Délibérations du Comité sénatorial permanent de la
Sécurité nationale et de la défense
Fascicule 8 - Témoignages du 11 juin 2012
OTTAWA, le lundi 11 juin 2012
Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit aujourd'hui, à 16 h 2, pour étudier l'état des opérations des Forces canadiennes en Afghanistan et les leçons retenues de ces opérations, en vue de faire rapport à ce sujet.
Le sénateur Pamela Wallin (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Mesdames et messieurs, bienvenue à la réunion du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense. Aujourd'hui, nous nous penchons encore une fois, et nous croyons que ce sera la dernière, sur les enseignements tirés de nos opérations en Afghanistan. Au cours de la dernière année, nous avons tenu sporadiquement des audiences afin de recueillir des renseignements à ce sujet.
Comme nous le savons tous, les Forces canadiennes sont actives en Afghanistan de différentes manières depuis 2001. La mission de combat à Kandahar a pris fin l'an dernier. Nos forces participent maintenant à une importante mission de formation basée à Kaboul. Elles contribuent à préparer les Forces de sécurité nationale afghanes à assumer le contrôle de la défense et de la sécurité dans leur pays. Cette mission doit prendre fin en 2014.
Nous avons la chance d'accueillir aujourd'hui le major-général Michael Day qui nous est revenu d'Afghanistan il y a quelques jours à peine. Il est l'ancien général commandant adjoint de la Mission de formation de l'OTAN en Afghanistan (MFO-A).
Le général Day a commandé le Deuxième Bataillon du Princess Patricia's Canadian Light Infantry ainsi que la Deuxième force opérationnelle interarmées qui s'emploie principalement à lutter contre le terrorisme. Il a aussi été à la tête du Commandement des forces d'opérations spéciales du Canada, dirigeant ceux qu'on appelle nos soldats secrets. Le général Day a servi à trois reprises dans les Balkans, deux fois en Afghanistan, de même qu'en Afrique et au Moyen-Orient. Après la pause actuelle, si tant est que nous lui permettions d'en prendre une, il débutera une nouvelle affectation à titre de directeur général, Politique de sécurité internationale, au ministère de la Défense nationale.
Bienvenue et merci d'être des nôtres aujourd'hui. Je crois que vous avez quelques observations préliminaires à nous présenter.
Major-général Michael Day, ancien général commandant adjoint de la Mission de formation de l'OTAN en Afghanistan (MFO-A), Défense nationale : Mesdames et messieurs, je vous remercie de me donner l'occasion de m'exprimer devant vous aujourd'hui. Je suis heureux de pouvoir vous parler de la mission de formation en Afghanistan et de la contribution du Canada pendant mon séjour là-bas, et d'avoir la possibilité de vous présenter mon point de vue sur les problèmes qui persistent et les succès que nous avons obtenus.
Bien que je sois conscient que beaucoup de problèmes subsistent, je peux vous dire que nous sommes sur la bonne voie. Nous avançons assurément au rythme nécessaire pour amener les forces de sécurité afghanes là où elles seront en mesure d'assumer l'entière responsabilité de la lutte contre l'insurrection dans leur pays.
À mon point de vue, et je crois que vous en conviendrez tous, la solution doit être afghane et aller dans le sens de l'objectif global qui consiste à éviter que l'Afghanistan ne redevienne une fois de plus un refuge pour les terroristes. J'ajouterai que cette solution contribuera à l'atteinte de l'objectif premier en prévenant les menaces qui pourraient peser sur le gouvernement et en les empêchant de se matérialiser.
C'est à la lumière de ces réflexions préliminaires que je souhaite maintenant vous entretenir de l'évolution actuelle des forces de sécurité afghanes. Mes responsabilités, à titre de général commandant adjoint de la Mission de formation de l'OTAN en Afghanistan, consistaient à commander et à diriger directement le développement, la mise sur pied et le déploiement des services de police, de l'armée de terre, des forces aériennes, des forces spéciales et des capacités de soutien régionales des Forces de sécurité nationale afghanes (FSNA). La mission de formation vise globalement à amener les Afghans à assumer le commandement.
La mission de formation de l'OTAN en Afghanistan privilégiait, et privilégie toujours, trois aspects prioritaires. À court terme, nous nous sommes attelés aux tâches quotidiennes, nous consacrant à aider les dirigeants afghans à mettre sur pied les forces de sécurité grâce à la création d'un régime de formation faisant directement appel au mentorat et, au besoin, à l'instruction. Le ratio entre les deux fonctions a d'ailleurs évolué au fil des mois.
À l'autre extrémité du spectre, nous avons veillé à ce que nos interventions soient fondées et adaptées à la situation, en gardant une vision claire des éléments nécessaires pour assurer la viabilité et l'autonomie des FSNA après 2014.
À moyen terme, nos principaux efforts intermédiaires, du moins pour ce qui est du temps que nous y avons consacré, s'inscrivaient dans la campagne de cette année qui comprenait un plan opérationnel prévoyant une prédominance croissante des Afghans dans les opérations de sécurité. Ainsi, dans toutes nos décisions concernant les efforts déployés, l'allocation des fonds et l'affectation de notre personnel, nous nous sommes assurés de mettre l'accent sur les activités de développement et de mise sur pied des forces les plus directement liées à l'hypothèse de plus en plus plausible de la responsabilité principale confiée aux Afghans.
Deuxièmement, j'attire votre attention sur l'échéancier et les difficultés que présente un terme ferme pour la mission de formation. En effet, si le travail de la MFO-A ne consiste pas uniquement à former les divers éléments de sécurité, mais à laisser en partant un système qui pourra se suffire à lui-même, il faut mettre en place un plan spécial prévoyant le retrait des forces de la coalition. L'apprentissage de la dépendance mène à l'impuissance, ce qui constitue le premier indicateur d'un échec systémique. La remise du pouvoir aux Afghans ne peut se réaliser du jour au lendemain, et il n'est pas souhaitable que cela se fasse à la dernière minute.
Par conséquent, la MFO-A a mis au point, au cours des sept derniers mois, un plan auquel on pourrait très bien accoler la désignation 50/30/20. Celle-ci évoque notre objectif de terminer plus de 50 p. 100 des tâches provisoires en 2012, 30 p. 100 en 2013 et les derniers 20 p. 100 en 2014. Selon ce concept, c'est en faisant pression sur le système dès le début que nous disposerons de suffisamment de temps pour corriger les faiblesses découvertes, alors qu'il reste assez de gens pour y voir. Par ailleurs, le concept tient compte du souhait exprimé par de nombreux pays qui veulent réduire leur participation à mesure que s'accroît la responsabilité des Afghans et, enfin, de l'échec probable que nous infligerions aux Afghans en dépassant leur capacité d'absorption en 2014, alors qu'ils devront composer avec des élections présidentielles et assumer totalement la responsabilité de leur propre sécurité.
[Français]
Le dernier concept que je souhaite vous présenter est la méthode rigoureuse qui nous permet de trier les tâches en trois catégories : celles qu'il faut faire, celles qu'il faudrait faire et celles que l'on pourrait faire.
Cette approche est fondée sur la reconnaissance du fait qu'en ce moment, en faire plus n'est pas nécessairement ce qu'il y a de mieux. En fait, dans bien des cas, en faire plus produit des distractions supplémentaires qui nous empêchent d'accomplir les tâches qu'il nous faut réaliser dans un délai précis. En outre, en faire plus dilue les ressources de la coalition aussi bien que la capacité afghane.
C'est sur ces principes globaux que j'ai fondé toutes les décisions que j'ai prises au cours des dernières années, et plus particulièrement pendant les sept derniers mois.
[Traduction]
Avant de terminer, il vaut la peine à mon avis de mentionner la dernière des trois responsabilités qui m'incombent, c'est-à-dire le commandement de la contribution du Canada à la mission de formation de l'OTAN. J'ai été bien chanceux au cours de ma carrière, car la majorité du temps que j'ai passé sur le terrain, j'étais en déploiement et à un poste de commandement. Mon expérience et les leçons que j'ai apprises ont été cristallisés par l'observation que j'ai pu faire des militaires, hommes et femmes, auxquels nous accordons notre confiance et qui nous remplissent de fierté.
Qu'il s'agisse du premier maître de 1re classe de la marine qui se retrouve un peu désorienté si loin de son élément, mais qui finit par accéder au poste de conseiller principal de l'un de mes commandants deux étoiles des États-Unis; du jeune opérateur spécial qui a entraîné une équipe normale de commandos afghans pour qu'elle se présente à une compétition en Jordanie, où elle a d'ailleurs battu bon nombre d'équipes occidentales, dont des groupes des États-Unis, ce que je n'ai pas manqué de rappeler à mes amis américains; ou de nos soldats qui ont transformé un centre régional d'entraînement militaire en un centre d'alphabétisation; nos militaires, leur attitude, leurs efforts et leur rendement devraient nous inspirer de la fierté et de la confiance.
Voir ce qu'un membre des Forces canadiennes peut accomplir à lui seul lorsqu'on lui en donne l'occasion me remplit de satisfaction et d'humilité. Je décris souvent la mission de formation auprès des Forces de sécurité nationale afghanes et la contribution du Canada comme la touche finale qui rend honneur aux sacrifices que notre pays a consentis à Kandahar. Nous sommes en train de créer quelque chose de durable. Nous aidons les Afghans à mettre au point une capacité qui nous permettra de veiller, dans toute la mesure du possible, à ce que le prix payé par les soldats canadiens et leurs familles n'ait pas été en vain.
Par ailleurs, j'ai choisi sciemment d'éviter les statistiques concrètes, non pas parce que je doute de leur pertinence, mais plutôt parce que je pense qu'elles détournent la discussion des éléments importants, soit la capacité globale des Afghans. Dans certains cas, les données cachent même la réalité, puisque la représentation numérique de la capacité ne permet souvent pas de révéler les forces et les faiblesses réelles ou les débouchés et les obstacles avec lesquels nous devons composer si nous voulons trouver une solution qui convienne aux Afghans.
Cela dit, je me ferai bien sûr un plaisir de répondre à vos questions et de discuter des éléments qui vous préoccupent. Merci beaucoup.
La présidente : Merci beaucoup.
Vous y avez fait allusion d'une certaine manière, mais je dirais que les succès dont vous nous avez entretenus brièvement sont quelque peu assombris par les histoires de corruption qui reviennent sans cesse à l'avant-scène. Dans ce contexte, il y a une question qu'on me pose régulièrement, et je suis persuadée et que c'est la même chose pour vous. Compte tenu des pertes encourues et des coûts financiers associés à ces missions, est-ce que le jeu en valait vraiment la chandelle?
Mgén Day : Tout dépend du point de vue. Si l'objectif premier était, comme l'indiquait le mandat confié aux militaires, d'empêcher l'Afghanistan de devenir à nouveau un refuge pour les terroristes — car nous avons accepté et reconnu le risque qui continuerait de peser sur ce pays si nous ne faisions rien — et si nous partons comme je le fais de l'hypothèse voulant que nous nous rapprochions de cet objectif, et même du maintien des résultats obtenus par l'entremise des Afghans, alors la réponse est assurément oui, du point de vue des militaires et de la mission qui leur a été confiée.
[Français]
Le sénateur Dallaire : Nous aurons besoin d'une deuxième ronde de questions. Il y a tellement questions qu'on peut poser au bon général. Et bien sûr, on ne peut que le féliciter et féliciter son équipe sur le terrain.
Ma question concerne les méthodes que vous utilisez pour atténuer l'effet de l'attrition sur la structure hiérarchique, sur les individus et leur famille. Comment se fait le développement professionnel des hauts gradés au sein des Forces canadiennes, c'est-à-dire des colonels et grades supérieurs?
Quelle maturité entrevoyez-vous à ces niveaux hiérarchiques, maturité qui pourrait constituer une force moderne au sein d'une nouvelle démocratie, d'un État de droit et d'une convention des droits de la personne?
[Traduction]
Mgén Day : Merci pour la question. J'aimerais toutefois vous demander une précision. Par attrition, entendez-vous les pertes de vie ou les gens qui quittent les Forces de sécurité nationale afghanes?
Le sénateur Dallaire : Je parle de ceux qui quittent la formation.
Mgén Day : Actuellement, le taux se situe entre 1,5 et 1,6 p. 100 par mois, ce qui ne semble pas extrêmement bon. La perspective est toutefois différente si l'on compare avec la situation qui prévalait lors de mon arrivée là-bas l'an dernier alors que ce taux était d'environ de 2,6 p. 100. Les mesures prises par les dirigeants afghans pour améliorer la qualité de vie sur le plan de l'alimentation, du logement, de la formation, de l'équipement et du leadership sont autant de facteurs qui ont contribué à réduire l'attrition.
En termes bruts, il nous fallait dépenser quelque 250 millions de dollars par année dans le cadre de la mission de formation de l'OTAN pour contrer ce taux d'attrition de 2,6 p. 100, sans compter les dépenses associées au processus de croissance. Il a été déterminé qu'un tel niveau d'investissement n'était pas viable à long terme. Nous nous sommes fixé comme objectif un taux variant de 1,4 à 1,6 p. 100, selon la composante des FSNA. Nous avons maintenant atteint cet objectif.
Il y a différents éléments à considérer. Il faut d'abord dire que l'on ne manque pas de recrues. Les candidats font littéralement la queue devant notre porte, ce qui non seulement nous assure un effectif suffisant, mais nous a aussi permis de resserrer nos normes d'admission au cours de la dernière année. Nous avons désormais un processus en huit étapes pour déterminer qui peut être admis ou non. Nous portons dorénavant une attention particulière à l'âge des recrues; les candidats ne doivent être ni trop jeunes ni trop vieux. Nous faisons un dépistage rigoureux pour la consommation de drogue. Des techniques biométriques sont utilisées pour détecter l'existence d'un casier judiciaire. Nous sommes parvenus à nos fins grâce à toutes ces mesures visant à réduire l'attrition et à cette affluence de jeunes hommes qui souhaitent joindre les rangs des forces de sécurité.
Pour l'avenir, il convient de se demander si les Afghans seront en mesure de maintenir un tel niveau d'attrition. Mon expérience de plus de 10 années en Afghanistan m'a appris que c'est une société qui s'efforce sans cesse de s'adapter aux circonstances dans lesquelles elle se retrouve. Il persiste encore des vestiges de la vie tribale pour ce qui est des récoltes, des familles et de tout le reste, et il nous a fallu du temps pour arriver à comprendre leur régime de congés qui est bien différent du nôtre. Les mouvements de personnel étaient nombreux lors des campagnes estivales qui coïncidaient avec la saison du pavot et des autres récoltes.
Nous avons vu les dirigeants afghans intervenir pour déterminer les moyens à mettre en œuvre afin de ramener le nombre de départs à un niveau acceptable. C'est une initiative qu'ils ont pratiquement menée de bout en bout. Lorsque j'ai quitté tout récemment, on avait mis en place un programme pour veiller à ce que les membres des Forces bénéficient d'une bonne qualité de vie et d'une rémunération très intéressante pour l'Afghanistan. Grâce au travail des dirigeants locaux, nous avons donc vu l'attrition atteindre un taux qui n'est pas extraordinaire pour des forces militaires occidentales, mais qui n'est pas mauvais pour l'Afghanistan.
Il y a aussi un envers à cette médaille. Outre l'attrition, il faut également s'intéresser au taux de rengagement à la fin du premier contrat. La moyenne mondiale se situe entre 60 et 70 p. 100, ce qui est bon à l'issue de la première période d'engagement, souvent d'une durée de trois ans. Les Afghans sont en plein dans cette moyenne.
À l'expiration du premier contrat pouvant atteindre trois ans, entre 60 et 70 p. 100 des membres en signent un nouveau. Ils y trouvent certes des avantages. Peut-être simplement parce que c'est un emploi, ou en raison de la formation en alphabétisation, ou bien parce qu'ils souhaitent faire quelque chose de valable pour leur pays — ce sont les trois motifs principaux — mais ils sont incités à poursuivre.
Pour ce qui est du perfectionnement professionnel, cela nous ramène à mes observations préliminaires concernant le système que nous devons laisser sur place. Il ne suffit pas pour nous de former un contingent d'agents de police, de pilotes, de militaires, et cetera. Il faut implanter un système qui va poursuivre dans le même sens et assurer la formation de nouvelles recrues année après année, ce qui exige le développement d'une génération de leaders.
L'histoire nous a enseigné que les Soviétiques se sont retirés à la fin des années 1980 et dans les années 1990. Ils n'ont rien laissé derrière eux : pas de système scolaire, pas de système de formation, pas d'écoles — rien. À mesure qu'elle manquait d'argent et en l'absence d'un système scolaire, l'Armée nationale afghane, ou du moins ce qu'il en restait, s'est essentiellement dissoute.
L'un des objectifs de la mission de formation de l'OTAN n'est pas seulement de former les soldats d'aujourd'hui, mais aussi les dirigeants de demain. C'est ce que nous faisons en ce moment. Il y a un collège militaire là-bas, et il ressemble énormément à ceux des États-Unis, du Canada ou de la Grande-Bretagne. On y forme différents grades d'officiers. Le cours le plus avancé, qui ressemble à notre programme de sécurité du Collège des Forces canadiennes, à Toronto, est suivi par des généraux afghans hauts gradés, mais aussi par des civils afghans occupant des postes importants. Il s'agit vraiment d'une stratégie militaire. Nous avons une académie de sergents-majors, où l'on enseigne la différence entre le leadership exercé par un sergent à la tête de huit hommes et celui exercé par un sergent-major, qui conseille son commandant sur la façon de diriger son bataillon de 800 hommes. Toutes ces écoles ont donc été créées.
Je dirais que toutes les recrues formées pour l'armée et la police sont dirigées seulement par des instructeurs afghans. La plus grande partie de la formation en leadership est donnée par des Afghans. À la fin de 2014, ils assumeront l'entière responsabilité, non seulement du volet leadership, mais aussi du volet de l'enseignement des compétences spécialisées. Nous avons créé 12 écoles qui vont de l'artillerie à l'infanterie, en passant par les transmissions, les ingénieurs, la police militaire et le système médical. Les Afghans enseignent maintenant dans ces domaines et occupent les postes importants.
Nous faisons cependant face à un défi. Il y a évidemment des aspects culturels liés au leadership en Afghanistan qui sont différents des nôtres. Je dirais que de notre côté, le défi a été de nous adapter à ce qui fonctionne pour les Afghans. Vous m'avez entendu parler d'une « solution qui convient aux Afghans ». Les Afghans veulent une armée nationale solide, une police solide et une force aérienne solide. Ils ne veulent pas dépendre de l'Aviation canadienne, de la GRC ou de l'Armée canadienne. Ils veulent pouvoir compter sur leurs propres forces. Au fil des années, nous avons appris, entre autres, à laisser leurs écoles fonctionner selon leurs valeurs culturelles. C'est le genre de solution qui convient aux Afghans.
Encore une fois, il ne s'agit pas de mettre sur pied une armée qui ressemble à l'Armée canadienne, qui est probablement la petite armée la mieux formée dans le monde. On ne peut pas y parvenir dans une société afghane analphabète, car on ne peut pas enseigner aux soldats à faire ces choses. Toutefois, ce qu'on réussira à accomplir dans ce système de formation et de leadership sera suffisant pour répondre aux besoins du pays.
Le sénateur Dallaire : Merci de cette brève réponse. Elle était très complète.
Le sénateur Lang : Je trouve très intéressant que vous ayez servi presque 10 ans en Afghanistan en assumant plusieurs fonctions. Vous pourriez peut-être nous donner un aperçu de la façon dont vous avez d'abord perçu l'Afghanistan, à quoi le pays ressemble aujourd'hui et où nous en sommes dans la création d'une société plus civilisée et d'un système judiciaire qui permettra à sa population de prendre les rênes. Pourriez-vous nous donner un aperçu?
Mgén Day : J'ai d'abord été déployé en Afghanistan en mars 2002 en tant que commandant de notre force opérationnelle spéciale. Je viens tout juste de terminer ce déploiement en tant que formateur. Lorsque j'ai été déployé en 2002, les Afghans ne participaient absolument pas à nos activités. De nos jours, nous n'exerçons aucune activité dans le domaine de la sécurité sans qu'elle soit menée par des Afghans ou que nous ayons au moins établi un partenariat avec eux. Nous avons donc parcouru beaucoup de chemin entre ces deux situations.
La plus grande différence qui me saute aux yeux, dans la plupart des cas, c'est que les Afghans prennent maintenant les commandes. Par exemple, ils ont élaboré et rédigé le plan de campagne des combats de l'été. Il y a 10 ans, une telle chose était inconcevable. C'est le type de différences que j'ai remarquées.
Auparavant, lorsque je conduisais dans Kandahar, c'était une ville fantôme comme un grand nombre d'autres endroits dans le sud. Par contre, aujourd'hui, on peut marcher dans Laskar Gah, ce qui aurait été impossible il y a un an. Je pourrais vous donner plusieurs exemples, mais le changement le plus évident, c'est que le pays a maintenant la capacité institutionnelle de prendre ses affaires en main; et il est très heureux de le faire. Cela se reflète dans certaines des tensions auxquelles nous faisons face. Les Afghans ont leur propre façon de faire les choses, et nous avons la nôtre. Toutefois, il s'agit d'une tension extrêmement utile; c'est un signe qu'ils ont leur souveraineté à cœur et qu'ils souhaitent progresser. Ce changement dans la façon de renforcer les capacités, mais aussi dans la façon de le faire pour leur permettre de se débrouiller seuls, est le plus important que j'ai remarqué chaque fois que j'y suis retourné ces 10 dernières années.
Le sénateur Lang : Vous avez dit que vous pouviez marcher dans les rues d'une collectivité, ce que vous n'auriez pas fait l'année dernière. Cela m'amène à poser ma prochaine question sur la paix et la sécurité. Cela touche à la formation et au fait que les Afghans prennent leurs responsabilités en ce qui concerne l'armée et la police.
En Occident, on entend parler de la paix et de la sécurité lorsqu'il y a un attentat à la bombe en Afghanistan. Comment voyez-vous la paix et la sécurité quotidiennes dans ces collectivités depuis que les changements se sont produits? Les Afghans peuvent-ils s'occuper de leurs affaires le jour comme la nuit et se sentir en sécurité?
Mgén Day : Il est très difficile de considérer l'Afghanistan comme un pays homogène, car il faut être conscient que la nature de la menace varie selon les conditions et les régions du pays. Je vais utiliser l'exemple de l'attentat à la bombe auquel vous avez fait référence. Je ne suis pas allé à Kaboul depuis 13 mois. Comme je ne suis pas un dur à cuire, je connais assez bien l'approche utilisée pour gérer une menace terroriste dans une grande ville. La dernière attaque importante qui a été lancée contre Kaboul, en avril, a nécessité cinq mois de préparation. C'était la première fois depuis des mois qu'un évènement de grande portée se produisait à Kaboul. Il s'agissait d'une attaque complexe menée à trois endroits différents. En 21 heures, les Afghans, par eux-mêmes, avaient isolé les trois sites ciblés et en avaient repris le contrôle; 21 heures plus tard, la vie reprenait son cours à Kaboul.
Je ne prétends pas qu'il n'existe aucune menace et qu'il n'y aura aucune violence, mais je ne suis pas convaincu que ces attaques spectaculaires constituent une bonne mesure du succès. Elles ne menacent pas le gouvernement de l'Afghanistan, et elles ne sont pas le signe de la propagation d'un réseau terroriste en Afghanistan. Toutefois, dans un sens, elles fournissent l'occasion aux forces de sécurité afghanes d'améliorer leur capacité de gérer ces menaces.
Certaines régions sont plus dangereuses que d'autres. Le nord et l'ouest du pays sont extrêmement stables — les comparaisons entre les régions de l'Afghanistan sont importantes — et assez tranquilles, mais dans l'est et dans certaines parties du sud du pays, il y a plus de violence. À mon avis, cette violence est, en grande partie, en réaction aux activités des forces de sécurité afghanes et de la coalition et, dans certains cas isolés, elle découle des activités que la sédition est en mesure de mener. Il ne s'agit certainement pas du même type de menace auquel on faisait face il y a quelques années à peine.
Le sénateur Day : J'aimerais parler de votre plan de formation 50-30-20, c'est-à-dire que vous effectuez 50 p. 100 du travail en 2012, 30 p. 100 l'année suivante et 20 p. 100 la dernière année. J'aimerais confirmer que les 20 p. 100 effectués en 2014 s'échelonneront sur toute l'année.
Mgén Day : Oui, c'est bien le cas. Comme je l'ai dit plus tôt, nous avons examiné la capacité des Afghans et les choses que nous devions terminer d'ici la fin de 2014. Nous avons reconnu qu'étant donné la demande, nous devions simplement planifier un peu plus et en faire délibérément plus au début.
Bien franchement, ces 20 p. 100 ne sont que des tâches de finition. En 2012 et 2013, le travail concerne des points sensibles et des aspects plus techniques, pour lesquels il faut prévoir un peu plus de temps. L'école d'ingénierie, par exemple, nécessitera un peu plus de temps, mais cette tranche de 20 p. 100 est planifiée par la MFO-A et le mandat actuel est conçu de façon à être exécuté d'ici la fin de 2014.
Le sénateur Day : Le Canada planifie se retirer complètement du pays au printemps 2014, ce qui signifie donc que d'autres pays de l'OTAN devront terminer ce travail.
Mgén Day : C'est exact. Comme l'a annoncé le premier ministre, la contribution canadienne sera achevée à la fin mars. Nous planifions maintenant en détail la façon dont nous allons procéder. La mission de formation de l'OTAN et son mandat, ainsi que celui de la FIAS, expirent officiellement à la fin décembre 2014.
Le sénateur Day : J'ai une autre question, si on me le permet. Le temps qui nous est imparti est toujours limité et tous les honorables sénateurs veulent participer à la discussion, mais j'aimerais parler un peu du taux d'attrition. Cela concerne les soldats, c'est-à-dire les membres du personnel de la sécurité nationale afghane que vous avez formés et qui ne reviennent pas. Selon nos données, cette proportion est d'environ 25 p. 100 par année. Chaque année, vous formez 25 p. 100 plus de membres pour garder les effectifs constants, et vous voulez accroître leur nombre. Je sais que vous les formez dans un grand nombre de domaines.
Toutefois, cela n'est peut-être pas trop grave si les 25 p. 100 qui ne reviennent pas ont reçu une formation en leadership, en calcul et en lecture, et s'ils ont acquis d'autres compétences qu'ils peuvent utiliser dans la société, comme de nombreux membres des Forces canadiennes qui décident de quitter, mais qui font preuve d'un très bon leadership dans d'autres domaines. Pourriez-vous nous en parler un peu et nous dire si j'ai raison de penser qu'ils peuvent jouer un rôle dans la société?
Mgén Day : Absolument. J'aimerais commencer par préciser que nous avons terminé la phase de croissance de l'armée. On avait prévu recruter 195 000 membres, dont 8 000 membres dans la Force aérienne, donc 187 000 membres dans l'Armée et 8 000 dans la Force aérienne. On prévoyait atteindre ces objectifs en octobre ou en novembre prochain. On les a atteints le mois dernier. La capacité de recrutement et de formation des Afghans est prodigieuse; aucune autre armée n'a réussi à croître aussi rapidement et à atteindre cette taille depuis la Deuxième Guerre mondiale. Il faut mettre les choses en perspective : 100 000 soldats ont été recrutés au cours des 16 derniers mois. Le taux d'attrition, même s'il représente une perte, n'a pas empêché cette croissance.
Nous avons parlé de littératie et de ses effets sur la société afghane. J'aime dire que nous profitons des retombées du système d'éducation des talibans, mais pour parler franchement, il n'y en a aucune. Si vous parlez aux jeunes hommes afghans et examinez leur formation obligatoire en littératie, vous constaterez que chaque recrue doit recevoir 64 heures de formation en littératie dans sa propre langue avant de pouvoir obtenir son diplôme. Dans le cadre de la MFO-A, nous embauchons 3 000 Afghans pour donner cette formation en littératie. S'il y a un thème commun, c'est que les gens disent qu'ils peuvent apprendre à lire et à écrire, et que lorsqu'ils retourneront dans leur village, ils seront en mesure de faire quelque chose, car ils possèdent ces compétences.
D'après ce que j'ai constaté, il s'agit d'un élément extrêmement important dans l'ensemble de la société afghane, qu'il soit en partie responsable de l'attrition ou qu'il se manifeste lorsqu'un soldat arrive à la fin de son engagement envers l'armée. En effet, la population commence à se rendre compte à quel point le régime taliban lui était défavorable et de ce qu'il faut faire pour remédier à la situation.
Je n'irai pas jusqu'à dire que cela ressemble à un changement qui mène à une réforme, mais on redonne à la société quelque chose dont elle a dû se passer pendant des décennies.
Le sénateur Day : Je pense qu'il s'agit d'un facteur important dont nous oublions de tenir compte lorsque nous examinons les taux d'attrition.
Mgén Day : C'est un élément extrêmement important. Les gens sont des leaders dans leur propre collectivité.
Le président : Je veux insister là-dessus. Un grand nombre de personnes affirment que lorsqu'elles retournent dans leur collectivité, peu importent les activités qu'elles exercent, elles deviennent plus importantes que les barons de la drogue ou les leaders talibans, car elles possèdent maintenant ces compétences en littératie. Nous les enseignons aussi aux filles. C'est assez extraordinaire.
Le sénateur Plett : Général, j'aimerais aussi féliciter nos forces pour le travail extraordinaire qu'elles ont accompli, non seulement au cours des 10 dernières années, mais aussi pendant la mission de formation. Nous constatons à quel point les Forces canadiennes font partie de l'élite des forces à l'échelle mondiale. Merci beaucoup.
J'ai deux questions. L'une concerne un sujet abordé par le sénateur Lang. Ce qui me préoccupe — et j'en ai parlé aux autres témoins —, c'est que nous avons fixé des dates. Pour nous, c'est 2014, peu importe la date choisie par le reste des forces de la coalition, et cetera. Je fais peut-être preuve d'un peu de scepticisme à ce sujet, mais je ne suis pas convaincu que les talibans commencent à s'éloigner — mais peut-être qu'ils ont déjà commencé à le faire.
Toutefois, nous leur avons précisé à quelle date nous quitterons le pays. Comment pouvons-nous être certains qu'ils n'attendent pas ce moment pour revenir, en comprenant clairement que les forces afghanes sont maintenant mieux en mesure de gérer ces choses? Un autre attentat suicide à la bombe a eu lieu il y a seulement quelques jours. Il ne s'agissait peut-être pas d'une attaque grave, mais elle a tout de même eu lieu. Comment pouvons-nous être certains que les talibans ne sont pas tapis dans l'ombre en attendant la date que nous leur avons donnée?
Mgén Day : Je pense qu'il s'agit d'une préoccupation valable. Toutefois, je crois que je peux dissiper vos inquiétudes en vous présentant la situation telle que je la comprends.
Tout d'abord, comme je le répète à tout le monde — et comme le répètent tous les dirigeants de l'OTAN —, les actes de violence individuels ne sont pas une mesure de l'état de la situation actuelle. N'importe qui peut commettre de la violence dans le pays d'une façon ou d'une autre. La question, c'est de savoir si cette violence est organisée. Par exemple, existe-t-elle au sein du gouvernement? Perturbe-t-elle vraiment le cours des choses?
En ce qui concerne l'échéance, la décision de poursuivre la mission de formation de l'OTAN s'appuie sur les commentaires du secrétaire général, soit que la participation de l'organisation ne cessera pas en 2014. C'est l'orientation stratégique retenue à Chicago. Nos engagements financiers par l'entremise de l'OTAN permettent d'assurer la capacité des forces de sécurité afghanes. Selon nous — et je parle bien entendu de la sécurité —, les insurgés le comprennent. Ils avaient espoir que l'on disparaisse, mais ce n'est pas le cas, et en raison du soutien et du financement continus visant à assurer la capacité des forces de sécurité du pays, les talibans et les autres groupes d'insurgés le réalisent.
Selon les comptes rendus de renseignement que j'ai lus, ils semblent comprendre le message. Ils ne peuvent plus nous dominer, et c'est motivant. L'OTAN continuera d'épauler les forces afghanes financièrement et sur le terrain. Il faut maintenant déterminer quels groupes participeront à la réconciliation et quels groupes déposeront les armes, réalisant qu'ils n'ont plus rien à gagner.
Le sénateur Plett : Les femmes représentent quel pourcentage des enseignants, des formateurs et des militaires? Quel est le taux d'attrition pour ce groupe? Si j'ai bien compris, vous dites que 60 p. 100 des hommes signent de nouvelles ententes. Est-ce environ le même pourcentage pour les femmes? Plus précisément, quel est le pourcentage de femmes au sein de l'armée nationale et combien d'entre elles participent aussi à la formation?
Mgén Day : Je vais parler de l'armée et de la police, car je veux vous montrer la différence entre les deux sur le plan culturel.
L'armée compte 195 000 membres, mais seulement un peu plus de 230 femmes. Je ne parle pas de pourcentage, car ce n'est pas significatif. C'est plus intéressant de parler du nombre de femmes.
Cet écart est attribuable à une question culturelle. Soit dit en passant, je me suis joint aux Forces canadiennes dans les années 1980-1990, et nous avons vécu la même chose. À quel point le défi est-il plus important en Afghanistan? On y recrute des femmes pour occuper des postes d'officier subalterne, y compris ceux de pilote. Les choses avancent très lentement et elles ne sont pas prêtes d'accélérer.
J'ai parlé de la police, car sur 157 000 policiers, 1 000 sont des femmes. La raison est que les autorités policières sont conscientes du rôle opérationnel que peuvent jouer les femmes. L'armée ne l'a pas encore compris. Il est difficile d'expliquer aux Afghans que, s'ils veulent une force militaire représentative de la société, ils ne peuvent pas se permettre d'ignorer 50 p. 100 de la population. Ils doivent profiter de toute l'information dont les femmes disposent et du travail qu'elles peuvent effectuer. La police, elle, a compris que les femmes peuvent faire des inspections et mener des recherches aux frontières ou parler aux femmes dans les villes. Les autorités policières sont conscientes de leurs besoins opérationnels et s'ajustent de plus en plus. Toutefois, l'aspect culturel est encore important; la présence des femmes n'est pas encore acceptée partout. Cela prendra encore bien des années.
Le sénateur Mitchell : J'aimerais revenir sur un des points soulevés par le sénateur Plett et donner mon opinion sur le sujet. Les recherches montrent que le développement du tiers monde passe par l'éducation des femmes. C'est donc un élément important, mais cela constitue tout un défi en Afghanistan. Ma question porte sur les jeunes femmes. Nous avons appris récemment que les talibans avaient empoisonné des écolières. Si cette histoire est vraie, je me demande s'il s'agit d'un geste isolé ou d'une menace sérieuse. Était-ce simplement un acte de désespoir de certains ou un geste posé à la demande des autorités talibanes?
Mgén Day : Tout ce que je sais sur cette histoire, c'est ce que j'ai lu dans les journaux, soit probablement la même chose que vous. Je n'en sais pas plus.
J'aimerais revenir sur votre commentaire concernant le développement du tiers monde. Vous avez tout à fait raison. Les hautes autorités militaires reconnaissent que c'est nécessaire, mais elles savent aussi que ça ne se fera pas du jour au lendemain. Il s'agit d'un changement générationnel.
En ce qui concerne l'histoire des écolières, j'ai appris certaines choses sur la façon dont, en général, les événements sont rapportés par la presse afghane. Je ne parle pas de cette histoire en particulier, car je n'ai aucun détail précis à ce sujet. En Afghanistan, les journalistes ne sont pas nécessairement aussi rigoureux qu'en occident. Parfois, il y a un peu d'exagération. Je vous donne un exemple. Nous avons eu un cas d'empoisonnement dans une de nos installations. Un article paru dans les journaux disait que nous blâmions les insurgés, que c'était eux qui avaient fait cela. Nous avons effectué une évaluation médicale et sanitaire des lieux pour nous rendre compte que l'empoisonnement était attribuable à une mauvaise hygiène dans la cuisine. Je ne dis pas que des écolières n'ont pas été empoisonnées, mais je préfère vérifier ces histoires moi-même avant de les croire.
Le sénateur Mitchell : Il est à espérer que c'est une histoire exagérée.
Vous avez parlé de la police. Premièrement, pouvez-vous confirmer que la police n'a pas fait autant que progrès que l'armée dans l'élimination de la corruption? Deuxièmement, quel est l'état du système judiciaire? Y a-t-il une meilleure relation entre celui-ci et la police? Est-il plus objectif et digne de confiance maintenant?
Mgén Day : Vous avez tout à fait raison de dire que la police a encore du travail à faire pour éliminer la corruption. Toutefois, au cours des six ou sept derniers mois, elle a progressé plus rapidement que l'armée à ce chapitre. Le leadership du ministre de l'Intérieur, B.K. Mohammadi, y est pour beaucoup. Il a été très énergique dans ce dossier. Dans le cadre de la mission de formation de l'OTAN, nous avons remarqué qu'entre l'armée, la force aérienne, la police et les forces spéciales, c'est la police qui a fait le plus de progrès. Elle traînait de l'arrière, et je crois que c'est encore le cas, mais étant donné que le travail de policier est plus complexe que celui de militaire — j'ai de la difficulté à l'admettre —, elle a fait d'énormes progrès, même s'il lui reste encore du travail à faire.
Personne ne prétend que l'on peut changer du jour au lendemain 30 ans de corruption propulsée par un instinct de survie. L'objectif, c'est de limiter la corruption pour qu'elle ne nuise pas au travail des policiers et pour que la population ait confiance aux agents. Comme vous l'avez souligné, cette confiance est liée au système judiciaire. Ce dernier n'est pas encore au niveau où il devrait être, mais il s'améliore d'année en année.
Les Afghans comprennent assez bien le processus judiciaire — enquête, arrestation, poursuite, incarcération — et je crois qu'ils s'améliorent continuellement à ce chapitre. Ont-ils atteint le niveau que l'on voudrait qu'ils atteignent ou qu'ils devraient atteindre? Non. Sont-ils sur la bonne voie? Absolument. Ne reste plus qu'à attendre qu'ils se soient suffisamment améliorés.
Dans le nord et dans l'ouest du pays, où la situation est plus favorable, on constate un changement d'idéologie entre le maintien de l'ordre et la confrontation, et le maintien de l'ordre assuré par la police plutôt que par une force paramilitaire. Les choses s'améliorent, mais tout n'est pas rose. Il y a encore des situations horribles.
Le président : De nombreux membres du comité étaient à Washington la semaine dernière. Nous tentons de rencontrer nos homologues américains une fois l'an. Nous savons également que l'OTAN a tenu une réunion importante récemment à Chicago. J'aurais une question à vous poser à ce sujet. J'ai l'impression — et c'est ce que l'on nous a dit lors de notre voyage — que le Canada jouit d'un nouveau respect en raison de ses réalisations en Afghanistan. On n'a pas le sentiment que ces fleurs sont lancées uniquement lorsqu'on est là. On dirait vraiment que notre analyse des problèmes et notre planification des prochaines missions nous ont permis de retrouver notre place à la table des grands. Êtes-vous d'accord? Que peut-on faire pour que la lune de miel se poursuive?
Mgén Day : C'est ce que je perçois également. C'est difficile, parce que j'ai un certain parti pris. Je veux croire que c'est bel et bien le cas.
La présidente : Comme nous tous.
Mgén Day : J'aimerais croire que nos 10 années de participation et de sacrifices ont porté fruit. La mission de formation de l'OTAN en est un bon exemple. Dans le cadre de celle-ci, le Canada se classe au deuxième rang sur le plan de la participation, même en tenant compte de celle des États-Unis qui eux se sont concentrés sur le financement, les infrastructures et les tâches administratives d'état-major. De tous les pays participants, c'est le Canada qui contribue le plus à la formation et à l'enseignement dans les écoles et les centres de formation. Par exemple, le Centre d'instruction militaire, le Centre consolidé de mise en service, l'École de transmissions et les trois centres d'instruction militaire régionaux sont tous dirigés par des Canadiens. Non seulement nous avons eu un impact important sur la vie des Afghans, mais nous avons également dirigé cette coalition de 37 pays. La direction du programme de formation des Afghans a été confiée au major-général Jim Ferron, qui m'a succédé à ce poste. À mon avis, nous pouvons maintenant passer d'une mission de combat à une mission de formation. Défaire les insurgés, c'est bien, mais ce n'est pas suffisant. Il faut donner au peuple afghan les ressources nécessaires pour le faire eux-mêmes, et c'est là que le rôle du Canada est important. Je crois que l'on nous voue un certain respect, et c'est grâce à nos efforts en Afghanistan au cours des 10 dernières années. Je n'en ai aucun doute.
Le sénateur Manning : Merci, monsieur. Je me joins aux autres membres du comité pour vous remercier, vous et vos collègues, de tous les efforts que vous avez déployés en Afghanistan ces dix dernières années. Vous avez parlé de la vie des Afghans et des différences majeures que vous avez remarquées à ce chapitre. Vous avez souligné les nombreuses améliorations. D'autres témoins en ont aussi parlé, et nous sommes heureux de voir que nos efforts ont porté fruit. Vos réponses sont sincères eu égard aux préoccupations qui demeurent et aux améliorations qu'il reste à apporter.
Pouvez-vous nous parler un peu de ce qui, selon vous, constitue le principal défi en Afghanistan aujourd'hui? Je parle de la population afghane plutôt que des gens de l'OTAN qui sont sur place. Pour les Afghans qui se préparent à assumer eux-mêmes leurs opérations et leurs contrôles, quel serait le plus grand défi?
Mgén Day : Je n'ai pas une confiance absolue, mais un optimisme prudent quant à la capacité des forces de sécurité afghanes de mener à bien la tâche qu'elles doivent accomplir. Par conséquent, je ne crois pas que ce soit la préoccupation centrale du citoyen afghan moyen. Je crois que, d'ici 2014, la préoccupation des Afghans est la même que celle de la plupart des citoyens du monde entier, c'est-à-dire l'économie.
La contribution de la communauté internationale en Afghanistan est ce qui a permis au pays de procéder au virage qui a eu lieu. Sur bien des fronts, c'est la sécurité qui est en cause, mais en soi, ce n'est pas ce qui permettra au système actuel de rester en place. Ce sera l'économie et la capacité des Afghans de trouver eux-mêmes la voie à suivre, que ce soit pour tirer profit de leurs propres ressources nationales ou pour établir une base économique qui leur permettra de combler leurs besoins et de cesser de se préoccuper de la sécurité pour se concentrer sur l'éducation, les soins médicaux. Ce sont toutes ces choses.
Je me suis entretenu avec des dirigeants afghans au cours des 13 derniers mois. Ils sont aussi préoccupés par cette question que par toute autre chose. À tort ou à raison, les critères de réussite doivent être soigneusement mesurés. Ce n'est pas l'absence de violence. Ce n'est pas le Canada; nous n'essayons pas de reproduire la Suisse ici. Le critère de réussite sera le suivant : les Afghans croient-ils que demain sera meilleur qu'aujourd'hui? La situation d'aujourd'hui est-elle meilleure que celle d'hier?
Je crois que les Afghans, presque sans exception, croient cela, mais ils sont extrêmement inquiets de ce qui arrivera si la communauté internationale cesse de les financer et de les soutenir. Ils ont vécu cette expérience, parce que c'est ce qui est arrivé lorsque les Soviétiques sont partis.
Le sénateur Dallaire : Général, il faut gérer un ministère de la Défense pour les militaires, gérer un ministère de l'Intérieur pour la police, en plus de mettre en place un service du renseignement et garantir que des fonds seront disponibles pour acheter des pièces de rechange et affecter des ressources. Qui assume la responsabilité d'établir cette capacité? Cela contribuera de façon importante à garantir le maintien en puissance. Par ailleurs, envisagez-vous d'affecter plus de réservistes du Canada pour combler ces postes, ceux qui ont des compétences civiles?
Mgén Day : La mission de formation de l'OTAN visait à former et à mettre sur pied l'armée, la police, la force aérienne, et cetera. Toutefois, dans le cadre d'un accord bilatéral, les Américains, avec les Canadiens et les Britanniques, ont participé à la mise sur pied des ministères. Plus de 400 conseillers ont été répartis entre les deux ministères de la Défense et de l'Intérieur pour s'occuper exactement de ce que vous avez décrit.
Il ne sert à rien de créer une armée sur le terrain si vous ne pouvez continuer de la soutenir au niveau institutionnel. Des décisions doivent être prises pour cerner les priorités, définir un plan d'acquisition et voir comment les ministères chargés de la sécurité peuvent travailler ensemble en s'assurant qu'ils comprennent au moins les rôles et les responsabilités de chacun.
Toutes ces fonctions sont assurées par une combinaison de trois types de personnes. Il y a les officiers de la force régulière, comme moi. J'aurais à traiter avec les deux ministres presque chaque semaine. Il y a ensuite les officiers de la réserve qui, comme vous le savez par expérience, ont des compétences tout à fait différentes. Ils ont acquis des expériences que vous ne pouvez reproduire dans la force régulière. Par exemple, que faut-il pour démarrer une entreprise? Comment traiter de toutes ces questions contractuelles?
Toutefois, nous avons aussi établi, par l'entremise du département de la Défense des États-Unis, le programme de conseillers du ministère de la Défense. On a fait intervenir des civils de toute l'administration publique qui savaient ce qu'il fallait pour diriger un ministère. Je peux enseigner à des généraux et à des officiers supérieurs les tâches que doit assumer un général, comme la façon de planifier une campagne et la façon de travailler en collaboration avec nos collègues de la fonction publique, mais je ne peux pas prétendre que mon expérience m'a permis d'acquérir certaines de ces autres compétences. Par conséquent, nous avons mis à contribution des cadres supérieurs de l'administration publique américaine, tout comme les Britanniques, qui ont apporté avec eux cette perspective civile.
Il existe un plan très détaillé. Il met l'accent sur les fonctions, et non sur les personnes. Par conséquent, lorsque les gens sont mutés, leurs fonctions ne disparaissent pas avec eux; elles restent dans ce bureau.
Nous comprenons que, lorsque nous commencerons à nous retirer après 2014, bien qu'une présence puisse être maintenue, les Afghans devront assumer eux-mêmes la direction. Nous devons les préparer à diriger eux-mêmes aujourd'hui. C'est pourquoi plusieurs centaines de conseillers travaillent au ministère de la Défense et au ministère de l'Intérieur tous les jours. Ils se consacrent à cela.
Le sénateur Dallaire : Les leçons apprises de cet effort massif de développement d'une capacité nationale sont certainement consignées pour être enseignées plus tard aux Forces canadiennes. Ne peuvent-elles pas être transmises à d'autres États qui sont en train d'imploser ou qui sont en déroute et qui souhaitent se doter d'une capacité nationale? Je vais donner l'exemple de la Sierra Leone, qui veut établir sa propre force militaire et sa propre police. Il n'y a que neuf Canadiens là-bas. Ne croyez-vous pas que nous pourrions, après 2014, prendre cette expérience incroyable, ne pas la laisser mourir et la transmettre à de nombreux pays et à de nombreuses régions, comme en Amérique du Sud, où cette capacité pourrait devenir une force importante?
Mgén Day : Absolument. Je dirais qu'il ne faut pas attendre jusqu'en 2014 pour tirer des leçons au sein des forces, et nous n'attendons pas. Il y a une cellule à temps plein dans le contingent canadien que j'ai commandé dont la seule tâche est de consigner les enseignements et faire en sorte qu'ils sont intégrés à ce que font les Forces canadiennes.
Cette entreprise prend différentes formes. On regarde la mécanique ou les procédures que nous appliquons ainsi que la planification et les préparatifs qui les précèdent. On regarde aussi les problèmes de transition et les revirements : « Nous sommes venus pour faire ceci. Nous avons fini par faire cela. Pourquoi ce virage? Quelles sont les leçons que nous avons dû en tirer? ». J'ai demandé à chaque officier supérieur, après leur départ, de m'écrire personnellement au sujet des leçons apprises. Ces choses ont été transmises à l'armée. Les compétences qu'on a acquises sont inestimables.
Toutefois, pour avoir été dans un certain nombre de pays du monde, je sais que nous devons toujours penser en termes de développement conceptuel, en ce sens que nous devons être sensibles à la culture qui prévaut. Ce que j'ai découvert aux côtés d'anciens militaires étrangers qui ont servi dans d'autres théâtres — tout comme moi —, c'est que vous ne pouvez jamais dire : « Lorsque j'étais en Irak » ou « en Bosnie » ou « en Afrique ». Vous feriez immédiatement fausse route, parce que les Afghans, tout d'abord, ont une idée très claire de ce qu'ils veulent, ce que nous ne pouvons pas oublier; deuxièmement, leur société est profondément ancrée dans l'histoire et les traditions. Ce qui fonctionne pour eux ne fonctionnera pas ailleurs dans le monde.
Je crois qu'on a tiré un enseignement extraordinaire. La leçon que j'ai apprise surtout en traitant avec les hauts dirigeants afghans au cours de la dernière année, c'est qu'il faut donner raison à un Afghan. Si la solution ne leur appartient pas, ce n'est pas une solution. Toutefois, les compétences, la préparation et ce que nous avons fait pour mettre sur pied les ministères, construire des écoles, établir une armée, soutenir et maintenir un système, ce sont des choses inestimables qui doivent être transmises aux missions futures.
La présidente : Quelle note brillante pour terminer. Merci beaucoup. Comme nous l'avons tous dit individuellement, nous ne pouvons vous remercier assez pour ce que vous avez fait. Vous avez été dans des endroits clés à des moments cruciaux. Je sais que vous fonctionnez tous en équipe, mais nous devons aussi vous remercier pour vos efforts personnels. Merci beaucoup.
(La séance est levée.)