Délibérations du Sous-comité sur les villes
Fascicule 2 - Témoignages du 8 mai 2008
OTTAWA, le jeudi 8 mai 2008
Le Sous-comité sur les villes du Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie se réunit aujourd'hui à 10 h 45 pour étudier les questions d'actualité des grandes villes canadiennes.
Le sénateur Art Eggleton (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président : Bienvenue au Sous-comité sur les villes du Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie. Aujourd'hui nous examinerons les approches fondées sur les droits par rapport à la pauvreté, au logement et à l'itinérance.
[Traduction]
Notre sous-comité prend comme point de départ les travaux déjà faits par le Sénat dans le domaine de la pauvreté, entre autres le rapport préparé par le sénateur Croll et le rapport du sénateur Cohen paru en 1997 et intitulé La pauvreté au Canada : le point critique.
Par ailleurs, notre étude viendra compléter les travaux du Comité sénatorial permanent de l'agriculture et des forêts présidé par le sénateur Fairbairn. À la demande du sénateur Segal, ce comité se penche sur la pauvreté en milieu rural.
Aujourd'hui, nous accueillons un témoin de New Delhi, par vidéoconférence, et nous recevons trois témoins, à Ottawa.
J'ai le plaisir de souhaiter la bienvenue à M. Miloon Kothari, qui a été rapporteur spécial sur le logement convenable du Conseil des droits de l'homme des Nations Unies; il témoignera de New Delhi, en Inde, par vidéoconférence. M. Kothari, qui est maintenant expert indépendant, avait été nommé rapporteur spécial sur le logement convenable en septembre 2000. Il avait notamment pour mandat de présenter un rapport annuel sur la situation mondiale, en ce qui concerne le respect des droits relatifs au logement convenable, et de trouver des solutions concrètes et de bonnes pratiques dans ce domaine.
À ce titre, il était venu au Canada et avait publié un rapport provisoire en 2007. En fait, il était resté ici environ deux semaines, au mois d'octobre. J'ai lu son rapport et je trouve qu'il a très vite saisi la situation du logement au Canada. Il est architecte de formation et a une longue expérience dans le domaine du logement et des droits fonciers. Je vous souhaite chaleureusement la bienvenue, monsieur Kothari.
Avant de vous donner la parole, j'aimerais présenter les témoins qui sont ici avec nous, à Ottawa : M. Michael Creek, directeur de l'Organisation nationale anti-pauvreté, ou ONAP, un organisme à but non lucratif et à caractère non politique qui lutte en faveur de la suppression de la pauvreté au Canada. Les porte-parole de l'ONAP connaissent bien notre comité, car ils ont déjà témoigné devant lui. L'ONAP estime que la pauvreté est une atteinte aux droits et à la sécurité de la personne et qu'elle va à l'encontre des dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés et au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, ainsi qu'au droit légal à la sécurité de la personne. M. Creek est accompagné de M. Rob Rainer, directeur général de l'ONAP.
Nous accueillons également Mme Mary Marrone, directrice de Services juridiques et défense des droits, du Centre d'action pour la sécurité du revenu, de Toronto. Le centre a pour mission de collaborer avec la collectivité, de préconiser et chercher des remèdes juridiques aux problèmes systémiques et d'améliorer la sécurité du revenu des habitants de la province de l'Ontario. Ce centre a été créé en 2001 par Aide juridique Ontario pour aider les Ontariens à faible revenu, en défendant une cause type et des actions en justice fondées sur la Charte concernant des programmes provinciaux et fédéraux de sécurité du revenu, notamment le programme Ontario au travail, le Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées, l'Assurance-emploi et le Régime de pensions du Canada.
Enfin, nous recevons aussi M. Bruce Porter, directeur, du Centre de défense des droits sociaux et coordonnateur du Comité de la Charte et des questions de pauvreté, un comité national qui se consacre à la promotion et à la défense des droits des pauvres au Canada. Il a représenté des requérants devant des tribunaux des droits de la personne dans plusieurs causes relatives au droit au logement au Canada, qui ont fait jurisprudence; il a en outre coordonné 12 interventions à la Cour suprême du Canada, en faveur de la reconnaissance des droits socioéconomiques, aux termes de la Charte canadienne.
De nombreuses personnes très compétentes nous aident dans cette étude sur la pauvreté, le logement et l'itinérance dans le contexte des droits de la personne.
Je donne maintenant la parole à M. Miloon Kothari pour qu'il puisse faire son exposé. C'est la soirée en Inde et la matinée ici, au Canada. Nous vous remercions de prendre le temps de participer à nos délibérations aujourd'hui.
Miloon Kothari, ancien rapporteur spécial sur le logement convenable, Conseil des droits humains des Nations Unies : Merci beaucoup. Bonjour à tous. Je suis heureux de pouvoir participer à cette discussion. Comme vous le savez, j'étais en mission officielle au Canada en octobre 2007; j'ai eu l'occasion de voyager dans différentes régions du pays et de visiter de nombreux endroits, tant en région rurale qu'en région urbaine, ainsi que d'entendre sur place les témoignages de dizaines de personnes. J'ai visité des centres et des refuges financés entièrement ou en partie par des programmes publics destinés aux sans-abri et j'ai discuté avec des femmes qui voulaient échapper à la violence; j'ai parlé à des femmes autochtones, à des personnes atteintes du VIH/sida, à des enfants handicapés et à des personnes souffrant de privations.
J'ai vu, à travers le pays, des échantillons de l'excellent travail qui est accompli pour aider ces groupes vulnérables mais, partout où je suis allé, on m'a signalé que l'aide financière était irrégulière, que les groupes devaient souvent compter uniquement sur des contributions volontaires et du travail bénévole et que le processus de maintien en vie des organisations non gouvernementales absorbait beaucoup de temps et des ressources.
Mon observation générale confirme les commentaires qui ont été faits par le Comité des Nations Unies sur les droits économiques, sociaux et culturels au cours du dernier examen concernant le Canada, et en particulier quant à l'urgence nationale que représentent l'itinérance et l'absence de logement convenable. Rien de ce que j'ai vu n'a démenti ces commentaires. J'ai été très troublé de constater un niveau élevé d'itinérance et une pauvreté croissante dans un pays aussi riche. Je pense que les données publiées récemment, soit jeudi dernier, par Statistique Canada, confirment l'écart croissant entre les pauvres et les riches et la pauvreté grandissante à travers le pays.
Je me suis penché sur plusieurs problèmes. Celui de l'itinérance en est un que j'ai examiné minutieusement. J'ai été déçu que le gouvernement ne soit pas capable de fournir des chiffres fiables. Le Secrétariat national pour les sans-abri indique qu'il y a 150 000 sans-abri, mais les experts avec lesquels j'ai discuté semblent indiquer que le nombre pourrait être en fait deux fois plus élevé.
En outre, un grand nombre de Canadiens, à savoir plus de 1,5 million, sont classés dans la catégorie des pauvres ayant des besoins en logement, qui sont par conséquent considérés comme n'étant pas convenablement logés et comme étant en danger de devenir sans-abri.
La deuxième question que j'ai examinée est celle de l'abordabilité. J'ai été troublé par un des chiffres que j'ai trouvés indiquant que près d'un quart des ménages canadiens — soit plus de 2,7 millions de ménages — dépensent un trop gros pourcentage de leur revenu pour avoir un toit au-dessus de la tête. Les réductions qui ont été faites dans les dépenses sociales ont eu de lourdes conséquences pour les ménages à très faible revenu.
Au cours de ma mission, j'ai également mis un accent tout particulier sur les droits des femmes à un logement convenable. J'ai parlé à de nombreuses femmes des différentes régions du pays qui ont signalé que les prestations d'aide sociale sont insuffisantes, compte tenu du coût du logement et des autres dépenses de subsistance, ou encore que des enfants avaient été enlevés à leur mère parce qu'ils vivaient dans un logement inadéquat. Nous avons en outre voulu déterminer pourquoi certains groupes de femmes sont particulièrement touchées, en particulier les femmes autochtones, parmi lesquelles les victimes de violence sont beaucoup plus nombreuses que chez les autres femmes.
J'ai visité plusieurs réserves et examiné les conditions très précaires dans lesquelles vivent les Autochtones. J'ai rendu visite à la nation Lubicon, en Alberta, et j'ai constaté que des industries d'extraction de l'énergie ont un impact catastrophique sur les moyens de subsistance des Autochtones et sur leurs pratiques traditionnelles.
Je suis allé à Vancouver pour examiner l'impact des Jeux olympiques et déterminer si Vancouver avait tendance à respecter son engagement, à savoir profiter de cette occasion pour améliorer les conditions de logement.
Voilà certaines des questions que j'ai examinées. Dans mes observations préliminaires, j'ai fait plusieurs recommandations. La plus urgente est de veiller à ce que les trois programmes nationaux concernant le logement et les sans-abri soient maintenus au-delà de la date d'échéance de mars 2009. Il s'agit de la Stratégie des partenariats de lutte contre l'itinérance, du Programme d'aide à la remise en état des logements et du fonds national de fiducie pour un logement abordable. À moins qu'on n'annonce le maintien de ces programmes, de nombreuses collectivités de toutes les régions du Canada devront se mettre à réduire les programmes, laissant un nombre croissant de personnes dans le besoin.
J'ai également fait dans mon rapport préliminaire des recommandations indiquant qu'il est essentiel de mettre en place une stratégie nationale globale en matière de logement et de tirer les leçons des nombreux cas d'application du concept du continuum du logement, à travers le pays, concept qui permet à certaines personnes de faire la transition d'un refuge à un logement convenable. En adoptant une approche axée sur les droits de la personne, il est en outre important de destiner des fonds à des groupes particulièrement vulnérables comme les Autochtones, les personnes âgées, les jeunes et les migrants.
Enfin, j'aimerais mentionner qu'au cours de mes déplacements à travers le Canada, j'ai trouvé étonnant que l'on n'y ait pas adopté une approche globale axée sur les droits, compte tenu de son engagement profond dans ce domaine sur la scène internationale et du fait qu'il a ratifié tous les principaux instruments liés aux droits de la personne.
Une approche axée sur les droits mettrait d'abord la priorité sur les droits des plus vulnérables. On s'engagerait à établir des programmes et des politiques et à consacrer des fonds au principe de la non-rétrogression, c'est-à-dire qu'on ne pourrait pas faire volte-face concernant les réalisations passées. Ça signifierait qu'on adopterait une approche indivisible à l'égard des droits de la personne. Ce n'est pas acceptable de mettre en danger son droit à l'alimentation parce que le loyer ou l'hypothèque sont trop élevés.
Le Comité des Nations Unies sur les droits économiques, sociaux et culturels et le Conseil des droits de l'homme des Nations Unies ont beaucoup d'instruments et de documents d'interprétation qui pourraient aider le Canada à mettre en œuvre une approche axée sur les droits de la personne pour ne plus être témoins de situations comme celle des nombreux laissés pour compte qui sont incapables de se trouver un endroit convenable où vivre.
Le président : Merci beaucoup, monsieur Kothari. Nous attendons toujours que le gouvernement donne des nouvelles au sujet des programmes qui viennent à échéance à la fin de la présente année financière.
Merci pour vos observations. Elles étaient présentées à titre d'observations préliminaires. En préparez-vous une version finale? Y aura-t-il une différence entre ces observations et la version finale?
M. Kothari : Elles ont été présentées en mars au Conseil des droits de l'homme des Nations Unies dans une note préliminaire. Le gouvernement a eu l'occasion de donner une réponse officielle et il l'a fait. Un rapport complet de mission sera présenté en septembre ou décembre de cette année. Ce rapport sera une version plus étoffée de la note préliminaire et il tiendra compte de la réponse détaillée que nous avons reçue du gouvernement du Canada ainsi que des informations plus récentes, comme les dernières statistiques qui ont été publiées. Le rapport final sera donc un rapport qui sera plus à jour et beaucoup plus volumineux.
Le président : Merci beaucoup.
Michael Creek, directeur, Organisation nationale anti-pauvreté : Mesdames et messieurs, je suis directeur de l'Organisation nationale anti-pauvreté ou ONAP. Je suis en outre coordinateur de Voices from the Street, un organisme de Toronto qui donne aux pauvres et aux personnes qui vivent dans la rue l'occasion de s'exprimer sur des questions qui les touchent. Je suis accompagné aujourd'hui de Rob Rainer, directeur général de l'ONAP. Nous remercions le sous-comité de cette occasion de participer à une discussion sur les approches fondées sur les droits en matière de sécurité du revenu et de logement au Canada.
Dans cet exposé préliminaire, je ferai des commentaires en m'appuyant sur mon expérience personnelle. Le mois de décembre marquera le 60e anniversaire de la proclamation de la Déclaration universelle des droits de l'homme. La Loi canadienne sur les droits de la personne a 31 ans et, pourtant, de nombreux citoyens canadiens sont lésés. Leurs droits en ce qui concerne la sécurité de la personne et la sécurité du revenu sont bafoués quotidiennement.
Je voudrais prendre quelques minutes pour expliquer la situation. Je vous parlerai d'abord un peu de moi. En 2007, j'ai eu 50 ans, un événement qui m'a surpris et qui m'a fait plaisir. Étant donné que j'ai reçu, à l'âge de 37 ans, un diagnostic de lymphome non hodgkinien, je ne m'attendais jamais à atteindre l'âge de 50 ans. Après avoir été opéré et avoir suivi des traitements de chimiothérapie, j'étais en rémission, mais avec des effets secondaires débilitants, à savoir une thrombose de la jambe et une douleur chronique causée par des ulcères de jambe récurrents.
On m'a dit que je ne retravaillerais plus, et c'est ainsi qu'a débuté ma vie dans la pauvreté. À la suite d'une expérience humiliante, j'ai pu obtenir le programme ontarien de soutien aux personnes handicapées et un logement subventionné par l'intermédiaire de l'administration municipale du logement de l'Ontario. Je me suis isolé de mes amis et de ma famille. J'ai plongé dans une dépression profonde et me suis retiré de la société pendant 13 ans.
Pendant 13 ans, j'ai survécu en vivant dans la pauvreté. Aucun de nos programmes sociaux ne m'a procuré les ressources nécessaires pour avoir le niveau de vie auquel tout le monde devrait avoir droit. La pauvreté était ma compagne constante. Elle était là quand j'allais me coucher et quand je me réveillais. La pauvreté vole votre âme et ne vous laisse pratiquement aucun espoir. Elle vous dérobe tout ce qui peut être agréable dans la vie. Elle vous laisse isolé, seul et affamé, et ce n'est que le début. Chaque jour est un combat.
Dans ma communauté de Regent Park, je vois des personnes souffrant de maladies mortelles qui sont laissées au ban de la société et sont abandonnées par les gouvernements. Des milliers de personnes vont dans les banques d'alimentation tous les jours. C'est un coup dur pour la dignité quand on doit faire la file pour recevoir deux sacs d'aliments. Les enfants partent tous les jours à l'école le ventre creux. Ça cause des dommages chez les enfants. C'est dur pour les parents quand ils n'ont pas de quoi nourrir leurs enfants. C'est une réalité pour beaucoup de personnes qui font partie de mon milieu. Dans les communautés pauvres, les enfants sont beaucoup plus susceptibles de ne pas obtenir de bons résultats scolaires. Les probabilités que les jeunes soient victimes de bandes et versent dans la criminalité sont beaucoup plus grandes. La naissance d'un enfant pauvre est le début d'une vie souvent faite de privations. La sécurité de la personne n'est pas possible quand on vit dans la pauvreté. Les conséquences de la pauvreté sur la santé et ses incidences sociales tuent à petit feu. L'isolement social des pauvres dans les quartiers économiquement défavorisés amplifie davantage la crise sociale qui frappe les démunis.
Dans ma ville, des milliers de citoyens reçoivent un logement social; un grand nombre d'entre eux doivent attendre pour obtenir un appartement subventionné qui ne serait jamais louable sur le marché. Ces immeubles résidentiels délabrés et infestés par la drogue et la criminalité servent souvent de façade à des activités illégales qui se poursuivent impunément, parfois pendant des années. Où sont les droits des personnes qui ont été condamnées à une vie de pure misère? Pourquoi devons-nous craindre pour notre sécurité personnelle? N'accorde-t-on aucune valeur à nos droits parce que nous vivons dans des logements sociaux?
Les logis pour pauvres peuvent être très inquiétants. Pour avoir accès à mon appartement, je dois passer devant des trafiquants de drogues et leurs victimes, qui sont souvent sous l'influence de stupéfiants. On trouve régulièrement des seringues, des déchets humains et des déchets ménagers sur le plancher de l'ascenseur. Des punaises de lit et des coquerelles ont envahi mon appartement, en passant par les trous aménagés pour la plomberie et le chauffage. L'entretien pose un problème constant. La sécurité est restreinte à quelques heures par jour. On voit constamment des intrus dans l'immeuble. Dans de nombreux quartiers à logements sociaux, les taux de criminalité sont élevés. Cette situation est attribuable au coût social lié au maintien des gens dans des zones isolées du reste de l'agglomération.
Que devient la sécurité de la personne dans ces logements épouvantables? Comment peut-on se sentir en sécurité dans des communautés où règne la criminalité? Où est la sécurité de la personne si la mère ou le père ne peut pas laisser ses enfants jouer à l'extérieur? Où est la sécurité d'une personne si un pauvre a davantage de problèmes de santé que les citoyens qui ont un revenu plus élevé? Où est la sécurité d'une personne quand les pauvres meurent plus jeunes que ceux qui ont un revenu plus élevé?
Les pauvres ou les économiquement faibles doivent faire face à cette discrimination systémique que constitue la vie dans les bas-fonds de la société. C'est un problème persistant. Cette violation dont sont victimes un groupe de personnes est la raison pour laquelle les droits de la personne sont reconnus dans nos sociétés.
Les pauvres qui sont victimes des plus grandes injustices ne déposeront pas de plainte, car ils ont perdu leurs illusions sur la société. Les pauvres ont été réduits au silence. Les pauvres ne peuvent pas participer de façon équitable à la vie sociale. Quand on a été battu et écrasé, il arrive qu'on cesse d'être combatif et qu'on accepte l'idée que rien ne peut changer.
Où est la sécurité d'une personne quand toutes les autres personnes autour de d'elle sont en sécurité pour la seule raison qu'elles ont un statut économique plus élevé dans notre société? Cette violation flagrante des droits de la personne doit cesser. On ne fera plus croire aux pauvres par l'intimidation qu'ils n'ont pas les mêmes droits que les autres citoyens, dans la société et dans leur pays. Refuser à quelqu'un la sécurité de la personne en raison de son statut économique est une violation de ses droits et des droits qu'a chacun d'entre nous en qualité de citoyen du Canada et du monde.
Le président : Merci d'avoir partagé votre histoire avec nous.
Mary Marrone, directrice, Services juridiques et défense des droits, Centre d'action pour la sécurité du revenu : Je tiens à vous remercier de votre invitation à faire partie de ce groupe de discussion. Nous sommes heureux de l'occasion qui s'offre à nous de discuter avec vous d'une approche fondée sur les droits en matière de sécurité du revenu.
Mon exposé est axé sur la perte des droits dont nous avons été témoins dans ce domaine au cours des 15 dernières années au Canada, à la suite de l'évolution du rôle du gouvernement fédéral et de l'érosion du revenu qui en a été la conséquence.
À l'heure actuelle, les personnes à faible revenu ont le droit de faire appel quand on leur refuse l'accès à des programmes existants comme l'Assurance-emploi, le Régime de pensions du Canada, des programmes d'aide aux personnes handicapées et les programmes d'assistance sociale de différentes provinces. Cependant, aucune protection juridique ne garantit clairement que ces programmes sont suffisants.
La Cour suprême du Canada s'est penchée sur la question de savoir si l'article 7 de la Charte pouvait être invoqué pour obliger le gouvernement à garantir un niveau de vie suffisant. Alors que la majorité des juges n'ont pas fait cette constatation dans le contexte de la cause qui leur était soumise, ils n'ont pas exclu la possibilité d'envisager la question plus tard, selon les circonstances. Elle n'a toutefois pas été réexaminée.
Je voudrais jeter un regard sur le rôle du gouvernement fédéral et sur son évolution au cours des 15 dernières années. Autrefois, les gouvernements fédéraux utilisaient leur pouvoir de dépenser pour veiller à ce que tous les Canadiens aient accès à des programmes sociaux et à des prestations sociales dans les secteurs qui, d'après la Constitution, relèvent de la compétence des provinces. Le pouvoir de dépenser a permis d'établir l'assurance-maladie, l'assurance-chômage et le Régime de pensions du Canada. Ce pouvoir a fixé des normes nationales minimales et en a fait une condition de financement fédéral. On a également eu recours à ce pouvoir pour mettre en place le Régime d'assistance publique du Canada, ou RAPC, qui veillait à ce que les provinces accordent une aide sociale suffisante qui tenait compte des besoins fondamentaux de la personne et qui interdisait le travail obligatoire. Ces droits étaient énoncés dans la loi et dans des accords multilatéraux; ils pouvaient en outre au besoin être mis en application par les bénéficiaires de l'aide sociale, par l'intermédiaire des tribunaux.
Le Régime d'assistance publique du Canada a été remplacé par le Transfert social canadien, duquel ont été supprimées les conditions de financement en ce qui concerne l'aide sociale et l'aide juridique en matière civile. En Ontario, la suppression du RAPC a permis de réduire de 22 p. 100 le montant des prestations d'aide sociale et a instauré le principe de la participation forcée à des programmes de travail obligatoire; il en résulte que les prestataires étaient forcés à se soumettre à des exigences chimériques pour encourir une perte de revenu et devenir, en fin de compte, des sans-abri. En fait, depuis ces changements, en Ontario, les ressources affectées à l'aide juridique dispensée par le biais des cliniques d'aide juridique ont été consacrées presque entièrement à veiller à ce que l'accès aux prestations en place soit effectif. Le droit à l'invalidité doit faire l'objet de constants appels.
Dans d'autres provinces, la suppression du RAPC a entraîné des coupures dans les services d'aide juridique en matière civile, ce qui réduit la capacité des personnes à faible revenu de faire appliquer les droits qu'elles ont dans le contexte des programmes d'aide sociale.
Dans le milieu des années 1990, le fédéralisme coopératif a remplacé l'exercice du pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral. En 1999, l'Entente-cadre sur l'union sociale a remplacé l'exercice du pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral sur le plan de la création de programmes nationaux. Des normes nationales ont été établies par consensus par les provinces et les territoires et négociées avec le gouvernement fédéral. La confiance et la coopération étaient appelées à remplacer les accords multilatéraux transparents et exécutoires. Ça fonctionne bien quand il y a volonté politique, mais que se passe-t-il quand il devient politiquement acceptable de rejeter la responsabilité de leur pauvreté sur les personnes à faible revenu, quand la dépendance de l'aide sociale est considérée comme un manque de motivation de travailler plutôt que comme la conséquence d'une pénurie d'emplois et d'occasions insuffisantes?
Un exemple de l'impact de ce changement est la Prestation nationale pour enfants. Elle est souvent proclamée comme étant le couronnement du fédéralisme coopératif parce que les provinces, les territoires et le gouvernement fédéral ont convenu de créer une nouvelle prestation pour enfants pour s'attaquer au problème crucial de la pauvreté chez les enfants. Aucune entente n'établit les droits et obligations; seule une annonce publique est effectuée.
Ce programme comporte une faille importante. Il a été mis en place pour exclure les enfants des familles qui reçoivent des prestations d'aide sociale, pas parce que ceux-ci n'en ont pas besoin ou que leur famille a déjà un revenu suffisant, mais pour s'assurer que la situation financière des parents soit toujours pire que s'ils travaillaient. Ce groupe exclut toutefois des parents ayant des invalidités et des parents de très jeunes enfants, qui étaient dans l'incapacité de travailler.
Nous sommes d'avis que ce programme enfreint l'article 15 de la Charte en excluant les familles qui bénéficient de l'aide sociale. La Cour d'appel de l'Ontario a indiqué que les gouvernements ne peuvent pas faire de discrimination fondée sur le fait de recevoir de l'aide sociale, mais à cause du fédéralisme coopératif, le programme a été élaboré à huis clos, sans entente écrite, ni obligation de rendre compte dans les faits. La façon dont les familles ont été exclues vient compliquer davantage la situation au niveau de la reddition de comptes. Le gouvernement fédéral fournissait la prestation et les gouvernements provinciaux devaient la récupérer en la prélevant sur les paiements d'aide sociale. Même les documents obtenus par l'intermédiaire de demandes d'accès à l'information n'indiquent pas comment ni pourquoi cette décision a été prise, en raison de l'exclusion des règlements liés aux négociations avec d'autres gouvernements.
Actuellement, le gouvernement fédéral s'éloigne encore plus d'une situation de leadership et de responsabilisation en matière de politique sociale. Dans son discours du Trône, il a annoncé, et cela a été confirmé dans le dernier budget, qu'il avait l'intention de préparer une loi qui limiterait l'utilisation du pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral en vue d'établir des programmes nationaux qui pourraient empiéter sur les champs de compétence provinciaux, ce qui implique la majorité des programmes sociaux.
La question qui se pose est : quelles mesures le gouvernement fédéral pourrait-il prendre? Au Canada, les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux sont tous assujettis à la Charte des droits et libertés. Le gouvernement fédéral a également signé des pactes internationaux sur les droits sociaux et économiques, ainsi que sur les droits des enfants. Il a la responsabilité de veiller au respect de ces pactes internationaux, dans le cadre de ses programmes gouvernementaux et des programmes mis en place par les provinces et les municipalités. Le gouvernement du Canada devrait se préoccuper autant des articles 15 et 7 de la Charte que des articles 91 et 92. Il peut respecter la compétence constitutionnelle des provinces tout en insistant sur le fait que tout recours aux fonds fédéraux par les provinces doit se conformer aux obligations de la Charte. Il peut en faire de même avec les obligations internationales en matière de droits de la personne. M. Porter donnera davantage d'informations à ce sujet.
Pour veiller à ce que ces droits soient protégés, le gouvernement devrait rétablir le Programme de contestation judiciaire du Canada et mettre en place un programme national d'aide juridique en matière civile, qui avait disparu à la suite de la suppression du Régime d'assistance publique du Canada.
Bruce Porter, directeur, Centre de défense des droits sociaux : Honorables sénateurs, je vous remercie de m'avoir permis de participer à cette très importante discussion. Je voudrais aussi profiter de l'occasion pour remercier l'ancien rapporteur spécial sur le droit à un logement convenable, M. Kothari, pour toute l'attention qu'il a consacrée aux problèmes de violation des droits de l'homme dans le domaine du logement au Canada.
Dans les années 1990, lorsque les pauvres se sont adressés aux Nations Unies pour leur demander de régler ce qui leur apparaissait comme un des problèmes les plus cruciaux de violation des droits de la personne au Canada, à savoir celui de la pauvreté et de l'itinérance, nos organisations craignaient que les problèmes du Canada ne paraissent insignifiants à un organisme international comme les Nations Unies, qui examine des problèmes aussi flagrants que ceux de la pauvreté, de la famine et de l'itinérance à l'échelle mondiale. Cependant, la réaction de personnes comme M. Kothari et du Comité des Nations Unies sur les droits économiques, sociaux et culturels a été tout le contraire. Il est étonnant de constater que des organismes chargés de surveiller le respect des droits de la personne au Canada ont été troublés et stupéfaits par la progression de la pauvreté et de l'itinérance au cours des 15 ou 20 dernières années.
La norme applicable en matière de droits humains internationaux, qui est la pierre angulaire de notre protection des droits sociaux au Canada — comme le droit à un logement et à un revenu suffisants —, est liée à l'application du principe dit des « ressources disponibles ». Autrement dit, il faut mobiliser le maximum des ressources disponibles pour protéger ces droits fondamentaux qui sont liés, comme l'a si bien expliqué M. Creek, à des questions fondamentales de dignité et de sécurité personnelle qui sont au cœur de notre perception des droits de la personne au Canada — et au cœur de notre démocratie constitutionnelle elle-même. Loin d'être insignifiant d'un point de vue des droits de la personne à l'échelle internationale, les problèmes de la recrudescence de la pauvreté et de l'itinérance au Canada sont considérés comme des violations flagrantes car, dans ce pays, ils sont évitables. Ils ne sont pas causés par un manque de ressources. En fait, l'itinérance et la pauvreté se sont aggravées alors que le pays s'enrichissait de plus en plus. Ce sont des problèmes qui sont fondamentalement associés aux inégalités sociales et, comme l'a fait remarquer Mme Marrone, à l'absence de volonté de régler les problèmes exposés par M. Creek.
Où a-t-on fait fausse route? Ce qui est particulièrement intéressant au sujet du présent groupe et du thème de la discussion d'aujourd'hui, c'est que nous avons l'occasion d'examiner la pauvreté et l'itinérance, moins comme un programme de la politique sociale qui a mal tourné que comme une crise touchant les droits de la personne.
Cette crise présente toutes les caractéristiques d'un problème de respect des droits de la personne qui touche les groupes les plus vulnérables, comme l'ont fait remarquer M. Kothari et d'autres témoins. Ce problème est lié à l'inégalité et il est fondamentalement associé aux attitudes discriminatoires à l'égard des pauvres, que M. Creek a décrites. Il faut retrouver nos notions fondamentales d'égalité des citoyens dans notre pays, notions en vertu desquelles toute personne a droit à la sécurité et à la dignité. Ce sont des valeurs liées aux droits de la personne et c'est en quelque sorte la disparition de ces valeurs qui est au cœur de ce qui a été qualifié très à propos d'urgence nationale par M. Kothari et par différents organes de l'ONU.
Les droits de la personne à l'échelle internationale relèvent de la compétence du gouvernement fédéral. L'exécutif fédéral a ratifié ces traités avec l'accord des provinces et, par conséquent, on peut s'attendre légitimement à ce que le gouvernement fédéral joue un rôle de chef de file dans les domaines du logement et de la pauvreté qui ont des dimensions liées aux droits de la personne. Un grand nombre de questions relèvent certes de la compétence des provinces, mais le nouveau concept de fédéralisme coopératif laisse au gouvernement un rôle important, celui de respecter ses obligations internationales en matière de droits de la personne et de veiller à ce que tous les paliers de gouvernement collaborent en poursuivant le même objectif.
Si nous pensons qu'il s'agit d'une crise des droits de la personne plutôt que d'une crise du logement, nous pouvons tenter de déterminer en quoi un cadre de référence des droits de la personne pourrait contribuer à améliorer la situation au Canada. L'économiste indien lauréat du Prix Nobel Amartya Sen nous a forcés à jeter un regard différent sur les problèmes de la famine et de la pauvreté en démontrant que la famine est rarement causée par une pénurie de nourriture et qu'elle est généralement due à ce que l'on appelle un mauvais fonctionnement du régime des droits ou alors à un échec des droits de la personne, à savoir précisément le phénomène que Mme Marrone a décrit à propos de la disparition des droits qui existaient dans le contexte du Régime d'assistance publique du Canada.
Il s'agit alors de rétablir dans notre démocratie constitutionnelle ce qui était, à mon sens, un engagement traditionnel au principe que le logement et un revenu suffisant sont, dans notre démocratie, des valeurs fondamentales liées aux droits de la personne.
J'ai eu l'occasion, il y a environ un an, d'examiner les témoignages faits devant le comité présidé par Patrick Boyer, le député chargé d'examiner ce que le Canada devait faire pour mettre en place des mesures de protection de l'égalité, à l'occasion de l'entrée en vigueur des dispositions relatives à l'égalité, en 1985. Le nombre de témoins qui ont fait mention des engagements internationaux du Canada en matière de protection des femmes et des groupes défavorisés à l'égard de la pauvreté, de l'itinérance et de la famine est saisissant. Ces engagements étaient considérés comme des valeurs fondamentales liées aux droits de la personne qui devaient être protégées en vertu de la Charte canadienne et, pourtant, lorsque les pauvres sont allés devant les tribunaux pour essayer de régler ces questions de sécurité et d'inégalité, les avocats du gouvernement ont signifié clairement que ce n'étaient pas des droits qui pouvaient être protégés par les cours canadiennes.
Cette question préoccupait l'ONU. Alors que les gouvernements canadiens auraient dû encourager les tribunaux à appliquer la loi de manière uniforme en ce qui concerne ces droits de la personne, les avocats du gouvernement se sont opposés en cour à ce type de considération. Lorsque nous avons cité les préoccupations des Nations Unies, ces avocats ont répliqué que nos tribunaux ne devraient pas y accorder beaucoup d'importance.
Un des premiers changements nécessaires est que notre gouvernement, surtout le gouvernement fédéral, doit envisager d'intervenir dans les cas où ces atteintes aux droits de la personne sont portées devant les tribunaux dans le contexte de notre Charte et qu'il doit leur faire prendre conscience de l'importance des obligations internationales du Canada en matière de droits humains. Ce serait un devoir fondamental du gouvernement fédéral d'honorer ses engagements.
Il y a quelques années, lorsqu'on lui a confié la direction d'un groupe d'experts chargés d'examiner la Loi canadienne sur les droits de la personne, l'ancien juge de la Cour suprême La Forest a signalé qu'il avait davantage entendu parler de la pauvreté au Canada que de toute autre question liée aux droits de la personne. Il a recommandé de modifier la Loi canadienne sur les droits de la personne afin d'y inclure la protection à l'égard de toute discrimination contre les pauvres, fondée sur la « condition sociale ». Le Comité sur les droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies a endossé cette recommandation; il a recommandé en outre que le droit au logement et le droit à un revenu suffisant, ainsi que d'autres droits que le Canada doit respecter en vertu du droit international, soient inclus dans la Loi canadienne sur les droits de la personne pour que l'on sache déterminer les domaines de responsabilité fédérale en cas de protection inadéquate de ces droits. Ce sont des changements cruciaux qui pourraient être envisagés par le gouvernement fédéral. Cinq ans plus tard, il n'a pas encore mis en œuvre les recommandations du rapport du groupe La Forest.
Lorsque, dans le contexte de procédures spéciales comme celle dont est chargé M. Kothari, les organismes des Nations Unies ont détecté ces types de problèmes au Canada, la réaction des gouvernements, fédéral, provinciaux et territoriaux, a été de les ignorer purement et simplement. Par exemple, on n'a mis en place au Canada aucune procédure d'audience parlementaire ou de réunion ministérielle fédérale-provinciale et territoriale pour examiner ces préoccupations importantes liées aux violations des droits de la personne au Canada, au sujet desquelles les organismes de défense des droits de l'homme des Nations Unies ont pratiquement sonné l'alarme. On a tout bonnement ignoré leurs avertissements. Tous les cinq ou six ans, le Canada présente aux Nations Unies un état de la situation en ce qui concerne les violations du droit à un logement convenable. Il n'a toutefois pas agi à la suite des préoccupations formulées il y a cinq ou six ans. Il est essentiel de mettre en place une procédure d'examen de ces préoccupations et recommandations par un comité parlementaire; en outre, les recommandations devraient, le cas échéant, être mises en œuvre à tous les paliers de gouvernement par l'adoption de mesures conjointes.
Comme l'a suggéré Mme Marrone, on peut également envisager d'intégrer les obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne à des accords entre le gouvernement fédéral et d'autres paliers de gouvernement, et en particulier à de nouveaux accords avec les municipalités. Certains sénateurs sont sans doute au courant des travaux importants qui ont été réalisés dans le contexte de l'élaboration d'une charte des droits de la personne à Montréal, prévoyant une procédure de présentation de plaintes à un ombudsman, et couvrant les questions de droit au logement. Des changements semblables sont observés au niveau municipal à travers le monde; c'est le type d'initiative que le gouvernement fédéral pourrait encourager en intégrant les obligations internationales en matière de droits de la personne à de nouveaux accords tripartites avec les municipalités.
Enfin, le gouvernement fédéral peut jouer un rôle actif dans l'élaboration d'une stratégie nationale de logement qui accepte et met en œuvre le droit au logement et le droit à un revenu suffisant, à titre de droits fondamentaux de la personne qui doivent être pris en compte par les décideurs, à tous les paliers de gouvernement. Cette intégration des valeurs liées aux droits de la personne au processus décisionnel est le type de changement qui pourrait apporter vraiment des éléments de solution à ce qui est considéré comme une crise des droits de la personne.
Le président : Merci beaucoup, monsieur Porter. Merci à tous. Au cours des séances précédentes du sous-comité, les témoins avaient signalé les problèmes et suggéré des solutions, des programmes et des politiques, mais vous avez apporté une dimension différente à cette discussion en mettant l'accent sur les droits de la personne.
Nous entamons maintenant une discussion avec le comité. Je poserai d'abord une question qui s'adresse à vous tous.
Elle s'inspire d'un sujet sur lequel vous avez tous fait des commentaires. Je voudrais m'intéresser tout particulièrement à une des recommandations que vous avez faites, monsieur Kothari. Vous avez dit qu'il était essentiel que le gouvernement mette en place une stratégie globale de réduction de la pauvreté financée en suffisance, fondée sur les obligations liées aux droits de la personne et de mettre œuvre, dans les provinces et les territoires, des plans complémentaires liés à une stratégie nationale globale en matière de logement.
Je suis d'accord. Cependant, une des difficultés en l'occurrence est que, bien que le gouvernement fédéral ait conclu ces différents accords et pactes, la plupart des domaines concernés par la politique sociale et le logement relèvent de la compétence des provinces ou, dans certains cas, des deux paliers de gouvernement. Dans de nombreux cas, le gouvernement fédéral dira que c'est une responsabilité provinciale, bien que ce soit lui qui ait signé le document avec les Nations Unies.
Je me souviens d'une affaire examinée il y a quelques années concernant une accusation de discrimination en matière d'éducation dans notre pays. Ça concernait en tout cas ma province, l'Ontario. Dans ce cas-là, les Nations Unies ont également été citées. Sur le conseil de ses avocats, le gouvernement a expliqué que l'éducation était une responsabilité provinciale. Tout ce qui est arrivé dans ce cas-là, c'est qu'au lieu d'indiquer qu'il respecterait ses engagements et veillerait à ce que les provinces respectent les leurs, le gouvernement fédéral a répondu qu'il enverrait une lettre aux provinces et verrait la suite que celles-ci y donneraient.
Selon l'attitude ou l'approche du gouvernement au pouvoir, il est possible que nous nous impliquions de façon plus directe ou, alors, que nous ne nous en mêlions pas du tout. Vous êtes plusieurs à avoir manifesté des inquiétudes au sujet de notre approche à cet égard. C'est une préoccupation que je partage également.
Comment le gouvernement fédéral peut-il respecter ses obligations internationales alors que la situation intérieure peut être un argument commode pour justifier sa non-intervention dans une affaire sous prétexte que ça relève de la compétence des provinces? Il y a une absence manifeste de volonté politique dans ce cas-là. Ça nous laisse avec un vide ou avec un problème qui reste irrésolu; comme l'a signalé M. Porter, ce problème est ignoré.
Que faites-vous dans ce cas-là, compte tenu du fait que la Confédération et les différents paliers de compétence que nous avons sont partagés entre l'article 91 et l'article 92 de la Constitution?
M. Kothari : Ce n'est pas un problème exceptionnel. Au cours de mes missions dans des États fédéraux — en Australie, par exemple —, j'ai rencontré des problèmes semblables, des situations où je dirais que les différentes parties se rejettent la responsabilité. Je pense que ça ne nous aide pas vraiment.
La responsabilité de respecter ses obligations en matière de droits de la personne incombe à tous les paliers de gouvernement. Le travail qui a été fait, par exemple, dans le cas du Canada, par la Commission ontarienne des droits de la personne, est très important. Elle a accepté une responsabilité particulière et suggéré des façons de procéder.
Personnellement, je n'accepte pas l'argument invoqué par le gouvernement fédéral, à savoir que le logement est une responsabilité qui relève surtout des territoires et des provinces. D'après les fonds consacrés à ce domaine au cours des années précédentes, et même maintenant, avec les trois principaux programmes de logement et de lutte contre l'itinérance, je pense que c'est un engagement assez appréciable. Il est très important que le gouvernement fédéral rende compte de cet engagement. Lorsqu'il y a un engagement de la part du palier fédéral, il est très clair qu'il y a un soutien complémentaire au palier provincial et territorial.
J'ai été également troublé d'apprendre, par exemple, que, lorsque les ministres provinciaux et territoriaux responsables du logement se sont réunis en février pour examiner la question de l'abordabilité du logement, le ministre fédéral était absent. Il semblerait que la volonté d'engagement fasse défaut; il ne faudrait pas qu'une question relève à la fois de deux paliers de compétence différents.
Je pense qu'une solution à ce problème est de tenir le gouvernement fédéral responsable. L'autre solution est, naturellement, d'avoir un engagement des provinces et des territoires en ce qui concerne les instruments concernant les droits de la personne, y compris les instruments internationaux.
M. Creek : Un commentaire qu'on entend souvent dans les collectivités pauvres est que ça ne relève pas de la responsabilité du gouvernement fédéral ni de celle d'un gouvernement provincial ou encore des administrations municipales. Personne ne veut prendre le taureau par les cornes et passer à l'action.
Depuis des années, on pratique le jeu qui consiste à se monter l'un contre l'autre. Il faudra se mettre à examiner les problèmes liés à la pauvreté, au logement et aux droits de la personne en adoptant une approche plus humaniste plutôt qu'une approche politique. J'espère que ce sera possible.
Le président : C'est un bon commentaire. Comment peut-on faire cesser ce petit jeu?
Mme Marrone : Je suis aussi d'avis qu'une stratégie globale de réduction de la pauvreté est essentielle et qu'il est impératif que les gouvernements y collaborent. L'Ontario a amorcé le processus. Cette province ne peut toutefois pas agir seule, ni le gouvernement fédéral.
Il faut faire démarrer la discussion et le processus doit être transparent. Quand on perd les prestations d'assurance-emploi, l'aide sociale prend de l'importance. Les questions concernant le marché du travail chevauchent le champ de compétence fédéral et le provincial. Pour obtenir la sécurité du revenu, il faut que les gouvernements collaborent.
La question a été abordée par M. Porter. Il serait très important de mettre en place une procédure juridique qui force les gouvernements à examiner les commentaires faits par les comités des Nations Unies. Ils ne sont pas largement diffusés et il y aurait peut-être plus de volonté publique, voire de volonté politique de la part du gouvernement si on était davantage au courant des commentaires de ces comités.
Il est clair que c'est une responsabilité partagée. C'est difficile lorsque le gouvernement au pouvoir n'a pas la volonté politique nécessaire. S'il l'avait, il pourrait prendre la direction d'un processus. Les questions constitutionnelles peuvent être réglées en prenant la direction du processus et en insistant pour que les gouvernements provinciaux participent. Pour qu'une stratégie de réduction de la pauvreté soit efficace, il est essentiel qu'elle soit financée par le gouvernement fédéral et par les provinces. Nous avons dit dans nos commentaires qu'on pouvait assujettir ce financement à des conditions qui intégreraient une norme minimale donnée.
Le président : Comment entretenir la volonté politique?
J'essaie d'être un président impartial. Cependant, si nous acceptons votre commentaire, comment pouvons-nous obtenir la volonté politique et le dialogue fédéral-provincial, voire faire venir des porte-parole des Nations Unies au Canada pour pouvoir tenir des audiences ou faire le nécessaire pour passer à l'action?
M. Porter : Je voudrais examiner un aspect de cette question. Pour le moment, les sondages indiquent systématiquement que la majorité des Canadiens sont très attachés à ces valeurs et aimeraient que leurs gouvernements réagissent mieux et de façon plus coopérative.
Par conséquent, il y a un écart entre ce que les gens jugent approprié et ce que les gouvernements font pour lutter contre la pauvreté et l'itinérance. Nous sommes prisonniers d'un vieux paradigme du rôle du gouvernement fédéral, en vertu duquel le gouvernement fédéral a, comme l'expliquait Mme Marrone, attaché des conditions au financement dans des domaines relevant de la compétence des provinces. L'idée que le gouvernement fédéral établisse ainsi des règles dans des domaines de compétence provinciale suscite une forte susceptibilité de la part des provinces. Ça reste, naturellement, un aspect important du rôle fédéral et il est normal que des conditions soient attachées au financement, comme dans le cas du secteur du logement.
Cependant, on peut également envisager un modèle différent dans le contexte duquel le gouvernement fédéral jouerait vraiment un rôle de chef de file en créant de nouveaux mécanismes de responsabilisation avec les provinces et les municipalités. Par exemple, au lieu de dire « nous vous accordons ces fonds, mais nous supprimerons le financement si vous ne vous assurez pas que les assistés sociaux aient un niveau de revenu suffisant », il peut dire ceci : « nous vous accordons ces fonds et vous aiderons à financer l'aide sociale et le logement, domaines qui relèvent de la compétence des provinces. Nous travaillerons ensemble pour veiller à respecter nos obligations fondamentales en matière de droits de la personne ».
Par conséquent, on peut renforcer la reddition de comptes dans le domaine des droits de la personne, en rendant des comptes au gouvernement fédéral, certes, mais surtout aux personnes concernées. Vous pourriez créer un mécanisme auquel une personne comme M. Creek pourrait avoir recours, s'il estimait que certains aspects du logement n'étaient pas conformes aux droits à la dignité et à la sécurité.
Il ne s'agirait pas nécessairement du gouvernement fédéral; on pourrait établir un organisme d'arbitrage d'un type ou d'un autre, nommer un ombudsman en vertu de la Charte de Montréal, et cetera. Vous pourriez alors créer un mécanisme dans le contexte duquel les gouvernements se considéreraient eux-mêmes comme redevables en ce qui concerne ces droits fondamentaux de la personne.
Je ne pense pas que la susceptibilité des provinces serait aussi grande si le gouvernement fédéral avait expliqué qu'on allait faire en sorte de trouver un moyen de le faire en respectant les obligations des provinces dans le contexte de la législation internationale en matière de droits humains, quand elles dépensent les fonds que le gouvernement fédéral leur octroie à titre de paiements de transfert. Certaines provinces, comme le Québec — où l'on appuie vigoureusement les droits humains internationaux, et en particulier les droits économiques, sociaux et culturels, comme le droit au logement —, ne seraient plus aussi susceptibles dans ces conditions. Il semblerait que ce soit la même chose en ce qui concerne les municipalités.
Ce serait peut-être l'orientation qu'on pourrait prendre pour trouver un modèle de fédéralisme différent.
Le sénateur Munson : Cette question m'intéresse beaucoup, car je suis membre du Comité sénatorial permanent des droits de la personne. Lorsque j'étais journaliste, j'ai été témoin à travers le monde de situations qui sont encapsulées dans la grande enveloppe des droits de la personne.
Les membres de ce comité étaient à Genève dernièrement. La question suivante s'adresse à tous les témoins et M. Kothari pourrait peut-être y répondre en partie.
En 2009, le Canada sera l'objet d'une enquête faite par le Conseil des droits de l'homme des Nations Unies ou il devra lui ouvrir ses livres. J'ignore quels seront les trois rapporteurs spéciaux ou les trois pays qui seront chargés d'analyser la situation ici. Ça me paraît toutefois être une occasion unique — bien que ce soit embarrassant et que ça provoque peut-être un sentiment de honte — de faire remuer les choses dans notre pays en étant transparents.
Nous avons le don de dire aux autres pays comment ils doivent s'occuper des droits de la personne chez eux, mais nous n'avons pas de quoi être fiers dans le contexte du débat sur l'itinérance et sur d'autres questions. J'aimerais qu'on fasse des commentaires sur cette occasion qui se présentera en 2009.
On ose espérer que le gouvernement fédéral fait ce qu'il y a à faire. On ne peut toutefois rien cacher. Nous avons de graves problèmes, comme vous l'avez signalé.
M. Kothari : Le sénateur Munson fait allusion à la nouvelle procédure du Conseil des droits de l'homme des Nations Unies appelée examen périodique universel. C'est une procédure d'examen par les pairs. Le bilan d'un gouvernement au chapitre des droits de la personne est examiné par d'autres gouvernements, et le tour du Canada vient l'année prochaine.
Trois documents serviront de base à l'examen : premièrement, une compilation de tous les commentaires que les différents organismes des Nations Unies ont faits au sujet du bilan du Canada au chapitre des droits de la personne; deuxièmement, une compilation de l'information venant de la société civile, d'organisations non gouvernementales et d'établissements d'enseignement, ou ce que l'on appelle un rapport des intervenants et, troisièmement, un rapport de l'État-partie concerné.
À l'instar du sénateur Munson, je pense que c'est une excellente occasion. Il s'agira d'un examen exhaustif, et j'espère qu'il générera davantage de publicité que d'autres visites et autres examens périodiques ne l'ont fait, en raison de la nature intergouvernementale de cet examen. Il est essentiel que nous fassions tous notre part.
Je ne connais pas les procédures, mais ce serait très utile si votre comité pouvait demander au gouvernement de préparer un rapport sur les mesures qui ont été prises pour mettre en œuvre les conclusions des organes des Nations Unies créés par des traités et les recommandations des rapporteurs spéciaux. C'est une question qui sera posée au sein du Conseil des droits de l'homme des Nations Unies. Si la société civile et les établissements d'enseignement pouvaient répondre aux mêmes questions, nous aurions un bon rapport à préparer pour cet examen périodique universel.
M. Rainer : Au cours des 12 derniers mois, nous avons recommandé la création d'un commissariat à la pauvreté au Canada, étant donné l'importance de cette question et le nombre de personnes qui sont touchées de façon directe ou indirecte. Nous sommes en fait tous touchés, car le coût de la pauvreté est supporté par toute la société. Ce coût est de plusieurs dizaines de milliards de dollars.
Une étude universitaire faite l'année dernière aux États-Unis a examiné le coût de la pauvreté infantile, des soins de santé et des impacts sur le système judiciaire ainsi que de la perte de productivité chez les personnes vivant dans la pauvreté. On a estimé que le coût de la pauvreté infantile s'élève à 500 milliards de dollars par an aux États-Unis.
Si l'on applique ce calcul au Canada, on pourrait dire que le coût de la pauvreté infantile se chiffre à environ 50 milliards de dollars. Il faut y ajouter d'autres coûts liés à l'itinérance et ça permet d'obtenir des chiffres estimatifs. Tout ça pour dire que le coût social de la pauvreté est énorme. Nous pouvons par conséquent considérer ce problème comme un qui touche une majorité et pas une minorité de personnes. On s'est demandé tout à l'heure comment créer la volonté politique nécessaire. Le problème est lié en partie au fait que c'est encore perçu comme un problème touchant une minorité des Canadiens alors qu'en fait, il touche une majorité. Si le gouvernement fédéral le reconnaissait, sa réaction serait différente.
Un commissaire à la pauvreté dont la tâche consisterait à présenter un rapport annuel pourrait être rattaché au Bureau du solliciteur général. Il ferait un rapport objectif, indépendant et minutieux sur les initiatives du Canada en rapport avec les obligations qu'il a contractées dans le contexte de différents traités nationaux et internationaux, et autres types d'obligations semblables. Ce serait très utile dans le cadre du mécanisme de reddition de comptes.
L'année dernière, le commissaire britannique à l'enfance a fait un exposé à Ottawa sur les enfants et la santé. Le gouvernement britannique a établi ce commissariat à l'enfance pour qu'il prenne la défense des enfants parce qu'ils forment un des groupes les plus vulnérables dans la société. J'ai été impressionné par la vigueur de cet organisme et par l'importance qu'on accorde aux commentaires qu'il faits, notamment sur la promotion des droits de l'enfant et de sa santé.
Nous avons demandé la création d'un poste de commissaire à la pauvreté. Ce ne serait pas coûteux pour le gouvernement, mais ce serait un mécanisme indépendant et objectif qui pourrait présenter des rapports sur la situation intérieure et la situation internationale.
Le sénateur Munson : J'aime l'idée d'un commissaire à la pauvreté. J'ai rencontré le commissaire britannique à l'enfance lorsqu'il était ici. C'est stupéfiant.
La création d'un poste semblable ici pour examiner ces questions faisait partie des recommandations qui ont été faites par le Comité sénatorial permanent des droits de la personne. Nous devons relever le niveau du débat sur les problèmes liés au non-respect des droits. Quand on pense aux droits de la personne, on pense généralement au droit de protester, de s'opposer, de voter, et cetera. C'est dans notre lexique; c'est ce que nous faisons.
Estimez-vous que le fait de créer ces postes de commissaires indépendants — c'est difficile d'être indépendant de nos jours — attirera l'attention sur ces problèmes et élèvera le niveau du débat sur les droits de la personne?
M. Porter : C'est une très bonne remarque.
Je suis d'accord avec ce que vous dites; la façon dont le Canada se présente dans le contexte des valeurs fondées sur les droits de la personne pose effectivement de plus en plus un problème à Genève et à New York. Nous avons d'abord donné l'impression que nous pensions être un exemple de vertu et que les problèmes liés aux droits de la personne concernent uniquement d'autres pays.
Lorsque les organismes de l'ONU ont fait des critiques à l'endroit du Canada, les récents gouvernements ont eu une déplorable tendance à nier ces problèmes. Je ne sais pas si c'est un fait connu au Canada que les Nations Unies considèrent que la situation est davantage comparable à celle des États-Unis en ce qui concerne des droits comme le droit à l'alimentation, à l'eau et au logement. Les États-Unis se sont toujours opposés à la reconnaissance de ces droits. Ils n'ont pas ratifié le Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels, la Convention sur les droits de l'enfant ni aucun autre des traités internationaux dans l'élaboration desquels le Canada a joué un rôle très important.
C'est très troublant de voir cette attitude du Canada aux Nations Unies, à savoir qu'en quelque sorte notre tâche au sein du Conseil des droits de l'homme des Nations Unies consiste à critiquer d'autres pays mais à n'accorder aucune attention quand on blâme le nôtre.
Le sénateur Munson : Nous signons ces traités, mais nous ne les mettons pas en pratique pour la plupart.
M. Porter : Il est très important d'examiner la structure institutionnelle nationale nécessaire pour mettre les obligations en œuvre. Les commissaires et autres agents sont importants, mais nos institutions chargées de protéger les droits de la personne ne respectent pas les normes internationales en matière de droits de l'homme.
Les Principes de Paris indiquent que la Commission canadienne des droits de la personne, par exemple, devrait être capable d'examiner toutes les violations faites par le Canada de ses obligations internationales en matière de droits de l'homme. L'absence d'infrastructures internes pour protéger ces droits dans le contexte de la Charte, dans la façon dont les cours pourraient l'interpréter ou l'appliquer, et l'incapacité d'un grand nombre de nos commissions des droits de la personne de traiter ces questions parce que ça ne fait pas partie de leur mandat, sont des questions auxquelles on s'intéressera surtout quand le Canada fera l'objet de l'examen périodique universel du Conseil des droits de l'homme.
On ne peut pas compter sur ce type de processus pour être la protection ultime pour les Canadiens. L'ultime protection doit résider dans la création d'institutions internes qui protègent ces droits de la personne et en font la promotion. Le Conseil des droits de l'homme sera très préoccupé d'apprendre que les institutions liées aux droits de la personne n'ont pas le mandat de protéger les droits sociaux et économiques, que nos gouvernements vont devant les tribunaux dans le contexte de la Charte en prétextant que ces droits ne devraient pas être protégés, et que le Programme de contestation judiciaire sur lequel comptent les citoyens pour aller devant les tribunaux pour faire respecter leurs droits n'est plus subventionné.
La plupart de ces types de préoccupations sont bien réelles et, comme le reconnaîtrait M. Kothari, c'est cette absence d'infrastructures internes qui sera finalement le principal souci du Conseil des droits de l'homme des Nations Unies.
Le sénateur Munson : Pourriez-vous citer des cas indiquant les conséquences de la disparition du Programme de contestation judiciaire du Canada pour les groupes de lutte contre la pauvreté qui n'ont pas les moyens d'aller contester les agissements de leur gouvernement devant les tribunaux sans ce type de programme? Dans quelle mesure la disparition de ce programme a-t-elle accru la difficulté de rechercher l'égalité des droits en ce qui concerne les sans-abri, le droit à l'alimentation et le droit d'avoir un endroit où vivre?
M. Creek : À Toronto, j'ai des contacts avec de nombreuses personnes qui vivent dans la pauvreté du matin au soir. Ce qui est le plus inquiétant pour elles, c'est que les droits de la personne ne leur permettent pas de se nourrir. De nombreuses personnes perdent confiance dans les droits de la personne. C'est alors le signe annonciateur du délabrement d'une société. Ça m'inquiète beaucoup quand des personnes qui vivent au seuil de la pauvreté ne se préoccupent plus de leurs droits et ne luttent plus pour les faire respecter. Les parlementaires devraient trouver ça très inquiétant également.
Le sénateur Munson : Nous avons perdu le Programme de contestation judiciaire du Canada et quelques autres programmes. Je sais que nous ne sommes pas censés faire de la politique, mais je suis libéral, et j'appréciais le Programme de contestation judiciaire du Canada; par conséquent, je trouve que c'est honteux de l'avoir supprimé. Je n'ai aucune crainte à le dire; en tout cas, ces situations me dérangent.
Rob Rainer, directeur général, Organisation nationale anti-pauvreté : En ce qui concerne le Programme de contestation judiciaire du Canada, je sais que les fonds attribués pour les causes actuellement soumises aux tribunaux sont toujours en place et que l'examen de ces causes se poursuit. Sur le plan technique, le Programme de contestation judiciaire du Canada est toujours fonctionnel, ce qui laisse une petite ouverture pour examiner d'autres possibilités de le financer. De nombreuses personnes sont convaincues que le gouvernement devrait être le principal, voire le seul bailleur de fonds de ce programme. C'est une organisation non gouvernementale qui l'administre présentement et, théoriquement, elle devrait avoir certaines options pour trouver des fonds supplémentaires. La famille Asper a contribué au lancement d'un programme semblable administré à partir de l'Université de Toronto.
L'ONAP collabore avec les personnes qui tentent de déterminer ce qu'on peut faire pour maintenir le Programme de contestation judiciaire du Canada et atténuer les conséquences de ce tout récent revers. Nous présumons que s'il y a un changement de gouvernement, le programme pourrait être rétabli. Les partis de l'opposition ont déclaré officiellement qu'ils sont en faveur de son rétablissement. Ça donne des éclaircissements en ce qui concerne ce programme.
M. Porter : Le Programme de contestation judiciaire du Canada était absolument essentiel pour que les pauvres puissent se faire entendre au sujet des types de problèmes dont nous discutons aujourd'hui, lorsque les causes étaient renvoyées à la Cour suprême du Canada ou devant d'autres instances. Par exemple, de nombreuses causes sont portées devant les tribunaux par des groupes plus riches qui contestent le système public de soins de santé, en invoquant le droit des nantis à avoir leur système privé de soins de santé. À l'occasion d'une contestation antérieure, le Comité de la Charte et des questions de pauvreté a pu intervenir devant la Cour suprême du Canada; il a eu recours à des arguments assez semblables à ceux du gouvernement fédéral, à savoir que les pauvres tenaient beaucoup à un système public de soins de santé qui maintienne la qualité de soins de santé à laquelle tous les Canadiens ont droit.
Je ne sais pas ce qu'on peut faire au sujet de la contestation du système public de soins de santé. Nous n'avons pas accès au Programme de contestation judiciaire du Canada pour trouver un moyen de faire entendre la voix collective des pauvres à ce sujet. La situation est la même en ce qui concerne les problèmes de l'itinérance et de la pauvreté; ces personnes examinent par conséquent la possibilité d'instituer une action en rapport avec ces questions, tel que l'a mentionné M. Creek.
N'est-ce pas une violation du droit à la sécurité de la personne qu'il y ait autant de sans-abri au Canada? Cette question devrait être examinée par la Cour suprême du Canada, parce qu'elle a été laissée en suspens et qu'elle doit faire l'objet d'un jugement. Le Haut Commissaire aux droits de l'homme des Nations Unies a dit que c'était une question d'une importance critique et qu'elle devrait être réglée par nos tribunaux. Les pauvres n'ont toutefois pas accès aux tribunaux sans le Programme de contestation judiciaire du Canada pour les aider à instituer une action. Il est absolument essentiel que ce programme soit rétabli et qu'il soit, si possible, élargi pour couvrir des domaines relevant de la compétence des provinces et inclure l'article 7, à savoir le droit à la sécurité de la personne, pour que ces questions puissent être examinées de façon équitable.
Le sénateur Munson : La pauvreté n'a pas de frontières. Notre pays fait preuve d'une grande générosité en accueillant de nouveaux immigrants, mais nous n'avons pas réglé le problème de la pauvreté. Cependant, certains témoignages entendus devant le Comité sénatorial permanent des droits de la personne indiquent qu'il existe une génération perdue de nouveaux Canadiens comptant des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes. Le constatez-vous dans vos organisations? Ces personnes ont fuit des pays où les droits de la personne sont bafoués pour venir dans ce pays d'abondance et être ensuite témoins d'autres violations plus subtiles de droits, comme celle du droit d'avoir un lieu où vivre et du droit de s'alimenter. J'aimerais entendre vos commentaires.
M. Kothari : J'ai rencontré des migrants dans toutes les régions du pays. Ils étaient préoccupés par des problèmes d'abordabilité et de discrimination dans l'accès à des logements locatifs en particulier. Les migrants sont confrontés à plusieurs problèmes de discrimination, d'accessibilité et d'abordabilité, qui sont courants dans de nombreux pays. J'ai toutefois trouvé que ça allait à l'encontre des éloges que j'avais entendues au sujet du Canada, à savoir que c'était une société très ouverte et très accueillante pour les migrants. En tout cas, il est essentiel d'examiner ces problèmes.
Il est approprié pour nous de nous préoccuper des nouveaux Canadiens, mais il est important, dans le cadre de cette discussion, de ne pas oublier non plus les Autochtones. J'ai été stupéfait de constater le niveau de pauvreté des peuples autochtones, tant dans les régions rurales que dans les zones urbaines. On pourrait peut-être consacrer un certain temps à examiner ce qu'on fait pour remédier à cela et ce qu'on ne fait pas. C'est un domaine dans lequel le gouvernement fédéral aurait de la difficulté à esquiver ses responsabilités directes.
Le président : C'est tout à fait exact. Ce comité a tenu de nombreuses consultations auprès des dirigeants autochtones sur ces questions. La réalité toute crue est que de nombreux chiffres sont beaucoup plus inquiétants en ce qui concerne les collectivités autochtones qu'en ce qui concerne l'ensemble de la communauté.
Le sénateur Munson : J'aimerais savoir quelle est la situation actuellement.
M. Creek : On ne peut pas s'attaquer au problème de la pauvreté dans notre pays sans y penser en termes de racialisation. À Toronto, et dans toute la province de l'Ontario, de nombreuses personnes de couleur n'arrivent pas à sortir de la pauvreté. Quand elles arrivent au Canada, elles sont obligées de conduire un taxi ou d'occuper des emplois à bas salaire. Il faut régler ce problème, car il est systémique. Par exemple, les Jamaïcains immigrent au Canada depuis de très nombreuses années et, pourtant, le taux de chômage dans leurs rangs est toujours d'environ 25 p. 100. C'est que quelque chose ne va pas dans le système, quand on voit des chiffres semblables. De nombreuses personnes originaires du Bangladesh vivent dans ma collectivité et le taux de chômage chez ces personnes est d'environ 80 p. 100. D'autres groupes sont racialisés en ville et sont également touchés par des taux de chômage élevés. C'est une situation quasi effrayante.
Mme Marrone : Mes commentaires seront en accord avec ceux de M. Creek. Un nombre assez élevé d'événements récents confirment la racialisation croissante de la pauvreté et l'incapacité des communautés de nouveaux arrivants à s'intégrer comme pouvaient le faire les générations précédentes. Ce changement est en partie lié à notre filet de sécurité sociale. Je suis certaine que vous avez déjà entendu parler de personnes qui débarquent au Canada avec des diplômes universitaires et qui n'arrivent pas à trouver du travail dans leur domaine. Nous cherchons des professionnels mais, lorsqu'il en vient, nous ne reconnaissons pas leurs diplômes; ils se rendent alors compte qu'ils ne peuvent pas exercer dans leur spécialité. Pendant qu'ils cherchent un emploi, ils doivent parfois avoir recours à l'aide sociale. C'est pourquoi le critère du travail obligatoire pose un problème et crée de la pauvreté à long terme. La théorie du travail obligatoire veut qu'on accepte le premier emploi disponible; c'est différent de la recherche d'un emploi durable qui permette de sortir de la pauvreté et qui facilite l'intégration à long terme à l'économie.
Nos électeurs ont signalé que ça posait tout particulièrement un problème pour les groupes de nouveaux arrivants qui sont cantonnés dans des emplois à petit salaire et ne peuvent pas travailler dans leur propre domaine. Plus ils restent dans ces emplois mal rémunérés et plus sont grandes les chances qu'ils doivent avoir recours à nouveau à l'aide sociale plutôt que de trouver un emploi durable. Le type de règles et la nature de notre filet de sécurité sociale sont importants pour les perspectives à long terme pour les collectivités à faible revenu.
Le sénateur Trenholme Counsell : C'est un exposé émouvant. Il va au cœur de ce que nous sommes et de ce que nous devrions être. Tous les commentaires que j'ai entendus ce matin m'ont touchée profondément.
Je voudrais faire l'observation générale suivante. Vous n'aurez peut-être pas le temps d'y répondre. Vous y avez déjà répondu mais, pour moi, il s'agit de la nécessité de susciter une prise de conscience de la part d'une nation. On fait, dans une certaine mesure, la même chose en ce qui concerne l'environnement; les jeunes et différentes personnes s'y engagent. Ça fait partie du discours sur la place publique. Les problèmes sur lesquels vous avez fait des commentaires ce matin n'ont pas une place assez importante ou ne sont pas assez profondément ancrés dans la conscience publique. Votre exposé est une contribution positive.
Ma question porte spécifiquement sur la Prestation nationale pour enfants. Je suis d'accord avec tout ce que vous avez dit, madame Marrone. Est-ce qu'une province ou un territoire a renoncé à récupérer cet argent? Je sais qu'il en a été question. Est-ce que ça s'est fait, ne fût-ce qu'en partie?
Mme Marrone : Je pense que le Nouveau-Brunswick a été la première province à refuser de récupérer l'argent.
Le sénateur Trenholme Counsell : C'est ce que je pensais, mais ça n'a pas été signalé aujourd'hui et, par conséquent, je voulais vous poser la question.
Mme Marrone : Ce que j'ai expliqué dans le mémoire, c'est que le refus de récupérer les fonds a été toléré, mais le programme a été conçu sur la base du recouvrement. La difficulté est liée au manque de transparence en ce qui concerne la mise en place du programme. On nous a dit qu'on avait indiqué aux provinces qu'elles devaient récupérer les fonds. Je rappelle qu'il s'agit de commentaires officieux, faits par des personnes qui étaient là mais qui ne pouvaient pas s'exprimer en toute liberté.
Nous avons essayé d'avoir recours à des demandes faites en s'appuyant sur la liberté d'accès à l'information pour découvrir comment ce programme avait été conçu et pourquoi on avait décidé d'exclure les assistés sociaux. Il est stupéfiant qu'il ait fallu d'un an et demi à deux ans pour obtenir des réponses à nos demandes. Nous avons dernièrement eu des nouvelles d'une province. Elle refuse de divulguer toute information tirée des procès-verbaux des réunions fédérales-provinciales-territoriales. Le gouvernement fédéral nous a remis les procès-verbaux de certaines de ces réunions avec des paragraphes entiers noircis, ceux concernant la conception du programme. Lorsqu'on discute de pauvreté infantile, on est stupéfait de constater que les discussions stratégiques se situent à un niveau de secret aussi élevé, au lieu de se dérouler dans la transparence. Il ne s'agit tout de même pas d'un projet de loi ou d'une politique antiterroriste.
Le sénateur Trenholme Counsell : Je voudrais m'en assurer. Était-ce en fait dans le règlement ou était-ce conçu de manière à exclure les enfants de familles touchant des prestations d'aide sociale? Est-ce vrai? Je ne devrais pas demander si c'est vrai, mais je me demandais si c'était un critère.
Mme Marrone : Les procès-verbaux indiquent qu'au cours d'une réunion des ministres des Services sociaux qui s'est déroulée au début, on cherchait à instaurer une prestation intégrée pour enfants qui serait accessible à toutes les familles à faible revenu, y compris aux familles sur l'aide sociale.
La série suivante de procès-verbaux confirme ce dont nous avons discuté, à savoir que ce programme était fondé sur le principe qu'il y aurait recouvrement des fonds. Le programme était conçu de telle sorte qu'on présumait que les provinces verraient la possibilité de réaliser des économies dans le domaine de l'aide sociale parce que le système était fondé sur l'hypothèse du recouvrement des fonds. Le centre d'intérêt de la discussion s'est déplacé pour porter sur les possibilités de réinvestir ces économies dans des programmes pour enfants.
Le sénateur Trenholme Counsell : Était-ce toutefois ainsi qu'était formulée la Prestation nationale pour enfants? Y avait-il une formulation précise ou est-ce que les provinces ont profité de l'occasion parce qu'il ne leur était pas interdit de le faire?
Mme Marrone : D'après ce que j'ai pu voir dans les procès-verbaux des réunions — et le problème est lié au manque de transparence —, on présumait qu'il y aurait des fonds à réinvestir parce qu'il y aurait recouvrement. On nous a dit de façon informelle qu'on avait signalé aux provinces qu'il y aurait recouvrement des fonds et que ces fonds n'étaient pas destinés aux bénéficiaires des services sociaux.
Le sénateur Trenholme Counsell : Exception faite du Nouveau-Brunswick, y a-t-il d'autres mouvements dans le pays pour procéder autrement ou pour récupérer les fonds? Est-ce que d'autres provinces ont pris des mesures partielles? Est-ce qu'on a entamé un débat ou une discussion?
Mme Marrone : Oui, depuis 2003, on a transféré des augmentations du supplément de la prestation pour enfants. De nombreuses provinces continuaient de récupérer la prestation initiale mais, comme il y avait des hausses régulières au fil des années, les familles dépendant de l'aide sociale en ont bénéficié.
En Ontario, et je pense que dans d'autres provinces également, on a adopté des programmes provinciaux de prestations pour enfants qui récupèrent des fonds par le biais d'un mécanisme différent. Les taux d'assistance sociale sont réduits progressivement de façon définitive au fur et à mesure que la nouvelle Prestation ontarienne pour enfants est mise en place. Je pense que la Colombie-Britannique a fait la même chose.
Le sénateur Trenholme Counsell : Merci. Il est essentiel que nous ayons une vue plus générale de la situation qu'à présent.
Je suis étonnée que, dans tous les commentaires que j'ai entendus ce matin, il ait été fait aussi peu mention de la maladie mentale. Monsieur Porter, à la page 1 de votre mémoire écrit, vous indiquez, par exemple, que la pauvreté et l'itinérance touchent principalement des groupes qui ont traditionnellement été victimes d'une certaine discrimination.
Il y a deux ans, notre comité a terminé un rapport intitulé De l'ombre à la lumière. Je sais que la maladie mentale devrait être prise en compte. Certaines personnes sont atteintes d'un handicap, et cela inclut peut-être la maladie mentale, mais pour moi, pas nécessairement; je considère que ce sont deux choses différentes.
Je voudrais maintenant m'adresser à M. Kothari. C'est remarquable que nous qui sommes ici, à Ottawa, communiquions avec vous qui êtes en Inde. Où êtes-vous en Inde?
M. Kothari : À New Delhi.
Le sénateur Trenholme Counsell : C'est formidable.
Nous pourrions avoir une petite discussion sur l'observation générale que vous avez faite dans votre rapport, à savoir que des centaines de personnes sont décédées des suites directes de la crise du logement au Canada. Quant à savoir s'il s'agit d'une cause directe, je pense que c'est un problème social général qui entraîne le décès dans ces cas-là. La maladie mentale est un facteur important également dans un grand nombre de ces décès.
Certaines personnes qui meurent dans la rue avaient en fait refusé d'aller dans un refuge. Je ne dis pas qu'un refuge soit une bonne solution, mais il permettrait probablement d'éviter bien des décès. Je me demande si ces personnes ne sont pas décédées en raison d'un problème social général dont la pénurie de logement est un facteur. D'autres témoins aimeraient peut-être également faire des commentaires à ce sujet.
M. Kothari : Il s'agissait du décès de sans-abri au cours de l'hiver; certains chiffres sont stupéfiants. Le Comité des droits de l'homme des Nations Unies en a été renversé lorsqu'il a examiné la situation au Canada en 1999. Il a signalé que ça ne devrait pas se produire et que l'État-partie devrait prendre des mesures constructives pour régler ce sérieux problème.
Peu importe la cause, ce qu'il faut déterminer, ce sont les raisons pour lesquelles certaines personnes sont dans la rue pendant les rigueurs de l'hiver. Comme vous l'avez mentionné, sénateur, on se demande pourquoi certaines personnes refusent d'aller dans des refuges. Est-ce parce que les refuges ne sont pas adéquats? Est-ce parce qu'on n'y est pas en sécurité? Est-ce parce que ces personnes-là ne reçoivent pas le soutien dont elles ont besoin? Encore une fois, ce qui est stupéfiant, c'est que ça se produise dans un pays aussi riche. C'est très troublant.
Le Canada n'est, naturellement, pas le seul pays développé où ça se produise. Si je peux me permettre de faire un commentaire d'ordre général, ce qui m'a étonné en ce qui concerne le Canada, c'est que, contrairement à d'autres pays développés — comme les États-Unis ou l'Australie —, il a toujours eu des programmes de logements sociaux progressistes et efficaces. Le Canada était, par le passé, très engagé en matière de programmes de logement. On a laissé péricliter tous ces programmes au cours des 20 dernières années. Voilà en fait la question qu'il faut examiner.
Quand on discute de questions liées à la pauvreté, l'expérience que j'ai acquise en travaillant dans des pays en développement, y compris le mien, m'a appris qu'il est important d'examiner la politique économique nationale. Quel type de politique économique le Canada a-t-il? Certaines personnes l'appellent une politique néo-libérale. Pourquoi a-t-on adopté une politique qui engendre une situation dans laquelle l'inégalité s'accentue, comme l'ont révélé de façon troublante les données publiées dernièrement par Statistique Canada? Pourquoi l'inégalité s'accentue-t-elle? Cette inégalité engendre ensuite une situation dans laquelle un nombre croissant de personnes sont de plus en plus prises dans l'étau de revenus en baisse et d'une hausse du coût du logement ou d'autres coûts.
Il faut examiner la nature de la politique économique. Y a-t-il une poussée au niveau fédéral? Y a-t-il une politique qui permette au marché de trouver une solution? L'expérience à l'échelle mondiale nous a appris que ça ne se passe jamais vraiment ainsi. Le marché ne peut pas apporter des solutions à l'extrême pauvreté. C'est la raison pour laquelle les politiques économiques, et ce que nous appellerions les approches fondées sur les droits de la personne qui, en raison de leur nature même, exigent que les différents paliers de gouvernement jouent un rôle vigoureux et responsable, même si ça nécessite une intervention dans certaines situations pour s'assurer que ça ne devienne pas inabordable, entrent souvent en conflit direct.
Il y a certaines considérations d'ordre général que j'estime très importantes lorsqu'on tente de déterminer pourquoi un pays comme le Canada n'a pas réussi à enrayer la pauvreté croissante.
M. Rainer : De façon fondamentale, si le Canada adoptait une approche fondée sur les droits dans le contexte de la lutte à la pauvreté et à l'itinérance, la situation serait, de toute évidence, très différente; l'approche aussi serait très différente de ce qu'elle est. Le langage que nous utiliserions serait très différent. En termes concrets, il faut en fait que les citoyens aient un revenu suffisant pour satisfaire leurs besoins fondamentaux.
Sommes-nous disposés à le garantir pour nos citoyens, pour nos enfants, pour les malades mentaux, pour les personnes âgées et pour les adultes qui ont, pour une raison ou pour une autre, de la difficulté à trouver une place sur le marché du travail? Sommes-nous prêts à faire le saut vers la sécurité du revenu garanti? Je pense que le mémoire de M. Porter fait état de revenus insuffisants et maintient qu'un revenu suffisant est un droit.
Notre organisation participe très activement à la reprise des discussions sur la notion de revenu garanti. Nous avons eu hier une téléconférence avec certains de nos partenaires des différentes régions du pays à ce sujet, et on s'intéresse de plus en plus à ce concept que l'on considère comme une solution envisageable. En 1971, le comité sénatorial en avait fait une de ses principales recommandations.
L'Organisation nationale anti-pauvreté est convaincue que, si l'on s'attaque à la pauvreté sous l'angle des droits de la personne, les citoyens ont alors le droit à la sécurité du revenu ou, du moins, ils devraient l'avoir; c'est un droit qui devrait être confirmé.
Tout cela amène à s'interroger sur la façon de procéder pour que ça se réalise. Il nous semble qu'un des mécanismes soit d'examiner sans complaisance nos politiques ou notre système de redistribution des richesses. D'après les études très sérieuses qui ont été faites au sujet de l'écart croissant au niveau des revenus et des richesses, on peut voir clairement ce que ça signifie. Si seulement nous étions disposés à redistribuer un peu plus les richesses dans notre pays, nous pourrions accroître considérablement la sécurité du revenu de ceux qui n'en ont pas actuellement, c'est-à-dire probablement entre 10 p. 100 et 20 p. 100 de la population.
On peut fondamentalement considérer le système de redistribution comme un mécanisme qui permet de maintenir ce droit à la sécurité du revenu et de garantir cette sécurité aux personnes qui, pour une raison ou pour une autre, en sont privées.
Le sénateur Segal a proposé de faire une étude approfondie sur le revenu garanti, surtout sur l'impôt négatif sur le revenu, qui pourrait être un modèle et un mécanisme permettant d'atteindre cet objectif. Nous encouragerions les autorités à faire une nouvelle étude à ce sujet. On note un regain d'intérêt pour un tel mécanisme, à l'échelle nationale et à l'échelle internationale. Une délégation canadienne se rendra en Irlande le mois prochain pour assister à une conférence internationale sur le revenu garanti. Nous sommes convaincus que c'est un élément de solution, et peut-être même un élément clé.
Le président : Nous tiendrons, dans le courant du mois prochain, une table ronde sur la question d'un revenu annuel garanti ou d'un impôt négatif sur le revenu.
M. Rainer : C'est très bien.
Le président : Cette table ronde s'inscrit dans le contexte de la présente étude.
Le sénateur Cordy : Ce fut une excellent occasion de discuter de la pauvreté. Je vous remercie d'être venus. Votre approche à la pauvreté d'un point de vue des droits de la personne en est une qu'il faudrait peut-être diffuser à travers le pays pour inciter les Canadiens à l'adopter. Comme quelqu'un l'a mentionné tout à l'heure, nous nous envoyons toujours des coups d'encensoir pour nos réalisations en matière de droits de la personne et rejetons les rapports normatifs qu'on nous soumet. Il est peut-être nécessaire qu'on nous réveille. Votre façon de traiter la question en est une qu'on pourrait adopter.
Monsieur Creek, vous avez dit que la pauvreté vole l'âme, et c'est probablement la meilleure définition du terme « pauvreté » que j'aie jamais entendue, car c'est davantage que le fait de ne pas avoir de maison ou de ne pas avoir de quoi se nourrir dans la maison. Votre commentaire décrit très bien la situation.
J'étais institutrice et, par conséquent, je pouvais constater que la pauvreté est un déterminant de la mauvaise santé. J'ai également constaté que la pauvreté mettait les enfants en danger et qu'elle a dès lors des conséquences à long terme. On parle de briser le cycle de la pauvreté. Si nous n'investissons pas assez dans le système et que les gens sont incapables de préserver leur dignité par le biais des droits fondamentaux de la personne, nous n'arriverons pas à atténuer le problème.
Existe-t-il une solution efficace? Y a-t-il, au niveau municipal ou au niveau provincial, des programmes efficaces d'éradication de la pauvreté? Je connais l'Organisation nationale anti-pauvreté; j'en entends parler depuis des années. Je sais que vos représentants font des tournées à travers le pays et font des exposés devant de nombreux groupes. J'ai lu beaucoup d'articles sur ces questions dans le journal. Est-ce que nous provoquons un changement? Est-ce que la situation change?
M. Creek : Non, nous sommes sur la mauvaise voie. On a toujours recours à des expédients alors qu'il faut repartir à zéro et élaborer une stratégie globale de réduction de la pauvreté. Il faudra l'intervention de nombreux ministères pour régler la situation au Canada. Il faudra un travail énorme, plus que quiconque peut l'imaginer. Je pense personnellement — et c'est probablement le cas pour tout le monde — que c'est possible. Quand on pense qu'un enfant sur six vit dans la pauvreté au Canada, c'est très inquiétant. Cet enfant ne vivra pas aussi longtemps que les autres enfants. C'est un fait. Si on le reconnaît et qu'on n'agit pas pour remédier à la situation, ce n'est pas très bien de notre part, qu'il s'agisse ou non d'un droit de la personne; c'est mal, un point c'est tout.
Il faudra que les gouvernements s'entendent et mettent en place des stratégies globales de lutte contre la pauvreté. Peu de programmes sont efficaces. Quelques petits programmes municipaux le sont, surtout en ce qui concerne les questions liées à la santé mentale, comme trouver un logement pour les personnes concernées et des mesures de soutien suffisante. Il y a un domaine dans lequel nous avons certains moyens d'apporter de l'aide. Je le constate assez souvent, car nous sommes très actifs dans le domaine de la santé mentale et de l'itinérance.
M. Rainer : C'est une question très intéressante. Sur le plan macroéconomique, en ce qui concerne l'incidence de la pauvreté ou le pourcentage des personnes à faible revenu, au début des années 1980, celui-ci augmentait et diminuait mais il n'avait jamais baissé en dessous de 10 p. 100. À l'époque du rapport Croll, en 1971, il était même de 25 p. 100.
Le nombre de personnes vivant en dessous du seuil de faible revenu pendant de longues périodes est encore très élevé et, par conséquent, je ne pense pas que le Canada puisse prétendre avoir réussi à régler cette question.
Quelques programmes ont peut-être aidé certaines personnes ou des groupes précis pendant une période donnée, mais il s'agit, comme vous le savez, d'un problème à plusieurs facettes. Par conséquent, de nombreux facteurs peuvent compromettre la réussite; c'est maintenant le cas avec la hausse du prix des produits alimentaires et de l'essence, qui absorbe toute hausse de prestations que le gouvernement aurait pu mettre en place. Il est très important d'adopter une approche globale dans ce domaine.
Nous avons félicité le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador, au sujet duquel vous êtes maintenant bien informés, pour la détermination hors pair dont il a fait preuve et pour sa volonté de considérer cela comme une priorité stratégique clé. C'est probablement ce qui est le plus important à nos yeux, plus que les mesures précises qu'il prend.
Il n'y a en fait que deux gouvernements, celui du Québec et celui de Terre-Neuve-et-Labrador, qui ont mis en place des plans d'action officiels. L'Ontario et la Nouvelle-Écosse instaureront peut-être des plans raisonnables au cours des prochains mois. Le gouvernement fédéral doit toutefois être partenaire à ces stratégies provinciales ou bien alors, elles seront paralysées si elles ne bénéficient pas des ressources fédérales nécessaires pour soutenir les nombreux appels à l'action qui seront fort probablement lancés en Ontario et en Nouvelle-Écosse.
En ce qui concerne le revenu garanti, qui est une solution que nous privilégions, on constate que, dans le groupe démographique qui s'en est tiré le mieux en termes de résultats au chapitre de la lutte à la pauvreté, à savoir les personnes âgées, la mise en place de la Sécurité de la vieillesse et du Supplément de revenu garanti semble avoir apporté un changement raisonnable. On peut dès lors présumer que si le cadre de revenu garanti était appliqué à d'autres segments de la société, ça ferait peut-être des percées importantes et, bien que ça ne supprimait pas complètement la pauvreté, ça réduirait considérablement son incidence ou le degré de pauvreté; c'est du moins ce qui ressort apparemment de l'expérience en ce qui concerne les personnes âgées.
M. Porter : En ce qui a trait à certaines des réussites sur lesquelles on peut s'appuyer, dans une perspective axée sur les droits de la personne, il est important de savoir que, malgré tous les problèmes que j'ai signalés dans mon exposé, nous avons dans ce domaine, au Canada, une riche tradition dont nous pouvons nous inspirer, surtout pour ces types de problèmes. Je continue d'être invité dans d'autres pays pour faire des exposés sur le travail important qui a été accompli, par exemple, dans le contexte du Programme de contestation judiciaire du Canada; on a en effet développé un concept unique, celui de l'égalité matérielle, qui tient compte du fait que les gouvernements ont l'obligation de répondre aux besoins des groupes défavorisés et de veiller notamment à ce qu'on ne leur dérobe pas leur dignité.
Le Haut Commissaire aux droits de l'homme des Nations Unies est, comme vous le savez, la juge Louise Arbour. Elle a eu une influence considérable sur la législation internationale en matière de droits de la personne au cours de sa carrière, à titre de juge de la Cour suprême du Canada et, maintenant, en sa qualité de la plus haute responsable des droits de l'homme aux Nations Unies. On peut s'inspirer du rôle historique du Canada dans ce domaine et de l'engagement de la société civile canadienne à l'égard de ces questions, qui est en fait très remarquable.
L'Organisation nationale anti-pauvreté et le Comité de la Charte et des questions de pauvreté ont été les premières organisations non gouvernementales à utiliser le Comité sur les droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies de la façon qui est maintenant devenue institutionnalisée, pour atteindre cet objectif et communiquer de l'information sur la situation. Au cours des années 1990, c'est le Canada qui était considéré par d'autres pays comme étant particulièrement engagé dans ce domaine; ça faisait notamment la une des journaux. Nous étions le premier pays riche à avoir dû rendre compte de façon significative de la pauvreté et de l'itinérance émergentes.
Il y a une richesse dans la société civile et des compétences réelles en matière de droits sociaux qui ont eu un impact considérable dans d'autres pays; par conséquent, nous pouvons nous appuyer sur ces atouts pour tenter d'inscrire à nouveau nos politiques en matière de pauvreté et d'itinérance dans un cadre axé sur les droits de la personne. Nous avons des commissions aux droits de la personne qui, comme l'a mentionné M. Kothari, s'intéressent de plus en plus aux questions de logement, d'itinérance et de pauvreté. Si seulement on leur donnait les outils nécessaires, bon nombre d'institutions seraient prêtes à s'attaquer à ces problèmes.
M. Kothari : J'ai mentionné dans mon exposé préliminaire que, au cours de ma mission, j'avais rencontré les porte-parole d'institutions, des fournisseurs de services et d'autres personnes des différentes régions du pays qui font de l'excellent travail; elles fournissent un logement avec services de soutien et de l'aide aux malades mentaux ou administrent des programmes de lutte contre la toxicomanie. Presque toutes les personnes que j'ai rencontrées étaient soumises à un grand stress. Quand je me rendais dans les villes et visitais des refuges pour femmes, par exemple, je demandais aux dirigeants ou aux gestionnaires de ces établissements s'ils avaient besoin d'installations supplémentaires. Ils répondaient qu'ils avaient besoin d'une dizaine ou d'une vingtaine de refuges supplémentaires.
Il est important de reconnaître le bon travail qui est accompli. En ce qui concerne toutefois la pauvreté, l'accroissement quotidien du nombre de personnes sombrant dans l'indigence au Canada est, naturellement, très préoccupant. Les personnes qui vivent juste au-dessus du seuil de la pauvreté reçoivent un coup de pouce. Le danger que présentent les programmes actuels ou l'absence d'engagement aux différents paliers de gouvernement, c'est que le maigre soutien qui existe est en train de disparaître. La responsabilisation est très importante.
Il est important de maintenir ce qui est en place, de tenir compte du bon travail qui est fait dans tout le pays, de le soutenir et d'en tirer des leçons. Je suis tombé, par exemple, sur ce très intéressant concept qu'est celui du continuum en matière de logement, en vertu duquel on aide les sans-abri à passer d'un logement avec services de soutien à un logement locatif, voire progressivement à la propriété d'une maison. Il y a des concepts, mais encore faudrait-il les reconnaître et s'appuyer sur eux pour élaborer ce qui pourrait devenir une stratégie nationale de réduction de la pauvreté; il y a une lacune à cet égard.
Mme Marrone : En ce qui concerne l'Ontario, nous avons traversé, à partir de la fin des années 1990, une période pendant laquelle notre filet de sécurité sociale a enregistré un recul considérable par rapport aux gains qui avaient été réalisés au fil des années. Les taux de l'aide sociale avaient été réduits de 22 p. 100, une approche punitive et discriminatoire avait été adoptée à l'égard des assistés sociaux, on avait réduit le budget de l'éducation, on s'attendait à ce que des mères monoparentales aillent travailler lorsque leurs enfants commençaient à aller à l'école, à un très jeune âge, en les forçant à vivre avec un revenu beaucoup plus bas.
Nous avons traversé une très mauvaise période. Je ne pense pas que nous soyons déjà hors d'affaire, mais nous avons atteint un stade où un changement est possible. Je pense que nous commençons à en voir la fin. Nous n'avons pas encore de plan de réduction de la pauvreté en Ontario, mais un engagement a été pris à cet égard.
Ce que je trouve plus intéressant encore que l'engagement du gouvernement, c'est le degré d'engagement de la collectivité dans ce processus. Des personnes à faible revenu commencent à s'organiser et à s'adresser aux politiciens dans le cadre d'événements publics. Nous avons eu une réunion à Queen's Park, à Toronto, il y a quelques semaines à peine, à laquelle environ 470 personnes ont participé. C'est le déclenchement du processus nécessaire pour susciter la volonté politique qui permettra d'amorcer les changements requis.
La deuxième étape est qu'il faut s'appuyer sur un cadre fondé sur les droits de la personne — ou sur les droits en général — pour que, lorsqu'on fait ces progrès, ils soient applicables. En outre, les mesures prises ne pourront plus être affaiblies si d'autres gouvernements voulaient les faire disparaître. C'est trop dur d'apporter toutes ces améliorations pour les voir s'évanouir du jour au lendemain à la suite d'un changement de gouvernement. Il est essentiel qu'elles fassent partie intégrante de nos structures institutionnelles.
Le sénateur Cordy : C'est un excellent commentaire, car on espère, bien entendu, que les politiciens réagissent aux initiatives du grand public. Si le public fait en sorte qu'ils ne puissent pas sabrer dans des programmes en place, ce serait déjà très positif.
Monsieur Kothari, vous avez mentionné qu'il était essentiel que le gouvernement fédéral mette en place et finance une stratégie globale de réduction de la pauvreté; plusieurs des experts que nous avons reçus ici à Ottawa ont d'ailleurs fait référence aux mêmes types de problèmes. On peut toutefois passer autant de lois qu'on veut, mais sans volonté politique, ce sera inutile si elles ne sont pas appliquées et observées. On a réduit le financement du Programme de contestation judiciaire du Canada, que vous avez mentionné tout à l'heure, pour les groupes d'alphabétisation, les groupes de promotion de la femme, et cetera. Je suis d'accord avec le commentaire qui a été fait tout à l'heure, à savoir que la volonté politique n'est peut-être pas encore là.
Nous sommes toutefois des législateurs et des politiciens. Quelle législation permettrait au Canada de s'acquitter de ses obligations en matière de droits de la personne, en ce qui concerne les citoyens qui vivent dans la pauvreté? Par où faudrait-il commencer? Existe-t-il déjà des politiques qu'il serait souhaitable de mettre en œuvre et des dispositions législatives qu'il faudrait modifier afin d'aider à faire disparaître la pauvreté?
M. Kothari : Il est très important d'avoir en place des dispositions législatives qui créent le cadre institutionnel mentionné par tous les témoins, qui veille à ce qu'il y ait des ombudsmen et à ce que l'on mette en place des mécanismes de plainte permettant aux citoyens d'exprimer leurs doléances.
La raison pour laquelle j'ai parlé d'un plan global est qu'il doit comporter différents volets. Des dispositions législatives spécifiques sont nécessaires en ce qui concerne l'itinérance, les problèmes de santé et les questions liées à l'alimentation. Ce sont les législateurs — qui ont beaucoup d'expérience — qui doivent décider du type de dispositions législatives requises.
Si nous adoptons une approche axée sur les droits de la personne, il faut un mélange de dispositions législatives, de mesures stratégiques et de soutien budgétaire. On peut faire beaucoup, même sans dispositions législatives. On peut mettre en place des mesures administratives et des cadres institutionnels pour s'assurer que certains budgets soient maintenus. Quel que soit le montant de la contribution de l'État, il est également très important de s'assurer de l'existence d'un secteur civil dynamique. S'il y a des fournisseurs de services indépendants, par exemple, il devrait y avoir un endroit où ils pourraient aller pour demander des fonds aux autorités gouvernementales, sans devoir compter uniquement sur des contributions volontaires.
Il faut que ce soit un mélange de dispositions législatives pour éviter le problème qui se pose à l'échelle mondiale au niveau de la mise en œuvre. D'autres mécanismes sont nécessaires, qu'il s'agisse de soutien budgétaire ou de politiques ou encore de mesures de responsabilisation qui sont en place, qui permettent aux personnes concernées d'exprimer leur désaccord.
Dans la situation actuelle au Canada, je connais plusieurs organisations non gouvernementales qui ont peur de critiquer ouvertement le gouvernement parce qu'elles pensent qu'on pourrait leur supprimer les maigres fonds qu'elles reçoivent. Il faut créer un climat d'acceptation de l'approche axée sur les droits de la personne, incluant le droit de participer à la prise de décisions et le droit d'être en désaccord. Il faut que ce soit un mélange. Il est très difficile de mettre en place une législation nationale unique; les provinces ont, naturellement, des histoires différentes — elles ont des structures différentes qui doivent être respectées.
Tout cela doit se faire dans la transparence la plus complète et en consultant les différents paliers de gouvernement.
M. Rainer : Chaque année, depuis une quinzaine d'années, une coalition de groupes de défense de la politique sociale prépare un document intitulé Alternative budgétaire pour le gouvernement fédéral — que vous connaissez peut-être déjà un peu. Dans la plus récente édition, on recommandait l'adoption d'une loi nationale anti-pauvreté, une mesure législative qui aiderait à réaliser une bonne partie de ce programme.
Je ne pense pas qu'on soit actuellement en voie de vouloir adopter une telle loi. Cette loi pourrait toutefois être semblable à la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l'exclusion sociale du Québec, qui, pour l'essentiel, a pour mandat la création et la mise en œuvre d'un plan d'action contre la pauvreté à l'échelle de la province. Elle a pour mandat de promouvoir certains commentaires de la société civile, une certaine participation de la société civile, et la présentation de rapports aux résidents du Québec, entre autres choses.
Cette loi québécoise est la seule loi provinciale, à ma connaissance, ayant cette capacité habilitante à laquelle la société civile et le gouvernement peuvent se référer. Nous espérons qu'elle résistera à l'épreuve du temps et qu'elle ne pourra pas être abrogée. Ce serait plus difficile pour un nouveau gouvernement de revenir sur certains de ces engagements.
Nous appuyons la création d'une loi nationale qui aiderait à réaliser une bonne partie du programme. Les dispositions précises de cette loi sont une question qui doit faire l'objet de discussions entre des personnes extérieures au gouvernement et des porte-parole de celui-ci.
M. Porter : Plusieurs mesures concrètes peuvent être prises pour aller de l'avant. Celle que j'ai mentionnée, et qui mérite d'être rappelée, est la Loi canadienne sur les droits de la personne. Nous n'aurons pas de cadre fondé sur les droits de la personne pour les questions de logement et de pauvreté si nous n'incluons pas ces enjeux dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, en conformité de nos obligations internationales, et si nous ne donnons pas suite aux recommandations du groupe de travail fédéral chargé d'examiner cette loi, à savoir s'attaquer aux problèmes liés à la pauvreté dans le contexte des droits de la personne.
Ça mettrait le gouvernement fédéral dans une position où il pourrait encourager les provinces à l'imiter. On commencerait à avoir alors un cadre efficace fondé sur les droits de la personne dans toutes les régions du pays.
Comme Mme Marrone l'a signalé, le Transfert social canadien, ou TSC, est une occasion idéale d'intégrer certains mécanismes de responsabilisation au droit au logement et au droit à un revenu suffisant, dans le contexte d'engagements conjoints partagés, conformément à l'article 36 de notre Constitution. Lorsque le gouvernement fédéral transfère des fonds, ce devrait être dans le contexte d'un engagement conjoint et partagé à l'égard des droits fondamentaux de la personne. Ça pourrait être intégré aux accords de transfert. L'Entente-cadre sur l'union sociale pourrait être révisée et transformée en un mécanisme beaucoup plus efficace qui accorderait aux citoyens un recours devant un tribunal ou l'autre, ou un autre organe convenu, pour obliger les provinces et le gouvernement fédéral à rendre des comptes sur le respect du droit international en matière de droits de l'homme.
En ce qui concerne les réfugiés, la loi fédérale fait explicitement référence à la convention relative aux droits des réfugiés en indiquant qu'il est essentiel d'en tenir compte et de lui accorder une certaine importance dans le processus décisionnel national. Bien que la Cour suprême du Canada ait signalé que tout décideur raisonnable au Canada devrait tenir compte des valeurs fondamentales du droit international en matière de droits de la personne, comme le droit au logement ou les droits des enfants, la plupart des décideurs publics n'en sont pas conscients.
Le gouvernement fédéral devrait se mettre à intégrer à toute sa législation une référence à des normes appropriées en matière de droits de la personne dont devraient tenir compte tous ceux qui prennent des décisions de type discrétionnaire ou administratif. Ces normes pourraient alors devenir une réalité. De nombreuses décisions ayant une incidence sur l'accès au logement ou l'accès au revenu sont prises par des administrateurs qui ont un certain pouvoir discrétionnaire.
Mme Marrone : J'appuie les commentaires de M. Porter. Bien qu'on ne résolve pas tous les problèmes avec des mesures législatives, si une législation efficace était en place, il y aurait au moins un recours judiciaire.
Je travaille dans une clinique d'aide juridique qui a les fonds nécessaires et la capacité d'intervenir en faveur d'un revenu adéquat auprès des pouvoirs publics. Si nous savions que nous avons un recours judiciaire qui serait probablement efficace, la situation pourrait s'améliorer. Nos ressources sont limitées, mais elles existent. Lorsque c'est intégré par des modifications à la législation relative aux droits de la personne ou par une référence spécifique à des conventions internationales, ça permet à des personnes à faible revenu de contester des programmes inadéquats en matière de revenu et de logement.
Le président : À ce propos, je remarque que vous avez également mentionné l'Assurance-emploi dans votre exposé. Un des problèmes qui se posent en ce qui concerne l'Assurance-emploi est la répartition inégale entre les chômeurs des différentes régions du pays.
Ça pose tout particulièrement un problème dans notre ville — nous sommes nombreux à venir de Toronto — et de l'Ontario, où le taux d'admissibilité est beaucoup plus faible que dans d'autres régions du pays.
Avez-vous contesté cela dans votre contexte juridique?
Mme Marrone : Je suis relativement nouvelle dans l'organisation, et je n'en faisais pas partie à ce moment-là, mais je pense que nous n'avons pas contesté cela directement. Nous avons contesté les règles concernant l'emploi à temps partiel en raison de l'incidence qu'elles avaient sur un nombre disproportionné de femmes — c'est-à-dire de femmes qui sont davantage susceptibles de ne pas être admissibles à l'Assurance-emploi que des hommes; par conséquent, ces règles ont un impact discriminatoire. Je pense que nous n'avons pas eu gain de cause; je ne sais pas très bien jusqu'où nous sommes allés.
Le président : Je donne maintenant la parole au membre du sous-comité qui posera les dernières questions, le sénateur Keon, de l'Ontario.
Le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologies a deux sous-comité. L'autre sous-comité, dirigé par le sénateur Keon, concerne la santé des populations. La plupart des questions dont nous discutons au Sous-comité sur les villes ont également un rapport avec le travail qu'il fait.
Le sénateur Keon : Comme notre président l'a signalé, nous tiendrons une table ronde sur un revenu minimum garanti d'un type ou d'un autre, qu'il s'agisse d'un revenu individuel ou familial.
J'ai posé cette question à pratiquement tous les témoins, et je voudrais vous la poser également. Aucun de vous ne participera, à ce que je sache, à cette table ronde; j'aimerais donc avoir votre opinion.
Chaque fois que j'ai posé la question sous la forme sous laquelle vous l'entendrez, j'ai toujours obtenu une réponse négative, à une seule exception près. Je n'arrête toutefois pas pour autant de la poser.
Compte tenu de la pléthore de programmes qu'il y a en matière d'aide sociale et de lutte contre la pauvreté, par exemple, je pense que nous serions beaucoup plus avancés si nous cessions de courir à gauche et à droite pour instaurer un revenu annuel garanti pour les particuliers et les familles, ou pour les deux. Pourquoi y a-t-il de l'opposition à ce concept?
Le président : Nous n'avons pas encore formé le groupe définitif pour la table ronde. Elle durera une demi-journée, le 13 juin; nous sommes en train d'organiser ça.
M. Rainer : Je ne peux pas parler au nom des personnes qui s'y opposent. Il est question de revenu garanti depuis des années au Canada, et des groupes situés aux deux extrémités du spectre politique l'ont appuyé ou s'y sont opposés. Plusieurs organisations sont préoccupées au sujet de l'érosion ou de la réduction des programmes qui, d'après les perceptions, ont une certaine efficacité et sont encore nécessaires.
Nous avons l'impression que de nombreuses personnes pensent que les programmes de bien-être social — les programmes de soutien du revenu administrés par les provinces et les territoires — pourraient être remplacés par un programme de revenu garanti, pour autant que le revenu garanti soit suffisant pour faire accéder les personnes visées à un niveau de vie convenu d'avance permettant de répondre à une série de besoins fondamentaux sur lesquels on s'est mis d'accord.
Cependant, on estime que des programmes comme l'Assurance-emploi seraient encore nécessaires même si l'on mettait en place un programme de revenu garanti, en partie par souci d'équité. Par exemple, un revenu garanti de 18 000 $ pour un adulte vivant seul assurerait au moins un strict minimum à la personne concernée, si ce montant correspond au niveau des besoins fondamentaux sur lesquels on s'est mis d'accord. Cependant, si cette personne avait un revenu annuel total de 60 000 $ lorsqu'elle avait un emploi, elle a sans doute adopté un mode de vie correspondant. On fait certaines dépenses; on opte pour un type de logement qui oblige à y consacrer un certain montant mensuel. La perte d'un emploi et une baisse potentielle de revenu de 60 000 $ à 18 000 $ serait relativement catastrophique.
Par conséquent, le programme d'Assurance-emploi pourrait aider beaucoup cette personne à amortir le choc de la perte de cet emploi. Il pourrait être efficace pour certaines personnes qui, pour une raison ou pour une autre, ne sont pas admissibles au revenu garanti mais qui sont actives. Le programme d'Assurance-emploi serait encore très important pour ces personnes-là en cas de perte de leur emploi.
Une pétition a été lancée sur Internet par une personne qui fait partie du réseau national officiel avec lequel l'ONAP a des liens. Ce réseau réclame la mise en place d'un revenu garanti au Canada. Cette pétition porte des signatures très intéressantes, de personnes qui ont des affiliations politiques ou n'en ont pas, d'économistes, d'enseignants et de toute une série de personnes. Cette pétition mentionne explicitement le maintien de certains programmes et précise que l'Assurance-emploi est un programme qui est considéré comme nécessaire, même si l'on mettait en place un programme de revenu garanti pour compléter les mesures qui ont déjà été adoptées dans ce domaine, comme la Sécurité de la vieillesse et la Prestation nationale pour enfants.
Mme Marrone : Au risque de sortir du champ de mes compétences, je m'en remets à l'économiste que vous inviterez à votre table ronde sur cette question. J'ai toutefois lu des articles à ce sujet. Étant donné que nous envisageons la mise en place d'une stratégie de réduction de la pauvreté en Ontario, nous cherchons des solutions plus générales à long terme.
Pour autant que je sache, le problème est que ce serait tellement coûteux que le montant accordé par le biais d'un revenu annuel garanti serait très bas et que ça n'apporterait aucune amélioration par rapport aux programmes existants. En outre, selon une certaine théorie, l'Assurance-emploi serait utilisée pour financer ce revenu garanti, et ce serait une très lourde perte.
Cela dit, certains analystes en matière de politiques sociales de l'Ontario sont très favorables. On adopterait peut-être un régime plus progressif. On considère la Prestation ontarienne pour enfants comme un progrès pour ce qui est d'accorder un revenu par le biais du régime fiscal. Je sais qu'on envisage d'accorder le même type de prestation aux personnes handicapées. Je sais que l'objectif à long terme serait d'instaurer une prestation semblable pour les adultes en âge de travailler; par conséquent, à la longue, les programmes d'aide sociale convergeraient vers un programme fédéral s'appuyant sur le régime fiscal.
C'est convaincant à bien des égards.
J'aimerais voir une étude d'impact qui indiquerait ce que ça donnerait en pratique. En théorie, c'est une idée convaincante. Je supprimerais la plupart des aspects répressifs et intrusifs de l'aide sociale. En outre, j'aimerais avoir une idée de l'aspect que ça donnerait sur le terrain. C'est probablement la raison pour laquelle vous obtenez des réactions négatives et que les gens sont inquiets au sujet de la façon dont ça se déroulerait.
M. Porter : Il est intéressant de se demander si un revenu annuel garanti permettrait d'obtenir tout ce que nous recherchons dans un cadre fondé sur les droits de la personne en matière de revenu suffisant. Il est indéniable qu'un des aspects qui nous obsèdent dans nos démarches en matière de droits de la personne et de lutte contre la pauvreté est que, en Ontario par exemple, le volet logement de l'aide sociale est tellement insuffisant qu'il est pratiquement garanti que, pour obtenir un toit pour abriter ses enfants, il faudra s'imposer des restrictions au niveau de l'alimentation.
Si vous demandiez aux politiciens quel est le niveau de l'allocation-logement et s'ils seraient capables de survivre à Toronto avec cette seule allocation, vous constateriez que la plupart d'entre eux, même les législateurs, ne savent pas à quel point la situation est désespérée. Quand je discute avec des assistés sociaux et qu'ils me rappellent avec quelle somme d'argent ils essaient de survivre, je suis toujours stupéfait; je suis stupéfait chaque fois que j'en entends parler. On ne peut pas survivre avec un montant aussi maigre.
Il est clair qu'il est parfois nécessaire de faire du calcul. Le droit à un revenu suffisant ou à un logement est toutefois plus qu'une simple question de calcul. C'est là le problème. Les droits de la personne ont aussi un aspect individualisé; il y a l'aspect lié au contexte.
Malgré toutes leurs lacunes, les systèmes d'aide sociale, quand ils sont efficaces, règlent des aspects individuels. Si une femme fuit devant la violence et a besoin d'une allocation-logement pour acheter des meubles afin de pouvoir emménager dans un nouvel appartement, c'est un facteur que son travailleur social devrait prendre en considération. Si une personne atteinte d'un handicap mental a besoin d'un type d'aide particulier pour pouvoir trouver un endroit approprié pour vivre avec le montant d'aide nécessaire, mais aussi un logement décent, c'est une situation qu'un bon système d'aide sociale devrait régler.
Il faut tenir compte des aspects individuels de ces droits, de façon à protéger la dignité. La difficulté en ce qui concerne le concept du revenu annuel garanti est d'affirmer l'importance d'un revenu adéquat à titre de droit de la personne, sans perdre de vue l'aspect individualiste contextualisé qui tient compte du fait que la vie et les besoins sont différents selon les personnes.
M. Kothari : Un revenu annuel garanti comme tel ne résoudrait pas tous les problèmes. Si l'on envisage par exemple d'amener les revenus à un niveau qui donnerait aux gens les moyens de se procurer un logement sur le marché — loué ou acheté — on engendre une situation où il faut continuer d'augmenter les niveaux d'aide et le montant du revenu à cause de la forte spéculation dans le domaine du logement. On subventionne finalement le marché, ce qui est fondamentalement inacceptable.
Je ne pense pas qu'il y ait d'autres options en matière de logement que la mise en place, par tous les paliers de gouvernement, d'un programme de logements sociaux de grande envergure.
Il est essentiel d'avoir davantage d'endroits où les gens puissent habiter dans des logements abordables. Différents types d'interventions sont nécessaires, y compris la construction comme telle. Ce n'est pas uniquement en procurant un revenu qu'on pourra résoudre les problèmes.
M. Rainer : Je tiens à confirmer que de nombreuses personnes s'accordent à dire que, même si le champ d'application du principe du revenu garanti était élargi et s'il était établi sous une forme très vigoureuse, on ne pourrait pas et on ne devrait pas le considérer comme une panacée. Une série de mesures de soutien du programme seraient nécessaires, surtout en matière de logement, comme l'a signalé M. Kothari, en raison des fluctuations et de la variabilité des forces du marché; une stratégie nationale est en tout cas essentielle pour compléter d'autres initiatives. Nous adhérons sans réserve à cette opinion.
Le président : Merci beaucoup pour vos réflexions et vos commentaires. L'information que vous nous avez communiquée est très précieuse pour nous.
Monsieur Kothari, je vous remercie d'avoir participé. Il est près de 22 h 30 à New Delhi; ici, à Ottawa, nous nous préparons pour le dîner. Je vous remercie pour tout ce que vous avez fait, pour les deux semaines que vous avez passées ici, pour votre rapport et pour votre précieuse contribution aujourd'hui. Je remercie aussi chaleureusement les autres témoins.
La séance est levée.