Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Transports et des communications
Fascicule 12 - Témoignages du 19 juin 2003
OTTAWA, le jeudi 19 juin 2003
Le Comité permanent des transports et des communications se réunit ce jour à 10 h 48 pour se pencher sur l'état actuel des industries de médias canadiennes, les tendances et les développements émergeant au sein de ces industries, le rôle, les droits et les obligations des médias dans la société canadienne, et les politiques actuelles et futures appropriées par rapport à ces industries.
Le sénateur Joan Fraser (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente: Bonjour.
Je souhaite la bienvenue aux témoins, aux sénateurs, aux membres du public et aux téléspectateurs qui suivent cette séance du Comité sénatorial permanent des transports et des communications, consacrée à l'état actuel des médias canadiens.
[Français]
Le comité examine quel rôle l'État devrait jouer pour aider nos médias d'actualités à demeurer vigoureux, indépendants et diversifiés dans le contexte des bouleversements qui ont touché ce domaine au cours des dernières années, notamment la mondialisation, les changements technologiques, la convergence et la concentration de la propriété.
Aujourd'hui, nous sommes en table ronde. Ensuite, nous accueillerons des témoins très distingués et nous entendrons un témoin à titre individuel.
[Traduction]
Nous allons ouvrir la séance d'aujourd'hui avec un groupe de témoins composé de M. Hamilton Southam, M. Wilson Southam et M. Clark Davey. M. Hamilton Southam est un ex-directeur de Southam Inc. M. Davey est un ex- rédacteur en chef de la Montreal Gazette, du Ottawa Citizen et du Vancouver Sun, et il a aussi été président et président du conseil de la Presse canadienne. M. Wilson Southam a été directeur de Southam Inc. et du groupe Southam Newspapers. Chacun d'entre eux possède également une longue expérience dans beaucoup d'autres domaines.
Je vous remercie d'être avec nous aujourd'hui.
Comme vous le savez, nous demandons aux témoins de limiter leur déclaration liminaire à une dizaine de minutes, après quoi nous avons une période de questions. Vous avez la parole.
M. Hamilton Southam, ancien directeur de Southam Inc.: Madame la présidente, honorables sénateurs, laissez-moi vous dire tout d'abord que je ne prétends pas m'adresser à vous en tant que journaliste, même si je l'ai brièvement été pour le London Times, et si j'ai aussi été éditorialiste pour le Ottawa Citizen juste après la Deuxième Guerre. J'ai fait partie du conseil d'administration de Southam Inc. dans les années 70 et au début des années 80. Ma vie professionnelle s'est passée au ministère des Affaires étrangères et au Centre national des Arts. Toutefois, je suis né dans une famille qui mangeait, respirait et buvait du journal, et j'ai donc toujours été passionné par la presse écrite.
Permettez-moi de dire quelques mots sur l'histoire de cette famille, car je pense que c'est pertinent.
Mon grand-père William Southam est devenu copropriétaire du London Free Press en 1867, l'année de la Confédération. Il a vendu cette participation pour acquérir la moitié du Hamilton Spectator en 1877. C'était un journal Conservateur, ce qu'il a préservé. En 1897, il a acheté un deuxième journal, le Ottawa Citizen. C'était aussi un journal Conservateur et il avait juré qu'il le resterait.
Pour le diriger, il a envoyé son fils, mon père Wilson, un homme aux idées très arrêtées, qui a bientôt été rejoint par son jeune frère et plus cher ami, Harry. Tous deux n'ont pas tardé à exprimer des idées ayant des relents de libéralisme. Hélas, leur mère les a ensuite emmenés en Angleterre, car ils étaient plus proches d'elles que de leur père. Là-bas, ils ont rencontré le cousin de leur mère, un député libéral, qui les a intéressés à des idées aussi libérales que le libre-échange impérial et l'imposition des valeurs foncières.
Le Citizen a appuyé fidèlement les conservateurs aux élections jusqu'à l'arrivée de Mackenzie King, mais mon grand-père considérait que l'expression occasionnelle de ses idées libérales dans le Citizen était une honte. Il a annulé son abonnement en 1912.
Ce geste entérinait la politique d'autonomie locale de Southam. À partir de 1912, il est devenu évident qu'il y aurait autant de points de vue dans le groupe qu'il y avait de journaux. Ceux-ci étaient trop nombreux. Mon grand-père avait déjà racheté le journal de Calgary, en 1908, auquel il ajouta le Edmonton Journal en 1912 et le Winnipeg Tribune en 1920. Il a ensuite laissé la direction du groupe à ses fils, qui a pris le contrôle de l'autre moitié du Spectator, en 1925, puis de plusieurs autres journaux avant la Deuxième Guerre mondiale.
À partir de la deuxième génération des Southam, le principe a été clairement établi que la prospérité d'un journal exigeait qu'il ait la liberté de s'adresser à son lectorat sur chaque question importante, et d'exprimer son opinion sans peur ni favoritisme. Nous l'avons affirmé dans chacun de nos rapports annuels. Au cours des années, cette conviction a été renforcée par notre opinion que le Canada profitait grandement de cette diversité d'opinions à mesure qu'il se transformait de colonie en nation pluraliste et autonome.
Deux exemples du résultat de cette liberté d'expression journalistique sont la création de Radio-Canada et la naissance du mouvement du Crédit social au Canada.
Ces deux questions intéressaient profondément le Ottawa Citizen. Son rédacteur en chef, Charles Bowman, avec l'approbation de mon père, fut le premier à recommander une version canadienne de la BBC à Mackenzie King. Plus tard, il est devenu le membre le plus efficace de la commission Aird, puis un ardent partisan du travail d'apostolat de Graham Spry et Alan Plaunt.
Au même moment, mon père a commencé à s'intéresser aux théories créditistes du major Douglas. Il l'a fait venir au Canada en 1932 et lui a fait sillonner le pays. William Aberhart l'a entendu parler en Alberta et vous connaissez la suite. Aucun de ces deux développements ne se serait produit si mon grand-père avait conservé le contrôle éditorial du Citizen.
Les opinions diffèrent sur le Crédit social, certes, mais je suis très fier que nous ayons contribué à la création de Radio-Canada.
Ce ne sont ni notre politique d'autonomie locale ni, comme d'aucuns vous l'ont dit, le fait que nous n'ayons pas maximisé nos profits qui ont provoqué la chute des Southam. Non, ce qui a provoqué notre chute, c'est la décision de la deuxième génération d'entrer en bourse, en 1945. Suite à cette décision, que nous n'aurions jamais dû prendre, à mon avis, le profit est devenu le seul critère qui comptait.
Quand ma génération a pris les rênes du groupe, après la Deuxième Guerre mondiale, elle a eu tendance à négliger ce facteur et à gérer l'entreprise comme par le passé, c'est-à-dire selon notre interprétation du bien de l'entreprise et du bien du journalisme canadien, de manière générale. Nous avons créé les Bourses Southam et nous avons peu à peu élargi le service des nouvelles du groupe. Nous avons même racheté un ou deux autres journaux. En fait, sans nous en rendre compte, nous étions en train de préparer la voie à une prise de contrôle.
Alors que la quatrième génération prenait le contrôle, dans les années 80, Conrad Black a vu sa chance et il l'a saisie. Maximisant ses profits comme nous ne l'aurions jamais imaginé, il a vendu tous nos journaux à CanWest.
J'arrête là mon coup d'oeil sur «un passé romancé avec son modèle capitaliste», pour reprendre une expression qui a récemment été employée ici. Pour des raisons évidentes, la politique de contrôle éditorial centralisé me révolte, mais je préfère laisser Clark Davey et mon neveu Wilson vous dire ce qu'ils recommandent à ce sujet. Je connais leur opinion et je la partage complètement.
M. Wilson Southam, ex-directeur de Southam Inc. et Southam Newspapers: Merci beaucoup, honorables sénateurs. Je dois vous dire que l'héritage merveilleux que vient de décrire mon oncle Hamilton, qui reflète tellement l'Ouest de ma jeunesse, me manque beaucoup.
J'ai été guide de montagne et instructeur de ski. Durant mon adolescence, j'ai fait de l'autostop en Amérique du Nord. J'admire beaucoup ce que mon oncle vient de vous expliquer. J'ai été invité au conseil d'administration de Southam quand j'ai eu 40 ans, et j'y suis resté pendant 23 ans. J'y ai eu beaucoup de plaisir, et je disais à Claire Balfour, cet homme merveilleux: «Je vais vous rendre fou», à quoi il répondait: «Je le sais», et c'est ce qui est arrivé.
L'une de mes premières interventions au conseil a été d'affirmer que Southam n'aurait jamais dû devenir une entreprise aussi grosse. Ce n'était pas dans l'intérêt national. Le fait que nous ayons eu une bonne politique d'indépendance éditoriale locale est un exemple merveilleux du principe voulant que le despote le plus dangereux est le plus bénin et le plus gentil car il nous fait oublier les risques qu'il pose à notre liberté et à la démocratie. J'ai eu l'occasion d'agir en coulisses à plusieurs reprises lorsque Southam aurait pu devenir une entreprise encore plus grosse, pour éviter cette évolution.
Il est impossible d'avoir une presse dont tout le monde trouvera le point de vue remarquable. Si c'était le cas, ce serait le nazisme d'un côté, et autre chose de l'autre.
Toutefois, on semble courir aujourd'hui le risque d'avoir trop peu d'opinions si nous en arrivons tous à adopter la passion actuelle de l'Amérique du Nord à nous convaincre que, comme nous ne sommes pas directement en affaires aujourd'hui, nous sommes des élitistes et que les seules personnes qui comprennent vraiment nos libertés sont les gens d'affaires — le marché serait le seul lieu où la liberté peut s'exprimer correctement.
Le mouvement entrepris depuis 70 ans pour faire accepter ces idées assez stupides a généralement été couronné de succès en Amérique du Nord. Franklin Delano Roosevelt avait suscité la colère de nombreux riches avec ses politiques populistes axées sur les syndicats, les pauvres, et cetera. et on a alors décidé en douce que ça n'arriverait plus jamais. Des fortunes ont été dépensées pour essayer de nous convaincre que le marché est la vraie fondation de la liberté.
Je suis heureux d'accompagner aujourd'hui un groupe de personnes qui n'ont pas à faire d'effort pour trouver des fonds électoraux auprès d'entreprises de façon à mener le travail sérieux et complexe que vous avez entrepris, ce dont je suis très content.
J'essayais de réfléchir, hier, ce qui est très pénible quand on est vieux, et je me suis dit que, si l'on veut se pencher sur les médias — travail bien difficile — en tenant compte des nombreuses parties intéressées qui vont s'adresser à vous, il serait utile d'utiliser une matrice analytique.
Si je prends ma propre expérience, je peux représenter en abscisse les médias personnels. Ensuite, je peux indiquer les médias communautaires, puis les médias nationaux et internationaux. Je pourrais aussi y mettre les médias intergalactiques, ce qui ennuie toujours mon fils aîné, pour des raisons qu'il n'est pas nécessaire d'expliquer ici. On a donc tout un large éventail de problèmes relatifs aux médias en abscisse.
Si je place maintenant en ordonnée des degrés de «liberté», comme dans information gratuite, information à but non lucratif, information pour le profit, information du secteur public, information caritative, j'obtiens 25 carrés au sujet desquels les gens nous demandent comment les politiques publiques peuvent nous aider à faire le meilleur usage possible des médias et à préserver notre diversité d'opinions.
Je suis allé au Comité du patrimoine le 25 décembre sans version française d'une brochure que je voulais remettre à tout le monde, ce que je n'ai pas pu faire. Cette fois, j'ai apporté une brochure similaire, dont vous avez reçu des exemplaires. Je l'ai remise dans les deux langues et je remercie Timothy Southam qui a beaucoup travaillé là-dessus à la dernière minute. J'attire votre attention sur la page 11.
Vous trouverez en bas de la page un encadré disant «À une époque — célèbre à l'étranger en maintien de la paix, prochain objectif — un média DOVE de classe mondiale». DOVE est un acronyme pour «diversity of voices everywhere», c'est-à-dire «diversité d'opinions partout».
C'est le groupe DOVE, composé à l'origine de 40 éditeurs, rédacteurs et directeurs, puis de 45, qui avait posé l'an dernier la question suivante dans des publicités nationales: «Sommes-nous en train de perdre la liberté de notre presse, une salle de nouvelles à la fois?» Récemment, le groupe a dit: «Bravo, les gars, nous sommes très heureux que vous fassiez ce travail.»
À cette occasion, j'avais proposé 11 thèmes de réflexion qui me semblent aujourd'hui correspondre au processus très complexe que vous venez d'engager. Le premier était d'entreprendre une nouvelle enquête publique sur l'état des médias canadiens. Or, c'est précisément ce que vous venez de commencer, bien que votre budget soit mis en pièces par d'autres personnes, si j'ai bien compris.
La présidente: Reporté.
M. Wilson Southam: Très bien, et j'espère que vous allez gagner. Il y a beaucoup de gens au Canada qui voudraient exprimer leur point de vue sur cette question.
Deuxièmement, empêcher la propriété croisée de journaux, de stations de télévision et d'autres médias, ce dont M. Kent a parlé avec beaucoup de talent.
Troisièmement, mettre en place un système de garanties d'indépendance éditoriale locale, ce dont il a aussi parlé avec talent.
Quatrièmement, rétablir le plein soutien de la Société Radio-Canada. La mode veut qu'on puisse taper sans crainte sur les néo-conservateurs, les paléo-conservateurs, mais ce sont surtout les libéraux qui ont mis à sac les budgets de Radio-Canada, ce qui est honteux.
Je pourrais mentionner Téléfilm Canada et l'Office national du film mais ce serait un conflit d'intérêts car Timothy est cinéaste, et je ne vais donc pas en parler.
Cinquièmement, des garanties pour la culture canadienne — revenons aux normes d'avant l'OMC. Je suis sûr que vous vous souvenez tous du jour horrible où l'OMC éliminait un vieux tarif de douane, abolissait des subventions de transport, et cetera. Nous avons oublié de lire la clause nonobstant de l'ALENA et c'est pourquoi nous commençons à goûter à ce qui a déjà causé la ruine de plusieurs pays. Nous pouvons nous faire une idée des interventions de l'OMC, du FMI, et cetera.
Sixièmement, renforcer le journalisme en octroyant des bourses — le Massey College fait un excellent travail pour essayer de recueillir des fonds privés. J'approuve ce que M. LaPointe a dit sur la nécessité d'investir dans les gens qui ont appris le métier et qui l'exercent.
C'est Henry Mintzberg, de McGill, qui refusait de donner des cours en administration des entreprises car il ne croyait pas que l'on doive apprendre à de jeunes innocents à imposer leur volonté à des ouvriers. Il a maintenant mis sur pied un système international où des adultes du monde entier, payés par leur entreprise, viennent apprendre ensemble, en se frottant à des gens du monde entier qui ont une expérience réelle de l'exercice du pouvoir — ce qui manque tellement à nos bureaucraties.
Si nous voulons faire quelque chose au sujet de la diversité d'opinions au Canada, prenons l'idée de Kirk Lapointe, c'est-à-dire investir sérieusement dans l'éducation continue des journalistes adultes, quelque chose que peu de nouvelles entreprises sont apparemment prêtes à faire.
Septièmement, un système de prix de journalisme d'enquête, correctement financé — le journalisme d'enquête coûte cher, prend beaucoup de temps et risque de susciter la colère des annonceurs. M. Lapointe parle de 2 p. 100 à 3 p. 100 du temps qui est consacré au journalisme d'enquête — mais, dans la plupart des entreprises, c'est encore moins que ça.
Considérant le genre de questions que je vais évoquer en conclusion, je pense que nous aurions tous beaucoup à gagner du point de vue de la qualité et de l'investissement qui nous aiderait à voir plus loin et à examiner les choses de manière plus complexe.
En 1972, le Club de Rome, composé de savants de 37 nations, a publié les «Limites à la croissance». On l'a beaucoup ridiculisé depuis car, comme Thomas Malthus, il a fait l'erreur de faire des prévisions. Il a dit que, si le présent a la forme actuelle, nous avançons dans l'univers, et cetera., et voici l'échéancier. Retraçons cette ligne. Nous passons ici à l'époque de nos enfants, et ici nous passons de nation à nation, dans le monde. Nous avons beaucoup de points qui représentent des préoccupations contemporaines. Nous en avons quelques-uns durant notre vie et quelques-uns qui vont dans l'État-nation.
Comme espèce, même si nous sommes brillants, puisque nous sommes descendus des arbres et avons échappé aux tigres, nous ne nous en sortons pas très bien en ce qui concerne les choses touchant nos enfants, qui sont des questions importantes ou structurelles. Il se peut fort bien, les scientifiques du monde en conviennent, qu'il y ait une catégorie de problèmes qui sont nouveaux, pas par degré, et que nous devrons confronter ensemble, comme Canadiens vivant à côté d'un géant qui utilise de plus en plus ses médias pour faire de la propagande. Ces problèmes exigeront un discours public de qualité et intensif, qui bénéficierait considérablement d'une presse libre.
J'aimerais vraiment que l'on se penche sur l'éducation continue des journalistes.
Huitièmement, un système d'incitatifs fiscaux pour des salles de rédaction répondant à des critères d'indépendance — on a beaucoup parlé de ça au Comité du patrimoine. Nous ne parlons pas ici d'évaluations subjectives des salles de rédaction. Si ce sont des fascistes, ce sont des fascistes, ou ils s'égarent peut-être dans d'autres directions.
Nous parlons ici du fait qu'il coûte beaucoup moins cher d'avoir une salle de nouvelles pour 14 quotidiens que d'en avoir 14. Mon fils fait du cinéma, comme je l'ai déjà dit. Il est maintenant confronté à un seul critique de cette chaîne pour tout le pays, si je ne me trompe. Ce n'est pas ce que nous voulons du point de vue culturel. Il est évident que ça coûte beaucoup moins cher d'avoir une seule salle de nouvelles que 14. Toutefois, si quelqu'un devait s'opposer à la maximisation des profits au niveau du journal local et dire qu'il veut avoir le type de système dont parle Tom Kent, où on a une salle de nouvelles locale indépendante, ça coûterait beaucoup d'argent.
Si cette question nous importe vraiment, et comme nous avons investi dans le secteur public, à Radio-Canada, nous devrions envisager d'octroyer des incitatifs fiscaux aux journaux qui respectent certaines normes en matière de personnel, approuvées par un ensemble de journalistes et d'autres personnes tous les 10 ans. Les gens pourraient être comptés sans subjectivité — ce pourrait n'être que des nazis. Certaines dépenses et un certain degré de journalisme d'enquête pourraient faire partie des critères. On pourrait faire le compte, c'est là, et le sujet n'a aucune importance.
Nous ne parlons pas ici de mettre le gouvernement dans les salles de rédaction mais de reconnaître qu'avoir une salle de rédaction locale de grande qualité coûte très cher. Si vous examinez la case personnelle de la matrice dont j'ai parlé tout à l'heure, vous y trouverez des informations merveilleuses du monde entier, dans mon cas essentiellement d'un psychologue de l'Ouest, d'un spécialiste des multimédias de l'Ouest, d'un ministre, ce qui est assez intéressant pour l'Ouest, et de trois personnes très savantes de l'Est. Je suis l'une des personnes les plus chanceuses au monde en termes d'information. Ils utilisent toute leur intelligence pour filtrer; ils ciblent avec exactitude; ils sont brillants. Avec cette case personnelle, où je suis un peu protégé de la pornographie, ma situation est parfaite. Je choisis dans la case nationale et internationale de lire le Globe and Mail. Je peux jeter un coup d'oeil à Harper's, Time et The Economist. Les gens qui s'intéressent aux affaires viennent sans arrêt me dire qu'il y a tellement de médias disponibles aujourd'hui que tout va bien pour tout le monde.
Quand je vois tout ça, je constate que la notion de couverture honnête, efficace et de qualité des affaires locales et de mon village est passée aux oubliettes. Je crois que c'est M. Davey qui avait envoyé un journal de Gillian Steward, qui était rédacteur en chef dans l'Ouest, pour démontrer que la fuite des gens qui savent un peu de quoi ils parlent dans les salles de rédaction est très grave au niveau local. Aujourd'hui, certains groupes de journaux cherchent le journaliste universel qui peut parler de n'importe quoi sans aucune profondeur. Si c'est là le genre de discours public qui va préserver la vigueur et la santé de notre pays, je vous souhaite bonne chance. Il y a des problèmes très graves à régler sur cet aspect des médias.
Neuvièmement, un journal à but non lucratif à la Manchester Guardian — on en a parlé au Comité du patrimoine, le 5 décembre mais, contrairement à ce qui est arrivé au pauvre M. Watson, il n'y avait aucun journaliste au comité lorsque j'y étais et je n'ai donc pas eu à faire face à toutes les insultes qu'il a reçues pour avoir recommandé la création d'un journal national à but non lucratif. J'ai mis le site Web du P.C. Scott Trust qui s'occupe du Guardian Media Group dans le livre parlant de la manière dont ils sont structurés; comment ils ont réussi à créer ce merveilleux Manchester Guardian; et au sujet du «bien public» qui vient avant le profit et qui est le critère dominant pour la sélection et la promotion des idées dans leurs médias. Nous avons besoin d'une bonne presse locale et nous avons clairement besoin d'une presse nationale.
Plusieurs sénateurs ont demandé à des témoins s'il y a des sujets qui ne sont pas couverts. Je vais parler de l'Amérique du Nord car, étant un Southam, je ne veux pas traiter de questions personnelles sur les médias canadiens.
En Écosse, en septembre, on a dévoilé de manière exacte toute l'histoire du Project for the New American Century, PNAC, en donnant tous les détails sur les six pays devant faire l'objet d'un changement de régime. Cela avait été rédigé il y a une décennie par Wolfowitz avec Dick Cheney, son mentor, groupe auquel se sont joints ensuite d'autres membres de l'Administration Bush, y compris le gouverneur Bush de Floride. Ils craignaient que l'Europe et le Japon ne deviennent des puissances dominantes comme l'Amérique. C'était un document américain secret, jusqu'à ce qu'il soit révélé en Écosse. Ils parlaient de relancer les recherches sur la Guerre des étoiles, sur les systèmes bionucléaires et d'autres systèmes d'armements qui offriraient des avantages internationaux à l'Amérique. Ils parlaient d'une vaste présence militaire, nonobstant les événements en Iraq et au Moyen-Orient. Ils disaient que l'Amérique était le peuple logique pour gérer la paix dans le monde, au lieu de l'ONU. Ils parlaient d'établir une vaste base et une grande présence militaire en Extrême-Orient, à cause des dangers de la Chine. La réunion n'avait pas été couverte jusqu'à ce que l'Observer finisse par publier son article, il y a environ un mois, et CBC en a fait un reportage de sept minutes. C'était un peu tard du point de vue de la guerre de l'Iraq. Ça n'a pas été couvert; c'était très clair.
M. Greg Palast a dévoilé en détail toute l'histoire du vol des élections américaines en Floride — il a parlé des deux années pendant lesquelles on a rayé 87 000 noms des listes électorales de la Floride, parce qu'il s'agissait de criminels, non pas que beaucoup en étaient vraiment mais la plupart étaient Noirs et démocrates. Seul Salon, un site Web des États-Unis, a publié ce reportage à l'époque où cela aurait été utile, avant la fin des élections — avant qu'ils aillent devant la Cour suprême. Le cabinet de Jeb Bush a fait des pressions sur eux parce que la série était inexacte et ils ont donc arrêté en cours de route. Cela n'était pas trop grave puisque le Washington Post a publié toute la série quatre mois après que la Cour suprême ait donné la victoire à George W. Bush. Ce n'est pas le genre de couverture des questions difficiles dont l'Amérique du Nord et, en particulier, le Canada ont besoin. Il y a beaucoup d'autres exemples, comme vous le savez.
Dixièmement, un forum Internet DOVE qui combinerait bon nombre des caractéristiques recommandées par M. Kirk Lapointe, du point de vue de l'éducation. J'ai un modèle que vous pouvez examiner, à la page 10. Il s'agit d'un site Web ou d'un centre appelé Centre Internet DOVE. Il y a des participants auxquels on peut s'adresser en direct; des aides qui surveillent les programmes de recherche de nouvelles; des rédacteurs de haut niveau; et une portée internationale. Ça coûte beaucoup moins cher qu'un journal et c'est une idée que vous pourriez peut-être envisager pour assurer la publication de tous ces articles, comme ceux du PNAC et du vol des élections, avec les équivalents canadiens, sans aucun retard. Cela inciterait le reste de la presse à attacher plus d'importance à ce genre de reportage.
Onzièmement, un Centre de recherche et de développement DOVE de qualité mondiale pour les nouveaux médias. J'ai inclus des photographies de cinq jeunes gens car j'ai eu le privilège de mettre sur pied un centre de recherche à Southam qui explorait les nouveaux médias dans la rue. Les gens au courant disaient que les jeunes avaient deux ou trois années d'avance sur le reste du monde du point de vue du travail qu'ils faisaient, mais que les sujets seraient différents. Considérant le genre de travail que fait votre comité, nous avons besoin de construire un bon modèle, et nous avons besoin de bonnes recherches sur la législation. La Cour suprême et les tribunaux publient des décisions qui ne font l'objet d'absolument aucune recherche adéquate du point de vue des médias.
Il ne fait aucun doute qu'on peut libérer beaucoup de talent, d'énergie et de créativité dans des groupes de travail des salles de rédaction et ailleurs si l'on veille à se débarrasser du système du sommet vers la base qui existe depuis beaucoup trop longtemps. L'intérêt des Canadiens est de continuer à apprendre de façon à ce que nous puissions trouver notre chemin dans tous les facteurs de changement que vous trouverez à la page 7. N'importe lequel pourrait nous faire disparaître à très courte échéance. La surpopulation — nous sommes passés de 1 milliard à 6 en très peu d'années. Avec 1,2 bébé par femme, nous serons bientôt 12,8 et ça montera ensuite en flèche. En fait, nous en sommes à 2,6 bébés par femme et nous ne faisons rien contre la surpopulation.
Le climat est un gros problème. Hier encore, on a publié des informations scientifiques révélant une chute brutale de la biodiversité des plantes, avec de légers changements climatiques, sur la base de recherches attentives faites à l'Université Stanford.
En ce qui concerne les terres en culture, l'ONU nous dit qu'il y a actuellement 30 pays qui n'ont pas assez d'eau pour cultiver leurs propres aliments. L'Organisation nous dit aussi que la situation sera beaucoup plus grave dans 15 ans, mais je n'ai rien lu dans la presse à ce sujet.
La cupidité et les villes — autrefois, nous apprenions le bien commun en vivant dans les villes. La U.S. Highways Act de 1948 a amené beaucoup d'entre nous à vivre en dehors des villes. Aujourd'hui, nous avons un enfant sur quatre du centre-ville qui vit sous le seuil de la pauvreté. Nous pourrions discuter longtemps de ces chiffres mais c'est le genre d'information qui signifie — parallèlement à toutes les raisons traditionnelles de notre article du Globe and Mail, qui avait suscité notre paragraphe à l'appui de ce que fait votre comité — que nous avons beaucoup de nouveaux problèmes à résoudre.
Pourquoi? Parce que, quand nous nous réveillerons, il sera peut-être trop tard. Je donne un exemple et je termine. Si ça se réchauffe au-delà d'un certain point, et il semble que ça pourrait être le cas, le monoxyde de carbone commence à être libéré naturellement comme processus des tourbières du monde. À ce moment-là, nous commencerons à cuire, quoique nous décidions de faire sur le Protocole de Kyoto.
Pour ceux qui sont encore rassurés par The Sceptical Environmentalist, des analyses scientifiques du Danemark ont mis en pièces ce best-seller. Je vous en prie, si c'est là où vous en êtes maintenant, n'en restez pas là parce que le comité danois sur l'intégrité en recherche l'a complètement démoli.
La présidente: Monsieur Southam, j'attire votre attention sur le rapport intérimaire du Comité sénatorial permanent de l'agriculture et des forêts, concernant l'adaptation au changement climatique. Il a été publié hier et je suis sûre que vous aimerez ses tendances. Vous n'y trouverez pas de recommandations, ce n'est qu'un rapport intérimaire.
M. Wilson Southam: J'ai hâte de le lire. En fait, notre service de recherche l'a peut-être déjà.
La présidente: Le témoin suivant est M. Clark Davey. La vérité m'oblige à rappeler à tout le monde que, pendant de nombreuses années tumultueuses, M. Davey a été mon patron à titre de rédacteur en chef du Montreal Gazette. Ce furent des années tumultueuses et stimulantes. Certains de nos désaccords ont été célèbres et ont même parfois trouvé un écho dans les pages du journal. Ce furent des années intéressantes.
M. Clark Davey, ancien rédacteur en chef: Oui, j'ai été obligé un jour, à titre de rédacteur en chef du Montreal Gazette, de corriger le conseil de rédaction dirigé par votre présidente au sujet du libre-échange, le samedi avant les élections.
La présidente: Il n'a cependant jamais changé un mot de nos éditoriaux.
Le sénateur Graham: C'était aux élections de 1988?
M. Davey: Oui.
Le sénateur Carney: Qui a gagné?
M. Davey: Le rédacteur en chef a toujours le dernier mot, si c'est nécessaire, mais s'il doit s'en servir trop souvent, il ne durera pas longtemps.
Le sénateur Corbin: Le peuple a parlé.
M. Davey: En effet. Je peux aussi vous dire que j'ai commencé ma vie comme journaliste de cours de fermes pendant trois ans, à la fin des années 40, pour le Chatham Daily News. J'en ai appris beaucoup sur l'agriculture dans ce gentil grenier à grains de notre pays.
J'ai aussi appris une chose, après que les Southam se soient joints à moi à Vancouver, qu'il ne faut jamais laisser Wilson parler avant vous. C'était toujours lui qui parlait en dernier dans les dîners de famille que nous aimions tous tant.
Quand j'ai pris ma retraite, il y a 10 ans, après 45 riches années dans le journalisme, un groupe de rédacteurs de Southam et moi-même avons formé une sorte d'organisation qui se réunit de temps à autre. Nous nous appelons les PAI, Personnes autrefois importantes. C'est agréable de voir que vous ne nous avez pas oubliés.
Les témoins que vous avez déjà entendus vous ont communiqué des opinions extrêmement intéressantes et je remercie votre greffier de nous avoir tenus au courant avec les comptes rendus.
Je soupçonne qu'une génération complète d'étudiants en journalisme lira ces comptes rendus et y apprendra beaucoup. Ce sera un recueil éducatif absolument incroyable pour les journalistes de demain.
Vous ne serez pas surpris de m'entendre dire que je m'associe étroitement aux recommandations de Russell Mills. Je lui ai succédé comme rédacteur en chef du Citizen, et il m'a aussi succédé ensuite. Je voudrais rappeler deux de ses remarques, ajouter quelques commentaires personnels puis répondre à vos questions.
M. Mills m'a dit que ce que vous ne ferez pas risque d'être plus important que ce que vous ferez. C'était sa manière de dire que vous ne devez rien faire qui risque d'amener les gouvernements, quels qu'ils soient, à s'occuper de contenu journalistique. Il est déjà assez regrettable que certains propriétaires le fassent, au détriment des lecteurs, des spectateurs et du bien public. Toute solution qui se traduirait par une influence gouvernementale accrue, et il est évident que le phénomène existe déjà, serait pire que ne rien faire.
Son autre remarque, qui a été reprise par d'autres témoins, dans la plupart des cas ayant travaillé dans le journalisme, est que les journaux sont une sorte de bien public. Même s'ils appartiennent à des propriétaires privés, on doit les gérer dans l'intérêt public et national.
Je pense que la vraie raison pour laquelle votre comité a entrepris ce travail est que la confiance du public a été bafouée par un groupe de propriétaires qui gèrent leurs journaux comme s'ils avaient les pleins pouvoirs, comme dans la radiodiffusion. Si CanWest Global n'avait pas racheté le groupe Southam, ou s'il avait continué de le gérer comme les Southam, ou même pendant la période beaucoup plus brève de Black, je ne pense pas que votre comité eut été créé.
Je suis journaliste et j'ai travaillé en première ligne. À mon avis, les infractions comprennent le plan d'imposition d'une ligne éditoriale nationale à tous les journaux du groupe, tendance qui s'est aujourd'hui un peu atténuée mais qui n'est pas disparue.
Une autre infraction a été le fait de décourager un débat éclairé sur le Moyen-Orient en rejetant l'opinion et les nouvelles favorables de quelque manière que ce soit aux Palestiniens. On a aussi constaté que le débat sur le leadership de Jean Chrétien a été faussé en démontrant clairement que toute critique à cet égard raccourcirait la carrière de son auteur. C'est une expression qu'on utilise beaucoup au siège social de Winnipeg.
Il y a eu aussi la création d'un bureau de nouvelles central à Winnipeg qui, nous dit-on, produira une ligne unique pour la couverture des grands événements canadiens et même pour la couverture nationale du cinéma et de la télévision. Ces décisions, et les pertes d'emploi qui en résultent, et il y en aura d'autres, sont prises, nous disent les dirigeants de CanWest, au nom de la rentabilité de journaux qui, à l'exception du National Post, sont déjà très rentables.
J'ajoute ici que d'autres mauvaises choses, comme Charles Gordon le disait dans son excellente chronique du Ottawa Citizen de mardi, se font encore. Je vous recommande cette chronique. Je vous recommande aussi, si vous ne l'avez pas lu, le long article de The Hill Times d'hier concernant les mises à pied les plus récentes au bureau national de CanWest.
Ces quatre initiatives, et d'autres qui leur sont reliées, ont instauré un climat de peur qui règne dans les salles de rédaction des publications de CanWest. C'était probablement la pire chose qui pouvait arriver car cela débouche sur une autocensure des éditoriaux qui nous appauvrit tous.
Je dois mentionner aussi un autre phénomène importé de la télévision qui nuit à la crédibilité des journaux. Il s'agit de la vente de contiguïtés, où un annonceur client se voit garantir que ses publicités passeront dans des pages d'articles amicaux. Ces contiguïtés existent déjà à la télévision mais elles ne devraient jamais exister dans les pages de nouvelles de nos journaux.
Tout ceci nous mène bien loin du bien public et de l'intérêt national. À mon avis, les dommages sont profonds et seront durables.
Le comité de l'autre Chambre a fait un pas décisif, la semaine dernière, avec sa recommandation courageuse d'un moratoire de trois ans sur la propriété croisée de journaux et de stations de radio-télévision dans le même marché. Bien que la propriété croisée n'ait pas été un thème central de son mandat, ses membres ont manifestement jugé que le problème était assez grave pour qu'ils invitent le gouvernement à agir et à adopter une politique.
J'ai la ferme conviction que ce comité n'est cependant pas allé assez loin pour essayer de réparer les torts qui ont déjà été causés à de nombreux journaux canadiens sous l'emprise de CanWest.
Ce qu'il faut faire pour renverser le mouvement, c'est que votre comité adopte une recommandation pour aller encore plus loin avec ce moratoire. Autrement dit, il devrait recommander que l'on interdise la propriété croisée dans tous les cas de renouvellement de licences de radiodiffusion et qu'on refuse d'accorder des licences à des propriétaires qui possèdent déjà des journaux dans le même marché.
Outre le potentiel incroyable de contrôle des idées que cause la propriété croisée, ce qui nuit au bien public, on a largement démontré au cours des deux dernières années que des principes d'affaires et de journalisme qui sont peut-être légitimes en télévision ne produisent pas le genre de journaux que veulent et apprécient les Canadiens.
Cette politique d'interdiction de la propriété croisée a bien fonctionné dans les années 70, comme vous le savez. Je crois que notre secteur, car c'est un secteur et non pas une profession, comme certains témoins le disent, a fait une erreur gigantesque en ne résistant pas quand on l'a abolie.
Le sénateur Graham: Comme j'ai payé mes études universitaires en étant rédacteur de nouvelles et d'articles sportifs au Casket, l'hebdomadaire d'Antigonish, je me sens très humble en présence de personnes aussi éminentes, qui ont fait des carrières aussi remarquables et diverses, individuellement et collectivement.
Je suis très heureux de voir tout l'intérêt que vous portez à l'étude que nous avons entreprise.
C'est M. Wilson Southam, je crois, qui a parlé du vol des élections en Floride. À cette occasion, vous avez dit que c'était le genre de couverture dont le Canada n'avait pas besoin. Pourriez-vous préciser?
M. Wilson Southam: J'ai dit qu'au lieu de choisir des exemples d'événements non couverts dans notre pays — et je pense qu'il y en a — je vous donnerais deux exemples de questions cruciales qui n'ont pas été du tout couvertes efficacement en Amérique du Nord.
Le premier exemple était le Projet pour le nouveau siècle de l'Amérique, dont les auteurs font maintenant partie du Cabinet Bush, entre autres. Ce projet a dressé un programme pour l'Amérique: ramener l'ONU à un rôle mineur, ouvrir des bases dans le monde entier, remplacer six régimes au lieu d'un seul, et cetera.
Il y a eu une fuite en 1991 mais l'Armée américaine a fait front en niant que le document émanait de personnalités importantes. De fait, il est disparu de la circulation, à l'exception de quelques éléments qui ont vu le jour aux dernières élections. Puis, en 2000, c'est le document en entier qui a fait l'objet d'une fuite et qui a été publié en Écosse, au mois de septembre. On n'en a quasiment pas parlé chez nous. Plus tard, l'Observer a publié un long article très sérieux à ce sujet, et CBC en a fait un reportage il y a à peu près un mois.
Voilà un exemple de questions importantes, avec de très vastes retombées, qu'il eut été utile de connaître avant que des décisions soient prises aux États-Unis au sujet de l'Iraq. Nous avons pris la bonne décision, à mon avis, au Canada, et c'est donc plus théorique.
La deuxième question concerne les manipulations électorales entreprises en Floride par Jeb Bush, le frère du président, et Katherine Harris. Il leur a fallu deux ans pour éliminer 87 000 personnes des listes électorales. Plus tard, avant qu'ils n'aillent devant la Cour suprême à cause du décompte des voix en Floride, il est devenu évident que Bush n'avait pas gagné les élections, malgré ça.
Voilà des exemples de sujets qui ne seront pas populaires — ce n'est pas un club — mais qui devraient nous intéresser à une époque où nous devenons tous, comme l'a dit Patrick Watson, des «consommateurs» plutôt que des «citoyens».
Il y a eu un changement énorme dans l'information publique concernant nos fonctions comme société. Cela ressort des excellents chiffres d'ignorance qui ont été publiés cette semaine par CBC sur qui est qui dans le monde et qui connaît quoi aux États-Unis. Nous savons que le taux d'analphabétisme fonctionnel des adultes aux États-Unis approche de 42 p. 100.
Nous savons aussi que le taux était de 25 p. 100 la dernière fois que Southam s'est penché sur la question. Ce chiffre faisait partie d'une étude réalisée par Peter Calamai.
Voilà les choses dont on ne parle pas dans un environnement médiatique restreint. C'est grave car la majeure partie des choses que vous lisez sur Internet viennent des journaux. Donc, si on n'en parle pas dans les journaux, on n'en parlera pas non plus sur Internet.
Je vous donnais là deux exemples de questions controversées importantes qui auraient dû être dévoilées avant que des décisions ne soient prises au sujet de la guerre et de questions connexes, comme savoir si le président avait vraiment gagné les élections aux États-Unis.
La présidente: C'est fascinant mais je me demande si vous pourriez...
M. Wilson Southam: Être moins prolixe?
La présidente: Non, pas moins prolixe, mais je vois que le temps passe.
M. Wilson Southam: Vous allez accueillir Jim Travers et je tiens à rester pour l'écouter.
Le sénateur Graham: Je suis d'accord avec vous car je pense que des événements comme le vol des élections en Floride sont très importants pour le reste du monde étant donné que nous envoyons des gens, comme moi-même, dans le monde entier pour tenter d'encourager la démocratie. Nous disons aux gens qu'ils n'ont rien à craindre de la démocratie parce que le coeur de la démocratie est le vote secret.
J'ai discuté avec le président Jimmy Carter, avec qui j'ai observé certaines élections à l'étranger. Il me disait que nous n'aurions même pas pu observer les élections en Floride étant donné que les lois électorales varient d'une ville à l'autre et d'un comté à l'autre. Mais c'est une autre histoire.
Collectivement, qu'avez-vous pensé de la couverture de la guerre en Irak par CBC? L'un de nos témoins nous a dit que ce n'était pas équilibré.
M. Wilson Southam: Je pense que le soldat Lynch devrait être candidate à la présidence. Nous savons aujourd'hui qu'elle ne faisait pas partie des combattants, qu'elle n'a pas été blessée durant une bataille, que les Irakiens essayaient de la rendre aux Américains depuis un jour et demi et qu'on leur tirait dessus. Tout cela a été monté de toutes pièces. Nous avons sur Internet des photographies de la place où la statue a été renversée. Nous avons des photographies d'Irakiens arrivant à l'aéroport, de retour de l'étranger, ramenés par les Américains. Nous avons des gros plans des gens qui étaient sur la statue et de l'équipe qu'ils ont fait venir. Si vous regardez le site Web où se trouvait la statue, si vous regardez les photographies, vous verrez que la place est vide, à l'exception d'une petite base en face des caméras, qu'ils démolissent. Je pense que cela aussi a été monté de toutes pièces.
Le sénateur Graham: En ce qui concerne votre lettre ouverte, vous dites au dernier paragraphe, avant la liste des gens qui l'ont signée:
Nous croyons que ces études, reportages et commentaires sont importants et opportuns, notamment parce que certains propriétaire de médias essaient aujourd'hui d'obtenir l'approbation d'accroître la propriété étrangère dans nos médias.
Pourquoi est-ce nécessaire?
M. Wilson Southam: D'avoir une propriété étrangère accrue?
Le sénateur Graham: Oui.
M. Wilson Southam: Si vous élargissez le marché, les prix montent. De grosses dettes ont été assumées pour faire certaines acquisitions. Il y a peut-être d'autres raisons plus nobles mais il s'agit en fait d'éliminer la dette et de garder le plus d'argent possible pour soi, au cas où le marché devrait s'effondrer, et on peut fort bien faire ça avec de l'argent américain. Ces gens sont incroyablement exposés au risque. Je ne pense pas que nous souhaitions que Walt Disney nous parle encore plus qu'il ne le fait déjà et je pense qu'accroître la propriété étrangère serait une erreur énorme.
Le sénateur Carney: Dans l'intérêt de la divulgation, je dois dire que j'ai travaillé pour Southam, comme journaliste et chroniqueuse, pendant plus de 15 ans, à l'époque où les Southam étaient encore propriétaires, je crois. Quand les Southam ont acheté les deux journaux de la même ville, le Province et le Sun, nous n'étions pas autorisés à aller dans la salle de rédaction de l'autre journal. Il était donc possible de produire deux journaux différents, avec deux points de vue différents, à partir d'un centre de production unique, avec un système de distribution centralisé, tout en respectant la diversité d'opinions car nous n'avions simplement pas le droit d'aller dans l'autre salle de rédaction.
Ce débat est fascinant et pourrait durer longtemps. Je voudrais revenir au thème de la séance et demander à Clark Davey, en particulier, quel est le rôle du gouvernement dans ce genre de situation?
Nous partageons tous, ou beaucoup d'entre nous, vos préoccupations au sujet de la centralisation du pouvoir, pas seulement dans les salles de rédaction mais aussi du point de vue de la distribution. Je crois comprendre que l'un des facteurs de la grève des chroniqueurs du Victoria Times était que l'on voulait centraliser totalement à Winnipeg la distribution à Victoria.
Même si ça nous déplaît, si nous pensons que c'est catastrophique, quel est le rôle du gouvernement par rapport au marché? Vous avez mentionné deux choses que nous apprécions.
Vous avez mentionné un contrôle de type CRTC sur le renouvellement des licences de radio et de télévision en cas de propriété croisée. D'autres témoins nous ont dit que réglementer la concurrence est un champ d'action légitime du gouvernement, de façon à renforcer la concurrence pour éviter une domination excessive du marché.
Outre ce genre d'outils, que peut faire concrètement le gouvernement, par rapport au marché, pour redresser la balance? Sur le marché, les Canadiens ont montré qu'ils ne s'intéressent pas au National Post. Il perd beaucoup d'argent. Que se passerait-il si on s'en remettait totalement au marché, étant donné que nous avons une diversité de sources? Il y a l'Internet. Il y a beaucoup d'hebdomadaires et de petits journaux. Il y a d'autres sources d'information, surtout pour les jeunes. Je vous demande donc simplement qu'est-ce qu'on peut faire, à part les outils dont dispose déjà le gouvernement, et en gardant à l'esprit la liberté traditionnelle de la presse?
M. Davey: Je voudrais corriger une chose. La grève de Victoria portait plutôt sur le fait que les distributeurs qui doivent pouvoir compter jusqu'à 12 et nouer eux-mêmes leurs lacets pour être admissibles à l'emploi — ils travaillent dans les salles du courrier, pour expédier les paquets de journaux — voulaient garder leur salaire de 37 $ l'heure. Voilà sur quoi portait la grève. Il y a eu aussi un problème de centralisation des appels de plaintes.
Si vous vous plaignez au Ottawa Citizen parce que votre journal n'a pas été livré, c'est de Winnipeg qu'on vous répond. Je n'ai pas de problème avec la centralisation des salles d'appel.
Que peut faire le gouvernement, que devrait-il faire? Pas grand-chose. Je pense que le contrôle du CRTC sur les licences de radiodiffusion est un outil légitime dans ce contexte et, s'il y avait une politique en vigueur aujourd'hui, comme dans les années 70, nous n'en serions pas où nous en sommes aujourd'hui avec CanWest Newspapers parce que CanWest ne posséderait pas de journaux.
S'il y avait une politique, je pense qu'on n'envisagerait même pas de renouveler des licences de radiodiffusion à des propriétaires de journaux. CanWest — certains d'entre eux en seraient peut-être heureux car les journaux leur causent d'énormes problèmes — déciderait certainement de se débarrasser des journaux. Certes, ils sont très rentables — 30 p. 100 de taux de rendement pour la plupart des grands journaux de leur groupe — mais la télévision l'est encore plus, tout comme la radio.
Le sénateur Carney: Vous dites donc, pas grand-chose. Pour ce qui est de la concurrence, Southam a dominé ses marchés. Y a-t-il un domaine quelconque de la politique de la concurrence qui pourrait à votre avis être renforcé pour réduire la centralisation du contrôle?
M. Davey: La politique de la concurrence du Canada n'est qu'une vaste blague, du point de vue de son efficacité. Des enquêteurs de la concurrence m'ont rendu visite quand je publiais le Sun à Vancouver. Ils sont littéralement venus dans nos bureaux et ont pris des documents — ils étaient tellement minutieux qu'ils m'ont beaucoup impressionné. Ils ont trouvé des choses que j'avais perdues dans mon propre bureau, notamment le rapport que je cherchais sur le jugement qui avait entériné l'arrangement de Vancouver, et qui était l'une des raisons pour lesquelles Paddy Sherman, éditeur du Province, et moi-même, éditeur du Sun, ne nous rencontrions que dans ce que nous appelions le salon de la concurrence, qui était la salle de réunion commune aux deux journaux.
Je pense que la politique de la concurrence a un rôle légitime à jouer dans ce pays. Souvenez-vous, ce sont les Irving, je crois, qui ont été sommés à comparaître devant le Bureau de la concurrence. Vous vous en souvenez certainement, sénateur, c'était dans les années 70. Ça n'a rien produit. La Loi sur la concurrence n'avait à l'époque aucun effet et elle n'en a toujours aucun.
Le sénateur Carney: Nous pourrions peut-être continuer sur ce sujet car c'est un champ de l'action gouvernementale qui nous préoccupe beaucoup. En tant que rédacteur en chef de journaux, vous pourriez peut-être répondre à une question qui nous préoccupe: lorsqu'il y a convergence, comme aujourd'hui, où un propriétaire possède la station de télévision, la station de radio...
M. Davey: Et l'équipe sportive.
Le sénateur Carney: Oui, et l'équipe sportive, et beaucoup de plates-formes, d'où viennent les profits? Voilà le gros problème de la convergence. Tout le monde converge et achète tous ces éléments différents parce que c'est censé produire des gains d'efficience et plus de profits, mais d'où viennent-ils vraiment?
M. Davey: Sénateur, jusqu'à présent, personne n'a encore fait de profits avec la convergence. Il y a trois ou quatre ans, les Canadiens se précipitaient en Floride pour aller voir les deux endroits où la convergence était censée fonctionner comme un charme, St. Petersburg et Orlando. Arrivés là-bas, ils ont été impressionnés par ce qu'on y faisait en matière de convergence, en créant diverses plates-formes sur le dos d'une même personne, dans un sens. À la fin de leur séjour, on les a pris à part et on leur a dit très franchement que personne n'avait encore trouvé le moyen de gagner de l'argent avec ça.
Le sénateur Carney: Donc, sur le plan commercial, la convergence n'a pas encore fait ses preuves?
M. Davey: C'est tout à fait ça. Je crois beaucoup à la nouvelle technologie et à toutes ses ramifications et j'ai la conviction que quelqu'un finira un jour par trouver la bonne formule pour tirer des profits de la convergence. À l'heure actuelle, je suis choqué, quand je visite les sites Web de la plupart des journaux du Canada, d'être agressé — avant même de voir ce qu'ils ont à m'offrir — par des publicités dont je dois me débarrasser pour pouvoir lire les nouvelles.
Le sénateur Carney: Les jeunes obtiennent la majeure partie de leurs informations par Internet. J'ai appris qu'on ne commence pas à lire de journaux tant qu'on n'est pas devenu propriétaire d'une automobile, ou d'une maison — ils veulent savoir ce que vaut leur voiture — et ils lisent alors les petites annonces. La jeunesse n'a jamais été un gros marché pour les journaux. Cela dit, de plus en plus de jeunes trouvent les nouvelles sur Internet. Croyez-vous que le jour arrivera où plus personne ne lira de journaux, à cause d'Internet? Sommes-nous en train de discuter de quelque chose qui est voué à disparaître?
M. Davey: Je ne le crois pas. L'un des groupes de journaux des États-Unis a investi beaucoup d'argent dans ce que M. Southam a appelé un centre d'étude — un centre de réflexion sur la nouvelle technologie.
M. Wilson Southam: Il n'y a pas d'autorité dans ce groupe. Il est libre d'aller où il veut.
M. Davey: Il a été mis sur pied à Boulder, au Colorado, pour ce groupe de journaux. Il a produit une machine qui ressemble littéralement à un grille-pain. Je suis allé le visiter, et je pense que M. Southam était avec nous à cette occasion. On pouvait programmer la machine la veille au soir, comme un ordinateur, et elle consultait toutes les nouvelles bases de données pendant la nuit pour vous donner au matin les informations que vous vouliez. Vous pouviez appuyer sur un bouton pour faire sortir une plaque, comme d'un grille-pain, qui était en fait un ordinateur, une tablette que vous pouviez emporter à la salle de bains avec vous, et c'était d'ailleurs l'un des arguments que l'on avait avancés au sujet de l'avenir des journaux — tant qu'on pourra les lire à la salle de bains, ils subsisteront.
Le sénateur Carney: On peut encore le faire.
M. Davey: Mais il faut apprendre à les plier correctement. Le concept du grille-pain, le concept de cette tablette informatique, était valable sur le plan technologique mais personne n'a été capable de formuler un modèle rentable. C'est en 1990 ou 1991 que nous l'avons vu.
Le sénateur Carney: C'est un tout nouveau concept pour les gens qui veulent des nouvelles sur demande. Ils ne veulent pas lire un journal au complet ni regarder la télévision, ils veulent seulement obtenir ce qu'ils souhaitent sur-le- champ, quand ils le veulent et sous la forme qu'ils le veulent. C'est ça l'avenir des médias.
M. Davey: Et ils ne veulent pas être obligés de cliquer sur un deuxième écran.
Le sénateur Carney: Merci beaucoup. J'aimerais que tous les témoins des comités du Sénat dont je fais partie soient aussi intéressants que vous.
La présidente: Nous en avons eu une très bonne série.
Le sénateur Gustafson: Je vous remercie de nous faire participer à une matinée très intéressante. Je viens d'une famille du Crédit social, et mon père avait été candidat. Je suis parvenu à la conclusion que c'était simplement de bons Conservateurs parce qu'ils rejetaient la théorie de Douglas, concernant l'argent à crédit plutôt que l'endettement. J'ai fini par renoncer. Quoi qu'il en soit, il y avait beaucoup de bonnes choses dans cette situation et j'ai beaucoup apprécié ce que vous en avez dit, monsieur Southam, parce que je suis passé par là aussi.
Un groupe de journaux — un groupe de médias pour le Canada. En tant que Conservateur, je crains aussi que nous n'allions vers un parti unique pour le pays. Ça m'inquiète. Mais ma question concerne les régions rurales.
Je semble être le seul à en parler ici — j'obtiens certains appuis. L'agriculture connaît de graves difficultés au Canada. La couverture médiatique est très importante pour assurer un équilibre entre les centres urbains et ruraux. Si je peux prendre l'exemple de l'industrie du bétail, on a beaucoup parlé dans la presse de ce qui faisait peur, mais on a très peu parlé des dommages que cela a causés dans les campagnes.
Ceci me fait penser à ce que me disait Alvin Hamilton lorsque j'ai présenté ma candidature pour la première fois, en 1979. Il m'a dit qu'il y avait une guerre larvée au Canada entre les villes et les campagnes. Je l'ai souvent pensé aussi. Nous faisons face à des problèmes très graves. Ce pays est merveilleux, nous avons tout ce que nous pourrions vouloir en ressources naturelles, et il semble que nous réalisions des profits avec les ressources naturelles — que ce soit l'agriculture, les forêts, le pétrole, le gaz, les mines, et cetera. — mais quelle proportion reste ici? Nous avons perdu nos racines.
M. Southam disait que tout cela était en train de passer aux oubliettes. J'aimerais savoir ce que vous en pensez.
M. Wilson Southam: L'une des choses qui me frappent — et on a trouvé ça avec tous les chiffres — c'est que les Anglais ont consacré 3,9 milliards de dollars à leur secteur public.
Ils ont deux fois notre population. Nous sommes à moins d'un milliard. CBC fait du bon travail, localement et régionalement. Elle a plus ou moins fermé ses portes parce que nous avons décidé que c'est un secteur où on peut économiser de l'argent, au lieu d'avoir une stratégie nationale sur une radiodiffusion de qualité. On nous a posé des questions précises sur les activités du secteur privé dans la presse écrite.
L'un de vos témoins a dit qu'il y a des limites à ce que vous pouvez faire, par exemple avec la Loi sur la concurrence. Vous devriez vous pencher sérieusement sur ce que le secteur public pourrait faire pour rééquilibrer la situation, parce qu'il y a des appétits énormes et beaucoup de pouvoir est relié à ça. Il y a beaucoup de documents sacrés sur l'ingérence. Reliez ça à la limitation vos activités pour améliorer la qualité de la couverture dans cette partie privée de la case, la matrice dont je parlais au début.
L'une des méthodes est de donner au radiodiffuseur public le mandat clair de couvrir le pays, qu'il s'agisse des communautés autochtones, des sans-abri ou de toutes les autres choses dont on parle très peu. Il faut payer pour ça. C'est certainement dans le cadre de votre étude. Si vous arrivez à conclure que la notion d'équilibre est importante, vous pourriez renvoyer une partie de votre attention vers des réponses publiques, comme le modèle du centre de média par Internet. Ça pourrait donner des résultats.
Le sénateur Spivak: Il est très rassurant de savoir qu'il existe un groupe comme le vôtre, dont je n'avais pas entendu parler. Je ne peux vous dire combien je suis heureuse de vous avoir entendu ce matin.
Au fait, je suppose que vous savez que le sénateur Gore envisage maintenant de mettre sur pied un organisme médiatique concurrent. Je ne sais pas si ce sera un journal ou une chaîne de télévision. Il s'agirait, comme il dit, de présenter le côté libéral aux États-Unis. Ce sera difficile.
La présidente: Est-il sénateur?
Le sénateur Spivak: Veuillez m'excuser, l'ex-vice-président Gore. Ils ne perdent jamais leur titre. Je ne savais pas que le Manchester Guardian était un journal à but non lucratif. Comment est-ce possible?
Vous semblez être favorable à la création d'un journal à but non lucratif au Canada, et je pense que c'est une merveilleuse idée, même si elle a déjà suscité beaucoup d'opposition. Comment pourrait-on faire? Quels seraient les auspices? Qui paierait pour ça? Comment suggérez-vous qu'on fasse?
M. Wilson Southam: Si vous allez sur le site Web qui est mentionné dans le document, vous trouverez le Guardian Media Group, avec une description complète de la création du journal en 1936, lorsqu'il y a eu un décès à cause de ces questions et qu'une famille a créé une fiducie pour le journal. Ils ont depuis bâti un grand groupe à but lucratif qui veille à ce que le Guardian soit protégé.
Le Guardian, si l'on en juge d'après son histoire, peut parler de tout ce qu'il veut sans s'occuper de publicité. Le Nation est apparemment structuré de la même manière.
Comment faire? Les Southam ont raté leur chance. Nous aurions dû donner nos actions à la fiducie nationale et créer autre chose en parallèle. Tout était là à l'époque.
On pouvait identifier un journal qui était géré par des professionnels et qui était bien placé. Il ne faudrait peut-être pas le faire à Toronto. Il faudrait l'acheter et le remettre à un groupe composé de représentants du gouvernement et d'autres parties et les laisser faire leur travail. Il faudrait leur donner un mandat clair mais large et ne pas mettre le nez dans leurs affaires. Il faudrait qu'il soit bien financé pour que le Conseil privé ne puisse pas y mettre le nez parce qu'il aurait changé d'avis le mercredi.
On devrait faire ça. Acheter de petits organes à but lucratif comme ils ont fait en Angleterre. Ils ont évolué avec ça.
Le sénateur Spivak: Le problème n'est pas seulement la concentration de la propriété mais aussi l'abêtissement de la populace.
Si vous voyez ce que regardent la plupart des gens, c'est le sensationnalisme — les tabloïdes, la téléréalité, des choses comme ça. Je pense que nous avons raté le bateau en n'ayant rien d'autre à proposer. Nos orchestres symphoniques n'attirent personne parce que les gens ne veulent pas les écouter. Ils écoutent le bruit.
Ce sera un problème très difficile à corriger car les gens votent avec leur argent. Je ne sais pas quel est le tirage de Harper's mais je suis prête à parier que c'est loin d'être la même chose que les tabloïdes américains. Qu'en pensez-vous?
M. Davey: L'une des choses que vous devriez comprendre est que la propriété des journaux est beaucoup moins concentrée aujourd'hui qu'il y a 10 ans. Osprey possède le plus grand nombre de titres, 22. Il a été créé par le jeune M. Sifton. Il possède 22 petits quotidiens en Ontario. La concentration de la propriété n'est pas un si gros problème que cela.
Le sénateur Spivak: Est-ce le Sifton de Winnipeg?
M. Davey: Oui.
Le sénateur Spivak: Tout vient de Winnipeg.
M. Wilson Southam: Votre témoin de mardi vous expliquait qu'il y a aujourd'hui 15 propriétaires de groupes de journaux au lieu de huit. C'est une observation intéressante. Raisonnons par l'absurde pendant un instant. Une fois que vous avez plus de six journaux, vous avez une opinion de gestionnaire qui est la bonne vieille marge de profit. Elle commence à dominer progressivement le concept de bien public que partagent quelques-uns des propriétaires indépendants. Dans ce modèle absurdement simpliste, à mesure que le groupe grandit, le critère de rentabilité grandit lui aussi en importance.
Vous avez aujourd'hui 15 de ces groupes en termes de salles de rédaction et de sensibilité à beaucoup de critères du bien public. Vous avez 15 groupes de gens d'affaires. Bravo. C'est ça la diversité?
C'était quoi votre autre question?
Le sénateur Spivak: Comment lutter contre l'abêtissement de la culture de masse et le fait que les gens votent avec leur argent. Ils aiment le sensationnalisme. Aujourd'hui, on ne parle que de Laci Peterson. On ne parle plus de rien d'autre maintenant que ça s'arrête en Iraq. C'est un problème aussi vaste que le contrôle de la propriété.
M. Wilson Southam: C'est peut-être un problème encore plus important, mais il serait bon qu'il y ait des survivants. Je ne me place pas dans cette catégorie, mais je ne regarde jamais la télévision, à part les nouvelles nationales de CBC.
Quand on lance un nouveau projet, on réfléchit, on fixe des critères de design et on dresse un plan. On fixe un échéancier, on établit un budget et on fait toutes ces choses disciplinées qu'on doit faire si on veut emmener le pays dans une voie différente.
En ce qui concerne votre autre remarque, c'est peut-être déjà trop tard. Il y a des gens qui disent que notre espèce, qui se précipite au-delà de 6 milliards, ne s'en sortira pas. Et que ce serait une bonne chose pour les autres espèces.
Nous abêtissons la population. L'étudiant américain moyen a 12 heures de télévision contre une heure de lecture. C'est la proportion actuelle.
Le sénateur Spivak: Je veux vous quitter sur une note d'espoir. Les jeunes s'intéressent beaucoup à l'environnement. Les journaux, le National Post et le Globe and Mail, parlent beaucoup plus d'environnement, mais je ne sais pas si ces pages-là sont lues.
À la télévision et à la radio, on essaie de s'adresser aux jeunes en essayant de s'adapter à leurs goûts. C'est terrible.
M. Wilson Southam: D'accord.
M. Davey: L'une des choses que votre comité pourrait peut-être essayer de vérifier c'est la théorie qui a été avancée ce matin, c'est-à-dire que les jeunes obtiennent leurs nouvelles sur Internet. Je ne suis pas sûr que ce soit vrai ni combien de pages de ces bases de données d'actualités sont lues par les jeunes.
La présidente: Il me semble que les quelques jeunes que je connais vont sur Internet pour autre chose, comme eBay et la musique, mais pas nécessairement pour la nouvelle.
Le sénateur Carney: Mon information vient d'un colloque organisé par l'École de journalisme de l'Université de la Colombie-Britannique au sujet de la convergence. À cette occasion, des chercheurs américains ont présenté des données sur les tendances de lecture des journaux, notamment des données de lectorat sur Internet ventilées par groupe d'âge. J'ai déjà dit au comité que l'on pouvait obtenir cette information en s'adressant à l'École de journalisme. Je vous invite sérieusement à le faire car ce sont des données de recherche.
La présidente: Nous avons reçu des documents de UBC après la comparution du professeur Logan devant le comité mais je ne suis pas sûre que c'était ça. Nous vérifierons.
M. Wilson Southam: Connaissez-vous le site Internet, par hasard?
Le sénateur Carney: Non, mais UBC ou Mme Donna Logan pourrait vous le communiquer. Beaucoup de journalistes et de gens des communications, y compris des représentants de CanWest Global, ont assisté au colloque. Les données sont publiques. J'ai dit au comité qu'on pourrait peut-être inviter ces analystes américains à venir témoigner.
La présidente: Monsieur Davey, pourriez-vous nous donner des précisions sur les contiguïtés et nous dire ce qui se fait maintenant dans ce domaine, et en quoi cela diffère des politiques qui étaient appliquées à votre époque?
M. Davey: Les journaux ont été coupables d'une forme particulière de prostitution dans leurs relations avec certaines catégories d'annonceurs. Quand avez-vous lu une dernière fois un article méchant sur un voyage dans un cahier des voyages? Quand avez-vous lu une dernière fois un article sur une automobile pourrie dans le cahier automobile? Les journaux appliquent la contiguïté en publiant des cahiers différents parce qu'ils pensent que les lecteurs ne sont pas assez malins pour s'en rendre compte.
La présidente: L'article sur l'automobile pourrie ne paraît pas dans le cahier automobile mais il paraît ailleurs.
M. Davey: Il paraît dans le cahier des nouvelles.
Je vais vous raconter deux incidents pertinents, l'un d'entre eux s'étant produit il y a quelques mois alors que Microsoft était l'annonceur. Notre site Web DOVE a tous les détails là-dessus. J'ai envoyé une lettre au Ottawa Citizen, qui a publié l'histoire, et nous avons fait beaucoup de recherche à ce sujet. Microsoft était l'annonceur et on venait de faire une vente groupée.
La présidente: C'est quoi une vente groupée?
M. Davey: Une vente groupée s'applique aux grands journaux. Je pense que Maclean's en faisait partie.
La présidente: C'est de la vente de publicité?
M. Davey: Oui. Microsoft avait acheté une pleine page dans les grands journaux. La page d'en face contenait un article rédigé par un professeur de la Rotman School of Management, de l'Université de Toronto, concernant la concurrence, de manière générale. Je pense que la série était publiée pendant six ou sept semaines de suite, avec une publicité pleine page par semaine. Il va sans dire qu'aucun des articles sur la concurrence ne portait sur ce que les tribunaux ont pu dire de M. Gates et de Microsoft au sujet de la concurrence. Cela garantissait à Microsoft un environnement favorable pour ses publicités.
Plus récemment, dans les pages de santé du Ottawa Citizen et d'autres journaux, il y a eu une publicité pour un décongestionnant comme Claritin. Le siège social leur avait fourni une série de deux ou trois articles à publier au- dessus de la publicité.
La présidente: Le journal les avait fournis à l'annonceur?
M. Davey: Non, l'annonceur les avait fournis au journal. Chacun de ces articles concernait des problèmes de respiration dans l'environnement actuel et la nécessité de produits décongestionnants. Encore une fois, cet annonceur sur la page de la santé, dans la première partie du journal, avait une garantie d'environnement favorable. Mais ce n'était pas indiqué. Comme vous le savez, nous indiquions autrefois des choses comme ça, lorsqu'il y avait un encart publicitaire. Il y a des années, le Globe and Mail indiquait en haut de la page «Article publicitaire», ce qui signalait que l'article avait été fourni par l'annonceur. Cela mettait clairement en garde le lecteur au sujet de ce qu'il allait lire.
Les contiguïtés viennent de la télévision de CanWest Global. En télévision, si vous voulez faire de la publicité pendant le bulletin de nouvelles, vous achetez du temps d'antenne pour cette période. Si vous voulez annoncer dans une série comique, vous achetez du temps dans cette série. De cette manière, vous savez quel sera l'environnement de loisirs ou éditorial avant de payer.
La présidente: Je me suis souvent battue contre les gourous de la publicité mais je voudrais aller un peu plus loin. En quoi cela diffère-t-il de dire que l'on va passer une publicité de décongestionnant dans le cahier de santé le jour où on publiera des articles sur les allergies ou sur l'asthme? Quelle différence y a-t-il entre ça, qui est relativement nouveau, et ce qui se fait depuis des années, comme vous venez de l'indiquer — passer des annonces pour des croisières ou des tarifs d'avion spéciaux dans le cahier des voyages?
M. Davey: Il y a dans le cahier santé une intégrité qui n'existe pas dans le cahier automobile, des voyages ou de la maison, dans les journaux du samedi. Une fois qu'on abolit cette intégrité des cahiers de nouvelles, c'est l'intégrité complète du journal qui disparaît — la foi que les gens sont censés accorder aux cahiers d'information brute — si le lecteur s'en rend compte. Ça prend un certain temps mais c'est l'annonceur qui influe sur les décisions.
La présidente: Ce n'est donc pas vraiment quelque chose de nouveau mais plutôt quelque chose qui s'étend de plus en plus, et qui ne devrait pas s'étendre.
M. Davey: C'est ce que je pense.
M. Wilson Southam: Pour illustrer l'étendue de cette maladie, je peux vous parler d'un journaliste canadien de renom qui dirigeait ce nouvel atelier de réflexion sur les médias dont je parlais tout à l'heure. Il est allé travailler pour l'une des plus grandes chaînes Internet et a découvert un groupe de gestionnaires qui ne pouvaient tout simplement pas comprendre pourquoi Sony ne pourrait pas rédiger les critiques de ses propres disques si elle payait pour la publicité. Voilà le glissement logique qui commence à s'établir. Ça commence à s'implanter beaucoup plus facilement parce qu'il n'y a pas de chiens de garde dans les nouveaux médias.
M. Davey: Par exemple, leur argument est qu'il peut y avoir un seul critique de cinéma pour tout le pays étant donné que c'est le même film qu'on présente partout au pays et que ça permet d'économiser de l'argent. L'étape suivante est qu'on risque d'influencer le critique.
Les journaux ont perdu beaucoup de publicité cinématographique au cours des 15 dernières années. On ne voit plus beaucoup de publicités pleine page pour les films. Les journaux sont conscients de la menace et ont pris de nombreuses mesures pour essayer de ne pas plus perdre d'annonceurs.
La présidente: Vous avez tous les trois dit que la politique éditoriale nationale de CanWest vous inquiète. Qu'est-ce qu'elle a de mal, en soi? Vous avez tous insisté sur le fait que le comité ne doit pas recommander de mesures qui influeraient sur le contenu des journaux. En revanche, ce contenu semble vous poser des problèmes. Qu'y a-t-il de mal à ce qu'un propriétaire de journal dise: «Voici ce que je veux lire dans mon journal»?
M. Davey: Il a parfaitement le droit de dire ça. La politique qui avait été annoncée devait s'appliquer trois fois par semaine, 52 semaines par an, et les rédacteurs en chef n'avaient pas le droit de la contester. Je pense que c'était une erreur complète. Ils ont maintenant fait marche arrière. J'attends encore de voir dans le Ottawa Citizen un éditorial contestant une opinion exprimée dans un éditorial national de Winnipeg. Nous savons tous ce qui est arrivé au rédacteur en chef du Citizen quand il a publié un éditorial, fondé sur une nouvelle, disant que le premier ministre devrait démissionner.
La présidente: Si je comprends bien, votre problème ne concerne pas les éditoriaux émanant du siège social mais plutôt l'absence d'opinions contraires.
M. Davey: C'est ma principale inquiétude à l'heure actuelle car Winnipeg a dit que les rédacteurs en chef ont maintenant la liberté d'exprimer des opinions dissidentes dans leurs propres éditoriaux, sur les mêmes pages, ce qui n'était pas le cas auparavant. Toutefois, comme je viens de le dire, ce n'est pas encore arrivé.
Le sénateur Graham: M. Hamilton Southam est allé plus loin que cela. Il n'a pas dit que les éditoriaux de CanWest l'inquiétaient, il a dit qu'ils le révoltaient. Il a dit qu'il était «révolté» par le contrôle éditorial de CanWest. C'est bien ça?
M. Hamilton Southam: Oui, monsieur.
Le sénateur Graham: Pourriez-vous préciser votre opinion?
M. Hamilton Southam: Le pays doit en fin de compte être géré par son peuple. C'est le peuple qui élit ses représentants pour former le gouvernement. Or, mieux les gens sont informés, meilleurs seront leurs choix pour former le gouvernement.
J'ai appris dans ma jeunesse que l'on devrait avoir accès au maximum possible d'opinions intelligentes avant de prendre position sur quoi que ce soit. C'est ce qu'on m'a enseigné à l'école et c'est ce que m'a confirmé l'université.
On ne prend jamais position en fonction d'une seule opinion. On nous disait d'aller à la bibliothèque et de lire trois ou quatre livres avant de prendre position sur quelque chose.
Voilà pourquoi j'appuie vigoureusement le principe de la multiplicité des opinions. Nous devrions entendre une opinion conservatrice et une opinion libérale. Nous devrions entendre l'opinion du NPD et celle du Bloc québécois avant de décider.
Ce que fait CanWest me révolte. Ça revient à dire tout simplement que nos journaux n'exprimeront qu'une seule opinion. Ils disent aujourd'hui que d'autres opinions peuvent s'exprimer mais une chape de plomb s'est abattue sur les éditorialistes de ce grand groupe de journaux. Cela me révolte parce que ces journaux étaient les nôtres et que nous savions les gérer de manière plus intelligente.
Le sénateur Ringuette: Je suis fasciné par tout ce que vous nous apprenez.
Votre idée d'un centre de recherche DOVE me semble très intéressante. Je me demande si vous pourriez nous donner des précisions à ce sujet, peut-être pas aujourd'hui mais plus tard, par écrit, afin que nous puissions poursuivre cette idée d'assurer l'expression d'une multiplicité d'opinions, sous une autre forme.
M. Wilson Southam: Je ne sais pas comment vous pourriez faire mais je peux vous dire que Blair Mackenzie, un avocat de Toronto, a beaucoup réfléchi aux aspects juridiques de cette idée. Je serais très heureux de demander à quatre ou cinq de ces personnes très brillantes de préparer un page pour vous dire comment ça pourrait fonctionner. J'ai quelques idées là-dessus mais je crois que j'ai déjà beaucoup parlé. Il serait peut-être préférable que je vous communique ça par écrit.
La présidente: Ce serait extrêmement intéressant.
[Français]
Le sénateur Corbin: J'ai une question de nature polémique.
[Traduction]
J'écoutais l'autre soir Izzy Asper, dans ce qui était probablement une rediffusion. Je sais que vous êtes de grands partisans de certaines parties de CBC. Izzy Asper disait que CBC était manifestement pro-palestinienne. J'ai trouvé ça choquant. J'obtiens mes informations en écoutant Radio-Canada le matin et CBC le soir. Quand je le peux, je rentre chez moi pour 18 heures de façon à pouvoir écouter les principales émissions d'information de CBC.
Je dis à mon épouse depuis des années que CBC n'arrête pas de parler du conflit israélo-palestinien, soir après soir, semaine après semaine, année après année, comme elle le faisait autrefois au sujet de l'Irlande du Nord. Ça a duré pendant des années mais les opinions me semblaient assez diverses.
Voudriez-vous contredire M. Asper?
M. Davey: M. Asper a mis à la porte le rédacteur en chef juif de la Montreal Gazette parce que sa couverture du Moyen-Orient était trop équilibrée. Michael Goldbloom a maintenant obtenu sa juste récompense en étant nommé rédacteur en chef adjoint en formation au Toronto Star. Ayant travaillé là-bas, je peux dire qu'il a probablement été le meilleur rédacteur en chef de la Gazette quand Southam en était propriétaire. C'était un jeune avocat brillant qui a été piqué par le virus de la presse quand il est arrivé au journal. Il l'a géré de manière magnifique, tant sur le plan éditorial que sur le plan commercial. Il a été la première victime.
Ça s'est passé il y a à peu près 18 mois. Comme il a signé un accord de confidentialité, il ne peut dévoiler pourquoi il a perdu son poste mais tous ses amis de Montréal ont la ferme conviction, si j'en crois des conversations que j'ai eues avec eux, qu'on lui a dit que sa couverture du Moyen-Orient dans The Gazette et ses commentaires sur le Moyen- Orient étaient trop équilibrés, ce qui veut dire qu'il n'était pas assez favorable aux Israéliens.
Le sénateur Corbin: Ma question concernait CBC.
M. Davey: M. Asper et ses publications ont des difficultés particulières avec un certain Neil Macdonald, un journaliste de premier ordre, qui a passé beaucoup de temps à couvrir le côté palestinien ainsi que le côté israélien. Ses reportages étaient probablement trop équilibrés pour M. Asper. Neil a maintenant obtenu sa récompense en devenant le correspondant de CBC à Washington. Il n'est plus au Moyen-Orient.
Le sénateur Graham: Et il fait toujours du bon travail.
M. Davey: Et il fait du bon travail. M. Asper est incroyablement sensible au sujet du Moyen-Orient. Comme je l'ai dit, ses rédacteurs en chef se sont fait dire qu'ils doivent marcher sur des oeufs car ils risquent leur carrière s'ils sont trop objectifs.
La présidente: Je tiens à préciser que ce qu'a dit M. Davey au sujet de Michael Goldbloom et de la Montreal Gazette repose en fait — je sais qu'il l'a dit mais je tiens à le souligner — sur ce que d'autres personnes lui ont dit. Le comité n'a entendu aucun témoignage formel confirmant cette affirmation. Je sais que c'est ce qu'on pense généralement mais je tenais simplement à ce qu'il soit clairement dit que c'est simplement une opinion que beaucoup de gens expriment. Nous n'avons aucune preuve que ce soit vrai.
M. Davey: C'est de l'ouï-dire qui n'a fait qu'alourdir la chape de plomb.
Le sénateur Corbin: Vous ne contestez pas ce que j'ai entendu M. Asper affirmer.
La présidente: Je pense que vous faisiez référence à une déclaration publique de M. Asper mais je ne pense pas qu'il ait jamais fait de commentaires sur le cas de M. Goldbloom.
Le sénateur Ringuette: Le journalisme d'enquête est probablement la forme la plus coûteuse de journalisme, étant donné qu'il faut beaucoup de temps et de recherche pour produire un article. J'aime bien votre idée de créer un prix national à ce sujet.
M. Davey: Il y en a déjà un, le Prix Mitchener.
Le sénateur Ringuette: Mais vous avez aussi fait une suggestion à ce sujet, monsieur Southam.
M. Wilson Southam: J'aimerais qu'on mette beaucoup plus d'argent là-dedans et qu'on appuie beaucoup plus ça. Ça coûte très cher. Nous entrons dans une époque de réduction considérable du lectorat des journaux. Tous les journaux ne sont pas dans la convergence. Il y a encore beaucoup de journaux indépendants. La dame qui a témoigné devant votre comité a dit qu'elle a 82 membres sur 103 journaux identifiés au pays.
Si les journaux sont prêts à prendre le risque et à fournir les fonds nécessaires, on pourrait aussi accorder des incitatifs fiscaux pour appuyer le journalisme d'enquête. Ce serait très utile à une époque où les problèmes sont de plus en plus complexes et où de nouveaux problèmes apparaissent chaque jour.
Le sénateur Ringuette: Vous suggérez une sorte d'incitatif fiscal.
M. Wilson Southam: Je pense que les sénateurs devraient se pencher attentivement sur cette option — voilà mon opinion.
Le sénateur Graham: Vous avez dit tout à l'heure, monsieur Davey, que les journaux sont une forme de bien public.
M. Davey: En effet. De fait, l'Association canadienne des journaux, qui a déjà témoigné devant vous, a formulé la même idée dans une déclaration de principe.
Le sénateur Graham: Vous avez dit ensuite qu'il y a une influence gouvernementale croissante.
M. Davey: Oui.
Le sénateur Graham: Je suppose que les licences de radiodiffusion sont également un bien public, n'est-ce pas?
M. Davey: Une sorte de cadeau du gouvernement.
Le sénateur Graham: Je les considère comme un bien public. Pourtant, et c'est là-dessus que je vous demande de m'éclairer, vous dites que, lorsqu'on doit renouveler des licences de radiodiffusion — que ce soit pour Global, CanWest ou n'importe qui d'autre — le CRTC devrait tenir compte du fait que les demandeurs possèdent ou non des journaux — pas seulement CanWest mais n'importe quelle autre organisation.
M. Davey: C'est exact. Cela vaudrait tout autant pour Quebecor et Bell Globemedia.
Le sénateur Graham: Voulez-vous donc dire que quiconque possède un journal ne devrait pas posséder d'intérêts en radiodiffusion?
M. Davey: Pas dans le même marché — c'est exact.
M. Wilson Southam: J'appliquerais ça partout. Je suis d'accord avec Tom Kent quand il dit que les circonstances ont changé.
La présidente: Je m'excuse de devoir couper court à la discussion mais le problème de ces audiences est que tout le monde est passionnant. Il est difficile de respecter l'horaire.
Messieurs, vous avez été des témoins extrêmement intéressants. Nous vous remercions beaucoup d'être venus nous parler aujourd'hui. N'hésitez pas à nous envoyer les informations dont vous parliez, monsieur Southam, si vous le pouvez. Vous pouvez tous nous envoyer d'autres informations si vous pensez qu'elles nous seront utiles. En particulier, monsieur Davey, nous n'avons pas vu le rapport de Gillian Stuart. Au tout début de la séance de matin, quelqu'un faisait référence à un rapport de Gillian Stewart.
M. Wilson Southam: Elle m'a autorisé à le partager avec les autres membres de DOVE. Je prendrai contact avec elle pour voir si elle veut bien le communiquer au comité.
La présidente: Très bien, car vous semblez avoir dit qu'il nous avait déjà été envoyé. Si elle accepte de le faire, nous serions très heureux de le recevoir.
M. Davey: Je l'avais envoyé. C'est peut-être l'une des pièces qui ne sont pas sorties de mon Mac. Avez-vous le texte de ma déclaration?
La présidente: Oui, et nous l'avons distribué.
M. Wilson Southam: Je vous enverrai les deux.
La présidente: Merci beaucoup.
Nous accueillons maintenant un journaliste illustre et chevronné Pendant qu'il se prépare, je vais vous donner quelques détails à son sujet.
Il s'agit de M. James Travers, qui a travaillé dans la presse écrite au Canada et outre-mer. Il a publié des reportages du Zimbabwe, de Chypre, d'Afrique du Sud, d'Éthiopie, du Liban et d'autres pays d'Afrique et du Moyen-Orient.
Au Canada, il a été rédacteur en chef et directeur général de Southam News, qui était une agence de presse, puis rédacteur en chef du Ottawa Citizen. Il travaille depuis 1997 au Toronto Star, où il a d'abord occupé un poste de gestion de très haut niveau puis est devenu chroniqueur national, ce qui est sa fonction actuelle.
Aujourd'hui, toutefois, et il nous a demandé de bien insister là-dessus, M. Travers s'adresse à notre comité en son nom personnel et pas au nom du Star. Je pense avoir dit tout cela assez lentement pour lui permettre de reprendre son souffle.
Le sénateur Corbin: Sans vouloir faire d'intervention officielle à ce sujet, pouvons-nous entendre des témoins si l'autre parti n'est pas représenté?
La présidente: Oui, nous nous sommes explicitement entendus là-dessus. Il y avait des représentants de l'autre parti et ils étaient d'accord avec ça.
Je sais que c'est frustrant mais vous savez aussi que nous sommes au mois de juin où il y a beaucoup d'autres événements en même temps.
Monsieur Travers, vous connaissez la procédure — une déclaration liminaire puis des questions. Vous avez la parole.
M. James Travers, témoignage à titre personnel: Honorables sénateurs, considérant les témoins qui m'ont précédé et ce que vous avez dit au sujet de vos audiences jusqu'à présent, je dois vous dire que vous avez placé la barre extrêmement haut, mais je vais faire de mon mieux.
Il n'y a rien qui donne plus de satisfaction à un journaliste de carrière que de parler de journaux. Je suis donc très heureux d'avoir la possibilité d'aborder avec vous certaines des nombreuses questions controversées concernant la concentration et, maintenant, la convergence des médias canadiens. Comme l'a dit la présidente, je tiens à préciser très clairement que les opinions que je vais exprimer sont strictement les miennes et ne reflètent pas nécessairement celles du Toronto Star ni de Southam, où j'ai travaillé pendant de nombreuses années, avec beaucoup de satisfaction, je peux l'ajouter.
Comme nous avons peu de temps et que le sujet est vaste, je vais surtout m'intéresser à la menace posée à une industrie dynamique et diversifiée, la convergence manifestement malsaine de certaines forces. Ces forces sont une concentration sans précédent de la propriété, la convergence des médias électroniques et imprimés, et le comportement de certaines grandes entreprises, mais pas toutes, qui ont tiré profit des lois fiscales canadiennes et du marché pour accroître leur domination d'un secteur qui joue un rôle crucial dans une saine démocratie.
J'ai l'intention d'indiquer comment ces forces influent sur les journaux, leurs lecteurs, leur personnel et, en fin de compte, la qualité de notre société.
J'affirme que la culture et le comportement des grandes entreprises ont une incidence énorme sur la qualité des journaux et sur la diversité des débats dans une nation pluraliste. Les journaux ont l'assise financière requise pour rester indépendants dans la plupart des marchés tout en répondant aux besoins de leurs lecteurs selon des normes de journalisme très élevées. Des services de presse cruciaux qui étaient autrefois protégés contre la concentration de la propriété sont maintenant victimes de ce processus. Après des années d'étude, il est finalement temps de prendre des mesures pour renverser les tendances en matière de propriété et de journalisme écrit.
On a beaucoup parlé de la concentration actuelle de la propriété des médias en si peu de mains, et c'est manifestement une préoccupation sérieuse. Cette concentration n'entraîne pas seulement des pertes d'emplois, d'opinions et d'indépendance éditoriale. Ces facteurs sont les symptômes d'un malaise plus complexe qui trouve son origine dans la tentative encore infructueuse d'imposer le mariage de la presse écrite et de la presse électronique, et dans l'insensibilité de certains propriétaires à l'égard du rôle des journaux dans leur communauté, ainsi qu'à l'égard du processus politique.
Soyons plus précis. À environ 37 p. 100, l'emprise de CanWest sur les journaux de langue anglaise n'est que de 4 p. 100 plus élevée que celle de Southam en 1980. Toutefois, cela ne saurait rassurer les consommateurs d'un marché où une entreprise unique domine la presse écrite et électronique. À Vancouver, par exemple, CanWest possède les deux grands journaux et les stations de télévision les plus populaires. Ce degré de concentration est sans précédent dans les pays industrialisés et est exacerbé par la culture de l'entreprise. CanWest est une entreprise très différente du groupe Southam ou même de la société Hollinger de Conrad Black, et qui se comporte très différemment.
L'indépendance éditoriale et le souci du journalisme de qualité étaient les caractéristiques fondamentales de Southam. Les rédacteurs en chef locaux étaient encouragés à se comporter comme des propriétaires. Ils avaient la liberté de suivre leurs instincts et, pendant plus de 60 ans, l'entreprise a financé généreusement un service de presse national et étranger qui se dévouait à la communication entre les régions et à l'expression d'un point de vue canadien sur les événements mondiaux. Cette politique était bénéfique pour les lecteurs, surtout dans les petits marchés où les journaux de Southam étaient notoirement supérieurs à ceux des groupes rivaux. Cette politique a aussi été bénéfique à l'entreprise.
Comme vous le savez, on s'est souvent interrogé pendant les 50 dernières années, parfois au moyen de commissions royales, sur la concentration croissante de la propriété des médias. À chaque fois, la réponse de Southam était, en partie, que la propriété du groupe garantissait l'assise financière permettant de donner à tous ses journaux les reportages nationaux et internationaux que seuls les journaux les plus grands et les plus rentables auraient pu se payer sans le groupe. Cette réponse était exacte, et la raison pour laquelle le service de presse était préservé n'est pas aussi cynique qu'on pouvait le penser.
Southam estimait avoir la responsabilité physique d'exploiter des bureaux de presse dans tout le pays et dans le monde, responsabilité qui découlait de sa part considérable d'un marché lucratif. Pour être tout à fait franc, Southam ne déployait pas seulement le drapeau de l'excellence journalistique, c'était aussi la compensation que le groupe offrait aux collectivités qui avaient perdu des journaux concurrents qu'elles appréciaient.
Je crains aujourd'hui que cette notion de service et ce sens de la collectivité ne soient perdus. The Globe and Mail, Power Corporation au Québec, CBC et, dans une certaine mesure, CTV et mon propre journal, le Toronto Star, continuent d'exploiter des bureaux de presse au Canada et à l'étranger. Les lecteurs des anciens journaux de Southam sont à mon avis pénalisés. Les bureaux régionaux sont remplacés par un partage d'articles entre tous les journaux et l'idée d'un service de presse international complet est essentiellement une chose du passé. Ce que cela nous a fait perdre est important et ne peut être récupéré en remplaçant des articles rédigés pour un public donné par des articles rédigés par des pigistes pour des services de presse nationaux ou internationaux ou, comme on le voit maintenant fréquemment, par des journalistes parachutés à l'étranger pour couvrir des événements complexes et précipités.
Le résultat journalistique de ces maigres mesures est une perte de continuité, de contexte et de profondeur. Au plan national, les bureaux régionaux contribuent à l'unité du pays. Aucune forme de relecture des articles ne peut ajouter la subtilité et la compréhension qu'un journaliste de talent peut communiquer dans un reportage sur des événements locaux rédigé pour un public national. La différence entre ce genre d'article et, disons, un article du Calgary Herald adapté à la consommation nationale est aussi profonde que celle qui sépare un reportage télévisé d'un article de magasine.
À l'échelle internationale, les correspondants voient le monde dans un prisme canadien. Quiconque en doute n'a qu'à comparer les reportages canadiens et américains sur l'invasion de l'Iraq. Les uns étaient caractérisés par la recherche de l'équilibre et de la compréhension, alors que les autres l'étaient par le chauvinisme et, à l'occasion, tombaient dans la propagande.
Préserver des bureaux étrangers garantit que les lecteurs ne sont pris par surprise en cas d'événements graves. Cela n'a jamais été plus important qu'aujourd'hui, et ce le sera encore plus avec l'accélération des crises mondiales au sein desquelles notre pays essaie de trouver sa juste place. Sur un plan plus pratique, maintenir des journalistes canadiens sur le terrain garantit que le gouvernement et ses agences n'agissent pas à l'étranger dans un unanimisme que les contribuables ne toléreraient jamais chez eux. Si nous voulons nous comprendre et être des citoyens à part entière de la communauté mondiale, si nous voulons saisir l'importance d'événements en évolution constante, il faut que nos journaux aient les ressources nécessaires pour jouer leur rôle. Sans ces ressources, les lecteurs, les salles de nouvelles et la qualité des débats publics subiront un tort irréparable.
Loin de moi l'idée de suggérer que le monde d'hier était idéal, et je ne voudrais pas donner l'impression qu'un secteur de la presse fortement concentré, avec convergence, soit incapable de servir l'intérêt public. Le système du passé était à bien des égards imparfait et il est encore concevable que la promesse de la convergence se réalise un jour. Certains propriétaires d'entreprises de presse comprennent clairement et acceptent les responsabilités qui découlent de l'exercice d'une influence considérable sur une industrie qui fait partie de la dynamique d'une société ouverte.
En revanche, il est profondément troublant de voir que les tendances actuelles vont dans le mauvais sens. Au lieu de profiter de la participation à un groupe, les journaux, à de rares exceptions près, sont les victimes innocentes de la concentration, de la convergence et de la propriété croisée des médias. On a souvent l'impression qu'ils sont sacrifiés au profit de leurs pendants électroniques. Dans les trois années qui ont suivi le chambardement de 2000, les ressources des journaux ont été continuellement réduites. La pensée unique de groupe est une réalité dans les pages éditoriales des plus grandes chaînes, et certains des rédacteurs et journalistes les plus chevronnés du pays ont perdu leur emploi dans des circonstances qu'on ne peut qualifier au minimum que de «suspectes». Rien de cela n'était nécessaire.
Les journaux gagnent largement assez d'argent pour survivre en dehors des empires des multimédias. Les grands journaux, et même les petits, peuvent facilement conserver le personnel nécessaire pour donner à leurs lecteurs et au système démocratique l'information dont ils ont besoin — des informations originales et de qualité qui ne sont pas hors de la portée financière des groupes.
Le défi que nous devons relever aujourd'hui est d'encourager, éventuellement avec insistance, ceux que l'on a autorisés à prendre le contrôle des médias du Canada à les gérer d'une manière qui soit conforme à l'intérêt public et pas simplement à l'enrichissement de leurs profits. Une presse indépendante exige une relation indépendante à l'égard du gouvernement. Toute ingérence à l'égard de cette indépendance, directe ou indirecte, doit être rejetée. Cela dit, il existe des mesures, et on devrait les employer, pour garantir aux Canadiens l'accès à l'information la plus large possible, et pour renverser les tendances actuelles en matière de propriété, qui ne semblent que s'accélérer dans le sillage des enquêtes fédérales.
Je vous recommande vivement les récentes conclusions du Comité permanent de la Chambre des communes sur le patrimoine canadien concernant les problèmes de la propriété croisée. Ces problèmes sont tellement évidents, et les avantages tellement problématiques, qu'une intervention fédérale s'impose d'elle-même. J'ai la conviction que cette intervention devrait être guidée par le fait qu'il est bien connu que les journaux ont les ressources financières pour survivre seuls, que la liberté de la presse s'épanouit lorsque les journalistes autant que les lecteurs peuvent faire des choix, et que la propriété méprisante et absentéiste est un acide qui dissout les liens essentiels entre les journaux et leurs communautés.
Aussi problématique que puisse être la solution à ce problème, je ne saurais croire qu'elle soit impossible à trouver. Les conditions du marché, un endettement excessif et l'échec de la convergence à produire les profits attendus continuent de mettre des journaux en vente. Le gouvernement peut et doit encourager la diversification de la propriété en interdisant la vente de ces journaux entre des entreprises ayant des actifs dans plusieurs types de médias. En même temps, le gouvernement devrait encourager le retour à la propriété locale et faire l'examen de toutes les ventes du point de vue de leur incidence sur la culture et pas seulement, comme c'est le cas aujourd'hui, du point de vue de la concurrence pour la publicité et le tirage.
Parlons finalement de la propriété étrangère. La protection des journaux est depuis longtemps une pierre angulaire de la souveraineté canadienne. Cette politique ne devrait être remise en question qu'en dernier ressort, comme remède adopté en l'absence d'une concurrence adéquate. Je pense qu'il serait fondamentalement mauvais de récompenser les entreprises en leur permettant de réaliser un gain fortuit parce qu'elles ont réussi à créer, avec la bénédiction fédérale, la concentration actuelle malsaine de la presse et, dans certains cas, en visant plus l'intérêt de leurs actionnaires que l'intérêt public.
Au lieu de cela, votre comité pourrait se pencher utilement sur des modifications aux règles de propriété étrangère dans le but de jouer à la fois de la carotte et du bâton. Au lieu d'autoriser des sociétés étrangères à acheter des journaux existants, Ottawa devrait étudier l'intérêt potentiel d'autoriser des firmes étrangères à créer, avec ou sans partenaires canadiens, de nouveaux outils de communications dans les collectivités mal desservies par les empires médiatiques nationaux.
Certes, on peut toujours espérer que les sociétés canadiennes feront la bonne chose pour les bonnes raisons, et que le gouvernement ne sera jamais obligé de choisir entre protéger l'intérêt national et encourager une concurrence adéquate, mais les pratiques actuelles permettent de penser qu'un surcroît de pression commerciale risque de devenir nécessaire.
Évidemment, une telle décision serait cruciale et seul un comité comme le vôtre possède les ressources nécessaires pour évaluer ses bienfaits éventuels et tenter de prévoir les conséquences sur les marchés, sur la concurrence et sur les ententes commerciales internationales.
Finalement, avant de tirer vos conclusions et de formuler vos recommandations, je vous implore de tenir compte non seulement du corps mais aussi de l'âme de la presse écrite. Bien que certaines parties des deux soient en bonne santé, d'autres sont à l'évidence malades. Bien qu'ils soient toujours dyspeptiques, les journalistes de certains des grands journaux du pays se sont rarement sentis moins utiles et plus vulnérables. Leurs emplois disparaissent, leurs patrons apprennent à ne pas dire non à leurs maîtres, leurs possibilités de faire une carrière variée et multiple ont rarement été plus mauvaises, et l'atmosphère autoritaire des salles de nouvelles encourage la censure, une forme de censure particulièrement efficace pour faire disparaître la liberté d'expression.
Si ces problèmes ne sont pas résolus, les meilleurs fuiront les salles de nouvelles et la prochaine génération de journalistes trouvera des professions plus enrichissantes.
Ces dernières observations sont subjectives mais elles sont aussi réelles et dommageables que les chiffres mesurant la concentration de la presse. Il y a 30 ans, le sénateur Keith Davey s'était penché sur ces deux aspects dans sa commission royale. Le fait que la situation n'ait fait que se détériorer depuis exige plus qu'une sobre réflexion.
Le sénateur Corbin: Je voudrais faire une remarque pour obtenir des précisions. Je ne sais pas si vous étiez dans la salle quand j'ai dit que je suis un partisan de CBC. J'obtiens la majeure partie de mes informations à CBC et à Radio- Canada. Depuis plusieurs années, toutefois, nous constatons une tendance inquiétante. CBC et Radio-Canada ont considérablement réduit leur couverture de l'actualité internationale. Elles n'ont plus qu'un ou deux journalistes ici ou là, couvrant de vastes territoires. Il leur est devenu totalement impossible d'expliquer sérieusement le reste du monde aux Canadiens.
Parallèlement à ce serrage de ceinture, surtout à Radio-Canada, on a maintenant des correspondants d'autres médias qui servent uniquement à éructer de brefs commentaires ponctuels. Il s'agit généralement de gens qui n'ont aucune connaissance ni aucune compréhension du Canada et de ses préoccupations.
Personnellement, je pense que c'est tragique. Pour ne vous donner qu'un exemple, nous avions autrefois un Roméo LeBlanc, qui est devenu gouverneur général. On le voyait à la télévision, en noir et blanc à l'époque, puis après en couleurs, pratiquement un jour sur deux.
Le sénateur Graham: Vous vous souvenez du noir et blanc?
La présidente: Il est trop jeune.
M. Travers: Les chroniqueurs voient tout en noir et blanc, monsieur.
Le sénateur Graham: Touché.
Le sénateur Corbin: Je pense que c'est l'un des dommages les plus regrettables du serrage de ceinture à Radio- Canada. Évidemment, ce n'est pas à Radio-Canada qu'il faut le reprocher mais au gouvernement.
Ce qui m'intéresse, c'est de savoir si vous pensez qu'il est nécessaire d'avoir des journalistes canadiens pour couvrir les événements internationaux d'une manière que les Canadiens peuvent comprendre, et pas seulement le type de reportage neutre, cliniquement propre et émasculé avec lequel on nous gave aujourd'hui, pas seulement à Radio- Canada mais aussi sur les autres chaînes qui achètent ces services.
Pourriez-vous nous éclairer là-dessus?
M. Travers: Je ne peux qu'exprimer mon accord avec cette opinion. Entre parenthèses, comme j'étais autrefois correspondant étranger, je peux vous dire que j'étais inquiet quand je voyais des correspondants locaux faire ce qu'on appelle des directs pour la télévision irlandaise, la télévision australienne et la BBC, la seule différence étant l'identification de fin de reportage disant «c'était untel, pour telle ou telle chaîne».
Bien sûr que j'estime essentiel qu'on nous présente le monde du point de vue des Canadiens. C'était essentiel dans les années 70 et 80 et ça l'est encore plus aujourd'hui. On n'entend plus jamais personne demander pourquoi ce qui se passe à l'autre bout du monde devrait nous intéresser. Tout le monde sait aujourd'hui que les événements internationaux sont des événements locaux, que l'actualité étrangère est une actualité locale. Si quiconque en doutait autrefois, le 11 septembre a remis les pendules à l'heure.
Nous tirons un avantage énorme de la présence de Canadiens à l'étranger. Le premier est d'abord qu'on nous informe sur ce que font les Canadiens à l'étranger, et je peux vous garantir qu'aucun service international ne vous le dira jamais. Tout le monde se moque de ce que font les Canadiens au Moyen-Orient ou au Botswana, même si nous y faisons des choses fort intéressantes. Et ce ne sont là que deux exemples parmi d'autres. Personne ne fera de reportage là-dessus parce qu'il n'y a pas de marché international pour ça.
Le deuxième avantage, et je pense qu'il est important car il influe sur la qualité globale de la publication, c'est que l'existence d'un service étranger est une sorte d'aimant pour le reste du personnel. Il y a encore beaucoup de journalistes qui considèrent que travailler à l'étranger, face aux meilleurs journalistes au monde, est à la fois une récompense et un défi extrêmement enrichissant pour leur organisation. Cette possibilité attire les meilleurs dans la profession et donne aux journalistes un niveau de formation et de compréhension dont ils peuvent ensuite faire bénéficier leur propre salle de nouvelles.
Il s'agit là d'un avantage multiple mais je crains que nous ne soyons en train de le perdre. Vous avez donné un exemple de la presse écrite mais il est évident que la perte de Southam News porte un coup terrible au journalisme canadien, et aussi un coup personnel à ceux d'entre nous qui y ont travaillé et qui pensaient que cela constituait une sorte de contribution minimale au journalisme canadien. Je pense qu'il serait très difficile de surestimer l'importance d'avoir des correspondants sur place.
La présidente: À son apogée, combien de bureaux avait Southam News, et où se trouvaient-ils?
M. Travers: J'essayais de faire le point là-dessus aujourd'hui. C'est comme essayer de compter le nombre d'employés d'un journal, on n'en est jamais certain. À son apogée, je pense que Southam News avait 11 bureaux internationaux, plus des bureaux au Canada. Je pourrai vérifier.
La présidente: Ce serait utile et vous êtes le mieux placé pour nous le dire puisque vous en avez été le directeur. L'une des choses que nous essayons de faire est de cerner des tendances. D'aucuns ont fait référence, certains de manière louangeuse et d'autres avec mépris, à notre passé romancé. Nous ne voulons rien glorifier, nous voulons simplement savoir de quoi nous parlons.
Le sénateur Graham: C'est toujours un plaisir de vous voir, monsieur Travers. Je vous regarde le vendredi après- midi.
M. Travers: C'est la seule chose qui prouve que nous existons vraiment.
Le sénateur Graham: Vous participez à une émission très intéressante entre 5 heures et 6 heures, sur CBC, avec Don Newman.
J'essaie de trouver la raison d'être d'un journal.
Je sais qu'il y a d'abord le profit des actionnaires. Quel est cependant l'aspect le plus important d'un journal? Est-ce informer l'opinion? Est-ce éduquer? Est-ce influencer l'opinion publique? Qu'en pensez-vous?
M. Travers: La réponse est simple, c'est tout cela en même temps mais, idéalement, de manière appropriée. Le rôle des pages d'actualité est de couvrir le plus possible les événements en cours en ajoutant le contexte nécessaire pour permettre au lecteur a) de se tenir au courant de l'actualité et b) de comprendre la relation qui existe entre les événements et leur propre vie.
Les journaux jouent aussi un rôle éducatif. L'une de leurs plus grandes qualités, et c'est ce qui manque à Internet et à la presse électronique, c'est le hasard heureux qui vous fait apprendre quelque chose. Quand vous tournez les pages d'un journal, vous avez toujours une chance de découvrir quelque chose qui va vous surprendre, vous ravir et changer la manière dont vous voyez le monde qui vous entoure. À certains égards, c'est l'éducation la plus simple à acquérir.
Je ne veux pas éviter la dernière partie de votre question, parce qu'elle est à l'évidence tout à fait pertinente dans le cadre de ce que nous avons vu dans le débat sur ce qu'une entreprise peut légitimement imposer comme politique éditoriale aux journaux de son groupe. Il est évident que les journaux influent sur les décisions politiques, mais il est très important que l'effort qu'ils déploient en la matière soit très clairement compris par le lecteur.
Je ne pense pas qu'un journaliste quelconque puisse prétendre que son journal peut être totalement objectif. Il s'efforce d'être juste et de ne pas laisser la propagande ou le prosélytisme s'insinuer dans ses pages d'actualité. Dans les pages éditoriales et d'opinion, et dans les parties clairement définies du journal, il est normal de donner au lecteur ce que le journal pense être la bonne analyse de telle ou telle question. Plus important encore, et quelqu'un y a déjà fait allusion, il est normal que le journal donne à ses lecteurs la possibilité d'analyser et d'évaluer toute la gamme d'opinions sur les questions importantes, pour les aider à prendre leurs décisions en tant que citoyens d'une démocratie.
Le sénateur Graham: La propriété croisée des médias pose-t-elle des problèmes quelconques aux journaux?
M. Travers: Oui.
Le sénateur Graham: Diriez-vous comme les Southam, qui vous ont précédé aujourd'hui, que le CRTC devrait jouer un rôle et être plus explicite quand la branche radiodiffusion de CanWest demande un renouvellement de licence? Le CRTC devrait-il tenir compte du fait qu'elle possède aussi des journaux?
M. Travers: Oui, je suis d'accord avec ça. J'ai la très ferme conviction, pour maintes raisons, que la propriété croisée a été une erreur, en tout cas pour les journaux. Je ne peux exprimer d'opinion éclairée en ce qui concerne les autres secteurs des entreprises.
En voulant rendre les sociétés canadiennes compétitives sur la scène mondiale, nous avons oublié le rôle important et fondamental que jouent les journaux dans une démocratie. En laissant des journaux tomber dans le modèle de la convergence, nous leur avons causé beaucoup plus de tort qu'on ne l'avait prévu.
Je ne veux pas radoter mais, si vous me le permettez, je voudrais expliquer une ou deux petites choses. Tout d'abord, il y a un malentendu fondamental quant à la nature de l'animal. Pour les gens qui considèrent les médias comme des entités abstraites, il était parfaitement logique de combiner les sources d'information imprimées et électroniques. Pour les gens qui voulaient réduire les coûts, il semblait raisonnable de confier des rôles multiples aux journalistes.
Hélas, cela néglige le fait que les différents secteurs sont foncièrement différents, et je vais vous en donner un exemple simpliste. Dans un journal, le rôle du journaliste sportif débute à la fin d'une partie de hockey. C'est à ce moment-là qu'il organise des entrevues avec les entraîneurs et avec les joueurs et qu'il analyse la partie qui vient de se terminer. C'est ce qu'il est obligé de faire pour établir le contexte de son article.
À la télévision, le critère essentiel est l'immédiateté. On doit être en ondes avec une analyse instantanée ou avec une entrevue immédiate. Dans la plupart des cas, il est tout simplement impossible de combiner ces deux aspects avec succès.
L'autre chose qui m'inquiète beaucoup est que nous risquons d'importer dans les journaux les valeurs de la télévision. Certaines émissions d'actualité sont de très haut niveau mais, foncièrement, la télévision est un outil de loisir. Pour réussir, un journal doit aller loin au-delà et jouer précisément les rôles que vous avez évoqués, comme éduquer, informer et donner un contexte qui n'existe tout simplement pas dans un média électronique.
Une autre chose qui m'inquiète beaucoup est que nous avons pris des entreprises qui étaient très rentables et directement reliées à leurs communautés, de nombreuses manières, pour les intégrer à un ensemble corporatif beaucoup plus vaste. En faisant ça, nous n'avons pas seulement brisé les liens avec les communautés, nous avons également rendu ces entités vulnérables aux velléités financières de l'entité corporative.
Au début, les gens pensaient que cela protégerait les journaux mais la réalité semble être bien différente. Comme nous avons pu le constater ces dernières années, chaque fois qu'on décide de réduire les ressources d'une partie de l'entité corporative, ça semble toucher les journaux en premier.
Le coeur même de mon argumentation de ce matin est que les entreprises devraient être capables de tenir debout toutes seules et d'être rentables tout en continuant d'agir dans l'intérêt public, éléments qu'élimine leur présence même au sein de conglomérats ayant des intérêts beaucoup plus vastes. C'est là une situation extrêmement regrettable, et elle est dangereuse pour ce qui est de la qualité de nos débats publics.
Le sénateur Graham: Avez-vous été touché par le scandale de Jayson Blair au New York Times? Qu'en pensez-vous, en tant que journaliste?
M. Travers: Tous les journalistes ont été touchés par ce scandale. Au début, nous avons été curieux mais, ensuite, nous nous sommes demandé quelles leçons nous devions en tirer pour nous-mêmes. Certaines des choses dont on accuse M. Blair avaient déjà été constatées dans la presse écrite.
Le problème fondamental est de trouver un juste équilibre entre l'excellence journalistique — le New York Times est évidemment une référence en matière d'excellence journalistique — et des questions telles que la concordance à assurer entre la diversité du lectorat et la diversité de l'équipe journalistique.
J'aimerais ajouter une dernière remarque. L'un des aspects les plus intrigants et peut-être les plus encourageants de cette affaire très regrettable est la manière dont le New York Times a assumé ses responsabilités en lavant son linge sale en public, et le sérieux avec lequel il a analysé ses propres carences, ce que la plupart des autres journaux n'auraient pas pu faire — tout simplement parce qu'ils n'en ont pas les moyens éditoriaux. Le journal a pris cette affaire très au sérieux, même si cela devait lui causer du tort. Je pense que cela témoigne d'une parfaite compréhension du rôle d'un journal et — facteur qui est important dans le cadre de vos audiences — du fait qu'il sait parfaitement que son atout le plus précieux est sa crédibilité. Il a fait tout son possible pour expliquer à son public ce qui s'était passé. Dans un sens, il a ainsi rétabli sa crédibilité. Encore une fois, cela témoigne clairement du lien qu'un journal doit avoir avec son lectorat et avec sa communauté. À cet égard, je pense que le New York Times a fait un travail admirable.
Le sénateur Graham: Je voudrais vous poser une question sur la guerre en Iraq et le cas particulier du sauvetage du soldat Lynch. Je pourrais aussi vous poser une question plus générale sur la couverture de cette guerre. Un témoin nous a dit que la couverture de CBC et de la BBC n'était pas équilibrée, à son avis. Quand je l'ai interrogé sur la couverture de CNN, NBC, ABC et CBS, il a dit qu'il ne regardait pas ces chaînes-là. Mon opinion à moi — parce que je les ai regardées toutes — c'est que la couverture de CBC était tout à fait équilibrée, considérant les ressources limitées du réseau, et que la couverture de la BBC était meilleure que celle de n'importe quelle chaîne américaine. Il y a eu ensuite le sauvetage du soldat Lynch, une affaire qui a été révélée par l'un de vos collègues du Toronto Star par du bon journalisme d'enquête.
La présidente: Vous parlez de la démystification? Vous voulez dire que c'est la démystification du sauvetage du soldat Lynch qui a été faite par le Star.
M. Travers: Bien que ce ne soit peut-être pas un exemple parfait, cela témoigne bien de la nécessité d'avoir à la fois des journalistes chevronnés et des journalistes sur le terrain, présents depuis assez longtemps pour comprendre le contexte et aller au-delà de l'événement brut.
C'est ce que nous, journalistes politiques, appelions autrefois notre pain quotidien — ce qu'on nous donnait dès qu'on mettait le pied dans l'avion du premier ministre Trudeau. Je suis sûr que vous vous souvenez de ça. Il se peut même que vous ayez eu quelque chose à voir avec la préparation de la farine.
Il est extraordinairement important d'aller au-delà de l'événement brut. Ce qui m'inquiète beaucoup dans le déclin de la présence canadienne à l'étranger, c'est que je ne pense pas que vous puissiez obtenir ce type de reportage approfondi — allant sous la surface des choses, et l'enchâssement des journalistes est directement relié à ça — sans maintenir des bureaux et des journalistes qui sont présents depuis assez longtemps sur place pour pouvoir dire: «Voyez- vous, j'ai réfléchi à cette histoire et il y a là quelque chose qui ne va pas du tout, il faut creuser un peu plus». C'est ce genre d'instinct professionnel que le journaliste doit acquérir, et c'est sur le terrain qu'il peut l'acquérir le mieux. Je crains très sérieusement que nous ne finissions par n'examiner que l'aspect superficiel des choses, sans jamais aller au- delà de la surface, si nous continuons de perdre nos bureaux étrangers et nos correspondants étrangers.
Le sénateur Ringuette: Cette discussion est extrêmement intéressante. Comme beaucoup d'entre nous, j'ai été désolé par ce qui est arrivé à certains de vos collègues il y a quelques semaines. Certains témoins nous ont parlé des écoles de journalisme en disant qu'on y fabrique des journalistes robots. Nous avons aussi entendu dire qu'il serait préférable que le journalisme soit enseigné non pas dans des écoles de journalisme mais à partir d'autres disciplines universitaires.
Je crois comprendre que vos collègues se sentent aujourd'hui très vulnérables. Que diriez-vous à un jeune Canadien qui voudrait devenir journaliste? Considérant votre expérience et les événements récents, que lui diriez-vous? Apprenez l'économie puis apprenez ensuite à écrire sur l'économie, ou allez d'abord apprendre à écrire et étudiez ensuite l'économie?
M. Travers: Pour moi, cette question n'est pas du tout théorique. J'ai un fils qui termine sa 13e année et il se trouve qu'il a un talent naturel d'écriture. Il s'intéresse au journalisme. Il m'a demandé s'il devrait aller dans une école de journalisme et faire carrière là-dedans.
Il m'a été difficile de lui répondre. Même si je crois profondément à l'importance du journalisme, j'ai été extraordinairement réticent à lui dire qu'il devrait circonscrire sa carrière à un secteur qui est aussi directement contrôlé par trois entreprises. L'une des inquiétudes les plus grandes de tous les journalistes est que nos choix se rétrécissent rapidement.
Je vais répondre à votre question mais vous comprendrez que nous avons beaucoup entendu parler d'une chape de plomb dans les salles de nouvelles, et de gens qui se sentent vulnérables. Quiconque a quitté le Toronto Star pour aller au National Post et avait plus tôt dans sa carrière travaillé au Globe and Mail a foncièrement épuisé toutes ses options.
Cela pose un certain nombre de problèmes. Le premier est que cela encourage de bons journalistes à abandonner et à aller faire autre chose. Le deuxième est que cela rend ceux qui restent encore plus faciles à contrôler dans les salles de nouvelles. Les gens vivent aujourd'hui dans un monde où leur gagne-pain dépend d'une seule entreprise. Si ce lien est brisé, ça peut mettre fin à leur carrière car nous savons tous qu'il est difficile de redémarrer après un certain âge, et qu'il y a toutes sortes d'autres facteurs personnels qui entrent en jeu.
Pour ce qui est de votre question, les meilleures écoles de journalisme font aujourd'hui deux choses. Tout d'abord, elles font appel comme enseignants à des gens qui comprennent le secteur tel qu'il existe aujourd'hui. Cela se fait de plus en plus fréquemment, et c'est une très bonne chose. Ensuite, elles encouragent les étudiants à obtenir l'information la plus large possible.
Si je devais répondre à cette question, je recommanderais à l'étudiant de lire le plus de choses possible, représentant toutes les opinions politiques possibles. Je lui dirais d'acquérir une bonne formation de base en politique, en économie et en histoire — parce que ce sont les choses qui comptent vraiment pour les journalistes — et de s'intéresser aux aspects les plus larges du journalisme.
On passe beaucoup de temps dans les écoles de journalisme à enseigner des choses qu'on peut apprendre très rapidement dans le creuset d'une salle de nouvelles. C'est quand on a une bonne compréhension du plus grand nombre de choses possible qu'on peut apporter le plus au journalisme, surtout en économie, domaine dans lequel nous ne sommes pas très forts.
La présidente: Vous souvenez-vous du nombre de journalistes que vous aviez lorsque vous étiez rédacteur en chef du Ottawa Citizen?
M. Travers: Oui, quand j'ai commencé, j'avais un effectif complet de 196 personnes — soutien bibliothécaire, rédacteurs, journalistes et artistes. Quand je suis parti, il y en avait un peu moins de 175. Je vous donne les chiffres de 1991 à 1996, ce qui représente une baisse spectaculaire.
Le sénateur Corbin: Et c'est à cause des nouvelles technologies?
M. Travers: C'est en partie à cause des nouvelles technologies mais surtout à cause de la récession économique. Là encore, le fait que des grandes entreprises en achètent d'autres signifie qu'il y a une dette à éponger. Dans la presse écrite, il y a plusieurs méthodes pour accroître les revenus ou améliorer le rendement. La première est de vendre plus de journaux, mais cela n'a pas d'impact sensible rapidement. La deuxième est de vendre plus de publicité, ce qu'on ne peut probablement pas faire en période de récession. La troisième, et c'est celle qu'on a employée le plus souvent dans les années 90 — ça consiste essentiellement à mettre les gens à la porte, c'est-à-dire à «rajuster l'effectif», comme on disait à l'époque.
La présidente: Savez-vous si cette tendance continue au Ottawa Citizen?
M. Travers: Je ne sais pas quel est l'effectif actuel, vous vous en doutez. Je ne veux pas répandre de rumeurs mais il y a aujourd'hui beaucoup de spéculation sur le fait qu'il y aurait d'autres charrettes dans un avenir proche.
La présidente: Vous parliez dans votre exposé de la différence entre les articles relatifs à des événements locaux rédigés pour un public national et, essentiellement, les articles relatifs à événements locaux rédigés pour un public local puis expédiés à un public national. Pourriez-vous nous donner des exemples des différences auxquelles vous pensiez?
M. Travers: Oui, il y en a beaucoup. Essentiellement, un article rédigé pour un public local suppose qu'on connaît les personnages et le scénario, si je peux dire, et qu'on a été d'une certaine manière exposé à l'événement. Je peux vous donner plusieurs exemples. Un article du Calgary Herald sur un événement du secteur pétrolier est rédigé de manière très particulière pour ce public, par un journaliste qui sait que son public va comprendre de quoi il parle et connaître le contexte. Par contre, cet article lu à Dundas, en Ontario, doit être rédigé d'une manière complètement différente, en donnant plus d'explications et en fournissant plus d'analyse, pour que le lecteur puisse comprendre les ramifications. Tout ce qui peut être une évidence pour un lecteur de Calgary ne l'est pas nécessairement pour un lecteur d'une autre région.
À Southam News, nous avions constaté que tous les journalistes ne possédaient pas nécessairement ce talent. Il arrivait souvent que des journalistes analysent les événements du point de vue local et ne comprennent pas la nécessité de donner des explications pour faire comprendre l'événement à des lecteurs plus distants, si vous voulez. Je peux aussi vous donner comme exemple un article de magazine, qui procède d'une démarche tellement différente, d'un processus de réflexion et d'un processus de rédaction complètement différents pour un public différent. Je pense que partager des articles entre des journaux offre de grands avantages, certes, mais je ne pense pas que ça puisse compenser l'existence de bureaux nationaux et de correspondants nationaux dispersés un peu partout dans le pays, dont le seul objectif est d'expliquer leur région aux autres, et de comprendre que la région dont ils parlent n'est pas nécessairement bien connue par les autres.
La présidente: Vous pourriez même avoir des difficultés avec des postulats inexprimés sur ce qui est important et qui ne l'est pas, sur ce qui est bon et ce qui est mauvais. Quand vous parliez du secteur pétrolier, je songeais au fait qu'un article annonçant la hausse des prix du pétrole serait probablement considéré comme une excellente nouvelle à Calgary et comme une catastrophe à Dundas, en Ontario.
M. Travers: Votre exemple est meilleur que le mien.
La présidente: L'autre chose dont je voulais parler est l'influence de la corporation sur la salle des nouvelles et sur la ligne éditoriale. Quand je parle de «ligne éditoriale», je parle d'autonomie de la salle des nouvelles, de décisions et de priorités. Vous parliez de vulnérabilité, et les témoins qui vous ont procédés aujourd'hui ont parlé d'ingérence des services publicitaires dans ce qui était autrefois des décisions relatives à l'information. Voulez-vous nous parler de ça?
M. Travers: C'est un élément très important qui est relié à notre formation. Je ne veux pas insister sur la métaphore du hockey mais, bien souvent, le rédacteur en chef a plus le sentiment d'être un gardien de buts qu'un attaquant.
Il essaie constamment de bloquer l'ingérence dans la salle des nouvelles de ceux dont les intérêts envers le journal, qui est une organisation corporative complexe, ne sont pas les mêmes que les siens ou que ceux de la salle des nouvelles.
Autrement dit, le rédacteur en chef essaie de protéger son personnel contre ceux qui essaient d'orienter leurs articles d'une manière qui sera bénéfique au reste de l'entreprise ou à leurs amis. C'est un processus constant dont chaque rédacteur en chef est parfaitement conscient, et c'est l'une des raisons pour lesquelles chaque enquête sur l'état du journalisme canadien essaie toujours de trouver des solutions pour dresser une ligne de défense autour des rédacteurs en chef, afin de les rendre plus indépendants. Bien des mécanismes ont été envisagés pour pouvoir dire à l'éditeur: «Qui est votre patron» et «Non, je ne ferai pas ça», sans craindre d'être mis à la porte le lendemain. Il y a un large éventail de possibilités entre «non» et «oui». Il y a de nombreuses manières de gérer ce problème énorme. Je peux simplement vous dire que le monde dans lequel je vivais comme rédacteur en chef me semble avoir été beaucoup plus confortable que celui des rédacteurs en chef d'aujourd'hui. La relation entre le rédacteur en chef et l'éditeur, et entre l'éditeur et le propriétaire, est manifestement en train de changer avec la nomination d'éditeurs qui ne ressemblent pas aux propriétaires locaux que connaissaient les Southam mais qui sont plus des chefs de succursales dirigées par le siège social. Ça fait qu'il est encore plus difficile aujourd'hui de dire non.
Certes, il convient d'admettre que les journaux ont manifestement leurs propres intérêts internes à protéger. Les gens essaient de les défendre avec vigueur, et il faut que les rédacteurs en chef aient à la fois une boussole morale en bon état de marche et qu'ils soient prêts à mettre leur poste en jeu pour résister à ces efforts.
La présidente: Nous avons recueilli des témoignages et vu des données indiquant que la concentration de la propriété est beaucoup moins forte aujourd'hui que dans le passé. Nous avons entendu des témoins dire que l'effet de la convergence, d'un point de vue purement journalistique, sera positif parce qu'elle permettra l'innovation. Nous avons entendu divers témoins nous dire qu'il n'y a là aucun problème. Pourquoi tenons-nous ces audiences? Ce sera ma dernière question. Le représentant de l'Association canadienne des journaux est venu nous dire, si je peux résumer, que les problèmes sont beaucoup plus des problèmes de personnalités que de structure, et qu'un comité sénatorial n'a pas à se pencher sur des conflits de personnalités. Avait-il raison?
M. Travers: Je pense qu'il y a des problèmes structurels et des problèmes de comportement. Je pense qu'il y a clairement un problème de structure.
Il est très facile de montrer qu'il y a des problèmes dans les journaux canadiens. Toute organisation autrefois prospère qui perd continuellement du personnel, des lecteurs et le sens de sa mission est en difficulté. Il est important de se pencher là-dessus. Comme je l'ai dit tout à l'heure, il y a aujourd'hui un ensemble de facteurs qui accélèrent des problèmes que nous connaissons depuis plus de 30 ans.
La propriété croisée a été une erreur. Je n'en vois pas les bienfaits. Il se peut que quelqu'un trouve finalement le moyen de rendre la convergence rentable, comme ses partisans le disent, dans 10, 15 ou 20 ans. Il se peut que quelqu'un trouve le moyen de rendre ça aussi intéressant que ceux qui y ont vu la possibilité de combiner différents médias pour créer un nouveau produit intéressant, susceptible d'attirer une plus grande clientèle. L'avenir nous le dira.
En attendant, on voit les dégâts immédiats, et ils sont considérables. Il y a de nombreuses répercussions en cascade, et je suis sûr que vous en êtes tous conscients.
Soyons clairs, seuls les journaux continuent de recueillir et de diffuser des informations. La plupart des gens obtiennent l'essentiel de leurs informations immédiates par les médias électroniques, mais c'est la presse écrite qui est généralement à l'origine de cette information et qui l'a obtenue et l'a diffusée, et c'est elle aussi qui en a fourni le contexte.
J'ai toujours trouvé extraordinairement frustrant, comme rédacteur en chef, d'entendre des gens me téléphoner le matin pour me dire: «Je ne vois pas pourquoi je prends la peine de lire le Ottawa Citizen, je viens tout juste d'entendre votre première page à la radio locale». J'ai toujours été tenté de leur répondre: «Est-ce que vous les entendiez tourner les pages?» Ces organisations n'ont littéralement aucun personnel ni aucun budget journalistique. Tout ce qui grignote le coeur d'un journal finira par dévorer le flux complet d'informations dont nous dépendons comme démocratie efficace. Personne d'autre ne fait ce travail.
Il me semble que chaque fois qu'une partie de l'organisation des nouveaux conglomérats intermédiatiques doit être sacrifiée, c'est l'effectif des journalistes qui est touché en premier. L'économie ainsi réalisée sert à rembourser des dettes ou est réinvestie dans la partie électronique de l'entreprise. C'est là une spirale infernale dont nous devons absolument sortir.
Le sénateur Graham: Je voudrais revenir à ce que certaines personnes ont appelé la chape de plomb causée par les récentes mises à pied. Y a-t-il vraiment une chape de plomb dans les salles de rédaction qui amènerait les journalistes à pratiquer l'autocensure parce qu'ils connaissent l'opinion de leurs rédacteurs en chef ou propriétaires?
M. Travers: La réponse est évidemment «oui». Ça existe dans chaque salle des nouvelles. C'est la forme de censure qui inquiète le plus les directeurs des salles des nouvelles, pour de multiples raisons.
L'une d'entre elles est que c'est incontrôlable. Ça se nourrit essentiellement de rumeurs et de l'opinion que les gens croient savoir ce qu'ils sont censés écrire, ce qui n'est pas nécessairement vrai. C'est loin de ce que l'on veut qu'ils fassent comme photographes ou journalistes. On veut qu'ils cherchent plutôt agressivement tout ce qu'ils peuvent trouver comme information, avec toute la vigueur dont ils sont capables.
Je vais vous donner un exemple pour vous donner une idée des effets pernicieux de cette autocensure. Je ne demande qui accepterait de devenir correspondant au Moyen-Orient pour les Asper après avoir lu leurs éditoriaux. Il n'y a aucune possibilité là-dedans de faire du journalisme honnête et objectif, en couvrant une situation très difficile et explosive. C'est une chape de plomb que chacun peut presque sentir sur ses épaules.
La présidente: Je vous remercie beaucoup, monsieur Travers. Nous pourrions continuer cette discussion fort longtemps mais, comme je l'ai expliqué, le comité ne peut pas siéger en même temps que le Sénat. Votre témoignage était extrêmement intéressant.
Si vous voulez ajouter quoi que ce soit plus tard, n'hésitez pas à nous l'envoyer. Vous avez dit que vous essaieriez de nous donner quelques détails sur les bureaux qu'avait Southam autrefois.
La séance est levée.