Délibérations du comité sénatorial spécial sur la
Loi antiterroriste
Fascicule 17 - Témoignages - Séance du matin
OTTAWA, le lundi 24 octobre 2005
Le Comité sénatorial spécial sur la Loi antiterroriste se réunit ce jour à 10 h 39 pour entreprendre un examen approfondi des dispositions et de l'application de la Loi antiterroriste (L.C. 2001, ch.41).
Le sénateur Joyce Fairbairn (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : La séance est ouverte. Je demande aux témoins de faire preuve d'un peu de patience car nous avons une question importante à régler.
Chers collègues, comme vous le savez, le sénateur Kelleher vient de prendre sa retraite, ce qui nous attriste tous. C'est un homme merveilleux qui a été vice-président de ce comité.
Nous allons donc aujourd'hui élire un nouveau vice-président. Quelqu'un peut-il présenter une motion?
Le sénateur Stratton : Je propose le sénateur Andreychuk.
La présidente : Honorables sénateurs, j'aimerais avoir une réponse à la motion du sénateur Stratton proposant que le sénateur Andreychuk, qui est une membre loyale et dynamique de ce comité depuis sa création, en 2001, assume la vice-présidence.
Des voix : D'accord.
La présidente : Nous accueillons aujourd'hui un excellent groupe de témoins. Avant de leur donner la parole, j'aimerais dire quelques mots au sujet du comité et de ses travaux, à l'intention des téléspectateurs.
Nous ouvrons aujourd'hui la 37e séance avec témoins du Comité sénatorial spécial sur la Loi antiterroriste. En octobre 2001, en réaction directe aux attaques terroristes de New York, de Washington et de Pennsylvanie, et à la demande des Nations Unies, le gouvernement canadien a présenté le projet de loi C-36, Loi antiterroriste. Étant donné l'urgence de la situation à l'époque, on avait demandé au Parlement d'étudier rapidement ce projet de loi, ce que nous avons accepté de faire. L'échéance pour l'adoption de cette mesure législative avait été fixée à la mi-décembre 2001.
Cependant, certains se sont inquiétés du fait qu'il était difficile d'évaluer convenablement l'impact potentiel de cette loi en si peu de temps. Pour cette raison, il a été convenu que, trois ans plus tard, le Parlement examinerait les dispositions de la loi et leur effet sur les Canadiens, avec le recul et dans un contexte moins chargé d'émotion.
La tenue de ce comité spécial démontre la volonté du Sénat de s'acquitter de cette tâche. Quand nous aurons terminé cet examen, nous présenterons un rapport au Sénat exposant les problèmes à résoudre, rapport auquel auront accès le gouvernement canadien et le grand public. La Chambre des communes entreprend la même démarche en ce moment.
Jusqu'à maintenant, le comité a rencontré des ministres et des fonctionnaires fédéraux, des experts nationaux et internationaux en matière de menace terroriste, des juristes, des gens qui s'occupent de l'application des lois et de la collecte de renseignements, ainsi que des représentants de groupes communautaires. Nous sommes allés à Washington pour procéder à des échanges de points de vue et nous allons vraisemblablement clore nos audiences en nous entretenant avec des spécialistes de Londres, en Angleterre. Nous avons également eu d'autres communications avec des gens d'autres pays, généralement par vidéoconférence.
Nous avons aujourd'hui la chance d'accueillir des représentants du Congrès du travail du Canada : Hassan Yussuff, secrétaire-trésorier du CTC, et son adjoint exécutif, David Onyalo, à qui je souhaite la bienvenue.
Comme toujours, chers collègues, je vous demande d'être brefs avec vos questions de façon à permettre à nos témoins de répondre brièvement aussi mais complètement. Nous sommes ravis de vous accueillir ce matin, messieurs, et je donne la parole à M. Yussuff.
Hassan Yussuff, secrétaire-trésorier, Congrès du travail du Canada : Permettez-moi d'abord, madame la présidente, de remercier le comité d'avoir accepté d'entendre le Congrès du travail du Canada sur cette question importante d'intérêt public.
Si vous me le permettez, je voudrais commencer en citant un extrait d'une déclaration de Koffi Annan, le secrétaire général des Nations Unies :
[...] porter atteinte aux droits de l'homme ne saurait contribuer à la lutte contre le terrorisme. Au contraire, cela permet aux terroristes d'atteindre plus facilement leur objectif, [...] en créant des tensions, en suscitant la haine et la méfiance à l'égard du gouvernement précisément chez ceux parmi lesquels les terroristes sont le plus susceptibles de trouver de nouvelles recrues.
Si j'ai bien compris votre mode de fonctionnement, nous allons résumer brièvement notre mémoire avant de passer à la période de questions.
La présidente : Nous avons jusqu'à 12 h 30 pour discuter avec vous.
M. Yussuff : Je vais insister sur quelques aspects de notre mémoire, en vous rappelant que nous vous en avons distribué le synopsis. J'attirerai également votre attention sur certaines de nos recommandations.
Il est important de souligner que le mouvement syndical du Canada condamne le terrorisme et convient que les gouvernements ont le devoir fondamental de protéger la population. Nous croyons qu'il existe un certain nombre de lois canadiennes et internationales qui permettent de faire enquête sur le terrorisme pour le combattre et le sanctionner. La Loi antiterroriste, rédigée et adoptée à la hâte, est une solution à court terme, axée sur la loi et l'ordre, à un problème complexe et difficile.
Nous avons déjà eu suffisamment d'exemples d'incidents graves pour confirmer que nous avions raison de nous y opposer il y a près de quatre ans. Cette loi a instauré un environnement juridique au sein duquel un certain nombre d'agents de police et du renseignement et d'agents d'autres organismes de réglementation se sentent parfaitement libres de harceler et de menacer les gens respectueux de la loi, voire de les espionner. Cela n'était pas nécessaire.
La Loi antiterroriste du Canada et les autres mesures qui limitent notre souveraineté, nos garanties constitutionnelles et nos droits civils ne peuvent être justifiées par la nécessité de répondre aux perceptions et préoccupations américaines en matière de sécurité, et encore moins aux préoccupations touchant l'accès au marché.
Le CTC est de plus en plus alarmé par l'escalade de l'attaque contre l'intégrité du passeport canadien et de la citoyenneté par les agents des douanes et de l'immigration des États-Unis — en particulier envers les personnes de couleur ou d'origine arabe. Maher Arar n'aurait jamais été déporté par des agents américains pour être torturé en Syrie si le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) avait protégé ses droits de citoyen canadien.
Le CTC s'inquiète depuis plusieurs années de l'utilisation du profilage racial par les forces de sécurité canadiennes. Nous constatons, surtout dans nos grandes villes, que les gens de couleur, d'origine arabe ou de foi musulmane sont de plus en plus ciblés.
Nous sommes également de plus en plus préoccupés par l'utilisation des certificats de sécurité qui datent d'avant la Loi antiterroriste et font partie depuis 1991de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (LIPR). Ce sont en fait des outils de contre-terrorisme qui sont un élément important de notre régime croissant de mesures secrètes et arbitraires.
Nous avons également des préoccupations dans le secteur des transports. La sécurité des transports est devenue une question importante au Canada après l'attentat contre l'avion d'Air India en 1985. Cet attentat a entraîné la mise en place dans nos aéroports de systèmes de surveillance conçus et déployés à la hâte. Le CTC convient qu'il était nécessaire d'appliquer dans nos aéroports des mesures de contrôle de l'accès mais l'initiative de 1985 était viciée dès le départ. Selon l'Association du transport aérien du Canada, il y a peut-être eu jusqu'à 1 000 employés de compagnies aériennes, dont certains avaient de nombreuses années de service irréprochable, qui n'ont pas pu obtenir la cote de sécurité dont ils avaient besoin pour travailler.
Nous sommes également préoccupés par la partie 6 de la Loi antiterroriste, la nouvelle Loi sur l'enregistrement des organismes de bienfaisance (renseignements de sécurité), qui autorise les ministres de la Sécurité publique ou du Revenu à signer un certificat annulant ou révoquant le statut d'organisme de bienfaisance d'une organisation. Le terrorisme qui est envisagé dans la loi canadienne est tellement vaste qu'il peut englober la désobéissance civile, les manifestations politiques ou les arrêts de travail.
L'une des carences les plus flagrantes de la Loi antiterroriste est l'absence de mécanisme large et exhaustif de révision et de supervision de tous les aspects des activités de sécurité.
Le CTC constate également des tendances troublantes qui contribuent à l'érosion de la responsabilité parlementaire et de la redevabilité politique. Il est clairement indiqué dans bon nombre de dispositions de la législation sur la sécurité, comme la Loi antiterroriste ou la Loi sur la sécurité publique, que certaines des ordonnances qu'elles permettent ne sont pas des instruments législatifs et ne peuvent donc pas être révisées par les comités parlementaires pertinents.
Voici certaines de nos recommandations. Tout d'abord, il faut abroger la Loi antiterroriste. La protection des Canadiens contre le terrorisme doit être assurée au moyen des lois canadiennes et internationales existantes qui, correctement appliquées, permettent de réprimer ce type de criminalité. Le profilage racial est une pratique odieuse qui doit être rendue illégale.
Le processus des certificats de sécurité de la LIPR doit être aboli pour mettre fin aux procès secrets au Canada. Toute personne actuellement détenue au titre d'un certificat de sécurité doit être libérée. Sinon, il faut l'inculper officiellement et lui accorder le droit de se défendre dans un procès public et impartial.
Il faut adopter et mettre en application un processus exhaustif de révision et de surveillance de tous les aspects des activités de sécurité nationale pour en assurer non seulement la surveillance mais aussi la reddition de comptes. Voilà, madame la présidente, les points les plus importants que nous souhaitions souligner.
Vous trouverez beaucoup d'autres recommandations dans notre mémoire et nous sommes maintenant prêts à répondre à vos questions.
Le sénateur Andreychuk : Certaines des dispositions législatives que vous souhaitez abolir ou modifier n'ont pas encore été invoquées par le gouvernement, qui juge cependant qu'elles pourraient être nécessaires à l'avenir. Le gouvernement a pu éviter jusqu'à présent certaines des dispositions les plus difficiles en utilisant les certificats de sécurité prévus par le processus d'immigration.
La position du gouvernement est que ces outils pourraient être nécessaires parce que la cible change continuellement. Nous ne savons pas qui pourrait être le prochain terroriste. Bon nombre d'organisations affirment cependant que le gouvernement ne devrait pas posséder de tels pouvoirs et, qui plus est, que la portée de la loi devait être restreinte puisqu'il a d'autres méthodes à sa disposition. Qu'en pensez-vous?
M. Yussuff : Quand on accorde des pouvoirs législatifs — que le gouvernement les juges nécessaires ou non — et que l'on donne aux agents de sécurité le pouvoir de les utiliser, ils les utiliseront. Nos craintes émanent de ce que nous avons vu jusqu'à présent; certaines collectivités et, plus important encore, les travailleurs craignent qu'on ne les utilise à leurs dépens.
Il ne fait aucun doute que le gouvernement doit avoir les moyens nécessaires pour combattre le terrorisme. C'est fondamental dans une société démocratique. En revanche, je pense que certains des moyens prévus par la loi actuelle sont excessifs. Nous nous demandons s'ils sont vraiment nécessaires. Il existe au Canada une Constitution qui garantit nos droits fondamentaux. Nous avons de bonnes raisons d'être inquiets. Songez à ce qui s'est passé dans l'affaire Maher Arar et Juliet O'Neill. Nous avons déjà des exemples d'utilisation des pouvoirs prévus dans la Loi pour saper nos droits fondamentaux.
Le sénateur Andreychuk : Le Congrès du travail du Canada a exprimé vigoureusement son opposition à cette loi. Avez vous sondé vos membres? Vous ont-ils communiqué des préoccupations? Connaissent-ils cette loi? S'en inquiètent-ils?
M. Yussuff : Nous représentons des membres dans de nombreux secteurs de la population. Nous en représentons dans le secteur des transports, qu'il s'agisse de compagnies aériennes ou d'entreprises portuaires, ainsi que dans l'industrie du camionnage et du transport de marchandises, et aussi du transport ferroviaire international. De même, nous représentons des travailleurs de nombreuses entreprises manufacturières qui, du fait de cette loi, doivent obtenir une cote de sécurité.
On nous a dit haut et clair qu'il y a beaucoup d'inquiétude. Nous connaissons des membres dont le gagne-pain a été affecté par cette loi.
Il existe à Ottawa une organisation de protection des libertés civiles — nous en sommes un membre fondateur — qui a été créée suite aux préoccupations de nos membres affiliés. Cela a été le résultat direct de l'expérience de certains de nos membres.
Les préoccupations sont très différentes car notre sociétariat est très diversifié. Nous avons des musulmans et des Arabes parmi nos membres. Nous entendons fréquemment parler des difficultés qu'ils rencontrent dans leur collectivité et du fait qu'ils pensent que leurs droits fondamentaux sont en danger. Nous examinons ces questions dans l'intérêt de tous nos membres, en fonction de leur emploi.
Le sénateur Andreychuk : Pourriez-vous nous donner un exemple concret des effets de cette loi, pour aller au-delà de ce que j'appellerai « l'effet de glaciation » qui amène les gens à changer leur comportement en fonction de ce que disent les autorités? Y a-t-il eu des conséquences concrètes?
M. Yussuff : Nous avons des membres dans une usine de London qui a obtenu un contrat de fabrication d'équipements militaires. Après les attentats du 11 septembre, ses travailleurs ont senti cet effet de glaciation dans leurs lieux de travail. Tous ont été placés sous suspicion. Ils ont dû obtenir une cote de sécurité et ceux qui me ressemblaient ou qui avaient un nom semblable au mien ont ressenti la suspicion de leurs collègues. Dans l'industrie du transport aérien, certains de nos membres ont été directement affectés parce que leur cote de sécurité a été révoquée, et il leur a été difficile d'obtenir des réponses claires quand ils ont interjeté appel.
L'un de nos membres a eu un poste à Chalk River. Un scientifique représenté par l'un de nos syndicats affiliés a perdu son emploi et nous avons des preuves directes que c'était à cause d'une erreur sur la personne. Son gagne-pain a été menacé. Les gens se méfiaient de lui et se demandaient qui il était vraiment.
Voilà des exemples directs d'effets concrets. Le profilage racial est très grave, surtout dans les collectivités urbaines. La Loi antiterroriste rehausse le profilage racial de certains groupes, notamment les musulmans et les Arabes.
Le sénateur Andreychuk : Vous dites qu'il ne devrait pas y avoir de retombées, si je puis employer ce mot, du Patriot Act des États-Unis sur les Canadiens. Pourriez-vous préciser votre pensée et nous dire si cela concerne vos membres qui travaillent aux frontières?
M. Yussuff : Il y a une recommandation, que le Canada a approuvée, concernant la sécurité aux frontières. À notre avis, cela constitue essentiellement notre intégration au système de sécurité américain, ce qui nous trouble beaucoup car nous avons des normes différentes. Nous avons des lois différentes sur la manière dont nous traitons nos citoyens.
Nous pensons que le Patriot Act étend ses tentacules dans notre pays et influencera la manière dont nous réagirons aux questions de surveillance de nos frontières. Certains pensent que nous souffrirons sur le plan économique si nous n'accédons pas aux exigences américaines.
Le sénateur Jaffer : Vous parlez de profilage racial et vous en avez parlé également dans votre mémoire. Pourriez- vous nous préciser ce que vous entendez par là et si certains de vos membres se sont plaints d'en avoir fait l'objet?
Vous recommandez aussi dans votre mémoire l'adoption du projet de loi de Libby Davies, une députée de Vancouver. En quoi pensez-vous que cela aiderait vos membres?
M. Yussuff : Nos membres travaillent dans des entreprises mais ils vivent au sein de la société. Depuis l'adoption de la Loi antiterroriste, ils ont le sentiment d'être devenus des cibles particulières, surtout s'ils sont musulmans ou arabes. Ils ont clairement l'impression que cela deviendra plus légal que ce ne l'était avant l'adoption de la loi.
Nous savons qu'il y a du profilage racial dans des villes comme Toronto — et, soyons justes, ailleurs aussi. Le chef de la police d'Ottawa dit que le profilage racial existe; certes, on n'en parle pas mais c'est une réalité.
Il souligne les efforts qu'il doit faire pour améliorer la formation des agents de police afin qu'ils comprennent que certaines religions ou certains noms ne justifient aucunement des intrusions indues dans la vie des gens. Le Toronto Star a publié les résultats d'une enquête sur les personnes arrêtées par la police. Sa conclusion était que la police fait du profilage racial. De même, l'Association musulmane du Barreau a fait enquête auprès de la collectivité musulmane et a constaté que ses membres ont clairement l'impression d'être ciblés par la police à cause de qui ils sont et de leur foi. C'est un vrai problème.
Le projet de loi C-296 de Mme Libby Davies, qui vise à interdire le profilage racial, est un effort pour interdire cette atteinte à nos droits humains fondamentaux et, plus important encore, notre Constitution. Cela va également à l'encontre du caractère multiculturel de notre société. Il nous faut des mécanismes juridiques exprimant clairement que la collecte de données et le ciblage de groupes particuliers au sein de notre société constituent une atteinte à nos valeurs fondamentales. Si nous n'établissons pas un cadre juridique pour circonscrire l'action de la police et des agents de sécurité, cela continuera. C'est devenu plus évident depuis l'adoption de la Loi antiterroriste.
Le sénateur Jaffer : Ma question fait suite à celle du sénateur Andreychuk concernant les plaintes de vos membres. Certains de vos membres se sont-ils plaints d'avoir été contactés au travail par le SCRS ou la GRC? Je songe en particulier à vos membres musulmans ou arabes. Des témoins nous ont dit qu'ils ont été contactés au travail. Pouvez- vous nous dire l'effet que peut avoir ce genre de contacts sur les gens? Le sénateur Andreychuk parlait d'un « effet de glaciation ».
M. Yussuff : C'est moi qui me suis occupé de cette partie de notre travail législatif au CTC. Quand le projet de loi C- 36 est entré en vigueur, je me suis pris moi-même comme exemple. Je ne m'appelle pas John Smith mais Hassan Yussuff et c'est qui je suis. Je suis Canadien et fier de l'être et de participer à l'édification de cette société. Mon poste et mes responsabilités au CTC me placent dans une situation différente mais je sais que mon nom a souvent provoqué des questions sur qui je suis et sur mes antécédents.
Certains de nos membres ont dit au CTC et à leur syndicat que des agents de sécurité sont venus les voir chez eux. Dans certains cas, on a fait enquête sur leurs antécédents en s'adressant à leur employeur et nous savons que certains ont ensuite perdu leur cote de sécurité. L'effet de glaciation ne se limite d'ailleurs pas à eux, il affecte aussi leurs familles. Quant un travailleur fait l'objet de soupçons, ses collègues le voient d'un oeil différent, et ceci est une atteinte profonde aux valeurs fondamentales de notre société. Notre argument est que tous les Canadiens doivent évidemment contribuer à la sécurité de notre société mais qu'on ne doit pas traiter certains groupes de manière différente en répandant le soupçon.
Comme vous le savez, la plupart des personnes incarcérées jusqu'à présent ont été des personnes de foi musulmane ou d'origine arabe. Cela confirme avec éclat ce que nous essayons de vous dire : ces collectivités font maintenant l'objet de soupçons. On nous dit que les enfants sont harcelés par leurs camarades, non pas parce que ces derniers y comprennent quoi que ce soit mais parce qu'ils réagissent à ce qu'ils entendent. Nous avons donc un défi considérable à relever. Cette attitude rend les gens plus insulaires et limite leur aptitude à forger des relations avec les autres membres de la société. Elle nuit aux efforts que nous déployons pour défendre l'idée que le Canada est un chaudron de peuples et de cultures au sein duquel nous luttons pour préserver nos différences, ce qui est à nos yeux l'une des valeurs les plus chères du pays.
Le sénateur Jaffer : Vous dites que des musulmans ont été détenus en vertu de certificats de sécurité. Vous dites également que certains de vos membres ont perdu leur cote de sécurité au travail. Pourriez-vous nous donner des précisions? Vous dites qu'il y a une méthode précise de recours mais qu'elle prend beaucoup de temps. Avez-vous une idée du nombre de personnes qui ont ainsi perdu leur cote de sécurité?
M. Yussuff : Nous nous sommes fondés sur le rapport de l'agence qui délivre des cotes de sécurité aux travailleurs des aéroports. Plus de 1 000 travailleurs ont perdu leur cote de sécurité et doivent se battre pour savoir comment la récupérer. La procédure d'appel est difficile, ce que j'ai découvert quand, dans un poste précédent, je rendais des services aux travailleurs du secteur du transport aérien. En outre, ceci sera étendu aux travailleurs des ports. Par exemple, des contrôles de sécurité approfondis sont imposés aux personnes qui conduisent des chariots élévateurs pour qu'elles conservent leur emploi. La question qui se pose est celle-ci : pourquoi est-ce nécessaire? Nous savons que des cotes de sécurité sont nécessaires mais nous savons aussi que des travailleurs du secteur du camionnage ont perdu leur emploi. Nous connaissons un travailleur qui a été impliqué dans une bagarre il y a très longtemps, dans un bar, et qui a maintenant perdu le droit de traverser la frontière parce qu'il ne peut pas obtenir de cote de sécurité. Il est donc maintenant limité à faire du camionnage au Canada, ce qui a eu un effet sur son emploi. Nous donnons beaucoup d'exemples similaires dans notre mémoire.
Le système des agents de réglementation qui s'occupent des appels est trop lourd. Quand des gens perdent leur cote de sécurité, ils perdent immédiatement leur emploi. Le fait qu'ils ne puissent plus se présenter au travail leur fait perdre leur emploi car leur employeur s'attend à ce qu'ils se présentent. Par exemple, une agente de bord que nous connaissons s'était rendue à l'étranger et, quand elle est revenue, elle a dû obtenir une nouvelle cote de sécurité. Elle s'était rendue en Chine et ne pouvait pas fournir les informations nécessaires pour recouvrer sa cote de sécurité. Son emploi a donc été directement affecté par le fait qu'elle avait effectué un long voyage à l'étranger. Les agents de réglementation ont le droit d'agir ainsi en vertu d'une partie de cette loi et cela va affecter beaucoup de monde. Bien souvent, des personnes font tout à fait innocemment ce que bien des Canadiens font naturellement — voyager, voir le monde et faire profiter les autres de leur expérience à leur retour.
Ce ne sont là que quelques exemples des conséquences de cette loi et vous en trouverez d'autres dans notre mémoire.
Le sénateur Stratton : Je vais vous poser des questions que j'ai déjà posées à d'autres témoins qui réclament l'abrogation de cette loi, bien qu'il semble qu'il y ait fort peu de chances que cela arrive.
Cela étant, que seriez-vous prêt à accepter? Croyez-vous qu'il devrait y avoir une clause d'extinction en vertu de laquelle la loi cesserait automatiquement de s'appliquer au bout d'une certaine période, à moins que le gouvernement n'en justifie le maintien? Sinon, accepteriez-vous l'obligation d'en effectuer une nouvelle révision dans trois ans? Cela pourrait être une solution satisfaisante mais ne réglerait pas certains des problèmes évoqués par le CTC. Croyez-vous, puisque vous semblez y avoir fait allusion, qu'il devrait y avoir une supervision plus étroite par un comité indépendant, de manière continue?
J'aimerais avoir vos réponses à ces trois questions car je pense qu'il est crucial d'admettre que la Loi antiterroriste ne sera pas abrogée.
M. Yussuff : Quand nous avons témoigné devant le comité saisi du projet de loi C-36, sénateur, nous avons recommandé une clause d'extinction. Nous avions également recommandé une révision comme celles que font actuellement le Sénat et la Chambre des communes. Nous avions déjà à l'époque de sérieuses préoccupations au sujet du risque d'érosion des valeurs canadiennes. Aujourd'hui, ces craintes ont été confirmées et le projet de loi a eu exactement l'effet que nous avions prédit, ce qui est terrible.
Je ne sais pas si les sénateurs ou les députés réussiront à faire abolir la loi mais, si elle est maintenue sous sa forme actuelle, elle provoquera une érosion de notre sens de solidarité collective. Comme nous l'avons toujours dit, elle risque de miner la manière dont les Canadiens bâtissent le pays ensemble.
Nous avons formulé des recommandations précises. Si le gouvernement décide de ne pas abroger la loi, les sénateurs devront au minimum poser des questions beaucoup plus exigeantes au gouvernement pour l'obliger à justifier le maintien de certains articles. Nous indiquons dans notre mémoire que certains articles sont extrêmement difficiles à justifier. Pourquoi une journaliste comme Juliet O'Neill devrait-elle voir des policiers frapper à sa porte et confisquer ses dossiers? S'il n'y avait pas eu une forte réaction du public, ils avaient l'intention de la jeter en prison parce qu'elle avait peut-être quelque chose que quelqu'un pensait qu'elle ne devrait pas avoir. C'est la liberté de la presse?
Nous continuons d'affirmer qu'il y a déjà suffisamment de lois pour lutter efficacement contre le terrorisme. Il est crucial de toujours protéger les droits humains, qui sont fondamentaux à nos yeux, et d'en assurer même la promotion dans toutes les lois que nous adoptons. Ce n'est pas ce qui s'est passé ici. Il y a longtemps que nous réclamons une clause d'extinction de cette loi. Pour le moment, il n'y en a pas. Je ne sais pas si le gouvernement serait prêt à l'envisager mais, si vous ne pensez pas pouvoir recommander l'abrogation complète de la loi, vous conviendrez qu'il faudrait au minimum y apporter certains changements fondamentaux, ainsi qu'aux lois qui suivront.
Nous présentons clairement ces arguments dans notre mémoire. Je n'essaye pas d'éviter votre question. Nous croyons qu'il aurait dû y avoir une clause d'extinction dès le départ. Si nous pensions que la loi était nécessaire, ce qui est arrivé depuis le 11 septembre montre qu'une telle clause l'était aussi. Nous avons eu la possibilité d'adapter certains des autres mécanismes de réglementation pour faire face à d'autres problèmes qui sont apparus depuis lors. Il devrait y avoir un mécanisme de surveillance très rigoureux dans chaque projet de loi. Le mécanisme prévu dans la Loi antiterroriste est manifestement insuffisant pour donner à certaines parties de notre société le sentiment que leur vie privée et leurs droits fondamentaux ne seront pas atteints. Cette loi a une très vaste portée. Votre collègue parlait tout à l'heure de certaines dispositions qui n'ont pas encore été invoquées. Toutefois, tant que les agents de sécurité détiendront les pouvoirs qu'elles leur donnent, soyez certains qu'ils s'en serviront un jour. Je travaille dans le milieu de la négociation collective. Quand on met quelque chose dans une convention collective, soyez certains que quelqu'un s'en servira un jour ou l'autre. Si quelque chose vous préoccupe, vous avez intérêt à en parler de manière explicite sinon il est très probable que ça vous causera un jour du tort.
Le sénateur Stratton : Qu'en est-il du droit de détenir quelqu'un sans lui accorder de recours? En Grande-Bretagne, les Lords ont invalidé une loi qui comportait une telle disposition. On devrait s'attendre à la même chose ici. Pouvez- vous nous dire ce que vous pensez de cela, dans le contexte du droit canadien?
M. Yussuff : Comme nous le disons dans notre mémoire, nous pensons que la loi est anticonstitutionnelle. La Cour suprême a accepté d'entendre une cause sur les certificats de sécurité, ce qui est une bonne chose. Elle rendra un jugement qui nous dira s'ils constituent ou non une atteinte à la Charte des droits et libertés.
Nous avons donné de nombreux exemples. L'un d'entre eux concerne une opération menée par des agents de sécurité à Toronto qui ont embarqué 23 personnes parce qu'ils soupçonnaient qu'elles étaient impliquées dans quelque chose. Ensuite, la plupart ont été déportées parce qu'on les soupçonnait d'être des terroristes, mais on a découvert plus tard que c'était faux. Quand les étrangers pensent au Canada — et je voyage beaucoup à l'étranger — ils considèrent que notre pays est un phare. Il y a quelque chose de foncièrement sain dans notre démocratie. Une loi de cette nature donne le message contraire, surtout si l'on considère la manière dont nous intégrons nos immigrants. Quand on voit le nombre de personnes qui languissent dans nos prisons à cause de certificats de sécurité, la question fondamentale que nous nous posons est celle-ci : est-ce bien ça, le Canada? Je ne le crois pas. Si l'on soupçonne quelqu'un d'avoir commis un acte criminel, on devrait avoir le courage de l'accuser officiellement, de le traîner en justice, de présenter la preuve et de laisser le tribunal décider.
Il y a eu d'autres périodes dans l'histoire de l'humanité qui ont connu ce genre de situation et où l'on a dit que ce n'était pas acceptable. Nous sommes une démocratie. Cela va fondamentalement à l'encontre des principes de notre démocratie. C'est tellement odieux que, parfois, on sait plus quoi faire. Nous avons tenu plus tôt cette année notre congrès à Montréal, où nous avons invité certaines personnes. Nous avons invité Maher Arar parce que nous avions été tellement choqués par ce qui lui était arrivé et par l'impact que cela risquait d'avoir sur cette communauté. Entendre des gens comme lui raconter ce qui leur était arrivé — raconter leur expérience personnelle — fut l'une des expériences les plus émouvantes et les plus touchantes que j'ai jamais eues, au sujet d'aspects de la lutte contre le terrorisme qu'on n'imagine pas au Canada. Nous connaissons plusieurs cas de personnes détenues sans procès grâce à des certificats de sécurité. Tant que cette disposition existera — et elle existe depuis bien avant la lutte contre le terrorisme — elle sera utilisée. On l'utilise maintenant de manière très claire. Il faut nous en débarrasser parce qu'elle est une atteinte grave à notre démocratie. J'espère que la Cour suprême s'en chargera. En attendant, il est important d'en parler devant des organismes comme le vôtre car c'est un affront pour notre démocratie.
La présidente : Il est maintenant 11 h 20 et j'ai le sénateur Day et le sénateur Joyal sur ma liste pour le premier tour, et je prépare déjà le deuxième.
Le sénateur Day : Au lieu de vous poser une question, monsieur Yussuff, je vais faire une remarque et j'aimerais connaître votre réaction.
Vous n'aurez peut-être pas le temps de nous expliquer vos recommandations en détail, étant donné la manière dont fonctionne notre comité. Toutefois, en vous écoutant, j'ai l'impression qu'il s'agit avant tout d'éliminer les certificats de sécurité et d'abroger la Loi antiterroriste. Comme le Congrès du travail du Canada a un sociétariat très vaste et diversifié, je m'attendais à ce que vous défendiez le bien commun plutôt qu'à me donner l'impression que vous êtes une organisation de défense des libertés civiles pour laquelle les droits individuels sont primordiaux. Est-ce à cause de la structure de notre réunion que vous vous êtes concentré sur certains aspects seulement de ce qu'il faudrait modifier dans la loi ou es-ce parce que vos recommandations reflètent une méfiance générale envers le gouvernement et les agences chargées de protéger le bien commun?
M. Yussuff : Ce que je vous ai dit jusqu'à présent est le résultat de l'expérience que nous avons déjà acquise avec la Loi antiterroriste, et mes commentaires étaient à la fois particuliers et généraux.
Nous sommes une famille de 3 millions de membres. Nous essayons de nous exprimer au nom de toute la famille. Quand l'un de nos membres est blessé, nous le sommes tous. Quand les droits d'un de nos membres sont transgressés, nous sommes tous préoccupés. Ce sont peut-être les musulmans ou les Arabes qui sont atteints aujourd'hui mais, demain, ce pourrait être n'importe qui. Nous n'aurions jamais imaginé que la Loi antiterroriste pourrait avoir un effet aussi vaste sur les gens qui travaillent dans le secteur des transports mais nous constatons que ce sont tous les travailleurs, quelle que soit leur nationalité, leur origine ou leur religion, qui sont affectés d'une manière ou d'une autre par l'existence des certificats de sécurité.
Que le contexte soit large ou restreint, je vous donne des exemples de nos préoccupations concernant les libertés civiles, et je tiens à vous dire que ce sont les préoccupations de tous nos membres, pas d'un petit nombre seulement. Votre impression provient peut-être de la manière dont je m'exprime, je n'en suis pas sûr. Nous nous sommes de toute façon efforcés de présenter une position générale fondée sur les expériences concrètes de certains de nos membres et de vous dire, ce qui est peut-être encore plus important, quels changements sont nécessaires pour régler ces problèmes.
Plus important encore, nous avons dit clairement que notre pays a la responsabilité fondamentale de protéger tous ses citoyens, s'il est vrai que nous avons une Charte et que nous croyons aux droits de la personne.
Le sénateur Day : C'est une belle manière de conclure cette partie de l'interrogatoire. Vous conviendrez avec nous que le gouvernement a le devoir de protéger les citoyens. Généralement, le public a le droit de s'attendre à un certain degré de sécurité et c'est le gouvernement qui a le devoir de l'assurer.
Vous dites qu'il faudrait abroger la Loi antiterroriste. Vous dites dans votre mémoire qu'elle a été mal conçue, essentiellement sous la pression des États-Unis et par crainte de perdre l'accès au marché américain.
Voulez-vous dire que, si le Canada ne prenait pas le terrorisme international au sérieux, les États-Unis et la communauté internationale ne s'en rendraient pas compte et cela n'aurait aucun effet sur notre commerce international et avec les États-Unis?
M. Yussuff : En tant que pays souverain, il nous appartient d'assurer la sécurité de nos citoyens et de nos frontières. À nous de décider quelles lois sont nécessaires pour protéger nos intérêts. Quand j'ai témoigné devant le comité, la plupart des députés étaient incapables de dire pourquoi nous aurions besoin d'une loi aussi exhaustive et de portée aussi vaste. Ce sont pourtant les parlementaires qui devraient être capables de répondre à ces questions. Or, ils ont dit qu'ils ne savaient pas pourquoi.
Comme je l'ai dit à l'époque, il y avait beaucoup de pression pour que le Canada réagisse. Le 11 septembre, nos frontières ont été immédiatement fermées. Des quantités énormes de marchandises traversent nos frontières et nous devons avoir des lois pour protéger nos intérêts. Toutefois, il y avait à l'époque énormément de pression politique. Nous avons dû répondre et montrer que nous faisions le maximum. Je crois que c'est ce qui a amené à adopter une loi qui va beaucoup trop loin pour faire face à ces préoccupations et que ce sont des intérêts économiques qui poussent encore notre pays à réagir au terrorisme.
Le sénateur Day : Admettez-vous qu'il y a des pressions et une obligation internationales, suite aux résolutions des Nations Unies, pour que chaque pays membre adopte des lois assurant une protection au palier international?
M. Yussuff : Cela suppose que nous n'avions pas de loi pour protéger nos citoyens contre le terrorisme, idée que nous ne partageons pas. Notre Code criminel est adéquat pour réprimer toute atteinte à nos lois nationales et même à certains aspects du droit international. Nous avons d'autres mécanismes de réglementation pour assurer la sécurité des aéroports. Ils sont peut-être imparfaits mais nous avons déjà des textes de loi pour assurer notre sécurité.
La Loi antiterroriste suppose que nous n'avions aucune loi et que nous aurions été incapables de réagir à d'autres événements comme ceux du 11 septembre. Je ne pense pas que ce soit le cas.
Le sénateur Day : Depuis le 11 septembre 2001, nous avons passé l'entente sur les tiers pays et beaucoup de choses ont été faites dans ce contexte. Vous savez fort bien que plus de la moitié des demandeurs du statut de réfugié arrivent au Canada en provenance des États-Unis. En vertu de cette entente, les réfugiés qui se trouvent aux États-Unis n'auront pas le droit de demander le statut de réfugié au Canada parce qu'ils étaient déjà un pays sûr, les États-Unis.
Votre préoccupation, que nous partageons tous, concerne les peuples les plus vulnérables au monde, qui sont persécutés par leurs gouvernements. Pensez-vous que nous devrions abroger l'entente sur les tiers pays sûrs que nous avons passée avec les États-Unis parce qu'elle ne serait pas prise au sérieux là-bas?
M. Yussuff : Nous avons une certaine expérience en la matière, par exemple avec l'affaire Maher Arar. M. Arar, citoyen canadien, a été déporté en Syrie au mépris de sa sécurité. Quel message cela donne-t-il aux autres demandeurs du statut de réfugié? Je ne connais pas tous les aspects des services américains de protection des réfugiés mais je sais que nous avons chez nous un processus exhaustif pour examiner leur cas et que nous avons la possibilité de les expulser s'il ne correspondent pas à nos exigences.
Nous disons simplement que les réfugiés sont protégés par la convention de l'ONU. Nous devrions protéger les plus vulnérables alors que, selon nous, nous mettons certaines personnes en danger parce qu'elles ne peuvent pas demander à venir au Canada lorsqu'elles sont aux États-Unis. D'autres organisations avec lesquelles nous travaillons, comme le Conseil canadien des réfugiés, partagent nos préoccupations. Nous avons des raisons valides de croire que de nombreuses personnes qui seraient admissibles au Canada ne peuvent y venir parce qu'elles ne peuvent pas formuler leur demande à partir des États-Unis et qu'elles seront donc expulsées. Nous croyons que les personnes dont la demande serait légitime au titre de la Convention de l'ONU devraient avoir le droit de demander à venir au Canada.
Le sénateur Day : Vous croyez que ces personnes devraient pouvoir passer par n'importe quel pays de leur choix afin d'arriver au Canada pour profiter de notre système?
M. Yussuff : C'est une manière de voir les choses mais je crois que notre processus de détermination du statut de réfugié, même s'il a certains défauts, a généralement bien fonctionné en regard de nos obligations internationales et de nos engagements intérieurs.
Le sénateur Day : Vous vous exprimez au nom du Congrès du travail du Canada qui a plus de 3 millions de membres. Le CTC pense qu'il faudrait abolir la loi antiterrorisme et l'entente sur les tiers pays sûrs. Ce sont là des recommandations très fortes.
M. Yussuff : C'est ce que nous pensons.
Le sénateur Joyal : Bienvenue, monsieur Yussuff et monsieur Onyalo.
La cinquième recommandation de votre mémoire se lit comme suit :
Le Canada doit refuser de déporter une personne détenue vers un pays où elle court un risque substantiel de torture et, peut-être, de mort, pour se conformer à la Convention de l'ONU contre la torture.
Vous qualifiez le risque en disant qu'il doit être « substantiel ». L'ex-juge Mme Arbour, en sa qualité de haut- commissaire aux droits de l'homme aux Nations Unies, dit pour sa part qu'il faut éliminer toute possibilité de déportation lorsqu'il y a un risque de torture. Elle a même cité à cet égard l'arrêt Suresh de la Cour suprême. Autrement dit, elle dit que le Canada ne devrait jamais déporter une personne qui pourrait être exposée à un risque de torture.
Dans votre mémoire, vous parlez plutôt de « risque substantiel de torture ». Ailleurs dans votre mémoire, vous faites référence à une citation du ministre Cotler. Pourquoi avez-vous ajouté l'adjectif « substantiel »?
M. Yussuff : C'est une question d'équilibre. Il pourrait arriver que nous devions déporter une personne qui ne répond pas aux critères du statut de réfugié. Notre recommandation n'est peut-être pas tout à fait la même que celle de Mme Arbour mais nous tenons à nous assurer que nos fonctionnaires feront preuve de prudence en tenant compte du fait que les personnes qu'ils envisagent de déporter risquent d'être soumises à la torture, à des poursuites ou même à la mort.
C'est peut-être simplement une question de terminologie. Je devrais vérifier pour m'assurer que notre recommandation ne va pas à l'encontre de la Convention des Nations Unies sur les réfugiés.
Le sénateur Joyal : Il y a une semaine, nous avons accueilli des groupes canadiens surveillant le respect des droits de l'homme à l'échelle internationale et, en même temps, l'ex-solliciteur général, Warren Allmand. À cette occasion, l'un des groupes, dont le Congrès du travail du Canada est membre, a recommandé que l'on ne déporte personne vers un pays qui pratique la torture.
M. Yussuff : Oui.
Le sénateur Joyal : Je vous recommande de consulter la recommandation de ce groupe. Le paragraphe 5 de votre mémoire ne semble pas concorder avec elle.
M. Yussuff : Nous vérifierons. Nous faisons partie de ce groupe. Nous sommes très actifs au sein de cette vaste coalition puisque nous en sommes l'un des membres fondateurs et nous ne voudrions pas formuler des recommandations qui ne concordent pas.
Le sénateur Joyal : Ma question suivante concerne une autre partie de votre mémoire. Vous avez soulevé une question importante que d'autres témoins ont également mentionnée au cours des trois dernières semaines, celle des cotes de sécurité. Les nouvelles mesures à ce sujet s'appliquent de la même manière aux personnes qui occupent des postes dans la fonction publique et à celles qui désirent en obtenir.
Le problème soulevé autour de cette table est que, lorsque la Loi antiterroriste a été adoptée, il y a trois ans, cette question n'avait pas vraiment fait l'objet d'un examen équitable au sens où l'on ne s'était pas penché sur les conséquences que pourrait avoir l'obligation de se soumettre aux procédures d'obtention d'une cote de sécurité.
Selon ce que nous avons constaté, l'obligation d'obtenir une cote de sécurité s'applique autant aux employés fédéraux qu'aux employés provinciaux, et j'ai lu ce matin dans le journal une déclaration du ministre des Transports disant qu'il souhaite obtenir des crédits supplémentaires pour « renforcer la sécurité des transports publics ». Autrement dit, cette exigence s'appliquerait aussi aux employés des métros, des autobus et des autres systèmes de transports publics, qui relèvent normalement de la responsabilité des gouvernements provinciaux.
Si l'on décide d'exiger une cote de sécurité de tous les employés qui travaillent directement ou indirectement dans les transports publics — vous parlez dans votre mémoire des aéroports, des ports et du camionnage — il faudra y ajouter les transports ferroviaires, qui sont également de grands employeurs, où l'étaient du moins il y a encore quelques années, avant l'élimination de certains services.
Il me semble que nous devrions être beaucoup plus préoccupés par votre recommandation concernant les aéroports, où vous dites que :
Ceci peut être un processus très lent et, dans certains cas, impossible à appliquer, puisque les services de police de certains pays refusent tout simplement de coopérer. En outre, si une personne se voit refuser une cote de sécurité, elle n'a pas vraiment de procédure d'appel.
Je partage l'opinion de mon collègue, le sénateur Day, qui dit que les cotes de sécurité sont nécessaires. J'accepte le principe voulant qu'on ne puisse pas laisser l'accès aux aéroports ou aux gares totalement libre à quiconque voudrait y poser une bombe ou y commettre un attentat. Par conséquent, nous devons nous assurer qu'il existe un mécanisme permettant à la personne qui estime avoir un grief la possibilité d'intenter un recours, dans une procédure équitable. Il me semble que c'est de cette manière que l'on devrait régler cette question de sécurité.
Cela ne semble cependant pas être un aspect important de votre recommandation, alors que c'est une question de plus en plus importante dans le cadre de la sécurité publique. Pourriez-vous donc être un peu plus précis en ce qui concerne la procédure d'appel qui serait acceptable? Devrait-elle être définie dans les conventions collectives? Devrait- on créer un poste d'ombudsman, comme vous le proposez dans votre mémoire, à qui les personnes ayant un grief pourraient s'adresser? Devrait-il s'agir d'un organisme différent au sein de l'administration? Je vous pose la question parce que vous êtes un professionnel de la fonction publique et que vous devriez savoir mieux que quiconque comment résoudre ce dilemme.
M. Yussuff : Je m'excuse si notre mémoire n'est pas complet. Nous aurions peut-être dû donner les détails précis sur la procédure d'appel qu'il faudrait mettre en place. C'est l'une des grandes sources de préoccupation car c'est une chose qui risque de faire perdre leur gagne-pain à certaines personnes.
À l'heure actuelle, si l'on en croit l'expérience acquise, le processus d'appel n'en est pas vraiment un et nous ne pensons pas qu'il soit suffisamment exhaustif pour permettre aux personnes qui risquent de perdre leur emploi de se défendre de manière équitable. On ne peut pas régler ce genre de questions dans le cadre des conventions collectives car celles-ci n'ont pas grand-chose à voir avec les cotes de sécurité délivrées par l'organisme de réglementation de Transports Canada. C'est cet organisme qui les accorde et qui les retire, pour des raisons que lui seul connaît. C'est lui qui devrait mettre en place un mécanisme d'appel adéquat.
Comme vous le savez, nous avons collaboré avec Transports Canada à l'élaboration des nouveaux règlements de sécurité destinés aux aéroports, aux ports ainsi qu'aux transports terrestres. C'est une question qui nous préoccupe. Je regrette que nous n'ayons pas formulé de recommandation plus précise à ce sujet mais il n'en reste pas moins que les pouvoirs publics doivent établir un mécanisme de recours exhaustif pour les gens qui se voient révoquer leur cote de sécurité.
On peut fort bien perdre sa cote de sécurité parce qu'on n'est pas un bon conducteur automobile. Prenez le cas d'un employé qui est chargé de ravitailler les avions en repas. S'il enfreint une règle du code de la route en se rendant à l'aéroport, il risque de perdre sa cote de sécurité. Or, le mécanisme d'appel est très lourd. Essentiellement, quand une cote de sécurité est révoquée, l'employeur n'est plus obligé de payer le salaire de l'employé tant qu'il n'a pas pu la récupérer et revenir au travail. Voilà le genre d'information que nous voudrions vous communiquer en ce qui concerne les problèmes particuliers des services de transport, afin qu'on trouve une solution à ce genre de dilemme. Je suis surpris que cela ne figure pas dans notre mémoire. Je peux vous dire qu'un comité du CTC comprenant des représentants de divers syndicats affiliés s'est penché sur la question.
Le sénateur Joyal : À mon avis, il est essentiel que le processus soit efficient, et je suis sûr que vous êtes d'accord. Nous parlons ici d'une question qui relève de la gestion des entreprises, même si, bien sûr, pour les employés concernés, c'est aussi une question de droits humains. Une personne qui se voit interdire de faire son travail pourrait avoir un grave problème pour en trouver un autre ou pour présenter sa candidature à un poste dans la fonction publique. Une telle décision pourrait donc avoir de graves conséquences.
Il est important que le mécanisme soit aussi proche que possible de ce que j'appelle une procédure équitable. Autrement dit, il faut garantir aux gens un droit de recours équitable afin qu'ils puissent répondre honnêtement aux reproches qu'on leur fait.
Évidemment, comme nous parlons à des représentants du Congrès du travail du Canada, qui a de très nombreux membres, je pense que c'est une question sur laquelle vous devriez vous pencher, d'autant plus que les cotes de sécurité s'étendent maintenant aux paliers provincial et municipal. Le mécanisme devrait être efficace, quel que soit le palier, provincial, municipal ou fédéral.
Je ne conteste pas l'idée qu'il doit y avoir certaines mesures de sécurité mais j'estime que le système mis en place à ce sujet doit tenir compte des droits des employés et être mis en place correctement.
M. Yussuff : Nous disons la même chose dans notre mémoire. Nous convenons qu'il doit y avoir des mesures de sécurité dans les aéroports, considérant l'attentat d'Air India. Toutefois, il faut bien admettre que si l'on s'arroge le droit de retirer son gagne-pain à une personne, celle-ci doit avoir accès à une procédure de recours équitable. Nous tenons à le souligner clairement.
Le sénateur Joyal : J'aimerais revenir sur la question du risque substantiel dont vous parlez dans votre recommandation au sujet de la déportation d'une personne risquant d'être torturée.
On vient d'attirer mon attention sur le paragraphe (1) de l'article 3 de la Convention des Nations Unies contre la torture, qui dispose :
qu'aucun État partie n'expulsera, ne refoulera, ni n'extradera une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu'elle risque d'être soumise à la torture.
On parle dans la Convention de « motifs sérieux de croire », ce qui n'est pas la même chose que « risque substantiel ». Il y a une légère différence qui pourrait s'avérer importante sur le plan juridique. Je tenais à le préciser pour bien m'assurer de ne pas être mal compris quand je soulève cette question.
Le sénateur Smith : J'aimerais aborder ce qui est sans doute la question la plus délicate, le profilage racial, question qui préoccupe notre collègue, le sénateur Jaffer, depuis fort longtemps.
Tout le monde s'y oppose, en théorie. Dans votre deuxième recommandation, vous appuyez le projet de loi de Libby Davies qui rendrait cette pratique illégale. Qu'est-ce que ça veut dire? Comment définissez-vous cette pratique?
Je vais vous dire pourquoi je pose cette question. Vous semblez supposer que ce que nous vous avons fait était essentiellement inspiré par la puissance et l'influence économique des États-Unis, alors que, quand des Canadiens me parlent de cette question — ils ne sont pas nombreux à le faire mais il y en a quand même — personne ne mentionne ça. Par contre, tout le monde parle d'assurer la sécurité des citoyens.
Laissons de côté les Américains et parlons des Britanniques. Je me trouvais cet été en Angleterre lorsque des bombes ont explosé dans le métro. J'étais à King's Cross juste avant et juste après. C'était profondément inquiétant. En écoutant les Britanniques, j'ai bien compris qu'ils approuvent la ligne dure de Tony Blair. En septembre, j'ai participé à la conférence du Commonwealth où des députés de tous les partis exprimaient la même position : soyez plus ferme et expulsez donc ces imams qui prêchent la haine et la violence.
Si un agent de douane ou d'immigration prête une attention un peu plus soutenue à quelqu'un qui correspond à une certaine catégorie, cela devrait-il être illégal? En Grande-Bretagne, c'est inévitable — ceci est peut être délicat — parce qu'on a eu des films montrant que les terroristes étaient tous de la communauté musulmane. N'est-il donc pas inévitable que les agents de douane leur prêtent plus d'attention? Pensez-vous que cette pratique devrait être illégale? Comment faire face à cette réalité concrète si l'on veut que les Canadiens se sentent vraiment en sécurité? Je ne pense pas que ce soit la puissance économique des États-Unis qui les préoccupe mais plus la sécurité. Comment réagissez- vous à cela?
M. Yussuff : Voici comment je vous réponds : il y a des criminels et des terroristes de toutes couleurs, formes et tailles. Je ne pense pas qu'il y ait un profil particulier. Je vous donne mon cas comme exemple.
J'ai un nom. Si je coiffe mes cheveux en tresses, vais-je correspondre à un certain profil? Voilà un exemple classique. Que doit-on faire pour correspondre au profil? Si je m'habille différemment, vais-je correspondre encore plus au profil? Je me considère comme un Canadien pacifique et responsable. Je comprends que les Canadiens ont le droit fondamental de vivre dans une société pacifique et sûre, mais je ne pense pas que je devrais être ciblé de manière injuste.
Beaucoup de gens sont ciblés — ce n'est pas seulement une impression, ils en ont eu l'expérience — de manière injuste parce qu'ils correspondent au profil, parce que quelqu'un s'est fait une idée de ce à quoi ressemblent les terroristes. Si la loi donne ce genre de pouvoir aux autorités, elles s'en serviront.
Je vais vous donner un autre exemple. Comme vous le savez, on a fait à Toronto une enquête sur le nombre de Noirs qui sont arrêtés par la police. Les chercheurs se sont penchés sur la situation pendant une longue période et ont fait une analyse statistique. Ils ont eu clairement le sentiment que les Noirs, en tant que groupe, étaient ciblés de manière injuste, considérant leur proportion dans la population de cette ville. C'était du profilage racial.
La police ne l'a pas accepté. Beaucoup de gens se sont élevés contre cette méthode et ont dit qu'il fallait y mettre fin et, bien sûr, la police a dit qu'elle n'agissait pas ainsi. Si tel est le cas, comment expliquer les résultats de l'enquête? À Kingston, récemment, le chef de la police a pris la peine de mener une enquête approfondie et a observé comment ses agents traitent les gens. Il a obtenu des résultats similaires indiquant que certains groupes de la population étaient arrêtés beaucoup trop souvent pour que ce soit simplement l'effet du hasard.
Si la loi nourrit le soupçon, les gens agiront en conséquence. Certes, il est vrai que, dans une grande mesure, des membres des communautés musulmanes et arabes commettent des attentats terroristes. Par contre, la réalité est que beaucoup de membres de ces communautés ne commettent pas d'actes terroristes et criminels, et il n'y a aucune raison qu'ils soient la cible privilégiée d'enquêtes et de profilage de la part de la police et des organismes de sécurité. Il ne s'agit pas de trouver un équilibre difficile en la matière, c'est plus une question de valeurs et de principes.
Le sénateur Smith : Si un agent d'immigration pose quelques questions de plus à une personne arrivant avec un passeport saoudien, est-ce du profilage? Est-ce illégal?
M. Yussuff : Les Canadiens qui reviennent de l'étranger n'ont pas à être assujettis à un processus différent selon le pays qu'ils ont visité ou ce qu'ils ont fait. Choisir un groupe particulier pour le soumettre à un interrogatoire plus exhaustif revient à appliquer des normes différentes dans notre société. Voilà le problème. Si nous avons des soupçons, admettons que ce ne sont pas simplement les musulmans ou les Arabes qui commettent des attentats.
Le sénateur Fraser : Sur le même sujet, je commence à m'interroger sérieusement sur cette expression, « profilage racial ». On finit par lui faire dire n'importe quoi. Je ne pense pas que ce soit frivole. Tous les membres du comité s'opposent au genre de pratique dont vous parlez et dont nous parlons tous quand nous utilisons cette expression.
En revanche, il faut bien admettre que sa signification est de plus en plus floue. Ne serait-il pas préférable de poursuivre la discussion avec une terminologie plus précise? Il me semble que le comportement offensant dont beaucoup se sont plaints devant ce comité constitue plutôt de la discrimination raciale, ethnique ou religieuse. On prête une attention particulière à certaines personnes à cause de leur race, de leur religion ou de leur origine ethnique — voire de leurs habitudes de voyage, peut-être. Limitons notre discours au domaine racial, ethnique et religieux.
Ne serait-il pas préférable d'abandonner le mot « profilage » pour revenir à un mot plus traditionnel, « discrimination », que tout le monde comprend et rejette sans aucune hésitation?
Qu'en pensez-vous?
M. Yussuff : Très respectueusement, que je ne suis pas d'accord. Songez aux gens qui sont venus témoigner devant votre comité — je n'y ai pas prêté une attention particulière — et qui vous ont dit qu'ils font partie d'une communauté et sont sujets à une surveillance beaucoup plus étroite. C'est du profilage.
Beaucoup de gens sont confrontés à de la discrimination. Nous tous ici, dans cette salle, pourrons y être confrontés à des moments différents, pour des raisons différentes. Ça peut être à cause d'une incapacité physique, par exemple. Par contre, quand c'est une communauté en entier qui est visée, c'est foncièrement différent. Ceux qui visent cette communauté ont le sentiment qu'ils exercent un pouvoir légitime et qu'ils ont le droit de lui imposer des normes différentes du reste de la société. C'est de cela qu'il faut prendre conscience.
Le sénateur Fraser : En quoi est-ce différent de la situation que vous décriviez, dans certaines villes, où les Noirs, généralement jeunes, sont arrêtés par la police à cause de la couleur de leur peau? Nous n'appelons pas ça du profilage racial. Nous appelons ça de la discrimination, et c'est ce que c'est, à mon avis.
M. Yussuff : Sénateur, nous ne voyons pas la chose de la même manière. Ceux d'entre nous qui travaillons dans ce domaine voyons la chose sous un angle différent. Quand des Noirs sont arrêtés plus souvent que les autres membres de la collectivité, il y a quelque chose qui ne va pas.
Le sénateur Fraser : Et c'est quelque chose qui est odieux.
M. Yussuff : Ce qui est en cause — à tort ou à raison mais essentiellement à tort — c'est la supposition qu'ils commettent un acte criminel et qu'ils doivent être plus surveillés que les autres alors qu'il n'y a aucune justification.
Le sénateur Fraser : Ils se trouvent simplement au mauvais endroit. C'est la seule raison pour laquelle la police intervient. Je comprends bien.
Je parle simplement de la terminologie employée. Cela vous semble peut-être mineur mais je suis de plus en plus désolé de constater que ce type de discours est de plus en plus flou, et pas seulement de votre part mais de la part de beaucoup de gens qui parlent de « profilage racial ». Cela dit, vous n'êtes pas d'accord avec moi et c'est votre droit.
Le sénateur Andreychuk : Je voudrais revenir sur la question posée par le sénateur Fraser. Croyez-vous que le profilage racial, c'est quelque chose que les agents des pouvoirs publics pratiquent parce qu'ils croient que cela les aide à mieux faire leur travail? Autrement dit, ils pensent que, s'ils visent la communauté musulmane, par exemple, ils ont plus de chances de repérer des terroristes, alors que la discrimination est plutôt l'expression d'un préjugé d'une personne ou d'un groupe contre une autre. À mes yeux, le profilage racial comporte une approbation tacite, si ce n'est explicite, de l'institution ou de l'autorité en question, qui est généralement le gouvernement.
M. Yussuff : Cela peut être encore plus institutionnalisé. Dans certains cas, ce n'est approuvé par personne. Ce sont simplement des gens qui détiennent le pouvoir et qui pensent que leur devoir est d'arrêter des terroristes. C'est leur travail. Ils cherchent donc les personnes qui correspondent au profil. Ils ont une certaine image du terroriste typique et les gens qui correspondent à cette image seront plus surveillés que les autres.
Le sénateur Andreychuk : Dans la partie de votre rapport consacrée à la sous-traitance, vous admettez que les gouvernements faisaient de la sous-traitance avant le Patriot Act et que cela pose en soi des problèmes de confidentialité des renseignements et de protection de la vie privée des Canadiens. Comme vous l'avez dit, si un gouvernement, comme la Saskatchewan, d'où je viens, fait de la sous-traitance aux États-Unis, cela pourrait nous causer des problèmes parce que les lois américaines sont différentes. Et il est clair que la sous-traitance dans d'autres pays est encore plus problématique.
Vous semblez admettre qu'il y a de la sous-traitance et que c'est inquiétant mais vous dites que le Patriot Act des États-Unis rendra les choses encore pires du point de vue de la protection des renseignements personnels et de la vie privée et, par conséquent, de l'activité commerciale. Il se peut que nous donnions à notre sujet des informations exigées par le gouvernement et que ces informations soient sous-traitées ailleurs, à une organisation qui serait obligée de les fournir aux autorités américaines. Est-ce bien là votre argument?
M. Yussuff : Oui, c'est tout à fait ça.
Le sénateur Andreychuk : Pourquoi croyez-vous que le Patriot Act serait plus dangereux, de ce point de vue, que d'autres lois américaines? Est-ce à cause de l'expression « the production of any tangible things », c'est-à-dire « la production de toutes choses tangibles », au FBI?
M. Yussuff : C'est exactement ça. C'est une préoccupation parce que je ne suis pas citoyen américain. Il s'agit encore une fois de voir comment cette loi pourrait être appliquée à des informations privilégiées entreposées aux États-Unis. Si les autorités américaines les exigent, l'entreprise qui refusera de les communiquer sans raison valable commettra une infraction à la loi américaine. C'est quelque chose qui devrait nous préoccuper tous. Si des entreprises légitimes traitent des informations et que celles-ci sont exigées par le gouvernement américain, elles risquent d'être obligées de les fournir puisqu'elles se trouvent sur le territoire des États-Unis, et cela risque de compromettre la sécurité et, plus important encore, la vie privée des Canadiens.
Le sénateur Andreychuk : Vous dites que la Colombie-Britannique, la Nouvelle-Écosse, l'Ontario et la Saskatchewan sous-traitent des informations concernant leurs citoyens.
Avez-vous déjà soulevé cette question auprès de leurs gouvernements respectifs, en exposant vos préoccupations en matière de confidentialité des renseignements? Que vous ont-ils répondu?
M. Yussuff : Nous avons soulevé la question auprès du gouvernement de la Colombie-Britannique, qui estime avoir légitimement le droit de sous-traiter ces renseignements. L'un de nos syndicats affiliés de la province a intenté une poursuite à ce sujet. Nous avons soulevé la question parce que cela le préoccupait mais le problème a également été soulevé dans d'autres provinces.
Avant le Patriot Act, nous ne pensions pas que ces informations pourraient être compromises mais, maintenant, nous savons qu'elles peuvent l'être dans le contexte de leur collecte et de leur traitement.
Le sénateur Jaffer : J'aimerais préciser une chose que le sénateur Smith a dite au sujet d'une personne arrêtée à la frontière avec un passeport saoudien et interrogée plus longtemps que d'autres. Je ne pense pas que ce soit cette personne que vous représentez. Si je ne me trompe, vous parlez de Canadiens de certaines origines ethniques qui seraient interrogés pendant plus longtemps que les autres, n'est-ce pas?
M. Yussuff : Oui. Comme vous le savez, sénateur, tous les gens qui vivent au Canada n'ont pas nécessairement la citoyenneté. Il y a des immigrants reçus qui voyagent en utilisant d'autres passeports. Ils peuvent fort bien habiter au Canada sans avoir pris la citoyenneté et ils risquent d'être assujettis aux choses dont nous venons de parler.
Le sénateur Jaffer : Toutefois, les gens dont vous parlez sont des citoyens canadiens et des immigrants reçus.
M. Yussuff : C'est ça.
Le sénateur Jaffer : Il y a eu récemment une grève des enseignants en Colombie-Britannique qui, Dieu merci, est maintenant terminée. Vous avez dit que certains arrêts de travail pourraient être considérés comme du terrorisme. Dans quelles circonstances?
M. Yussuff : Ce ne serait évidemment pas notre interprétation mais, considérant la manière dont la loi a été rédigée, cela pourrait arriver.
Par exemple, dans le cas d'événements comme le G8 ou la réunion de l'APEC, si la loi avait existé à l'époque, on peut imaginer comment elle aurait été utilisée. Évidemment, elle n'a pas encore été interprétée de cette manière mais c'est une préoccupation légitime étant donné la portée de la définition pertinente. C'est notre interprétation et c'est ce que nous a dit notre conseiller juridique. Il n'y a pas encore eu de cas précis à ce sujet mais la possibilité existe.
Le sénateur Jaffer : Le sénateur Fraser vous interrogeait au sujet du profilage racial et vous avez mentionné le projet de loi de Libby Davies. En avez-vous un exemplaire?
M. Yussuff : Non, pas avec moi.
Le sénateur Jaffer : Nous l'avons.
Voici la définition :
« profilage racial » Mesure prise pour des raisons de sûreté, de sécurité ou de protection du public qui repose sur des stéréotypes fondés sur la race, la couleur, l'ethnie, l'ascendance, la religion, le lieu d'origine ou une combinaison de ces facteurs plutôt que sur un soupçon raisonnable, dans le but d'isoler une personne à des fins d'examen ou de traitement particulier.
Pouvez-vous dire ce que vous en pensez? Cette définition vous donne-t-elle satisfaction? Elle va plus loin que la discrimination.
M. Yussuff : C'est la manière dont elle a structuré son projet de loi d'initiative privée, car elle est précise dans sa définition — ou plutôt, sa tentative de définition — du profilage racial. Je pense qu'il est toujours difficile, comme l'a dit votre collègue, de faire la différence entre la discrimination et le profilage racial. Il est crucial de bien comprendre le concept et, plus important encore, de le dénoncer, ce qui est difficile car on peut l'interpréter de manière différente.
Considérant l'expérience acquise jusqu'à présent, nous avons clairement besoin d'une définition du profilage racial pour y mettre fin. L'expérience directe de la police de Kingston nous donne des indications utiles pour essayer de structurer un projet de loi.
Le chef de la police avait dit clairement ce qu'il voulait savoir — si ses agents arrêtaient de manière déraisonnable de certains groupes à Kingston — et il avait structuré l'enquête pour obtenir cette information. Cela pourrait être utile. Évidemment, nous pensons que ce projet de loi permettrait peut-être de préciser le concept, ce qui aiderait à y mettre fin.
À mon avis, tant que nous n'aurons pas de définition, nous ne pourrons pas le combattre. Quand nous aurons une définition, nous pourrons former les agents pour nous assurer qu'ils ne se comportent pas d'une manière qui pourrait déboucher sur la pratique décrite dans le projet de loi de Mme Davies.
Le sénateur Stratton : Nous sommes tous préoccupés par le profilage racial. J'ai dit la semaine dernière à un autre groupe, et je paraphrase — ce n'était pas dit de manière défavorable du tout — que si ça marche comme un canard et que ça nage comme un canard, c'est sans doute que c'est un canard. C'est une tendance naturelle des agents d'exécution des lois : ils voient une personne de couleur et ils réagissent automatiquement. On pourrait entreprendre un processus d'éducation de ces agents d'exécution des lois pour faire en sorte qu'il n'y ait plus de profilage racial.
Je me demande si l'on a vraiment besoin d'une autre loi. Je suis même préoccupé par le projet de loi d'initiative privée qui a été déposé aujourd'hui — le projet de loi C-296, loi visant à éliminer le profilage racial. J'ai beaucoup de difficultés avec ça car je crois que la première chose à faire consiste à éduquer les agents d'exécution des lois sur la manière d'éviter le profilage racial. Je crois que c'est un comportement inhérent à l'être humain — il existe depuis l'histoire de l'humanité — et je pense qu'on peut le réduire par l'éducation mais pas l'éliminer totalement.
Êtes-vous d'accord avec moi? Ne pensez-vous pas qu'il serait préférable de s'en remettre à l'éducation plutôt qu'adopter une nouvelle loi qui serait de toute façon difficile à mettre en application? Si quelqu'un est accusé de profilage racial, on peut intervenir autrement, par l'éducation ou la rééducation. Pourriez-vous répondre à cette question?
M. Yussuff : L'éducation joue un rôle considérable pour changer les attitudes des gens. C'est fondamental, je suis d'accord à 100 p. 100.
Le fait est que nous vivons dans une société très diversifiée, où l'on trouve des gens de nombreuses cultures, origines ethniques et religions différentes. La preuve dont nous disposons nous indique que le profilage racial est un vrai problème. C'est seulement une tranche particulière de la société qui est visée.
Je suppose que la plupart de nos agents de police ont de bonnes intentions et tentent de faire de leur mieux, mais il y en a d'autres qui vont plus loin que ça. Les études nous ont appris que, pour des raisons quelconques, certains s'imaginent qu'ils ont le pouvoir d'agir ainsi. Une loi ne fait que renforcer nos bonnes intentions. Il suffirait de dire que c'est un comportement répréhensible, qui sera sanctionné.
Cela doit se faire parallèlement à un processus d'éducation. Il faut que les gens comprennent pourquoi ce qu'ils font est répréhensible si nous voulons qu'ils changent de comportement.
Nos services de police doivent être respectés. Cependant, il faut aussi que tout le monde comprenne les différences qui existent dans notre société. La police doit être respectée à condition qu'elle s'acquitte bien de ses responsabilités.
Nous savons que c'est une réalité. Je reprends l'exemple du chef de la police de Kingston. Il voulait savoir si ses agents agissaient d'une manière allant à l'encontre du principe général de rassemblement de tous les citoyens. Je pense qu'il a constaté que tel était le cas. La question est maintenant de savoir comment réagir. Je suis sûr que l'éducation serait très efficace à ce sujet.
Toutefois, les gens qui sont sujets au profilage racial sont fortement portés à se méfier de la police et à ne plus la respecter. Nous devons renforcer leur droit de ne pas être assujettis à cette pratique. On peut bien dire que c'est mal mais, si on ne fait rien pour contester les gens qui agissent de cette manière, et si l'on attend qu'ils changent eux-mêmes de comportement, on risque d'attendre longtemps. L'adoption d'une loi pourrait renforcer ce qui est un principe fondamental de notre société, c'est-à-dire que la Charte des droits et libertés est centrale pour traiter tous les Canadiens de manière égale. S'il y a une échappatoire dans la loi, il faut y remédier. Cela devient un vrai problème dans notre communauté.
Le sénateur Stratton : À titre de simple information, vous voulez abroger la loi sur le terrorisme parce que vous croyez que le gouvernement et les forces de police peuvent lutter contre le terrorisme au moyen des lois existantes. Par contre, vous réclamez une nouvelle loi sur le profilage racial, alors que j'ai la conviction qu'on pourrait lutter contre cette pratique par d'autres moyens, en invoquant d'autres lois. Comment conciliez-vous ces deux attitudes? D'un côté, vous voulez abroger la Loi antiterroriste mais, de l'autre, vous réclamez une loi sur le profilage racial. Je ne vois pas comment vous pouvez concilier les deux. S'il est légitime de réclamer une nouvelle loi sur le profilage racial, pourquoi ne serait-il pas légitime de conserver la Loi antiterroriste?
M. Yussuff : S'il y a d'autres textes de loi permettant de prévenir le profilage racial, sénateur, je n'aurais aucune hésitation à approuver votre position.
Je vous répète simplement l'expérience que nous connaissons depuis trois ou quatre ans. À Toronto et ailleurs, il y a eu des incidents qui confirment qu'il y a là un problème et qu'il nous faut y trouver une solution.
Le sénateur Day : Quand le projet de loi C-36, la Loi antiterroriste, était examiné au Parlement, les témoignages du Congrès du travail du Canada, entre autres, ont entraîné l'adoption d'un amendement concernant l'exception à la définition d'une « activité terroriste » en éliminant l'adjectif « légale », ce qui touche au coeur même de la question soulevée tout à l'heure par le sénateur Jaffer concernant le fait qu'une grève pourrait être jugée illégale. Vous avez exprimé la crainte que ce genre d'activité, parfaitement légitime, pourrait ne pas être strictement légale et pourrait donc tomber dans le champ de la définition d'une « activité terroriste ». N'êtes-vous pas heureux que l'adjectif « légale » ait été retiré, ce qui fait qu'il y a une exception? Sinon, pensez-vous qu'il faudrait revoir toute la définition?
M. Yussuff : Pour être tout à fait franc, sénateur, nous n'avons pas de cas concret à présenter pour dire que la loi a été invoquée contre des arrêts de travail. Nous voulions simplement soulever une préoccupation d'ordre général quant à l'interprétation possible de la loi.
Le sénateur Day : La dernière fois que nous vous avons entendu, c'était il y a quatre ans. Vous pensiez avoir raison en disant que l'adjectif « légale » posait des problèmes. S'il y a d'autres changements que vous voudriez apporter à la loi, dites-le-nous. En ce qui nous concerne, nous pensons avoir répondu à votre préoccupation en éliminant l'adjectif « légale ».
L'autre chose que je veux mentionner, en vous demandant d'y réagir, découle d'une question de mon collègue le sénateur Joyal, concernant les employés des aéroports et les cotes de sécurité. Vous savez qu'il y a eu un vif débat au sujet du lien potentiel entre le crime organisé et le terrorisme.
M. Yussuff : Oui.
Le sénateur Day : Vous savez aussi qu'il y a beaucoup d'informations indiquant qu'avant que le gouvernement et la société se penchent sur les antécédents des employés des ports, des aéroports et du secteur des transports, un pourcentage élevé des personnes qui travaillent dans ces secteurs ont un casier judiciaire et, selon certaines allégations, font partie du crime organisé. Tout cela a été documenté et a suscité certaines inquiétudes, ce qui explique sans doute pourquoi il y a eu un degré plus élevé de vérification de ses employés du point de vue de la cote de sécurité. Et certains ont perdu leur emploi à cause de ça.
Je conviens avec vous qu'il est important d'instaurer un processus d'appel légitime et d'assurer une surveillance de ce type d'activité. C'est là-dessus que j'aimerais vous interroger. Connaissez-vous la recommandation de la ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile concernant la création d'un comité national de la sécurité qui assurerait la surveillance de ce secteur, dans son ensemble? Ce comité permettrait à des parlementaires de se pencher sur ces activités et de vérifier s'il y a un processus d'appel adéquat, donnant des résultats satisfaisants. Avez-vous eu l'occasion d'y réfléchir?
M. Yussuff : Non, je ne me suis pas penché là-dessus. Nous le ferons. Nous avons présenté des arguments similaires au sujet de la question plus vaste de ce qui se passe. En ce qui concerne la sécurité des transports, un examen exhaustif est en cours à tous les niveaux. Aujourd'hui, nous avons soulevé certaines préoccupations sur les conséquences que subissent certains de nos membres, par exemple quand ils perdent leur cote de sécurité.
Pour ce qui est de votre affirmation qu'il y a certains éléments criminels dans certains aspects de la sécurité des ports, et c'est une chose que l'on entend souvent, on ne devrait pas hésiter à intenter des poursuites si l'on a des preuves, au lieu de répandre le soupçon. Il arrive souvent que tout un groupe d'employés soit soupçonné à cause de quelques-uns seulement. Nous avons donné des exemples précis de gens qui ont un casier judiciaire, remontant parfois à 30 ou 40 ans, et qui ont perdu leur cote de sécurité, ce qui les empêche de travailler dans leur domaine. Il importe de trouver un certain équilibre dans la manière dont on traite les gens, en instaurant un mécanisme d'appel pour les cas où on empêche certaines personnes de conserver leur emploi, de manière illégitime.
Les travailleurs impliqués dans le crime organisé devraient être poursuivis, sans aucune hésitation. On vient de dire que beaucoup de travailleurs des ports sont des criminels. Certains ont peut-être un casier judiciaire mais cela n'a rien à voir avec le crime organisé. Il se peut qu'ils aient eu des démêlés avec la loi dans le passé. Ils ont survécu, ils ont payé le prix mais, maintenant, on veut leur faire payer à nouveau le prix en supprimant leur cote de sécurité. Je crois qu'il faut être un peu plus attentif en ce qui concerne les cotes de sécurité dans le secteur du transport.
Le sénateur Day : Je conviens avec vous, monsieur Yussuff, que l'équilibre est important ici. Toutefois, il est également important de ne pas oublier que la Loi antiterroriste concerne avant tout la prévention et non pas, comme vous semblez le dire, la possibilité d'accuser certaines personnes de crimes, et d'intenter des poursuites.
Beaucoup de comités se penchent sur toutes sortes de questions différentes. Il y a des comités de supervision et des comités comme le CSARS, le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité, ou le comité de surveillance de la GRC. D'aucuns pensent qu'il faudrait mettre sur pied un organisme de supervision globale étant donné l'interaction qui existe entre tous ces différents organismes. La question de fond est la suivante : devrait-t-on exercer plus de surveillance qu'on ne le fait actuellement avec les différents groupes qui existent? Pour ma part, je pense que oui. Devrait-il s'agir d'un organisme de surveillance parlementaire ou d'un organisme composé de personnes de la société civile, non parlementaires? Si vous avez déjà étudié les questions de surveillance de ce genre d'activité, d'équilibre et de bonne application des règles, en dehors de l'appareil judiciaire, ou si vous avez un mémoire quelconque à ce sujet ou des idées, cela nous serait très utile.
M. Yussuff : C'est avec grand plaisir que nous vous communiquerons ce qu'a préparé notre comité des transports. Il y a dans le secteur des transports un principe général de surveillance exhaustive en ce qui concerne ce qui se passe lorsque les gens perdent leur cote de sécurité. Comme vous le savez, cela affecte immédiatement le gagne-pain des personnes concernées. En outre, dans certains cas, ces personnes ne peuvent jamais récupérer leur emploi. Il faut souvent très longtemps pour connaître les raisons pour lesquelles une personne a perdu sa cote de sécurité ou comment elle peut intenter un recours. Cela n'est pas satisfaisant et il faut y remédier.
Pour ce qui est de votre deuxième remarque, je pense que ce sont les parlementaires, qui sont les auteurs des projets de loi, qui devraient exercer ce genre de surveillance en convoquant des témoins et des experts. Il y a d'autres mécanismes de surveillance. On peut créer des mécanismes particuliers pour se pencher sur les activités plus directes et quotidiennes telles que les laissez-passer dans les aéroports, pour lesquels les processus devraient être plus efficients et plus rapides. Sur une base régulière, il faut que vous ayez la possibilité de convoquer des gens comme moi pour prendre connaissance de notre expérience concrète concernant l'application de la loi. Cela devrait se faire plus fréquemment.
Il y a déjà quatre ans que cette loi a été adoptée et c'est la première fois que nous pouvons parler de l'expérience acquise. Ce délai est beaucoup trop long considérant les conséquences concrètes qui peuvent en découler non seulement pour nos membres mais aussi pour l'ensemble de la société.
Le sénateur Joyal : Je voudrais revenir au profilage racial.
Si je comprends bien, dans le contexte des mesures de sécurité, les États-Unis ont dressé une liste de certains pays, essentiellement musulmans ou arabes, et il était donc pratiquement inévitable que cela débouche sur du profilage racial. Quand j'entre aux États-Unis par la route, comme je le fais souvent, avec un passeport indiquant que je suis né au Canada, il y a fort peu de chances que je sois soumis à un deuxième examen. Si mon passeport indiquait que je suis né dans l'un des pays figurant sur la liste des États-Unis, il ne fait aucun doute que je serais immédiatement soumis à un deuxième examen.
Même si nous ne voulons pas admettre qu'il y a du profilage racial, cela existe parce que certains pays ont été identifiés. Ça n'a rien à voir avec l'appartenance à une organisation terroriste ou un quelconque groupe de protestation. C'est essentiellement une question d'origine. Quand nous avons établi ce genre de cadre de sécurité, il était quasiment inévitable que cela déboucherait sur du profilage racial.
La question est de savoir comment répondre. Quiconque lit le journal ou écoute la radio peut identifier le lieu d'origine des personnes dont vous parlez dans votre mémoire parce qu'elles font l'objet de certificats de sécurité, ce qui amène à rendre tout le groupe suspect. Quand une minorité est visible, comme le sont généralement les musulmans à cause des signes extérieurs de leur religion, par exemple parce que les femmes portent le hijab, il devient facile à la société de la désigner comme groupe responsable de la menace à l'ensemble de la population. Quand la société peut identifier un groupe, il y a une rupture entre ce groupe et les autres parce qu'il devient suspect.
Cette réalité existe. Le profilage racial des musulmans et des Arabes existe aujourd'hui, surtout lorsque les mosquées sont désignées parce que les imams y enseignent le Coran et que certains semblent dépasser les limites dans leur interprétation de la jihad, et cetera. La population générale a cette impression, et c'est une réalité qu'on ne peut pas ignorer quand on se demande si l'on fait assez pour prévenir le profilage racial.
Le sénateur Stratton n'a pas tort quand il dit qu'il faut éduquer la société sur le fait que tous les Arabes et tous les musulmans ne sont pas d'office suspects, que la plupart sont des citoyens respectueux des lois, comme n'importe quel autre groupe. Toutefois, il est facile pour les forces de sécurité de faire du profilage racial parce que c'est de là que provenait la majeure partie des terroristes.
Je suis sûr que ce serait exactement la même chose si la plupart des terroristes étaient provenus d'un autre groupe. Comme les noms et les pays d'origine des personnes soupçonnées d'avoir commis les attentats du 11 septembre ont été publiés dans les journaux, il était évident que ce groupe serait désigné comme groupe d'origine du mal. Quand ce contexte est établi, il est quasiment inévitable qu'il y ait non seulement du profilage racial mais aussi de la discrimination.
Dans ce contexte, le sénateur Fraser a raison. Cette discrimination existe non seulement dans les forces de police mais aussi dans le secteur privé car, tôt ou tard, le système de contrôle de sécurité qui est établi au ministère des Transports est reproduit dans le secteur privé, à cause des activités reliées.
Comment régler ce problème? Je n'ai rien contre l'idée d'adopter une loi mais cette question a une portée beaucoup plus vaste qu'un simple projet de loi sur le profilage racial. Je ne dis pas que cela aille à l'encontre de l'objectif mais je ne pense pas que ce soit suffisant pour faire face à la réalité du Canada en 2005, considérant, par exemple, ce qui est arrivé aux Sino-canadiens.
Le Congrès du travail du Canada a des membres dans tout le pays, comprenant non seulement des fonctionnaires fédéraux mais aussi des travailleurs syndiqués dans de nombreux secteurs de la société. Croyez-vous que votre deuxième recommandation soit vraiment pertinente, eu égard à la situation qui existe actuellement au Canada?
M. Yussuff : Je sais qu'on ne réglera pas le problème en ne faisant rien. Il y a déjà des lois très complètes contre la discrimination dans la plupart des provinces et au palier fédéral, comprenant par exemple la définition de la discrimination par la Commission canadienne des droits de la personne, mais une question que nous n'avons pas réglée par la voie législative est celle de la discrimination par les agences de sécurité et de police. Individuellement, je peux déposer une plainte devant la Commission des droits de la personne si j'ai fait l'objet de discrimination en matière d'emploi à cause de mon nom, de mes antécédents ou de ma religion mais, lorsqu'il y va de la police, cela dépasse largement la simple discrimination car ce sont des groupes de population complets qui sont touchés.
Les agences de police et de renseignements ciblent des collectivités précises. L'exemple des Sino-canadiens est tout à fait pertinent. La Loi sur les mesures de guerre a permis au gouvernement d'agir comme il l'a fait simplement par suspicion. Si cette loi n'avait pas existé, je ne suis pas certain que l'on aurait pu interner les Sino-canadiens et confisquer leurs biens. Il faut être conscient du pouvoir législatif qui existait.
Le profilage racial a des effets différents selon les collectivités. Il faut de nouvelles mesures pour l'empêcher. L'éducation sera utile et aidera certainement les agents de police à mieux faire leur travail, mais il faut aller au-delà de l'éducation. Bien que cette question ait déjà été beaucoup discutée dans de nombreuses collectivités du Canada, nous n'avons pas encore trouvé de réponse adéquate pour l'avenir.
Je ne soulève pas cette question pour choquer qui que ce soit. À une certaine époque, on agissait contre le terrorisme de l'IRA à cause de la manière dont cette organisation envisageait l'avenir de l'Irlande du Nord.
Nous n'avons ni adopté de loi particulière pour ce groupe de terroristes ni assujetti les Canadiens d'origine irlandaise à un harcèlement policier simplement parce que l'IRA jouissait d'un large appui dans la communauté irlandaise du monde entier. Mettons les choses en perspective : cette réaction au 11 septembre est réelle parce qu'il s'agit de vrai terrorisme. La loi est dure envers les « terroristes ». En particulier, les communautés musulmanes et arabes ont subi l'affront cette surveillance, plus que n'importe quelle autre partie de la société canadienne, même si la loi ne les vise pas particulièrement. Elle vise plutôt à faire échec au terrorisme, ce que je comprends. Toutefois, ces communautés ont été la cible des organismes de sécurité et le problème qui se pose est de trouver une réponse appropriée à ce phénomène.
Je peux donner aux sénateurs un exemple des perceptions que nous allons devoir nous efforcer de changer parce qu'elles ne sont pas justifiées. Bien que nous ayons une loi antiterroriste au Canada, je ne suis pas convaincu au sujet du nombre de gens qui ont été accusés et condamnés en vertu de cette loi. Voilà la question fondamentale. Si le problème est si grave qu'on le dit, il nous incombe de trouver comment faire bon usage de cette loi.
Beaucoup de gens sont pris dans le filet de la lutte contre le terrorisme. Il nous appartient de répondre à leurs questions fondamentales au sujet de leurs droits à titre de Canadiens, et de la manière dont les Canadiens se traitent les uns les autres. Ce n'est pas quelque chose que l'on peut faire simplement et facilement en ajoutant des éléments à cette loi. En revanche, cela légitime le traitement que ces gens reçoivent aujourd'hui. Nous avons donc maintenant l'opportunité de réaliser qu'une grande partie de notre société a été stigmatisée et injustement désignée à cause de son origine ethnique ou de sa religion, ce qui est tout à fait intolérable. Nous réussissons à coexister dans notre société depuis fort longtemps, avec des valeurs très fortes. Il est remarquable que des gens puissent venir des quatre coins du monde et constater que les Canadiens sont unis par leurs valeurs. Nous nous respectons les uns les autres, nous formons une société multiculturelle et nous réussissons à coexister dans la paix et l'harmonie, sans menacer notre sécurité mutuelle. Et nous le faisons depuis longtemps déjà. Nous devons donc nous rappeler que telle est la fondation sur laquelle nous voulons bâtir le Canada de demain.
La présidente : Je remercie nos témoins du Congrès du travail du Canada qui sont venus nous parler de cette question fondamentale et difficile, à laquelle nous cherchons des solutions.
La séance est levée.