plus grande innovation technologique était la télévision à haute définition, qui en est encore au même point aujourd'hui. Je suis certain que nous l'aurons un jour.

Le gouvernement Mulroney nous a nommés. C'est important parce que cela indique qui étaient les membres de la commission. Nous étions sept. Aucun d'entre nous ne se connaissait à l'avance. Nous avons découvert rapidement que nous étions un groupe diversifié. Nous représentions tous les partis politiques et aucun parti politique.

Après un peu plus d'un an de travail, nous nous sommes entendus, comme M. Sauvageau l'a dit, sur les recommandations clés suivantes qui ont donné le ton de notre rapport tout entier. Les mots clés sont: «Nous avons recommandé un secteur public considérablement plus étoffé en radiodiffusion, avec la SRC comme élément principal» — je dis bien élément principal, et non pas l'un des principaux éléments. Moins d'un an après que nous ayons tiré nos conclusions, il m'est apparu clairement que c'était un rêve absolument irréaliste. Cela n'arriverait jamais. Le gouvernement Mulroney a rapidement commencé à réduire les budgets, tendance qui s'est poursuivie huit ans plus tard sous le gouvernement Chrétien. Ce n'est pas un commentaire partisan que je fais; il est tout simplement devenu clair que l'on n'aurait pas d'argent à consacrer à la SRC.

Deuxièmement, la prolifération des canaux a connu une explosion spectaculaire à peu près à la même époque. Curieusement, la problématique de la convergence s'est posée rapidement à la SRC, mais pour eux, la convergence signifiait deux choses: cela voulait dire moins d'argent que ce dont ils avaient besoin à notre avis — et bien sûr à leur avis également — et une plus grande concurrence et plus de difficulté à comprendre exactement quel créneau et quel rôle la SRC jouerait dans l'ensemble du système de radiodiffusion. Il est vite devenu clair que l'idée que nous lancions, celle d'une SRC plus musclée, meilleure, faisant tout pour tout le monde, n'était pas du domaine du possible et que cela n'arriverait jamais.

Quelle sorte de SRC aurions-nous donc? C'est pourquoi je suis content que vous ayez restreint le mandat de votre comité. honorables sénateurs, aux actualités et à la collecte de l'information. Cela me rend la tâche beaucoup plus facile, du moins aujourd'hui. Je vais maintenant faire un bond pour passer de 1987 à 2003.

Il est clair, comme M. Sauvageau l'a dit, que tout est beaucoup plus compliqué. Votre tâche est plus compliquée. Il sera immensément difficile d'élaborer des politiques publiques reflétant l'ensemble de la problématique qu'on vous a présentée ce matin et cette semaine.

Ce qui est moins difficile à comprendre, c'est le rôle de la SRC. Le moment est très propice pour en parler puisque ces derniers mois ont fait merveille pour ce qui est de tirer au clair et de préciser quel devrait être ce rôle, tout au moins dans le domaine des nouvelles, des affaires publiques et des documentaires.

Honorables sénateurs, quiconque a jamais mis en doute ces dernières années la raison d'être de la SRC — et il y a tout un pan du spectre idéologique qui la met en doute quotidiennement et de bonne foi — et s'est demandé quel devrait être son rôle, doit maintenant cesser de s'interroger et de douter.

Je suis venu ici pour formuler l'énoncé suivant: je remercie le ciel de nous avoir donné les bulletins de nouvelles et les émissions d'affaires publiques de la SRC. Je ne peux pas m'imaginer comment notre pays aurait pu traverser les événements des quatre derniers mois, les préparatifs de l'invasion et la guerre en Irak, si nous n'avions pu compter sur la SRC. Je veux parler précisément du canal Newsworld de la CBC. M. Sauvageau me dit que je peux y englober aussi le réseau Radio-Canada et j'y englobe également la chaîne Radio 1 de la CBC, laquelle, en dépit de toutes les critiques dont elle fait maintenant l'objet, demeure à mon avis la meilleure ressource de notre pays dans le domaine de l'enseignement. C'était vrai à l'époque de notre commission et ça demeure vrai aujourd'hui.

Si vous écoutiez la radio de la SRC du lever au coucher, vous obtiendriez un doctorat chaque semaine de l'année. Vous seriez connaisseur, bien informé et vous auriez peut-être même un grain de sagesse.

L'idée même que nous aurions pu vivre cette récente guerre et les préparatifs préalables sans l'apport de la SRC est trop déprimante pour pouvoir l'envisager. Comme la présidente l'a dit, j'ai beaucoup voyagé. J'étais en Éthiopie pendant une bonne partie de la guerre, ce qui m'a mis en contact avec la BBC et CNN, chaîne qui est effectivement universelle. J'ai suivi une partie des événements ici même, ce qui me permet d'en parler avec une certaine confiance. Je me hâte de dire que la question n'est pas de savoir si l'on était ou non en faveur de l'invasion; la question est de savoir si l'on était en mesure d'acquérir des connaissances suffisamment étendues et approfondies pour prendre une décision éclairée au sujet de la guerre.

Ce qui est en jeu, c'est la qualité de l'information, l'équilibre de l'information, et la présence d'un contexte. Pour cela, il faut des sources qui font preuve de scepticisme en rapportant les propos des sources officielles. Il ne s'agit pas de s'en prendre aux Américains; il ne s'agit pas d'être anti-Américain. C'est seulement que tous les gouvernements et toutes les parties intéressées apportent une certaine coloration à leur vision des choses. C'est la tâche d'un journaliste sérieux et d'une entreprise de presse sérieuse de mettre en doute toutes les sources et de nous donner non pas un point de vue anti-américain, mais un point de vue non américain et, pour tout dire, un point de vue pro-canadien, un point de vue qui reflète la diversité du Canada.

Deux paradoxes ont été mis au jour par la couverture journalistique de la guerre. Le premier est que CNN, les trois réseaux et MSNBC, en dépit du fait que ce sont toutes de grandes institutions de la libre entreprise, sont tous devenus des radiodiffuseurs d'État pendant la durée de la guerre. Encore plus paradoxal, le réseau qui est parmi eux le plus féroce partisan de la libre entreprise, nommément le réseau d'information Fox, est devenu à toutes fins utiles un porte- parole du gouvernement.

Paradoxalement, au Canada, où nous avons un radiodiffuseur qui est parrainé par l'État, celui-ci a fonctionné comme radiodiffuseur public. Il n'a pas tenté de vendre la salade de quelqu'un. Il a donné les points de vue de toutes les parties en présence. Il était libre par rapport au gouvernement, ce que doit être tout radiodiffuseur public financé à même les deniers publics. En ce sens, il a représenté la diversité, la confusion et les contradictions que comporte inévitablement tout point de vue sur la guerre.

Le deuxième paradoxe est que la concurrence a influencé la SRC dans un sens que nous sommes nombreux à ne pas admirer. Elle est devenue tape-à-l'oeil; elle en met plein la vue. Elle diffuse maintenant des séquences de quatre mots. Avant, c'était plutôt des séquences de huit secondes. Aujourd'hui, les gens n'ont plus que quatre mots à dire. C'est devenu du divertissement. C'est l'industrie du spectacle dont parlait M. Sauvageau. C'est l'inconvénient, quand on veut faire concurrence aux bulletins d'actualités divertissements que nous avons maintenant.

L'avantage, c'est que je suis absolument convaincu que grâce aux normes de qualité fixées par la SRC, les réseaux Global et CTV sont devenus meilleurs qu'ils ne le seraient autrement. La tragédie des États-Unis, c'est qu'ils n'ont pas de SRC. PBS est marginal, tandis que la SRC est un élément majeur de notre système. Ils n'ont pas aux États-Unis une SRC qui aurait poussé les réseaux privés à faire du meilleur travail et à présenter des reportages plus équilibrés sur cette guerre.

En conséquence, nous savons qu'un grand nombre d'Américains qui n'étaient pas prêts à croire leur gouvernement sur parole comme on le faisait dans les médias privés, qui n'aimaient pas la guerre et qui voulaient en savoir plus à ce sujet, ont syntonisé tous les soirs le réseau C-Span, qui diffusait chaque soir le bulletin de nouvelles de la CBC. C'est là que ces gens-là obtenaient leurs nouvelles. Beaucoup d'entre eux ont écrit aux commentateurs médiatiques du Canada pour leur dire à quel point ils étaient ravis de pouvoir obtenir de la véritable information sur la guerre grâce à la rediffusion du bulletin The National sur le réseau C-Span aux États-Unis, alors qu'ils n'avaient autrement aucun accès à une véritable information sur les principaux réseaux de télévision des États-Unis.

C'est pourquoi nous avons les statistiques suivantes, selon un sondage effectué il y a deux ou trois semaines par EKOS Research, à savoir que plus les Canadiens consommaient d'émissions de télévision canadiennes, plus ils avaient de chances d'appuyer la politique du gouvernement de non-intervention dans la guerre. À l'inverse, plus les Canadiens consommaient d'émissions de télévision américaines, plus ils appuyaient la position de George Bush. Les chiffres, soit dit en passant, sont les suivants: 75 p. 100 des Canadiens qui regardaient seulement des bulletins de nouvelles canadiens — et les statistiques nous apprennent que cela doit englober Global et CTV, pas seulement la SRC — approuvaient le refus du Canada de participer à la guerre, et 58 p. 100 de ceux qui regardaient seulement des émissions américaines croyaient que le Canada devrait adopter la version britanico-américaine.

Je ne suis pas venu ici pour faire l'éloge de la SRC. Je ne travaille pas pour la SRC. Je suis un ami d'Izzy Asper, pourvu que nous n'ayons pas à discuter de quoi que ce soit. Je suis un ami de Lloyd Robertson, Tom Clark et Bob Hurst. Je n'ai aucun intérêt et je n'ai absolument rien à gagner à dire tout cela. En fait, j'ai beaucoup d'objections à la SRC et à sa couverture. J'ai détesté le fait que la société ait pris la décision d'appeler les forces de l'envahisseur «la coalition». J'ai trouvé que c'était une dérobade politique.

Cependant, essayez d'imaginer le Canada sans la SRC. Imaginez de vivre cette guerre en l'absence de la SRC. Imaginez la prochaine crise. Il y aura d'autres crises comme celle de l'Irak. Imaginez que la SRC n'ait pas les ressources voulues. Il leur a fallu toutes leurs ressources pour couvrir la guerre. Imaginez qu'ils n'aient pas les ressources voulues pour couvrir la prochaine guerre, comme ils l'ont fait pour celle-ci. Comment saurons-nous alors que penser? Comment saurons-nous ce qu'il faut savoir pour se faire une opinion?

Les répercussions de tout cela sur le plan des affaires publiques sont difficiles. Je ne suis pas venu ici pour demander un milliard ou deux milliards de dollars. Je sais que c'est irréaliste et qu'il n'en est pas question. Il y a des choses qui n'ont pas de prix, comme on le dit dans la publicité. Le fait de pouvoir compter sur une SRC qui nous donne une telle couverture bien informée fait partie de ces actifs qui n'ont pas de prix.

Ce que je préconise, c'est ce que Peter Herrndorf préconise au sujet de tout ce qui est important. Je suis certain que vous entendrez Peter au comité; il est l'un des grands défenseurs de la culture au Canada. Vous offrez une tribune permettant de prononcer ce qu'il appelle un «discours d'intimidation». Teddy Roosevelt employait cette formule. Vous avez votre position, vous avez votre réputation, et vous avez la capacité de vous faire les champions de la SRC.

Honorables sénateurs, vous avez votre indépendance — dont vous avez parlé, madame la présidente, dans l'un de vos articles — qui vous permet de dire tout ce que vous voulez et de le faire de façon légitime, parce que personne ne croit qu'il soit possible d'influencer ou d'intimider les personnes qui se trouvent dans cette salle. Vous pouvez dire tout ce que vous voulez.

La SRC a grandement besoin d'un champion, elle a besoin d'une meneuse de claques, elle a grandement besoin de quelqu'un qui dise: «Il faut protéger cette société pour qu'elle puisse continuer, dans ses bulletins de nouvelles et ses émissions d'actualité, à nous donner la couverture que nous avons eu la dernière fois et dont nous aurons grandement besoin la prochaine fois».

Je vous exhorte à utiliser votre prestige et votre position de cette manière, pour défendre une position pro- canadienne.

Le sénateur Atkins: Monsieur Caplan, je dois dire que vous nous donnez beaucoup de mérite, à nous, auditeurs de la première chaîne radiophonique de Radio-Canada, si vous croyez que nous pouvons obtenir un doctorat en une semaine.

Il y a eu beaucoup de changements — technologiques et autres — depuis votre groupe de travail. Quelle est la place du câble dans la situation dans son ensemble de nos jours? A-t-il une valeur quelconque?

M. Caplan: Notre groupe de travail a permis trois réalisations. La première est que M. Sauvageau et moi-même avons fait connaissance et sommes devenus amis pour la vie. Deuxièmement, nous avons joué un rôle important dans la création de Newsworld; c'était l'une de nos recommandations clés. La troisième réalisation est que nous avons vu Ted Rogers devenir apoplectique devant nous quand il a lu nos recommandations et qu'il a annoncé que ce jour-là figurait parmi les «journées noires» dans l'histoire de — je ne me rappelle plus trop, dans l'histoire du câble ou de l'univers ou je ne sais plus. C'était quelque chose à ne pas manquer.

À mon avis, le câble n'a même pas d'existence séparée. C'est simplement l'un des nombreux éléments dont M. Sauvageau a parlé et que vous étudiez. C'est devenu plus compliqué parce que, à notre époque, c'était seulement un transmetteur et un distributeur. Ensuite, ils sont devenus ambitieux et ont commencé à acheter leurs propres canaux et des problèmes de conflits d'intérêts ont surgi. Voici où il y a une vraie convergence: mon adresse courriel est @rogers. com. Malheureusement, je suis à la merci de l'industrie du câble pour mon accès Internet. Le service est souvent en panne, ce qui m'irrite énormément.

Le câble est seulement un facteur de plus dont vous devez tenir compte. Je ne pense pas qu'il fasse plus ou moins de tort. C'est dans la nature de ces entreprises que, quelle que soit leur position, elles vous diront toujours qu'il leur en faut davantage. Quelle que soit la liberté que vous pourrez leur accorder, il leur en faudra toujours plus; quelles que soient les contraintes que l'on impose dans les politiques publiques, ils trouveront toujours des raisons de vous dire qu'elles sont inacceptables. Je n'en crois pas un mot. Le câble va survivre et continuer de prospérer aussi longtemps qu'il saura se moderniser et que l'on installera de nouveaux câbles à large bande pour nous donner une bonne réception.

Le sénateur Atkins: Est-ce à cause des intérêts verticaux qui sont en cause? Je songe au réseau des sports, A & E, Historique, et cetera.

M. Caplan: C'est seulement l'un des principaux intervenants. Si l'on veut comprendre comment le système fonctionne, il faut voir le câble simplement comme un autre intervenant.

Le sénateur Atkins: Je suis absolument d'accord avec ce que vous dites de la concentration des médias américains au Canada. Votre argument au sujet de la SRC est absolument crucial; il y a ainsi un contrepoids qui apporte à l'auditoire canadien les arguments qui sont essentiels pour l'édification de nos citoyens. Je trouve que vous avez fait des observations fort sages.

M. Sauvageau: Dans notre rapport, nous avons recommandé de faire une étude générale sur la question de la concentration. Nous n'aimions pas la façon dont le CRTC se penche sur la question au cas par cas.

Avant de venir ici, j'ai relu la partie de notre rapport traitant de la concentration de la propriété. Nous avons écrit que cette façon de faire de la part du CRTC entraînait la controverse et la confusion. C'est dit textuellement dans le rapport. Je pense que cette observation est toujours valable.

[Français]

On recommandait, entre autres, que le CRTC tienne des audiences globales sur la question de la concentration et cesse de regarder les choses au cas par cas. Je pense que cela est aussi important aujourd'hui qu'hier. Si vous étudiez ces questions aujourd'hui, c'est à cause de l'inaction des gouvernements.

Sur la question de la concentration, il y a eu, entre autres, le rapport Kent. Même si cela n'était pas notre propos central, on a dit que c'était un problème et que le CRTC n'avait pas la bonne façon d'aborder ce problème. La concentration est un problème au Canada depuis plus de 30 ans et personne ne s'est occupé de ce problème.

Quelqu'un a dit plus tôt qu'il était un peu tard pour s'occuper de ce problème. Je pense aussi qu'il est un peu tard pour s'en occuper parce qu'on ne va pas dire qu'on va défaire ce qu'on a fait rétroactivement. On a permis de faire ce qu'on a fait. On n'a pas agi là où on devait agir, c'est-à-dire au plan des structures.

À Québec, par exemple, dans les derniers rapports qu'on a proposés, les mesures suggérées étaient parfois des mesures inquiétantes, à mon avis, parce qu'on suggérait des mesures relatives au contenu. On suggère maintenant des mesures relatives au contenu parce qu'on n'a pas agi sur les structures et la concentration.

Je pense qu'il faut regarder l'ensemble, voir quels sont nos besoins en diversité, constater qu'il y a des choses que l'on n'obtiendra jamais des médias concentrés et trouver d'autres façons de créer la diversité essentielle à la vie démocratique. Un de nos problèmes est l'inaction des gouvernements.

J'aimerais ajouter un mot sur la guerre. Je n'ai pas de statistiques à donner, mais une des hypothèses que l'on peut faire, c'est que si les francophones étaient moins sympathiques à la guerre, c'est que leur information est extrêmement diversifiée. J'ai vu, pendant toute la guerre, deux guerres à la télévision: la guerre de la télévision américaine et la guerre de Radio-Canada, mais aussi, à cause des moyens de distribution, la guerre de la télévision française. J'ai vu, chaque soir à la télévision française, les victimes de la guerre, qu'on ne voyait pas de façon si brutale à la télévision américaine. On ne présentait pas les victimes de la guerre de la même manière. Il y avait une espèce d'autocensure. Lorsque vous voyez chaque soir les victimes, lorsque vous suivez la guerre, non pas avec les troupes américaines, mais avec les victimes sur le terrain, vous ne réagissez pas de la même manière vis-à-vis de la guerre. C'est un exemple de la diversité de l'information.

Le sénateur Ringuette disait tout à l'heure que toutes les sources nous viennent de partout. C'est vrai, je pense qu'on n'a jamais été aussi bien informés. En tout cas chez moi, parce que l'information est en anglais et en français.

Au plan de l'information internationale, si je veux savoir ce qui se passe chez moi, si j'habite à Rimouski, j'ai beau consulter Le Monde de Paris, le Washington Post ou le New York Times sur Internet, cela ne va pas m'être très utile. L'information locale est un problème important aussi auquel il faut réfléchir. La concentration des hebdomadaires, par exemple en français, est un problème crucial dont on ne parle jamais.

[Traduction]

Le sénateur Ringuette: J'aime beaucoup vous écouter. Je suis certainement d'accord avec vous quand vous dites que Radio-Canada et CBC fixent les normes pour les reportages et la grande qualité de journalisme que les citoyens canadiens obtiennent grâce à ce médium.

Cela me fait prendre conscience du fait que Radio-Canada-CBC pratique la propriété croisée dans les domaines de la radio, de la télévision et de l'Internet. Le gouvernement appuie sans réserve cette pratique, de même que les citoyens de notre pays.

Quelle est la différence entre la propriété croisée des médias publics et la propriété croisée des médias privés?

M. Caplan: C'est toute une question! J'inviterais mon collègue à vous parler d'un sondage que son institut médiatique a fait auprès des journalistes des secteurs public et privé. Je pense que c'est directement pertinent à votre question.

[Français]

M. Sauvageau: Au milieu des années 1990, avec un collègue, on a fait une étude auprès des journalistes canadiens pour essayer de voir les valeurs des journalistes canadiens. Cette étude a donné lieu à un livre qui intitulé: Les journalistes canadiens.

Je pense que la présence de Radio-Canada dans le système crée énormément de diversité pour la raison suivante: il est clair qu'il y a deux types de journalistes au Canada. Ceci, parce que le facteur le plus important qui définit les pratiques journalistiques est l'entreprise de presse. On a essayé de voir dans cette étude si c'était la génération, le sexe ou la culture qui définissait la pratique du journalisme.

C'est vrai qu'un jeune journaliste ne pense pas nécessairement comme un vieux journaliste et qu'un journaliste québécois francophone ne va pas réagir de la même façon qu'un anglophone de l'Alberta, mais ce ne sont pas les critères les plus importants.

Le critère qui définit le plus la pratique du journalisme est le type d'entreprise dans lequel vous travaillez. Après avoir fait cette étude comprenant de longues entrevues recueillies auprès de 550 journalistes, deux types de journalisme ressortent.

Le journaliste de Radio-Canada, on l'a appelé le journaliste de service public. Les fonctions journalistiques auxquelles ils accordent de l'importance sont l'enquête, permettre la discussion sur la place publique des politiques publiques pendant qu'on en fait l'élaboration, l'analyse, des choses comme cela.

À l'autre bout du spectre, l'autre type de journaliste, ce sont ceux qui sont à l'emploi de la radio et de la télévision privée qui privilégient beaucoup plus que les autres des fonctions commerciales; comme par exemple accroître les cotes d'écoute — je n'ai rien contre cela et je ne suis pas en train de dire qu'il y a là un complot —, divertir le lecteur, donner au lecteur ce à quoi il s'attend.

Je reviens à mon propos de tout à l'heure, voulant que la diversité dans le système existe si l'on cumule les modes ou si l'on additionne les modes de propriété différentes. C'est pour cela que je parlais des domaines public, privé, communautaire et alternatif qui vont provoquer des pratiques journalistiques, donc des contenus différents.

Il est vrai que la propriété est importante au plan des contenus, mais la propriété passe par des journalistes aussi, et l'organisation de l'entreprise, l'éthique, la morale de l'entreprise contribue à définir les contenus. C'est aussi ce que vous dites; il y a de la synergie à Radio-Canada aussi entre la radio, la télévision et l'Internet. C'est pour cela que je dis que nous devons être sophistiqués dans nos politiques. Je ne crois pas qu'il faille carrément tout bannir. Il faut établir des seuils au-delà desquels la concentration devient dangereuse. Ces seuils peuvent être établis à l'échelle nationale, mais aussi à l'échelle locale.

Par exemple, à Vancouver, 70 p. 100 des nouvelles locales pour la même chaîne et 100 p. 100 des nouvelles locales dans les journaux; 70 p. 100 de l'écoute de la télévision pour les nouvelles locales et 100 p. 100 des journaux locaux pour le même groupe, à mon avis c'est trop. La question est de savoir à quel moment c'est trop. M. Kent a déjà dit, pour la presse écrite, qu'un taux de 10 p. 100 pour le tirage quotidien est le seuil. M. Claude Ryan parle de 30, 40 ou 50 p. 100. En France, c'est autour de 30 p. 100 pour le tirage national. Quel est le seuil à ne pas dépasser? Cela ne doit pas être arbitraire, non plus. Il ne faut surtout pas regarder les médias comme des silos indépendants, mais il faut regarder dans un marché ou dans un lieu donné l'ensemble des médias.

[Traduction]

M. Caplan: Permettez-moi d'ajouter qu'il y a une abondante littérature sur la radiodiffusion publique et privée. Le réseau BBC ne cesse d'organiser des conférences là-dessus. Les Australiens en font autant. PBS est en train de s'y mettre.

Il y a un dicton que nous aimons beaucoup: «Les chaînes publiques font des programmes; les chaînes privées font des profits». Ce n'est pas une insulte. C'est la réalité objective.

Patrick Watson soulève la question de la commercialisation. La commercialisation amène la SRC à s'intéresser davantage aux auditoires, peut-être plus qu'elle ne le devrait. Mais il n'en reste pas moins que cela les amène à s'intéresser aux programmes destinés à ces auditoires, et non pas aux profits qu'ils peuvent en tirer. Il me semble que c'est une différence importante.

L'un des nouveaux éléments que la guerre nous a enseignés est que les radiodiffuseurs privés font aussi de la propagande pour l'État d'une manière imprévue. Cependant, pour toutes ces raisons, je pense qu'une comparaison... Vous dites que le radiodiffuseur public pratique lui-même la convergence à l'interne et vous demandez pourquoi les radiodiffuseurs privés n'en feraient pas autant. C'est justement l'une des raisons de l'éviter.

Le sénateur Eyton: Nous sommes encore au début de notre étude et nous cherchons des conseils. C'était extraordinaire d'entendre les observations de M. Caplan; je peux bien l'appeler ainsi, maintenant que je sais qu'il a un ou deux doctorats. Son conseil est clair: nous devons chérir et encourager la SRC et lui fournir des ressources, surtout pour l'aider à faire de bonnes émissions dans le domaine des nouvelles et des affaires publiques. Je souscris à ce point de vue.

Je suis moins certain, monsieur Sauvageau, de la pertinence de vos conseils quant à l'orientation que nous devrions prendre. Si j'ai bien compris, vous inclinez à ne pas tenter de défaire la concentration actuelle. Le message que j'ai entendu de votre part, c'est que vous essayeriez de décourager la poursuite de la concentration et qu'en fait, vous encourageriez la diversité.

J'aimerais savoir comment vous feriez pour obtenir cette diversité, et je vous inviterais à tenir compte dans votre réponse du fait que les forces du marché imposent la diversité. Autrement dit, si une organisation possède tous les débouchés d'information dans une ville donnée, je ne suis pas encouragé, en tant que citoyen de cette ville, à entendre la même chose de trois manières différentes. À Vancouver, par exemple, je ne serais pas encouragé à acheter deux journaux, s'ils étaient vraiment identiques. Il me semble que le marché doit encourager fortement cette diversité, si vous essayez de vendre plus de produits.

J'essaie de vous amener à nous donner des conseils quant à ce que notre comité devrait examiner.

M. Sauvageau: Je ne pense pas que, tout au moins dans le secteur des journaux, les forces du marché imposent nécessairement la diversité. Je lis beaucoup de journaux tous les jours. J'ai l'impression que l'information qu'on y trouve est toujours la même, je veux dire sur le plan de l'information, pas des opinions. Le National Post est un exemple au Canada, et même en Amérique du Nord, d'un tel journal idéologique. C'est quelque chose de nouveau au Canada.

[Français]

Au Canada comme aux États-Unis on a toujours développé la philosophie du journalisme d'information contrairement au journalisme d'opinion qui vient d'Europe.

[Traduction]

En fait, le National Post est un journal européen en Amérique du Nord. C'est complexe parce que j'ai dit que c'est une question de propriété.

[Français]

C'est aussi une question de pratique journalistique. Pourquoi est-ce que tous les journaux quotidiens sont semblables? Parce que dans les écoles de journalisme, on enseigne aux étudiants la même technique journalistique. Aux États-Unis, il y a eu une crise à l'école de journalisme de l'Université de Columbia. J'ai lu des commentaires sur cette crise, sur cette espèce d'homogénéisation journalistique que crée l'enseignement du journalisme. Les nouvelles sont toutes semblables parce que les journalistes ont appris de la même manière.

Je ne pense pas que, dans le domaine du journalisme, le marché conduise à des choses différentes, même entre les tabloïds au Québec et La Presse. Bien sûr, la présentation est différente, mais les nouvelles sont le plus souvent écrites de la même manière. Donc, la diversité d'informations est un problème. J'ai souvent pensé qu'on posait le problème de la concentration des médias au Canada souvent dans une perspective européenne. La diversité d'opinion ici c'est important mais la diversité d'informations encore plus. Le fait est que tous les médias cherchent à retenir le plus de lecteurs possibles et cela conduit les pratiques journalistiques à une certaine homogénéité.

[Traduction]

Si j'ai bien compris, vous avez eu l'impression que je n'étais pas tellement négatif au sujet de la concentration ou de la propriété croisée. Je pense pourtant qu'il y a effectivement des choses qui sont inacceptables. La situation de Vancouver est à mes yeux inacceptable. Cela n'a aucun sens de donner à un seul groupe une telle influence et une telle possibilité d'influencer le débat public dans une ville ou même dans une province.

[Français]

Il faut certainement faire des choses pour que la concentration ne dépasse pas un certain seuil.

[Traduction]

Sur la SRC, nous sommes toujours presque d'accord sur tout. Je suis presque d'accord avec M. Caplan au sujet de la SRC, sauf que je pense que le réseau n'a pas réussi à définir un nouveau rôle pour un radiodiffuseur public dans le nouvel environnement télévisuel.

[Français]

À mon avis, Radio-Canada n'a pas encore trouvé sa place dans l'univers des stations multiples, dans le nouvel univers télévisuel.

[Traduction]

La SRC du XXIe siècle ne peut pas être la SRC des années 70. C'est impossible.

[Français]

Radio-Canada devrait faire un effort de redéfinition de son rôle pour mieux le cerner. Radio-Canada ne peut plus tout faire comme lorsqu'il y avait deux canaux généralistes. Les canaux spécialisés privés font maintenant beaucoup de choses que Radio-Canada faisait auparavant. Je pense qu'il y a un déficit de réflexion à Radio-Canada sur la mission du service public au XXIe siècle.

[Traduction]

M. Caplan: Vous constaterez que c'est vrai même dans le cas de la BBC. Mark Starowicz vous a dit à quel point la BBC est plus puissante et plus coûteuse par habitant, en comparaison de la SRC. Vous constaterez que même la BBC, qui est le radiodiffuseur public le plus connu au monde, et l'on peut soutenir que c'est aussi le meilleur, est en train de se contorsionner pour essayer de déterminer son rôle dans cet extraordinaire univers nouveau que personne ne comprend parfaitement encore et dont personne ne peut prévoir l'évolution. Vous allez vous régaler. C'est une conversation fascinante.

La présidente: Merci beaucoup à tous les deux.

[Français]

Cela a été très stimulant et très intéressant et nous vous en sommes très reconnaissants.

[Traduction]

La séance est levée.


Haut de page