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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mercredi 2 novembre 2022

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 16 h 12 (HE), avec vidéoconférence, pour procéder à un examen approfondi des dispositions et de l’application de la loi de Sergueï Magnitski et de la Loi sur les mesures économiques spéciales.

Le sénateur Peter M. Boehm (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Je m’appelle Peter Boehm, je suis sénateur de l’Ontario et président du comité.

[Français]

Avant de commencer, j’inviterais les membres du comité présents aujourd’hui à se présenter, en commençant par ma gauche.

[Traduction]

Le sénateur Ravalia : Bienvenue à nos témoins. Je m’appelle Mohamed Ravalia et je représente Terre-Neuve-et-Labrador.

[Français]

La sénatrice Gerba : Amina Gerba, du Québec.

[Traduction]

Le sénateur MacDonald : Michael MacDonald, de la Nouvelle-Écosse.

Le sénateur Greene : Steve Greene, de la Nouvelle-Écosse.

La sénatrice Anderson : Dawn Anderson, des Territoires du Nord-Ouest.

La sénatrice Busson : Bev Busson, de la Colombie-Britannique.

La sénatrice Boniface : Gwen Boniface, de l’Ontario.

La sénatrice Coyle : Mary Coyle, d’Antigonish, en Nouvelle-Écosse.

Le sénateur Richards : Dave Richards, du Nouveau-Brunswick.

Le président : Je souhaite aussi la bienvenue aux gens de partout au pays qui suivent notre réunion.

[Français]

Aujourd’hui, nous poursuivons notre examen des dispositions et de l’application de la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus (loi de Sergueï Magnitski) et de la Loi sur les mesures économiques spéciales, conformément à l’article 16 de la loi de Sergueï Magnitski.

[Traduction]

Aujourd’hui, nous avons le plaisir d’accueillir quatre experts en régimes de sanctions. En première partie, nous recevons deux juristes par vidéoconférence : Me Sabrina A. Bandali, associée, Commerce international et investissement, chez Bennett Jones, et Me John W. Boscariol, chef, Groupe de droit du commerce international et de l’investissement, chez McCarthy Tétrault. Bienvenue à vous deux et merci d’avoir accepté notre invitation.

Nous sommes maintenant prêts à entendre votre déclaration et vos observations préliminaires, qui seront suivies d’une période de questions des sénateurs.

Maître Bandali, vous avez la parole.

Me Sabrina A. Bandali, associée, Commerce international et investissement, Bennett Jones s.r.l., à titre personnel : Bonjour, monsieur le président et honorables sénateurs. Je m’appelle Sabrina Bandali et je suis associée dans le groupe du commerce international et de l’investissement chez Bennett Jones, un cabinet national de droit canadien.

Je suis très heureuse d’être ici aujourd’hui et de vous faire part de mon point de vue d’avocate de pratique privée en droit des sanctions. Mes opinions n’engagent que moi, mais elles sont éclairées par le travail que je fais auprès d’entreprises canadiennes et étrangères qui sont touchées par nos lois sur les sanctions.

Je vais concentrer mes observations préliminaires sur l’application des lois et sur la nécessité d’une orientation en la matière, bien que je me ferai un plaisir de répondre aux questions des sénateurs sur d’autres sujets aussi.

Comme vous l’avez entendu, le Canada n’a pas eu tellement à appliquer ses lois sur les sanctions. Il y a eu si peu de poursuites que, à toutes fins utiles, le régime compte sur les entités et les particuliers pour se tenir au courant de leurs obligations et pour agir en conséquence, notamment en se retirant d’affaires qui étaient légales avant l’arrivée de sanctions particulières.

Autrement dit, l’efficacité de nos sanctions dépend de la conformité, c’est-à-dire de la bonne volonté des Canadiens de prendre leurs obligations juridiques au sérieux et d’essayer de se conformer aux lois sur les sanctions parce qu’ils savent que c’est leur devoir.

Il incombe donc au gouvernement d’être plus transparent et de fournir des renseignements et des directives pour leur faciliter cette conformité.

Ce qui nous manque au Canada — et qui fait de nous d’ailleurs un cas particulier parmi nos alliés —, ce sont des directives officielles sur l’interprétation des règlements par les personnes qui sont chargées de les administrer et de les appliquer. En 2017, votre comité a recommandé que le gouvernement fournisse des directives écrites exhaustives et accessibles au public concernant l’interprétation des règlements sur les sanctions. Ces directives ne se sont pas matérialisées, et elles sont pourtant essentielles.

Malgré la rapidité sans précédent avec laquelle de nouvelles sanctions ont été imposées ces derniers mois, et malgré leur portée inédite, les entreprises canadiennes les appuient en général et sont disposées à s’y conformer, notamment pour riposter à l’agression de l’Ukraine par la Russie. Mais elles n’ont pas toutes les moyens d’engager des avocats-conseils pour se faire expliquer leurs obligations en matière de sanctions.

L’Union européenne, ses États membres, les États-Unis et même le Royaume-Uni publient tous des directives à l’intention du public, souvent dans les quelques semaines suivant l’annonce de changements dans leurs programmes de sanctions. Le Canada traîne de la patte, lui qui n’a jamais publié de directives publiques aussi détaillées ou précises que celles de ses alliés.

Le ministère des Affaires mondiales vous a dit qu’il faisait des efforts pour communiquer davantage avec le public. C’est très bien. Jusqu’à présent, cependant, il n’a pas les ressources nécessaires pour diffuser des renseignements assez précis ou détaillés pour répondre à ce besoin urgent, encore moins pour le faire à l’échelle publique en temps opportun.

Il y a quelques semaines, le premier ministre a annoncé une somme supplémentaire de 76 millions de dollars pour renforcer la mise en œuvre de sanctions, mais cette annonce semblait porter surtout sur le gel et la saisie des biens de personnes sanctionnées. Il faudrait un investissement qui permette expressément à Affaires mondiales Canada de publier à temps des directives substantielles et utiles, et j’espère sincèrement que vous le recommanderez à nouveau et avec vigueur.

À l’heure actuelle, l’incertitude et l’ambiguïté des lois ne font qu’amplifier les conséquences imprévues des sanctions sur l’économie canadienne.

D’abord, chaque entreprise et chaque conseiller doivent s’en remettre aux principes fondamentaux de l’interprétation des lois, parce qu’il n’y a pratiquement rien en fait de jurisprudence ou d’autres sources sur lesquelles s’appuyer. Il s’ensuit des incohérences qui peuvent entraîner des litiges commerciaux lorsque les parties opposent des interprétations juridiques différentes, quant à savoir par exemple s’il est permis ou non de poursuivre un contrat ou une transaction en particulier.

Mais surtout, en second lieu, nos sanctions sont conçues pour être ciblées. À l’heure actuelle, de nombreuses entreprises ont l’impression que le seul moyen de ne pas les enfreindre par inadvertance est de s’y conformer à outrance, ce qui accroît leur effet économique ici au pays, peut-être même au-delà de ce que le gouvernement avait en tête lorsqu’il les a conçues. Le Canada est un pays commerçant dont l’économie est en contraction, ce qui n’arrange pas les choses.

En conclusion, les entreprises canadiennes comprennent et reconnaissent les objectifs louables des sanctions du Canada en politique étrangère. Dans l’ensemble, elles cherchent à se conformer à la loi, mais cela leur est difficile et parfois inutilement coûteux lorsqu’elles n’ont pas d’éléments précis auxquels se fier, pas de directives facilement accessibles auprès du gouvernement sur les activités commerciales qui sont interdites en raison de sanctions ciblées et sur celles qui restent légales.

Je vous remercie de m’avoir invitée à comparaître devant vous et je me ferai un plaisir de répondre à vos questions.

Le président : Merci beaucoup, maître Bandali. Vous êtes notre tout premier témoin qui ait réussi à s’en tenir à cinq minutes pile. Merci.

Me John W. Boscariol, chef, Groupe de droit du commerce international et de l’investissement, McCarthy Tétrault LLP, à titre personnel : Honorables sénateurs, je vous remercie beaucoup de m’avoir invité à participer de nouveau à l’examen parlementaire des lois sur les sanctions. Je suis particulièrement honoré de comparaître aux côtés de Me Bandali, une experte de renom dans ce domaine. Vous entendrez dans le prochain groupe Mme Charron et Mme Lilly, qui sont aussi d’éminentes expertes. Je suis ravi d’être ici aujourd’hui pour vous dire comment la situation se présente pour nous.

J’ai remis des mémoires écrits à la greffière du comité. Je n’ai pas reçu la version française à temps — c’est ma faute — et vous n’aurez donc pas ces mémoires sous les yeux, mais nous vous les ferons parvenir d’ici un jour ou deux. Je vous recommande de les lire. Je ne passerai pas un à un tous les points qui y sont traités, mais je vais m’en tenir à quelques points saillants.

Lorsque j’ai témoigné devant le comité il y a environ six ans, j’ai dit que le système ne fonctionnait pas. Malheureusement, les choses n’ont pas changé. De bonnes mesures ont été prises, mais, dans l’ensemble, nous avons toujours de sérieuses difficultés lorsqu’il est question du respect des sanctions canadiennes et de l’administration des programmes qui les régissent. Cela fait plus de 10 ans que nous demandons au gouvernement de régler ces problèmes. Dès 2006 ou 2007, le Canada a cherché à s’imposer comme un faucon des sanctions. Il a imposé les sanctions les plus strictes au monde contre la Birmanie et le Bélarus, puis contre l’Iran des années plus tard et, en particulier, jusqu’en 2016. Maintenant, il y a celles qui visent la Russie. C’est notre plus récent programme de sanctions, qui sont à bien des égards plus sévères que celles de nos homologues de l’Union européenne, du Royaume-Uni et des États-Unis.

Je ne conteste pas ces décisions de politique étrangère. Je m’en remets aux experts d’Affaires mondiales Canada et à nos politiciens. Mais le problème, c’est que le Canada ne consacre pas suffisamment de ressources administratives à l’application de ces mesures énergiques.

Me Bandali a déjà très bien décrit ce qu’il en coûte de ne pas avoir d’orientation en la matière. J’ajouterais que dans nos activités quotidiennes, nous aussi constatons cette tendance à la conformité à outrance. Nous voyons des entreprises combler le vide ou le manque d’orientation au Canada en appliquant des directives qui viennent des États-Unis ou d’autres pays. Il n’y a plus ce qu’on pourrait appeler une application de sanctions purement canadienne. À la limite, on peut même parler d’une discordance entre l’intention des décideurs et ce que les entreprises canadiennes finissent par faire.

Il y a aussi un véritable angle mort ici, en raison justement de ce qu’il en coûte de plus pour se conformer. Les grandes organisations peuvent sans doute absorber ces coûts supplémentaires, mais je peux vous dire que c’est tout un problème pour les petites et moyennes entreprises, les œuvres de bienfaisance, les organismes humanitaires et les ONG, dont nous comptons un grand nombre parmi nos clients. Ils n’ont pas toujours les moyens de s’adresser à un avocat spécialisé en sanctions chaque fois qu’il faut interpréter ces dispositions. De bonnes directives vont réduire ces coûts.

Il en va de même pour Affaires mondiales Canada, qui est submergé de demandes de renseignements et de permis. On compte plus de 500 demandes de permis depuis qu’on a commencé à imposer des sanctions contre la Russie au début de l’année. Les directives vont réduire la charge de travail des fonctionnaires débordés, comme on le voit dans d’autres pays.

Dans les mémoires que j’ai soumis par écrit, vous verrez que j’aborde d’autres questions liées à l’utilisation de permis généraux pour permettre aux entreprises canadiennes présentes en Russie de payer des impôts — comme elles doivent le faire pour la sécurité de leurs employés et de leurs représentants là-bas — et de faire les versements nécessaires pour protéger leur propriété intellectuelle. Au Canada, nous n’utilisons pas les permis généraux autant que nos collègues des États-Unis et du Royaume-Uni. Il y a aussi des exceptions dans les lois de ces deux pays qui permettent de mettre fin graduellement aux relations et de sortir de la Russie, des exceptions qu’en règle générale, le Canada n’applique pas à ses entreprises.

L’autre question sur laquelle je m’arrête dans mes notes, c’est l’information mise à la disposition du public lorsqu’une entreprise est inscrite. Habituellement, on trouve seulement un nom, peut-être une date de naissance, et je vous donne un exemple de l’information que donnent les autres pays : la nationalité, le lieu de naissance, la citoyenneté et parfois même des adresses, le genre d’information dont les entreprises canadiennes ont besoin pour savoir si la personne avec qui elles font affaire figure bien sur une liste de sanctions.

Enfin, je terminerai en parlant de la contestation de l’inscription sur ces listes. Les recommandations 8 et 9 du rapport du comité de 2017 priaient instamment le gouvernement de créer un mécanisme par lequel les particuliers et les entreprises puissent contester leur inscription sur une liste de sanctions et en comprendre les motifs. Cela ne s’est pas fait. Or, je peux vous dire que nous traitons avec des personnes qui sont inscrites indûment, qui ne peuvent pas ouvrir de compte bancaire dans un autre pays et qui ne peuvent pas venir voir des membres de leur famille en train de mourir au Canada. C’est un vrai problème. Si ce sont les conséquences pour quelqu’un qui est inscrit à juste titre sur la liste, d’accord. Mais nous devons nous assurer du bien-fondé de l’inscription. Le Canada, qui est un champion des droits de la personne et de la juste application des lois anticorruption, peut faire la même chose. Nous pouvons être transparents et offrir un système équitable pour contester les décisions du gouvernement fondées sur des listes établies.

Merci beaucoup. Je me ferai un plaisir de répondre à vos questions ou à vos commentaires.

Le président : Merci beaucoup, maître Boscariol, de vos propos.

Chers collègues, comme d’habitude pour la période des questions, vous disposerez de quatre minutes chacun et chacune. Je vous demanderais d’être aussi concis que possible dans vos interventions et vos préambules afin de laisser plus de temps à nos témoins.

Le sénateur Woo : Merci à nos témoins. Maître Bandali, vous avez dit qu’il y avait des ambiguïtés dans le régime de sanctions et vous avez donné un exemple pour déterminer s’il est permis de maintenir un contrat déjà en vigueur. Je me demande si vous pourriez nous donner d’autres exemples d’ambiguïtés qu’on pourrait dissiper avec des directives adéquates. Notre autre témoin voudra peut-être y aller aussi de sa liste d’exemples.

Me Bandali : Certainement. Merci, monsieur le sénateur. L’exemple que j’ai donné est le genre de litige qui peut survenir lorsque deux parties à un contrat ne s’entendent pas sur l’interprétation des sanctions, qu’une partie y voit un cas de force majeure justifiant son retrait et que l’autre n’est pas d’accord. Il s’agissait plutôt des conséquences de l’ambiguïté.

Je vous donne des exemples. Une des dispositions qu’on retrouve le plus souvent dans de nombreux règlements pris en vertu de la Loi sur les mesures économiques spéciales, est que les Canadiens ne peuvent pas faire le commerce de biens qui appartiennent à une personne inscrite ou qui sont détenus ou contrôlés par elle. Or, qu’est-ce qu’on entend par ce terme de « contrôlés »? Quels sont les facteurs qui s’appliquent? Est-ce qu’on parle strictement du contrôle légal, celui que confère le droit de vote majoritaire, ou plutôt de l’influence dans la prise de décisions qui revient à un contrôle de facto?

Pour vous donner un exemple encore plus concret, si on considère la portée des dispositions relatives aux opérations commerciales, disons qu’un citoyen canadien siège au conseil d’administration d’une entreprise étrangère. Cette entreprise n’est donc pas assujettie aux lois canadiennes. Disons qu’elle fait quelque chose qui concerne les biens d’une personne inscrite. Quelles sont les obligations de cet administrateur qui est citoyen canadien? Est-ce que nos lois sur les sanctions l’obligent à se récuser dans le cas où une décision concernant cette opération ferait problème si l’entreprise était canadienne? Est-ce qu’il doit démissionner du conseil d’administration? S’il reste au conseil, est-ce que sa présence ou sa participation à l’opération se trouve à faciliter la commission d’une infraction? Ou est-ce que non parce que la transaction sous-jacente à laquelle l’entité étrangère participe est légitime étant donné que cette entité ne tombe pas sous le coup de la loi canadienne? Ce sont là quelques-uns des problèmes, mais Me Boscariol a peut-être d’autres exemples.

Me Boscariol : Oui. Ce sont ceux qui viennent en tête de liste lorsque nous traitons avec nos clients.

En particulier, en ce qui concerne la propriété, que faites-vous d’une entité qui appartient à 100 % à quelqu’un qui est inscrit sur la liste des sanctions, ou peut-être seulement à 75 %, à 50 % ou encore à pourcentage minoritaire? C’est une question qui revient constamment.

Nos alliés ont publié des directives très explicites sur ce qu’il faut faire lorsque l’entité avec laquelle vous faites affaire appartient à 50 % ou plus à une personne qui figure sur la liste.

Pour revenir à ce que disait Me Bandali au sujet du contrôle, nos alliés, notamment l’Union européenne et le Royaume-Uni, ont donné d’excellentes indications pour bien l’interpréter dans différentes situations. Nous n’avons rien de tout cela au Canada.

Par exemple, lorsque Roman Abramovich a été inscrit sur la liste des oligarques russes sanctionnés par le Canada, beaucoup se sont demandé ce qu’il fallait faire avec les entreprises qui lui appartiennent? Il y a des entreprises au Canada qui appartiennent à Roman Abramovich.

Le premier ministre Trudeau est venu à la rescousse en disant qu’il ne fallait pas s’inquiéter du fait qu’Abramovich possède 30 % d’une de nos grandes aciéries dans l’Ouest canadien. Cela ne veut pas dire qu’il est interdit de faire affaire avec cette aciérie. Cette précision a été très utile dans les circonstances, mais ce n’est pas toujours le cas.

De telles directives réduiraient vraiment l’incertitude qui assaille les entreprises canadiennes quant au respect de ces mesures.

La sénatrice Coyle : Merci à vous deux. Vos témoignages nous sont très utiles.

Une des choses que vous nous dites tous les deux — haut et fort et, d’après ce que je comprends, c’est quelque chose que vous demandez depuis longtemps —, c’est qu’il faut des directives claires, détaillées et opportunes sur la mise en œuvre de ces sanctions. Les entreprises que vous représentez en ont besoin. Les organismes que vous représentez en ont besoin. Il faut qu’ils puissent mieux faire leur travail.

Maître Boscariol, vous avez dit que le problème n’était pas nouveau. Il existe depuis longtemps. Il y a eu quelques améliorations. J’aimerais savoir en quoi elles consistent.

Est-ce que l’un de vous pourrait expliquer, si vous le comprenez, pourquoi vous n’obtenez pas ce que vous demandez? Quand vous demandez des directives, qu’est-ce qu’on vous répond?

Me Boscariol : Je vous remercie de votre question, madame la sénatrice. Je vais commencer par parler brièvement de certaines des bonnes choses qui se sont produites.

En ce qui concerne les directives, hélas, je ne pense pas qu’il y en ait eu beaucoup.

Je dirais que les choses se sont améliorées à partir de la fin de 2018 lorsqu’on a créé au sein d’Affaires mondiales Canada une nouvelle division de coordination des politiques et des opérations en matière de sanctions. Les gens qui y travaillent sont très réceptifs. Malheureusement, ils ne peuvent pas donner des directives, ou ils ne le font pas jusqu’à maintenant. Je pense que c’est vraiment un problème structurel.

Parmi les bonnes choses qui sont arrivées, il y a eu la création d’une liste consolidée qu’on peut voir maintenant sur le site Web d’Affaires mondiales Canada.

Auparavant, pour trouver des entités sanctionnées, il fallait éplucher chaque règlement séparément. Maintenant, on peut le faire sur un seul site Web, du moins en ce qui concerne la Loi sur les mesures économiques spéciales et la loi de Magnitski.

Malheureusement, on n’y trouve pas les sanctions qui relèvent de la Loi sur les Nations Unies, du Code criminel, ni les sanctions visant des fonctionnaires qui se sont esquivés avec des biens de leur pays. Cela irait mieux si on pouvait trouver toutes les mesures au même endroit.

Il reste le problème que nous n’avons pas suffisamment d’information sur les entités inscrites. C’est déjà un grand pas en avant d’avoir au moins une liste semi-consolidée. Cela aide.

Me Bandali : S’il reste du temps, je peux ajouter quelque chose.

La sénatrice Coyle : Je vous en prie.

Me Bandali : Si vous allez sur le site Web d’Affaires mondiales Canada, vous verrez qu’il y a ce qu’on appelle une foire aux questions. On y répond à des questions du genre : « Les sanctions, qu’est-ce que c’est? » ou « Quel est l’objet de telle ou telle mesure législative? » On vous informe sur l’objet et l’esprit de la loi, mais on ne vous dit rien sur les problèmes d’interprétation dont nous parlons ici.

Vous demandez pourquoi nous n’obtenons pas ce que nous demandons. C’est la question à un million de dollars, sinon plus. Affaires mondiales Canada semble bien comprendre le besoin, mais ce serait en partie un problème de ressources. Comme Me Boscariol l’a dit, surtout au cours des derniers mois, avec la quantité de demandes de permis à traiter... C’est un petit groupe de personnes qui en ont beaucoup sur la planche, et à qui on en rajoute. Nous sympathisons vraiment avec elles.

Pourquoi, avant les derniers mois, nous n’avions toujours pas de directives? Je ne sais pas. Il semble étrange que le Canada soit l’exception alors que nos alliés arrivent à le faire, même dans le contexte où les choses évoluent rapidement comme maintenant. Il y a des petits États même qui arrivent à le faire.

Le sénateur Ravalia : Merci à nos témoins.

À votre avis, comment fait-on pour améliorer l’efficacité et la reddition de comptes d’un régime de sanctions?

Notre régime actuel est imposé en vertu de la Loi sur les Nations Unies, de la Loi sur les mesures économiques spéciales ou de la loi de Sergueï Magnitski. Voyez-vous une certaine cohérence entre ces trois régimes différents?

Selon vous, dans un monde idéal, quel serait l’outil le plus efficace pour imposer des sanctions, celui qui se prêterait le mieux à la reddition de comptes?

Ma question s’adresse à l’un ou l’autre de vous. Merci.

Me Bandali : Je veux bien commencer.

À mon avis, le problème ne vient pas nécessairement des lois elles-mêmes, mais plutôt de leur administration et de la mise en œuvre des sanctions, et c’est là vraiment que l’efficacité devient un problème.

Comme je l’ai dit dans ma déclaration préliminaire, nous avons effectivement un régime fondé sur la conformité. C’est une tendance mondiale, en partie. Il y a un pays qui se distingue en particulier par son application très énergique de la loi, et de nombreux autres pays qui ont des pouvoirs de sanctions autonomes. De toute évidence, l’exercice de ces pouvoirs autonomes ne fait pas l’unanimité, mais les pays qui les exercent peuvent aussi être critiqués pour leur faible bilan en matière d’application de la loi. C’est ainsi que le fardeau retombe sur les épaules des entreprises et des particuliers, à qui il incombe de comprendre leurs obligations et de s’y conformer.

Il y a plus de cohérence maintenant, je suppose, avec les lois que nous avons parce qu’elles s’harmonisent avec les objectifs des droits de la personne que les sanctions sont censées viser; il y a donc une synergie.

Mais c’est vraiment dans l’administration que l’efficacité commence à trébucher sur elle-même.

Me Boscariol : Je suis d’accord. La cohérence entre les divers objectifs des sanctions n’est pas un problème. Nos alliés vivent la même situation. Ils imposent des sanctions pour diverses raisons. Le problème réside vraiment dans la façon dont c’est administré par Affaires mondiales Canada.

Outre qu’il faut plus de directives, je pense qu’il est très important d’avoir des mécanismes pratiques comme le recours à des permis généraux pour permettre aux entreprises canadiennes de faire ce qu’il convient de faire pour protéger des intérêts canadiens sans aller à l’encontre des objectifs des sanctions.

Des exceptions pratiques qui permettent certaines activités, ou du moins de mettre fin graduellement à vos activités avec des entités sanctionnées plutôt que de simplement les rendre illégales dès le premier jour... voilà le genre de mécanismes qui donnent de la souplesse au système et qui, au bout du compte, font en sorte que les efforts des entreprises canadiennes pour se conformer correspondent aux objectifs de la politique dans chaque cas.

Le sénateur Richards : Merci de votre présence.

Je pose la même question que tout le monde.

Au cours des dernières semaines, on a soulevé un certain nombre de questions à propos de l’efficacité des sanctions et des résultats globaux obtenus au fil du temps dans les pays où les sanctions sont imposées, surtout dans les pays les plus répréhensibles à cet égard.

S’il y avait un barème de notation des résultats obtenus au cours des dernières années, quelle serait la note globale du Canada?

L’un ou l’autre témoin, s’il vous plaît, ou les deux.

Me Boscariol : Je vais commencer. Je suis certain que Me Bandali aura des commentaires à ce sujet.

Si on parle de l’administration des sanctions, je donnerais la note C. Je pense vraiment que nous échouons. Il faudrait peut-être même nous donner une note d’échec, un F. Nous ratons des occasions d’établir une véritable conformité dans ces circonstances.

Il importe aussi de veiller à ce que les entreprises — qu’il s’agisse des directives que nous demandons à répétition, qu’il s’agisse d’assouplir les mesures — puissent se mesurer à armes égales avec leurs concurrents étrangers qui obtiennent des directives alors que nous n’en avons pas. C’est le genre de choses qui me préoccupent et qui, à mon avis, doivent être corrigées. Toutefois, si on parle de l’efficacité des sanctions pour amener l’Iran à cesser de violer de manière flagrante les droits de la personne ou pour amener Vladimir Poutine à se retirer de la Russie, évidemment, cela ne se produit pas du jour au lendemain.

Je tiens à souligner que le Canada est un acteur important sur la scène mondiale. Nous sommes un membre du G7. Nous jouons un rôle important dans le système financier international, et si nous n’avons pas ces mesures en place, nous offrirons essentiellement une voie pour échapper aux sanctions. Il y en aura d’autres qui verront le Canada comme une sorte de havre ou d’endroit pour déjouer les sanctions ou pour mettre à l’abri des biens appartenant à des personnes sanctionnées. C’est quelque chose que nous ne voulons pas. Le Canada doit mettre l’épaule à la roue. Nous devons simplement améliorer la mise en œuvre et l’administration de ces mesures.

Me Bandali : Je suis d’accord avec les observations de Me Boscariol. Je voulais simplement ajouter qu’il existe une autre mesure de l’efficacité des sanctions — et cela ne concerne pas le genre de questions sur lesquelles le comité s’est penché au cours de ses séances précédentes, à savoir la modification du comportement que nous cherchons à condamner. Il est important de penser aussi aux expériences vécues par les gens qui passent par le système.

Prenons l’exemple des permis. Si vous avez une bonne raison justifiant une activité, quelle qu’elle soit — y compris en ce qui a trait à la capacité de réduire progressivement ou de régler des problèmes opérationnels de ce genre —, un système de traitement administratif où, par exemple, les gens peuvent suivre l’état de leur demande, obtenir des commentaires sur le temps que cela prendra; une norme de service quelconque ou une idée de la façon dont notre administration des sanctions peut être efficace, est une autre mesure de l’efficacité que, je l’espère, le comité peut également garder à l’esprit au moment de se pencher sur les grands enjeux généraux liés aux objectifs que les sanctions visent à atteindre.

Le sénateur MacDonald : J’aimerais revenir sur l’efficacité de ces sanctions. Le sénateur Ravalia et le sénateur Richards en ont d’ailleurs parlé.

Le gouvernement du Canada a sanctionné environ 1 200 particuliers et sociétés russes et ciblé environ 15 secteurs différents de l’économie russe, dont bon nombre peuvent avoir des liens avec des sociétés européennes et d’autres entreprises internationales. Pour ce qui est de notre capacité d’appliquer efficacement ces sanctions, pensez-vous qu’Affaires mondiales dispose des ressources nécessaires pour bien gérer cet effort?

Me Bandali : En un mot, non. Nous avons déjà parlé de certains problèmes concernant les demandes de permis et des choses de cette nature, qui sont un élément important du bon fonctionnement du système.

Cela se produit même lorsqu’il est question de la publication des sanctions. Dans certains cas, des sanctions ont été annoncées et publiées dans la Gazette du Canada, mais elles étaient entrées en vigueur quelques jours auparavant. Ces types de mécanismes de communication sont gênants. Je n’ai pas d’autre solution que de dire qu’il faut faire attention à la façon dont nous communiquons nos sanctions, surtout en tenant compte, encore une fois, dans le contexte d’un régime axé sur la conformité, que l’efficacité de nos sanctions dépend de la capacité des entreprises et des particuliers de vérifier ces listes et de déterminer si les activités commerciales qu’ils mènent déjà légalement sont visées et doivent être interrompues immédiatement.

Les régimes de conformité dépendent, par exemple, de vastes bases de données qui peuvent être consultées à partir de noms. Me Boscariol a souligné certaines des limites de l’information qui a été publiée, mais aussi le moment où certaines transactions financières complexes ont été effectuées, et ainsi de suite. Nous pourrions faire mieux sur le plan de la transparence et de l’efficacité de la publication et de la communication des changements apportés aux régimes de sanctions.

Me Boscariol : Je suis tout à fait d’accord avec Me Bandali. La réponse est non, mais la solution ne consiste pas simplement à injecter plus d’argent. Je pense que nous devons examiner les modèles qui ont été utilisés dans d’autres contextes.

Tout d’abord, pour ce qui est du contrôle des exportations au Canada, nous avons une Direction générale de la réglementation commerciale, qui est beaucoup plus efficace. Ils ne sont pas parfaits, et nous avons nos réserves à leur sujet également, mais ils sont beaucoup plus efficaces en ce qui a trait à l’administration des contrôles des exportations et du transfert de technologie, ainsi que des contrôles de courtage, au sein d’Affaires mondiales Canada. Ils assurent la communication, ils donnent des directives, ils fixent des délais pour la délivrance des permis, et ils sont relativement efficaces dans ce processus. C’est comme le jour et la nuit pour ce qui est du contrôle des exportations par opposition aux sanctions.

Nous pourrions aussi voir ce qui se fait au Royaume-Uni. On y a lancé un programme de sanctions essentiellement à partir de zéro. C’est une question qui a été résolue par l’Union européenne avant le Brexit. Un programme a été mis sur pied et est extrêmement efficace sur le plan administratif pour guider leurs entreprises et leurs organisations.

Je sais qu’on a récemment annoncé que 76 millions de dollars seraient consacrés à la création d’un bureau des sanctions, mais je pense que nous devons faire preuve d’intelligence dans la façon dont nous concevons tout cela. Nous avons déjà eu beaucoup d’engagements dans le passé, représentant des millions de dollars, et cela n’a pas résolu le problème, mais nous avons quelques modèles que nous pourrions examiner pour régler cela adéquatement cette fois-ci.

[Français]

La sénatrice Gerba : Merci à nos invités d’être parmi nous aujourd’hui. Ma question s’adresse à Me Bandali et les autres témoins pourraient également y répondre.

En fait, les sanctions qui sont prises par le gouvernement sont très difficiles à appliquer par les entreprises et surtout les petites entreprises qui exportent ou qui importent des produits. Un des témoins de ce comité, M. Alexandre Lévêque, sous-ministre adjoint d’Affaires mondiales Canada, nous a récemment confirmé qu’Affaires mondiales Canada a mis en place de nouveaux moyens pour aider les entreprises à faire face à ces sanctions.

Selon vous, est-ce que les moyens qui seront mis en place par Affaires mondiales Canada vont être suffisants pour aider les entreprises, et surtout les petites entreprises, qui n’ont pas les moyens de faire appel à de grands cabinets d’avocat pour suivre leurs transactions et pour s’assurer qu’elles sont conformes? Pensez-vous que c’est suffisant? Sinon, que peut faire Affaires mondiales Canada pour mieux aider les entreprises, surtout les petites entreprises exportatrices canadiennes?

[Traduction]

Me Bandali : Je vous remercie de la question, madame la sénatrice. Lorsque M. Lévêque a témoigné, je pense que certains des mécanismes dont il a parlé étaient des mécanismes de communication — la division spécialisée, bien sûr, mais aussi le site Web, une ligne d’information et ainsi de suite. Mais il a aussi dit quelque chose de très important — et c’est un refrain que nous entendrons souvent de la part d’Affaires mondiales —, à savoir qu’ils ne donnent pas de conseils juridiques. C’est entendu. Mais le besoin, surtout pour les petites entreprises dont vous avez parlé, ne se limite pas aux conseils juridiques, bien que cela leur serait utile et qu’elles devraient autrement s’adresser à un avocat, mais englobe les conseils portant sur l’interprétation des termes et des interdictions dans la loi. Il ne s’agit pas tant du point de vue de l’application de ces règles à la situation particulière d’une personne comme le font les avis juridiques, mais plutôt de celui de la politique en ce qui concerne la façon dont ceux qui administrent et appliquent les sanctions interpréteront le libellé de la réglementation.

Aider à rendre la réglementation plus compréhensible pour les Canadiens ordinaires est une chose importante que le gouvernement devrait faire. À l’heure actuelle, des résumés de l’étude d’impact de la réglementation sont publiés lorsque des changements sont apportés à cette dernière, mais si vous regardez ceux qui ont été publiés, particulièrement au cours des derniers mois, ils se ressemblent beaucoup. Je ne dis pas cela de façon négative, mais ils sont très semblables. Il est clair que même s’il ne s’agit pas nécessairement d’un texte passe-partout ou d’un modèle général, le même libellé est utilisé encore et encore, parfois pour des interdictions qui ne sont pas du tout du même ordre. Le résumé de l’étude d’impact de la réglementation n’entre pas dans les détails de ce que signifient réellement les interdictions en langage clair pour ceux qui n’ont peut-être pas de conseillers juridiques.

Ce genre d’outils obligera le gouvernement à se retrousser les manches et à entrer dans les détails. Cela devrait aider à répondre aux questions de ceux qui n’ont pas l’avocat à portée de la main. Cela conviendrait peut-être aux avocats aussi.

Le président : Désolé, votre temps est écoulé, maître Boscariol. Je veux donner à tout le monde l’occasion d’intervenir.

La sénatrice Boniface : Je n’ai qu’une question, alors le témoin pourrait peut-être terminer sa réponse à la sénatrice Gerba.

Me Boscariol : Très rapidement, et merci. C’est une de mes obsessions que, d’une part, Affaires mondiales Canada dise aux entreprises canadiennes qu’elles doivent diversifier leurs exportations et s’éloigner des États-Unis pour aller vers le reste du monde, et d’autre part, qu’il ne leur fournisse pas un soutien suffisant pour régler les problèmes liés aux sanctions, qui se produisent même si vous ne traitez pas avec une entreprise dans un pays sanctionné. Les entreprises se heurtent à ces problèmes partout dans le monde.

L’une des choses que vous pouvez ajouter à l’excellente liste que Me Bandali vient de dresser, ce sont les délais. Il faut un délai d’intervention, une norme de service. Nous le voyons du côté du contrôle des exportations à la Direction générale de la réglementation commerciale. Nous avons besoin d’eux pour ce qui est des sanctions. Ce serait très utile pour les petites entreprises.

La sénatrice Boniface : Merci beaucoup. J’aimerais revenir aux directives qui sont nécessaires. Avez-vous une idée si l’on a recours ou non à un groupe d’experts ou à quoi que ce soit d’autre qui aiderait au moins Affaires mondiales Canada à savoir quel type de renseignements sont requis dans ce genre de directives?

Me Boscariol : Je n’en ai pas une idée précise. Je sais qu’avant la création de la Direction de la coordination des politiques et des opérations des sanctions, nous traitions directement avec les avocats spécialisés en sanctions d’Affaires mondiales Canada. Ce sont eux qui rédigent certains de ces règlements sur les sanctions, et il existe une certaine expertise institutionnelle dans ce domaine.

Malheureusement, nous n’avons plus accès à eux. Nous avions l’habitude de leur parler, mais maintenant, nous travaillons principalement avec la Direction de la coordination des politiques et des opérations des sanctions. Je ne sais pas dans quelle mesure il existe un groupe d’experts à l’interne. Cet aspect est encore un peu nébuleux pour nous.

La sénatrice Boniface : Avez-vous quelque chose à ajouter, maître Bandali?

Me Bandali : Non, malheureusement, je n’ai rien à ajouter.

La sénatrice Boniface : Nous revenons donc à Me Boscariol. J’aimerais que nous parlions un peu du modèle du Royaume-Uni. S’il s’agit d’un modèle qui semble efficace, quels sont, selon vous, les trois ou quatre éléments à l’origine de cette efficacité? Je suppose que cela nous amène à nous demander pourquoi le Canada n’emboîterait pas le pas.

Me Boscariol : Tout ce que je peux dire pour expliquer pourquoi le Canada n’emboîterait pas le pas, c’est que j’ai l’impression, du moins jusqu’à maintenant, qu’il n’y a pas suffisamment de ressources pour le faire. Jusqu’à ce que le Royaume-Uni mette au point son régime après le Brexit, nous avions l’habitude de citer les États-Unis comme exemple que nous voudrions voir suivre par Affaires mondiales Canada. On peut comprendre qu’Affaires mondiales Canada dise toujours que la population des États-Unis est 10 fois plus importante, qu’ils ont des budgets énormes, que l’Office of Foreign Assets Control des États-Unis a des budgets énormes, et que nous ne pouvons pas faire la même chose.

L’argument devient un peu moins efficace si on se compare au Royaume-Uni. Je pense que si le Royaume-Uni peut le faire, nous le pouvons aussi.

La sénatrice Busson : Merci d’être ici pour répondre à nos questions. J’en ai une assez brève au sujet des droits de la personne.

Maître Bandali, vous avez parlé des droits de la personne et de l’effet qu’a sur eux la loi de Sergueï Magnitski. Ma question porte sur les conséquences humanitaires des sanctions ciblées depuis que cette loi a commencé à être imposée.

De toute évidence, l’imposition de sanctions à des ressortissants étrangers, entre autres, vise à tenir responsables de leurs actes ceux qui violent les droits de la personne et qui se livrent à la corruption, et dernièrement, bien sûr, avec l’Ukraine et les mauvais joueurs de la Russie, cet enjeu a pris encore plus d’importance.

Toutefois, ces sanctions ont aussi de graves effets collatéraux sur des innocents. À votre connaissance, Affaires mondiales Canada a-t-il un processus pour déterminer si les sanctions vont trop loin et comment établit-il l’équilibre entre la responsabilité des auteurs d’actes répréhensibles et la protection des innocents?

Me Bandali : Non, je crains de ne pas avoir vu de transparence dans la divulgation par Affaires mondiales Canada du fonctionnement du processus décisionnel aux membres du public. Je ne sais pas si Me Boscariol est au courant de quelque chose.

Me Boscariol : Non. Certaines sanctions prévoient des exceptions limitées pour les efforts humanitaires, mais, dans la plupart des cas, ce sont Affaires mondiales et le ministre des Affaires étrangères qui ont ce pouvoir discrétionnaire, de sorte que nous n’avons pas beaucoup d’information à ce sujet.

La sénatrice Busson : Merci.

Le président : Merci beaucoup. Nous allons passer au deuxième tour, mais nous n’avons pas beaucoup de temps. J’aimerais aussi poser une question en ma qualité de président.

Au cours des audiences que nous avons déjà tenues à ce sujet, il a beaucoup été question des pratiques exemplaires et du fait que, dans la plupart des pays et des administrations, les sanctions de type Magnitski sont relativement nouvelles, et que d’autres pays ont également mis en place des mesures de contrôle des exportations comme les nôtres depuis un certain temps. Toutefois, la coordination se fait beaucoup au petit bonheur. Bien sûr, ce qui est en cause, c’est le nombre sans précédent de sanctions imposées à la Fédération de Russie.

Tous les intervenants se parlent entre eux. Est-ce que vous parlez à d’autres experts juridiques dans d’autres pays, et est-ce qu’ils se heurtent à des difficultés semblables?

Le sénateur Woo : L’une des façons de rendre notre régime de sanctions encore plus agressif, pour reprendre les mots de l’un des témoins, a été de permettre la reconversion des actifs avec le récent projet de loi qui a été adopté.

Pensez-vous que ce nouvel outil pourrait entraîner des contestations judiciaires spéciales? Je pense non seulement à la Loi sur les mesures économiques spéciales et à la loi de Magnitski, mais aussi à la Loi sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus, ou LBBDEC, qui ne fait pas strictement partie du régime de sanctions, mais qui est certainement visée par la disposition relative à la saisie et à la reconversion des actifs.

La sénatrice Coyle : Je crois que vous avez tous les deux parlé de la tendance à l’excès en matière de conformité face à ce manque de clarté dans les lignes directrices relatives à ces sanctions.

Vous arrive-t-il de trouver que la tendance inverse ouvre également des possibilités, compte tenu de ce manque de clarté? Y a-t-il des entreprises qui pensent qu’en l’absence de clarté, il y a des façons de contourner les règles, des échappatoires? Je suis simplement curieuse de savoir si l’on fait fausse route pour ce qui est de la tendance à l’excès en matière de conformité.

Le sénateur MacDonald : Vous avez mentionné le modèle britannique. Je présume que le gouvernement du Canada coordonnerait ses mesures de sanction avec celles d’autres alliés. Croyez-vous que nous coordonnons efficacement ces efforts avec nos alliés?

Le président : Vous aurez chacun quelques minutes pour répondre à toutes ces questions. Maître Bandali, voulez-vous commencer?

Me Bandali : Bien sûr. Merci, monsieur le président. La première question concernait la consultation d’avocats d’autres secteurs de compétence. Il vaut la peine de le souligner, car je participe à cette séance à partir de Miami, où j’assiste aux réunions de l’Association internationale du barreau, dans le cadre desquelles nous avons beaucoup parlé de sanctions avec des avocats d’autres pays. La réponse — pas seulement cette semaine, mais en général — est oui. Ce que je peux dire, c’est que ces échanges sont fructueux, mais les avocats d’autres pays sont sidérés de voir que nous n’avons pas de directives parce que leurs problèmes sont très différents. En Europe, par exemple, il est possible de consulter tout un ensemble de directives parce que les autorités nationales des différents États membres ont la capacité d’émettre des directives qui s’ajoutent à celles au niveau de l’Union européenne. Cela fait partie des discussions entre les praticiens. L’absence de directives est inconcevable.

Pour ce qui est de la deuxième question concernant la reconversion des actifs et tout autre enjeu juridique, il faut certainement surveiller la situation. Je pense que l’aspect juridique que j’aimerais souligner et qui me semble très intéressant est celui des tierces parties qui ont des intérêts dans les actifs qui pourraient faire l’objet d’une saisie ou d’une confiscation, particulièrement ceux qui pourraient se trouver dans des pays tiers.

Il sera intéressant de voir s’il y a des problèmes de protection des investissements qui sont déclenchés par le ciblage de certains actifs par le gouvernement canadien.

D’après mes prédictions, les premiers actifs qui seront examinés seront ceux qui sont très propres et dont la propriété peut être reliée à quelqu’un assez directement, c’est-à-dire les cas où il n’y a pas de confusion possible. Tant que le régime continuera de s’appliquer, ces cas nébuleux seront ceux pour lesquels des enjeux juridiques différents surgiront concernant les droits des autres parties.

Pour ce qui est de la tendance à l’excès en matière de conformité, et que nous constations ou non le contraire, la véritable tension dans les lois sur les sanctions vient du fait que nous parlons ici de lois pénales. En droit criminel, la présomption générale veut que l’on interprète la loi de façon étroite et en faveur de l’accusé lorsqu’il y a ambiguïté. Pour ce qui est de la disposition relative à l’infraction de la Loi sur les mesures économiques spéciales, dans laquelle il est question de contravention volontaire, on pourrait avoir des discussions intéressantes.

Dans l’ensemble, je dirais que les entreprises canadiennes sont très axées sur la conformité, en partie parce que d’autres membres du secteur privé — qu’il s’agisse de banques qui fournissent du financement ou de compagnies d’assurance à qui on demande d’assurer des transactions —, le secteur privé proprement dit, appliqueront en quelque sorte les règles relatives aux sanctions.

Les conseils que nous donnons sont souvent très conservateurs en raison du manque de lignes directrices. Je vois très mal les entreprises se précipiter pour adopter le point de vue contraire et dire — « Eh bien, s’il y a ambiguïté, alors nous n’avons pas d’obligations ». Toutefois, il existe là une tension, du fait que ce dont il est question est fondamentalement une loi pénale qui devrait être interprétée de façon étroite.

Enfin, en ce qui concerne le modèle du Royaume-Uni et la coordination présumée, je vais m’en remettre à Me Boscariol, car c’est lui qui a parlé du modèle du Royaume-Uni et je veux qu’il ait du temps pour exposer son point de vue.

Me Boscariol : Merci. Me Bandali a très bien répondu à ces questions.

C’est le sénateur MacDonald qui a posé la question sur le modèle et la coordination au Royaume-Uni. Dans le contexte des sanctions contre l’Iran et le Bélarus, on a beaucoup parlé des divers pays qui disent qu’ils sont coordonnés et qu’ils agissent en coordination avec le Royaume-Uni. De façon générale, je crois qu’on peut parler de coordination.

L’un des plus grands défis pour les entreprises canadiennes, c’est qu’il y a eu beaucoup de cas où le Canada a imposé des sanctions à des entités que le Royaume-Uni a épargnées, comme Gazprom, Gazprombank, et pendant un certain temps, Sberbank, Alpha Bank — des joueurs importants sur la scène internationale, auxquels les Canadiens qui font des affaires à l’étranger ne peuvent pas accéder. Les entreprises du Royaume-Uni, des États-Unis et, dans certaines circonstances, de l’Europe peuvent faire affaire avec ces entreprises. Cela crée des conflits très difficiles entre les différentes administrations. La coordination est loin d’être parfaite.

Pour ce qui est de l’inverse, c’est-à-dire le manque de directives et le fait que les entreprises ne suivent pas la tendance à l’excès en matière de conformité, mais plutôt la tendance contraire, je dirais que le gouvernement canadien doit faire très attention à ce manque de directives. Si vous avez des entreprises canadiennes, ou même des mauvais joueurs canadiens, qui se livrent à quelque chose qui est considéré comme une violation des sanctions, comme Mme Bandali l’a souligné, ils commettent des infractions criminelles. Il faut prouver qu’elles ont été commises volontairement, qu’il y a eu contravention volontaire. Compte tenu de ce manque de lignes directrices et du langage très général utilisé ici, il est possible qu’il soit très difficile d’obtenir des condamnations dans ces cas.

Pour ce qui est de l’application de la loi, puisque le gouvernement applique la loi au moyen d’accusations et de condamnations, le manque de directives posera un gros problème.

Le président : Merci beaucoup. J’aimerais remercier nos deux témoins, Mme Bandali et M. Boscariol, de nous avoir éclairés aujourd’hui. C’est formidable d’avoir un point de vue juridique et du secteur privé à ce sujet. Merci beaucoup.

Chers collègues, pour notre deuxième groupe de témoins, nous accueillons Andrea Charron, directrice et professeure agrégée, Centre d’études de défense et de sécurité, de l’Université du Manitoba, à Winnipeg.

Nous accueillons dans la salle Meredith Lilly, professeure agrégée et titulaire de la Chaire des affaires internationales Simon Reisman à la Norman Paterson School of International Affairs, où j’ai fait mes études, de l’Université Carleton.

Nous allons commencer par Mme Charron. Vous avez la parole pour votre déclaration de cinq minutes.

Andrea Charron, directrice et professeure agrégée, Centre d’études de défense et de sécurité, Université du Manitoba, à titre personnel : Merci, monsieur le président.

J’étudie les sanctions canadiennes depuis plus d’une décennie. Au cours de cette période, j’ai remarqué des préoccupations et des défis récurrents. Je vais me concentrer sur trois d’entre eux en ce qui a trait à la Loi sur les mesures économiques spéciales et à la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus, ou LJVDEC, y compris les dispositions législatives inutiles, le manque d’information et d’avis et le manque de clarification des définitions.

Tout d’abord, j’aimerais suggérer un thème au comité.

Le Canada est sur le point de dépoussiérer sa Loi sur les Nations Unies pour donner effet aux sanctions du Conseil de sécurité de l’ONU contre Haïti. C’est la première fois depuis 2017, année où les dernières sanctions de l’ONU ont été adoptées contre le Mali. Le Canada a adopté son règlement plus d’un an plus tard, en 2018. La LJVDEC n’a pas non plus été utilisée depuis 2018.

Cela signifie que depuis plus de quatre ans, le seul outil de sanction du Canada est la Loi sur les mesures économiques spéciales. Étant donné que nous sommes à l’ère des sanctions autonomes, et du fait que le Canada continue de se fier aux sanctions comme outil de politique étrangère pour démontrer que le Canada fait quelque chose dans un monde géopolitique marqué au coin de la contestation, je suis d’avis que l’amélioration de la Loi sur les mesures économiques spéciales donnera au Canada une aide immédiate en matière de politique étrangère, aucune cohérence n’étant possible en l’absence de politique étrangère canadienne.

Ma première préoccupation concerne la tendance générale du Canada à légiférer pour régler les problèmes. Le Canada a créé la LJVDEC en 2017, alors que la Loi sur les mesures économiques spéciales avait le potentiel d’atteindre les objectifs de la LJVDEC, comme l’ont souligné à juste titre Meredith Lilly et Delaram Arabi. La LJVDEC cible des individus coupables de violations flagrantes des droits de la personne et de corruption grave. Au lieu de cela, une mesure législative adoptée à la hâte en 2017 signifie que nous ne pouvons pas utiliser la LJVDEC pour cibler des entités et que nous pouvons seulement procéder à un gel des avoirs et interdire l’accès au territoire canadien aux ressortissants étrangers. Toute autre mesure doit être adoptée dans le cadre de la Loi sur les mesures économiques spéciales.

Le projet de loi S-8 vise à combler une lacune perçue, mais non réelle, de cette dernière loi en matière d’interdiction de territoire. Il propose d’interdire l’accès au Canada à tout ressortissant étranger sanctionné pour quelque raison que ce soit, avec de graves problèmes de procédure et d’équité, que Mario Bellissimo et moi-même avons exposés au comité en juin 2022.

Enfin, l’accent mis par le Canada sur les listes de noms — qui en comptent en fait plus de 2 000 — signifie une mentalité d’absence d’intervention. Il n’y a pas d’examen intégré des listes ni d’exigence de reconsidérer les sanctions à la lumière d’autres efforts de politique étrangère. Il n’est pas évident que le nombre de demandes de retrait de la liste, de demandes de permis et d’études sanctionnées par Affaires mondiales Canada soit examiné et fasse l’objet de rapports, lesquels devraient tous être rendus publics, le cas échéant.

Ma deuxième série de défis concerne le manque d’information et d’avis. Premièrement, les cibles ne sont pas informées qu’elles font l’objet de sanctions, et Affaires mondiales ne leur envoie pas de notifications poussées pour signaler un changement à un régime de sanctions. Des alliés comme le Royaume-Uni et l’Union européenne avisent les cibles, et il est possible de s’inscrire à des avis par courriel concernant les changements apportés aux sanctions au Royaume-Uni. Les déclencheurs de sanctions ne veulent rien dire si les cibles ne sont pas informées de la raison d’être des mesures. Bien que le Canada dispose d’une liste autonome consolidée, elle n’est pas consultable et les données y sont organisées, ce qui est pratique pour Affaires mondiales. Par exemple, il y a des numéros d’article et des numéros d’annexe, mais pas d’information pour les tiers principalement responsables de l’application des sanctions.

De plus, il n’est pas nécessaire d’établir une correspondance entre les motifs de sanctions et les motifs d’inscription des personnes et des entités. Cela signifie qu’il n’est pas du tout clair pourquoi les cibles sont sanctionnées, et le gouvernement du Canada ne communique pas le changement de comportement requis de ces dernières pour que les sanctions soient levées, mais seulement le comportement flagrant correspondant à l’un des quatre déclencheurs de la Loi sur les mesures économiques spéciales.

Enfin, le manque de précision des définitions est préoccupant. Le Canada n’a pas de règle de propriété de 50 %, par exemple, et il est donc très difficile pour les entreprises et les institutions financières de déterminer le seuil de culpabilité. Il en résulte un dépassement au chapitre de la conformité pour ce qui est des sanctions, ce qui est problématique sur le plan de la procédure et pose des problèmes de preuve.

Les références à la participation parlementaire sont également opaques. Ce n’est qu’avec le témoignage du sous-ministre adjoint Lévêque que nous avons un aperçu du processus faisant intervenir le gouverneur en conseil pour confirmer les cibles. Il a d’ailleurs souligné le compromis entre la rapidité et la gestion des risques. Affaires mondiales n’a pas de pouvoir d’enquête, ce qui, à mon avis, est essentiel à la production des listes. J’espère que le nouveau bureau chargé des sanctions tiendra compte des compétences requises, qu’il veillera à offrir plus de formation sur les sanctions propres au Canada, et qu’il reconnaîtra et encouragera les titres de compétence en matière de sanctions.

Je félicite le comité de veiller à la tenue de cet examen, mais je l’implore également, ainsi que le gouvernement du Canada, d’effectuer un examen approfondi, de tenir compte également de la LBBDEC et de la Loi sur les Nations Unies, et de suspendre l’adoption de toute mesure législative pour régler les problèmes. Souvent, ce ne sont pas les dispositions législatives, mais les processus, l’administration, le manque de ressources et l’absence d’une politique étrangère clairement définie qui posent problème. Merci.

Le président : Merci beaucoup, madame Charron.

Nous allons passer à Mme Lilly. Vous avez la parole, je vous en prie.

Meredith Lilly, professeure agrégée et titulaire de la Chaire des affaires internationales Simon Reisman, Norman Paterson School of International Affairs, Université Carleton, à titre personnel : Je vous remercie de m’avoir invitée à contribuer à l’examen sénatorial de la Loi sur les mesures économiques spéciales et de la loi Magnitski. La législation canadienne des sanctions m’occupe depuis une dizaine d’années, tant au sein du gouvernement qu’à titre de chercheuse universitaire.

Je veux d’abord signaler que bon nombre des faiblesses de la Loi sur les mesures économiques spéciales ont été corrigées à la suite du dernier examen législatif en 2016, notamment avec l’adoption de la loi Magnitski en 2017 et l’introduction des dispositions prévoyant l’interdiction de territoire automatique dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. De plus, l’adoption, plus tôt cette année, d’une loi budgétaire permettant de réaffecter les biens saisis à titre de sanction — en grande partie grâce au leadership de la sénatrice Omidvar et au travail du comité sénatorial — a amélioré les outils canadiens de sanction et leurs mécanismes d’application.

Cependant, c’est cette année seulement, en réponse à la guerre illégale de Poutine contre l’Ukraine, que nous avons vu, comme jamais auparavant, un effort exhaustif d’application de la législation canadienne en matière de sanctions. J’ai été encouragée de voir le Canada, devant cette crise internationale, mettre en œuvre des sanctions avec ses alliés et, à cette fin, invoquer des dispositions de la LMES qui existent depuis les années 1990. Ces mesures ont été appliquées à une échelle sans précédent. J’applaudis à l’énorme travail accompli par les fonctionnaires, les ministres et leur personnel à cet égard.

Mes propos aujourd’hui porteront principalement sur ce que cette explosion d’activités signifie pour le Canada à l’avenir. Plus précisément, je recommanderais de délaisser l’approche de mise en application ponctuelle, fondée sur la supposition d’un recours très rare aux sanctions, en faveur d’une approche formelle et professionnalisée reflétant la nature systémique générale de la campagne de sanctions menée actuellement par Canada et ses alliés.

Dans le cadre de votre examen, je vous encourage à porter une attention particulière à la mise en œuvre et à l’application des lois canadiennes existantes dans trois domaines.

La première chose que je dirai, vous l’avez déjà entendu aujourd’hui, bien que je n’aie pas coordonné mes propos avec ceux des témoins qui m’ont précédée. Comme vous l’avez déjà entendu, même si le Canada a amélioré ses communications avec le public au sujet des sanctions au cours des cinq dernières années, nous restons loin derrière des pays comme le Royaume-Uni et les États-Unis pour ce qui est de donner les conseils utiles et précis dont ont besoin les cabinets d’avocats, les institutions financières et les entreprises qui ont à se conformer à des dizaines de nouvelles mesures de sanction, visant, dans certains cas, des centaines de personnes.

Les États-Unis et le Royaume-Uni fournissent des renseignements détaillés sur les personnes sanctionnées et donnent des directives d’interprétation précises sur les genres d’activités et de transactions qui pourraient être jugées permises ou illégales aux termes de règlements particuliers. En comparaison, l’information donnée sur le site Web du Canada demeure très générale. Étant donné que plus de 2 000 personnes et entités sont actuellement sanctionnées en vertu de la loi canadienne, il est normal que les cabinets d’avocats et les institutions financières aient des questions précises à poser, et il faudrait pouvoir y répondre.

Les fonctionnaires canadiens ont déclaré à maintes reprises qu’ils ne peuvent pas donner de directives précises comme nos alliés, car elles constitueraient des avis juridiques. Cependant, le gouvernement fédéral donne tous les jours des conseils précis et individuels aux citoyens au sujet des lois qui les touchent dans des domaines comme l’impôt, les pensions ou les prestations d’assurance-emploi. Je ne sais pas pourquoi nos fonctionnaires croient que, dans ce seul cas, ce n’est pas le rôle du gouvernement fédéral d’interpréter ses lois sur les sanctions pour ceux qui sont concernés.

Je recommande que le bureau des sanctions du gouvernement qui sera mis sur pied ait le mandat de donner des directives précises au public et aux parties concernées et qu’il y soit obligé, au besoin en modifiant la LMES.

En deuxième lieu, je recommande que le nouveau bureau soit également tenu de publier chaque année un rapport public détaillant la valeur des biens gelés et saisis en vertu des lois canadiennes sur les sanctions. Ce rapport devrait comprendre, au minimum, des renseignements propres aux différents pays, ainsi que le nombre de personnes et d’entités concernées. Je suis en faveur d’apporter toutes les modifications législatives nécessaires au niveau fédéral et en collaboration avec les provinces pour obliger les institutions financières à divulguer ces renseignements et le gouvernement à les communiquer au public.

En dernier lieu, j’aimerais faire écho aux propos de Mme Charron au sujet des difficultés liées à l’annulation des sanctions et de la nécessité de processus simplifiés pour les lever lorsqu’elles ne sont plus nécessaires. La LMES pourrait être modifiée de façon à assortir les nouvelles sanctions de dispositions de caducité automatiques d’une durée, par exemple, de cinq ans. Après cinq ans, les sanctions deviendraient caduques, à moins que le gouvernement ne les renouvelle. Une mesure d’élimination progressive comme celle-là entraînerait la levée des sanctions devenues désuètes et inutiles et contribuerait aussi à les dépolitiser.

Plus important encore, les dispositions de caducité empêcheraient tout relâchement de la part des fonctionnaires et les obligeraient à demeurer au courant de l’évolution de la situation en prévision de la décision de renouvellement. Comme l’introduction d’une disposition d’examen quinquennal dans la LMES est l’un de principaux objets de votre étude d’aujourd’hui, j’avancerais que de telles dispositions peuvent très efficacement forcer les fonctionnaires responsables à la vigilance.

Je serai heureuse de répondre à vos questions.

Le président : Merci beaucoup. Nous entreprenons maintenant une autre période de questions et réponses de quatre minutes.

Le sénateur Woo : Beaucoup de questions vous seront posées sur l’efficacité des sanctions. Je ne serai pas le seul à m’avancer sur ce terrain. Comme il est difficile d’y répondre, je vais formuler ma question de façon à clarifier la situation.

À cette question, Affaires mondiales Canada a répondu qu’il était difficile de mesurer certains des objectifs ultimes des sanctions : changement de comportement, dissuasion, et cetera. Ce n’est pas une citation directe. Ce que nous avons entendu, c’est que, dans la mesure où l’objectif était de punir les personnes ciblées, c’est certainement réussi. Mais la punition n’est pas parmi les objectifs énoncés explicitement, je crois, dans notre loi.

Devrions-nous le préciser? Devrions-nous énoncer publiquement, tant dans notre loi que nos communications publiques, que nous sanctionnons et que nous le faisons sans ménagement parce que nous cherchons à punir ces gens? Et si nous y arrivons, devrions-nous compter cela comme un succès?

Je demanderais peut-être à Mme Lilly de répondre en premier, puisque je me rappelle qu’elle a parlé de l’aspect punitif dans un témoignage précédent.

Mme Lilly : Merci, sénateur Woo. J’ai écrit sur la punition, et le professeur Kim Nossal, de l’Université Queen’s, a écrit à ce sujet il y a de nombreuses années. L’argument qu’il a avancé est le suivant : quand on considère l’efficacité des sanctions, si le but est de punir, nous sommes probablement sur la bonne voie.

Devrait-on le préciser explicitement dans la loi? Je n’en suis pas sûre. Cependant, je dirais que beaucoup de députés, en votant la loi Magnitski et en renforçant les lois canadiennes sur les sanctions, voulaient en fait punir les contrevenants et les tenir responsables de leurs actes. Une grande partie des témoignages entendus à la Chambre des communes il y a quelques années allaient vraiment dans ce sens.

La punition est une question, le changement de comportement en est une autre. Est-ce que nous y parvenons? Il est très difficile de le savoir. Nous savons, d’après les travaux de recherche, que si nous agissons de concert, suivant une approche coordonnée et multilatérale, nous aurons plus de chances de réussir que si nous agissons seuls. Il est important de travailler avec les grands pays parce que c’est probablement là que se trouvent les biens ciblés.

Enfin — je pense que M. Lévêque l’a dit à votre dernière séance et que cela a été répété dans le passé —, il est important que le Canada prenne part aux sanctions afin de ne pas devenir un refuge pour les capitaux en fuite. Si nous voulons, entre autres, empêcher que cela se produise, c’est peut-être l’une des raisons d’y participer.

Mme Charron : Lorsque nous parlons de punir, nous reprenons en fait une vieille façon de penser les sanctions, une théorie naïve des sanctions, l’arme terrible que brandissait Woodrow Wilson. Or, nous savons que cela ne fonctionne pas. Cela ne fonctionne pas, surtout de nos jours, parce que nous avons affaire à des oligarques et à des élites qui disposent de toutes sortes de mécanismes pour contourner les sanctions.

Nous devons vraiment penser les sanctions différemment. Nous réussissons très bien à dresser la liste des actes répréhensibles qui ont été commis, mais nous ne nous assurons pas que leurs auteurs savent qu’ils sont ciblés et ce qu’ils doivent faire pour que les sanctions soient levées. La partie ciblée n’est pas incitée à changer son comportement parce que nous nous contentons de lui jeter un blâme, mais sans exiger un changement de sa part et sans l’informer de l’échéance que nous envisageons. Nous passons trop de temps à mettre en place des sanctions au lieu de nous demander quel est le but des sanctions. En fin de compte, c’est un changement de comportement que nous voulons voir.

[Français]

La sénatrice Gerba : Merci à nos témoins. J’aimerais revenir sur la question du sénateur Woo, plus particulièrement en ce qui concerne les populations. Plusieurs témoins ont affirmé que les sanctions ont des effets négatifs sur les populations et qu’il faudrait plutôt miser sur des sanctions ciblées.

Professeure Lilly, quel est votre avis sur la question?

[Traduction]

Mme Lilly : Je vous remercie, madame la sénatrice, de la question. Je vais répondre brièvement parce que je pense que ma collègue, Mme Charron, s’y connaît probablement mieux que moi.

Il est certain que les sanctions imposées à tout un pays peuvent avoir des répercussions humanitaires très néfastes sur la population en général. C’est l’une des raisons pour lesquelles les sanctions ciblées sont nécessaires. Je pense que les sanctions ciblées peuvent quand même créer tout un froid. L’un de points mentionnés à la dernière séance portait sur les efforts de conformité au-delà du nécessaire — je pense qu’il s’agissait de petites et moyennes entreprises et des conséquences pour elles —, même dans le cas de sanctions ciblées. Je ferais valoir qu’il y a parfois, dans une optique politique, un réel désir de créer un effet réfrigérant sur les relations de ce genre. Les sanctions ciblées sont une politique conçue dans un seul but, mais il existe néanmoins les répercussions sociétales plus étendues du refroidissement général des relations avec le pays concerné.

Mme Charron : Merci. Nous sommes préoccupés par les effets sexospécifiques des sanctions, en particulier sur les femmes et les filles. Le Canada a l’obligation, en politique étrangère, de tenir compte de la situation comparative des sexes, et j’espère qu’il y veille.

Les organisations humanitaires nous apprennent également que, du fait de réactions au-delà de la conformité, chaque fois qu’il faut composer avec des sanctions, elles ont souvent beaucoup de mal à faire parvenir de l’aide et de l’argent dans les zones de conflit, des endroits comme la Russie, pour secourir les citoyens et civils qui sont étrangers au conflit ou à crise qui sévit. Cela tient à un manque d’orientation. C’est aussi dû au fait que beaucoup d’entreprises, tout comme les banques, décident que le plus simple à faire, c’est de fermer leurs portes. Nous devons nous rappeler que chaque fois que nous prenons des mesures, il y a des contrecoups auxquels nous devons vraiment réfléchir.

Le sénateur Ravalia : Merci à nos témoins. L’imposition de sanctions autonomes exige un processus réglementaire qui doit établir un équilibre entre la diligence, l’équité procédurale et l’application régulière de la loi. Selon vous, comment nous situons-nous par rapport à nos alliés à cet égard? À votre avis, d’autres pays ont-ils des pratiques exemplaires qui pourraient améliorer notre régime de sanctions?

Mme Lilly : Je vous remercie de votre question, monsieur le sénateur. Je pense que le Canada est sur un pied d’égalité, certainement, avec nos alliés dans sa détermination à imposer et à mettre en œuvre des sanctions et à les utiliser comme outil de politique étrangère. Comme cela a été dit dans la dernière heure — et je suis d’accord là-dessus —, nous sommes plutôt médiocres sur le plan de la mise en œuvre, surtout pour donner des directives. Je pense que les États-Unis et le Royaume-Uni font un bien meilleur travail à cet égard. Ils offrent beaucoup d’information qui est accessible au public. Si, rentré chez vous ce soir, vous consultez les sites Web, je vous garantis qu’en moins de cinq minutes vous trouverez sur les sites du Royaume-Uni et des États-Unis des renseignements détaillés au sujet de règlements très précis en matière de sanctions. Nous avons beaucoup à apprendre d’eux. Le Royaume-Uni ne s’y est mis que depuis très récemment, et c’est donc certainement quelque chose qui est à notre portée.

Mme Charron : J’ajouterais que, au chapitre de la diligence, cela dépend vraiment de qui nous sanctionnons. Dans le cas de la Russie, nous l’avons agi très rapidement. Mais il nous a fallu plus d’un an, par exemple, pour imposer des sanctions contre le Mali. Quant à la levée de nos sanctions, il nous a fallu deux ans, dans certains cas trois, après la levée des sanctions par l’ONU.

Pour ce qui est de la diligence, la cible des sanctions importe, ce qui pose des problèmes. Pourquoi devrions-nous agir plus rapidement dans certains cas que dans d’autres? Cela semble indiquer que la politique du Canada est peut-être discriminatoire. Je pense que chaque fois que nous envisageons d’imposer des sanctions, c’est qu’il se produit quelque chose de grave. L’adoption de sanctions devrait donc prendre sensiblement le même temps.

Le sénateur Ravalia : Merci.

La sénatrice Coyle : Je remercie nos deux témoins d’aujourd’hui. Vous avez toutes deux fait mention du nouveau bureau des sanctions. Madame Charron, vous avez parlé, je crois, des compétences requises chez les personnes qui travailleront au nouveau bureau et également de leur formation. J’aimerais que vous nous en disiez davantage sur la façon de procéder.

Madame Lilly, vous avez parlé de prévoir un mécanisme de rapports publics annuels pour ce nouveau bureau. J’aimerais vous entendre toutes deux à ce sujet. C’est du nouveau. Cela pourrait être très efficace et utile. Mais nous pourrions, encore une fois, rater la cible. Si vous avez des conseils ou des recommandations portant précisément sur ce sujet, nous aimerions les entendre.

Mme Charron : Je vais commencer, si vous permettez. Merci.

L’un des problèmes du Canada, c’est que nous n’avons pas de formation autonome proprement canadienne en matière de sanctions. Souvent, on ajoute un peu de saveur canadienne à ce que font les Américains, surtout quand il est question de Cuba et des dispositions de notre loi à cet égard. Il en va de même avec le Royaume-Uni et l’Union européenne. Nous sommes mis devant le fait accompli.

Je pense que quiconque travaille dans le domaine des sanctions devrait être bien formé pour en comprendre les tenants et aboutissants. Je pense aussi, du fait que pour établir nos listes nous utilisons, apparemment, de l’information de sources publiques, qu’il faudrait s’assurer que les gens chargés de recueillir cette information ont la formation et les compétences nécessaires pour chercher cette information, pour en évaluer la qualité, pour la protéger et la transmettre. Il faut aussi une certaine expertise juridique, mais il faut aussi comprendre comment les sanctions s’inscrivent dans le cadre plus large de la politique étrangère.

Il s’agira de personnes hautement qualifiées et il faudra du temps pour les former, car nous n’avons pas vraiment de culture de reconnaissance des titres de compétence.

Quand je parle à mes collègues des États-Unis et de l’Union européenne, ils s’empressent de me dire : « Je suis passé par l’ACAMS; je suis passé par l’ACSS; j’ai réussi à l’examen; je suis qualifié comme expert en sanctions. » Nous n’avons pas vraiment ce genre de culture.

Mme Lilly : Oui, je suis tout à fait d’accord avec Mme Charron. Je ne sais pas tout d’abord ce que ce nouveau bureau a été chargé de faire, à part ce qu’on a pu apprendre des quelques lignes dans l’annonce du premier ministre, puis du témoignage du sous-ministre adjoint Lévêque la semaine dernière.

Je suis ravie de savoir que sa création a été décidée. Si je me permettais de rêver à ce qu’il fera, je voudrais vraiment qu’il ait un volet public. Mais je crains fort qu’il ne soit qu’un autre bureau gouvernemental strictement au service du gouvernement.

Ce n’est pas une critique à l’endroit des fonctionnaires qui travaillent actuellement dans ce domaine. L’équipe des sanctions à Affaires mondiales Canada a traditionnellement été très petite. Elle est surtout composée d’avocats. On considère que leur client est le gouvernement du Canada, pas le public, pas le cabinet d’avocats, ni la partie sanctionnée.

Il s’agit d’un petit groupe de personnes dont le temps est limité, et c’est ce qu’on leur a demandé de faire. Ce n’est donc pas une critique que je leur adresse. Mais si on réfléchit à ce que le nouveau groupe pourrait accomplir, il lui faudra de l’expertise juridique. Ce serait formidable qu’il ait une conscience élevée de l’importance de l’analyse des politiques et une certaine capacité de communication publique. Je pense qu’un rapport public annuel serait très utile.

Je crains qu’on nous répète sans cesse que, en raison des exigences légales — provinciales ou fédérales — de protection de la vie privée, le gouvernement ne peut pas divulguer ce qu’il aurait saisi, le cas échéant. À mon avis, si ces lois sont en vigueur et que nous disons vouloir réaffecter les biens saisis, les Canadiens méritent de savoir combien, ou combien peu, de ces sommes d’argent se trouvent dans notre pays.

Le sénateur MacDonald : J’ai beaucoup entendu parler ici du recours aux sanctions dans un but punitif, mais il va sans dire que les sanctions ne sont pas notre principal objectif. Elles ne sont qu’un moyen de parvenir à une fin. Notre principal objectif est certainement d’amener Poutine à mettre fin à la guerre et à se retirer de l’Ukraine.

Cela nous amène forcément, je suppose, à poser la question de l’efficacité des sanctions. Dans quelle mesure ces mesures sont-elles efficaces en regard de notre principal objectif?

Mme Lilly : Question difficile, monsieur le sénateur.

Quelle est l’efficacité de ces sanctions? Nous ne le savons toujours pas. Poutine n’est pas encore sorti de l’Ukraine. Cependant, songeons à la situation contraire. Que serait-il arrivé si aucun pays n’avait fait quoi que ce soit? Si aucun pays n’avait imposé de sanctions, où en serions-nous en ce moment? Je pense que Poutine se sentirait plus que jamais encouragé à poursuivre ses desseins. Je pense que d’autres pays peut-être, constatant l’inaction du monde entier devant l’invasion de l’Ukraine, risqueraient de conclure qu’ils pourraient tenter d’occuper, ici ou là, le territoire d’un pays voisin.

Tout d’abord, comme on peut constater un tel comportement seulement se manifeste, il nous est impossible de conclure qu’il n’existe aucun pays qui se serait abstenu d’envahir un autre pays après avoir vu la réaction internationale à Poutine. Je pense qu’une réponse internationale très forte, très concertée, est l’une des solutions que nous pouvons continuer d’appliquer. En bout de ligne, c’est Poutine qui doit quitter l’Ukraine et, pour l’amener à résipiscence, nous avons des options militaires et nous avons des armes économiques. Je n’ai pas la réponse magique à cette question.

Le président : Madame Charron, avez-vous la réponse magique?

Mme Charron : Non, je ne l’ai pas, mais nous savons par expérience que les sanctions prennent beaucoup de temps à produire leurs effets et qu’il faut donc que tous les alliés se serrent les coudes, qu’ils ne faiblissent pas et qu’ils demeurent indéfectibles devant les objectifs qu’ils se sont fixés.

Ce que je dirais, c’est que le Canada a été un chef de file dans les efforts pour inciter les alliés à agir avec audace dans le choix des sanctions contre la Russie. Je ne pense pas que nous aurions pu envisager l’idée d’interdire à la Russie l’accès au code SWIFT si ce n’était du fait que notre vice-première ministre s’est mise à l’avant-plan pour encourager les alliés à réfléchir aux moyens de stopper Poutine.

Ce sont donc des sanctions qui ont été décidées, combinées à d’autres mesures. Je voudrais voir une analyse montrant leur imbrication. Assurons-nous, par exemple, que les sanctions ne nuisent pas à notre capacité d’acheminer de l’aide en Ukraine. J’aimerais m’assurer que ce n’est pas le cas.

Le président : Merci.

Le sénateur MacDonald : Avons-nous des renseignements en provenance de la Russie qui mesurent l’effet des sanctions jusqu’à maintenant?

Mme Lilly : Je ne peux pas répondre à cette question, monsieur le sénateur. Je ne connais tout simplement pas la réponse.

Mme Charron : Moi non plus. Je suppose que certains de nos alliés pourraient le dire. Mais pour le Canada en particulier, non, je ne le sais pas.

Le sénateur Richards : Merci à nos témoins.

Ma question, je suppose, n’est qu’une affaire de libellé. Vous avez dit que les sanctions ne devraient pas être considérées comme une mesure punitive. Je vous demanderais d’emblée : pourquoi pas, puisqu’elles visent à changer le comportement de la partie ciblée? Est-ce que ceux qui sont ciblés, quel que soit leur degré d’agressivité, ne les considéreraient pas comme une mesure punitive? En fait, n’est-ce pas en quelque sorte par euphémisme qu’on évite de dire qu’elles sont punitives?

Mme Lilly : Je suis d’accord avec vous, monsieur le sénateur. J’espère ne pas avoir dit que je ne voulais pas qu’elles soient punitives. Je ne pense pas qu’il y ait lieu de s’en préoccuper. Je ne doute pas, après avoir tant étudié la question et écrit à ce sujet, que les politiciens, lorsqu’ils imposent des sanctions, le fassent dans le but de punir.

Si on fait le parallèle avec quelque chose comme une peine d’emprisonnement sanctionnant un délit, certains pourraient penser qu’elle amènera le coupable à s’amender, à modifier son comportement, à ce genre de choses, et il existe des indications montrant qu’elle peut avoir cet effet. Cependant, l’emprisonnement vise certainement, en partie, à punir. C’est attesté dans d’autres domaines du droit où cette pratique existe.

Mme Charron : J’allais dire que nous avions l’habitude de penser aux sanctions punitives comme devant frapper tout un pays. Rien ne devait y entrer, ni en sortir. Nous cherchions essentiellement à y susciter le sentiment d’être assiégé.

Nous avons délaissé les sanctions de ce genre. Ce n’est pas un embargo complet du pays que nous imposons parce que nous savons qu’il aurait des conséquences non voulues pour les Russes à qui nous ne voulons pas nuire. Il s’agit plus du terme « punition » employé dans son sens abstrait que de la chose dans ses effets. Nous voulons que Poutine les ressente. Nous voulons le dissuader de poursuivre l’action qui a entreprise.

Le sénateur Richards : Ce sont exactement mes sentiments. Merci.

La sénatrice Coyle : Ma question s’adresse à Mme Charron. Je crois que c’est vous qui avez mentionné les sanctions de l’ONU contre Haïti. Je sais que nous parlons de façon générale de sanctions.

J’aimerais que vous nous en disiez un peu plus à ce sujet. Je sais que les sanctions sont très ciblées. C’est un chef de gang, Jimmy « Barbecue » Cherizier, qui est sanctionné. Pourriez-vous élaborer sur ce que vous avez dit au sujet des sanctions de l’ONU contre Haïti?

Mme Charron : J’ai fait remarquer que le Canada n’avait pas eu recours à cette loi depuis un certain temps, et que nous devrions peut-être revoir la façon dont nous procédons.

Ces sanctions sont spéciales. Nous n’avons jamais jusqu’à présent sanctionné un membre d’un gang, et nous ne savons pas ce que cela suppose. Ce n’est pas sans rappeler que nous sanctionnons maintenant la prison d’Evin en Iran. Je ne sais pas ce que cela signifie de sanctionner une prison. C’est une chose de déclarer sur papier : « Ne faites pas affaire avec la prison », mais il faut nous donner une idée des effets qui sont souhaités.

Haïti est en crise profonde. Je crains que, en raison de l’attention portée, à juste titre, à la Russie et à l’Ukraine, nous ne nous traînions les pieds avec les sanctions contre Haïti. Il s’agit du chapitre VII de la Loi, qui est déjà en vigueur. Le processus est censé être enclenché rapidement. Je ne veux pas que nous prenions un an pour mettre en place les sanctions.

Cela dit, je veux aussi m’assurer que, si nous envoyons de l’aide ou détachons des membres des Forces armées canadiennes ou de la GRC là-bas, cela nuira à la capacité des Haïtiens d’obtenir des biens, de l’aide et les choses dont ils ont besoin pour assurer sur place la stabilité à la suite des sanctions du Canada.

Le président : Merci. Je vais poser une question, puis nous passerons au deuxième tour.

Madame Charron, vous et moi avons eu un appel Zoom dans un passé lointain, au début de la pandémie de COVID-19. C’est la seule façon dont je peux le décrire. J’ai alors eu l’impression que vous laissiez entendre qu’il devrait y avoir une plus grande cohérence ou similitude avec nos alliés, par exemple, dans les rapports produits en vertu des lois sur les sanctions. Nous nous retrouvons aujourd’hui avec un nombre sans précédent de sanctions — nous ne l’avons pas vraiment prédit, bien sûr — imposées dans le sillage de la guerre en Ukraine.

Avez-vous l’impression qu’une partie de cette coordination se fait maintenant? Vous avez mentionné précisément — nous l’avons entendu également du groupe de témoins précédent — des renseignements de base comme les dates de naissance et les adresses de personnes, de leurs enfants, de membres de leur famille, ce genre de choses — ou encore quelque chose — je crois que Mme Lilly l’a mentionné — pour lesquels on ne veut pas nécessairement invoquer la Loi sur la protection des renseignements personnels, mais simplement dire qu’il y a des enjeux de protection des renseignements personnels.

J’aimerais savoir ce que vous en pensez. J’aimerais entendre M. Lilly à ce sujet également.

Mme Charron : Merci beaucoup. Le Parlement européen et Affaires mondiales m’ont chargé de travailler en liaison avec un expert en droit du Royaume-Uni et un expert en sanctions de l’Union européenne afin d’examiner la question des sanctions canadiennes et européennes imposées à la suite de violations des droits de la personne, cela en vue d’en assurer une meilleure coordination. Nous avons constaté que nous avons peu de noms en commun, selon ce que nous appelons les listes horizontales où apparaissent les sanctions de type Magnitski.

Nous avons également constaté que, si l’Union européenne a été en mesure de nous accorder du temps et de nous communiquer des renseignements, dans le cas d’Affaires mondiales, il nous a été beaucoup plus difficile de mettre la main sur des renseignements susceptibles d’être utiles à la préparation du rapport.

Je pense que la coordination est meilleure aux hauts échelons. Les dirigeants des pays déclarent qu’il faut s’unir et imposer des sanctions, mais je ne suis pas certaine que le message soit bien entendu quand vient le temps d’administrer les sanctions. Il y a bien sûr deux ou trois noms qui se recoupent dans les listes, mais il faut que nous ne les épelions pas de la même façon. Nous avons parfois des dates de naissance, mais nos alliés, eux, disposent d’abondantes sources d’informations et ils donnent des explications quant aux raisons pour lesquelles ils sanctionnent certaines personnes. Nous, nous devons lire attentivement les communiqués d’Affaires mondiales au sujet des sanctions pour savoir ce dont il retourne, sans forcément connaître le nom de la personne visée. En vertu de la LMES, les personnes peuvent être sanctionnées pour quatre raisons. Cela nous oblige à mener une sorte d’enquête que, franchement, nous n’avons pas le temps de faire.

Le président : Merci. Madame Lilly, vous voulez intervenir sur ce point?

Mme Lilly : Juste deux ou trois choses. Il est important d’être conscient de la coordination qui entoure les noms de particuliers et d’entités dans les heures et les semaines précédant une annonce. C’est un travail difficile parce qu’une grande partie de la discussion se déroule dans des endroits très secrets. On ne peut pas simplement envoyer une liste par courriel à ses collègues, car elle risque de passer dans les mains de gens qui vous diront qu’ils ne veulent pas la voir tant qu’elle n’aura pas été publiée et tant qu’elle n’aura pas été sanctionnée.

Il est vraiment difficile de travailler de façon multilatérale avec deux ou trois pays différents pour établir des listes de noms. Les choses s’améliorent dans le temps, mais vous constaterez sans doute qu’à l’occasion des premières sanctions contre un pays, le processus peut sembler assez incohérent.

C’est ma façon de ne pas trop charger les fonctionnaires qui, j’en suis consciente, travaillent d’arrache-pied. Je crois cependant que le Canada est beaucoup moins disposé à expliquer pourquoi certains noms se retrouvent sur la liste. Le Royaume-Uni ou les États-Unis fournissent des renseignements beaucoup plus détaillés. Il n’est pas rare que ces gouvernements donnent la raison pour laquelle ils sanctionnent tel ou tel individu, ce qui n’est généralement pas le cas ici. Je dirais que les choses se sont beaucoup améliorées au Canada au cours des cinq dernières années, mais nous n’en sommes toujours pas au niveau de nos alliés.

Le président : Merci beaucoup.

Le sénateur Woo : Nous parlons beaucoup de sanctions et cette discussion illustre à quel point tout le processus est tortueux. Toutefois, la grande majorité des pays ne sont pas favorables à l’idée de sanctions autonomes. Vous ne serez peut-être pas d’accord avec moi, mais je voulais savoir ce que vous en pensez.

Avons-nous sérieusement réfléchi au fait que la grande majorité des pays qui ne sont pas en faveur de sanctions autonomes, et constate-t-on une certaine modération, pour ainsi dire, de notre zèle à vouloir intensifier notre régime de sanctions? Comme l’un des témoins précédents l’a dit, il se produit un phénomène d’autorenforcement : une fois que vous avez un outil, vous l’utilisez.

Vous inquiétez-vous du fait que nous sommes pris dans un tourbillon, que nous nous parlons à nous-mêmes et que nous cherchons à mieux faire les choses alors que ce n’est peut-être pas l’orientation que nous devrions suivre?

Mme Lilly : Je suis d’avis que le Canada devrait poursuivre la collaboration avec ses alliés en matière de sanctions. Cela dit, si nous nous sommes dotés de lois sur les sanctions autonomes, c’est parce qu’il est très difficile d’amener l’ONU à intervenir. Chaque pays a donc ses propres lois, mais j’estime que le Canada ne devrait pas agir unilatéralement dans l’espace international, qu’il devrait le faire de concert avec ses alliés, idéalement avec plus d’un pays.

C’est exactement ce qui se passe en général. Il est extrêmement rare que nous agissions de concert avec un seul pays et donc à l’exception de tout autre. Il existe depuis longtemps des dispositions dans la LMES qui nous permettent de collaborer avec d’autres pays.

Je comprends tout à fait ce que vous dites, sénateur, et je crois que nous devrions toujours faire attention en matière d’application de sanctions. Je suis d’avis que nous devons agir de concert avec nos alliés, de façon coordonnée.

Mme Charron : J’ajouterais simplement que les sanctions autonomes sont relativement nouvelles. La LMES a été adoptée en 1992 parce que l’Organisation des États américains à laquelle nous appartenions allait imposer des sanctions contre Haïti, et que nous n’avions pas de mécanisme pour ce faire.

Je pense que de nombreux États n’ont pas encore ce genre de mécanisme, mais cela témoigne également de notre orientation plus générale qui consiste à opposer les démocraties aux autocraties et qui place tous les autres au milieu.

Vous avez tout à fait raison. Nous devons faire attention, surtout si nous commençons à dire : « Vous êtes avec nous ou contre nous ». Il y a des raisons très pratiques pour lesquelles beaucoup d’États pourraient ne pas participer. Tout d’abord, parce qu’ils ne savent pas quelles mesures de rétorsion pourraient être prises contre eux s’ils se déclaraient trop petits pour avoir des lois en place, qu’elle qu’en soit la raison, et qu’ils affirment avoir des problèmes beaucoup plus graves à régler que d’appliquer des sanctions risquant fort de ne pas avoir beaucoup d’effet.

Je pense que ce sera la grande question de la politique étrangère du Canada et de l’Occident dans l’avenir.

Le président : Il vous reste 30 secondes, sénateur Woo.

Le sénateur Woo : J’aurais besoin de 30 heures pour traiter de cette question, alors je vais passer mon tour. Merci.

Le président : Merci. Un autre sénateur aimerait-il poser une question?

Le sénateur MacDonald : Puisque vous en avez parlé, dites-nous comment notre processus réglementaire d’imposition de sanctions autonomes au Canada se compare avec celui de pays comme les États-Unis ou d’un bloc comme l’Union européenne?

Mme Lilly : Mme Charron voudrait-elle répondre à cette question.

Mme Charron : Nous constatons entre autres que le Canada excelle dans la mise en place de sanctions et dans l’inscription des personnes et des entités, mais c’est dans la mise en œuvre des mesures exigées par des tiers que nous avons des problèmes. C’est parce que le gouvernement du Canada n’a pas fixé de directives. Je sais qu’il y a très peu de causes d’infraction aux sanctions devant les tribunaux canadiens. Est-ce parce que personne n’applique les sanctions? Nous ne pouvons pas intenter de poursuites. Nous n’avons pas les ressources nécessaires pour enquêter sur des cas d’infraction aux sanctions.

Je suis donc très préoccupée de voir que nous nous dépêchons d’appliquer des sanctions pour ensuite rencontrer des difficultés au niveau du suivi, de la réglementation, de l’examen et de la levée de sanctions, autant d’éléments qui sont les plus difficiles à maîtriser.

Le président : Merci.

Je vais poser une autre question qui sera plus ou moins la même que celle que j’ai posée au groupe précédent.

Avec toutes les activités ayant entouré ces sanctions sans précédent, avec la Loi de Magnitski, la Loi sur les mesures économiques spéciales et peut-être même d’autres mesures à venir, vous êtes toutes deux reconnues dans ce domaine et avez d’ailleurs toutes deux publié des articles à ce sujet. S’agit-il d’un moment de consécration académique pour vous? Étendez-vous vos réseaux au Canada et ailleurs dans le monde?

D’autres pays imposent des sanctions. Ils examinent leurs politiques en la matière et essaient de bien faire les choses. Dans la forme actuelle, et avec l’examen quinquennal prévu dans la loi de Magnitski, tout cela est relativement nouveau pour nous tous. Les sanctions existent depuis longtemps. La professeure Charron a parlé des embargos.

Tout cela a-t-il pour effet d’unir davantage le milieu universitaire? Collaborez-vous beaucoup avec ce milieu à l’étranger?

Je vais commencer par Mme Lilly.

Mme Lilly : Nous collaborons bien sûr avec des universitaires au Canada, et Mme Charron est d’ailleurs une de mes cochercheuses. Je travaille sur ses articles, d’autant qu’elle est une véritable chef de file dans le domaine. Il y a d’autres experts au Canada; nous nous connaissons tous et nous sommes en relation. Je crois que, la semaine dernière, vous avez reçu Clara Portela avec qui nous restons en contact. Il s’avère qu’il s’agit d’une petite communauté d’universitaires.

Ce qui se passe dans le monde ne me réjouis pas, mais cela crée une occasion de recherche intéressante. À cause de son ampleur, le phénomène suscite beaucoup de recherches.

Cela dit, je profite de l’occasion pour préciser que nous n’avons pas suffisamment d’argent pour entreprendre ce genre de recherches. En règle générale, Mme Charron et moi n’avons que peu de moyens pour travailler sur nos dossiers et nous le faisons en grande partie sans subventions de recherche importantes. Il serait fantastique, dans un prochain budget, par exemple, de consacrer des fonds à la recherche sur les sanctions.

Mme Charron : Malheureusement, il n’y a toujours qu’un seul livre consacré aux sanctions canadiennes, celui de Kim Richard Nossal, publié en 1994. Il y dresse une comparaison entre le Canada et l’Australie. J’ai rédigé un volume révisé sur Margaret Doxey, qui est canadienne, et sur l’effet qu’elle a eu sur les sanctions multilatérales. Force est de constater que les Canadiens ont été les chefs de file en matière de changement de la façon dont le monde envisage les sanctions, surtout quand on pense à David Malone, Margaret Doxey, David Angell et à d’autres. Pourtant, au Canada, nous n’avons que deux titulaires de maîtrise qui examinent les sanctions et aucun titulaire de doctorat. Nous avons vraiment besoin de sang neuf en recherche.

Nous devons pouvoir travailler en partenariat avec Affaires mondiales. Il est très difficile d’étudier la théorie des sanctions si l’on ne peut s’adresser à Affaires mondiales et demander un coup de main afin de mieux comprendre les problèmes auxquels ce ministère fait également face. Faute d’une telle collaboration, on demeure la cible de critiques potentielles.

Le président : Merci beaucoup. Je suis heureux d’avoir posé la question.

Je souhaite remercier nos deux témoins au nom du comité. Madame Charron et madame Lilly, merci beaucoup de vous être jointes à nous. Nous pourrions vous réinviter à un moment donné dans le cadre de notre étude.

Chers collègues, avant de lever la séance, j’attire votre attention sur deux points. D’abord, le sondage que notre greffière, Mme Lemay, a envoyé aux membres plus tôt pour leur demander s’ils participeront au voyage du comité à Washington, D.C., du 4 au 6 décembre. Tout le monde ne nous a pas répondu. Consultez vos calendriers et répondez à Mme Lemay dès que possible afin que nous puissions prendre les dispositions nécessaires pour les déplacements.

Pour la réunion de demain, nous nous retrouverons de nouveau dans cette salle, mais pas à 11 h 30. Comme certains témoins se sont évaporés, nous nous réunirons à 12 h 30. Notre principal témoin sera l’honorable Harjit Sajjan, ministre du Développement international. Cela fait partie de l’étude en cours sur l’étude d’Affaires mondiales qui est adaptée à l’objectif que nous poursuivons.

(La séance est levée.)

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