Délibérations du comité sénatorial spécial sur la
Loi antiterroriste
Fascicule 4 - Témoignages - Séance du matin
OTTAWA, le lundi 14 mars 2005
[Traduction]
Le Comité sénatorial spécial sur la Loi antiterroriste se réunit aujourd'hui à 10 h 35 pour procéder à un examen approfondi des dispositions et de l'application de la Loi antiterroriste (L.C. 2001, ch.41).
Le sénateur Joyce Fairbairn (présidente) occupe le fauteuil.
La présidente : Mesdames et messieurs les sénateurs, la séance est ouverte.
Il s'agit de la septième séance avec témoins du Comité sénatorial spécial sur la Loi antiterroriste. Pour nos téléspectateurs, je vais expliquer l'objet de nos travaux.
En octobre 2001, en réaction directe aux attentats terroristes commis à New York, à Washington, D.C. et en Pennsylvanie, et à la demande de l'ONU, le gouvernement canadien avait présenté le projet de loi C-36, la Loi antiterroriste. Étant donné l'urgence de la situation à l'époque, le Parlement avait été prié d'accélérer l'étude de ce projet de loi, ce que nous avions accepté. La date limite pour l'adoption du projet de loi était fixée à la mi-décembre 2001. Toutefois, pour apaiser les craintes de ceux qui estimaient qu'il était difficile d'en évaluer pleinement les répercussions en si peu de temps, il avait été décidé que le Parlement serait invité au bout de trois ans à revoir les dispositions de la Loi et ses répercussions sur les Canadiens, en ayant un peu plus de recul et dans un contexte un peu moins chargé d'émotion.
La création du comité spécial représente la concrétisation de cet engagement au niveau du Sénat. Quand nous aurons terminé cette étude, nous présenterons au Sénat un rapport dans lequel nous exposerons tous les problèmes dont il faudra s'occuper à notre avis, et nous mettrons nos travaux à la disposition du gouvernement et du grand public. Je dois ajouter que la Chambre des communes a entrepris un exercice analogue.
Jusqu'à présent, le comité a rencontré l'honorable Anne McLellan, vice-première ministre et ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile; l'honorable Irwin Cotler, ministre de la Justice et procureur général du Canada; et Jim Judd, directeur du Service canadien du renseignement de sécurité.
Nous entreprenons maintenant deux journées complètes d'audiences durant lesquelles nous allons discuter du contexte actuel de la menace dans lequel la Loi antiterroriste est censée s'appliquer et où nous allons entendre des experts du domaine juridique.
Ce matin, nous avons la chance d'accueillir M. Thomas Hegghammer, qui se trouve en Norvège et qui se joint à nous par vidéoconférence. M. Hegghammer est un analyste principal affecté au projet sur l'islamisme radical transnational du Centre norvégien de recherche sur la défense. Il a bien voulu être avec nous jusqu'à 12 h 30. Je vous demanderais à tous d'essayer, comme d'habitude, de vous en tenir à des questions et des réponses concises pour que tous les membres du comité aient la chance de poser des questions et pour que notre invité puisse donner des réponses aussi complètes et utiles que possible.
Sur ce, je demanderais à M. Hegghammer de nous adresser quelques mots. Monsieur, soyez le bienvenu.
M. Thomas Hegghammer, analyste principal, Centre norvégien de recherche sur la défense : C'est un grand honneur pour mon institut et pour moi-même d'avoir été invités à témoigner devant votre comité. Nous vous remercions de cette reconnaissance, et je ferai de mon mieux pour vous aider dans vos travaux.
Mon institut m'a demandé de préciser d'abord que tout ce que je dirai ce matin reflète mes opinions personnelles et non celles du gouvernement norvégien ou de l'institut.
On m'a dit avant cette séance que j'aurais entre cinq et dix minutes pour adresser la parole au comité et me présenter. J'utiliserai ces cinq minutes pour vous parler un peu de l'endroit où je travaille et du type de travaux que j'effectue, pour que vous ayez une meilleure idée de ce que vous pouvez obtenir de moi.
Je suis analyste principal au Centre norvégien de recherche sur la défense. Le FFI, qui est l'acronyme norvégien de l'institut que j'utilise le plus couramment, est une grande organisation qui compte environ 400 chercheurs, dont la grande majorité s'occupe de recherches technologiques. Le gros des effectifs du FFI s'affaire à mettre au point de l'équipement et du matériel destinés aux forces militaires norvégiennes.
Le FFI a aussi pour tâche de mener des travaux de recherche qui serviront à la planification à long terme de la défense, et c'est dans ce cadre que mon projet de recherche s'insère. Je fais partie d'un service qui effectue des recherches sur les développements à long terme qui s'opèrent dans le contexte de la menace. Nos évaluations et nos rapports servent à la planification de la défense à long terme et visent à faire en sorte que les structures choisies et le matériel mis au point conviennent à l'environnement de menaces pour lequel ils sont conçus.
J'aimerais souligner que mon travail dans le projet de recherche est de nature théorique. Le FFI n'est pas un institut du renseignement. Le travail que mes trois collègues et moi faisons est principalement théorique. Je ne peux évidemment vous parler en détail, sur une simple ligne téléphonique, de la nature de nos relations avec les services du renseignement de la Norvège ou de l'étranger; mais je peux vous dire que ces relations sont très limitées, ce qui a une double utilité : nous préservons ainsi notre indépendance de théoricien et nous protégeons l'information de nature délicate. Le but de l'institut et de notre projet de recherche est de fournir au ministère de la Défense de la Norvège un accès aux personnes qui peuvent interagir librement avec d'autres théoriciens et effectuer des études normales sur le terrain au Moyen-Orient et ailleurs sans craindre les fuites d'information.
Mon domaine d'intérêt personnel, et mon principal sujet d'étude, est l'islamisme radical, en général. Toutefois, j'ai deux grands domaines de spécialisation. Il y a d'abord les développements idéologiques au sein du mouvement islamiste radical. C'est dans ce contexte que j'étudie très attentivement les activités sur Internet. C'est de cette façon que nous avons découvert le document ayant trait au massacre de Madrid, ce qui, entre autres choses, m'amène à vous parler aujourd'hui. Mon autre domaine de spécialisation est l'islamisme radical en Arabie saoudite, qui est le sujet de la thèse de doctorat que je suis sur le point de terminer, sous la direction du professeur Gilles Capelle; ce dernier enseigne l'islamisme politique et son nom vous est peut-être familier. Ce travail m'amène à effectuer des études sur le terrain en Arabie saoudite et à interviewer des personnes dans ce pays et dans la région du Golfe. J'ai recueilli des renseignements de nature délicate auprès de personnes qui faisaient autrefois partie de cercles islamistes radicaux, qu'elles ont par la suite quittés.
Mes évaluations reposent sur deux sources principales. Il y a, d'une part, Internet et les traités idéologiques qui y circulent et, d'autre part, le travail sur le terrain que j'effectue comme tout autre chercheur au Moyen-Orient. Voilà. Je suis prêt maintenant à répondre aux questions que les sénateurs voudront me poser sur mon travail.
Le sénateur Kinsella : Monsieur Hegghammer, ma première question porte sur votre recherche sur le terrain et sur vos analyses faites à partir d'Internet. Qu'avez-vous observé d'inquiétant qui s'appliquerait tout particulièrement au Canada?
M. Hegghammer : Sénateur, je passe environ une à trois heures par jour à observer des forums de discussion à la recherche d'islamistes radicaux. Je passe également beaucoup de temps à lire les textes qui circulent. Je dois admettre que le Canada est rarement mentionné. Je dirais que le Canada est mentionné aussi peu souvent que certains pays européens périphériques. Les pays dont on parle le plus souvent en termes hostiles sont les États-Unis, la Grande- Bretagne et, dans une certaine mesure, l'Italie, l'Espagne et la Russie et, dans une moindre mesure, la France et l'Allemagne. De nombreux autres pays, dont le Canada et la Norvège, ont été mentionnés à l'occasion par des idéologues et dirigeants des islamistes radicaux, y compris ben Laden et, en particulier, al-Zarqaoui. Je ne peux pas dire que le Canada occupe une place prépondérante, en tant que pays ennemi, dans les forums islamistes radicaux que j'observe tous les jours. Cela étant dit, le Canada ferait partie de ce que les islamistes radicaux appellent « l'alliance de la croisade juive », une coalition occidentale élargie de pays qui cherchent à « anéantir les musulmans et à conquérir les terres musulmanes », comme ils disent. Le Canada et la Norvège ne peuvent se soustraire à cette étiquette de membre de la soi-disant alliance de la croisade juive, et c'est pour cette raison que nos pays ont été mentionnés à quelques reprises dans les déclarations des islamistes radicaux. Je ne peux pas dire que le Canada est un sujet de premier plan dans les forums de discussion des islamistes radicaux.
Le sénateur Kinsella : J'aimerais vous poser des questions sur les liens entre la législation antiterroriste de la Norvège et les travaux du FFI. Lorsque vous effectuez votre travail sur Internet, avez-vous accès aux courriels? La loi vous autorise-t-elle à examiner les courriels?
M. Hegghammer : Non, nous n'avons pas accès aux données qui ont été recueillies en tant que renseignement de sécurité par la police ou les autorités militaires. Je n'ai pas accès au courrier électronique, aux transcriptions de conversations téléphoniques, à ce genre de choses. Mes évaluations et mes énoncés reposent sur les observations régulières et suivies des sites Web, des forums de discussion et des textes que n'importe qui peut obtenir librement sur Internet.
Le sénateur Kinsella : Avez-vous toute la liberté que vous souhaitez pour effectuer vos recherches?
M. Hegghammer : Je dirais oui. C'est pour cette raison, entre autres, que le ministère de la Défense de la Norvège a décidé de mettre sur pied un service d'études dans le milieu de la politique de sécurité, qui est au moins partiellement isolé du milieu du renseignement. À de nombreux égards, le FFI ressemble au RAND aux États-Unis.
Le sénateur Fraser : Selon ce que vous observez sur Internet et dans votre travail sur le terrain en Arabie saoudite, croyez-vous que la force du mouvement terroriste dont vous parlez augmente, diminue ou est stable? Quelle tendance observez-vous?
M. Hegghammer : Il est difficile de brosser un tableau complet, compte tenu de la complexité du terrorisme islamiste radical. Toutefois, on peut revenir à l'automne 2001, lorsque la coalition dirigée par les États-Unis s'est introduite en Afghanistan et a détruit les camps d'entraînement d'Oussama ben Laden, empêchant ainsi ben Laden et Al-Qaida d'avoir accès à un territoire. Depuis ce temps, ce qu'on pourrait appeler le mouvement du jihad mondial a subi plusieurs changements considérables, le plus important étant la perte d'un lieu de rassemblement qui existait en Afghanistan.
À mon avis, cette situation a rendu plus difficile la coordination mondiale des attentats terroristes. Les communications entre les divers éléments du mouvement et l'organisation sont beaucoup plus difficiles, ce qui a amené une certaine fragmentation d'un mouvement qui était plus unifié. Je crois que le mouvement s'est fragmenté suivant deux axes : un axe idéologique et un axe géographique.
Une des choses les plus importantes qu'Oussama ben Laden a faites a été d'unifier les mouvements islamistes dans l'ensemble du monde islamique, en ralliant sous une même bannière des groupes et des mouvements différents, issus de conflits politiques différents. Tous ces mouvements avaient pris naissance à des divers endroits, à partir de conflits politiques différents, et avaient des tendances idéologiques différentes.
On pourrait dire que les islamistes radicaux égyptiens avaient une approche davantage socio-révolutionnaire. Ils voulaient changer la face de l'État en Égypte. D'autres mouvements étaient issus d'un conflit ethnique et séparatiste et cherchaient à libérer un territoire donné d'une occupation étrangère. Ce sont là, à mon avis, des différences idéologiques assez importantes.
Depuis 2001, certaines de ces différences idéologiques ont commencé à réapparaître. On peut dire, par exemple, qu'une partie de l'activité terroriste que l'on observe en Irak à l'heure actuelle a un caractère idéologique différent de ce qu'on observe en Arabie saoudite, ce qui est par ailleurs différent de ce qu'on observe en Europe.
Outre ces lignes de démarcation idéologique, il existe également une fragmentation géographique ou ethnique. Le mouvement Al-Qaida, jadis plus unifié, est maintenant fragmenté en cinq ou six groupes ou sous-groupes géographiques. Il y a le groupe européen ou nord-africain; il y a le groupe irakien; il y a le groupe saoudien ou du Golfe; il y a le groupe afghan ou pakistanais; et il y a le groupe sud-asiatique.
Ces « nouveaux » Al-Qaida, comme on pourrait les appeler, fonctionnent dans des milieux si différents — politique, militaire, pratique et culturel — qu'ils empruntent aussi des directions légèrement différentes. Ce processus général de fragmentation est l'un des plus importants que l'on observe à l'heure actuelle dans le contexte de la menace que pose les islamistes radicaux.
J'espère avoir répondu en partie à votre question.
Le sénateur Fraser : Je ne crois pas que vous ayez mentionné de groupe nord-américain. Ai-je manqué quelque chose ou est-ce un message auquel nous devrions porter attention?
M. Hegghammer : À l'instar d'autres analystes et chercheurs, je crois qu'il n'existe pas en Amérique du Nord un milieu islamiste radical local semblable à ce que l'on trouve dans les autres régions que j'ai mentionnées. Il existe une énorme différence entre les communautés islamistes en Amérique du Nord et celles en Europe, par exemple, si l'on tient compte de leur composition ethnique, des liens avec les mouvements politiques au Moyen-Orient et ailleurs et du niveau de surveillance dont elles font l'objet. Je crois qu'il est juste de dire que la communauté islamiste radicale locale en Amérique du Nord est plutôt faible.
Cela étant dit, je dois préciser que je n'ai pas travaillé précisément sur l'islamisme radical en Amérique du Nord et que je n'ai pas accès au renseignement de sécurité sur les activités en Amérique du Nord. Je dois aussi préciser que même si l'Amérique du Nord est exclue de ces cinq ou six groupes, cela ne veut pas dire que les islamistes radicaux n'ont pas l'intention d'attaquer des cibles nord-américaines à l'étranger ou en Amérique du Nord. Comme vous le savez sans doute, les États-Unis représentent encore le plus grand ennemi de toutes les organisations islamistes radicales qui sont actives aujourd'hui. Leur enracinement ou leur ancrage en Amérique du Nord est beaucoup plus faible qu'en Europe, par exemple.
Le sénateur Lynch-Staunton : Monsieur Hegghammer, comme nous examinons notre loi antiterroriste, nous sommes évidemment intéressés à savoir ce que d'autres pays ont fait pour affronter le même défi mondial. Naturellement, nous avons tous suivi avec intérêt le projet de loi du secrétaire de l'intérieur qui a été adopté la semaine dernière, dans la controverse, par le Parlement britannique. La Patriot Act comporte des dispositions qui viendront à échéance cette année, ce qui soulèvera bientôt tout un débat. Pouvez-vous nous dire si la Norvège a adopté une loi spéciale à la suite du 11 septembre ou si votre pays a jugé que les lois dont il disposait déjà étaient suffisantes pour faire face à la menace?
M. Hegghammer : La Norvège a modifié légèrement ses lois dans la foulée du 11 septembre. Il n'y a pas eu de changements importants, du moins pas de la même ampleur que ce que nous avons observé aux États-Unis ou, plus récemment, au Royaume-Uni. Je dirais que les changements adoptés ont été mineurs.
La législation n'a pas soulevé un important débat public. Il y avait un consensus général, à savoir que les outils juridiques devaient être quelque peu rajustés pour contrer la menace qui était devenue apparente pour tous. Il n'y a pas eu de pressions majeures pour que la loi soit changée plus en profondeur, peut-être parce que la Norvège n'a pas été la cible d'une attaque ou d'un complot terroriste d'importance.
Le sénateur Lynch-Staunton : Est-ce à dire que la Norvège croit ne pas être visée par Al-Qaida ou d'autres groupes? Ce que vous venez de dire témoigne d'une certaine complaisance, à savoir que la Norvège ne se sent pas menacée et qu'elle attend peut-être que quelque chose arrive avant de réagir. J'espère que je me trompe.
M. Hegghammer : Les autorités norvégiennes prennent la menace très au sérieux. De plus, la Norvège a investi beaucoup d'argent pour améliorer le renseignement, la sécurité et la coopération avec ses alliés. La participation de la Norvège aux opérations menées en Afghanistan et sa participation partielle aux activités actuelles en Irak montrent que les autorités norvégiennes prennent la chose au sérieux.
J'essayais simplement d'avancer une hypothèse pour expliquer pourquoi le débat public n'a pas vraiment eu lieu. Mes remarques ne reflètent en rien l'opinion des décideurs norvégiens, des personnes du milieu universitaire ou du milieu du renseignement.
Le sénateur Lynch-Staunton : Merci pour cette précision. J'aimerais aborder une autre question avec vous, mais je le ferai au prochain tour de table.
Vos services du renseignement travaillent-ils en collaboration avec ceux de vos voisins, ceux de tous les pays d'Europe, ainsi qu'avec ceux du reste du monde? On se demande ici s'il y a suffisamment de coordination et d'échange, même s'il s'agit des informations les plus confidentielles, pour nous aider tous à lutter contre le terrorisme. Le fait que cette coopération ne soit pas aussi étroite qu'elle devrait l'être en Norvège et ailleurs pose-t-il problème?
M. Hegghammer : Tout d'abord, j'aimerais savoir si mes déclarations vont être publiées. Est-ce que la transcription de cette audience va être publiée?
Le sénateur Lynch-Staunton : Tout est inscrit aux fins du compte rendu; voulez-vous que je m'arrête?
M. Hegghammer : Mes connaissances du monde du renseignement sont très limitées, car je n'y ai jamais travaillé moi-même. Je ne sais pas dans quelle mesure les services norvégiens coopèrent avec d'autres; tout ce que je peux dire, c'est que je suis entré en contact avec le milieu du renseignement au moment où nous avons découvert le document qui pouvait être relié aux attentats à la bombe de Madrid et dont vous avez sans doute entendu parler. À cet égard, nous avons été en contact avec le renseignement norvégien et le renseignement espagnol. J'ai l'impression qu'avant cette découverte, le niveau de coopération était loin d'être optimal et peut-être que le degré d'échange d'informations aurait- il pu être supérieur. C'est peut-être la seule expérience positive pour moi à ce sujet.
De manière générale, je ne peux que souligner l'importance du partage du renseignement et de la coopération dans ce domaine. Personnellement, je considère qu'un renseignement de bonne qualité représente le meilleur moyen de protéger les libertés civiles, de s'assurer que des décisions ne sont pas prises ni que des lois ne sont adoptées à partir d'évaluations arbitraires ou politiquement motivées. Le partage du renseignement et le brainstorming dans ce domaine entre milieux du renseignement dans divers pays sont de la plus haute importance si on veut améliorer la qualité globale du renseignement utilisé pour lutter contre le terrorisme.
Le sénateur Lynch-Staunton : Merci pour cette réponse en attendant de vous poser d'autres questions au cours de la deuxième ronde.
Le sénateur Smith : J'ai trois questions, mais je ne pense pas qu'elles soient trop longues. Merci beaucoup, monsieur le professeur, pour votre temps et votre coopération que nous apprécions. J'ai de bons souvenirs de Norvège, mais je ne vais pas vous en entretenir aujourd'hui.
Tout d'abord, je suis curieux à propos d'un point. Vous avez parlé de cinq ou six regroupements et vous en avez nommés cinq qui me semblent tous très logiques. Je comprends votre réponse au sénateur Fraser au sujet des mouvements indigènes, mais le sixième se trouverait-il au sud de l'Égypte, toujours en Afrique, au Soudan, en Somalie ou dans un de ces pays adjacents? Je me pose des questions au sujet de l'Afrique subsaharienne et de l'Afrique de l'Ouest, au sujet d'endroits géographiques comme le Nigéria du Nord. Quel est le sixième regroupement dont vous voulez parler?
M. Hegghammer : Il s'agit du leadership essentiel de l'ancien mouvement Al-Quaïda.
Le sénateur Smith : Cela ne se rattache pas vraiment à un lieu géographique.
M. Hegghammer : C'est exact. Selon cette hypothèque ou cette analyse, à laquelle d'autres souscrivent, je ne suis pas sûr jusqu'à quel point le réseau mondial du djihad au Pakistan fait partie intégrante ou non de l'ancien leadership Al- Quaïda d'Oussama ben Laden et de ses proches. Ce serait le sixième regroupement, s'il s'agit d'une unité distincte.
Le sénateur Smith : Lorsque vous utilisez l'expression « islamiste radical », à quel critère faut-il répondre pour appartenir à ce groupe? Faut-il encourager l'activité criminelle et terroriste? Comment définissez-vous cette expression?
M. Hegghammer : La violence est mon principal critère. Lorsque je dis « groupes radicaux », je veux parler de groupes qui se font les défenseurs de la violence ou qui y ont recours.
Le sénateur Smith : C'est ce que je pensais, je voulais simplement que vous le précisiez.
Ma dernière question porte sur ce que vous avez dit au sujet d'Internet. Vous dites que vous obtenez la plupart de votre information sur Internet. Contrairement à mes enfants, je ne suis pas spécialiste d'Internet que j'utilise très peu. Ceux qui encouragent la violence et la terreur semblent-ils être soumis à des contraintes lorsqu'ils cherchent à transmettre leur message sur les divers réseaux Internet? Comment, d'après vous, sont-ils en mesure de prêcher la violence et le terrorisme via Internet?
M. Hegghammer : Internet est aujourd'hui l'un des facteurs ou l'un des lieux de rencontre les plus importants pour les groupes islamistes radicaux et leurs sympathisants. À de nombreux égards, Internet a remplacé l'Afghanistan comme lieu de rencontre et lieu d'instruction et de débat idéologique. Par ailleurs, depuis 2001, les progrès technologiques se poursuivent à un rythme accéléré, permettant d'augmenter la largeur de bande des connexions Internet. Les appareils photo et les caméras vidéo numériques sont plus accessibles, faisant ainsi d'Internet un moyen encore plus intéressant pour les groupes islamistes radicaux qui peuvent ainsi diffuser leur propagande.
Je pourrais en dire beaucoup plus au sujet d'Internet et de la façon dont il est utilisé par les groupes islamistes radicaux. Je ne sais pas si c'est que vous attendez de ma part maintenant.
Le sénateur Smith : J'ai une autre question qui se rapporte à ce sujet. Avez-vous l'impression que les terroristes utilisent Internet pour donner des instructions codées à leurs adeptes? Je suis sûr que la CIA examine chaque mot diffusé. Avez-vous le sentiment ou l'impression que des instructions codées sont données dans les messages Internet?
M. Hegghammer : Je suis heureux que vous utilisiez les mots « sentiment ou impression », car mon évaluation est fondée là-dessus. Je n'ai pas l'expertise technique pour découvrir ou déchiffrer des codes, le cas échéant. Ce que je vois, par contre, c'est que des islamistes radicaux discutent de moyens de communication dans des forums de discussion Internet. Ils discutent des moyens de communiquer de façon sûre et s'inquiètent au sujet de la sécurité des communications. Ils prennent de grandes précautions pour éviter de divulguer leur emplacement géographique, par exemple, ou d'autres sujets comme leurs relations ou leurs connaissances. Ils ne parlent jamais ouvertement de détails opérationnels ou de complots particuliers dans ces forums Internet.
J'ai le sentiment qu'Internet n'est pas principalement utilisé à des fins opérationnelles. Je n'ai pas l'impression qu'Internet soit beaucoup utilisé pour planifier des attaques terroristes et les mettre à exécution, mais je dois dire cependant qu'il se peut qu'il y ait une dimension à cet égard que je ne vois pas.
Le sénateur Joyal : Monsieur Hegghammer, à votre avis, quel impact général la guerre en Irak a-t-elle eu sur le terrorisme? Comment évaluez-vous l'impact de l'invasion de l'Irak et du renversement de Saddam Hussein sur le mouvement du terrorisme à l'échelle de la planète dans les divers regroupements que vous avez décrits un peu plus tôt?
M. Hegghammer : La question de la guerre en Irak est fort importante et complexe. Cette guerre a été férocement critiquée tant en Amérique du Nord qu'en Europe, bien sûr; elle aurait en quelque sorte saper la guerre générale contre le terrorisme qui a débuté par l'opération « Enduring Freedom » en Afghanistan. Beaucoup d'intellectuels, de politiciens et de spécialistes prétendent que l'invasion de l'Irak a augmenté le recrutement au sein des cercles islamistes radicaux et a motivé encore plus les groupes islamistes radicaux.
Il y a deux composantes à la guerre en Irak, laquelle a influé de deux façons différentes sur la menace terroriste en général. La guerre en Irak a probablement radicalisé les cercles extrémistes islamiques, puisqu'elle a confirmé tout le discours de ben Laden et d'autres idéologues islamistes tenu depuis de nombreuses années, à savoir que l'Occident, sous la houlette des États-Unis, nourrit des ambitions impérialistes au Moyen-Orient. C'est ce qui a galvanisé ou renforcé le sentiment anti-occidental dans de nombreuses collectivités.
Outre cet aspect de motivation, la guerre en Irak a probablement ajouté un aspect plus opérationnel, à savoir qu'elle permet aux islamistes radicaux d'Irak et de bien d'autres régions du monde islamiste d'acquérir de l'expérience au combat et de se former dans les nombreux camps d'entraînement terroristes de fortune qui, je le crois bien, existent en Irak.
Ils peuvent ainsi rencontrer d'autres islamistes radicaux en chair et en os provenant d'ailleurs dans le monde et former ainsi un nouveau réseau islamiste transnational du même genre, si pas de la même importance, que celui qui s'était formé en Afghanistan, d'abord dans les années 80 et ensuite, dans la deuxième moitié des années 90. C'est ainsi qu'on peut résumer l'effet négatif de la guerre en Irak.
Je devrais dire que l'invasion en Irak présente peut-être un aspect positif dont on a rarement parlé jusqu'à présent, notamment en Europe. Le fait que la guerre en Irak ait donné lieu à un nouveau point de convergence des groupes islamistes mondiaux est peut-être une de ses conséquences positives. La guerre en Irak a en fait ébranlé certains des autres fronts de bataille dont je vous ai parlé : l'Arabie saoudite, l'Europe, l'Asie du Sud-Est, et cetera. Ce nouveau djihad en Irak, qui s'est formé par opposition à la présence dirigée par les États-Unis, a suscité un débat dans d'autres régions du monde : faut-il rester et combattre là où on se trouve, qu'il s'agisse de l'Europe, de l'Arabie saoudite ou du Sud-Est asiatique, ou faut-il aller en Irak pour y combattre les Américains. C'est devenu un débat fort important, car le théâtre des opérations en Irak représentait un pari sans trop de risque au plan théologique, par rapport à bien des autres lieux éventuels du djihad. Le djihad irakien est un facteur très important qui permet de comprendre pourquoi les militants en Arabie saoudite ont été considérablement affaiblis au cours de l'an passé. Au sein des cercles radicaux saoudiens, on s'est demandé s'il fallait s'engager dans le djihad saoudien ou le djihad irakien. L'été dernier, le débat s'est terminé en faveur du djihad irakien. C'est donc un facteur important d'affaiblissement des cercles du djihad en Arabie saoudite et nous pouvons voir de semblables signes de désaccord et de dispute au sein des cercles islamistes radicaux en Europe et ailleurs. Dans cette perspective, on peut dire que la guerre en Irak a drainé les ressources radicales et le zèle dont elles font preuve d'autres fronts vers l'Irak.
On parle en ce moment d'une autre conséquence positive éventuelle de la guerre en Irak, à savoir le genre d'impact démocratique que pourrait avoir la construction d'un nouvel Irak sur le reste de la région. Si le nouvel Irak peut déclencher une vague de réformes démocratiques au Moyen-Orient, ce serait une bonne chose, puisque la menace terroriste internationale en serait affaiblie; en effet, la frustration et l'activisme politique pourraient, en grande partie, être canalisés dans des formes d'expression non violente.
La guerre en Irak présente donc des aspects à la fois positifs et négatifs, mais en général, en ce qui concerne le court et le moyen termes, elle a augmenté la menace du terroriste islamiste en ce qui concerne les intérêts de l'Occident.
Le sénateur Joyal : Devrions-nous nous inquiéter d'une menace de terrorisme nucléaire et biologique? Vous n'en avez pas parlé dans votre déclaration liminaire. Est-ce un point que vous surveillez particulièrement? Je pense à l'accès au matériel nucléaire dans l'ancienne Union soviétique, et, bien sûr, à la situation en Corée du Nord et en Iran actuellement, compte tenu des négociations en dents de scie avec les pays Européens au sujet du recours à la capacité nucléaire en Iran, etc. Jusqu'à quel point devrait-on s'en inquiéter? Cette menace est-elle plus importante que toutes celles que l'on pourrait envisager?
M. Hegghammer : Vous avez raison, la question du terrorisme nucléaire mérite une attention spéciale. Même si une telle forme de terrorisme peut sembler peu probable, elle entraîne certainement des conséquences sans pareil. C'est un thème sur lequel je n'ai pas travaillé en détail. J'ai toutefois pu voir beaucoup de mentions faites à propos de ces genres d'armes dans la documentation que j'ai lue, la documentation produite par les islamistes radicaux eux-mêmes. Pour bon nombre d'entre eux, ces genres d'armes semblent certainement attrayantes, et beaucoup n'hésiteraient pas à les utiliser s'ils les possédaient. Je ne peux toutefois pas dire s'ils possèdent déjà un tel matériel où s'ils sont en train de l'acquérir.
Internet devient de plus en plus une base de données ou une mémoire collective pour les tactiques et stratégies terroristes et une part importante de cette documentation tactique renferme des documents d'instruction relatifs à la production de matériel chimique et biologique. Cette sorte d'information qui explique en fait de façon très claire et simple comment produire ces genres de substances circule sur Internet et quiconque comprend l'arabe et s'intéresse à de telles questions peut facilement la trouver.
Le risque que des terroristes se servent de ces manuels d'instruction pour produire de telles substances est un autre point de préoccupation qui s'ajoute à celui que représente l'acquisition directe de produits finis provenant d'ailleurs. Je dois souligner que ce n'est pas mon domaine de spécialisation.
Le sénateur Andreychuk : J'aimerais poursuivre sur ce point. Vous avez dit que votre recherche s'appuie essentiellement sur Internet qui représente la nouvelle méthodologie, par opposition aux liaisons téléphoniques, etc. Comment évaluez-vous ce qui est une menace réelle, ce qui est vrai, et ce qui représente simplement des bribes d'information transmises par toutes sortes de gens? En d'autres termes, comment vérifiez-vous ce que vous considérez comme une activité terroriste réelle?
M. Hegghammer : Votre question est très importante et extrêmement difficile. Je ne fais pas de contre-terrorisme tactique; je n'ai pas à évaluer de l'information tactique. Je ne décide pas si tel ou tel renseignement tactique est crédible ou non. Je ne décide pas s'il faut agir compte tenu de l'information ou non. Il m'est donc difficile de dire quoi que ce soit au sujet de l'information tactique.
Ce que j'étudie est davantage de nature stratégique. J'étudie les documents et les déclarations qui, le plus souvent, précisent les stratégies relatives à la façon de mener le djihad à moyen et à long termes.
Il est relativement facile d'établir la véracité d'un document, de voir jusqu'à quel point il émane d'un groupe islamique radical bien connu, ou d'un adolescent de 17 ans qui s'ennuie dans une banlieue parisienne, ou encore s'il s'agit d'un autre genre de faux document.
Il suffit d'avoir une certaine expérience de ces genres de textes et de langage pour pouvoir faire des hypothèses relativement assurées au sujet de la fiabilité et de l'authenticité d'un document particulier. Toutefois, il m'est très difficile d'établir un lien entre des documents précis ou des grandes lignes stratégiques et des actions particulières sur le terrain. C'est très peu de fois qu'il m'est arrivé de pouvoir établir un lien entre un document ou une déclaration et une opération.
Les deux seuls exemples peut-être sur lesquels je suis tombé au cours de ma recherche sont ce que j'appelle le document de Madrid, et la lettre envoyée par Abu Musab al-Zarqawi en Irak à Oussama ben Laden et à Ayman al- Zawahiri en Afghanistan — une lettre qui a été interceptée par le renseignement américain en janvier 2004 et publiée par la suite.
Comme vous le savez sans doute, dans le document de Madrid, l'auteur recommande spécifiquement de cibler l'Espagne au moment des élections, car, à son avis, cela pourrait déclencher un changement politique et influencer les élections d'une manière positive pour la résistance en Irak. Ce document a été rédigé quatre ou cinq mois avant les élections et peut avoir été un avertissement de ce qui allait se produire.
Dans le document Abu Musab al-Zarqawi, nous trouvons beaucoup de déclarations de Zarqawi qui démontrent qu'il cherche à capturer des Américains, à utiliser ces otages à des fins médiatiques. Ce document a été rédigé au moment où aucun otage n'avait encore été pris en Irak et il peut être considéré comme un avertissement de ce qui allait arriver en avril l'année dernière, car, comme vous le savez, cette vague d'enlèvements en Irak a commencé au début d'avril 2004. Ce sont des exemples marquants, mais cependant rares, de ce genre de liens concrets entre documents et actions sur le terrain.
Le sénateur Andreychuk : Vous avez dit qu'on note une certaine activité terroriste en Europe. Voyez-vous une indication d'activités futures en Europe, au Moyen-Orient ou aux États-Unis?
M. Hegghammer : Le plus facile à dire, c'est que même s'il existe de nombreuses possibilités, elles peuvent faire partie du problème. Toute une gamme de menaces est émise, tout un éventail de stratégies est proposé et de nombreux documents indiquant la nouvelle voie à suivre sont produits au sein de ces cercles islamistes radicaux. Ils vont parfois dans des directions complètement opposées si bien qu'il est très difficile de donner une seule réponse claire à votre question.
Je pourrais aussi ajouter que l'on connaît rarement l'endroit exact où se trouve la personne qui a écrit ce genre de déclaration. Parfois, quand les propos sont signés par un groupe particulier, comme celui d'Abu Musab al-Zarquawi, on sait qu'ils viennent d'Irak, et s'ils sont revendiqués par al-Qaïda, dans la péninsule d'Arabie, on en déduit qu'ils viennent d'Arabie saoudite. Mais il y a beaucoup d'autres textes, déclarations et propositions dont la provenance est plus obscure; il est donc encore plus difficile de savoir quelle stratégie sera choisie par les cellules actives de l'organisation.
Le sénateur Andreychuk : Vous dites que si le message est lancé par al-Zarquawi, il vient d'Irak. Comment le savez- vous? Pour des raisons stratégiques, ne pourrait-il pas venir de n'importe où sur la planète au nom d'al-Zarquawi? Pourquoi tiendriez-vous pour acquis qu'il provient d'Irak?
M. Hegghammer : Jusqu'à présent, je n'ai pas vu beaucoup d'exemples de fausses déclarations, au sens où des individus signent au nom d'autres personnes alors qu'ils n'ont aucun lien avec elles.
Peut-être n'ai-je pas l'esprit assez critique, mais quand un document est signé par Abu Musab al-Zarquawi et qu'il circule commet tel dans les forums, je dois présumer qu'il est authentique. Quand le document contient des informations précises sur des opérations récentes menées en Irak et qu'il est ensuite diffusé sur un site Internet, en lien avec des déclarations précédentes du même genre et provenant de la même source, on doit globalement évaluer qu'il s'agit d'une réelle menace et qu'elle vient d'Irak.
À tout moment, on doit faire preuve d'esprit critique dans ses évaluations, comme vous l'avez souligné avec raison. Il y a aussi un élément d'incertitude dans le monde virtuel d'Internet parce que, comme vous l'avez dit, les choses peuvent être envoyées d'à peu près n'importe où.
Le sénateur Lynch-Staunton : Au cours de vos recherches sur le terrorisme et de votre quête d'informations, avez- vous été en mesure de dresser un profil du terroriste?
Un témoin nous a dit la semaine dernière qu'un terroriste est habituellement un homme âgé entre 18 et 35 ans, mais cela ne répond pas à ma question : qu'est-ce qui fait de quelqu'un un terroriste?
Nous passons beaucoup de temps à discuter de l'impact du terrorisme, mais à ma connaissance, il y a très peu d'information publique sur ses causes. Si vous pouviez nous parler des sources ou nous faire part de votre opinion là- dessus, cela nous aiderait et nous donnerait une meilleure idée de la situation.
Est-ce en partie à cause d'une haine farouche envers un Occident qui s'ingère dans les affaires du Moyen-Orient depuis tant de décennies? Est-ce une haine héréditaire des Juifs qui est transmise aux générations actuelles? Est-ce l'appui de l'Occident pour des régimes répressifs?
Je ne tente pas de faire porter le blâme à qui que ce soit; j'essaie de trouver une certaine logique derrière ces actions.
M. Hegghammer : Vous avez mis le doigt sur la question qui est peut-être la plus pertinente dans ce dossier. Les causes profondes du terrorisme et les raisons pour rejoindre les rangs des groupes islamistes musulmans sont des sujets de recherche très importants. Un des principaux problèmes est que le terrorisme en soi n'est pas un objet de recherche très facile. De nombreux universitaires sont d'accord avec moi pour dire qu'il est d'abord un moyen et une méthode. Les motivations qui poussent quelqu'un ou un groupe à employer cette méthode peuvent être très différentes d'un cas à l'autre. Il y a de nombreuses voies, toutes différentes, qui mènent au terrorisme.
Les causes profondes du terrorisme islamiste peuvent être très différentes de celles du terrorisme de droite, par exemple, et le recrutement pour le terrorisme environnemental peut se distinguer de celui du terrorisme de gauche.
Les sous-structures sociopolitiques du phénomène sont tellement variées qu'il est difficile de tirer des conclusions claires concernant les causes du terrorisme.
Je peux vous parler du terrorisme islamiste, c'est mon domaine de compétence.
C'est un phénomène très complexe, mais en gros, on peut parler de trois types de terrorisme islamiste radical, et il convient d'analyser leurs racines et leurs origines séparément. Il y en a un que j'appelle « le terrorisme islamiste social- révolutionnaire ». Il est incarné par des groupes qui, essentiellement, se battent pour prendre le pouvoir, qui sont issus de mouvements de protestation sociale et qui s'alimentent de l'insatisfaction envers un régime en particulier. Il y a aussi le terrorisme islamiste nationaliste ou séparatiste, né de mouvements politiques plus importants et axé sur la lutte pour un territoire, comme c'est le cas en Israël, en Palestine, en Tchétchénie ou ailleurs. Il y a enfin le jihad mondial, qui fait partie d'un vaste mouvement anti-occidental. Les groupes qui se réclament de ce mouvement ne se battent pas pour un État ou un territoire donné, mais pour défendre tous les territoires musulmans. Les causes et les motivations qui poussent des gens à adhérer à de tels groupes sont variées.
Je voudrais dire quelques mots au sujet de ce que je considère être les trois causes principales à l'origine du phénomène al-Qaïda, de ce djihad mondial, qui nous préoccupe au plus haut point. Les conflits d'intérêts dans le monde islamique et autour de celui-ci, le conflit en Palestine et l'appui solide des Occidentaux pour la position israélienne sont des réalités politiques. Il y a aussi la forte présence de l'armée américaine dans la région du Golfe, qui, de fait, s'est accrue après la fin de la guerre froide et s'est fortement accentuée depuis la guerre en Irak. Ces réalités politiques font naître bien des frustrations et entraînent beaucoup de musulmans vers l'activisme politique.
À ces réalités politiques s'ajoute le prisme au travers duquel les islamistes radicaux voient ces réalités. Je fais référence au discours et à l'idéologie. On a constaté que le discours qu'Oussama ben Laden et certains de ses idéologues ont réussi à construire depuis le milieu des années 90 est une des principales causes du terrorisme islamiste mondial observé ces dernières années. Un discours idéologique capable de rallier à une même cause des jeunes mécontents et des musulmans ayant des motivations politiques, tous d'origine très diverses.
Le discours était composé de plusieurs éléments, dont l'un était l'accent mis sur l'ennemi extérieur, les États-Unis et l'Occident en l'occurrence, et non plus sur l'ennemi intérieur, soit le principal ennemi des islamistes radicaux jusque-là. On y répétait quels étaient les nombreux endroits dans le monde où les musulmans étaient engagés dans des conflits et on donnait l'impression qu'ils étaient victimes de persécutions. Pour comprendre l'origine de ce phénomène, il faut comprendre le discours et l'idéologie.
Autre élément essentiel : les camps d'entraînement en Afghanistan. L'importance de ces camps ne doit pas être sous- estimée; en Afghanistan, ceux-ci ont permis à al-Qaïda de rendre possible la mobilisation politique et de propager le mécontentement alimenté par les discours de Ben Laden. Dans les camps d'entraînement, les recrues étaient formées pour commettre des actes de violence et elles ont noué des liens étroits entre elles; le succès des activités terroristes à l'étranger en est la preuve.
Le fait qu'au moins une personne entraînée en Afghanistan ait été impliquée dans chaque complot terroriste démasqué en Europe depuis l'an 2000 n'est pas une coïncidence. La brutalité prônée dans ces camps d'entraînement en Afghanistan et aujourd'hui en Irak a en grande partie fait du terrorisme ce qu'il est aujourd'hui.
Le sénateur Lynch-Staunton : Cette intervention est très instructive et je regrette que nous n'ayons pas le temps de poursuivre la discussion. Je vous remercie d'avoir passé autant de temps avec nous, ce fut très apprécié et très utile.
Le sénateur Fraser : Monsieur Hegghammer, je voudrais poursuivre avec la question du recrutement. J'imagine que dans une certaine mesure, Internet est utilisé comme outil de recrutement. Est-ce un outil efficace? Dans quelle mesure est-il utilisé? Devrions-nous nous en préoccuper? Est-ce qu'il y a quelque chose que l'on puisse y faire?
M. Hegghammer : Oui, je pense qu'Internet est un moyen de recrutement extrêmement important pour les groupes islamistes radicaux, et c'est en raison de la quantité de documents extrémistes qui sont accessibles sur Internet. Un jeune musulman peut trouver sur Internet toutes sortes de préceptes religieux et des textes apparemment islamiques qui justifient n'importe quelle opinion politique ou tactique militaire qu'il peut vouloir adopter.
Pourquoi les jeunes musulmans cherchent-ils des informations et des conseils religieux sur Internet? Bien souvent, c'est parce qu'ils ne trouvent pas les réponses qu'ils cherchent dans les mosquées ou les autres assemblées que les musulmans fréquentent habituellement.
On a beaucoup insisté en Occident pour inviter à la modération dans les mosquées, et les imams ne parlent pas de politique. S'ils le font, c'est avec mesure, comme nous le souhaitons. C'est ce que me disent des gens qui s'occupent de relations communautaires et passent beaucoup de temps dans les mosquées, en Grande-Bretagne, en particulier. Dans les faits, les imams en Grande-Bretagne et en Norvège et dans beaucoup d'autres pays occidentaux, ont peur de parler de politique, même de façon pondérée. Ils craignent en le faisant de susciter l'attention des services de sécurité ou des journalistes. Comme il y a beaucoup moins de débats politiques dans les mosquées, les jeunes musulmans n'ont pas l'occasion de discuter des sujets qui les intéressent.
S'ils ne peuvent pas se faire conseiller dan les mosquées, où vont-ils? Ils se joignent à des groupes d'études informels qui se réunissent habituellement dans les banlieues des grandes villes d'Europe. Les gens forment des groupes d'études indépendants dans leur studio ou leur appartement. Ils vont sur Internet trouver des conseils sur les questions qui les intéressent le plus. Internet est un outil de radicalisation important pour les jeunes musulmans dans le monde, y compris en Occident.
Je ne suis pas certain d'avoir toutes les réponses à ce problème. Il est difficile de trouver un juste milieu entre laisser les gens fureter librement sur Internet pour ne pas empiéter sur leurs libertés civiles et contrôler tout ce qu'ils font en ligne pour savoir qui visite les sites islamistes les plus radicaux. C'est extrêmement difficile d'arriver à un équilibre. À cela s'ajoute le fait qu'il est difficile sur le plan technologique de savoir qui diffuse quoi sur Internet et qui consulte.
En somme, je pense qu'il vaut mieux canaliser les sites islamistes radicaux en un nombre gérable pour avoir une meilleure idée de ce qui se passe. Quand on ferme des sites radicaux, on se retrouve avec beaucoup de petits sites privés aux adresses obscures dispersés un peu partout et même encore plus difficiles à contrôler. Il vaut mieux les concentrer en un nombre plus gérable pour avoir une meilleure idée de ce qu'on y trouve. Il est important de lire les discussions en ligne parce qu'elles révèlent pour une bonne part les idées des jeunes musulmans radicaux, leurs frustrations, leur opinion sur le monde et, peut-être, leurs projets futurs.
Le sénateur Kinsella : Monsieur Hegghammer, pourriez-vous faire part au comité des discussions que vous avez lues sur Internet concernant les moyens de transport des bombes radiologiques ou des armes nucléaires. Que dit-on sur Internet à propos de ces différents moyens de transport?
M. Hegghammer : J'ai une opinion là-dessus même si ce n'est pas un sujet que j'ai examiné à fond. Je trouve rarement très ingénieux ces moyens de transport. Les guides tactiques que je trouve, et que je consulte parfois, indiquent comment fabriquer le matériel et l'installer dans une bombe. On précise le moyen de transport dans les manuels sur lesquels je tombe.
Je ne peux pas dire s'il y a d'autres modes de transport à l'étude. Je n'ai pas examiné la question en détail pour pouvoir me prononcer. Des spécialistes des services de renseignement ont peut-être approfondi la question beaucoup plus que moi. Je m'intéresse surtout aux idéologies et aux débats idéologiques, plus qu'aux aspects tactiques des activités terroristes.
Le sénateur Joyal : Monsieur Hegghammer, vous avez dit que les causes du terrorisme sont multiples.
En tant qu'expert, pourriez-vous nous faire part de vos réflexions sur la réponse du monde libre au terrorisme?
Cherchons-nous trop à trouver un remède aux effets du terrorisme, avec les services de renseignement et la guerre, et pas assez à définir des politiques diversifiées pour prévenir le terrorisme avant qu'il ne se manifeste?
Je pense que nous semblons trop insister sur la répression et pas assez sur la prévention. Par ailleurs, la prévention est une entreprise très difficile et complexe.
Qu'en pensez-vous d'après votre expérience?
M. Hegghammer : Votre question est très pertinente, mais il est difficile d'y répondre. Je conviens avec vous qu'il faut se concentrer autant que possible sur les causes du terrorisme pour le prévenir. Vous ne me demandez probablement pas de choisir entre les deux. Vous laissez entendre qu'on insiste peut-être trop sur l'aspect sécurité dans le cas du terrorisme aux dépens de mesures politiques à long terme de prévention.
Je ne pense pas être bien placé pour vous dire exactement comment doser les choses. Je peux cependant vous dire qu'il faut chercher à lutter contre le terroriste peut-être sur trois plans. D'abord, le plan tactique, parce qu'il faut avoir de bons services de renseignement qui peuvent intercepter les communications et les plans afin de prévenir l'exécution de projets précis.
Ensuite, le plan plus stratégique, et c'est à ce niveau que l'idéologie et l'étude des doctrines des terroristes entrent en ligne de compte; cet aspect a été un peu négligé. Il se situe entre les causes profondes du terrorisme et les questions plus tactiques. C'est lui qui permet de comprendre comment les réalités politiques, sociales et économiques servent à justifier la violence. L'étude de cet aspect peut nous avertir à l'avance de l'orientation stratégique générale que certains groupes ou mouvements terroristes pourront prendre dans les mois ou même les années à venir.
Outre les plans tactiques et stratégiques, il y a celui des causes profondes. Comme je l'ai dit plus tôt, il y en a plusieurs. Les guerres et les conflits politiques sont à la base de ces phénomènes. Il y a aussi l'exclusion sociale, qui est particulièrement pertinente pour les musulmans de la diaspora. Ce sont des facteurs socioéconomiques. La pauvreté comme cause du terrorisme a malheureusement été écartée parce que l'on croit maintenant qu'il n'y a aucun lien entre les deux. La question est très compliquée. La pauvreté est pertinente dans une certaine mesure dans ce contexte. C'est une cause profonde à plus long terme.
Pour prévenir le terrorisme à l'échelle internationale, il faut s'attaquer à ces trois aspects. J'espère que les responsables politiques et d'autres vont en être conscients et vont agir en conséquence.
Le sénateur Smith : D'après ce que vous savez de ce qui se passe dans les mosquées en Grande-Bretagne, vous dites qu'on n'y fait plus de propagande politique.
C'est peut-être vrai dans l'ensemble, mais je sais qu'il y a au moins une mosquée à Londres qui est extrémiste et que l'homme aux chaussures piégées la fréquentait. Si je me souviens bien, il y a quelques mois, le gouvernement britannique a décidé d'en expulser l'imam, même s'il est peut-être né en Grande-Bretagne. Il vit maintenant dans la clandestinité et je n'en sais pas beaucoup plus à ce sujet.
Pouvez-vous nous dire si cette tactique semble fonctionner?
M. Hegghammer : Je ne suis pas certain d'être en mesure ou suffisamment bien placé pour dire quoi que ce soit à ce sujet. Je suis au courant de l'existence de la mosquée de Finsbury Park dans le nord de Londres et je sais qu'Abou Hamza est actuellement détenu au Royaume-Uni en attendant son extradition vers les États-Unis. Cette mosquée était considérée comme un phénomène particulier sur la scène islamique puisque la majorité de ses membres étaient des Arabes intégristes originaires de l'Afrique du Nord. Elle se trouvait dans un milieu auquel on pourrait imputer bon nombre de complots terroristes et d'activités criminelles. C'était un lieu de recrutement et de radicalisation, et nous savons que bien des personnes qui l'ont fréquenté se sont retrouvées en Afghanistan à la fin des années 90 et au début des années 2000. Le gouvernement britannique dispose d'une mesure législative pour s'attaquer aux problèmes liés à la mosquée de Finsbury Park.
Je ne crois pas qu'il s'agisse d'une stratégie générale pour faire face à la situation des mosquées potentiellement intégristes au Royaume-Uni, et j'estime ne pas être habilité pour juger de la réussite de la stratégie.
Le sénateur Smith : Ma dernière question porte sur les trois genres de groupes islamistes intégristes. La première catégorie regroupe les personnes qui veulent accéder au pouvoir et qui sont désillusionnées par leur régime. Ce qui m'amène à parler de la situation en Arabie Saoudite. Je lis de plus en plus d'articles sur le groupe Wahhabi qui a tué des ressortissants étrangers venus travailler dans ce pays.
Je sais que l'Arabie Saoudite est gouvernée par une grande dynastie de princes. Je ne crois pas que la plupart des Occidentaux seraient à l'aise avec ce genre de régime, mais c'est peut-être préférable à un groupe de militants extrémistes. Il est pratiquement impensable que l'Arabie saoudite puisse un jour tomber aux mains d'un mouvement radical.
Avez-vous l'impression que le wahhabisme prend de l'ampleur ou qu'il bat de l'aile? Que pensez-vous de ce mouvement en particulier?
M. Hegghammer : En Arabie saoudite, les militants sont des gens qui sont rentrés d'Afghanistan à la fin de 2001 ou au début de 2002, après la chute des Talibans. À la fin des années 90 ou avant, ils ont quitté l'Arabie saoudite pour aller s'entraîner en Afghanistan ou peut-être combattre sur d'autres fronts. À la fin de 2001 et au début de 2002, ils n'avaient nulle part où aller. À leur retour au pays, au début de 2002, ils représentaient à certains égards un élément étranger sur la scène politique parce que, contrairement aux cercles islamistes locaux, ils avaient subi des transformations. Ils faisaient preuve de beaucoup plus de brutalité et de violence que la plupart des autres cercles islamistes du pays. Ils ont commencé à planifier des attentats terroristes en Arabie saoudite dès leur retour au pays. Il leur a fallu environ un an avant de se sentir prêts à attaquer; ils ont donc commencé leur campagne terroriste en mai 2003.
Depuis, ils ont exécuté une série d'attaques terroristes importantes, y compris trois ou quatre attentats à la bombe et l'assassinat d'Occidentaux en Arabie saoudite. On a rapporté bon nombre d'affrontements et de fusillades entre la police saoudienne et les militants. Les autorités policières et les services de sécurité du pays ont affaibli grandement les militants, notamment en tuant plusieurs de leurs chefs et en détruisant leurs refuges. L'autre raison, et peut-être la plus importante, c'est qu'ils ont vite perdu leur légitimité politique en Arabie saoudite, principalement parce qu'ils exécutaient des opérations qui ont fait de nombreuses victimes tant chez les musulmans que chez les Saoudiens.
À la fin de 2003, les militants ne jouissaient plus de l'appui de la population. Ils étaient marginalisés par les Saoudiens, mais également par les cercles islamistes. Par « islamistes », j'entends les groupes politiques qui tentaient d'islamiser encore davantage l'Arabie saoudite, mais pas nécessairement en ayant recours à la violence. Les militants se sont retrouvés affaiblis sur le plan opérationnel et marginalisés politiquement. Cet état de fait est encore vrai aujourd'hui.
On a connu des flambées sporadiques de violence en Arabie saoudite, et il est probable que cela va se répéter dans l'avenir. On semble remarquer chez les militants une tendance à exécuter de plus petites opérations avec des bombes moins perfectionnées. Pour le moment, la dynastie des Saoud est relativement sûre.
La présidente : Je n'ai pas l'habitude de poser des questions, mais puisque vous avez parlé du travail que vous effectuez sur Internet, j'aimerais soulever celle de la participation accrue des femmes, particulièrement des jeunes, aux activités terroristes qui se sont déroulées au cours des derniers mois.
Lors de mon séjour en Russie, deux femmes ont utilisé des bombes pour détruire deux avions russes. Peu après, une autre femme a fait exploser une bombe dans un métro à proximité du Kremlin. Ces actes terroristes causent de vives inquiétudes à Moscou.
Est-ce que la participation des femmes est un sujet dont on discute plus qu'avant sur Internet?
M. Hegghammer : Dans certains des textes et des forums que j'ai consultés sur le Web, on faisait allusion à la participation des femmes au djihad.
On estime que les femmes ne devraient pas participer à l'activité militaire et que leur appui devrait se limiter, par exemple, à faire connaître le djihad aux enfants. Les femmes fournissent le soutien, les soins de santé et les ressources nécessaires au djihad, mais ne prennent pas part à l'activité militaire. D'ailleurs, la participation féminine au militantisme islamiste est restreinte. Les exemples que vous avez donnés sont parmi les plus importants et les plus connus. Mis à part la Tchétchénie et la Palestine, la participation féminine au terrorisme islamiste est plutôt rare.
Certains indices permettent de croire qu'on accorde légèrement plus d'attention au rôle des femmes. Par exemple, en Arabie saoudite les militants publient un magazine djihad plutôt inusité destiné aux femmes. Sur la première page, qui est de couleur rose, on présente les sujets des articles du numéro, tel que les soins de santé à prodiguer aux djihadistes blessés et comment élever son enfant pour le préparer au djihad.
Certains cercles tentent peut-être de rejoindre et recruter des femmes ainsi que de les inciter à appuyer l'action terroriste mondiale, même si dans bon nombre de ces milieux on considère que les femmes ne devraient pas prendre part à l'activité militaire.
Ce qui explique, en partie, pourquoi les femmes ont participé aux activités terroristes en Palestine et en Tchétchénie, c'est parce que les conflits qui s'y déroulent sont de nature séparatiste ethnique. Les groupes islamistes qui envoient des femmes commettre des actes terroristes diffèrent des groupes du djihadisme mondial associés au réseau al-Qaïda.
Les groupes motivés par le séparatisme ethnique qu'on trouve en Palestine et en Tchétchénie sont peut-être plus politiquement et militairement pragmatiques que certains groupes du djihadisme mondial. Ils sont beaucoup plus socialement conservateurs et ils accordent une plus grande importance au rôle social que chaque personne, y compris les femmes, doit jouer; ils mettent aussi l'accent sur le respect de la séparation entre les hommes et les femmes.
Si on n'a pas constaté cet état de fait en Palestine et en Tchétchénie, c'est parce que ces mouvements sont plus pragmatiques et peut-être moins préoccupés par le grand conservatisme social qui domine bien des groupes du djihadisme mondial.
La présidente : Vous avez parlé de l'importance d'enseigner aux jeunes la voie à suivre, et c'est peut-être un rôle non violent, mais tout de même déterminant.
Le sénateur Joyal : Monsieur Hegghammer, j'aimerais connaître votre évaluation de l'incidence de la couverture médiatique des activités terroristes. La question est vaste, car la couverture diffère d'un pays à l'autre, d'un journal ou d'une station de télévision à l'autre.
Comment évaluez-vous l'incidence des médias sur la propagation du terrorisme? De quelle façon les terroristes se servent-ils des médias pour faire valoir leur cause?
M. Hegghammer : Cette question me permet de soulever un certain nombre de points que j'estime très importants. Le lien entre le terrorisme et les médias a fait l'objet d'une analyse approfondie. On s'entend pour dire que médias et terrorisme vont de pair. Certains ont même fait remarquer que des changements au sein du terrorisme international suivent l'évolution des médias. Par exemple, lorsqu'on a mis au point les caméras sans fil, les médias pouvaient se déplacer vers un théâtre d'opération en particulier et transmettre en direct des images télévisées. C'est à la même époque qu'on a constaté une augmentation parallèle des opérations terroristes internationales d'envergure.
On dit souvent qu'il s'établit une osmose entre le terrorisme et les médias. On peut également attribuer aux médias l'augmentation du recours à la violence chez les groupes terroristes et l'augmentation du pouvoir destructif du terrorisme international qu'on a pu observer depuis la fin des années 80. D'un point de vue statistique, chaque attaque terroriste est de plus en plus destructrice; elle fait en moyenne plus de victimes que par le passé.
C'est peut-être imputable en partie aux médias, en ce sens que, dans le contexte médiatique actuel, chacun cherche à retenir l'attention. Pour attirer d'avantage l'attention, les terroristes doivent commettre un acte encore plus extrême que le précédent de manière à faire parler d'eux dans les médias.
Il est toutefois difficile de limiter les libertés des médias pour ce qui est du traitement de ce genre d'information au sein des démocraties libérales d'aujourd'hui, même s'il s'agit d'une question pour les législateurs.
Nous devons conscientiser les journalistes clés du rôle qu'ils jouent à cet égard. Nous devons les sensibiliser, et cela nécessitera beaucoup de travail. En bonne partie, le sentiment d'être rejetés ou exclus qu'éprouvent bon nombre de musulmans actuellement est attribuable à l'attention accrue que les médias portent aux communautés musulmanes — un sentiment de victimisation — en les présentant comme des terroristes.
Dans le contexte d'une loi antiterroriste, j'estime qu'il faut veiller à ce que la stratégie visant à prévenir le terrorisme aille de pair avec la stratégie destinée à sensibiliser les médias quant au rôle qu'ils jouent à cet égard.
Selon la façon dont elle est présentée dans les médias, une loi antiterroriste peut être perçue de bien des manières par les communautés musulmanes. Les médias doivent être associés à notre stratégie de lutte contre le terrorisme.
Compte tenu du contexte actuel de menace, si on présente un nouveau projet de loi qui cible une religion ou un groupe ethnique en particulier, il est primordial de faire tout son possible pour contrebalancer le sentiment de victimisation au sein de la communauté visée.
Le problème n'est pas simplement une question de libertés civiles, mais également de prévention du terrorisme. Lorsque de jeunes musulmans se sentent victimisés et exclus, il y a un risque accru qu'ils joignent des groupes radicaux; par conséquent, le fait d'éviter la discrimination constitue un autre attribut important de la lutte contre le terrorisme.
La présidente : Merci beaucoup à notre invité qui nous a consacré beaucoup de temps ce matin. Vous avez ouvert la voie à bon nombre d'autres discussions et nous vous en remercions.
Nous vous souhaitons bonne chance dans le travail que vous effectuez dans ce dossier très complexe. Nos pensées vous accompagnent et nous espérons que vous allez continuer à apporter cette contribution d'importance à votre pays, la Norvège. La prochaine fois, il vous sera peut-être possible de venir nous rencontrer en personne.
M. Hegghammer : Merci. Ce fut un réel plaisir. Nous avons eu l'occasion d'aborder un grand nombre de questions fort intéressantes et importantes. Une fois de plus, je tiens à vous exprimer ma gratitude. Je suis très honoré que vous m'ayez invité à prendre la parole devant vous aujourd'hui.
La présidente : Mesdames, messieurs, la séance est levée.
La séance est levée.