LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le jeudi 27 octobre 2022
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 11 h 30 (HE), avec vidéoconférence, pour faire l’examen approfondi des dispositions et de l’application de la Loi de Sergueï Magnitski, et de la Loi sur les mesures économiques spéciales.
Le sénateur Peter Harder (vice-président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le vice-président : Bonjour, chers collègues. Je m’appelle Peter Harder, je suis un sénateur de l’Ontario et je suis vice-président du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international. En l’absence du président, le sénateur Peter Boehm, et à sa demande, je présiderai la réunion aujourd’hui.
Avant de commencer, j’invite les membres du comité présents aujourd’hui à se présenter, en commençant par ma gauche.
[Traduction]
Le sénateur Richards : Dave Richards, du Nouveau-Brunswick.
La sénatrice Boniface : Gwen Boniface, de l’Ontario.
[Français]
Le sénateur Dalphond : Pierre Dalphond, du Québec.
[Traduction]
Le sénateur Woo : Yuen Pau Woo, de la Colombie-Britannique.
La sénatrice Coyle : Mary Coyle, de la Nouvelle-Écosse.
Le sénateur Greene : Steve Greene, de la Nouvelle-Écosse.
Le sénateur Ravalia : Mohammed Ravalia, de Terre-Neuve-et-Labrador.
Le vice-président : Merci beaucoup. Aujourd’hui, nous poursuivons l’examen, entrepris hier, des dispositions et de l’application de la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus — ou loi de Sergueï Magnitski — et de la Loi sur les mesures économiques spéciales, conformément à l’article 16 de la loi de Sergueï Magnitski.
Aujourd’hui, nous recevons des chercheurs universitaires dont l’expertise est reconnue en matière de sanctions. D’abord, nous recevons Clara Portela, par vidéoconférence. Elle enseigne les sciences politiques à la Faculté de droit de l’Université de Valence, en Espagne, et est présentement chercheuse invitée Konrad Adenauer sur les relations transatlantiques, au Centre d’études européennes de l’Université Carleton, ici à Ottawa. Nous recevons également Thomas Juneau, qui est professeur agrégé, Affaires publiques et internationales, à la Faculté des sciences sociales de l’Université d’Ottawa. Il est avec nous dans la salle. Bienvenue à vous deux et merci d’avoir accepté notre invitation.
Avant d’entendre votre déclaration et de passer aux questions-réponses, j’aimerais demander aux membres et aux témoins présents dans la salle de s’abstenir de se pencher trop près du microphone ou de retirer leur oreillette lorsqu’ils le font. Cela permettra d’éviter tout retour sonore qui pourrait avoir un impact négatif sur le personnel du comité et d’autres personnes dans la salle qui porteraient une oreillette.
Nous sommes maintenant prêts à entendre vos déclarations préliminaires. Nous vous poserons ensuite des questions. Madame Portela, vous avez la parole.
Clara Portela, chercheuse invitée Konrad Adenauer sur les relations transatlantiques, Centre d’études européennes, Université Carleton, à titre personnel : Merci beaucoup. J’aimerais remercier le Sénat de m’avoir invitée à prendre part à la discussion d’aujourd’hui.
Je vais tout d’abord vous parler des plus récents développements dans l’univers des sanctions ou des tendances mondiales en la matière.
Ensuite, je vais vous parler de l’expérience de l’Union européenne, afin que vous compreniez comment elle a répondu ou contribué à ces tendances et quelles leçons nous pourrions en tirer ici, au Canada, en ce qui a trait aux sanctions internationales.
Quels sont les plus récents développements dans le domaine des sanctions? Pendant longtemps, le Conseil de sécurité des Nations unies imposait les sanctions. Ce n’était pas la pratique la plus prolifique qui soit à l’échelle mondiale, mais c’était certainement la pratique la plus importante.
Ensuite, il y a eu l’imposition de sanctions unilatérales par les États et aussi par certaines organisations régionales. Toutefois, l’Union européenne est l’organisation qui impose le plus de sanctions dans le monde, et de loin. Elle est aussi la seule organisation régionale qui impose des sanctions contre des pays tiers, alors que les autres — comme celles qui se situent en Afrique ou en Amérique latine — ont l’habitude d’imposer des sanctions contre leurs propres membres, et non à l’externe.
En gros, l’Union européenne fait quelque peu exception puisqu’elle agit en collaboration avec d’autres et aussi de façon autonome. Elle compte 27 États membres. Elle est l’un des plus proches partenaires du Canada en ce qui a trait à l’imposition de sanctions, avec les États-Unis et le Royaume-Uni, depuis son retrait de l’Union européenne. Je crois qu’on a évoqué hier que la coordination des sanctions se faisait aujourd’hui selon un cadre de consultation entre ces quatre acteurs.
Je disais que le Conseil de sécurité des Nations unies était responsable de la plupart des sanctions importantes dans le monde en raison de son pouvoir d’imposer des sanctions obligatoires dans tous les États du monde. C’est le seul acteur reconnu à ce titre à l’échelle mondiale, surtout dans les pays du Sud.
Au cours des dernières années, le nombre de sanctions imposées a diminué. Le Conseil de sécurité des Nations unies avait entrepris cette pratique à la fin de la guerre froide et au cours de la première décennie de l’après-guerre froide, dans les années 1990, 16 nouveaux régimes de sanctions avaient été imposés. Il y avait plus d’un nouveau régime de sanctions par année à l’époque.
Au cours de la période de 1990 à 2015, il y a eu 25 régimes de sanctions. La fréquence d’imposition des sanctions par le Conseil de sécurité des Nations unies a diminué au fil du temps. Puis, à partir de 2015, il y a eu un tournant et le rythme d’imposition de sanctions a largement diminué. Seuls trois régimes de sanctions ont été imposés depuis. Le plus récent régime de sanctions imposé à Haïti vient d’être adopté il y a quelques jours seulement.
Dans tous les cas, la tendance est à la baisse, et la situation s’explique par la réticence croissante de la Fédération de Russie à accepter les nouveaux régimes de sanctions.
Au moment où la Russie est devenue la cible de sanctions occidentales en 2014, après l’annexion de la Crimée, elle est devenue moins favorable à l’imposition de nouveaux régimes de sanctions et même au renouvellement d’anciens régimes.
Ainsi, on ne peut s’attendre à ce que le Conseil de sécurité des Nations unies soit plus actif que ce qu’il est présentement, alors qu’il impose un nouveau régime de sanctions aux trois ans, tout au plus.
Le vice-président : Nous vous remercions pour votre déclaration préliminaire. Vous pourrez faire d’autres commentaires en réponse à nos questions.
Mme Portela : Merci.
Thomas Juneau, professeur agrégé, Affaires publiques et internationales, Faculté des sciences sociales, Université d’Ottawa, à titre personnel : Je vous remercie de m’avoir invité à témoigner devant vous aujourd’hui.
Contrairement à Mme Portela, je ne suis pas un expert technique en matière de sanctions. J’aimerais vous faire part des cinq leçons que j’ai tirées de mon examen des sanctions contre l’Iran pendant plus de 15 ans, d’abord au ministère de la Défense nationale puis à l’Université d’Ottawa, où je travaille aujourd’hui.
Premièrement, les sanctions sont faciles à annoncer, mais difficiles à mettre en œuvre. La surveillance et l’exécution des sanctions demandent beaucoup de travail. Le Canada a la réputation, auprès de ses alliés comme auprès de ses rivaux, de ne pas très bien faire observer les sanctions. C’est notamment en raison d’un manque de ressources.
Bien que je comprenne à de nombreux égards l’intention du gouvernement ou des partis de l’opposition d’imposer d’autres sanctions à l’Iran, à la Russie ou à d’autres pays, que ce soit par l’entremise de la Loi sur les mesures économiques spéciales, de la Loi de Sergueï Magnitski ou d’autres outils, j’invite le comité à réfléchir à la réalité : nous n’arrivons pas à respecter nos engagements actuels; nous allons encore moins y arriver en imposant de nouvelles sanctions. La situation irrite nos alliés, ce que nous ne comprenons pas bien, à mon avis, et elle laisse entendre aux méchants que nous ne prenons pas ces pénalités au sérieux. Ils reçoivent très bien ce message.
En gros, nous devons investir des ressources. Il n’y a pas d’autre façon de faire. Les 76 millions de dollars annoncés la semaine dernière ou il y a deux semaines dans le cadre d’un ensemble de sanctions contre l’Iran représentent une première étape encourageante, mais il ne faut pas oublier qu’il faudra des années pour générer ces compétences. Il faut embaucher des gens. Il faut qu’ils obtiennent une attestation de sécurité dans un contexte où les arriérés sont imposants. Il faut les former pour des postes hautement spécialisés, etc.
Deuxièmement, les sanctions sont faciles à annoncer, mais difficiles à retirer. Elles peuvent prendre de l’ampleur sur le plan politique, juridique et bureaucratique. Parfois, le coût dépasse les avantages pour nous — mais pas pour les méchants —, mais le retrait des sanctions devient très difficile.
Alors que vous songez à l’avenir des sanctions, je vous exhorte aussi à penser aux processus de retrait des sanctions, lorsqu’il est dans notre intérêt de le faire, afin d’éviter de lier les mains des prochains gouvernements, même s’il pourrait être tentant de le faire.
La troisième leçon est que les sanctions, surtout celles de nature généralisée, s’accompagnent souvent de conséquences négatives et fortuites. Elles peuvent favoriser l’autoritarisme et la corruption. Dans le cas de l’Iran, le Corps des Gardiens de la révolution islamique, ou CGRI, a été en mesure de bâtir un empire économique et a ainsi fortement renforcé son pouvoir pour éviter les sanctions. Oui, les sanctions ont miné le régime, comme prévu, mais je ne suis pas persuadé que les avantages pour nous l’emportent sur les coûts. Nous devons à tout le moins réfléchir à la question avec plus de transparence.
La quatrième leçon est que, pour les trois premières raisons, j’ai souvent tendance à appuyer les sanctions ciblées au détriment des sanctions généralisées et simplistes. Les sanctions ciblées nécessitent moins de ressources — souvenons-nous du premier point sur le manque criant de ressources —, entraînent un effet plus précis et peuvent — quoique pas toujours — minimiser les coûts négatifs et fortuits plus globaux. Je devrais ajouter que ces coûts comprennent la souffrance humanitaire.
C’est la raison pour laquelle, dans le cas de l’Iran, j’ai jugé que l’ajout du CGRI à la liste des entités terroristes dans le Code criminel — une mesure appuyée par un parti d’opposition et différents activistes de la société civile — était en principe attrayant, mais représentait en fin de compte une mauvaise idée à la lumière des trois premières raisons.
La cinquième et dernière leçon est que, au Canada, les discours publics sur les sanctions ont tendance à mettre l’accent sur l’angle de la politique étrangère. C’est évidemment le sujet ou le thème de votre comité. Comment pouvons-nous faire une différence dans le monde? Nous sommes grandement habités par l’esprit missionnaire en ce qui concerne les sanctions.
Or, les sanctions canadiennes ont habituellement peu d’incidence — et parfois aucun effet — du point de vue de la politique étrangère. C’est en matière de sécurité nationale que les sanctions servent autant nos intérêts — et parfois même plus — qu’en matière de politique étrangère. Je souligne par ailleurs que, pour diverses raisons, on ne discute pas beaucoup de sécurité nationale publiquement au Canada.
Pour revenir au cas de l’Iran, nos sanctions changeront-elles la politique étrangère iranienne? Non. Nous aimerions bien croire le contraire, mais la réponse demeure non. Là où nous pouvons faire une différence, c’est du côté des représentants du régime iranien et de leurs familles, par exemple, qui laissent leurs biens financiers au Canada. Cela pose problème. Les représentants du régime iranien et les voyous affiliés intimident la diaspora irano-canadienne, ce qui représente un problème. Dans ce sens, les sanctions ciblées — et non pas les sanctions généralisées — pourraient à tout le moins amoindrir ou contrer le phénomène, quoiqu’elles ne suffiront pas pour l’éliminer.
Le vice-président : Merci, monsieur Juneau et madame Portela. Nous allons maintenant entamer notre première série de questions.
Le sénateur Woo : Je remercie nos témoins. Je me demande si l’un d’entre vous pourrait commenter ce que je crois être un nouveau développement : les sanctions ciblant les transactions financières en général, mais plus précisément celles qui visent les réserves étrangères des pays ciblés. Je pense aux États-Unis qui ont bloqué, saisi et réorienté les réserves de la banque centrale d’Afghanistan et qui les ont réparties de façon appropriée aux yeux du gouvernement américain.
Que pensez-vous de cette orientation, si nous nous dirigeons effectivement vers cette mesure? Le Canada devrait-il aussi suivre cette trajectoire? Selon vous, quelles seraient les conséquences pour le système financier de façon générale?
Mme Portela : Je puis vous confirmer que la tendance s’installe et que nous l’avons constatée à différentes occasions. Quelles conséquences entraîne-t-elle? La mesure confère un outil très puissant aux pays qui sont en mesure de bloquer les réserves étrangères. Il s’agit d’un des outils les plus puissants à la disposition des pays imposant des sanctions.
M. Juneau : Ma réponse sera limitée parce que je ne suis pas expert du volet financier des sanctions, surtout en matière d’un pays autre que l’Iran.
Je soulignerais simplement deux points qui reprennent des éléments que j’ai mentionnés dans mon exposé. Le premier se rapporte au fait de débloquer les biens, lorsque cela s’avère nécessaire. Ce peut être très difficile sur le plan politique, mais aussi du côté de la bureaucratie et de la procédure.
On peut penser à d’autres situations où, pour quelque raison que ce soit, la nature du gouvernement change et les coûts des sanctions dépassent les avantages, pour l’une ou l’autre des parties. Dans ces cas, les gouvernements se sentent pris au piège lorsque vient le temps — pour des raisons rationnelles, stratégiques ou morales — d’éliminer la sanction, y compris de débloquer les biens. Ce peut être très ardu.
Je trouve que, dans le cadre des débats entourant les sanctions au Canada — mais aussi dans d’autres pays —, on néglige de réfléchir au moment où il sera temps, à long terme, de suspendre une sanction et à la façon dont on s’y prendra. Voilà mon premier argument.
En deuxième lieu, je dirais que cela représente un bon exemple général du type de sanctions qui... Je ne dis pas de ne pas les imposer, mais je souligne que nous devons essayer de notre mieux d’effectuer une analyse prudente des coûts et des avantages. En effet, les avantages peuvent être clairs si, pour des raisons stratégiques, diplomatiques ou liées à la sécurité, on veut pénaliser un gouvernement donné; l’exercice est ainsi légitime. Quelle sera l’ampleur des conséquences humanitaires de cette sanction? Dans une perspective morale, cela peut poser problème, mais cela peut aussi poser problème d’un point de vue stratégique. Si on pénalise la population d’un pays en particulier, nous verra-t-elle d’un bon œil? Dans certains cas, il peut être favorable d’agir en ce sens. Dans d’autres cas, on se retrouve à favoriser la corruption et l’autoritarisme, comme je le mentionnais. Si je comprends bien la situation dans ce pays, je dirais que l’Afghanistan est un bon exemple où on favorise la contrebande et d’autres activités auxquelles s’adonnent les réseaux clandestins. Ce n’est peut-être pas dans notre intérêt d’emprunter cette voie.
Le sénateur Ravalia : Je remercie nos témoins. Ma question s’adresse à Mme Portela. Dans quelle mesure la philosophie politique enchâssée des gouvernements influence-t-elle l’efficacité des sanctions imposées par un groupe multipartite tel que l’Union européenne? Je pense à la philosophie actuelle du gouvernement hongrois, au changement récent en Italie à la suite des élections, le tout exacerbé par le chaos du Brexit. Lorsqu’un gouvernement et une philosophie politique changent alors que le groupe multipartite a déjà imposé des sanctions, arrive-t-il souvent que le maintien d’une approche cohérente se fragilise?
Mme Portela : C’est tout à fait ce qui se produit. En fait, le principe d’unanimité au sein de l’Union européenne représente le plus grand obstacle pour l’élaboration de ses propres politiques de sanctions. Le regroupement de pays doit compter sur l’appui des 27 membres, et chacun d’entre eux a un droit de veto. Le cas de la Hongrie pose particulièrement problème parce que, d’un côté, le pays donne au Conseil européen son accord pour les ensembles de sanctions, mais il leur donne ensuite mauvaise presse. Au niveau national, le pays répand une opinion négative des sanctions imposées par l’Union européenne. À l’heure actuelle, c’est un des plus importants défis auquel se heurte l’Union européenne. Le problème ne se limite pas à la possibilité que des pays aux intérêts précis bloquent l’adoption de nouvelles sanctions. Dans le cas de la Hongrie, le pays a même tenté de miner la légitimité des sanctions au niveau national.
À vrai dire, il s’agit d’un incident isolé parce que, jusqu’à présent, l’Union européenne a assez bien réussi à adopter des ensembles de sanctions, et ce, malgré l’hétérogénéité au sein du Conseil européen. C’est d’autant plus impressionnant quand on tient compte du fait que la plupart de ses États membres n’ont pas l’habitude, dans le cadre de leurs politiques d’affaires étrangères, d’imposer des sanctions. La plupart des pays de l’Union européenne ont seulement imposé des sanctions dans la structure de l’Union européenne. Le maintien de cette cohérence relève de l’exploit si on réfléchit au fait que tout pays pourrait imposer son veto en tout temps et occasionner l’effondrement de n’importe quel régime de sanctions. Les régimes de sanctions sont, de surcroît, renouvelés tous les 6 à 12 mois.
Ce défi est toujours présent et représente le gros problème dont personne n’ose parler. La menace pèse continuellement sur le Conseil européen. Quoi qu’il en soit, on peut conclure que le système de l’Union européenne prévoit beaucoup moins de souplesse que ceux des États-Unis et du Canada parce que toute nouvelle mesure doit faire l’objet d’une discussion et d’un consensus. Contrairement au Canada, l’Union européenne n’est pas très rapide pour adopter de nouvelles mesures, et ne peut agir rapidement. Ici, le gouvernement possède la souplesse et la capacité d’agir beaucoup plus rapidement.
La conséquence la plus évidente de cette exigence de consensus parmi les 27 États membres pour chaque nouvelle vague de sanctions et chaque nouvelle mesure liée aux sanctions se voit dans la nature plus modérée des sanctions de l’Union européenne comparativement à celles des États-Unis. L’Union européenne suit l’exemple des États-Unis, mais toujours en gardant une distance. Elle y pense à deux fois avant de mettre des personnes sur une liste noire. Les listes noires européennes ne sont pas aussi longues que celles des États-Unis et, en général, les ensembles de sanctions en Europe ne sont pas aussi vastes qu’aux États-Unis. Voilà qui explique, en gros, l’écart entre les politiques de sanctions des États-Unis et de l’Union européenne.
Je pense avoir souligné les aspects les plus importants.
La sénatrice M. Deacon : Je remercie les témoins de comparaître devant nous aujourd’hui. Ma question s’adresse à chacun d’entre vous. Hier, nous nous sommes demandé si les sanctions sont efficaces pour calmer les comportements et amorcer des discussions avec certains groupes puisqu’elles exercent des pressions sur eux. J’aimerais vous entendre là‑dessus, mais, plus précisément, j’aimerais savoir s’il faut faire la distinction entre l’efficacité des différentes sanctions selon les objectifs qu’elles visent. Par exemple, si on compare les violations des droits de la personne au sein d’un état — comme l’Iran, qui attaque ses propres citoyens — à un conflit ouvert — comme l’invasion russe de l’Ukraine —, y a-t-il une nuance quant au scénario où les sanctions sont les plus efficaces? On entend souvent que chaque situation est étudiée au cas par cas. Je me demande si l’un d’entre vous a une opinion sur le sujet. Nous pourrions commencer par Mme Portela.
Mme Portela : Merci beaucoup de la question. Il s’agit effectivement d’une des questions les plus importantes, mais j’aimerais soulever un point par rapport à l’efficacité. En quoi consiste notre norme de réussite? Comment qualifier des sanctions d’efficaces? Le premier facteur pour toute évaluation est d’abord de déterminer notre objectif.
Si des droits de la personne ont été violés et que nous imposons des sanctions, à quelle action nous attendons-nous exactement? Voulons-nous que les auteurs des crimes soient traduits en justice dans le pays où les événements ont eu lieu? Désirons-nous une mise en accusation devant la Cour pénale internationale? Voulons-nous que la violence ou que les violations cessent? L’efficacité des sanctions dépend avant tout des objectifs.
Je crains que, si on se fie simplement aux lois existantes, l’objectif voulu de la liste des auteurs de crimes soit plutôt nébuleux, tant pour la population que pour les bourreaux et les victimes. En l’absence d’objectifs explicites ou de propositions quant aux conséquences désirées, il est très difficile d’évaluer si les sanctions sont efficaces ou pas.
On peut toujours avancer que les sanctions se sont révélées efficaces puisqu’elles ont dissuadé des pays tiers de copier les comportements indésirables. Les mêmes violations ne se répètent peut-être pas dans le même pays pendant une période de cinq ans, ou les comportements ne s’enveniment pas. Selon notre définition de la réussite, surtout par rapport à l’objectif du régime de sanctions, on peut prétendre que les sanctions ont fonctionné ou pas. Dans ce contexte, il est difficile de répondre de façon concluante à la question.
M. Juneau : Tout d’abord, je conviens entièrement qu’il est extrêmement difficile de mesurer la réussite lorsque l’objectif manque de clarté et que les renseignements sont incomplets. J’irais jusqu’à dire, au sujet de l’Iran, que les experts ne s’entendent pas pour dire que les sanctions ont incité l’Iran à négocier une entente nucléaire dans le cadre du Plan d’action global commun, ou PAGC, qui a vu le jour en 2015. Certains avancent que l’Iran aurait accepté l’accord nucléaire de toute façon puisqu’il répond à ses intérêts. Il est très difficile de mesurer l’incidence des sanctions puisqu’il nous manque les données hypothétiques.
La réussite de ces sanctions réside dans le fait qu’elles étaient multilatérales, qu’elles ne provenaient pas seulement des États‑Unis et qu’elles ont été mises en œuvre. La Malaisie, l’Inde, la Corée du Sud et la Turquie — tous des pays dont l’Iran se serait normalement servi pour contourner les sanctions américaines — participaient dans une grande mesure — mais pas à 100 % — à l’application des sanctions. Même avec cet appui, la réussite des sanctions est loin d’être garantie.
Pour ce qui est de l’objectif, je dirais que, s’il ne s’agit pas de changer les comportements — comme les gouvernements occidentaux présentent souvent la situation —, le but, en pratique, est de miner son adversaire. Ce n’est pas ainsi qu’on décrit les objectifs, mais, dans bien des cas, c’est ce que nous tentons d’accomplir, et nous y parvenons souvent.
Le sénateur Richards : J’aimerais remercier les témoins. Je vais poser le même genre de questions à propos de l’Iran. Vous avez dit, monsieur Juneau, que le régime devient de plus en plus puissant économiquement, ce qui signifie que le peuple, lui, souffre, comme nous l’avons constaté au cours des trois derniers mois. Je me demande s’il ne s’agit pas là d’un exemple du caractère lacunaire des sanctions. C’est la question que je vous pose.
Madame Portela, vous avez parlé d’Haïti. Je ne sais même plus qui est à la tête du pays, alors à quoi serviraient ces sanctions?
M. Juneau : En ce qui concerne l’Iran, il y a pas mal de documentation sur les répercussions des sanctions, même si c’est toujours difficile à quantifier pour les raisons que Mme Portela a très bien expliquées dans sa réponse à la question précédente.
Le débat sur l’Iran porte sur la capacité à trouver un équilibre entre des sanctions ciblées et des sanctions générales. Les sanctions ciblées peuvent assez bien fonctionner, notamment pour certaines des raisons que j’ai mentionnées dans mes remarques liminaires.
Le problème, avec les sanctions plus générales, telles que l’embargo commercial de facto que les États-Unis tentent d’imposer à l’Iran — du moins sur certains de ses produits de base —, c’est l’analyse des coûts et des avantages. Je ne suis pas certain de connaître la solution. Nous nuisons au gouvernement. Nous le privons de l’argent du pétrole, ce qui l’affaiblit et l’empêche de consacrer des fonds à sa politique étrangère pour soutenir le Hezbollah et d’autres groupes. Cela rejoint les objectifs que nous devrions avoir.
D’un autre côté, ce genre de sanctions nuit à la population. Quelles en sont les répercussions? Il y a l’aspect humanitaire, qui est dramatique. Poussons-nous la population à protester contre son gouvernement? C’est une façon très crue de présenter les choses, mais cela doit faire partie des discussions. Je ne suis pas certain de connaître la réponse. Ce sont des questions difficiles.
Le vice-président : Merci. Pourriez-vous nous dire qui détient l’autorité en Haïti, madame Portela?
Mme Portela : Les sanctions de l’ONU imposées à Haïti ne sont pas dirigées contre le gouvernement ou les autorités, mais contre les gangs qui terrorisent la population.
Cette démarche s’inscrit dans une longue tradition du Conseil de sécurité des Nations unies, qui, dans ses pratiques dans la période de l’après-guerre froide, mettait des acteurs non étatiques sur une liste noire et leur imposait des mesures ciblées. Cette pratique existe depuis longtemps, et cela a probablement facilité l’adoption de ces sanctions.
De plus en plus, des groupes rebelles et des individus non reliés au gouvernement, et donc essentiellement des acteurs non étatiques, se retrouvent sur des listes noires s’ils sont considérés comme des menaces pour la paix et la sécurité internationales — ou pour la paix et la sécurité tout court. Cela peut se produire. Voilà essentiellement ce qui se passe en Haïti présentement.
Le sénateur Richards : Merci beaucoup.
La sénatrice Coyle : Ma question s’adresse à M. Juneau. J’ai beaucoup apprécié votre concision. Cela dit, j’aimerais revenir au deuxième point que vous avez soulevé, à savoir qu’il est difficile de retirer des sanctions.
Nous sommes en train de réviser ces lois. Nous avons donc l’occasion de réfléchir à ce qui aurait dû y figurer dès le départ, et, peut-être, à ce qui pourrait être ajouté en matière de mécanismes ou de mesure législative. Qu’auriez-vous ajouté, si vous aviez eu un peu plus de temps? Si vous pouviez nous en dire plus à ce sujet, je vous en serais reconnaissante.
M. Juneau : C’est une excellente question. Je faisais référence à la Loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme, qui a été adoptée en 2012. Cela dit, c’est loin d’être le seul exemple. Cette loi permet au gouvernement de dresser la liste des États qui parrainent le terrorisme. On en compte deux sur cette liste : l’Iran et la Syrie. Cela entraîne une série de conséquences, notamment des sanctions et des mesures plus générales.
Cependant, la Loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme me pose problème à un certain égard. Je ne dis pas que l’Iran n’est pas un État qui parraine le terrorisme — c’est bel et bien le cas, et c’est un problème qu’il faut régler. Cela dit, lorsqu’on déclare qu’un État parraine le terrorisme et qu’on l’inscrit sur la liste, il est ensuite difficile de l’en retirer si l’on décide que ce serait dans notre intérêt de le faire ou si cette liste nuit à d’autres initiatives.
Dans le cas présent, l’inscription d’un État sur la liste des pays qui parrainent le terrorisme est une procédure assez simple. Cela se fait par décret. Il n’est pas nécessaire de changer une loi ou quoi que ce soit du genre. Du point de vue bureaucratique, c’est assez facile.
Un problème est survenu lorsque le gouvernement a souhaité rouvrir des ambassades avec l’Iran en 2015. La liste en soi n’empêche pas l’ouverture d’ambassades, ce qui est utile, je pense, car il faut parler aux méchants très franchement. L’Iran a dit : « d’accord, mais vous devez nous retirer de cette liste ». Le Canada ne pouvait pas le faire politiquement. Sur le plan politique, cela revient à dire que l’Iran ne parraine pas le terrorisme, ce qui est factuellement inexact et politiquement très peu attrayant. Le gouvernement avait les mains liées dans le dos lorsqu’il a voulu rouvrir les ambassades avec l’Iran parce qu’il estimait que c’était dans son intérêt — et à mon avis c’était la chose à faire —, mais il n’a pas pu le faire. Je simplifie les choses parce que d’autres facteurs rendaient cette réouverture d’ambassades compliquée; il n’y avait pas que cet élément.
Si on extrapole de façon plus générale, je dirais que les sanctions, une fois adoptées, prennent leur propre envol. Il devient très difficile de les retirer et elles ont des conséquences imprévues — ou des conséquences prévues par le législateur de l’époque, mais imprévues pour les gouvernements futurs. Dans certains cas, le fait d’avoir une main attachée dans le dos peut nuire à vos intérêts généraux. Je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire; je dis qu’il faut être très prudent et réfléchir à long terme.
Mme Portela : Dans leur pratique d’imposition de sanctions, l’ONU et l’UE ont pris l’habitude d’inclure une disposition de temporarisation dans tout règlement en la matière. Ainsi, il est plus facile de retirer le régime de sanctions lorsque cela s’avère nécessaire. Les sanctions ne sont jamais un exercice à durée indéterminée. L’avantage, c’est qu’il y a un examen annuel obligatoire de l’évolution du régime de sanctions et de la pertinence des listes. Cela donne l’occasion de faire le point, chose qui n’aurait pas été possible autrement.
Au cours des dernières années, l’un des plus grands débats en matière de sanctions dans l’UE portait sur l’idée de savoir si les exemptions humanitaires sont suffisantes pour permettre aux responsables humanitaires de travailler dans les pays qui se sont vus imposer des sanctions par l’UE. Dans chaque régime de sanctions, on doit d’abord veiller à ce que chaque règlement offre un soutien suffisant pour que les entreprises puissent les mettre en œuvre correctement, de sorte qu’il y ait suffisamment d’informations pour les soutenir, puis que les exemptions humanitaires sont suffisamment larges pour permettre à l’action humanitaire de se poursuivre. Ce sont donc peut-être des éléments qui devraient être inclus dans chaque règlement et être pris en compte lors de la révision des mesures législatives actuelles.
La sénatrice Boniface : Je vous remercie tous deux d’être ici.
Monsieur Juneau, votre comparaison entre les sanctions ciblées et les sanctions plus générales m’intéresse. J’y pense du point de vue d’un gouvernement, et peu importe lequel. Il me semble qu’il est plus facile politiquement d’imposer des sanctions plus générales que d’essayer d’expliquer des sanctions ciblées. Dans vos recherches, avez-vous trouvé quelque chose sur ce qui pousse les gouvernements à agir de la sorte?
M. Juneau : Si je comprends bien votre question, je n’ai pas examiné spécifiquement la question du soutien de l’opinion publique. Je n’ai pas de statistiques à ce sujet. Je ne suis pas certain qu’il y en ait. Ce serait une question intéressante.
Dans mes remarques liminaires, j’ai brièvement dit que je comprenais pourquoi il pouvait être attrayant pour les gouvernements d’imposer des sanctions plus générales. De telles sanctions obtiennent-elles davantage le soutien de la population? Je l’ignore. Cela dit, pour en revenir au cas de l’Iran, un certain nombre de parties prenantes dans l’opposition et dans la société civile plaident ardemment en faveur de l’inscription du CGRI sur la liste en vertu du Code criminel.
Je comprends entièrement ce désir d’un point de vue émotif, et surtout lorsque cette demande vient des familles des victimes du vol PS752. L’impact est beaucoup plus simple, radical et sensationnel.
Le problème, c’est que le gouvernement ne serait pas en mesure de mettre en œuvre une telle chose. Il ne serait pas en mesure de l’appliquer, parce qu’il faudrait trop d’effectifs pour assurer le suivi des sanctions imposées à des centaines de milliers de conscrits du CGRI, dont beaucoup vivent déjà ici en tant que résidents permanents ou citoyens. Pensons à l’application des sanctions du point de vue de la sécurité frontalière. Disons qu’un individu se présente à la frontière. Que se passe-t-il si cette personne a autrefois été conscrit et cuisinier dans le CGRI en 1997? Est-ce qu’on applique les sanctions, ou pas? Il convient alors de prévoir des exemptions. Cela dit, à nouveau, cela ne fonctionne pas concrètement, car ces exemptions représentent tout un travail pour la communauté du renseignement, qui doit déterminer si l’individu concerné a bel et bien été cuisinier, s’il a directement tué des gens, et cetera. Voilà pourquoi il est si difficile d’appliquer de telles mesures.
D’un point de vue politique, le problème, c’est qu’il est très difficile pour le gouvernement de dire, en fin de compte : « désolé, mais nous ne pouvons pas le faire ». Ce n’est pas attrayant politiquement, et je le comprends.
La sénatrice Boniface : D’accord. Je vais maintenant m’adresser à notre témoin qui se trouve dans la belle ville de Valence, en Espagne — quelle chance vous avez. Pouvez-vous me donner une idée de ce que vous entrevoyez pour Haïti, compte tenu du contexte actuel compliqué dans ce pays?
Mme Portela : Merci. En fait, je ne suis pas une experte d’Haïti. Je soulignais simplement le fait que le Conseil de sécurité des Nations unies vient d’imposer de nouvelles sanctions, ce qui n’était pas arrivé depuis longtemps. Il est assez exceptionnel qu’un nouveau régime de sanctions soit imposé de nos jours.
Essentiellement, je prédis que d’autres sanctions seront imposées à Haïti, à moins que la violence ne cesse et que la situation sociale ne se stabilise. Si le Conseil de sécurité des Nations unies a jugé bon d’imposer des sanctions aux gangs, c’est parce que la situation est très grave, de toute évidence. Il faudra peut-être en faire davantage, ou prévoir une intervention, même. C’est tout ce que je peux dire. Merci.
[Français]
Le sénateur Dalphond : Ma question s’adresse à nos deux très intéressants témoins. D’après vos recherches, quelles sont les sanctions les plus efficaces qui ont été mises en vigueur par le passé? Pourquoi les considérez-vous comme efficaces? Quels résultats ont-elles permis d’atteindre? Peut-on commencer par la réponse du professeur Juneau?
M. Juneau : En gardant en tête l’importante mise en garde de la professeure Portela en réponse à une autre question il y a quelques minutes, la question de l’efficacité dépend beaucoup de l’objectif initial, qui n’est pas toujours clair ou annoncé de façon transparente.
Si l’objectif est de pénaliser notre adversaire, ce qui est souvent, en pratique, l’objectif principal même si on ne le nomme pas ainsi, les sanctions contre l’Iran ont été un énorme succès. Avant la révolution, l’Iran produisait 6 millions de barils de pétrole par jour. Depuis la révolution il y a 43 ans, l’Iran n’a jamais atteint 4 millions de barils et a souvent produit 3 millions, 2,5 millions ou 2 millions de barils de pétrole par jour.
Si on fait un petit exercice mathématique, le coût économique de cette baisse de production forcée pour l’Iran représente des certaines de milliards de dollars par année. Si l’on détermine que l’objectif des sanctions était de faire mal à l’Iran, on peut conclure que l’on a étranglé ce pays économiquement, tout en gardant en tête les conséquences que la situation a provoquées sur le plan de la souffrance humanitaire. Pour ce qui est d’asphyxier un gouvernement hostile et d’enlever de l’argent de ses coffres, ce fut un énorme succès. On peut élargir la discussion aux sanctions au-delà de l’embargo sur le pétrole, mais cela illustre la puissance de ce qui a été imposé à l’Iran.
Le vice-président : Merci.
Mme Portela : Merci beaucoup de votre question. Étant donné que nous sommes pressés, je vais m’exprimer en anglais, parce que je pourrai parler plus rapidement.
[Traduction]
Certaines sanctions ont été généralement jugées efficaces par le passé. Beaucoup s’entendent sur le cas de l’Afrique du Sud, car le régime d’apartheid a pris fin, ce qui était la raison initiale de l’imposition de sanctions. C’était il y a longtemps déjà, mais ce cas sert essentiellement de balise en matière d’efficacité des sanctions.
Il y a également de bonnes raisons de penser — et peut-être que M. Juneau pensera autrement — que les sanctions contre l’Iran ont été efficaces pour aboutir à l’entente avec l’Iran, parce qu’elles ont essentiellement incité cette dernière à s’asseoir à la table des négociations pour négocier de bonne foi et à conclure une entente écrite.
Il y a aussi quelques cas récents où l’on pourrait affirmer que les sanctions ont été efficaces. Dans la plupart des cas, il s’agit de pays africains situés en Afrique subsaharienne qui ont accepté d’organiser des élections après l’interruption de l’aide au développement ou après avoir reçu la menace de la suspension de cette aide. Il s’agit d’un type particulier de pays avec un type particulier de sanctions.
Prenons le cas de l’Ouzbékistan en 2005, qui s’est vu imposer des sanctions pour exiger le lancement d’une enquête sur les événements d’Andijan, où une manifestation de masse a été violemment réprimée. Il y a bel et bien eu enquête par la suite. Dans certains cas, on pourrait dire qu’on a quand même pu atteindre des objectifs limités.
De même, dans le cas du Bélarus en 2016, l’UE a mis fin à son régime de sanctions après la libération d’un grand nombre de prisonniers politiques. Dans certains cas, on peut faire valoir que les sanctions ont été efficaces.
Cela dit, à nouveau, la grande question, c’est : quel était l’objectif de ces régimes de sanctions? Bien souvent, cet objectif n’a pas été établi de façon explicite. Si l’on considère que l’objectif du régime de sanctions imposé au Bélarus était de provoquer une transition démocratique, alors les sanctions ont échoué.
Pire encore, si l’on se penche sur des cas comme ceux du Myanmar et du Bélarus, où les sanctions ont été levées parce que l’on considérait qu’elles avaient à tout le moins apporté quelques améliorations — notamment une transition vers un gouvernement civil au lieu d’un gouvernement purement militaire au Myanmar —, on constate que les choses se sont gâtées peu après. Des Rohingyas ont été massacrés au Myanmar, qui s’est ensuite vu imposer un nouveau régime de sanctions. Quant au Bélarus, il a également adopté un certain nombre de politiques très hostiles et répressives à l’égard de sa propre population, de sorte que ces régimes de sanctions ont été rétablis, ce qui nous fait aussi mettre en doute l’efficacité de ces sanctions en premier lieu.
Le vice-président : Merci, madame Portela.
Le sénateur Greene : Merci beaucoup. La sénatrice Boniface a déjà posé ma question en partie, mais je vais la formuler autrement.
À quoi sert l’imposition de sanctions, selon vous? Quel est le rôle de l’opinion publique dans le pays hôte, étant donné que les sanctions doivent être ancrées dans la loi, ce qui est différent de l’opinion publique? Dans quelle mesure l’opinion publique est‑elle un facteur?
M. Juneau : Eh bien, comme je l’ai dit en répondant à la question précédente, je ne suis pas au fait de recherches précises à ce sujet, que ce soit dans le milieu académique ou par des maisons de sondage d’opinion. Je n’ai pas de réponse précise à vous donner. Je céderais la parole à ma collègue, car elle a peut‑être un point de vue plus global.
Mme Portela : Merci beaucoup. Si je comprends bien, le pays hôte est le pays qui impose des sanctions, et non pas celui qui est ciblé par ces dernières. Est-ce exact?
Le sénateur Greene : Oui.
Mme Portela : Très bien. En gros, selon un courant de recherche sur les objectifs des sanctions, l’imposition de sanctions est justifiée par le fait que le gouvernement qui impose des sanctions bénéficie d’une popularité accrue parce qu’il donne l’impression d’essayer de régler une situation et d’y faire face pour ne pas paraître inactif.
Certains chercheurs soulignent que, bien souvent, les sanctions ne sont pas imposées dans le but de provoquer un changement de fond dans le pays cible, mais qu’elles sont plutôt destinées à appuyer la popularité du gouvernement qui les impose.
La recherche effectuée dans ce domaine a tenu compte précisément de la popularité des présidents aux États-Unis, soit le pays qui impose le plus de sanctions dans le monde. En somme, les résultats de cette recherche tendent à soutenir l’idée que la popularité des présidents est renforcée lorsqu’ils donnent l’impression de gérer une crise en imposant des sanctions.
Les chercheurs font également valoir que les sanctions ont pour effet de projeter l’image d’un gouvernement actif et proactif qui s’attaque aux problèmes. C’est un effet qui se produit automatiquement sans qu’il y ait nécessairement un changement tangible de la situation visée par les sanctions.
Un autre aspect de la popularité des sanctions dans les pays qui les imposent se rapporte justement aux questions qui ont été posées tout à l’heure sur la préférence pour des sanctions ciblées. L’opinion publique internationale, en particulier la société civile organisée, n’a pas bien réagi aux sanctions complètes qui ont été imposées dans le passé. Songeons notamment à l’embargo total imposé à l’Irak, qui a causé beaucoup de souffrances à la population, en entraînant une augmentation des taux de morbidité et de mortalité infantile, et qui a vraiment placé les civils dans une situation très difficile, alors qu’ils n’étaient pas directement responsables de la prolifération nucléaire ou de l’invasion du Koweït. La population n’y était pour rien, mais elle subissait tout de même les conséquences des embargos complets.
L’une des raisons pour lesquelles les sanctions ciblées sont préférables aux embargos complets, c’est qu’elles rendent les sanctions beaucoup plus acceptables pour la population des pays qui les imposent et, bien entendu, pour la population du pays cible, ainsi que pour les pays du Sud, qui ont généralement une opinion très négative des sanctions unilatérales.
Le vice-président : Merci, madame Portela.
Le sénateur Woo : Madame Portela, pourriez-vous nous envoyer une référence à la recherche que vous venez de mentionner au sujet de l’opinion publique sur les sanctions dans le pays qui les impose? Cela nous serait très utile.
Le vice-président : Je déduis de votre hochement de tête que vous acquiescez à cette demande, madame Portela? Je vous remercie.
Le sénateur Woo : Merci beaucoup. Puis-je demander à l’un ou l’autre des témoins de parler de l’efficacité des sanctions contre la République populaire démocratique de Corée — c’est‑à-dire la Corée du Nord — en ce qui concerne l’objectif d’améliorer la situation des droits de la personne dans ce pays ou d’améliorer la paix et la sécurité dans la péninsule coréenne?
M. Juneau : N’étant pas un expert de la Corée du Nord, je n’ai pas d’opinion précise à ce sujet. J’insiste sur ce que j’ai dit plus tôt, à savoir que les sanctions imposées à la Corée du Nord n’ont pas modifié ses agissements. Elles ont étranglé le régime, ce qui est l’objectif sous-jacent, comme c’est le cas pour l’Iran et d’autres pays, mais je laisserais à ma collègue le soin d’en dire plus.
Mme Portela : Merci beaucoup. En ce qui a trait à la capacité d’amener les dirigeants à changer de comportement, je pense que, de toute évidence, peu de progrès ont été réalisés.
Quand on examine les sanctions qui ont été imposées à la Corée du Nord, une chose est claire : ce sont les sanctions les plus complètes qui sont en place en ce moment. Selon les calculs des économistes, ces sanctions ont permis d’interdire 90 % des échanges commerciaux. On l’oublie souvent, car les médias nous disent que c’est la Russie qui est le pays le plus lourdement sanctionné au monde. Or, ce n’est pas le cas. C’est, en fait, la Corée du Nord.
À cet égard, on a probablement tendance à oublier un autre fait : chaque fois que l’Union européenne, et surtout les Nations unies et les États-Unis, proposent une nouvelle mesure de sanction — la Corée du Nord est vraiment devenue le terrain d’essai de sanctions de plus en plus complexes —, le gouvernement nord-coréen trouve un moyen de s’y soustraire, et sa réponse est assez pointue.
Nous n’avons pas toujours affaire aux mêmes types de cibles, mais, justement, la Corée du Nord a aussi fait preuve de beaucoup de créativité. Elle consacre une grande partie de son temps et de ses efforts à réfléchir à des moyens de contourner des mesures toujours plus complexes.
Afin d’améliorer l’efficacité de ces mesures, il convient de mieux comprendre les stratagèmes et les techniques de contournement mis au point par la Corée du Nord. C’est probablement l’aspect le plus important des sanctions nord‑coréennes. Il est très difficile de prétendre que ces mesures ont entraîné des changements.
Pour ce qui est de l’efficacité, le seul argument que l’on pourrait peut-être soutenir, c’est qu’en empêchant le flux de nouvelles technologies et de nouveaux revenus, les sanctions pourraient en fait réduire l’intensité ou la vitesse des programmes de missiles et d’armes de destruction massive. Nous définissons alors autrement l’efficacité, qui ne consiste pas à provoquer un changement de comportement, mais plutôt à entraver, à créer un obstacle ou simplement à rendre beaucoup plus coûteux et beaucoup plus difficile le développement de nouveaux programmes d’armement.
M. Juneau : J’ai un tout petit point à ajouter à ce que ma collègue vient de dire sur la question du contournement des sanctions. Savoir contourner des sanctions rapporte beaucoup, et c’est une compétence que les gouvernements faisant l’objet de sanctions acquièrent, puis exportent. Il s’agit d’un aspect méconnu, mais c’est fascinant et très important.
Par exemple, au cours des derniers mois, nous avons appris — selon des rapports de sources ouvertes; je n’ai pas d’autres détails — que l’Iran aidait la Russie à contourner ses nouvelles sanctions parce que l’Iran s’y connaît très bien dans ce domaine. J’ai lu de nombreux rapports selon lesquels l’Iran et la Corée du Nord — qui entretiennent des relations très étroites, par exemple, en matière de prolifération des missiles — travaillent ensemble pour mettre en commun les leçons retenues au sujet des moyens de contourner des sanctions. C’est un aspect méconnu, mais très important.
Le sénateur Richards : Notre invité vient de répondre en partie à la question que je m’apprêtais à poser. J’ai écouté avec beaucoup d’intérêt vos cinq arguments. Je les ai trouvés très pertinents, et je vous en remercie.
Vous avez dit que tout cela soulève assurément des questions d’ordre moral, qui ont parfois des conséquences terribles. Si la population souffre et que les dirigeants restent au pouvoir, qu’advient-il des sanctions au bout du compte? À quoi pouvons‑nous nous attendre?
M. Juneau : Vous venez de cerner tout le dilemme des sanctions, surtout celles qui sont les plus radicales. Lorsque l’objectif déclaré est de modifier le comportement du régime sur le plan de la démocratisation, des droits de la personne, et tout le reste, et de changer sa politique étrangère, cela ne se concrétise pas — pensez à Cuba, à la République populaire démocratique de Corée et à l’Iran. Dans la pratique, en fait, l’objectif est d’étouffer le régime sur le plan économique et de l’isoler sur le plan politique et militaire.
Dans un tel contexte, cela fonctionne raisonnablement bien, comme je l’ai dit, par exemple, dans le cas de l’Iran et, comme ma collègue l’a mentionné, dans le cas de la République populaire démocratique de Corée.
Cela finit par devenir le statu quo, et cela peut durer longtemps. Une question que nous avons à peine abordée aujourd’hui est la suivante : qui en souffre? Ce sont les habitants de ces États, qui n’y sont pour rien, comme dans l’exemple mentionné de l’Irak ou dans le cas d’autres pays.
Je voudrais ajouter un point que je n’ai pas eu le temps de mentionner plus tôt. Les exemptions sont souvent présentées comme une solution pour justement éviter le dilemme que vous avez évoqué. Voilà une autre idée qui paraît bonne en théorie, mais qui ne fonctionne pas toujours dans la pratique.
Permettez-moi de vous donner l’exemple du Yémen, un autre pays que j’étudie beaucoup. À la fin de son mandat, l’administration Trump a inscrit les Houthis, les rebelles qui contrôlent maintenant une bonne partie du Yémen, y compris la capitale, sur la liste des entités terroristes. Encore une fois, c’est une solution qui a de l’allure, car on parle d’un groupe extrêmement brutal, répressif et obscurantiste. Le problème, c’est que cette inscription a rendu très difficile l’acheminement de l’aide humanitaire au Yémen, et c’est l’une des pires tragédies humanitaires au monde à l’heure actuelle.
L’administration Trump a parlé d’exemptions. Dans la pratique, cela n’a pas fonctionné parce que les ONG et les organisations internationales ne voulaient tout simplement pas courir le risque d’être désignées comme entités terroristes par les États-Unis, qui avaient adopté une définition très large.
Par conséquent, oui, l’intention d’inscrire les Houthis sur la liste des entités terroristes est appropriée d’un point de vue moral et stratégique. Toutefois, les conséquences humanitaires sur le terrain ont été dévastatrices, malgré les tentatives d’exemptions.
Mme Portela : Je ne peux que confirmer ce que vient de dire M. Juneau. L’acheminement de l’aide humanitaire est un enjeu majeur.
Maintenant que le Canada fait partie de l’ensemble des acteurs qui imposent de plus en plus de sanctions unilatérales, il est de plus en plus nécessaire de bien examiner les exemptions humanitaires et de s’assurer que les sanctions n’entravent pas l’action humanitaire.
La dernière observation que j’aimerais vous faire, et j’avais l’intention d’en parler plus tôt, c’est que le Canada impose maintenant plus de sanctions que par le passé.
Sachant que le Conseil de sécurité des Nations unies n’est plus très actif, nous pouvons prévoir que cette tendance se poursuivra, et j’entends par là les sanctions unilatérales coordonnées avec les États-Unis et l’Union européenne. Le cas échéant, vous aurez probablement besoin de plus de souplesse que celle dont vous bénéficiez actuellement aux termes de la Loi sur les mesures économiques spéciales et de la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus.
Peut-être qu’en augmentant le nombre de circonstances dans lesquelles vous pouvez imposer des sanctions, vous obtiendrez la souplesse dont vous avez besoin. Je vous remercie.
Le vice-président : Merci, madame Portela et monsieur Juneau. Vous nous avez donné beaucoup de matière à réflexion dans le cadre de cette étude.
Madame Portela, vous avez dit tout à l’heure qu’il y a un gros problème dont personne n’ose parler. Je crois que les témoignages nous ont permis de constater qu’il existe une foule de gros problèmes dont nous devons tenir compte dans notre étude.
Sur ce, j’aimerais clore la séance en vous remerciant tous. Nous nous réunirons de nouveau la semaine prochaine.
(La séance est levée.)