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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international

 

Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international

Fascicule 8 - Témoignages du 6 mai 2008


OTTAWA, le mardi 6 mai 2008

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui à 17 h 33 pour étudier l'émergence de la Chine, de l'Inde et de la Russie dans l'économie mondiale et les répercussions sur les politiques canadiennes.

Le sénateur Consiglio Di Nino (président) occupe le fauteuil.

[Translation]

Le président : Honorables sénateurs, bienvenue à la réunion du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international. Le comité se penche sur l'influence économique nouvelle de la Chine, de l'Inde et de la Russie, et sur les orientations que se donne le Canada en réaction au phénomène.

Le comité accueille aujourd'hui Son Excellence Georgiy Mamedov, ambassadeur de la Fédération de Russie, homme que nous avons eu le plaisir de rencontrer plusieurs fois au cours des quelques dernières années. Son Excellence m'a dit que, comme Mike Duffy, je n'ai fait que parler du moment des prochaines élections. Espérons qu'elles auront lieu pendant votre mandat, monsieur l'ambassadeur, ce qui veut dire un an encore plus ou moins. Je soupçonne que les élections auront lieu en octobre 2009.

Monsieur l'ambassadeur, bienvenue au Sénat du Canada. Nous aurons toujours à votre égard la plus haute forme de respect et de compréhension. Nous avons hâte d'entendre vos observations préliminaires. Vous êtes le seul témoin à comparaître ce soir; par respect pour les fonctions que vous exercez, nous vous donnons la possibilité de prendre quelques minutes de plus que les sept ou huit minutes qui sont normalement accordées dans le cas d'une déclaration préliminaire. Par la suite, les membres du comité vous poseront des questions.

Son Excellence Georgiy Mamedov, ambassadeur, Ambassade de la Fédération de Russie : Monsieur le président, estimés membres du comité, je tiens à vous dire à quel point je suis privilégié de venir comparaître ici aujourd'hui. Je veux vous dire à quel point je me désole de la mort des Canadiens qu'il y a eu en Afghanistan aujourd'hui. Je vous transmets mes sincères condoléances, à vous et à tous les Canadiens. J'ai écrit à mon ami Peter MacKay pour lui dire que nous nous retrouvons tous dans le même bateau et que nous allons nous tenir à vos côtés et vous appuyer dans la guerre qui est ainsi faite au terrorisme. Encore une fois, je vous présente mes plus profondes condoléances, monsieur le président.

Le président : Merci.

M. Mamedov : Bon, entrons maintenant dans le vif du sujet. Cela m'a préoccupé un peu de vous entendre me dire que vous allez me témoigner le plus grand respect. Cela veut dire que nous aurons beaucoup moins l'occasion de nous amuser. C'est pour moi un privilège énorme d'être ici. Jusqu'à aujourd'hui, je n'ai témoigné que devant le Sénat de mon pays à moi et le Sénat américain. Cela a été une expérience difficile, étant donné que j'ai eu affaire aux États-Unis pendant 30 ans. Pendant 15 ans, j'étais chargé des relations avec les États-Unis au ministère des Affaires étrangères; mon dossier principal était celui des armes nucléaires. Lorsque j'ai témoigné au Sénat russe à propos des nouveaux traités visant à réduire les armes nucléaires, l'opposition communiste m'a qualifié d'agent de la CIA. Lorsque j'ai témoigné devant le Sénat américain, naturellement, on m'a pris pour un agent du KGB.

C'était là une vie trépidante, mais, il y a 10 ans, quand j'ai délaissé mon dossier américain, j'ai décidé qu'il n'y avait qu'un endroit où je voulais aller, soit le Canada. Il y a ici des témoins, à votre ministère des Affaires étrangères, qui m'ont entendu déclarer tout haut et sans équivoque que je n'irais qu'à un endroit : Ottawa. Les quatre années que j'ai passées à Ottawa ont été les plus heureuses de ma vie professionnelle; pendant cette période, plusieurs choses ont fini par porter fruit, par prendre forme.

En tant que sous-ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, j'étais chargé des relations avec les Amériques en rapport avec le contrôle des armes au sein du G-8. En 1992, j'ai accompagné ici le président Eltsine pour la signature d'une Déclaration d'amitié et de coopération entre mon pays et le Canada, et de nombreux autres accords, y compris l'accord sur le Nord. Si les gens pouvaient lire le traité, cela éliminerait un grand nombre des préoccupations nourries à propos de l'idée que la Russie s'empare de l'Arctique : nous avons un accord particulier là-dessus. Malheureusement, personne n'a entendu parler de l'accord, sauf pour quelques personnes au ministère des Affaires étrangères et du Commerce international du Canada. D'autres événements se sont produits. Nous étions prêts à avancer à plein régime, mais après l'effondrement de l'Union soviétique, nous n'avions pas d'ordre établi en Russie, y compris le milieu des affaires. Il y a eu des années de tumulte. En 1993, au moment où je me rendais à l'étranger pour assister à des réunions, les Russes envahissaient les rues de Moscou pour manifester; des chars d'assaut circulaient dans les rues. Vous vous souviendrez du moment où M. Eltsine a ordonné aux troupes de faire feu sur le Parlement russe de l'époque. Nous étions à un cheveu de la guerre civile. Nos relations telles que nous les avons établies en 1992 étaient animées par bon nombre de bonnes intentions. Ce n'est que récemment que nous avons pu commencer à les traduire en gestes concrets.

Je suis très heureux de vous signaler que, contrairement à ce qui se passe avec certains autres pays, votre commerce avec la Russie prend de l'expansion et est en plein essor. Au cours des premiers mois de l'année en cours, il a connu une expansion de plus de 60 p. 100. Le commerce et l'investissement sont bien équilibrés.

Grâce aux bons soins de mon ami — et je ne sais pas si c'est votre ami à vous — le premier ministre du Québec, M. Charest, nous avons eu un excellent sommet des dirigeants bancaires de la Russie et du Canada au Québec, pour la première fois, l'an dernier. Nous avons mis sur pied plusieurs programmes qui sont importants à nos yeux. Avant cela, malheureusement, les bourses canadiennes de Toronto et de Montréal ne figuraient pas dans nos projets. Par contre, et particulièrement après cette réunion-là, il y a des personnes désignées à Toronto qui s'occupent des investisseurs russes, car elles voient là un marché en pleine expansion.

Nous avons tenu un premier sommet d'affaires à Ottawa en mars sous l'égide du président russe et du premier ministre canadien. Les accords en cours, d'une valeur totale de 10 milliards de dollars, mettent en jeu non seulement les entreprises russes et canadiennes, mais aussi vos partenaires du Sud, ce qui est important, je crois.

À l'époque où je travaillais pour le ministère soviétique des Affaires étrangères, une de mes tâches principales consistait à susciter la division entre le Canada, les États-Unis et les autres alliés membres de l'OTAN. Maintenant que nous sommes plus en mode de guerre froide, mon travail au Canada consiste à édifier des structures multilatérales qui permettront de mieux stabiliser nos relations économiques et politiques.

Nous aspirons maintenant à l'établissement d'une relation trilatérale en matière d'énergie avec le Canada et les États-Unis. Nous comptons des personnalités importantes qui militent en faveur de notre industrie du pétrole et du gaz chez les Républicains aussi bien que chez les Démocrates. Par conséquent, je ne m'inquiète pas terriblement de savoir qui va gagner la course à la présidence aux États-Unis. Je miserais pour moi-même sur M. McCain, mais qui suis-je pour porter un jugement sur une décision qui reviendra au peuple américain?

Le dialogue politique entre nos dirigeants aide grandement les choses. Récemment, nous avons élu notre nouveau président, un jeune qui a le même âge que mon fils. Il a 42 ans, soit quatre ans de moins que le célèbre M. Obama. Pendant que les Américains se demandent encore s'ils doivent mettre leur avenir entre les mains de la nouvelle génération, les Russes ont déjà pris parti et décidé de confier la tâche à la génération que vous pouvez baptiser X, Y ou Z.

L'investiture du nouveau président russe aura lieu demain. Encore une fois, cela montre à quel point vous avez brillamment pensé l'affaire et choisi le moment. Je crois que nos deux leaders vont bien s'entendre. Le premier ministre Harper a envoyé une chaleureuse lettre de félicitations au président élu, Dmitri Medvedev, qui a fait de même.

Je suis heureux de savoir que le dialogue politique et les rapports économiques croissants avec la Russie comptent de nombreux appuis au sein de votre Parlement. Je crois que les relations parlementaires entre la Russie et le Canada ont, de manière générale, préparé le terrain aux relations nouvelles que nous connaissons. Je suis toujours heureux de citer mon bon ami, votre président au Sénat, le sénateur Kinsella, qui m'a écrit pour me dire qu'il a jugé stimulantes et instructives nos conversations sur l'économie et la sécurité et la défense, étant donné les caractéristiques géographiques semblables et les intérêts communs de nos pays. Sa lettre figure parmi les choses qui m'ont grandement encouragé à venir témoigner devant votre comité.

Nous avons construit de solides assises et conclu de nombreux accords qui peuvent maintenant être mis en œuvre, car il y a maintenant des gens en Russie qui ne craignent pas de mettre l'argent et l'effort voulus, notamment du point de vue d'une carrière politique, pour s'approcher des Canadiens en investissant ici.

Notre coopération actuelle repose sur plusieurs piliers, ou priorités. Premièrement, les Nations Unies représentent un aspect important de chacun des rapports que nous cultivons du point de vue des affaires étrangères. L'ONU représente le pilier de l'ordre actuel. Je ne sais pas si Affaires étrangères et Commerce international Canada vous dira la même chose, mais je crois que les deux ont une relation assez étroite. Nous cherchons toujours à obtenir la bénédiction des Nations Unies en rapport avec les diverses actions que nous menons face aux pays du tiers monde, qu'il s'agisse de l'Irak ou d'ailleurs.

Deuxièmement, il y a l'Afghanistan. Pendant neuf ans, j'ai été directeur politique pour la Russie au G-8. Malheureusement, pendant nombre d'années, avant le 11 septembre, j'ai parlé en vain : j'étais la voix dans le désert qui disait qu'il nous faut prêter attention à l'Afghanistan et aux rassemblements terroristes et camps d'entraînement qui s'y trouvent et ainsi de suite. J'ai parlé dans le vide, et mes amis de l'autre côté de la table — les Américains, les Canadiens et d'autres — ont dit : « C'est de votre histoire soviétique, qui est entachée de sang, dont il s'agit; nous n'avons pas grand-chose à voir là-dedans. »

L'histoire a malheureusement servi à prouver que nous avons tous beaucoup à voir là-dedans. C'est pourquoi nous fournissons maintenant du renseignement au Canada, ce qui, c'est le général Hillier qui me l'a dit, sauve la vie à bien des Canadiens en Afghanistan. Nous vous fournissons du matériel spécial sans en faire un plat. Régulièrement, nos armées se consultent et mettent en commun leurs expériences.

Nous appuyons également le gouvernement Karzaï même s'il a été installé en Afghanistan non pas par la Russie, mais plutôt par les États-Unis. En suivant la logique de la guerre froide, il nous aurait fallu nous y opposer sous tous les rapports. Cependant, nous savons que ce n'est pas la chose à faire et nous appuyons ce gouvernement-là. Nous radions toutes ses dettes et nous lui venons en aide. Nous l'appuierons de toutes les façons sauf lui envoyer des soldats, ce qui est politiquement impossible en Russie; nous avons perdu des milliers d'hommes et de femmes durant la très malheureuse aventure en Afghanistan pendant les années 1970 et 1980.

Je suis fier de vous dire que nous cultivons une excellente relation non seulement avec votre armée, mais également avec le SCRS et la GRC sur ce point. Nous sommes peut-être attachés à certains stéréotypes issus de la guerre froide en rapport avec ces questions-là et toutes les manœuvres clandestines, mais, à propos de l'Afghanistan, nous collaborons étroitement à l'avantage de l'un et de l'autre.

Enfin et surtout, j'aimerais parler de désarmement. Malheureusement, la question n'occupe pas une place prédominante dans vos rapports, vos recherches ou vos audiences. Le Canada occupe le haut du terrain moral pour la question du désarmement : vous avez renoncé aux armes nucléaires même en possédant tous les procédés techniques nécessaires pour avoir des missiles et des ogives nucléaires et ainsi de suite. Vous y avez renoncé volontairement. Vous vous êtes toujours battus pour le désarmement, chose que vous faites encore aujourd'hui.

Encore une fois, je crois que nous sommes en train de cultiver un partenariat très naturel maintenant que nous essayons de convaincre le nouveau président américain, quel qu'il soit, de revenir à la table de négociation et de reprendre les pourparlers sur la réduction des armes nucléaires stratégiques. Sinon, nous avons peu de chance de convaincre les Iraniens, les Indiens, les Pakistanais et d'autres à adhérer au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires si nous ne montrons pas l'exemple et n'éliminons pas tout cet excédent nucléaire qu'il y a en Russie aussi bien qu'aux États-Unis.

Vous avez ici un grand pays, qui se bat contre la course aux armements dans l'espace. Nous avons conclu un accord avec vous au moment où mon président était en visite au Canada il y a plusieurs années de cela. J'espère que nous allons renouveler les efforts ainsi déployés à la Conférence sur le désarmement et empêcher cette folie de se produire.

Quant aux piliers économiques de notre relation, ils sont aussi assez évidents. Le premier est la diversification. Hier, j'ai écouté avec grand intérêt à l'émission de Mike Duffy le ministre Emerson, coprésident de la Commission économique intergouvernementale Canada-Russie. Il affirmait que nous devons diversifier notre économie et que les Américains sont de grands amis et partenaires, et qu'on ne peut fermer la porte à rien étant donné l'importance économique des États-Unis. Toujours est-il qu'il faut diversifier l'économie. Nous devons le faire nous aussi, étant donné que, jusqu'à maintenant, nous nous sommes concentrés sur l'Union européenne et la Chine. Par contre, compte tenu de la conjoncture économique actuelle et d'autres conditions, il est impératif pour nous de ne pas mettre tous nos œufs dans le même panier.

Comme je l'ai dit, notre commerce est florissant. Par contre, il n'y a pas que le commerce. Il y a la géographie. Ensemble, nous englobons 12 fuseaux horaires, cinq au Canada et sept en Russie. Nous touchons à l'infrastructure nordique qui est fragile et qui est à l'origine des changements climatiques. De même, elle est très importante, et non pas seulement du point de vue de notre population autochtone. Nous éprouvons face à notre population autochtone les mêmes problèmes que vous éprouvez ici, mesdames et messieurs. Je me suis rendu dans votre Nord et j'ai eu l'occasion de comparer les situations. Je sais que, en travaillant ensemble, nous pouvons créer une structure fiable du point de vue environnemental et économique pour le Nord.

À part cela, bien entendu, il y a ce que vous appelez les matières premières. Vous avez toutes les richesses, nous avons toutes les richesses. N'oublions pas que le tiers du monde est sous-alimenté; le cinquième de la population mondiale doit subsister sans disposer de quantités suffisantes d'eau potable. De même, les changements climatiques sont terribles. Lorsque nous parlons de richesses, nous devons donc parler non seulement de pétrole, de gaz et d'uranium, mais aussi de nos forêts et de nos grands lacs.

Notre travail d'équipe importe, non seulement du point de vue de la compétitivité de la Russie et du Canada, mais aussi de la survie de l'humanité et de la viabilité des environnements — écologiques et autres — dont nos enfants et nos petits-enfants vont hériter.

Je vois beaucoup de potentiel inexploité dans cette coopération en matière d'infrastructure entre la Russie et le Canada. J'ai mentionné le pont de l'Arctique, que nous avons créé juridiquement en 1992. L'an dernier, pour la première fois, il y a eu une cargaison qui est allée de Mourmansk à Churchill. Je crois que, dans un avenir plus ou moins proche, le pont de l'Arctique deviendra extraordinaire en importance par rapport au canal de Panama.

Je veux apaiser certaines des craintes que vous nourrissez. Votre Arctique est votre Arctique. Nous ne sommes pas enclins à nous emparer de la région : nos deux pays adhèrent à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. La convention en question expose toutes les règles voulues et la façon dont la concurrence doit être canalisée. Nous avons présenté une demande en rapport avec ce qui nous paraît être une extension possible de notre zone économique; vous devez présenter vous-même votre demande au plus tard en 2012. J'espère que vous allez la présenter à temps. Il appartiendra alors au comité spécial des Nations Unies — un comité sans parti pris — de déterminer qui dispose de quels droits.

Toutes ces discussions concernant les Russes qui plantent un drapeau au fond de la mer en Arctique, ce sont donc des fadaises. C'est très bien; tout le monde en tire le sentiment d'avoir accompli quelque chose. Par contre, le fait que les Américains aient planté un drapeau sur la lune ne veut pas dire que la lune est américaine. Comme je l'ai dit, nous soumettons la coopération à des règles strictes et nous concentrons nos actions et nos discussions pratiques avec votre premier ministre et votre gouvernement sur la coopération. Même si vous demandez l'avis des conseillers juridiques d'Affaires étrangères et Commerce international, vous constaterez que nous n'avons aucun problème juridique au sujet de l'Arctique. Tout ce qui peut survenir en rapport avec un problème de concurrence touchant les zones économiques peut être réglé aux Nations Unies. Il est dans notre intérêt commun de conseiller au prochain président américain d'adhérer à la Convention sur le droit de la mer. Sinon, le Canada et la Russie auront tous deux des difficultés avec les Américains si ces derniers ne respectent pas le code de conduite créé par les Nations Unies.

Enfin et surtout, il y a l'agriculture. Le Canada et la Russie sont tous les deux d'énormes pays agricoles. Nous avons beaucoup de renseignements à prendre chez vous, étant donné que Staline et l'État soviétique totalitaire ont détruit les agriculteurs russes et notre agriculture. Nous devons repartir à neuf. Votre expérience peut nous être très utile.

Nous avons maintenant en Russie des gens qui ont de l'argent et qui investissent dans les industries de transformation des aliments, entre autres. Mon bon ami Gary Doer, premier ministre du Manitoba, est très intéressé par l'idée d'attirer chez lui des investissements russes. L'arrivée des Russes ne fait peur à personne. De fait, nous sommes invités. Il arrive que d'autres entités jouent les difficiles. Nous devons montrer aux gens qu'ils peuvent faire des progrès énormes au Canada. Bien entendu, le Canada a accès au marché des États-Unis et du Mexique; c'est sans limite.

L'avantage accessoire que nous procurent nos relations commerciales avec le Canada réside dans le solide sens des responsabilités qui anime les meilleurs représentants du milieu canadien des affaires. Je ne dirais pas que c'est toujours le cas, car il y a différents représentants. Cependant, les meilleurs représentants du milieu canadien des affaires que j'ai rencontrés font voir un excellent sens de la responsabilité sociale.

Au profit de la nouvelle génération de leaders du monde des affaires russes, dans la mesure où ils souhaitent dépasser l'image des capitalistes exploiteurs qu'ils projettent, il importe que vous montriez, d'une façon pratico- pratique, qu'on peut investir de l'argent et, en même temps, rester honnête et apporter une contribution énorme à l'édification du filet de sécurité sociale. Notre filet de sécurité sociale totalitaire a été détruit; nos gens ont découvert subitement que la liberté ne s'accompagnait pas de la liberté de s'instruire, être soigné, d'avoir un logement bon marché et ainsi de suite.

Nous devons leur prouver que la démocratie vaut beaucoup plus que ce qu'ils avaient auparavant, non seulement parce qu'il n'y a plus de goulags ni de pelotons d'exécution. Je parle d'expérience. Staline a fait fusiller mon grand-père. Mon autre grand-père a été emprisonné et l'a échappé belle parce que la guerre avec Hitler avait commencé; il était chef d'équipage dans un escadron de char. On ne pouvait se passer de professionnels comme lui.

Les gens savent pourquoi la liberté et la démocratie valent mieux que la tyrannie. Cependant, ils doivent pouvoir voir aussi que, dans l'économie de marché, le gouvernement et le milieu des affaires ne les abandonneront pas. C'est pourquoi, lorsque vos gens d'affaires viennent en Russie — qu'il s'agisse de Kinross ou de Bombardier —, ils viennent armés d'un programme social entier. Ils construisent une petite école, un petit centre médical ou une petite patinoire. Je sais que le sénateur Mahovlich sera heureux d'entendre qu'un grand nombre de joueurs de hockey vont demeurer à la maison et ne pas venir au Canada. Il pourra enfin faire face à de véritables rivaux comme en 1972.

Nous vivons une mutation économique et sociale qui est très importante. D'abord, c'est le gouvernement canadien qui, généreux, a réglé la facture entière au début des années 1990. Maintenant, nous sommes prêts à payer nous-mêmes. Par conséquent, nous discutons de nouvelles modalités avec l'Agence canadienne de développement international. La société Exportation et Développement Canada a déjà vu la lumière : elle a ouvert un bureau à Moscou, sachant qu'il est dans son intérêt que les Canadiens aient déjà une présence à Moscou et dans d'autres grands centres au moment où nous allons nous joindre à l'Organisation mondiale du commerce.

Je crois que le travail à ce sujet se déroule bien. J'ai l'espoir que cela débouchera sur quelque chose de bon. Je ne crois pas que nous nous trouvions en butte à quelque problème ou obstacle insurmontable, que ce soit sur le plan idéologique ou autre.

Nous formons deux grandes fédérations. Nous comptons en Russie 100 nationalités et toutes sortes de religions. Nous sommes aux prises avec les mêmes défis que pose la tolérance sociale et religieuse. Nous sommes prêts à tirer les leçons de votre expérience, qu'il s'agisse de l'introduction de la sharia en Ontario, en Russie ou au Kazakhstan ou je ne sais où encore. Nous avons cela en commun. Comme je l'ai dit, j'ai été heureux de séjourner ici pendant quatre ans, de tirer des leçons de vos réalisations et de vos erreurs.

Je ne veux pas rivaliser avec la Chine ou le Brésil ou quelque autre pays. Il me paraît évident que deux grands voisins comme la Russie et le Canada ont beaucoup de choses en commun et qu'ils doivent cultiver la relation pour le bien non seulement des deux peuples, mais aussi de l'humanité en général. Je crois que nous pouvons faire cela. Si nous avons de nouveau une rivalité, j'espère que ce sera simplement dans la finale du championnat de hockey qui a lieu à Québec.

Le président : Merci, monsieur l'ambassadeur. C'était un exposé intéressant.

D'abord et avant tout, je vous souhaite la bienvenue au Canada de nouveau. Vous nous avez dit que vous avez choisi de venir ici. Ça devient donc doublement important. Au nom du sénateur Mahovlich, je dirais qu'il n'a pas besoin d'une petite patinoire, il lui en faut une grande. La prochaine fois que nous irons en Russie, nous ferons construire une grande patinoire.

J'ai une longue liste de membres du comité qui souhaitent engager la discussion avec vous. Je vais commencer par donner la parole à notre vice-président, le sénateur Stollery.

Le sénateur Stollery : Comme vous n'êtes probablement pas sans le savoir, le comité a réalisé une étude sur la Russie il y a un certain nombre d'années de cela. Nous avons accueilli plusieurs premiers ministres, et certains d'entre nous ont rencontré le président Poutine. Ce qui nous a impressionné le plus, c'est la jeunesse des premiers ministres. C'est un peu les portes tournantes, mais, bon, ils étaient impressionnants.

M. Mamedov : Malheureusement, ils vieillissent.

Le sénateur Stollery : Nous vieillissons tous.

Je dis cela seulement pour dire que les vétérans du comité ont quelques connaissances modestes sur la Russie — ce n'est pas énorme, ce sont des connaissances modestes — et que nous savons qu'il y a 11 fuseaux horaires. Comme vous le savez, en ce moment, nous nous penchons sur les affaires étrangères et le commerce. La question a été soulevée auprès de notre comité pendant la réunion de la semaine dernière, au moment où nous écoutions un témoignage très intéressant selon lequel la Russie — et je comprends cela puisque je connais la Russie de façon un peu plus privée...

M. Mamedov : Est-ce que vous faites toujours du cyclisme en Russie?

Le sénateur Stollery : J'ai parcouru 2 200 kilomètres à vélo en Russie. Je connais la partie européenne de la Russie.

M. Mamedov : En toute sécurité.

Le sénateur Stollery : Oui, ce sont des fadaises, toutes ces histoires que les gens racontent à propos des dangers.

M. Mamedov : Dites-en plus à la télévision et ailleurs, car il y a des gens qui croient que la Russie est la réincarnation de l'enfer.

Le président : Nous sommes à la télévision en ce moment même, monsieur l'ambassadeur.

Le sénateur Stollery : Cela m'intéressait de savoir à quoi ressemble la situation sur le terrain. J'y ai consacré plusieurs années, comme vous le savez.

La question dont le comité a été saisi — et c'est ce qui a été soulevé auprès du comité à la dernière réunion — c'est que la Russie se voit comme un pays d'Europe. Je le dis : je comprends cela. Je ne vois pas pourquoi il y a une distinction entre les gens qui se trouvent du côté ouest du lac Pskov et les gens qui se trouvent du coté est du lac Pskov.

Quoi qu'il en soit, il y a 11 fuseaux horaires. À regarder le territoire russe, à mon avis personnel, au moment où vous vous retrouvez à l'est de la Volga, là où elle se dirige franc sud, soit à la frontière du Kazakhstan, en bas sur la carte, vous vous retrouvez en Eurasie. Vraiment, vous êtes arrivé en Asie.

Quant à la question économique dont le comité est saisi, on me dit que les exportations de céréales russes ont atteint récemment six millions de tonnes.

M. Mamedov : Nous sommes au troisième rang dans le monde pour les exportations de céréales.

Le sénateur Stollery : Elles connaissent un accroissement très marqué. La Russie deviendra un grand joueur.

Auriez-vous l'obligeance de nous dire jusqu'à quel point la Russie prend conscience du fait qu'elle compte des voisins de grande taille en la Mongolie et la Chine — nous oublierons le Kazakhstan — et qu'elle vient au premier rang parmi les producteurs mondiaux de gaz naturel? La dernière fois où j'ai vérifié, elle venait au sixième ou au septième rang parmi les producteurs de pétrole, mais aucun des pipelines n'aboutit en territoire chinois, nous a-t-on-dit la semaine dernière.

Je me rappelle qu'il y a eu récemment une petite querelle à propos du pipeline vers Sakhaline, qui devait aboutir au Japon ou en Chine, il me semble, si je me souviens bien. Je ne me rappelle pas les détails. Il nous semble qu'il y a un partenariat naturel entre l'industrie manufacturière de la Chine et la production de l'énergie nécessaire en Russie. Par contre, ce lien-là ne semble pas avoir vraiment pris forme.

M. Mamedov : Je n'aurai qu'une correction à apporter. Lorsque vous parlez de l'importance des différents pays asiatiques du point de vue de la Russie, le Kazakhstan vient au deuxième rang, proche de la Chine. La Mongolie se situe loin au troisième, quatrième, cinquième rang, enfin je ne sais pas. Et puis il y a l'Asie centrale qu'il faut ajouter à cela — le Turkménistan, l'Ouzbékistan, le Tadjikistan et ainsi de suite. N'oubliez pas que, il y a à peine 15 ans, c'était un seul et unique État-nation. Tous ces pays-là en faisaient partie. La procédure de divorce avec l'Asie centrale a été très douloureuse. Bon nombre de nos industries d'État se sont subitement effondrées avec l'effondrement des liens ainsi créés auparavant. Maintenant, il s'agit de nouveaux États indépendants qui déterminent la nature de leurs propres relations avec la Chine, le Kazakhstan, l'Europe, le Japon et ainsi de suite.

Une bonne part de ce qui a été créé sur des décennies doit aujourd'hui être corrigée. Notre économie était centralisée. Nous n'avons jamais envisagé de relations entre la République russe et la Chine. Nous concevions les rapports entre l'Union soviétique et la Chine comme passant par le Turkménistan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et ainsi de suite.

Imaginez l'inimaginable : le Québec quitte la fédération, et tous les liens que vous avez avec d'autres pays par le truchement du Québec, vous devez les repenser. C'est un rajustement très douloureux que nous avons connu durant les années 1990 et au début des années 2000.

Maintenant, nous construisons enfin un énorme pipeline qui va de la Sibérie occidentale, là où se trouvent les champs de pétrole, jusqu'à la forêt. Il acheminera le pétrole destiné aux États-Unis, à la Chine et au Japon.

Oui, il a été question de construire un pipeline aboutissant en Chine, mais, par sens pratique, nous avons décidé qu'il valait mieux diversifier. Qui sait ce qui se passera en Chine demain? La Chine n'a pas encore connu la transformation que l'Union soviétique a connue avant son effondrement. Il y a encore en Chine un type de leadership politique et un type tout autre de fondement économique. Qui sait ce qui se produira demain?

Nous avons décidé qu'il serait plus judicieux de planifier quelque chose de gros et de faire l'énorme investissement nécessaire pour susciter une grande transformation. Les Chinois ont proposé d'envoyer leur propre main-d'œuvre pour construire le pipeline. Vous riez, mais il y a des gens très importants au sein de notre gouvernement qui ont envisagé avec sérieux cette idée, parce que c'était bon marché.

Le sénateur Stollery : La région n'est pas densément peuplée.

M. Mamedov : Nous avons trouvé des ressources suffisantes pour y arriver, mais cela n'a pas été facile. C'est un projet très important pour les raisons que vous avez exposées, et nous espérons qu'il servira à créer l'infrastructure sociale voulue en attirant les gens grâce aux bons salaires accordés. La Russie finira par avoir elle aussi ses sables bitumineux. De nombreuses ressources naturelles restent inexploitées en Sibérie orientale du fait du manque d'infrastructure. Encore une fois, nous comptions auparavant sur certaines des républiques d'Asie centrale pour faire le lien entre nous et la Chine, le Japon et d'autres pays, et, maintenant, nous devons remplacer cela.

Nous y travaillons et nous nous sommes déjà donné un échéancier. Le mois de mai est un délai ferme. Je suis sûr que le président Poutine deviendra notre premier ministre. C'est un batailleur qui saura obtenir les résultats qu'il faut avec ce projet difficile. Nous y songeons.

Quant au fait d'être un pays européen, d'un point de vue culturel, nous sommes Européens. Comme je l'ai dit à certains de vos collègues, notre plus grand poète national, Alexandre Pouchkine, a écrit de la poésie en français avant de se mettre à écrire de la poésie en russe. Il y a là une certaine influence culturelle, mais, d'un point de vue géographique et géostratégique, et même dans le cas de nos habitants à l'est des monts Oural, nous formons un pays asiatique. Je ne suis pas d'origine russe à proprement parler. Mon père est né en Azerbaïdjan. Bon, c'est une blague, mais je veux égayer un peu la journée difficile que vous avez eue : lorsque Poutine est devenu président et qu'il souhaitait avoir une première rencontre avec le président américain, il voulait qu'il n'y ait non pas toutes sortes de gens autour, mais simplement ceux qui participaient directement aux négociations en matière de sécurité. Il avait dressé une courte liste de noms, sur laquelle figurait celui de votre humble serviteur, responsable du dossier américain. Mon assistant est d'origine géorgienne, et son assistant lui, d'origine arménienne. Vous voyez donc que nous formons un pays multiethnique. Nous sommes surpris de constater que seuls les gens provenant du Caucase semblent être en mesure de traiter avec les Américains. Ils ont demandé si nous connaissions des Russes qui étaient capables de trouver à s'entendre avec les Américains.

Nous travaillons à ce dont vous parlez, mais c'est une tâche énorme. N'oubliez pas que le prix que nous avons payé pour nos liens avec les pays asiatiques s'est révélé énorme. Je ne veux pas vous effrayer, mais nous avons perdu 60 millions d'habitants en 70 ans — 30 millions pendant la guerre, 30 millions sous la terreur de Staline. Notamment, des prisonniers ont été envoyés en Sibérie pour y peupler la forêt, et aménager l'infrastructure. Dieu merci, on ne peut plus faire cela. Il nous a fallu un certain temps pour ajuster le tir et édifier des relations avec les pays nouvellement indépendants à l'est du nôtre, mais nous nous tirons bien d'affaire. Le volume de nos échanges commerciaux avec la Chine a triplé au cours des cinq dernières années. Le Japon s'impatiente; il obtient ce qu'il veut de l'île Sakhaline. Il s'impatiente aussi parce qu'il veut faire partie de ce nouveau projet, qui prendra probablement forme en 2010-2011, ce qui n'est pas très loin.

Le sénateur Stollery : J'ai mentionné cela parce que je sais qu'il y a un train qui va de Pékin à Oulan-Oude et jusqu'en Mongolie.

M. Mamedov : Vous pouvez prendre le train de Moscou à Vladivostok.

Le sénateur Smith : J'admets que l'histoire de la Russie m'a toujours fasciné; je l'ai même étudiée à l'université. J'ai réussi à me rendre en Russie la première fois il y a 40 ans. Alexandre Yakovlev, un de vos prédécesseurs et moi sommes bons amis depuis plus de 25 ans; je pourrai vous raconter des bonnes histoires un jour.

M. Mamedov : Je connais très bien l'ancien ambassadeur, car c'était l'un des meilleurs amis de mon père.

Le sénateur Smith : Du point de vue de la Russie, exposez la relation qui vous paraît logique par rapport à l'OTAN et la CEE.

M. Mamedov : Puis-je vous donner mon avis personnel, sinon voulez-vous l'avis officiel du parti?

Le sénateur Smith : Peut-être un peu des deux.

M. Mamedov : Je me retrouve dans une situation difficile, étant donné que j'ai signé un accord avec l'OTAN. J'ai participé à toutes ces discussions-là, à commencer par le fait que nous voulions faire partie de l'OTAN.

Le sénateur Smith : Je sais.

M. Mamedov : Les Américains nous ont dit que ce n'était qu'une question de temps. Malheureusement, ils ont eu des doutes. Vous savez à quel point la politique américaine peut être difficile.

Le sénateur Smith : Nous comprenons.

M. Mamedov : Nous ne leur avons pas tenu rancune. Ensuite, ils ont renié une entente établie officiellement entre la Russie et les États-Unis au moment de l'unification de l'Allemagne; il y a des documents officiels qui le démontrent. La Russie a eu une expérience très malheureuse du côté allemand pendant des années. Bien entendu, il n'était pas facile pour nous d'accepter la réunification de l'Allemagne au début des années 1990. J'étais présent au moment où l'accord a été accepté. Malheureusement, les apparences sont trompeuses. Je suis très vieux et je connais les faits. J'ai participé à tous les sommets soviéto-américains et russo-américains depuis 1972. J'ai participé à celui-là aussi, qui avait lieu près de la belle île de Malte. À ce moment-là, George Bush père et mon bon et vieil ami Jim Baker nous ont promis solennellement que, si nous acceptions la réunification de l'Allemagne, premièrement, il n'y aurait pas de troupes de l'OTAN en Allemagne de l'Est et, deuxièmement, il n'y aurait pas de nouveaux membres de l'OTAN provenant d'Europe de l'Est.

Quand tout a été renversé, c'était une très mauvaise surprise : Eltsine croyait avoir bien éliminé le communisme. Il a reçu une ovation debout au Congrès américain; il ne comprenait donc pas pourquoi les Américains avaient soudainement viré casaque et, sous la présidence du très jeune et doux Bill Clinton, avaient décidé de recruter dans l'OTAN certains des pays d'Europe de l'Est, qui avaient vécu de dures expériences aux mains du régime des tsars en Russie.

Le raisonnement invoqué est toujours simple. Si la Géorgie, l'Ukraine ou un autre pays veut faire partie de l'Occident et vivre à l'occidentale, il doit d'abord se joindre à l'Union européenne. L'OTAN n'est pas un organisme gouvernemental; c'est une alliance militaire dont l'accord dit, à l'article 5, s'il y a un conflit quelconque avec un des États membres, tous les autres vont en guerre à ses côtés. Malheureusement, l'OTAN a été créée non pas pour améliorer les conditions environnementales en Europe, mais plutôt pour dissuader et endiguer l'Union soviétique.

Cette augmentation inattendue du nombre de membres de l'OTAN au détriment du régime démocratique de M. Eltsine et tout le reste nous a vraiment surpris. Nous avons demandé aux responsables de l'OTAN de pouvoir avoir au moins un traité qui garantirait que rien de mal ne se produirait. Ils ont rejeté notre demande.

Ce qu'il y a maintenant, c'est non pas un traité, mais plutôt une déclaration — et les déclarations, c'est un peu différent. J'ai participé à la négociation de cette déclaration, et il a été difficile de travailler avec la pression américaine. Je le sais. Je n'ai pas appris cela dans les livres; j'ai été témoin de l'événement. Je peux signer mon témoignage avec mon propre sang : j'y étais. Les Américains n'étaient pas prêts à signer le traité. Nous tenions à obtenir au moins certains engagements, par exemple ne pas installer d'armes nucléaires sur le territoire des ex-républiques soviétiques ou ne pas installer de troupes en grand nombre le long de nos frontières. Cependant, nous n'avons reçu que de vagues assurances.

Maintenant, nous voyons qu'il y a des terrains d'aviation que l'Union soviétique avait construits dans les États baltes pour notre aviation nucléaire il y a de cela de nombreuses années qui servent aux aéronefs polyvalents de l'OTAN. Maintenant, les Américains projettent de prendre les troupes postées en Allemagne pour les installer en Bulgarie, en Pologne et en Hongrie, près de nos frontières. Je comprendrais qu'ils installent leurs troupes en Afghanistan ou même en Irak. Pourquoi déplacent-ils leurs troupes et pourquoi changent-ils leurs formations? Est-ce qu'ils se préparent à une guerre avec nous?

La question n'est pas vaine. Je l'ai dit : j'ai négocié des ententes sur les armes nucléaires avec les Américains, et c'est Bill Clinton qui a d'abord proposé un système anti-missile balistique limité aux États-Unis. Cela irait à l'encontre du traité que nous avons signé en 1972 pour interdire tous les systèmes ABM. Bill Clinton, c'était un type doux. Il ne voulait pas presser les choses. Il a dit : négocions.

Pendant que nous négocions, l'armée américaine a décidé de nous contraindre. Il paraît que c'était une technique de négociation. C'était au milieu des années 1990. Ils nous ont invités au Pentagone, dans une salle spéciale qu'ils baptisent war room, et nous ont montré une carte de la Russie, et non pas de l'Union soviétique. C'est au moment où notre amour et notre amitié avec les États-Unis étaient au plus fort. Nous appelions ça un « partenariat stratégique ». Tous les jours, Bill Clinton disait qu'il allait défendre Boris Eltsine contre les communistes en Russie et tout. J'étudie la question depuis un moment déjà, et j'ai été surpris : j'ai vu plus de cibles nucléaires des forces stratégiques américaines sur cette carte de la Russie dans le war room du Pentagone que je me rappelle en avoir vu sur la carte de l'Union soviétique. J'ai demandé à mon ami le général, de l'état-major général, comment cela se pouvait. Aujourd'hui, nous sommes vos amis; nous ne sommes plus des communistes prêts à conquérir les États-Unis et à détruire Washington. Pourquoi les cibles nucléaires en Russie sont-elles plus nombreuses que celles qu'il y avait en Union soviétique? Je n'ai jamais reçu de réponse à ma question.

Nous voulons avoir une relation raisonnable avec l'OTAN, mais nous avons nos préoccupations et nos soupçons.

Le sénateur Prud'homme : C'est légitime.

Le sénateur Dawson : D'abord, j'ai une invitation pour vous. Monsieur l'ambassadeur, comme vous le savez probablement, les Russes ont battu l'équipe canadienne à Québec au tour préliminaire.

M. Mamedov : Ça ne veut pas dire grand-chose. Le sénateur Mahovlich le sait.

Le sénateur Dawson : Il y a une finale prévue le 18 mai. Nous allons tous y être. Vous, votre citoyen honoraire, le sénateur Prud'homme, nous l'espérons, le sénateur Mahovlich peut-être et d'autres membres du comité, pour que vous puissiez assister à la victoire du Canada contre la Russie à Québec.

Le président : Le sénateur Stollery apportera son vélo.

M. Mamedov : Ne nous coupez pas l'herbe sous les pieds, sénateur.

Le sénateur Dawson : Monsieur l'ambassadeur, notre comité finira par devoir formuler des recommandations. Vous avez été élogieux et avez affirmé que les choses se passent bien. Toutefois, nous allons devoir formuler des recommandations à propos de ce que nous devrions améliorer. Nous avons fermé des missions commerciales en Russie.

M. Mamedov : Ce ne sont pas des missions commerciales que vous avez fermées, mais des consulats généraux. À mon avis, c'était une décision stupide.

Le sénateur Dawson : Voilà un commentaire très constructif.

Combien y a-t-il de ces décisions stupides où nous pouvons améliorer les choses?

M. Mamedov : Je crains que le cabinet du premier ministre me reproche de m'ingérer dans vos affaires intérieures. Il l'a déjà fait au moment où j'ai signifié clairement ma position sur le Kosovo en disant pourquoi il ne convient pas qu'un pays fédéré comme le vôtre appuie le Kosovo.

Le sénateur Dawson : Monsieur l'ambassadeur, il nous faut des recommandations, et j'aimerais que vous y réfléchissiez. Vous n'êtes pas obligé de répondre ce soir.

Lorsque Équipe Canada est allée en Russie il y a cinq ou six ans, elle a conclu 70 accords pour une valeur proche de 400 millions de dollars. Est-ce que c'était une chose utile? Est-ce un geste que nous devrions répéter à l'avenir?

Y a-t-il des efforts du genre qui nous permettraient de mieux investir dans votre pays et y a-t-il des choses que vous pouvez faire de votre côté pour que les Russes puissent investir au Canada?

M. Mamedov : Je crois que c'est utile. Je m'entretiens régulièrement avec des gens comme M. Beaudoin et M. Munk, par exemple. Je sais qu'ils souhaitent avoir l'impression que le gouvernement les appuie. Bien entendu, ce sont des gens indépendants qui sont capables d'agir par eux-mêmes et d'influencer le gouvernement, mais ils préféreraient que cela se fasse sous l'égide du gouvernement.

Je crois que le Parti libéral, le Parti conservateur et d'autres partis ont appuyé cela. Je n'ai jamais entendu parler de personne, même pas M. Dion, qui serait contre de telles choses. Lorsque M. Dion a rencontré mon premier ministre, il a dit qu'il faudrait donner de l'expansion à notre commerce et que le projet d'Équipe Canada devrait reprendre.

La chose la plus importante en ce moment, à mon avis, c'est que nos hommes d'affaires se réunissent, que ce ne soit plus nos bureaucrates patentés qui mènent la charge. C'est probablement de notre faute essentiellement, car nous avons toujours une mentalité soviétique. Nous avons vécu sous le régime de l'Union soviétique; nous savions alors que le bureaucrate venait en premier, qu'il disait à l'homme d'affaires quoi faire. Vous vous êtes probablement adaptés à notre mauvais style. Bon nombre de nos réunions commerciales et bilatérales se sont révélées futiles en fait.

Depuis deux ans, j'espère que nous avons pu renverser la vapeur. J'ai assisté personnellement à des conférences téléphoniques avec vos hommes d'affaires et je leur ai demandé ce qu'ils voulaient que je dise à mon président avant que ce dernier ne rencontre votre premier ministre. Bien entendu, je n'ai pas du tout cherché à en faire un secret. Votre ministère des Affaires étrangères et du Commerce international ainsi que le cabinet du premier ministre sont au courant.

Je souhaitais obtenir l'avis direct du milieu des affaires, car le temps est mûr pour cela. Les gens d'affaires sont intéressés et saisissent le potentiel qui existe. Vous n'avez pas beaucoup à faire pour les stimuler. Laissez les gens d'affaires montrer le chemin.

Quant à ce que nous faisons, nous travaillons à un nouvel accord en matière d'investissement touchant les technologies de l'espace et les autres questions qui nous rendent concurrentiels. Vos gens d'affaires affirment qu'ils ne peuvent rivaliser avec les Européens et les Américains sur notre marché.

J'ai des préjugés, bien entendu. Je mets le Canada en tête de liste quand mes patrons disent que les Allemands, les Japonais ou les Chinois sont de meilleurs partenaires. Je crois que nous pouvons créer un environnement qui est très bon et qui est très concurrentiel pour les entreprises canadiennes, car celles-ci apportent à la Russie une chose que n'apportent pas les entreprises d'autres pays. Je sais quelque chose des États-Unis et d'autres pays membres du G-8. Je ne parle donc pas seulement à partir de mon expérience en tant qu'ambassadeur au Canada.

Laissez le milieu des affaires nous montrer la voie. Il est compétent, il est prêt et il conclut des accords fantastiques. N'effrayons pas les gens d'affaires à mort, politiquement en affirmant, par exemple : pourquoi laissez-vous entrer les Russes? Pourquoi laissez-vous entrer Gazprom? Par Gazprom, ils vont miner la démocratie canadienne et influer sur notre politique étrangère. Cela est important. Laissez les gens d'affaires agir comme bon leur semble.

Le sénateur Massicotte : Merci, Votre Excellence, d'être là aujourd'hui et de souligner les questions, de nous instruire et d'éclairer nos opinions.

Comme vous le savez, je crois beaucoup en votre pays et ce que votre pays peut faire aux côtés du nôtre, ce que nos gens d'affaires peuvent faire ensemble. La Russie est un pays émergent. Vous affichez une croissance semblable. Nous avons beaucoup d'éléments semblables et nous sommes des voisins ayant les mêmes préoccupations et ainsi de suite. Je suis très optimiste. Je veux faire ma part pour améliorer la relation et les avantages réciproques que nous avons.

J'aimerais quand même avoir votre avis sur une question. Souvent, encore, la presse occidentale parle de ce qu'elle perçoit comme manque de démocratie ou d'ouverture dans votre système. Personnellement, ayant été en Russie il y a quatre ou cinq mois, je dois admettre que M. Poutine fait un excellent travail à créer des institutions, de la stabilité, à s'occuper du bien-être du peuple. Toutefois, bien des gens contestent le fait qu'il soit encore présent et croient que la structure de pouvoir importante qu'il a mise en place est moins démocratique qu'ils le souhaiteraient. Je veux vous donner l'occasion de nous aider à préciser ce qui se passe de ce point de vue.

Qu'est-ce que la presse occidentale et le monde occidental ne devraient pas voir aussi négativement, contrairement à ce que nous pouvons lire souvent?

M. Mamedov : En premier lieu, je vous proposerais d'envoyer davantage de journalistes canadiens en Russie. Ce que je lis à propos de la Russie, ce sont des textes repris du Daily Telegraph, du Washington Times et ainsi de suite. C'est très bien tout cela, mais je crois que vous êtes intelligents et à même de prendre vos propres décisions à partir des informations que vous glanez vous-même.

Quand je suis arrivé au Canada et que j'ai découvert que certains des documents d'orientation de votre gouvernement avaient été rédigés à Oxford, j'étais effrayé à mort. Pour être franc, je n'avais jamais imaginé cela. C'est comme aller chercher un document d'orientation sur les États-Unis au Bélarus ou en Corée du Nord. Je n'ai rien contre les Britanniques. Je les aime bien et je les respecte. J'ai fait ma majeure en études britanniques à l'université. J'aurais pu travailler à Londres, si cela n'avait été de quelques problèmes qui existaient pendant la guerre froide.

Je crois que les Canadiens peuvent découvrir eux-mêmes ce qui se passe en Russie; comme vous, sénateur, et comme tous les autres. Vous pouvez y aller en tant que touriste, cela ne pose aucun problème. Cependant, vous devez y envoyer vos propres correspondants. À ce moment-là, je serai heureux de commenter ce que les Canadiens disent à propos de la Russie. Je sais ce que disent les Américains et les Britanniques; nous avons quelques problèmes avec les deux, parce que ce n'est pas très élogieux.

C'est une petite partie du problème. La grande partie, c'est qu'il n'y a jamais eu de traditions démocratiques en Russie avant la Révolution d'octobre, la révolution bolchévique, et il n'y en a certainement pas eu beaucoup par la suite.

Je peux faire la comparaison, car, comme je l'ai dit, mon père était à la tête de la télévision soviétique; non pas une station de télévision, mais la télévision entière. Cela vous donne une idée de la centralisation qu'il y avait, de la propagande et de tout le reste. Souvenez-vous, c'était il y a à peine 15 ans.

Soit dit en passant, l'homme le plus libéral qui soit, et que vous appréciez tant et que j'admire — feu Alexandre Yakovlev — était responsable de la production de mon père. Il était le censeur en chef du comité idéologique du Parti communiste. Ce n'était pas le libéral à tout crin que certaines personnes décrivent.

C'est un héritage qui est lourd à porter. Il faudra du temps pour s'en défaire. Il a fallu du temps à vos aïeux en Grande-Bretagne pour y arriver. Je suis historien de profession; je ne suis pas diplomate. Je proviens du milieu universitaire. J'ai lu un peu sur la Grande-Bretagne et sur la Révolution française et sur la façon dont les gens y ont été écorchés vifs et ainsi de suite. Il faut à une civilisation un certain temps pour prendre racine.

Nous avons pour tâche d'accélérer le mouvement et non pas d'attendre 100 ans. À mon avis, si nous travaillons de concert avec des pays comme le Canada et tirons des enseignements de vos exploits et des problèmes que vous éprouvez, nous pouvons certainement rattraper le terrain perdu.

Au cours des années 1990, notre première priorité, c'était d'avoir de la stabilité et de la sécurité. Vous avez tendance à sous-estimer les menaces et les défis auxquels nous étions confrontés. Nous avons connu cinq guerres sur notre territoire; le sang coulait dans les rues. Les gens voulaient de l'ordre. Puis, il y a eu l'affaire de Beslan. La mort d'enfants innocents aux mains de terroristes tchétchènes a été vécue comme l'épisode du 11 septembre pour les Américains, mais personne n'a compris cela. Les gens croyaient que c'était terrible du fait que des enfants aient été tués, mais ils n'étaient pas conscients de l'effet traumatisant que cela a eu sur notre peuple. Nous avons adopté nos lois extraordinaires et, immédiatement, nous avons été critiqués, à l'inverse des Américains ou des Canadiens quand ils ont adopté leur loi à la suite du 11 septembre.

Le gouverneur qui avait la responsabilité de cette histoire à Beslan a failli lamentablement à la tâche. Il a été décidé que le président devait avoir un commandement plus serré du gouvernement. Ce n'est pas que M. Poutine soit un fanatique qui doit tout contrôler ni qui admire secrètement Staline. Il s'inquiétait de la possibilité que le pays se brise pendant que nous étions attaqués. Cela représentait probablement une représentation excessive de certaines choses, mais il faut prendre en considération ces calculs-là en brossant le tableau général de la Russie.

Je crois que notre ami critique Condoleezza Rice, qui a fait un majeur en études soviétiques, récemment, a affirmé que la Russie n'était pas l'Union soviétique. Tout de même, nous n'avançons pas au rythme auquel s'attendent les Américains. Par contre, ils ne nous sont pas venus en aide.

Le sénateur Nolin : Merci, monsieur l'ambassadeur, d'être parmi nous ce soir.

Vous êtes historien, et je suis sûr que vous avez lu sur l'histoire de votre nouveau pays, le Canada. J'en suis sûr, vous savez que le commerce était au cœur de la décision pragmatique qui a été prise.

M. Mamedov : Et les chemins de fer.

Le sénateur Nolin : Ils sont venus par la suite, oui, mais le commerce était au cœur de la décision pragmatique qui a été prise de créer un pays nouveau. Le commerce demeure une partie très importante de notre avenir.

Selon vous, que peuvent faire les gens d'affaires russes du point de vue de l'investissement étranger direct canadien? Que pouvons-nous faire pour promouvoir l'investissement étranger direct dans votre pays à vous?

M. Mamedov : Je crois que vous faites un travail qui est nettement meilleur maintenant. Certains gros canons — soyons francs : vous avez aussi des gros canons, et pas seulement des petites et moyennes entreprises — exercent une influence sur l'environnement politique. M. Beaudoin et M. Munk sont convaincus — je les ai écoutés à de nombreuses reprises, quand je suis arrivé et dernièrement aussi... ils sont convaincus que c'est en Russie qu'il faut aller. Même en comparaison avec la Chine, le Brésil, le Mexique et ainsi de suite, c'est ce qu'ils disent.

Ils concluent des accords; certains d'entre eux mettent en jeu de grandes sommes d'argent. Par exemple, Kinross Gold a dû investir trois milliards de dollars pour ouvrir une mine d'or en Russie. Comme la plupart des actionnaires sont américains et donc naturellement méfiants envers la Russie, le PDG m'a demandé de présenter un exposé aux actionnaires américains. Il croyait que je savais quelque chose de la psychologie américaine. Sa tête était probablement sur le billot. Il est jeune et ambitieux, et il était prêt à risquer trois milliards de dollars. Je l'ai fait.

Déjà, les grands navires sont en route; les grands bâtiments du milieu des affaires sillonnent les eaux. Premièrement, cela donne un exemple aux entreprises de moindre taille ici et, deuxièmement, cela aide vos entreprises à trouver une contrepartie.

Vous ne devriez pas vous attendre à voir en Russie toutes sortes de petites et moyennes entreprises. Notre histoire n'est pas la vôtre. Nous avons une économie centralisée dont de grands segments ont été privatisés. Je garderai pour une autre discussion le fait de savoir si ça s'est fait légalement ou illégalement, mais de grands segments ont été privatisés. Il y a là-bas de grands propriétaires. Ils sont à la recherche de grands partenaires.

Mon grand problème est toujours le suivant : quand je dis voici une bonne occasion d'investir, c'est bon pour nous, et ils répondent : comment cela se compare-t-il avec Mitsubishi, Exxon et Siemens, car ce sont des noms archiconnus comme Pepsi et Coke. Nos jeunes hommes d'affaires connaissent ces noms-là.

Une fois que vos gros canons sont entrés en scène et se sont mis à investir et à manifester de l'intérêt, cela a créé un certain intérêt en Russie. Ne jouons pas les prudes. Nous ne parlons pas ici des caractéristiques morales de ces grands hommes d'affaires russes; nous parlons de leur sens des affaires et de leur influence politique. Ce sont eux qui sont les meilleurs spécialistes des relations publiques pour les entreprises canadiennes en Russie.

C'est de cette façon que nous allons jouer nos cartes, puisque certains hommes d'affaires russes ont accès au gouvernement. Ils peuvent dire que les Canadiens sont excellents, que la qualité de leurs produits est excellente et qu'ils sont plus concurrentiels que les Américains à de nombreux égards. Les Américains ont pour maître mot la taille, la montée, l'argent, alors que l'économie canadienne est mieux équipée pour survivre à la crise financière qui sévit actuellement, tout comme la Russie — pour des raisons différentes, mais nous sommes mieux équipés pour survivre à l'éclatement de la bulle immobilière et aux autres fluctuations qui touchent actuellement le marché mondial.

Laissez les gens d'affaires mener la charge; ils font un très bon travail. Nous les encourageons et nous en tenons compte dans nos négociations avec nos délégués commerciaux, qu'il s'agisse de l'établissement de nouveaux bureaux commerciaux ou d'une entente à conclure entre la société EDC et notre banque principale — mais c'est essentiellement secondaire. La chose importante qu'il faut retenir, c'est de garder la Russie sur votre écran radar, comme vous le faites en ce moment-même.

Le sénateur Johnson : Vous avez parlé de l'idée d'envoyer un plus grand nombre de journalistes canadiens en Russie pour signaler ce qui s'y passe, ce avec quoi je suis tout à fait d'accord. La Russie a une tradition extraordinaire d'écriture et de littérature. Mes écrivains favoris proviennent de Russie. Comment qualifieriez-vous la liberté de la presse et les droits de la personne en Russie quant à savoir ce qu'il y aurait à signaler de ce côté-là aussi?

Ma deuxième question porte sur les relations culturelles. On nous dit que nous n'entretenons pas de très bonnes relations culturelles avec la Russie. J'aimerais savoir ce que vous en pensez aussi.

M. Mamedov : Nous entretenons bel et bien des relations culturelles. Encore une fois, le problème, c'est le changement majeur dont il est question. Avant, tout était parrainé par l'État. Je n'avais pas à solliciter ou à quémander des fonds à Petro-Canada ou à quiconque; ça ne faisait pas partie de ma description de poste. Je rédigeais simplement une demande à l'intention du comité central du Parti communiste de l'Union soviétique, qui me remettait deux millions de dollars pour le ballet et deux millions de dollars pour une grande exposition au salon du livre de Toronto.

Maintenant, il faut aller trouver l'argent. Heureusement, vous avez des hommes d'affaires généreux ici au Canada. Dans mon pays à moi, les jeunes hommes d'affaires commencent à peine à faire de l'argent. Ils n'en sont pas encore venus à réaliser que leur rôle ne consiste pas simplement à faire de l'argent. Donnez-leur du temps. Déjà, ceux qui investissent au Canada, par exemple les Chemins de fer russes et d'autres encore, nous donnent de l'argent. Sinon, il n'y aurait aucun moyen de faire venir ici des compagnies de ballet ou des orchestres.

Quant à la liberté de presse et d'expression, ce sont des canaux uniques maintenant. C'est probablement parce que j'ai enseigné avant d'entrer en diplomatie étrangère, mais je crois beaucoup à la jeune génération. C'est pourquoi j'ai salué l'élection de M. Medvedev. Je serais emballé si les Américains décidaient d'élire Barack Obama, même si je n'y crois pas.

Le sénateur Johnson : Moi aussi.

M. Mamedov : Je suis probablement un peu naïf, mais je crois que ce sera rafraîchissant et emballant pour nous.

Regardons ce que les jeunes en Russie utilisent maintenant pour s'informer; c'est l'Internet. Il n'y a pas de censure. Si vous regardez l'augmentation du nombre d'utilisateurs d'Internet en Russie, vous constatez que ce sont des nombres records partout, y compris en Extrême-Orient et en Sibérie. M. Medvedev se dit lui-même fou de l'Internet, étant donné que l'introduction d'Internet dans toutes les écoles secondaires de Russie faisait partie de son travail. C'est à cela que ressemble la liberté aujourd'hui.

Je commence ma journée de travail en consultant Internet. J'ouvre le Globe and Mail, le National Post, le Maclean's et d'autres excellentes publications plus tard seulement, quand j'ai du temps libre. Je parcours l'Internet.

Si vous parcourez l'Internet russe, vous verrez que 70 p. 100 ou 80 p. 100 des publications quotidiennes — pas les analyses, mais les trucs sur la corruption et sur ce que les gens pensent de Poutine, de la Tchétchénie et de la Géorgie — sont critiques. Je ne m'inquiète pas pour la jeune génération.

Quant à savoir comment les aider, faites ce que Medvedev a fait — introduisez davantage encore l'Internet. Il n'y a aucune censure là.

Le président : Les trois fois que Valery Gergiev est venu à Toronto au Roy Thomson Hall, j'ai eu le plaisir de prendre un repas avec lui; c'est un de vos grands ambassadeurs culturels.

Le sénateur Mahovlich : Vous avec parlé brièvement de l'environnement. Nous avons un grand problème ici au Canada. La semaine dernière, dans le Nord de l'Alberta...

M. Mamedov : Les canards.

Le sénateur Mahovlich : Les canards sont tombés. Nous sommes en train de nettoyer les Grands Lacs. Nous avons tout un problème dans les Grands Lacs, mais nous travaillons à les nettoyer. Le monde se soucie énormément de la Chine qui s'industrialise. La pollution qu'il y aura là dans les 10 prochaines années, toutes les émissions, ce sera un grand problème. Cependant, je n'entends jamais rien dire à propos de la Russie. Où en est la Russie d'un point de vue environnemental?

M. Mamedov : Je sais qu'il y a des libéraux présents, si bien que j'avance en terrain miné. Durant la dernière conférence sur l'environnement, la Russie en était à peu près au même point que le Canada en est aujourd'hui. Vous voulez que les Américains s'engagent; nous voulons que les Chinois s'engagent. À nos yeux, un après-Kyoto sans les Américains ou les Chinois ne vaut absolument rien.

Tout le monde nous a critiqués, y compris l'Union européenne, pour n'avoir pas été assez révolutionnaires, mais c'est un problème énorme pour nous. En ce moment même, les Chinois empoisonnent nos grands cours d'eau en Sibérie. L'indemnisation versée n'équivaut qu'à une poignée de cents par rapport au tort qui est causé aux systèmes écologiques très fragiles de l'Extrême-Orient.

Tout en critiquant nos voisins, il y a beaucoup de choses que nous pouvons faire. Là où nous pouvons en faire beaucoup, là où nous pouvons changer les choses comme aucun autre pays dans le monde n'est à même de le faire, c'est dans le Nord. Je ne suis pas un grand scientifique. Comme vous, je lis de nombreux rapports à propos des raisons qui expliquent le changement climatique et je n'arrive pas à m'y retrouver; mais je comprends qu'il y a quelque chose qui se produit dans le Nord. Les deux principaux pays nordiques qui sont tournés vers le Nord, du point de vue de l'exploration notamment, doivent aussi réfléchir à cette question et agir.

Par exemple, quand j'ai appris que certains des navires de votre marine étaient astreints à des règles moins strictes pour ce qui est du nettoyage des résidus, cela m'a inquiété. C'est que nous avons connu le même combat avec notre marine à nous dans le Nord. Le Nord a toujours été la chasse gardée de la marine. D'après l'idée qu'on s'en faisait pendant la guerre froide, nous et les Américains, nous allions nous attaquer à l'aide d'armes nucléaires dans le Nord. L'infrastructure y était; toutefois, ça s'est effondré et ça change. Nous essayons de nous en servir à des fins pacifiques, mais il y a des problèmes environnementaux qui demeurent. Que vous apportiez des missiles ou quoi que ce soit d'autre par bateau, vous devez penser à l'environnement. Bien entendu, nous devons relever le même défi que vous. Vous avez un programme national qui régit vos relations avec les Autochtones; nous avons un tel programme national. Faire équipe ensemble par l'entremise du Conseil de l'Arctique, dont nous faisons tous les deux partie et où chacun se soucie des questions environnementales, c'est une façon pour nous d'améliorer quelque peu la situation. Nous en sommes presque au même point pour ce qui est de l'après-Kyoto. C'est une position assez conservatrice, comme celle qu'adopte votre gouvernement. Je comprends que j'ai pu me rendre impopulaire chez mes amis libéraux.

Le président : Monsieur l'ambassadeur, pour ce qui est des membres du comité, je vais donner le dernier mot à votre citoyen honoraire.

M. Mamedov : Il n'est pas seulement notre citoyen honoraire; il a reçu une décoration de haut niveau. Cela témoigne aussi de notre relation. Deux décorations majeures ont été présentées : une pour votre gouverneur général et une autre pour le père fondateur de votre démocratie parlementaire. Dans l'ancien temps, j'aurais décoré plutôt quelques messieurs communistes plus ou moins clandestins qui se plaisaient à fomenter le renversement du gouvernement canadien. Les temps changent donc, monsieur le président.

Le sénateur Prud'homme : Félicitations à votre nouveau président, qui sera assermenté demain, et au nouveau premier ministre. Encore une fois, merci de nous adresser vos sympathies en rapport avec la mort de nos soldats en Afghanistan. Vous avez été plus durement éprouvés que nous à cet égard.

Il semble parfois que le monde ait besoin d'une tête de turc, d'une cause impopulaire. J'en suis venu à la conclusion que la cause, c'est l'Iran, et cela m'inquiète beaucoup. J'ai lu ce que l'Allemagne, le Royaume-Uni, les États-Unis et la France ont essayé de dire. Je ne cache pas le fait que je suis heureux de savoir que la Chine, et surtout la Russie, sont là pour tempérer la situation aux Nations Unies comme ailleurs. Cela m'inquiète parce qu'il semble que nous essayons de créer une nouvelle paranoïa mondiale à propos de l'Iran, ce qui est très mauvais. Il n'y a qu'à entendre la déclaration stupide et incroyable de Mme Clinton, qui parlait d'éliminer l'Iran de la carte si certains événements devaient avoir lieu.

M. Mamedov : Je la connais personnellement, elle ne l'entend pas ainsi.

Le sénateur Prud'homme : Le problème, c'est que les gens qui ne savent pas croient qu'elle dit vrai. Le problème est là. Elle agirait de manière responsable si elle occupait un autre poste, mais les gens écoutent quand même.

Il est très probable que je touche de très près à l'établissement d'un plan qui permettra aux parlementaires de mieux comprendre l'Iran. Ce sera par invitation. Le moment est venu pour les parlementaires d'aborder le sujet, de ne plus l'éviter, au point d'affirmer que leur président à une grande gueule. Peut-être qu'il parle trop, mais il n'est pas le seul dans ce cas. Pourriez-vous éclaircir la situation pour moi?

M. Mamedov : L'Iran nous préoccupe. Lorsque l'ex-Union soviétique s'est effondrée, le seul pays qui a traversé nos frontières et s'est emparé d'une partie de notre territoire est l'Iran, fait peu connu. Nous avons dû faire battre en retraite son armée, car l'Iran avait décidé que nous étions une proie facile dans la région de la mer Caspienne. Nous n'entretenons aucun préjugé envers l'Iran. N'allez pas croire ceux qui disent que les Russes sont trop cléments envers l'Iran et qu'ils sont prêts à vendre leur âme pour de l'argent ou du gaz ou du pétrole d'Iran et ainsi de suite. Par ailleurs, nous vivons dans ce coin-là, ce qui fait que nous devons agir intelligemment. J'explique toujours à mes amis américains, et cela compte les administrations précédentes, que nous sommes en quelque sorte en mode d'endiguement par rapport à l'Iran, mais un mode intelligent qui combine des enjeux et des moyens militaires, d'une part, et certains encouragements, d'autre part.

Nous sommes parvenus à convaincre l'administration Clinton d'ouvrir des voies de communications directes avec l'Iran, et c'est pourquoi je ne crois pas que Hillary Clinton veuille vraiment dire ce qu'elle affirme en ce moment. C'était utile pour les Iraniens et le président de l'époque, qui fait maintenant la tournée des États-Unis comme conférencier. Cela met en jeu deux attitudes opposées : soit que vous menacez carrément les gens et que vous encouragez la droite à prendre le commandement, car il n'y a aucune façon de promouvoir la démocratie par la menace ou par des moyens militaires, ce que nous avons vu à de nombreuses occasions, soit que vous engagez les gens dans un dialogue, ce qui encourage le sens commun de l'élite iranienne, qui a des intérêts économiques dans l'affaire. De tradition, l'Iran est tout à fait un pays commerçant comme le Liban. Ce n'est qu'après l'avènement de l'Ayatollah Khomeini que les choses ont pris un mauvais tour. Je crois qu'il nous faut vis-à-vis de l'Iran une politique compliquée, globale et concertée. Nous ne devons pas réagir à quelques déclarations stupides et extravagantes en faisant nous- mêmes des déclarations stupides et extravagantes, ce qui sert uniquement à encourager les fanatiques.

Cela m'encourage de savoir que des gens comme Jim Baker et George Bush père appuient l'idée de l'ouverture envers l'Iran. Je crois à la sagesse de l'establishment américain. Nous avons éprouvé de nombreux problèmes avec les Américains par le passé et nous continuons de le faire, mais cela ne nous empêche pas de reconnaître la sagesse et la profondeur des Américains. Lorsqu'il y aura un nouveau président des États-Unis, l'une de ses tâches principales consistera à régler la question de l'Irak d'une manière ou d'une autre. Indubitablement, ce sera au programme pour quiconque, Républicains y compris : il faudra s'ouvrir à l'Iran et parler avec les Iraniens, et non pas seulement les menacer. C'est une question complexe.

Le président : Monsieur l'ambassadeur, merci bien d'être venu présenter votre exposé au comité et félicitations, particulièrement en ce qui concerne la coopération entre nos deux pays. L'Arctique en est l'exemple patent. Vous savez que le Canada appuie vivement l'adhésion de la Russie à l'OMC. Nous travaillons ensemble à plusieurs initiatives qui continueront à profiter aux deux pays.

Monsieur l'ambassadeur, vous êtes à la fois franc et charmant.

M. Mamedov : C'est seulement parce que je suis sur le point de prendre ma retraite et de retourner au monde universitaire, monsieur le président.

Le président : Je soupçonne que vous n'allez pas prendre votre retraite, monsieur l'ambassadeur. Vous allez plutôt continuer à propager votre sagesse et votre savoir. Merci de vous être joint à nous aujourd'hui et de nous avoir aidés à progresser dans ce dossier.

M. Mamedov : Merci, monsieur le président, de l'intérêt que vous portez aux relations russo-canadiennes, car cela fait partie de la solution. S'il n'y a pas d'intérêt, il ne saurait y avoir de solution.

La séance est levée.


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