LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES TRANSPORTS ET DES COMMUNICATIONS
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 2 juin 2021
Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications se réunit aujourd’hui, à 18 h 30 (HE), par vidéoconférence, pour étudier le projet de loi S-225, Loi modifiant la Loi sur le droit d’auteur (rémunération pour les œuvres journalistiques); et à huis clos, pour examiner un projet d’ordre du jour (travaux futurs).
Le sénateur Michael L. MacDonald (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Honorables sénateurs, je m’appelle Michael MacDonald. Je suis sénateur du Cap-Breton, en Nouvelle-Écosse, et président du Comité sénatorial permanent des transports et des communications. La séance d’aujourd’hui se déroule par vidéoconférence. Je vous remercie d’avance de votre patience pendant que nous nous adaptons à cette façon de nous réunir. Avant de commencer, j’aimerais vous faire part de plusieurs suggestions utiles qui, selon nous, vous aideront à assurer l’efficacité et la productivité de la séance.
Les participants sont priés de garder leur micro en sourdine en tout temps, sauf si le président leur accorde la parole, et sont responsables d’allumer et d’éteindre leur micro pendant la séance. Avant de parler, veuillez attendre que votre nom soit annoncé. Je demanderai aux sénateurs de bien vouloir utiliser la fonction de main levée pour que l’on sache qu’ils veulent s’exprimer. Une fois que le président vous a donné la parole, veuillez faire une pause de quelques secondes pour que le signal audio s'active.
Veuillez parler lentement et clairement, et ne pas utiliser le haut-parleur. Je demanderai également aux membres de s’exprimer dans la langue qu’ils ont choisi d’écouter. Si vous avez choisi d’écouter l’interprétation en anglais, parlez uniquement en anglais. Si vous avez choisi d’écouter l’interprétation en français, parlez uniquement en français. Si vous n’avez pas recours à l’interprétation, vous pouvez vous exprimer dans l’une ou l’autre langue, mais évitez de passer d’une langue à l’autre au cours de la même intervention.
Si vous éprouvez des difficultés techniques, notamment en ce qui a trait à l’interprétation, veuillez le signaler à la greffière ou au président, et nous nous efforcerons de résoudre le problème. Si vous rencontrez d’autres difficultés techniques, veuillez contacter la greffière du comité en utilisant le numéro d’assistance technique qui nous a été fourni. Notez que nous pourrions devoir suspendre la séance pendant ce temps, car nous devons nous assurer que tous les membres sont en mesure de participer pleinement.
Enfin, je tiens à rappeler à tous les participants que les écrans Zoom ne doivent être ni copiés, ni enregistrés, ni photographiés. Vous pouvez toutefois utiliser et partager les délibérations officielles publiées sur le site Web du Sénat.
J’aimerais présenter les membres qui participent à la séance de ce soir. Tout d’abord, nous avons les vice-présidents du comité, le sénateur Dawson et la sénatrice Miville-Dechêne, et nos membres : le sénateur Boisvenu, le sénateur Cormier, la sénatrice Dasko, la sénatrice Forest-Niesing, la sénatrice Griffin, le sénateur Manning, la sénatrice Simons, le sénateur White et le sénateur Woo.
Nous débutons aujourd’hui l’étude du projet de loi S-225, Loi modifiant la Loi sur le droit d’auteur (rémunération pour les œuvres journalistiques). Nous accueillons aujourd’hui notre collègue, l’honorable sénateur Claude Carignan, qui est le parrain du projet de loi. Sénateur Carignan, merci de vous joindre à nous ce soir. Nous vous proposons de prendre la parole avant que nous passions aux questions.
[Français]
L’honorable Claude Carignan, c.p., parrain du projet de loi : Chers collègues, merci de m’accueillir pour cette présentation.
C’est un honneur d’être témoin devant votre comité dans le cadre de l’étude du projet de loi S-225, Loi modifiant la Loi sur le droit d’auteur.
Devant la crise majeure que vivent les médias traditionnels liée à la perte de revenus de publicité au profit des géants du Web, et face à l’importance de ces médias dans notre société pour garantir une saine démocratie, je crois qu’il est sérieusement urgent d’agir.
Cette crise, elle est mondiale. On l’a vu dans les derniers mois, des pays tentent d’apporter des solutions législatives, pour la plupart, et cela fait manifestement réagir de façon négative les plateformes numériques comme Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft, communément appelées les GAFAM.
Ces géants du Web accaparent maintenant, et à eux seuls, 80 % des revenus publicitaires des différents annonceurs, et le problème est qu’ils règnent sans partage, faisant disparaître, au gré des mois, de nombreux quotidiens et hebdomadaires. Certains diront que c’est la loi du marché. Ce n’est pas tout à fait exact, car les GAFAM alimentent leurs sites de nouvelles et d’informations tirées des médias traditionnels, sans compensation. La loi du marché voudrait plutôt que ces géants du Web rétribuent à leur juste valeur les organes de presse où ils puisent leur matière première; or, il n’en est rien.
Il n’est pas normal que les géants du Web engrangent des sommes considérables pour du contenu qu’ils n’ont pas produit. Au Canada, on estime que les revenus publicitaires tirés par les GAFAM du contenu des médias écrits atteignent entre 200 et 600 millions de dollars par année, sommes qui sont versées principalement aux États-Unis.
Selon le Centre d’études sur les médias de l’Université Laval, entre 2003 et 2017, les revenus des quotidiens sont passés de 31 % à 11 %, alors que les revenus des géants du numérique sont passés de 1 % à 44 %.
Des pays comme l’Australie, la France et l’Allemagne, tout comme le Maryland, aux États-Unis, ont adopté des lois afin d’encadrer les plateformes numériques et de les obliger à redistribuer des redevances aux médias traditionnels ou à payer des taxes sur la publicité. Une sénatrice du Minnesota a également déposé un projet de loi en ce sens.
Dans tous les cas, les détenteurs de plateformes numériques ont contesté ces mesures législatives et ont même, dans certains cas, menacé de fermer leurs pages à des populations entières. Certains sont même passés à l’acte.
À titre d’exemple, Facebook a récemment fermé toutes ses pages des médias australiens, qui ont été désactivées, tout comme les pages du gouvernement australien liées, par exemple, à la COVID-19, aux feux de forêt et à la prévention du suicide.
Vous le constatez, chers collègues, il est urgent d’agir. En soi, le projet de loi que j’ai déposé n’est pas une réponse définitive à cette problématique réelle, mais un pas dans la bonne voie afin de nous amener à réfléchir aux actions à poser.
En ce sens, le Sénat, par la voie de ses comités, peut apporter une contribution immense à cet enjeu planétaire.
La concertation entre tous les pays concernés devra s’intensifier. Comme je l’ai mentionné dans mon discours à l’étape de la deuxième lecture, j’ai reçu, tout récemment, un appel de Berlin provenant d’une entreprise de médias et de technologie active qui œuvre dans plus de 40 pays. Cette entreprise souhaitait en savoir davantage sur le projet de loi. C’est donc dire qu’il y a un réel mouvement international qui s’amorce.
Mon projet de loi vise donc essentiellement à modifier la Loi sur le droit d’auteur afin de donner aux organisations journalistiques canadiennes un droit à la rémunération pour la mise en circulation de leurs œuvres journalistiques sur des plateformes numériques qui appartiennent à des fournisseurs désignés par le gouverneur en conseil, ou qui relèvent de tels fournisseurs. Il modifie également la loi pour que cette rémunération soit gérée par une société de gestion.
Les sociétés de gestion seront constituées de regroupements volontaires d’organisations journalistiques qui se feront reconnaître par la Commission du droit d’auteur. C’est cette société de gestion, ou ces sociétés de gestion, qui seront autorisées à négocier, avec les propriétaires des plateformes numériques désignées par le gouvernement, les redevances annuelles devant être versées par ces derniers à la société de gestion qui verra, par la suite, à faire la distribution de ces redevances à ses membres, selon des modalités établies par cette dernière.
La négociation entre les parties les conduira à s’entendre sur une grille tarifaire. Si une mésentente survient, l’une ou l’autre des parties pourra en appeler à la commission, qui tranchera.
La création des sociétés de gestion n’est pas obligatoire. C’est à l’industrie à faire ses choix et à s’organiser en conséquence. La loi ne fait que leur donner un outil additionnel face à la concurrence que leur opposent les GAFAM de ce monde.
Le gouverneur en conseil peut, par arrêté, désigner le propriétaire ou le responsable d’une plateforme numérique comme fournisseur de plateforme numérique désigné pour l’application de la présente loi.
Enfin, le droit à la rémunération pour les œuvres journalistiques a une valeur exigible pour une période de deux ans après leur parution.
Merci de m’avoir écouté. Je répondrai avec plaisir à toutes vos questions.
[Traduction]
Le président : Merci, sénateur Carignan. Nous allons maintenant passer aux questions.
[Français]
La sénatrice Miville-Dechêne : Sénateur Carignan, bienvenue. Tout d’abord, évidemment, votre projet de loi m’intéresse. Je trouve que le fait que vous l’ayez déposé à ce moment-ci est très opportun. Cela remet sur la place publique cette question qui est importante pour les médias et malheureusement, nous n’avons pas encore de projet de loi du gouvernement à cet effet. En ce sens-là, votre projet de loi est bienvenu. Je vais vous poser des questions critiques, car nous sommes ici pour cela.
Dans la documentation que j’ai lue, il y avait un article venant du cabinet d’avocats Bereskin & Parr, signé par François Larose, qui était assez critique sur certains aspects de votre projet de loi, notamment sur cette question de réduire à deux ans la durée du droit d’auteur que les médias pourraient demander aux GAFAM. Il se demande ce qu’on fera des photos de presse, qui ont une valeur beaucoup plus étendue que deux ans. Comment mettre en action ce droit, alors que dans tout le reste du droit d’auteur, il n’y a pas de droit qui vienne à échéance après deux ans?
Il y a tout de même une valeur journalistique à des œuvres qui peut dépasser deux ans. Pourquoi avoir choisi de rendre la période si courte? Évidemment, pour les nouvelles de dernière minute, cela peut avoir un sens, mais le journalisme, c’est aussi de grands reportages d’enquête, des choses qui durent dans le temps.
Le sénateur Carignan : Merci pour votre question très pertinente. Nous avons fixé une échéance de deux ans, parce que nous nous sommes concentrés surtout sur la nouvelle, puisqu’il est rare qu’une nouvelle dure deux ans, sauf dans les cas de reportages très spéciaux. On a fixé l’échéance à deux ans, comme en Europe, d’ailleurs; en France, c’est aussi deux ans. Ce sont bien sûr des éléments sur lesquels nous pouvons nous pencher.
Cela dit, il est important de faire la distinction entre le droit à la rémunération et le droit d’auteur. Ce que nous ajoutons, ici, c’est un droit à la rémunération, qui est pour une durée de deux ans. Le droit d’auteur, par exemple, est maintenu. L’œuvre continue d’être protégée, à la différence que si elle est utilisée après deux ans, il n’y aurait pas de droit à la rémunération qui serait exigible après cette période.
Encore une fois, comme je le dis souvent, lorsqu’on dépose un projet de loi au Sénat, on n’a pas la prétention de dire que le projet de loi n’est pas perfectible, au contraire. Nous sommes ouverts aux suggestions. S’il y a des éléments qui justifient qu’on devrait prolonger le droit à la rémunération pour des œuvres de photographie, je n’ai pas d’objection. La mention de la période de deux ans vient d’une suggestion de la France, et elle s’applique davantage à la durée de la vie d’une nouvelle, pour qu’elle ait une valeur commerciale, et non un droit à la rémunération.
La sénatrice Miville-Dechêne : Vous parlez de journalisme essentiellement écrit; or, vous le savez, la plupart des quotidiens, en ce moment, font aussi de la vidéo, pour tenter de s’en sortir ou de trouver un nouveau modèle. Ces œuvres vidéo ne seront pas protégées?
Le sénateur Carignan : Non, à moins que ce soit une œuvre ou une vidéo qui reprendrait un texte écrit. Évidemment, on tomberait dans un droit hybride ou une section hybride, mais l’objectif, que ce soit un texte écrit, une photographie ou encore certains médias pour les malentendants, où une lecture du texte automatique se fait, serait d’obtenir une protection.
La question de mixer de la vidéo avec une nouvelle, c’est une composition hybride; c’est probablement la jurisprudence qui se prononcerait sur la valeur substantielle ou sur l’élément substantiel. Donc, si la vidéo reprend exactement ou à peu près le texte écrit, je pense qu’il y aurait une protection. En tout cas, ce serait des éléments à négocier entre la société de gestion et les plateformes, pour attribuer une certaine valeur à la vidéo. Encore une fois, il s’agit du droit à la rémunération, cela fait partie des négociations entre les sociétés de gestion et les organismes de plateformes numériques.
La sénatrice Miville-Dechêne : Merci beaucoup.
[Traduction]
La sénatrice Simons : Évidemment, en tant que porte-parole du projet de loi, j’ai des questions cruciales à poser, mais je tiens à remercier vivement le sénateur Carignan d’avoir mis ce dossier à l’ordre du jour national.
Votre projet de loi exclut expressément le partage d’hyperliens. Je comprends que cette exclusion est due au fait que la jurisprudence canadienne stipule souvent que le partage d’un hyperlien ne constitue pas une republication. Cependant, votre projet de loi ne s’appliquerait que lorsque des personnes partagent des articles complets ou des extraits importants d’articles. Cette situation ne se produit pratiquement jamais. Lorsque c’est le cas, il est très difficile de retrouver la source. Une société de gestion des droits d’auteur comme la SOCAN peut détecter chaque lecture d’une chanson, retrouver les personnes qui ont utilisé la musique et réclamer les redevances qui leur reviennent.
Pensez-vous qu’une entreprise devrait découvrir que la tante de quelqu’un a copié-collé une partie d’un texte sur Facebook, ou pensez-vous simplement établir un montant de redevance qui serait automatique, même si la copie n’a pas été partagée de cette manière?
[Français]
Le sénateur Carignan : En ce qui concerne les hyperliens, voilà une question très intéressante. J’avais initialement exclu cette question, car ce n’était qu’une adresse ou un lien dans lequel on ne transmet qu’une adresse. Cependant, il y a parfois des éléments de contexte qui créent un lien vers l’adresse, qui donnent des éléments de substance ou qui vont créer un lien avec un titre. J’ai entendu plusieurs commentaires et j’ai lu plusieurs critiques à ce sujet. Je serais assez à l’aise d’accepter une proposition d’amendement pour inclure les hyperliens dans le projet de loi.
Quant à la notion d’articles complets, le projet de loi parle de parties importantes de la nouvelle ou de l’article. Il y a aussi une jurisprudence, notamment une décision dans l’affaire Cedrom SNI inc. c. Dose Pro inc. impliquant La Presse et Le Devoir, qui est une décision de la Cour supérieure du Québec de 2017, rendue par le juge François P. Duprat. L’amorce qui amène le titre constitue une partie importante de la nouvelle. Le titre est choisi pour attirer l’attention sur le contenu de la nouvelle et la décision de la Cour supérieure du Québec détermine que c’est une partie importante de l’article qui serait couverte également par la protection ou le droit à la rémunération.
Vous allez souvent m’entendre dire que le projet de loi crée un contexte de négociations entre les plateformes numériques et les organes de presse, donc il y a beaucoup d’espace laissé aux négociations afin de déterminer ces éléments, pour faire des propositions et s’assurer que l’esprit de la rémunération est respecté, tant et aussi longtemps qu’il y a un lien avec des éléments assez importants en ce qui a trait à la nouvelle qui est rapportée.
[Traduction]
La sénatrice Simons : Désolée, je ne comprends pas comment cela fonctionnerait. Je ne pense pas que l’on puisse inclure les hyperliens, car il existe une jurisprudence canadienne claire qui stipule qu’un hyperlien ne constitue pas une republication. La Loi sur le droit d’auteur prévoit des exemptions claires pour l’utilisation juste et équitable, ce qui...
[Français]
Le sénateur Carignan : Ce n’est pas ce que je dis. Sur le plan technologique, les outils sont très avancés. Dès qu’on clique sur l’hyperlien, on est capable de mesurer que le clic a été fait, et ensuite de déterminer avec des outils technologiques combien de temps, de secondes ou de microsecondes on a passés sur le texte.
Donc tout cela est mesurable et fait partie ou peut faire partie de la négociation.
[Traduction]
La sénatrice Simons : Oui, mais votre projet de loi exclut expressément les hyperliens, donc ces exemptions ne s’appliqueraient pas.
[Français]
Le sénateur Carignan : Je sais, et c’est ce que j’ai dit : que c’était mon intention, au début, de les exclure, mais que je suis ouvert à faire un amendement pour les inclure et je crois qu’on devrait les inclure.
Le sénateur Cormier : Merci, sénateur Carignan, pour ce projet de loi qui suscite beaucoup de questions. Je vais essayer d’être succinct.
D’abord, j’aurais besoin d’une clarification — vous me pardonnerez si je n’ai pas cette réponse. Une œuvre journalistique est déterminée dans le projet de loi comme toute œuvre littéraire ou artistique. Alors, cette question m’interpelle, je voudrais comprendre ce qu’artistique veut dire dans ce contexte. Qu’est-ce que cela inclut dans la définition de l’œuvre journalistique? C’est une question de précision sur laquelle j’aimerais vous entendre.
Comme vous le savez, je me préoccupe beaucoup des médias régionaux, communautaires, locaux; la perte des revenus publicitaires n’est pas seulement attribuable aux GAFAM, mais aussi au fait qu’il y a de la compétition entre les grands et les petits médias traditionnels.
Pour ce qui est des sociétés de gestion, on sait que la loi ne prévoit aucune condition quant à leur structure organisationnelle, c’est-à-dire la manière dont elles obtiennent leurs répertoires, la façon dont elles les gèrent, la nature de leurs relations, etc. Vous parliez aussi de Berlin, où l’un des regroupements avait eu l’idée de rassembler de grands médias traditionnels. Y a-t-il un danger? J’aimerais vous entendre sur le sujet du déséquilibre qu’il y aura entre les grands médias traditionnels et les médias régionaux.
Enfin, les médias régionaux mettent aussi directement du contenu dans les GAFAM, alors comment seront-ils rémunérés?
Le sénateur Carignan : Cela va faire partie de la proposition de tarif. Premièrement, les gens et les organisations sont libres de créer une société de gestion ou non. Encore une fois, le projet de loi ajoute une possibilité de revenu, mais ce n’est pas la seule possibilité de revenu. Je ne prétends pas que le projet de loi est la solution à tous les maux, mais je pense qu’il fait partie de la solution, il peut y en avoir d’autres.
On a vu la semaine passée que Le Devoir et Le Soleil, notamment, avaient conclu une entente avec Facebook en ce qui a trait à des projets pilotes et à des applications de validation que la nouvelle union et Facebook veulent mettre en place.
La négociation va se faire par l’entremise des sociétés de gestion qui vont se créer. En cas de mésentente, la société de gestion, comme vous le savez, va proposer une méthode, un tarif, et c’est la commission qui va entendre les causes et rendre un jugement. Il y a un arbitre, alors c’est un peu comme si on s’inspirait de l’Australie, où il y a un tiers impartial qui détermine le contenu à défaut de l’entente.
Tout cela fait partie de la négociation. Les petits médias pourront aussi se regrouper dans les sociétés de gestion pour faire valoir leurs revendications. À partir de là, tout est permis, donc ce n’est pas seulement le nombre de clics qui peut faire partie de la rémunération, mais aussi la nature, la substance de la nouvelle. A-t-on un article plus scientifique qui serait moins réputé, mais qui aurait plus de valeur sur le plan du contenu?
Tout cela fait partie de la négociation qui pourra être entreprise pour obtenir une compensation équitable.
Le sénateur Cormier : Brièvement, qu’arrive-t-il des journalistes indépendants qui n’enregistrent pas forcément leurs œuvres, sont-ils exclus de ce système?
Le sénateur Carignan : En fait, dans la Loi sur les droits d’auteur, il est prévu que lorsqu’un journaliste signe une entente avec un organe de presse, il est déjà protégé; la licence appartient aux médias.
Lorsqu’on mettra en place ce système, cela changera le cadre pour les pigistes et les journalistes, notamment, parce qu’ils pourront négocier en vertu du nouveau système et dire : « Maintenant que vous avez droit à cette redevance, dans mon contrat de travail, je veux en avoir une partie également. » Ce sera une condition que les pigistes ou les journalistes qui produisent du contenu pourront négocier avec leurs employeurs ou avec l’organe de presse, pour pouvoir accéder à une partie de cette rémunération plus importante.
Le sénateur Cormier : Merci, sénateur Carignan.
[Traduction]
La sénatrice Griffin : Je trouve le projet de loi très intéressant. Comme beaucoup de gens, je m’inquiète du fait que les personnes ne sont pas correctement rémunérées pour leur travail. J’aime aussi lire le journal le matin, et il y a de moins en moins de journalistes pour le remplir, de moins en moins de personnes qui réfléchissent en profondeur à des questions.
Vous avez dit qu’il s’agissait d’une étape, d’un outil, d’une partie de la solution. Et vous avez déjà mentionné que vous seriez prêt à accepter d’inclure les hyperliens dans un amendement. Quels sont les autres outils que vous jugez prioritaires pour régler le problème que vous essayez de résoudre avec ce projet de loi, d’autres outils qui pourraient soit être intégrés dans ce projet de loi au moyen d’amendements, soit faire l’objet d’un projet de loi distinct, d’une politique gouvernementale ou d’un règlement?
[Français]
Le sénateur Carignan : C’est la partie qui m’intéressait, dans le sens où je trouve cela odieux qu’un producteur de contenu se fasse prendre son contenu par une plateforme sans aucune rémunération, et ce, même si parfois, à cause du système ou de l’infrastructure en place, le propriétaire de contenu doit le promouvoir lui-même sur la plateforme ou l’infrastructure, en raison de l’ampleur qui est prise par tout le phénomène numérique. C’est la partie que j’ai décidé de traiter en particulier.
Maintenant, quelles sont les autres méthodes? Écoutez, il y en a autant qu’on peut s’imaginer. J’ai lu cet après-midi, en me préparant, un projet de loi déposé par l’État du Maryland, dans lequel on veut taxer les publicités qui sont mises sur les médias sociaux et consacrer ces sommes à des écoles, par exemple, mais cela pourrait être au soutien du journalisme. Il y a une multitude d’autres outils qui pourraient être utilisés. J’ai décidé de poser une des pierres du château en vue de protéger le droit d’auteur et l’utilisation d’un produit de contenu, d’un produit intelligent qui a une valeur ajoutée, mais il y a sûrement d’autres méthodes, dont la taxation des géants du Web.
Je ne suis pas friand du seul argument disant que, maintenant que les géants du Web se sont approprié une part de la publicité grâce à leur modèle, on devrait les taxer pour retrouver un équilibre et redonner à des systèmes moins performants. Cela étant dit, ce sont des choix de société et des choix du Parlement. L’argument que j’apporte et la situation que je trouve vraiment injuste, c’est d’utiliser un contenu intelligent qui a été produit en format original pour en tirer un profit sans compenser l’auteur ou l’organisme qui a des droits sur celui-ci.
[Traduction]
La sénatrice Griffin : Je vous remercie.
La sénatrice Dasko : Il s’agit d’un projet de loi très intéressant. J’essaie encore de le comprendre.
Je suis de Toronto. Je dois donc m’intéresser aux grandes entreprises médiatiques. Je plaisante, c’est par rapport à ce que le sénateur Cormier a dit. Je suis curieuse de connaître les réponses que vous obtenez des sociétés médiatiques que je connais bien, c’est-à-dire The Globe and Mail, le Toronto Star et les télédiffuseurs comme CTV, CBC, etc. J’aimerais savoir quelle est leur réaction à votre projet de loi, ainsi que celle de Facebook, de Twitter et des plateformes. Commençons par les organisations médiatiques que j’ai mentionnées.
[Français]
Le sénateur Carignan : Je pense que les grands médias se sont regroupés, actuellement, sous le nom de Canada News, et qu’ils font beaucoup de pression auprès du gouvernement du Canada pour obtenir une compensation. Je pense que le ministre Guilbeault s’est prononcé sur la question en disant qu’un projet de loi serait déposé ce printemps. Le printemps achève. D’après ce qu’on a entendu, ce ne sera pas un projet de loi, ce sera un livre blanc. Si vous voulez mon avis, ce ne sera plus un livre blanc avec la tenue des élections cet automne, ce sera un chou blanc.
Ils se placent dans une position où ils ne veulent peut-être pas nuire aux liens qu’ils ont avec le ministre, jusqu’à ce qu’ils se rendent compte qu’ils feront chou blanc. Ils seront probablement plus intéressés à la méthode que je propose ou à trouver une formule semblable à celle de l’Australie, qui peut très bien s’intégrer dans le projet de loi actuel, parce qu’il y a des éléments de similitude importants grâce auxquels on peut développer une formule hybride.
Curieusement, Facebook et les autres médias sociaux n’ont pas réagi fortement pour l’instant, mais ils ont réagi indirectement au moyen de la signature d’une entente avec certains groupes de presse, dont Le Devoir, la coop Le Soleil ainsi qu’un groupe dans l’Est du Canada anglophone dans le cadre d’un projet pilote.
Sans divulguer le nom des personnes à qui j’ai parlé et qui ont participé aux négociations, il est certain que la possibilité de l’adoption d’une loi et le dépôt de mon projet de loi entraînent de plus en plus d’inquiétudes. Les médias sociaux sentent le besoin de commencer à rémunérer ou à trouver des formules pour payer le contenu qui est produit. Je ne sais pas si vous avez eu la chance de prendre connaissance du projet pilote, mais on veut valider des faits. Un lien permettra de valider une nouvelle pour vérifier s’il s’agit d’une fausse nouvelle au moyen d’une source fiable et vérifiée. Le lien sera créé vers les médias concernés, ce qui est quand même intéressant.
Il y a quand même une ouverture. Par exemple, Apple News a conclu des ententes avec plusieurs médias, dont L’actualité, La Presse, Le Devoir. Des compensations sont versées pour les articles qui sont produits et qui sont lus. Il y a toute une méthode de lecture en fonction des clics. Ils peuvent mesurer le temps passé sur l’article et obtenir une rémunération appropriée. Ce ne sont pas toutes les plateformes numériques qui sont contre une approche de compensation. Apple News est un bel exemple. Les organes de presse et une plateforme numérique ont conclu une entente pour une compensation quand même importante, d’après ce que les différents médias m’ont dit.
Donc, c’est une formule, c’est un ajout. Ce n’est pas exclusif. Ce n’est pas obligatoire. C’est un outil de plus pour assurer une compensation équitable de l’œuvre.
[Traduction]
Le président : Sénatrice Dasko, avez-vous une question complémentaire?
La sénatrice Dasko : Non, merci. Il a bien répondu à ma question.
Le sénateur Woo : Merci, sénateur Carignan. Pouvez-vous m’aider à comprendre la différence entre le droit à la rémunération et le droit d’auteur? Vous avez mentionné que le droit à la rémunération de deux ans ne supprime pas le droit d’auteur, dont la durée est beaucoup plus longue, mais à quoi sert le droit d’auteur sans droit à la rémunération? Y a-t-il quelque chose qui m’échappe dans la différence entre ces deux catégories?
[Français]
Le sénateur Carignan : Non, le droit d’auteur appartient à la personne qui le détient. Une redevance ne sera pas nécessairement versée. C’est une question de négociation avec la personne qui détient le droit d’auteur. Une personne qui détient des droits d’auteur est en mesure de négocier. Elle est la seule à pouvoir agir sur le titre de l’œuvre qu’elle détient.
La compensation, c’est autre chose : c’est le revenu qui en découle. Par exemple, le droit à la rémunération en est un qui s’ajoute et pour lequel on prévoit une compensation, mais ce n’est pas la seule compensation possible lorsqu’on détient un droit d’auteur.
Si je produis une œuvre musicale, je peux la vendre et la négocier de différentes façons, par exemple en faisant un disque. Je peux aussi être rémunéré en vertu de la Loi sur les droits d’auteur, dans le cadre des sociétés de gestion qui sont créées pour capter les écoutes de musique à la radio, notamment. C’est une méthode supplémentaire pour se procurer une source de revenus.
C’est particulièrement important et vous faites bien de poser la question. Il y a une utilisation équitable quand il y a un droit d’auteur. Si on utilise la nouvelle de façon équitable, par exemple, on ne viole pas le droit d’auteur, mais ce n’est pas parce qu’on en fait une utilisation équitable qu’on ne devra pas verser une redevance. La rémunération est obtenue quand même. Il s’agit de nuances importantes.
[Traduction]
Le sénateur Woo : Oui, en effet, mais cela signifie-t-il alors que si le droit à la rémunération n’est que de deux ans — et je sais que vous êtes ouvert à une période plus longue —, le droit à la rémunération est perdu même si vous avez toujours un droit d’auteur, alors que vous pouvez avoir d’autres droits, comme le droit d’utilisation et...
[Français]
Le sénateur Carignan : Non. Le droit d’auteur continue à protéger. C’est le droit à la rémunération qui est de deux ans. Évidemment, on a le droit de le percevoir après deux ans, mais la période où il est utilisé s’étend aux deux ans suivant la première publication. Comme je l’ai déjà dit, je suis ouvert à ce que, dans le cas d’une nouvelle, d’un publireportage ou d’un reportage vraiment substantiel qui a une valeur ajoutée, ceux-ci soient protégés au-delà de deux ans, car il est équitable de le faire sur une plus longue période.
[Traduction]
Le sénateur Woo : Oui, vous avez été très clair à ce sujet. Merci pour ces précisions.
Je conçois la période de deux ans comme une sorte de privilège de droit d’auteur amélioré en vertu duquel le titulaire du droit d’auteur dispose de pouvoirs accrus en matière de rémunération. J’espère que je résume bien les choses. Après la période de deux ans, ou toute autre période fixée...
[Français]
Le sénateur Carignan : On conserve toujours nos droits d’auteur, c’est-à-dire qu’ils sont maintenus. On ne peut pas voler une œuvre, la modifier ou la manipuler, sinon on viole le droit d’auteur. Cette protection demeure. Par contre, le droit à la rémunération est prévu pour une période de deux ans.
[Traduction]
Le sénateur Woo : Merci. Ai-je le temps de poser une question complémentaire?
Le président : Je vous inscris pour la deuxième série de questions, sénateur Woo.
[Français]
La sénatrice Forest-Niesing : Sénateur Carignan, merci d’être présent avec nous ce soir. Ma question porte sur le modèle australien. En octobre 2020, Médias d’info Canada a demandé au gouvernement fédéral qu’il adopte une approche semblable à celle de l’Australie pour lutter contre les pratiques monopolistiques des géants du Web.
Je me questionne à savoir quels sont les principaux éléments du modèle australien qui n’apparaissent pas dans votre projet de loi pour lutter plus ardemment contre les pratiques monopolistiques?
Le sénateur Carignan : C’est une bonne question. Je vous dirais que je compare le modèle australien à la négociation d’une convention collective, dans laquelle les deux parties ont un cadre, une structure. Il y a cette espèce de dernière meilleure offre que les parties présentent, et qui, faute d’entente, devrait être acceptée. Cela force un certain rapprochement, parce que si une offre est raisonnable, l’arbitre qui tranche peut choisir l’une ou l’autre sans nécessairement faire un mélange ou faire des choix à l’intérieur de l’offre.
Évidemment, cela mène à un certain type de rémunération, tandis qu’avec le modèle des droits d’auteur, la Commission des droits d’auteur peut prendre la décision qui lui paraît juste à partir de certains éléments issus de chaque position, dans le but de créer autre chose. Cette formule est un peu plus complexe, alors que l’autre est peut-être plus simple d’application. Laquelle est la meilleure?
L’Europe a adopté la même que celle dont je traite ici, et qui, je crois, s’agence mieux à la tradition canadienne, alors que l’Australie se tourne davantage vers la négociation. Le système australien met plutôt l’accent sur la concurrence et adopte un modèle plus commercial. Il y a quand même quelques nuances à faire, mais je vous dirais que la grosse différence est là.
Pour le reste, on a un tiers impartial et la volonté de créer un contenu qui a une valeur équitable. La loi australienne établit certains critères déterminant ce qui amènera une valeur. Pour ma part, je ne le fais pas parce que je laisse le soin aux parties de négocier le critère de valeur. Manifestement, cela aura une influence sur ce qui a une valeur et la manière dont on lui accorde une valeur financière. Tout cela va faire partie de la négociation et des éléments à trancher. Même s’ils ne sont pas précisés dans la loi, des critères doivent être établis pour déterminer ce qui donne une valeur ou non. Le jeu de la négociation va permettre de l’établir et la Commission des droits d’auteur va trancher s’il y a une mésentente.
La sénatrice Forest-Niesing : Merci.
Le sénateur Boisvenu : J’ai deux questions. La première fait référence à l’allocution de la sénatrice Simons la semaine dernière, où elle disait qu’il n’existait pas de définition claire d’un journaliste au Canada. Est-ce que c’est vrai?
Le sénateur Carignan : En fait, il y en a une. Nous avons travaillé sur cette définition pendant l’étude du projet de loi sur les sources journalistiques. Nous avons défini ce qu’était un journaliste en ce qui concerne la Loi sur la preuve. Il y a tout de même certains éléments qui le définissent en fonction des différentes lois.
Il est vrai que les journalistes sont réticents à se faire encadrer par un ordre professionnel. Cela les agace quand on parle de ce sujet. Néanmoins, comme je le disais, la Loi sur la preuve définit ce qu’est un journaliste, et là réside la beauté du projet de loi. C’est la raison pour laquelle, en donnant le droit de rémunération à l’organe de presse qui embauche soit un pigiste, un journaliste ou quelqu’un qui va créer le contenu, le fait de savoir si c’est un journaliste, un semi-journaliste, un journaliste à temps partiel ou un blogueur importe peu. S’il produit un contenu respectant la définition de l’œuvre journalistique, qui est publié dans un média et republié, le projet de loi permet d’éviter ces discussions pour déterminer si la personne est un journaliste ou pas.
Le sénateur Boisvenu : C’est ce qu’on a vu au cours des 10 dernières années avec l’arrivée d’Internet. La profession de journaliste a beaucoup changé. À l’époque, les journalistes faisaient de longues carrières dans les médias et ils étaient très fidèles à leur entreprise. Aujourd’hui, ce qu’on constate, c’est que les médias — surtout les médias numériques — font beaucoup appel à des pigistes, et la relation employeur-employé n’est pas évidente. Est-ce que le projet de loi va protéger ces pigistes qui vont d’une entreprise à l’autre et qui produisent du contenu? Est-ce qu’ils vont bénéficier de la même protection?
Le sénateur Carignan : Évidemment, le droit à la rémunération va à l’organe de presse. Si je suis pigiste et que maintenant, je sais que l’organe de presse va obtenir une rémunération provenant de mon travail, dans ma négociation avec le média en question, je pourrai établir des conditions de travail ou de rémunération qui vont tenir compte de ce revenu supplémentaire. Un pigiste peut vendre son article à un média en particulier pour un territoire donné, et le vendre à un autre pour un autre territoire. Finalement, tout cela va se négocier entre le journaliste pigiste et son employeur ou l’organe de presse qui retient ses services.
Le sénateur Boisvenu : Mon autre question concerne surtout les auteurs de nouvelles, les auteurs de romans, surtout ceux qui font des travaux de recherche. Il y a beaucoup d’auteurs qui traitent de l’environnement, de l’économie, etc. Actuellement, ils bénéficient du droit d’auteur lorsque leurs textes sont reproduits dans une université ou dans les médias; si je comprends bien, on va obtenir une double protection en y ajoutant le droit à la rémunération. Est-ce que cela veut dire que l’auteur devra négocier avec deux organismes différents?
Le sénateur Carignan : Lorsque la personne va négocier son contrat avec l’éditeur, c’est à ce moment qu’elle va devoir en traiter. Pour l’instant on n’en traite pas, parce que cette rémunération n’existe pas, donc les éditeurs ne l’incluent pas dans le contrat des auteurs, mais cela fera partie des éléments de négociation.
Le sénateur Boisvenu : Pour avoir écrit un ouvrage, c’est la Commission des droits d’auteur qui me contacte chaque année et qui me dit que mon livre a été reproduit, et je reçois un chèque. Au départ, on avait négocié les modalités. En ce qui concerne l’information, l’auteur devra négocier deux éléments, le droit à la rémunération et le droit d’auteur?
Le sénateur Carignan : C’est exact. Et vous recevez probablement un chèque de l’Union des écrivains qui a négocié également. Il est aussi question des exemplaires qui sont dans les bibliothèques, des fonds qui sont créés pour les photocopies dans les universités, notamment. Donc ce sera une source supplémentaire de revenu à négocier.
Le sénateur Boisvenu : Merci.
[Traduction]
La sénatrice Simons : Je tiens à remercier le sénateur Woo pour sa question, car elle a permis d’éclaircir quelque chose pour moi et, je l’espère, pour d’autres personnes. Lorsqu’un artiste enregistre un CD, il le vend et détient les droits d’auteur de cette musique. Si je vole cette musique, j’ai violé ses droits d’auteur. Il accorde également des licences pour cette musique à des bars, à des restaurants et à des centres de conditionnement physique, et il conclut des accords de redevances avec des stations de radio par l’intermédiaire de la SOCAN. Il reçoit des redevances pour la réutilisation de sa musique. Voilà donc le paradigme avec lequel vous travaillez.
Le sénateur Carignan : C’est exact.
La sénatrice Simons : Ce paradigme fonctionne-t-il pour l’industrie de l’information dans une situation dans laquelle les sociétés d’information échangent de manière très proactive et, en fait, très dynamique avec les géants du Web parce qu’elles croient qu’elles gagneront de l’argent en monnayant les clics qu’elles obtiennent en vendant de la publicité sur leurs propres sites Web?
Je sais qu’il est tentant et pratique de s’indigner contre les géants du Web qui ont tant d’argent et de pouvoir, et qui contrôlent ce que nous voyons, mais sur quelle base morale leur demandons-nous de payer pour ce qui leur est offert et donné? Le modèle australien, qui oblige les gens à s’asseoir autour d’une table pour négocier, est presque plus logique à mes yeux, car il consiste simplement à recourir à la force brute sans chercher à trouver une solution juridique.
[Français]
Le sénateur Carignan : Les géants du Web ont tout de même une responsabilité. Ils ont créé une infrastructure, ils ont établi les règles du jeu et ils utilisent un contenu pour lequel ils devraient payer.
Si, par exemple, je suis abonné au Globe and Mail, et le journal prend un article et en fait la promotion sur les médias sociaux — et paie même pour le promouvoir — et qu’il s’en sert comme formule d’investissement pour faire en sorte que cela génère encore plus de revenus et qu’il est capable d’aller chercher une partie de l’argent investi en redevances, eh bien, c’est un ajout au modèle d’affaires. Il n’y a rien de choquant ou d’immoral là-dedans.
[Traduction]
La sénatrice Simons : Ce que je veux dire, c’est que si les organes de presse partagent leur contenu, c’est pour gagner de l’argent. Relativement parlant, ils gagnent plus d’argent en partageant leur contenu que n’en gagnent les entreprises en le monétisant, car, comme je pense l’avoir expliqué à la Chambre, les entreprises ne réalisent pas vraiment de gains en monétisant les nouvelles. Elles gagnent de l’argent parce qu’elles se sont approprié le marché de la publicité.
Ne sommes-nous pas en train de scier la branche sur laquelle nous sommes assis? Lorsque je travaillais pour l’Edmonton Journal, notre objectif principal était de faire en sorte que le plus grand nombre possible de plateformes partagent nos liens. Si les entreprises avaient décidé de ne pas partager les liens et que nous avions perdu cette source de revenus, nous aurions eu d’énormes difficultés.
[Français]
Le sénateur Carignan : Oui, mais à ce moment-là, c’est intéressant : c’est exactement ce que cela amène comme discussion lors de la négociation entre la société de gestion et la plateforme numérique. Toutes deux vont pouvoir y attribuer une certaine valeur et, dans le jeu de la négociation, établir une rémunération qui tiendra compte du fait qu’elles ont un certain apport et qu’il y aura un retour sur l’investissement. Cela fera partie de la négociation. Je suis convaincu que cela fera partie du même genre d’argument dans le modèle australien. C’est l’arbitre qui jugera. En Australie, c’est un arbitre; ici, ce sera la Commission du droit d’auteur. Cela va faire partie du jeu des négociations; cela ne me choque pas.
Le sénateur Cormier : Sénateur Carignan, essaie-t-on de contrôler quelque chose qui n’est plus contrôlable? La sénatrice Simons mentionne que les médias traditionnels donnent carrément leur contenu aux GAFAM. C’est une question ouverte que je vous pose : est-ce que l’instrument législatif que vous proposez arrivera réellement à contrôler quelque chose qui, semble-t-il, est hors de contrôle?
Le sénateur Carignan : Je ne prétends pas que le projet de loi réglera tous les maux, comme je l’ai expliqué tout à l’heure. Ce sera un outil supplémentaire pour obtenir des revenus ou une rémunération, pour faire en sorte que l’on compense le contenu créé par des journalistes, souvent des journalistes d’enquête, et qui est repris par les GAFAM.
J’aimerais souligner que si un article comporte une erreur et qu’il y a une poursuite pour atteinte à la réputation ou libelle diffamatoire, par exemple, ce sera le journaliste ou l’organe de presse qui se feront poursuivre et non pas le GAFAM qui aura transmis le message. Si le message est transformé dans un organe de presse, habituellement, l’organe de presse est poursuivi, mais le GAFAM, qui est le médium, n’est pas poursuivi. Donc, les GAFAM font de l’argent avec l’article et, en plus, ils ne seront pas poursuivis.
Le sénateur Cormier : Excusez-moi de vous interrompre, sénateur, le temps nous manque. Vous ne m’avez pas répondu tout à l’heure concernant le mot « artistique ». Ce projet de loi touche-t-il également le domaine artistique?
Le sénateur Carignan : Oui, « artistique », puisque si c’est une critique littéraire ou une critique de pièce de théâtre ou encore une caricature, c’est un art, donc une œuvre artistique.
Le sénateur Cormier : D’accord, merci.
[Traduction]
Le sénateur Woo : Sénateur Carignan, je comprends maintenant que vous êtes en fait assez agnostique quant à l’idée du collectif. Vous dites qu’il pourrait être formé ou bien ne pas l’être.
Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les raisons pour lesquelles vous avez initialement proposé sa création? Dans quelle mesure l’idée d’un collectif est-elle centrale dans ce modèle de rémunération? Ce dernier peut-il fonctionner sans collectif? Préférez-vous disposer ou non d’un collectif? Comment un collectif s’organiserait-il...
[Français]
Le sénateur Carignan : Je ne suis pas sûr de comprendre votre utilisation du mot « collectif ». Ah, parlez-vous de la société collective?
[Traduction]
Le sénateur Woo : Oui, la société collective.
[Français]
Le sénateur Carignan : Si on essaie de négocier cela à la pièce pour chacun des organes de presse, ce sera impossible puisqu’il y en a beaucoup trop. L’avantage de les regrouper, c’est de s’assurer qu’on a un modèle qui fonctionne et qui gérera la redistribution, par la suite. C’est comme le principe de la négociation collective en droit du travail : si on laissait les 3 000 employés négocier leurs droits individuels, on n’y arriverait pas.
[Traduction]
Le sénateur Woo : Mais les redevances ne seraient versées qu’aux propriétaires du contenu, et non aux membres de la société collective dont le contenu n’a pas été utilisé. Il se pourrait donc que de nombreux membres d’une société collective ne perçoivent aucune redevance parce que leur contenu n’a pas été utilisé. Ils n’en tireraient aucun avantage. Seuls les gros bonnets de la société collective en tireraient la majeure partie des bénéfices. Est-ce exact?
[Français]
Le sénateur Carignan : Oui, mais c’est la loi du marché. Donc, je pourrais avoir un très petit journal qui produirait un article exceptionnel qui serait reproduit en quantité industrielle et qui serait plus rémunéré qu’un gros journal qui produirait quelque chose sans valeur et qui n’attirerait pas l’attention, ce qui ferait en sorte qu’il n’aurait aucune valeur commerciale et ne générerait aucune rémunération.
[Traduction]
Le président : Merci, honorables sénateurs. Nous arrivons à la fin de notre séance.
Je tiens à vous remercier, sénateur Carignan, d’avoir pris le temps de nous rencontrer et de nous avoir fait part de vos réflexions dans le cadre de l’étude de ce projet de loi.
(La séance se poursuit à huis clos.)