Délibérations du Sous-comité sur la Santé des populations
Fascicule 4 - Témoignages du 2 avril 2008
OTTAWA, le mercredi 2 avril 2008
Le Sous-comité sur la santé des populations du Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie s'est réuni aujourd'hui à 16 h 6 pour étudier l'incidence des multiples facteurs qui influent sur la santé de la population canadienne, facteurs qu'on appelle aussi déterminants sociaux de la santé.
Le sénateur Wilbert J. Keon (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Cet après-midi, nous avons le plaisir d'accueillir le Dr Salim Yusuf, que je connais depuis fort longtemps. Il est professeur au Département de médecine et directeur de l'Institut de recherche sur la santé des populations de l'Université McMaster. Titulaire d'une chaire de recherche de la Fondation des maladies du coeur de l'Ontario, cet éminent chercheur des Instituts de recherche en santé du Canada a reçu d'importantes subventions d'organismes subventionnaires canadiens et des National Institutes of Health des États-Unis. Avant d'arriver en Amérique du Nord, le Dr Yusuf était un chercheur et un professeur éminent à l'Université d'Oxford, en Angleterre. Il jouit d'une excellente réputation, et fait figure d'autorité internationale en matière d'études épidémiologiques cardiovasculaires. Ses publications, qui sont référencées et citées régulièrement, constituent une véritable bible dans le domaine.
Puis-je ajouter que le Dr Yusuf et moi sommes amis depuis très longtemps, et que je suis très heureux de l'accueillir parmi nous aujourd'hui. Docteur Yusuf, vous avez la parole.
Dr Salim Yusuf, professeur, Département de médecine, Université McMaster : Monsieur le président, honorables sénateurs, je vous remercie de m'avoir invité à comparaître devant votre comité. Avant de commencer mon exposé, je vais vous raconter une petite anecdote. En mai dernier, je me trouvais à Nairobi, en Afrique, avec ma femme, pour participer au Congrès africain de cardiologie. Dans la voiture qui nous conduisait de l'aéroport à l'hôtel, ma femme me demanda pourquoi je photographiais des gens qui attendaient à un arrêt d'autobus. Je lui fis remarquer qu'aucune de ces personnes n'était obèse. Par contre, lorsque nous sommes arrivés dans la salle du congrès, nous avons constaté que l'obésité en Afrique touchait particulièrement les cardiologues. C'est ainsi que les maladies chroniques commencent.
Ce sont avant tout des maladies de riches. Certes, lorsque je me trouvais à Washington, D.C., pour le même genre de conférence aux National Institutes of Health, et que j'ai pris le métro à Shady Grove, une banlieue huppée du Montgomery County, dans le Maryland, je n'ai pas vu beaucoup de personnes obèses. Par contre, au fur et à mesure que le métro s'éloignait de la banlieue huppée et approchait de Washington, j'ai constaté que les passagers étaient plus enrobés. Et quand nous avons quitté le District de Colombia pour retourner dans le Maryland, mais cette fois dans le Prince George's County, à destination de Glenmont, j'ai vu des personnes carrément énormes.
Ne me dites pas que les gènes des habitants du Prince George's County sont différents de ceux des habitants du Montgomery County, et que le métro emporte avec lui les germes de l'obésité quand il passe d'un comté à l'autre. Et le plus surprenant, c'était que l'obésité était la caractéristique non pas d'individus isolés mais plutôt de véritables cohortes.
L'obésité est rare chez les individus appartenant à des sociétés où la charge pondérale moyenne est relativement plus faible, mais elle est fréquente dans les sociétés où la charge pondérale moyenne est plus élevée. Il n'y avait guère d'obésité au Canada dans les années 50 et 60, même si l'on tient compte des vagues d'immigrants. Depuis, le bassin de gènes n'a pas changé au point que l'on puisse prétendre que l'obésité au Canada est une conséquence de l'immigration. Cela m'amène à un point important.
La plupart des maladies chroniques de l'âge adulte et de la vieillesse — qui sont causées par le mode de vie — sont des maladies qui frappent des populations et non des individus. Ce phénomène fut bien documenté dans les années 50. Il ne faut pas dire qu'il y a des gens en mauvaise santé dans une population en bonne santé, mais plutôt que des gens sont en mauvaise santé parce qu'ils habitent dans un environnement insalubre et que c'est la santé de la population en général qui a changé.
Prenons le cas d'une population en Inde rurale dont le taux d'obésité est inférieur à 1 p. 100 et le taux de diabète, à 0,5 p. 100. Lorsque cette même population émigre vers la ville, elle devient obèse. Son taux de diabète passe à 30 p. 100. C'est important de le dire parce que le système de santé au Canada n'est pas un système de soins mais un système de gestion de la maladie, et nous avons tendance à confondre les deux. Le système de gestion de la maladie est important, et le nôtre marche bien. Moi qui ai travaillé dans quatre pays différents, je peux vous dire que je suis fier de notre système canadien. Je le trouve nettement supérieur au système américain, et même au système britannique, quoique dans une moindre mesure.
Prenons un autre exemple, celui de l'hypertension. Nous avons beaucoup de traitements et au moins cinq médicaments pour soigner cette maladie. Nous savons qu'en abaissant la tension artérielle, nous pouvons prévenir les accidents cardiovasculaires et les crises cardiaques, et prolonger la vie du malade. Et pourtant, au Canada, seulement 20 p. 100 des gens qui souffrent d'hypertension se soignent. C'est lamentable.
Pour y remédier, on pourrait envoyer des médecins, munis d'un brassard de tensiomètre, vérifier la tension de la population et prescrire à ceux qui en ont besoin les médicaments nécessaires. Cela serait efficace mais coûterait très cher et ferait exploser notre budget national. La seule solution est de prévenir l'hypertension. En faisant une ou deux choses toutes simples pour l'ensemble de la population, nous réussirons non seulement à réduire le taux d'hypertension de moitié, de deux-tiers et même de trois-quarts non seulement chez les adultes, mais aussi chez les enfants. Nous savons que, dans les sociétés où les adultes sont obèses, les enfants le sont aussi; et que dans les sociétés où les adultes font de l'hypertension, les enfants en font aussi.
Je veux vous démontrer deux choses : premièrement, que la plupart des maladies chroniques comme le diabète, l'obésité et les maladies cardiovasculaires sont des maladies qui frappent des populations, et que leur origine remonte à l'enfance; et deuxièmement, que les causes fondamentales de ces maladies sont d'ordre sociétal. Ces causes sont au nombre de trois, la première étant le tabagisme. Au Canada, nous avons pris de nombreuses mesures pour réduire le tabagisme et son incidence sur les crises cardiaques et les accidents vasculaires, mais ce n'est pas suffisant. Nous avons tendance à penser que nous en savons assez sur la question, et que le problème va se régler tout seul. Ce n'est pas le cas. Au cours du XXe siècle, 100 millions de personnes sont mortes de maladies dérivées du tabagisme. Au cours du XXIe siècle, un milliard de personnes mourront de ces mêmes causes si nous ne prenons pas de mesures plus radicales. Le Canada a su se doter de l'un des systèmes les plus avancés en matière de lutte contre le tabagisme, mais il ne doit pas s'arrêter là. D'ici 20 à 30 ans, notre système sera un modèle pour le monde entier.
Nous devons lutter contre l'obésité et la consommation de sel. L'obésité est la conséquence non pas d'un comportement répréhensible, mais plutôt d'un geste tout à fait naturel : si je vous propose de la nourriture et que vous la mangez, vous avez une réaction tout à fait normale. Si, par contre, je vous mets de grandes quantités de nourriture appétissante sous les yeux en vous disant de ne pas y toucher, je déclenche une réaction anormale. C'est pourtant ce que nous faisons ici, au Canada : nous essayons de lutter contre l'obésité en offrant aux gens une nourriture abondante et variée tout en leur disant de ne pas y toucher. En d'autres termes, nous essayons de modifier un comportement humain tout à fait normal pour l'adapter à un environnement qui, lui, est anormal, alors que nous devrions plutôt modifier l'environnement pour déclencher des réactions normales chez les individus. Cessons d'offrir aux gens de mauvais aliments, et ils cesseront de les consommer. Si les écoles offraient de bons aliments, les enfants ne pourraient plus consommer de mauvais aliments.
Lorsque je pars au travail le matin, 15 minutes plus tard que d'habitude, je me retrouve derrière un autobus scolaire. Sur deux kilomètres, je vois des parents devant leur maison qui attendent le bus avec leurs enfants. C'est émouvant à voir, mais je ne peux m'empêcher de me demander pourquoi les enfants ne peuvent pas faire 100 mètres à pied afin de se rassembler avant de monter dans le bus.
Nos villes et nos systèmes sont obésogènes, c'est-à-dire qu'ils sont conçus de manière à engendrer l'obésité. L'immeuble où nous nous trouvons a certainement des escaliers, mais on les appelle des sorties de secours, qui sont souvent aménagées dans des recoins isolés et peu attrayants. L'architecture même des immeubles encourage la sédentarité. Nous sommes en train de construire un nouveau centre de recherche, et j'ai demandé que ce soit un centre anti-obésité. Il n'aura que six étages, qui seront desservis par un magnifique escalier central. Il y aura des ascenseurs, mais ce sont eux qui seront aménagés dans un recoin isolé. Nous mettrons des panneaux dans l'escalier, pour indiquer que c'est de la gymnastique gratuite... et que c'est bon pour la santé. Dans les ascenseurs, nous mettrons des panneaux disant : « Si vous êtes bien portant, l'ascenseur est nuisible à votre santé ».
Je plaisante peut-être un peu, mais je suis très sérieux. Nous ne pouvons pas avoir une société en bonne santé si nos politiques ne sont pas axées sur la protection et la promotion de la santé. Le gouvernement du Canada, à lui seul, peut faire davantage dans ce domaine que tous les médecins du pays réunis. On dit que la santé est une chose trop importante pour être laissée aux médecins. Même si j'exerce la médecine et que je fais de la recherche dans ce domaine depuis 30 ans, je reconnais, un peu à mon corps défendant, que c'est bien vrai.
Il y a quelques années, le Bloc soviétique a été secoué par une formidable révolution qui a mené à la chute du communisme. À la même époque, la Pologne a vécu une expérience qui en fait une étude de cas intéressante. Lorsque le gouvernement communiste fut renversé, le pays avait très peu d'argent. Au milieu du chaos, le gouvernement décida de supprimer les subventions aux paysans pour les produits animaux. Résultat : les gens se mirent à cultiver des légumes dans leur cour car les prix devenaient inabordables. Deux ans plus tard, on enregistra dans tout le pays une réduction de 20 p. 100 des décès causés par des crises cardiaques et des accidents cardiovasculaires. L'effet est aussi important que si nous disions, au Canada, que nous allons éradiquer l'hypertension dans tout le pays.
Pourquoi cela s'est-il produit? Parce que la consommation de produits laitiers a diminué de 50 p. 100 et que celle des légumes et des fruits a augmenté de 80 p. 100. C'était donc purement une question de moyens financiers. Et si un pays comme la Pologne l'a fait sans vraiment le vouloir, le Canada peut certainement le faire. Avec les politiques appropriées et les ressources financières et humaines nécessaires, nous pouvons fort bien le faire. Il suffit d'avoir la volonté d'améliorer la santé de la population.
Avant de conclure, je voudrais vous faire part d'une dernière réflexion. Je ne vous ai pas donné de chiffres, car je voulais simplement vous sensibiliser au problème des maladies chroniques au Canada. C'est un problème qui va aller en s'aggravant.
Le meilleur moyen d'améliorer ses chances de survie après une crise cardiaque est de ne pas avoir de crise cardiaque. Le meilleur moyen de réduire les risques d'invalidité après un accident cardiovasculaire est de ne pas avoir d'accident cardiovasculaire. Le meilleur moyen d'éviter les problèmes de santé et de mémoire liés à la vieillesse est d'empêcher la progression des facteurs qui les provoquent.
Un concept tout nouveau est en train d'apparaître. L'avenir de la cardiologie n'est pas de continuer à faire ce que nous faisons aujourd'hui, mais plutôt d'essayer de prévenir le déclin cognitif en améliorant la santé des gens, pour qu'ils deviennent moins fragiles et plus indépendants. Avant de vieillir en bonne santé, les gens doivent avoir vécu en bonne santé. Les populations bien portantes comptent en moyenne moins de cas d'invalidité.
On parle aujourd'hui de réduction de la morbidité. Il y a 50 ans, en Angleterre, quatre personnes sur cinq mouraient avant 70 ans. Aujourd'hui, c'est quatre personnes sur cinq qui, en théorie, peuvent espérer vivre au-delà de 70 ans. Je crois que cela vaut aussi pour le Canada. Et j'estime que, dans 20 ans, nous devrons pouvoir affirmer que quatre personnes sur cinq vivront au-delà de 80 ans et resteront bien portantes.
Je suis convaincu que cela est possible, vu l'état de nos connaissances, mais il faut se doter des politiques appropriées. Vous avez pris une mesure décisive en constituant un comité sur la santé des populations, car une meilleure connaissance de la question aura une incidence positive sur la santé de chacun d'entre nous. Pas seulement celle des malades ou des adultes, mais aussi celle de nos enfants et de nos petits-enfants, dès leur naissance.
Je vous remercie de m'avoir invité à vous faire part de mes réflexions et suis prêt à répondre à vos questions. Mes idées vous ont peut-être paru un peu étranges, mais j'aime bien provoquer des réactions.
Le président : En racontant votre anecdote, vous avez mentionné un problème sans vous y attarder. Vous avez dit qu'en traversant en métro différentes collectivités, vous aviez constaté que l'incidence de l'obésité variait de l'une à l'autre. S'agissant de la santé des populations, c'est un problème énorme.
Au fur et à mesure de nos audiences, nous nous rendons compte que, si nous voulons jouer un rôle utile auprès du gouvernement, nous allons devoir faire des recommandations pour que les ressources nécessaires soient mises à disposition par les instances supérieures. La lutte contre le tabagisme et la lutte contre l'hypertension en sont des exemples. Par contre, lorsqu'il s'agit de déterminants de la santé comme la pauvreté, le manque de logements et d'équipements sanitaires adéquats, et la contamination de l'eau, j'ai l'impression qu'on peut difficilement résoudre ces problèmes quand on est à 30 000 pieds... je veux parler des instances supérieures.
Ce qu'il nous manque, au Canada, c'est une organisation capable de mobiliser les ressources nécessaires pour améliorer les déterminants de la santé au niveau communautaire. Nous en avons de nombreux exemples avec les Autochtones et dans les centres-villes.
Nous sommes allés à Cuba, visiter des polycliniques qui jouent précisément ce rôle. Elles desservent généralement une population d'environ 20 000 habitants, et offrent principalement des soins de santé primaires, des services de santé publique et des programmes de prévention. Elles sont aussi intégrées à des programmes d'éducation préscolaire, entre autres. Il est étonnant de voir que les indices de bonne santé, à Cuba, sont aussi bons qu'au Canada, alors que ce pays n'a pas les ressources pour financer un système de gestion de la maladie, comme celui dont vous avez parlé tout à l'heure.
Que pensez-vous de cette idée de créer une organisation, au niveau communautaire, dont le rôle serait de s'assurer que les gens ont un logement décent, de la nourriture adéquate, et cetera, bref, que les différents déterminants de la santé, qui sont au nombre de 12 environ, sont améliorés pour tout le monde?
Dr Yusuf : Dans les sociétés occidentales, il est indéniable que la pauvreté est liée aux maladies les plus courantes. C'est curieux car, il y a 100 ans, il y avait moins de maladies cardiaques chez les gens qui vivaient dans la pauvreté. Le phénomène s'est inversé à l'époque post-victorienne : les gens aisés sont devenus plus instruits et plus riches, et ils ont appris à prévenir ces maladies, ce qui a renversé la tendance.
L'anecdote africaine que je vous ai racontée contient un message. C'est un continent en plein essor, mais où les riches commencent à avoir des maladies cardiaques. La comparaison avec Washington était délibérée : ce sont maintenant les pauvres qui ont des maladies cardiaques. Et cette comparaison entre l'Afrique et Washington, D.C., illustre bien ce qui s'est passé dans notre pays au cours des 100 dernières années. C'est le message que je veux vous faire comprendre. On voit bien que la pauvreté joue un rôle déterminant.
Cela dit, je n'irais quand même pas jusqu'à préconiser une nouvelle redistribution de la richesse, comme certains le font par conviction politique. Je ne sais pas si cela est souhaitable et m'abstiendrai donc de tout commentaire là-dessus.
Il n'en reste pas moins que nous pouvons intervenir à trois niveaux. Au niveau des politiques nationales, d'abord, afin de permettre aux gens de vivre mieux sans que cela leur coûte davantage. Par exemple, on pourrait modifier les lois sur le tabagisme, assurer une meilleure éducation sanitaire dans les écoles, et revoir les programmes scolaires et universitaires afin de laisser une plus grande place à l'éducation physique. Je pense à mon fils et à ses amis : ils étaient minces comme des fils quand ils ont fini l'école, mais après quatre ans d'université, ils avaient tous pris du poids.
Il faut aussi repenser l'aménagement des lieux de travail, revoir l'architecture des bâtiments, envisager d'offrir des abonnements gratuits à des gymnases, et donner des incitatifs pour encourager les employés à mener une vie saine. Les incitatifs pourraient être intégrés et ne rien coûter aux employés. Bien sûr, c'est la société tout entière qui paiera, mais c'est un choix qui doit être fait par nos décideurs, s'ils veulent vraiment encourager l'activité physique. À long terme, il faudra repenser nos plans d'urbanisation afin d'encourager non pas l'usage de la voiture mais la marche à pied. Dans les pays froids, on peut fort bien aménager des passages souterrains ou imaginer des parcs couverts, par exemple.
L'autre volet concerne les politiques en matière d'alimentation. Encourager la population à consommer moins de sel ne coûterait pas grand-chose au gouvernement et aurait une incidence positive considérable sur l'hypertension. La plupart d'entre nous ignorent que la majeure partie du sel que nous absorbons se trouve déjà dans les aliments que nous consommons. Nous ne pouvons rien y faire. Le sel que nous ajoutons aux aliments, à table ou en préparant la nourriture, ne représente que 20 p. 100 de notre consommation totale.
La solution est donc de réduire les quantités de sel utilisées dans la transformation des aliments. Savez-vous qu'on injecte des solutions salines dans les viandes pour leur donner plus de goût? C'est ce que fait mon boucher.
Si nous adoptons une loi visant à réduire les quantités de sel utilisées dans la transformation des aliments que nous achetons, les taux d'hypertension diminueront, même si chaque Canadien leur ajoute un peu de sel à table. Si on encourage les gens à perdre du poids — 2 ou 3 kilos — cela aura un effet encore plus positif. À elles seules, ces deux mesures pourraient permettre, selon mes calculs, de réduire de moitié les taux d'hypertension et de diabète. Ce ne sont pas de gros changements, simplement des petites adaptations, mais qui auront des effets importants.
On pourrait être plus radical et proposer de légiférer pour les aliments comme on l'a fait pour le tabac. On pourrait aussi se contenter de modifier petit à petit nos politiques agricoles : au lieu de subventionner certains produits agricoles, on devrait peut-être subventionner des aliments plus sains. Oui, nous devons aider nos agriculteurs, j'en suis convaincu, car nous avons besoin d'un secteur agricole en bonne santé. Mais changeons notre façon de faire et essayons d'encourager et de promouvoir la culture d'aliments et de produits qui sont bons pour la santé. C'est sans doute une suggestion plus controversée, mais je vous la soumets.
Ma deuxième suggestion m'est inspirée par Cuba. J'étais à l'IRSC aujourd'hui, et on discutait du financement des programmes internationaux. Dans ce genre de débat, la question qu'on se pose est de savoir si ce qui se fait dans un autre pays peut présenter un intérêt ici au Canada. Je leur ai dit que la seule façon pour nous de savoir si notre système est bon, mauvais ou moyen, c'est de le comparer avec un autre système. Et c'est ce que nous avons fait.
Pour reprendre l'exemple de Cuba, je vous dirai que oui, nous avons besoin d'un système de cliniques communautaires, avec des travailleurs de la santé qui ne sont pas nécessairement des médecins — ici nous les appelons des infirmières ou des infirmiers praticiens, mais on peut choisir un autre modèle — mais qui ont reçu la formation nécessaire pour traiter une vingtaine de maux de la vie courante. Cette solution nous permettrait de régler d'un coup notre soi-disant pénurie de médecins généralistes, et de rendre aussi plus juste la pratique de la médecine en la réorientant vers le traitement des maux ordinaires qui affligent un grand nombre de gens.
Les médecins s'intéressent davantage aux maladies qui nécessitent des traitements sophistiqués. Je le sais, je suis médecin moi aussi. J'ai dirigé un programme de cardiologie, et aucun de mes étudiants ne voulait se spécialiser dans les maladies ordinaires parce ce n'est pas stimulant intellectuellement et parce que c'est moins bien rémunéré. Il faut donc concevoir un nouveau modèle, où les médecins doivent avoir leur place, vous ne pouvez pas les écarter. Politiquement, ce serait une grave erreur. Et je suis convaincu qu'ils peuvent être très utiles. Prenez le cas d'Andrew Pipe, à Ottawa. Il a joué un rôle extraordinaire dans la lutte contre le tabagisme. On pourrait donc avoir dans ces cliniques des médecins comme lui, qui épauleraient les travailleurs de la santé, sans pour autant les diriger.
Enfin, nous devons revoir le contenu de nos programmes de médecine. Ils sont actuellement fondés sur l'approche biologique; c'est ainsi que j'ai été formé et c'est une bonne approche, mais il faut y ajouter les concepts des déterminants sociaux de la santé. La santé publique doit également occuper une place plus importante dans la formation de base en médecine interne du futur médecin. Vous seriez tous très surpris si je vous disais que, pour devenir cardiologue au Canada, il faut faire quatre ans d'études à la faculté de médecine, quatre ans de formation en médecine interne et trois ans de formation en cardiologie, soit un total de 11 années de formation. Et savez-vous pendant combien de mois on lui apprend à évaluer un régime alimentaire? Zéro. Savez-vous pendant combien de mois on lui apprend comment encourager les gens à ne plus fumer? Zéro. Il faut donc aussi que le programme de formation des travailleurs de la santé inclue la prévention et la santé des populations. Voilà le genre de choses qu'on peut faire, à l'échelle du pays.
Le sénateur Brown : Je suis fasciné par ce que vous avez dit. Un autre médecin a comparu devant notre comité, et il a parlé pratiquement des trois mêmes déterminants : le tabac, le sel et la sédentarité. Je suis aussi d'accord avec vous quand vous dites que nous devons modifier l'aménagement de nos immeubles pour encourager les gens à bouger. Je m'en rends compte tout particulièrement depuis que je suis ici. Pendant les trois premiers mois, j'ai circulé à pied entre mon appartement et le Parlement, et j'ai perdu une dizaine de livres. C'était bien malgré moi puisque je n'avais pas de voiture. Puis l'hiver est arrivé, nous avons eu beaucoup de neige, et j'ai sans doute repris tout ce que j'avais perdu!
La question du tabagisme m'intéresse tout particulièrement, car j'ai arrêté de fumer il y a une quarantaine d'années. Pour certaines personnes, c'est vraiment très dur d'arrêter, mais moi j'ai eu de la chance, ça n'a pas été trop difficile. Parlons du programme que le Canada a mis en place pour lutter contre le tabagisme. Il y a 40 ans, la majorité des Canadiens fumaient, et aujourd'hui, ils sont autour de 20 p. 100. Si ces chiffres sont exacts, cela signifie que les mesures en place sont efficaces; et nous n'avons même pas eu besoin de procéder à des changements radicaux, puisque les publicités sur les paquets de cigarettes et à la télévision ont suffi à convaincre beaucoup de fumeurs que le tabac était dangereux.
Dr Yusuf : C'est beaucoup plus que ça, monsieur le sénateur. À mon avis, nous avons adopté une approche éclairée et progressive. D'abord, nous avons augmenté les taxes sur le tabac, et on sait bien que cela a un effet direct sur la consommation de tabac, surtout chez les adolescents. Ensuite nous avons eu recours, comme vous l'avez dit, à des messages publicitaires et des mises en garde quant à la dangerosité du produit. Puis nous avons interdit l'usage du tabac. Aujourd'hui, fumer est socialement inacceptable presque partout. Nous avons réalisé une véritable mutation, et nous avons là l'exemple d'une stratégie qui a merveilleusement réussi.
Le sénateur Brown : C'est exactement ce que je voulais dire. Nous avons commencé par prendre des mesures plutôt discrètes pour lutter contre le tabagisme, en demandant, ou plutôt en imposant, aux fabricants d'apposer une mise en garde sur les paquets de cigarettes. Puis nous avons adopté une attitude plus agressive, si l'on peut dire, dans nos messages publicitaires, afin d'interdire le tabac dans des immeubles entiers. Aujourd'hui, il est interdit de fumer dans quasiment tous les lieux et bâtiments publics.
Je ne propose pas d'en faire autant avec certains aliments, mais on pourrait adopter le même genre de programme. Ce que vous dites est très convaincant, et nous vous écoutons attentivement. La plupart d'entre nous sommes convaincus par ce que vous dites, mais nous avons besoin d'arguments percutants pour convaincre toute la population canadienne et les générations futures, les enfants, surtout les plus jeunes.
Nous devons faire ce que vous suggérez, mais nous devons aussi nous inspirer de ce qui a bien fonctionné pour le tabac. Par exemple, on pourrait commencer par dire : « Attention, vous consommez des aliments qui sont trop salés. C'est mauvais pour la santé. » Nous avons déjà commencé de le faire pour des friandises et des boissons sucrées, entre autres. Ça se fait dans les écoles, je crois. Il faudrait aller plus vite, car cela vaut la peine. Je voulais simplement revenir un peu sur ce que vous avez dit, car je suis convaincu que le personnel médical ne peut faire ça tout seul.
Dr Yusuf : Vous avez tout à fait raison.
Le sénateur Brown : Il faut que toute la société soit impliquée.
Dr Yusuf : Je suis entièrement d'accord.
Le sénateur Callbeck : Tout ce que vous dites m'intéresse beaucoup. Quand vous dites que le système de santé est fondé sur la gestion de la maladie plutôt que sur la prévention et le maintien de la santé, je suis tout à fait d'accord. Pour beaucoup de Canadiens, le système de santé, c'est des hôpitaux, des médecins et des infirmières.
J'ai lu votre mémoire, et vous proposez de consacrer un certain pourcentage du budget de la santé au financement de stratégies sur la santé des populations et sur la prévention. Ce serait une excellente initiative qui aurait de nombreux avantages, notamment celui de réduire les dépenses pour les soins de courte durée : les gens seraient plus productifs et en meilleure santé, et leur qualité de vie n'en serait que meilleure.
Vous savez que les gouvernements, en général, planifient à court terme, et les mesures de prévention en matière de santé des populations ne donnent des résultats qu'à long terme. Je pense à la population en général. Comment pensez- vous qu'on arrivera à la convaincre que ce serait une bonne chose d'amputer le budget destiné aux hôpitaux, aux médecins et aux infirmières pour financer des mesures de prévention et des programmes de santé des populations?
Les coûts des soins de santé augmentent. Les besoins sont énormes. À mon avis, il va falloir d'abord convaincre la population de la nécessité d'une telle mesure, pour qu'elle exerce ensuite des pressions sur les politiciens pour qu'ils acceptent de financer des programmes de santé des populations. Sinon, comment pensez-vous qu'on y arrivera?
Dr Yusuf : Vous avez soulevé des questions d'ordre pratique mais tout aussi importantes. S'agissant d'un programme de santé des populations, certains aspects seront bien acceptés par le public, d'autres le seront moins car personne n'aime changer ses habitudes de tous les jours.
Quand je rencontre des malades qui viennent de faire une crise cardiaque, ils me demandent systématiquement quel type de drain je vais leur poser. Ils ne veulent pas que je leur dise d'arrêter de fumer ou de perdre du poids. Ils viennent d'avoir une crise cardiaque, qui aurait pu leur coûter la vie, et tout ce qui les intéresse, c'est de savoir quel type de drain je vais leur poser. Dans un autre ordre d'idée, je ne suis pas sûr que les gens étaient d'accord pour porter la ceinture de sécurité. Une loi a été adoptée, et ils s'y conforment.
Il faut que le gouvernement fasse preuve de leadership pour convaincre la population de ce qui est bon pour elle. C'est là toute la différence entre une façon de gouverner réactive et une façon de gouverner proactive et visionnaire. Je laisserai au gouvernement le soin de décider laquelle choisir.
Sur un plan plus pratique, je voudrais vous dire que j'ai passé deux heures avec le ministre Smitherman la semaine dernière. Nous nous sommes demandé si tout ce qui se faisait dans notre système hospitalier était vraiment utile, s'il n'y aurait pas du gaspillage. Permettez-moi de vous donner un exemple.
Lorsque je suis arrivé à l'Université McMaster, à Hamilton, en 1992, nous avions deux unités de cathétérisme. Il y avait une liste d'attente en permanence. Quand je mentionne le mot liste d'attente, les gens y voient toujours une connotation négative et pensent que ceux qui figurent sur la liste y sont pour une bonne raison. Pas vrai?
Nous avons donc examiné la liste. Puis nous avons eu une troisième unité de cathétérisme, et enfin une quatrième. Le nombre annuel d'interventions est ainsi passé de 3 000 à 8 500 aujourd'hui. Mais pendant cette période, la proportion de malades ne répondant pas aux critères de pertinence a triplé. À mon avis, nous pouvons réduire nos dépenses en faisant des tests d'assurance de la qualité et des tests de pertinence. C'est une façon de faire des économies.
Il faut aussi rééduquer les gens. Ce n'est pas parce qu'il y a plus de services de santé que les gens sont en meilleure santé. Des études indiquent clairement que, pour certaines procédures très pointues, il arrive un moment où on les utilise avec des patients qui ne répondent pas tout à fait aux critères de pertinence, et c'est là que vous commencez à avoir des complications. On dépense plus d'argent, certes, mais on nuit en fait aux malades.
La plupart d'entre vous pensez sans doute que, de nos jours, un patient hospitalisé à la suite d'une crise cardiaque risque davantage de mourir de complications cardiaques que d'autre chose. Cela paraît logique, et c'est ce que je croyais.
L'an dernier, cependant, nous avons étudié la situation dans notre hôpital, et nous avons constaté que, dans l'unité des soins coronariens, les complications les plus fréquentes n'étaient pas des complications cardiaques mais des hémorragies causées par les traitements. Nous modifions donc nos pratiques en conséquence.
Nous nous rendons bien compte que, dans certains secteurs de la médecine, pas dans tous, ce n'est pas en augmentant les budgets qu'on améliorera la santé des gens. On risque même, parfois, de nuire à leur santé. Cela peut vous paraître paradoxal. Le public n'en est pas conscient, et la plupart des médecins non plus.
Je ne dis pas que c'est le cas dans tous les secteurs de la médecine. Que pouvons-nous faire? J'ai suggéré au ministre Smitherman de consacrer 1 p. 100 du budget de l'Ontario à la mise en place de procédures de contrôle de la qualité, et de proposer aux hôpitaux d'y consacrer de leur côté 1 p. 100 de leur propre budget, en précisant que les deux s'ajouteront. Les hôpitaux sauront où faire des économies, mais il faudra les laisser réinvestir dans des procédures plus efficaces. Nous n'avons pas de programme national d'assurance de la qualité et de la pertinence au Canada.
Une fois mis en place, un programme de ce genre permettra de réduire les coûts dans certains secteurs, mais pas dans tous car il se peut que certains secteurs ne soient pas assez financés. Dans ce cas, on pourra y investir une partie des économies réalisées.
Comme vous le savez, chaque année, le budget augmente d'un certain pourcentage. S'agissant du budget de la santé, une partie de cette augmentation devrait peut-être être investie dans la santé des populations. Politiquement, et même concrètement, il est toujours difficile de supprimer des crédits, mais on peut les transférer. Vous pouvez fort bien décider quel secteur bénéficiera de l'augmentation du budget. Et en cinq ans, vous atteindrez les 10 p. 100 dont je parlais tout à l'heure.
Vous avez dit qu'il fallait attendre plusieurs années avant que le public ne se rende compte de l'impact des mesures prises pour améliorer la santé des populations, et c'est peut-être vrai dans certains domaines. Mais je peux vous dire qu'en prenant des mesures pour améliorer la santé des populations, on a certainement plus d'impact qu'en investissant dans des machines IRM ou autres.
Il suffit qu'une personne, atteinte d'un cancer, ne réussisse pas à avoir un IRM pour que la nouvelle fasse la une des journaux. Par contre, si on réussit à prévenir 100 000 décès au Canada, aucun journal ne parle de ces 100 000 personnes. La prévention est silencieuse, contrairement au traitement de la maladie. Et ce n'est pas parce que les effets de la prévention sont lents, c'est parce que le public n'en a pas vraiment pris conscience.
J'espère que je me fais comprendre.
Le sénateur Eggleton : Je vous remercie de comparaître devant notre comité aujourd'hui. Ce que vous dites est extrêmement intéressant.
J'aimerais revenir sur la consommation de sel. Vous dites qu'une réduction d'un tiers de la quantité de sel ajoutée aux aliments aurait des effets bénéfiques considérables. C'est une solution toute simple; pourquoi ne l'a-t-on pas déjà adoptée?
Je suppose qu'il y a de la résistance de la part de certaines personnes. Qui sont ces personnes, à votre avis, et pourquoi s'opposent-elles à une réduction des quantités de sel ajoutées au moment de la transformation et de l'emballage des aliments?
Dr Yusuf : Permettez-moi de vous dire, pour commencer, que je ne suis pas un expert en la matière. Si la question vous intéresse, vous devriez inviter Norman Campbell, de Calgary, à venir témoigner. C'est lui le grand spécialiste au Canada. Je vais vous donner une réponse très simple
Certains procédés font partie intégrante du système de transformation des aliments. Pour les modifier, il faut investir de l'argent, mettre au point de nouvelles méthodes d'emballage et de conservation des aliments. Le sel est un agent de conservation. C'est donc tout à fait possible, mais cela nécessite des investissements.
Utiliser moins de sel modifie aussi un peu le goût des aliments, et les fabricants ont peur que leur produit ne soit délaissé par les consommateurs au profit de celui du concurrent. Mais l'idée fait son chemin, et en ce moment, les spécialistes en santé publique et les fabricants de produits alimentaires discutent de la possibilité de réaliser cette réduction d'un tiers en 10 ans.
Ce que je propose n'est pas utopique. On en discute beaucoup. Mais encore une fois, je ne suis pas expert en la matière, et je vous conseille d'en parler avec Norman Campbell et d'autres personnes de la coalition sur le sel.
Le sénateur Eggleton : Fait-on des recherches, à Santé Canada ou dans l'industrie, pour trouver des solutions de rechange?
Dr Yusuf : Je ne sais pas, et je ne voudrais pas parler de ce que je ne sais pas.
Le sénateur Cochrane : En vous écoutant, je me sentais mal à l'aise de manger un gâteau. Je devrais suggérer au président qu'on nous serve des carottes et du céleri plutôt que des gâteaux.
Allez-vous rester encore quelque temps? J'aimerais bien figurer sur votre liste d'attente car j'ai quelques petits problèmes, et vous semblez savoir tellement de choses que j'ai l'impression que vous pourriez soigner n'importe qui. J'ai aussi quelques petits soucis de santé, comme tout le monde sans doute.
Je vais être plus précis. Quelles sortes de stratégies recommanderiez-vous pour prévenir la maladie d'Alzheimer, si courante aujourd'hui?
Dr Yusuf : Il existe de nombreuses formes de la démence, et la maladie d'Alzheimer en est une. Nous essayons d'en savoir davantage au sujet de cette maladie, mais pour l'instant, l'état de nos connaissances ne me permet pas de vous donner une réponse satisfaisante.
Nous commençons à penser que cette maladie est souvent mal diagnostiquée et qu'en fait, les gens ont ce qu'on appelle une démence vasculaire, qui est provoquée par des mini-accidents cardiovasculaires au cerveau. Le malade ne perd pas l'usage d'une jambe ou d'un bras, mais si on fait un IRM avec un équipement très pointu, on voit d'infimes infarctus de matière blanche.
Actuellement, pour nos recherches, nous utilisons les méthodes ordinaires de prévention d'une crise cardiaque ou d'un accident cardiovasculaire, en réduisant par exemple le taux de cholestérol et en faisant sérieusement chuter la tension artérielle. Puis nous essayons de voir si cela prévient la formation de micro-infarctus au cerveau et s'il y a diminution des fonctions cognitives.
Je n'ai pas répondu à votre question sur la maladie d'Alzheimer parce nous n'en savons pas suffisamment à son sujet pour mettre en place une stratégie. Mais nous nous intéressons au déclin cognitif qui accompagne la démence, et suffisamment de données nous permettent de penser qu'en contrôlant les facteurs qui contribuent au durcissement des artères — ce qu'on appelle l'athérosclérose — nous arriverons à obtenir des résultats tangibles, mais ce n'est pas garanti. Dans trois ou cinq ans, j'aurai sans doute une réponse plus précise.
Le sénateur Cochrane : Je vois. Votre réponse est quand même utile.
Vous avez dit qu'il fallait réformer notre système de santé, et que les médecins devraient en quelque sorte rester à la périphérie de la nouvelle structure. On pense immédiatement aux sages-femmes qui feraient les accouchements. Ne pensez-vous pas qu'on pourrait réduire encore les coûts en donnant des licences ou des permis à ceux et celles qui ont le désir et la capacité de faire ce genre de choses?
Dr Yusuf : Je suis d'accord avec vous. Je ne suis pas obstétricien, par conséquent votre exemple est en dehors de mon champ d'expertise, mais je suis d'accord avec vous.
La Grande-Bretagne a mis en place un programme d'obstétrique pour sages-femmes qui fonctionne très bien. Pour la naissance de mon aîné, en Grande-Bretagne, nous avons eu recours aux services d'une excellente sage-femme, même si le système de santé était disponible, en cas de problème. Malheureusement, c'est ce qui s'est produit pour nous et nous en avons eu besoin, mais tout s'est finalement bien passé parce que le système de santé était accessible, en parallèle. Cet exemple montre bien qu'il ne faut pas penser qu'une stratégie de santé des populations va remplacer une stratégie de gestion de la maladie : les deux doivent fonctionner en parallèle.
C'est la raison pour laquelle j'aime bien la solution du 1 p. 100 qui augmente progressivement jusqu'à 10 p. 100. Mais les sages-femmes doivent jouer un rôle important.
De plus, on ne résorbera pas la soi-disant pénurie de médecins au Canada par une augmentation du nombre de médecins, et ce, pour plusieurs raisons. Premièrement, ce qu'il faut faire pour rester bien portant n'intéresse pas beaucoup les médecins. Deuxièmement, notre système de rémunération n'attire pas les gens vers la médecine; il nous faut donc trouver d'autres professionnels. Enfin, pour des raisons économiques, il y aura toujours une migration des médecins d'une province pauvre vers une province riche, d'une zone rurale vers une zone urbaine, du Canada vers les États-Unis. Les gens continueront de se déplacer, sauf si vous leur mettez des boulets aux pieds, ce qui n'est pas près d'arriver. Par conséquent, pour stabiliser notre système, il vaudrait peut-être mieux qu'en obstétrique, en pédiatrie, en prévention, en santé des populations, et cetera, les soins prolongés soient assurés par des non-médecins. Et cette nouvelle structure serait un complément au système actuel.
Le sénateur Fairbairn : En écoutant les suggestions très positives que vous avez faites, je me suis dit qu'en dépit de tous les problèmes qui se rapportent aux différentes questions que vous avez abordées, nous faisons quand même un effort de communication, au Canada — pas nécessairement avec la profession médicale mais avec d'autres — pour avoir une influence sur les jeunes dès leur plus jeune âge. Ils regardent la télévision, les bonnes comme les mauvaises émissions, et ils écoutent les messages qui les concernent.
Je dis cela parce que je pense à l'incident qui a secoué ma ville il y a quelque temps. Je viens de Lethbridge, en Alberta. Il y a deux ou trois ans, un groupe d'élèves, accompagnés de quelques professeurs, ont décidé d'aller rencontrer le principal de l'école, dans son bureau, pour l'informer qu'ils boycotteraient la cafétéria tant qu'on y servirait certains aliments qui, je le reconnais, ne figureraient sans doute pas sur votre liste d'aliments sains. Ils ont été très astucieux et se sont montrés très militants.
Cela a causé toute une commotion dans la collectivité car leur intervention avait sans doute été inspirée par ce qu'ils avaient vu ou entendu à la maison ou à la télévision. Mais en même temps, ils agissaient ainsi parce qu'ils voulaient devenir des athlètes, ils voulaient être capables de profiter de toutes les occasions qui s'offriraient à eux, et tout d'un coup ils ont entendu dire que la plupart des aliments qu'ils avaient l'habitude de consommer les conduiraient dans une autre direction.
Est-il important, à votre avis, d'avoir une méthodologie pour communiquer ce genre d'informations? Si nous ne le faisons pas correctement, que se passera-t-il? Cela se fait-il au Canada? On fait de la communication dans toutes sortes de secteurs, mais celui-ci est différent. Nous avons ici un groupe de jeunes qui savent parfaitement bien jusqu'où ils peuvent aller, et qui savent qu'il existe une meilleure façon de faire les choses. Faisons-nous vraiment beaucoup d'efforts dans ce domaine au Canada? Pourrions-nous faire mieux?
Dr Yusuf : Premièrement, je suis ravi d'apprendre ce qui s'est passé à Lethbridge, et j'espère que cet incident se reproduira dans d'autres villes au Canada. Ce serait fantastique. J'imagine qu'au départ, ces jeunes se sont renseignés sur les questions qui leur semblaient importantes, et que, une fois sensibilisés au problème, ils ont décidé d'agir.
Nous pourrions faire bien davantage dans nos écoles, mais il y a quatre conditions préalables. Premièrement, il faudrait que l'éducation sanitaire fasse partie intégrante des programmes scolaires. Deuxièmement, il faudrait retirer des écoles toutes les distributrices de boissons gazeuses, ce que certaines écoles font déjà. D'aucuns y voient une conspiration et disent que ces machines sont là parce que les fabricants financent les commissions scolaires, mais ne nous engageons pas dans ce débat. Disons simplement que ces machines ont été installées à une époque où les gens ignoraient que ce n'était pas bon pour la santé. Maintenant il faut faire marche arrière. Troisièmement, il faut prévoir advantage de périodes d'activité physique. Quatrièmement, il faut bien sûr changer les menus offerts dans les cafétérias.
En Grande-Bretagne, ils ont mis en place un programme national. Il y a 40 ou 50 ans, ils offraient un verre de lait à tous les enfants souffrant de malnutrition. De nos jours, ils ne donnent plus de lait mais offrent une pomme à tous les enfants. Les enfants se baladent en croquant leur pomme. Voilà le genre de petites choses que l'on peut faire. Il faut supprimer les croustilles et les aliments pleins de gras. C'est avec des petites choses qu'on arrive à opérer de grands changements dans la société. Je vais vous donner un exemple bien simple : combien y a-t-il d'étages dans cet édifice? Eh bien, c'est en grimpant chaque marche d'escalier qu'on arrive au sommet de l'édifice. Chaque petite chose s'ajoute.
Le président : Cher ami, vous me mettez mal à l'aise, car la directrice de mon bureau, je ne me souviens jamais de son titre exact, enfin la personne qui dirige mon bureau, eh bien elle monte chaque jour les neuf étages qui conduisent à mon bureau, et moi, je ne suis même pas capable de les descendre avec elle, alors imaginez si je devais les monter!
Dr Yusuf : Demandez-lui de vous entraîner!
Le sénateur Fairbairn : Merci beaucoup de vos réponses. Dans cette histoire, les jeunes ne cherchaient pas à faire une action spectaculaire pour voir ce qui arriverait, je ne le pense pas. Je crois plutôt qu'ils ont été attentifs aux messages qu'ils avaient reçus, et qu'ils ont décidé d'aller plus loin que les adultes ne pensaient qu'ils iraient, et c'est ça qui a vraiment étonné tout le monde.
Dr Yusuf : C'est une belle histoire qui, j'espère, se répétera dans d'autres villes du pays. Les histoires ont autant d'impact que les chiffres.
Le sénateur Callbeck : Docteur Yusuf, vous avez dit que les mesures que vous préconisez s'appliquent également à la prévention d'autres maladies, comme l'arthrite et le cancer du sein. À quoi pensez-vous, plus précisément?
Dr Yusuf : Prenons l'exemple d'un cancer qui nous est familier. Le tabac cause une vingtaine de cancers, le plus courant étant le cancer du poumon. Si on réduit le tabagisme, on réduit la fréquence des maladies cardiaques, des accidents cardiovasculaires, du cancer du poumon et de 19 autres cancers. Le gras des aliments est lié non seulement aux maladies cardiaques et à l'obésité mais aussi au cancer du sein et au cancer du colon. Nous disposons d'un nombre limité de données là-dessus, mais elles sont raisonnablement convaincantes.
Le taux de cancers du sein est en diminution dans certains pays. S'agissant de l'arthrite, la question est simple : chez les gens obèses, les articulations doivent supporter des surcharges pondérales, et l'arthrose est liée à l'excès de poids. Et on commence à se rendre compte qu'en adoptant des habitudes plus saines, non seulement on améliore sa condition cardiaque mais on augmente aussi ses chances de ne pas avoir certains cancers, le diabète et certaines formes d'arthrite parmi les plus courantes.
Je lisais justement un article la semaine dernière où on disait que certains gènes qui augmentent les risques de maladies cardiaques augmentent aussi les risques de diabète. Ce qui était surprenant, c'était de lire que ces gènes augmentent aussi les risques de cancer. S'agissant de populations, je vous ai dit tout à l'heure que les déterminants sont les mêmes, mais quand on commence à les trouver au niveau des gènes, tout cela devient plus cohérent.
Le président : Nous avons légèrement dépassé l'heure, mais il est rare que nous ayons un témoin de ce calibre devant notre comité. Si vous le permettez, j'aimerais poser une dernière question.
Pour promouvoir le concept que vous préconisez et auquel nous souscrivons, il faudra procéder à des évaluations de la santé des populations. Vous êtes reconnu de par le monde comme un expert en données épidémiologiques. Vous avez fait toutes sortes d'études très pointues, beaucoup plus que quiconque.
Nous avons entendu des témoins qui travaillent dans ce domaine. Pensez-vous qu'à court terme, nous aurons la capacité technologique de faire ce genre d'évaluations au Canada? Vous êtes au courant de l'initiative prise par le Québec, mais pensez-vous qu'on pourra en faire autant au niveau national?
Dr Yusuf : Oui, je pense que c'est possible. Certains pays, comme la Chine et l'Inde, font des échantillonnages aléatoires répétés de la population chaque année, mais il n'est pas nécessaire de le faire aussi souvent. Supposons que nous fassions une simple évaluation de 2 p. 100 de la population canadienne tous les trois ans. Cela nous donnera déjà une bonne idée des tendances, avec des chiffres. On ne parle pas ici de 50 p. 100 ou de 100 p. 100. De telles évaluations peuvent viser plus particulièrement certaines régions, certains groupes ethniques, inclure les personnes défavorisées, les groupes marginaux et les Autochtones. Avec la technologie dont on dispose actuellement, c'est tout à fait possible.
Des échantillonnages répétés permettraient au Canada de mieux connaître ses besoins en matière de soins de santé.
Le président : Pensez-vous que la technologie puisse nous aider à atténuer les disparités régionales?
Dr Yusuf : On pourrait procéder de la même façon. Pour mesurer les disparités régionales, il faudrait faire des sondages en profondeur et prendre deux ou trois cas de chaque extrême. Nous savons que c'est à Terre-Neuve qu'on trouve les taux d'obésité les plus élevés, et en Colombie-Britannique qu'on trouve les taux les plus faibles. On peut étudier ces contrastes. Il ne suffit pas de savoir que les taux sont différents, il faut essayer de comprendre pourquoi, et voir si c'est le régime alimentaire, le niveau d'activité, les habitudes de vie, et cetera, qui sont différents. Pour faire ces évaluations, vous aurez peut-être besoin d'étudier les habitudes alimentaires et d'autres facteurs, en plus de mesurer le poids et la pression artérielle.
Le secteur agroalimentaire et les magasins d'alimentation ont d'excellentes statistiques sur ce qu'ils vendent et où ils le vendent. S'ils étaient disposés à nous communiquer leurs données de façon anonyme, nous pourrions connaître les habitudes alimentaires des habitants de Halifax à partir de ce que les commerces vendent. Il y a des moyens d'obtenir des estimations indirectes de la consommation au niveau national et au niveau régional. Je suis sûr que, si le gouvernement leur garantissait la confidentialité des informations données, les fabricants seraient prêts à collaborer.
Le président : Encore une fois, je vous remercie d'avoir pris le temps de venir nous rencontrer.
Le comité poursuit ses travaux à huis clos.