Aller au contenu
AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mercredi 16 novembre 2022

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 16 heures (HE), avec vidéoconférence, pour effectuer un examen approfondi des dispositions et de l’application de la Loi de Sergueï Magnitski, et de la Loi sur les mesures économiques spéciales.

Le sénateur Peter M. Boehm (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président : Je m’appelle Peter Boehm, je suis un sénateur de l’Ontario et je suis président du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international.

[Traduction]

Avant de commencer, j’inviterais les membres du comité présents aujourd’hui à se présenter.

[Français]

La sénatrice Gerba : Amina Gerba, du Québec.

[Traduction]

Le sénateur Greene : Steve Greene, de la Nouvelle-Écosse.

Le sénateur Loffreda : Tony Loffreda, du Québec.

La sénatrice Simons : Paula Simons, de l’Alberta, du territoire du Traité no 6.

Le sénateur MacDonald : Michael MacDonald, de la Nouvelle-Écosse.

Le sénateur Harder : Peter Harder, de l’Ontario.

La sénatrice Busson : Bev Busson, de la Colombie-Britannique.

La sénatrice M. Deacon : Marty Deacon, de l’Ontario.

Le sénateur Richards : David Richards, du Nouveau-Brunswick.

Le président : Bienvenue, chers collègues, et bienvenue à tous ceux et toutes celles qui nous regardent sur le site ParlVU du Sénat.

Aujourd’hui, nous poursuivons notre examen des dispositions et de l’application de la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus — ou loi de Sergueï Magnitski — et de la Loi sur les mesures économiques spéciales. Aujourd’hui, nous accueillons quatre experts en matière de régimes de sanctions, tous par vidéoconférence.

En première partie, nous avons le plaisir d’accueillir deux représentants du secteur financier. D’abord, Me Angelina Mason, avocate en chef et vice-présidente, Affaires juridiques et Risque, de l’Association des banquiers canadiens; et M. Stephen Alsace, dirigeant mondial, Sanctions économiques, de la Banque Royale du Canada. Bienvenue à vous deux et merci d’avoir accepté notre invitation. Je crois savoir que Me Mason va présenter une déclaration d’environ sept minutes en votre nom à tous les deux; nous passerons ensuite à la période de questions.

Maître Mason, vous avez la parole.

Me Angelina Mason, avocate en chef et vice-présidente, Affaires juridiques et Risques, Association des banquiers canadiens : Je vous remercie d’avoir convié l’Association des banquiers canadiens — l’ABC — et la Banque Royale du Canada — la RBC — à comparaître cet après-midi pour participer à l’examen compréhensif du comité sur les dispositions et l’application de la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus, aussi appelée la loi de Sergueï Magnitski, et de la Loi sur les mesures économiques spéciales, la LMES. Je m’appelle Angelina Mason, et je suis avocate en chef et vice-présidente des affaires juridiques et des risques à l’ABC. Je suis accompagnée aujourd’hui de Stephen Alsace, dirigeant mondial de l’Unité des sanctions économiques à la Banque Royale du Canada.

L’ABC est la voix de plus de 60 banques canadiennes et filiales de banques étrangères actives au pays. Les banques emploient plus de 275 000 personnes au Canada qui contribuent à la croissance économique et à la prospérité du pays. L’ABC préconise l’adoption de politiques publiques favorisant le maintien d’un système bancaire solide et dynamique, capable d’aider les Canadiennes et les Canadiens à atteindre leurs objectifs financiers.

Les sanctions font partie du droit canadien depuis longtemps. En plus d’aligner davantage notre régime de sanctions sur ceux de nos alliés du G7, l’introduction de la loi de Sergueï Magnitski en 2017 et les modifications apportées en conséquence à la LMES ont démontré l’attachement continu du gouvernement fédéral à certains objectifs méritoires : la sauvegarde des droits de la personne, la lutte contre la corruption à grande échelle et le maintien de la paix et de la sécurité internationales.

Depuis 2017, ce régime de sanctions se développe rapidement en réaction aux changements géopolitiques. Les banques actives au Canada ont investi massivement dans la conformité à la loi de Sergueï Magnitski et à la LMES et ont donc facilité l’application de ces deux lois, à la suite de leur adoption et de leur expansion. Nos membres travaillent en étroite collaboration avec Affaires mondiales Canada — AMC — et la Gendarmerie royale du Canada — la GRC — en vue d’assurer une conformité générale avec les exigences sur les sanctions et d’avoir en place des systèmes et des procédures de gestion des risques et de vérification des listes de sanctions.

En lien avec ces efforts, nous reconnaissons la valeur de la Liste consolidée des sanctions autonomes canadiennes d’AMC. Nous soulignons également la volonté croissante des responsables d’AMC de collaborer avec les intervenants, dont nos membres, sur les questions relatives aux sanctions et aux activités de sensibilisation du public. Par ailleurs, nous saluons l’annonce par le gouvernement fédéral d’un investissement de 76 millions de dollars dans le développement par AMC d’un bureau des sanctions et d’un soutien supplémentaire à la GRC, ce que nous considérons comme un premier pas important vers, et un catalyseur pour, d’autres améliorations du régime de sanctions du Canada.

Étant donné leur rôle au sein du système financier mondial, nos membres ont constaté plusieurs façons dont le régime de sanctions du Canada doit poursuivre son évolution. Principalement, AMC devra combler le besoin en directives écrites et accessibles au public, portant sur les règlements associés à la loi de Sergueï Magnitski et à la LMES. Ce besoin a été souligné dans le rapport de 2017 du Comité permanent des affaires étrangères et du développement international de la Chambre des communes, intitulé Un cadre efficace et cohérent de mise en œuvre des régimes de sanctions du Canada : honorer la mémoire de Sergueï Magnitsky et aller plus loin. Ce besoin persiste jusqu’à nos jours et s’est même amplifié. Comme le montrent de récents événements, les sanctions s’appliquent désormais à une vaste liste sans précédent qui s’allonge rapidement, sur laquelle figurent des entités et des personnes enracinées dans le système financier mondial. Cette réalité rend complexe la mise en œuvre et suscite des questions de la part des intervenants. De façon générale, les directives représentent une composante habituelle et essentielle du système juridique canadien, surtout dans le secteur des services financiers. Elles fournissent aux intervenants, qu’il s’agisse d’organisations ou de PME, des informations importantes et un éclairage sur la manière dont un organisme de réglementation interprète et applique les exigences réglementaires. Conscientes de cette réalité, les autorités responsables d’appliquer les sanctions dans d’autres territoires, comme aux États-Unis et au Royaume-Uni, ont élaboré des directives écrites détaillées sur leurs lois respectives en la matière.

Nous encourageons l’élaboration de directives sur la loi de Sergueï Magnitski et la LMES dans la perspective de suivre les mêmes pratiques exemplaires que les autorités chargées de l’application des sanctions dans les territoires étrangers et dans l’ensemble du paysage réglementaire canadien. En plus d’atténuer les risques opérationnels et réglementaires qui découlent de l’opacité réglementaire propre à la conduite des affaires à l’échelle mondiale, ces directives apporteront la clarté et la transparence dont les intervenants ont besoin, surtout ceux qui ne peuvent pas accéder à des ressources onéreuses pour soutenir leurs activités. Elles contribueront également à garantir que la loi de Sergueï Magnitski et la LMES sont mises en œuvre comme prévu et que leurs objectifs louables sont efficacement atteints.

En plus des directives écrites, nous suggérons qu’AMC s’efforce d’éduquer le public canadien sur la nature, la raison d’être et l’impact des lois canadiennes en matière de sanctions. Dans le contexte actuel, les entités du secteur privé, comme nos membres, sont souvent tenues de répondre aux questions et aux préoccupations de leurs clients. Pour veiller à ce que le public reçoive des informations exactes et à jour, nous sommes d’avis que le gouvernement fédéral est le mieux placé pour répondre à ces questions, car nos membres et d’autres intervenants sont toujours en réflexion quant à l’impact de la loi sur leurs activités.

Également, nous constatons que les changements apportés à la liste des sanctions d’AMC posent des problèmes opérationnels mineurs. Souvent, les modifications aux règlements sont annoncées plusieurs jours avant leur adoption. Afin de donner à nos membres et au secteur privé dans son ensemble le temps d’adapter les systèmes et les processus aux changements, qui sont parfois considérables, nous suggérons qu’un avis soit communiqué avant la promulgation des changements.

En outre, le système de permis nécessite l’attention du gouvernement fédéral. Nous comprenons que d’autres administrations ont prévu des mécanismes simplifiés pour l’obtention des permis ou des certificats autorisant certaines activités ou transactions précises, qui sont autrement interdites. Par exemple, les États-Unis ont des dispositions relatives aux licences générales qui autorisent des types particuliers de transactions pour une catégorie de personnes, sans qu’il soit nécessaire de demander une licence spécifique. Cette approche générale n’est pas utilisée au Canada, bien qu’elle soit possible en vertu de la loi. Compte tenu du manque de directives et de clarté dans la loi, il n’est pas surprenant qu’AMC soit inondée de demandes de permis. Il semble que l’augmentation du volume ait occasionné un retard dans le traitement des demandes et de la confusion quant aux délais de communication des réponses officielles. Ces permis ne sont pas toujours requis par de grandes entreprises. Souvent, ce sont des personnes ordinaires qui cherchent à les obtenir, comme des clients de banques de détail qui désirent envoyer des fonds à des membres de leur famille dans des pays touchés par des sanctions. Sans vouloir affaiblir la portée de la loi de Sergueï Magnitsky et de la LMES, nous proposons qu’AMC s’aligne sur l’approche adoptée par les territoires étrangers. De plus, nous recommandons qu’AMC engage des ressources supplémentaires pour s’occuper spécifiquement des demandes de permis et établisse idéalement un mandat pour traiter toutes les demandes de licence dans un délai raisonnable, par exemple, 30 jours.

Finalement, et c’est peut-être le point le plus fondamental, un investissement supplémentaire du gouvernement fédéral dans le bureau des sanctions d’AMC est probablement nécessaire pour permettre les changements que nous avons décrits aujourd’hui.

Nous saluons et soutenons les promesses budgétaires antérieures du gouvernement fédéral envers le ministère. Toutefois, compte tenu des récents développements géopolitiques, nous arrivons à un tournant décisif, le régime est sous tension, et il est essentiel qu’AMC dispose des ressources adéquates. Comme nous l’avons mentionné, les fonctionnaires d’AMC ont montré une grande volonté de collaborer avec les intervenants. Des ressources doivent être mises en place pour soutenir cette volonté et garantir une réponse rapide aux demandes croissantes envers le régime de sanctions du Canada.

En conclusion, nous sommes conscients des étapes importantes que le gouvernement a franchies en promulguant la loi de Sergueï Magnitski et la Loi sur les mesures économiques et spéciales. Pendant que le Sénat poursuit son examen, nous demeurons prêts à poursuivre notre participation à ces enjeux en vue de limiter toute conséquence de la loi sur le plan opérationnel et de soutenir ces objectifs clés.

Merci. Nous sommes prêts à répondre à vos questions.

Le président : Merci beaucoup, maître Mason.

[Français]

Chers collègues, avant de passer aux questions et réponses, j’aimerais demander aux membres présents dans la salle de s’abstenir de se pencher trop près de leur microphone ou de retirer leur oreillette alors qu’ils le font. Cela permettra d’éviter tout retour sonore qui pourrait avoir un impact négatif sur le personnel du comité et d’autres personnes dans la salle, ainsi que pour nos interprètes. Merci.

[Traduction]

Passons aux questions. J’aimerais préciser aux sénateurs et sénatrices que vous disposez de quatre minutes maximum chacun pour la première ronde, incluant question et réponse; je demande donc aux sénateurs et aux témoins d’être le plus concis possible. Nous pourrons toujours faire un deuxième tour si le temps le permet.

Le sénateur Loffreda : Merci aux témoins d’être avec nous aujourd’hui.

Compte tenu des défis et du contexte géopolitique actuels, y a-t-il des tendances inquiétantes ou des préoccupations qui nécessiteraient ou non l’intervention du gouvernement, selon vous? Aussi, la collaboration entre Affaires mondiales Canada et les intervenants de l’industrie, en ce qui concerne les sanctions canadiennes et les directives, est-elle efficiente et est-elle suffisante? Avez-vous des améliorations à proposer ou des recommandations à cet égard?

Me Mason : Oui, comme je l’ai dit dans ma déclaration préliminaire, nous croyons certainement qu’il y a place à l’amélioration, et qu’il faudrait pour cela probablement accroître les ressources. Il faut expliquer clairement comment interpréter les sanctions à mesure qu’elles sont prises. Souvent, elles sont trop générales, et il se présente des scénarios ou des situations qui ne semblent pas correspondre à l’intention stratégique.

Laissez-moi vous donner un exemple : disons que ce qui est touché, c’est la caisse de retraite des Canadiens. Cela ne correspondrait probablement pas à l’intention stratégique, surtout qu’une caisse de retraite serait en fiducie et qu’il serait assuré que l’argent ira aux parties concernées. Il faudrait ce genre de clarté, que ce soit dans un document de directives ou, si on juge que cela est nécessaire, un permis d’exemption; alors nous pourrions avoir ce genre de discussion et recevoir les commentaires nécessaires en temps opportun.

Stephen Alsace, dirigeant mondial, Sanctions économiques, Banque Royale du Canada : Je pense que Me Mason a répondu assez succinctement. J’ajouterai que, surtout en ce qui concerne les directives, Affaires mondiales Canada doit d’abord et avant tout avoir la volonté de fournir des directives publiques pour l’interprétation des sanctions.

Ce n’est pas seulement une question de ressources. Je le précise, parce que je fais ce travail depuis longtemps. J’ai témoigné en 2016, et j’ai soulevé des points similaires à ce moment-là — disons vers 2013 ou 2014 —, Affaires mondiales publiait des directives détaillées sur l’interprétation et l’intention stratégique des sanctions, mais cela s’est perdu au fil des ans.

Une partie de la solution tient à la volonté, et une autre tient aux compétences.

L’autre chose que je mentionnerais est qu’Affaires mondiales Canada n’est pas un organisme de réglementation des institutions financières. Il a un peu de difficulté à fournir des directives réglementaires aux institutions financières et peut-être même au grand public. Ce n’est pas un domaine qu’il maîtrise bien, et peut-être qu’il pourrait s’améliorer du moins un peu de ce côté-là.

Le sénateur Loffreda : Compte tenu du contexte d’aujourd’hui, des difficultés et du fardeau réglementaire, surtout celui des banques — et je le connais bien, j’ai passé 35 ans dans ce milieu — et compte tenu des tendances que vous observez, est-ce que le régime canadien en matière de sanctions crée un fardeau? Avez-vous suffisamment de ressources pour vraiment gérer de manière efficace ce qu’on attend de vous? Nous manquons de ressources partout, dans tous les secteurs. Selon vous, dans vos secteurs, le manque de ressources soulève-t-il des préoccupations, compte tenu des tâches supplémentaires qu’on vous demande de faire?

Me Mason : Nous avons depuis longtemps suffisamment de ressources pour gérer ce qui est exigé de nous par rapport au respect des sanctions. À ce chapitre, l’important est de mettre en œuvre les exigences précises; il faut que nous ayons des directives adéquates pour savoir comment les mettre en œuvre. Nous avons les gens qui se chargeront de cette mise en œuvre. C’est surtout une question d’interprétation, et nous avons besoin de soutien pour savoir comment nous allons mettre cela en œuvre.

Il n’y a pas seulement les banques; cela concerne d’autres Canadiens et les grandes autant que les petites entreprises. Voilà donc pourquoi il est si important que nous ayons des directives, parce que les ressources ne sont pas seulement utilisées pour la mise en œuvre; elles le sont aussi pour l’interprétation et pour savoir ce qui est visé.

La sénatrice M. Deacon : Merci à vous deux d’être avec nous aujourd’hui.

Je vais donner suite à ce que vient de demander le sénateur Loffreda — peut-être une deuxième ou une troisième partie à ces questions —, à propos du manque de précision ou du manque de directives claires sur les politiques. D’autres témoins nous ont certes dit que, en conséquence, les organisations faisaient parfois du zèle pour éviter d’enfreindre le régime de sanctions.

Seriez-vous tous les deux d’accord avec ces témoins, ou approuvez-vous ce qu’ils disent? N’y a-t-il pas assez d’information? Quelle est votre réaction aux commentaires formulés par d’autres témoins?

Me Mason : Monsieur Alsace, voulez-vous répondre, pour donner le point de vue pratique?

M. Alsace : Allez-y, je vais compléter.

Me Mason : C’est difficile de dire qu’on fait du zèle si, à priori, quelque chose semble être visé. S’il n’y a personne pour préciser que cela n’était pas l’intention — c’est-à-dire que, du point de vue de la politique, l’intention n’était pas de cibler cela —, alors, selon ce qui est écrit, techniquement, vous respectez la politique. Cependant, quand vous analysez le scénario avec des faits précis, vous vous dites « Ce n’était pas vraiment cela qui était visé, n’est-ce pas? », tant que vous n’avez pas cette clarté et ces directives, c’est difficile de dire qu’il y a eu du zèle, parce que, à priori, cela semble être visé.

M. Alsace : Je vais vous donner un exemple concret. Un certain nombre de nos clients sont des joueurs de hockey canadiens, qui jouent en Europe et en Russie, mais ils jouent pour des équipes appartenant à des entités sanctionnées. C’est un domaine où nous demandons des éclaircissements, parce que présentement, nous sommes obligés de geler leur salaire. Cela a entraîné un certain nombre de demandes de permis, et nous avons demandé des éclaircissements sur cette question. Nous aimerions avoir un éclaircissement général quant à cette question, pour savoir si c’est vraiment l’intention du gouvernement de bloquer ce genre de paiements. Voilà un exemple concret parmi d’autres que je peux vous donner.

De façon plus générale, il y a deux ou trois choses que j’aimerais mentionner. Le marché russe... ce n’est pas uniquement à cause du Canada que nous songions à peut-être abandonner certains secteurs; il y a eu d’autres décisions qui ont été prises en matière de risque. Nous avons tenu compte de l’exposition du marché et aussi des autres régimes de sanctions appliqués par d’autres administrations. Ce n’était pas uniquement à cause du Canada.

C’était un facteur, et beaucoup d’institutions financières ont adopté cette approche après 2014, quand les premières séries de sanctions ont été appliquées, mais je ne dirais pas que c’est simplement que les banques font du zèle. Je pense qu’une partie du problème tient à l’interprétation floue, qui a fait exploser le nombre de demandes de permis au Canada, mais il y a aussi d’autres facteurs de risque qui entrent en ligne de compte et qui ont entraîné certaines mesures d’atténuation des risques à l’égard du marché russe.

La sénatrice M. Deacon : Merci.

Donc, c’est ce qui arrive en aval. Si on regarde en amont, nous savons que, plus tôt cette année, les deux lois ont été modifiées pour autoriser la confiscation de biens visés par un décret de saisie ou de blocage au titre de la loi Magnitski ou de la LMES.

J’essaie de comprendre comment vous voyez la situation de votre côté. Qu’est-ce que cela veut dire pour les banques qui ont peut-être ces biens, et quel est le processus de votre côté, quand il y a un décret de saisie?

Me Mason : En ce qui nous concerne, les saisies ne sont pas quelque chose de nouveau; elles existent déjà dans les régimes provinciaux. Que cela fasse maintenant partie du régime fédéral ne présente pas vraiment de difficultés pour nous. La loi a été adoptée, et le règlement a été mis en place, alors ce qu’il faut, essentiellement, c’est que le gouvernement les applique. Il y a des mesures que le gouvernement doit appliquer, et nous participons tout simplement au processus.

La sénatrice Simons : Vous n’êtes pas la première personne à témoigner devant le comité qui s’est dite préoccupée du fait qu’Affaires mondiales Canada n’a pas de directives écrites. Quand vous demandez à Affaires mondiales de vous fournir ces directives, que vous répond-on, pour vous expliquer pourquoi on refuse ou pourquoi on ne l’a pas déjà fait?

M. Alsace : Honorable sénatrice — si vous me permettez de répondre, maître Mason —, souvent, nous ne recevons pas de réponse. Nous ne savons pas pourquoi AMC ne peut pas nous répondre, et ça fait longtemps qu’on attend. Je dis longtemps, parce que cela ne date pas d’hier que nous demandons des éclaircissements : cela fait depuis 2016-2017. À dire vrai, je ne peux pas vous dire pourquoi on ne nous répond pas. Je n’ai pas de réponse.

La sénatrice Simons : Eh bien, voilà qui est un peu troublant. Maître Mason, avez-vous quoi que ce soit à ajouter?

Me Mason : Eh bien, non. Comme nous l’avons mentionné, il y a évidemment cet investissement important dans AMC pour lui donner des ressources. Je pense que cela lui permettrait d’avoir les ressources nécessaires pour fournir ce genre de soutien.

La sénatrice Simons : Maître Mason, vous avez avancé l’idée qu’on vous avertisse à l’avance des lois qui seraient modifiées, avant leur adoption. Cela serait évidemment difficile, parce que, même quand un projet de loi est adopté à la Chambre des communes, il est ensuite renvoyé au Sénat, qui l’étudie et qui peut le modifier. Ce n’est pas toujours facile de savoir quand un projet de loi sera adopté ou même à quoi ressemblera la version finale. Je me demandais si vous pouviez expliquer un peu mieux comment cela fonctionnerait, selon vous, si on voulait donner à l’industrie un préavis quant au secteur et à la version finale d’un projet de loi.

M. Alsace : Honorable sénatrice, je peux répondre à votre question en vous donnant le point de vue opérationnel. Je pense que ce que Me Mason voulait dire, ce n’était pas tant qu’il faudrait un préavis quand de nouveaux règlements sont sur le point d’être adoptés. À dire vrai, le gouvernement du Canada a fait cela, par rapport à Haïti. Il a fait les annonces, et nous savions ce qui s’en venait sous peu. Là n’était pas le problème.

Le problème que nous avons, c’est que la plupart des mises à jour de la loi de Sergueï Magnitski ainsi qu’à la LMES sont des noms : c’est-à-dire que des personnes ou des entités sont ajoutées à la liste. On dit que c’est une approche basée sur une liste. Quand on ajoute des noms à la liste, notre problème tient au fait que, quand la mise à jour est publiée — elle entre en vigueur seulement à la date de publication —, les noms sont antidatés. La date d’entrée en vigueur précède de trois jours — et même, aujourd’hui, il y a eu un cas où c’était de quatre jours — la date de publication effective. Donc, quand vous voyez le nom, cela fait déjà trois ou quatre jours qu’il est en vigueur. Sur le plan opérationnel, nous prenons des mesures immédiatement. Nous avons des processus manuels, parce que nous savons que c’est de cette façon que le gouvernement du Canada travaille. Nous avons aussi des fournisseurs automatisés qui nous fournissent des listes, mais il y a toujours un retard de 24 heures. C’est tout simplement comme cela qu’ils fonctionnent. Donc, nous travaillons pour ainsi dire des deux façons, et nous avons dû adopter un processus manuel, mais cela ajoute tout de même à la frustration quand le gouvernement fait ce genre de choses.

La sénatrice Simons : C’est vraiment autre chose que l’adoption d’une loi. A-t-on déjà pénalisé les banques parce qu’elles n’avaient pas eu la clairvoyance de prédire, quatre jours plus tôt, qui allait être ajouté à la liste?

M. Alsace : Heureusement, non, du moins pas au Canada, à ma connaissance. Les États-Unis ont pris des mesures pour faire appliquer la loi en ce qui concerne le délai et la mise en œuvre des listes.

La sénatrice Simons : Merci beaucoup.

La sénatrice Busson : Ma question concerne l’information que le gouvernement du Canada fournit lorsqu’il sanctionne des entités ou des ressortissants étrangers en vertu de la Loi sur les mesures économiques spéciales. Par exemple, le 4 novembre, la ministre des Affaires étrangères a annoncé conjointement avec les États-Unis que le Canada allait prendre des sanctions ciblées en vertu du Règlement sur les mesures économiques spéciales et des paragraphes pertinents de la Loi sur les mesures économiques spéciales contre deux membres de l’élite politique haïtienne qui avaient fourni un soutien opérationnel illicite et financier à des gangs armés. AMC a seulement fourni les noms de ces personnes, leurs dates de naissance et un très court résumé de la situation en Haïti. Peut-être qu’on aurait pu souhaiter avoir plus d’information dans ce communiqué.

Vous avez dit que les directives et l’information fournies par AMC étaient peut-être insuffisantes. Avez-vous des recommandations pour faire en sorte que l’information fournie lorsque des sanctions visent des ressortissants étrangers soit plus claire et plus complète, afin d’aider le public et les entreprises canadiennes à gérer ces situations?

M. Alsace : Merci, honorable sénatrice. Oui, je pense que ce serait utile qu’on assure l’uniformité quant à la quantité d’information qui est fournie lorsqu’un nom s’ajoute à la liste, par exemple l’adresse et la date de naissance, si possible. Habituellement, nous avons besoin au minimum de ces informations pour identifier correctement les personnes qui sont censées être visées par les listes de sanctions, et c’est aussi ce que les autres administrations font également, mais ce n’est pas toujours ce que fait Affaires mondiales Canada. On ne nous donne pas toujours les noms et prénoms officiels complets. Souvent, on ne nous donne pas les adresses, les dates de naissance et les autres renseignements de référence, alors cela nous complique un peu la tâche.

Une autre difficulté, c’est que, parfois, on ne met pas la majuscule au nom de famille. Cela rend les choses très difficiles, parce que nous ne pouvons plus savoir ce qui est un deuxième prénom ou un nom composé. Cela aussi complique les choses. Parfois, le manque d’uniformité crée effectivement des problèmes.

Me Mason : Juste pour que ce soit clair, dans ces circonstances, nous avons un processus de diligence raisonnable. Quand nous avons des correspondances qui sont peut-être fausses ou seulement proches, nous allons chercher à comprendre ou à obtenir plus d’information auprès du client concerné afin d’éliminer les associations potentielles.

M. Alsace : Nous sommes une grande institution financière canadienne, alors nous investissons dans des fournisseurs de services pour avoir des sources de données de référence, et cet abonnement coûte cher. C’est ce que font la plupart des grandes banques du Canada, mais les petites entreprises ne peuvent pas se payer ce luxe. Elles sont beaucoup plus limitées, et c’est beaucoup plus difficile pour elles de prendre des mesures opérationnelles par rapport à certaines de ces listes de sanctions.

D’autres témoins ont parlé d’une consolidation en vertu de la LMES, faite il y a deux ans, mais cela demeure incomplet. Ils n’ont pas inclus la Loi sur les Nations unies, ni la Loi sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus ou la liste du Code criminel. Il y a environ 600 noms qui ne figurent pas dans la liste consolidée et, même si vous pouvez faire une recherche sur le site Web d’Affaires mondiales Canada, il y manque tout de même certains noms provenant d’autres ministères, même s’ils sont tout aussi valables et applicables.

La sénatrice Busson : Y a-t-il un portail que vous pouvez utiliser pour demander des éclaircissements ou une confirmation par rapport à ces entités et à ces personnes?

M. Alsace : Voulez-vous dire, pour demander une confirmation à Affaires mondiales Canada? Je ne pense pas. Nous allons devoir vérifier et vous répondre plus tard. Je pense que le ministère serait mieux placé pour répondre à votre question, mais je ne crois pas. Nous pouvons lui poser des questions. Le ministère s’est d’ailleurs montré très ouvert au cours de la dernière année en matière de consultations publiques, et vous pouvez même arranger des téléconférences avec lui si vous avez des questions; du moins, c’est ce que la majorité des banques ont fait.

La sénatrice Busson : Merci beaucoup.

[Français]

La sénatrice Gerba : Ma question s’adresse à Mme Mason. Vous avez indiqué, dans vos propos préliminaires, que les États-Unis avaient mis en place un système de licence générale pour certaines catégories de personnes afin de limiter les demandes de permis d’exemption aux sanctions.

Pourriez-vous nous décrire un peu plus en détail ce système? Quel processus doivent suivre les acteurs qui veulent solliciter de telles licences?

[Traduction]

Me Mason : Cela s’applique aux cas où, par exemple, on présente un scénario de faits précis, et après l’avoir examiné, l’organisme de réglementation peut clarifier que, non, à son avis, c’est une exception et il n’est pas nécessaire d’appliquer la sanction. Mais parfois, on reconnaît que le scénario de faits donné pourrait s’appliquer à d’autres situations, que ce n’est pas un cas si unique que cela. Littéralement, si vous montrez à l’organisme de réglementation cette transaction particulière ou ce scénario de fait, alors il délivrerait une licence générale pour que les gens n’aient pas à aller chercher une autre licence. Il y a une licence générale, dans ces circonstances, l’exemption s’applique en vertu de cette licence générale, et alors une partie qui se retrouve dans cette situation n’a pas à demander individuellement sa propre licence.

[Français]

La sénatrice Gerba : Quels sont les garde-fous que le système a mis en place pour que ces licences générales ne puissent pas être utilisées pour contourner le système de sanctions?

[Traduction]

Me Mason : Oui, parce qu’il faut que les paramètres relatifs à la licence soient strictement respectés. Si vous ne satisfaites pas à toutes les exigences de ces paramètres précis, alors vous ne pouvez pas utiliser cette licence.

[Français]

La sénatrice Gerba : Je vous remercie.

[Traduction]

Le sénateur Harder : Merci aux témoins. Maître Mason, en particulier, j’ai bien aimé votre liste de propositions sur ce que nous pourrions songer à recommander, relativement aux réformes ou aux mesures supplémentaires que le gouvernement pourrait prendre.

Compte tenu du fait que les banques exercent leurs activités dans un contexte mondial, pouvez-vous nous parler de vos relations et de vos expériences dans d’autres administrations, dans des pays aux vues semblables aux nôtres, en ce qui concerne leurs régimes? Y a-t-il des éléments communs sur lesquels vous pourriez faire des commentaires, ou savez-vous comment les autres administrations se sont attaquées efficacement aux préoccupations que vous avez soulevées? Quelles leçons pouvons-nous tirer des autres administrations, selon votre expérience du secteur bancaire, et que devrions-nous savoir?

Me Mason : Premièrement, il y a le fait que, récemment, tous ces pays dans le monde ont dû réagir à la même situation géopolitique et appliquer des sanctions. La différence, c’est que, dans une administration donnée, il va y avoir cette clarté et que cela va finir par soulever des questions ici, dans notre pays. Donc, son régime de sanctions est accompagné de directives, puis, quand on regarde ce qui se fait chez nous, nous voyons ces directives, et nous nous posons des questions : les directives sont-elles similaires quant à ce qui est touché et ce qui est censé être visé? Est-ce que cela s’applique également dans notre pays? C’est lorsque cela arrive que nous comprenons l’importance de fournir des directives, parce que nous n’avons pas de réponses, mais, quand des directives complémentaires sont données, cela fait qu’on se pose des questions ici au Canada.

M. Alsace : Aux États-Unis, le Bureau du contrôle des avoirs étrangers — l’Office of Foreign Assets Control ou l’OFAC — a plus de ressources. Tout de même, sa foire aux questions comprend 1 700 questions — et il ne cesse d’en ajouter — et fournit une quantité incroyable d’orientations. Pour chaque régime de sanctions de chaque pays, il publie une trousse documentaire et un document d’information sur les diverses sanctions et la façon dont elles sont appliquées.

Au Royaume-Uni, il y a le Bureau de la mise en œuvre des sanctions financières — l’Office of Financial Sanctions Implementation ou l’OFSI —, un organisme relativement nouveau, puisqu’il a été créé cette année, mais qui a déjà publié plus d’une centaine de pages de directives rien que sur les sanctions contre la Russie.

Ce ne sont que deux exemples parmi d’autres. Essentiellement, ce que nous voulons, c’est qu’on publie plus de directives détaillées et des documents d’interprétation sur la réglementation existante.

Le président : J’aimerais souligner la présence du sénateur Woo, de la Colombie-Britannique, qui s’est joint à la réunion; et aussi la présence du sénateur Housakos, du Québec.

Le sénateur Greene : Mon impression générale, après avoir écouté les réponses aux questions et aussi les questions elles-mêmes, c’est que la loi de Sergeï Magnitski est fondée sur de bonnes intentions, mais que sa mise en œuvre laisse à désirer. En résumé, l’esprit de la loi n’est pas respecté, du moins pas en entier. J’aimerais connaître la réaction des gens ici présents.

Me Mason : Pourrais-je vous demander de préciser? Parlez-vous de l’application de la loi ou du nombre de sanctions qui ont été prises en vertu de la loi?

Le sénateur Greene : De son application.

Me Mason : Pour ce qui est de l’application, je dirais que cela a été fait; sans conteste, la loi est mise en œuvre. Encore une fois, c’est une question de clarté.

Pour donner suite aux commentaires de M. Alsace, quand nous avons parlé plus tôt de zèle, les erreurs tiennent plutôt à l’application trop générale de la loi. Je n’ai aucune raison de croire que la loi n’a pas été appliquée comme prévu. J’irais même jusqu’à dire que son application dépasse ce qui était prévu, si je peux m’exprimer ainsi.

M. Alsace : Nos commentaires relativement à des directives d’interprétation, s’appliquent moins à la loi de Magnitski. La loi de Magnitski cible des personnes, la plupart du temps, alors l’application des sanctions soulève moins de problèmes d’interprétation, parce que le processus est vraiment axé sur les listes : soit vous trouvez des relations ou des transactions avec les parties concernées, soit vous n’en trouvez pas.

Les directives dont nous avons vraiment besoin concernent la LMES, en particulier pour la Russie, parce qu’il s’agit de sanctions ciblées et sectorielles qui sont compliquées. Ce qui nous cause vraiment des difficultés, c’est que nous devons décortiquer la propriété effective ou le contrôle et nos liens avec les parties ou les actionnaires minoritaires qui pourraient être désignés.

Me Mason : Merci d’avoir clarifié, monsieur Alsace. Merci.

Le sénateur Housakos : Ma question s’adresse à l’un ou l’autre de nos témoins d’aujourd’hui : est-ce que ce serait plus simple pour les banques si le gouvernement avait un mécanisme d’audit pour trouver les biens des personnes ciblées par la loi de Sergeï Magnitski — ou par n’importe quelle autre loi, incidemment —, afin que la responsabilité d’identifier les personnes malfaisantes incombe davantage au gouvernement qu’aux banques?

M. Alsace : Je ne pense pas, en ce sens que les banques, selon moi, sont les mieux placées pour identifier les biens appartenant à ces entités. Les banques mondiales ont habituellement des structures assez compliquées, surtout quand il s’agit de marchés financiers et de gestion du patrimoine. Ce serait assez lourd qu’une tierce partie essaie de faire cela. En ce qui nous concerne, une fois que nous avons identifié la partie sanctionnée et que nous appliquons des sanctions, nous ne le faisons pas uniquement pour le Canada, mais aussi pour les autres pays. Nous ne disons pas que c’est trop lourd.

La difficulté, pour nous, est en fait d’identifier correctement les parties. C’est un premier point. Le deuxième point, c’est que, lorsqu’il y a plus qu’un pays concerné et que, disons, les sanctions canadiennes s’appliquent uniquement parce que nous agissons en tant qu’intermédiaire pour une transaction avec un correspondant bancaire, nous ne savons pas si les sanctions s’appliquent ou non, et c’est à cet égard que nous avons besoin de directives d’interprétation.

Me Mason : Même lorsque nous ne faisons pas affaire avec des banques, mais avec des entités privées, qui font ces transactions, je pense qu’il est juste de dire que les personnes qui font ces transactions ont une meilleure idée des gens ou des entités avec qui elles interagissent et des biens qui sont concernés, ce que le gouvernement ne pourrait pas aussi bien savoir.

Le sénateur Housakos : Mais ne croyez-vous pas que le gouvernement, vu sa capacité de renseignement, serait en mesure d’accéder à de l’information que les banques ne pourraient pas obtenir, dans les circonstances actuelles?

Me Mason : Dans la mesure où ces renseignements seraient accessibles et pourraient s’ajouter à l’information fournie, alors oui, ce serait un avantage supplémentaire. C’est seulement que pour nous, lorsque nous prenons des mesures par rapport à des sanctions ou à des noms précis, nous ne sommes pas bien placés pour détecter les diverses correspondances, évidemment.

M. Alsace : Nous aimerions évidemment qu’il y ait davantage d’échange d’informations entre les banques et que le régime le facilite, comme le font d’autres régimes. Cela serait évidemment utile pour contrer davantage le contournement des sanctions, du moins au Canada.

Me Mason : Donc, peut-être qu’il s’agit d’ajouter quelque chose, plutôt que de remplacer quelque chose.

Le président : Ma question donne suite aux dernières questions. L’une des choses que nous essayons de comprendre, dans les réunions que nous avons eues jusqu’ici, concerne — vous en avez tous deux parlé — la transparence et la cohérence des directives.

Monsieur Alsace, vous représentez la plus grande banque du pays, et vous avez parlé d’autres administrations et du besoin de vérifier. Je tiens pour acquis que, puisque les lois comme la loi de Magnitski sont relativement nouvelles dans la plupart des pays du G7, vous avez beaucoup échangé avec les autres banques et les autres administrations, et que celles-ci, à leur tour, font pression sur leurs gouvernements pour avoir des directives, de la transparence et de la cohérence, comme vous le demandez.

Diriez-vous que vous collaborez de plus en plus avec les banques d’autres pays? Ou alors, est-ce que cela devient de plus en plus difficile à cause de la situation actuelle, puisque les sanctions contre la Fédération russe et les Russes sont évidemment sans précédent?

M. Alsace : Merci de la question. Absolument : surtout depuis février, depuis ce qui est arrivé avec la Russie — et je pense également depuis la loi de Sergeï Magnitski —, les institutions financières internationales ont accru leur collaboration. J’essaie de participer à de nombreux congrès dans d’autres administrations, et nous disons tous des choses sensiblement similaires. Nous avons tous de la difficulté à interpréter les changements, à savoir quelles sont les meilleures mesures à appliquer et à nous assurer que nous sommes en conformité. Nous nous demandons aussi comment nous pouvons collaborer pour échanger des pratiques exemplaires. J’ai aussi souvent entendu dire que, juste en comparaison, le Canada fait bande à part parce qu’il ne donne pas de directives, contrairement à presque tous les autres pays du monde.

Le président : Cela inclurait l’Allemagne, par exemple, parce que la Deutsche Bank est l’un des prêteurs de choix pour les entités russes.

M. Alsace : Cela inclurait l’Allemagne, la Suisse, l’Australie, le Royaume-Uni et l’Irlande.

Le président : Merci.

Le sénateur Richards : Il faut que des mesures d’indemnisation soient en place. Je sais que cela ne fait pas longtemps, mais, si jamais une erreur était commise, au titre de la loi de Sergeï Magnitski, ou si les banques ou les gouvernements commettaient une erreur, a-t-on prévu une indemnisation? Y a-t-il des mécanismes en place, si cela arrivait, ou y avez-vous même songé? Je n’ai jamais vu une loi qui, à un moment ou à un autre, n’a pas entraîné une erreur, après un certain temps, pour certaines personnes.

M. Alsace : Honorable sénateur, parlez-vous d’un régime d’exécution, pour le cas où une banque commet une erreur et permet un virement interdit à un oligarque?

Le sénateur Richards : Oui, cela, ou si la mauvaise personne est ciblée. Comme vous l’avez mentionné plus tôt, parfois, quand il y a des noms composés, vous ne savez pas très bien qui est véritablement visé. Je me demandais s’il était déjà arrivé que la mauvaise personne ait été blâmée ou ciblée. Cette personne peut-elle être indemnisée? Avez-vous même songé à cela?

M. Alsace : Nous faisons évidemment attention à ne pas commettre d’erreur. À dire vrai, nous faisons preuve d’une extrême prudence pour nous conformer en tous points aux lois en matière de sanctions, étant donné la nature stricte du régime de responsabilités. C’est pour cette raison que nous déployons tant d’efforts pour nous assurer de bien faire les choses la première fois, autant que possible. Même si nous avons des systèmes automatisés pour les détections et les vérifications, pour ainsi dire toutes les correspondances potentielles sont soumises, à tout le moins, à notre examen. C’est quelque chose d’assez universel dans notre secteur, pour nous assurer que nous ne faisons pas d’erreur.

Cela dit, les humains ne sont pas parfaits, il peut y avoir des erreurs de temps en temps. Nous savons que c’est possible, à cause des organismes d’application de la loi : la GRC est là pour s’assurer que nous appliquons la loi, et je m’attends à ce que, si nous commettons une erreur et que nous bloquons par erreur les fonds d’un client sans en avoir l’autorisation légale, alors nous nous exposerions à une réclamation devant une cour de justice ou à une plainte à l’Agence de la consommation en matière financière du Canada — l’ACFC — etc.

Le sénateur Richards : Vous avez dit, par exemple, que des joueurs de hockey qui jouent pour l’ancienne Union soviétique et la Russie ont actuellement de la difficulté à accéder à leurs fonds. Leur situation doit donc être très précaire là-bas.

M. Alsace : Cela pose un problème pour les clients, mais nous faisons ce que nous pouvons pour eux. Nous avons plaidé en leur faveur auprès du ministère, mais malheureusement, nous n’avons toujours pas de réponse jusqu’ici.

Me Mason : Mais dans cette situation, il est clair qu’il ne s’agit pas d’une erreur. Il s’agit plutôt de savoir si un permis ou une exception à la politique s’appliqueraient.

Le sénateur Richards : Pour terminer, je dirais que je suis d’accord avec vous, et que je comprends, mais tout ce que je dis, c’est que parfois, nous ratissons large.

Me Mason : Je suis d’accord.

Le sénateur Loffreda : Nous avons couvert beaucoup de terrain. Quel est le plus gros défi, dans votre secteur, pour ce qui est d’identifier les parties à sanctionner? Est-ce que cela tient davantage au renseignement ou à la technologie? Est-ce que ce serait du côté des ressources ou des ressources humaines, de la formation ou des directives?

Je sais d’expérience que cela peut sembler facile, mais c’est en vérité très difficile d’identifier les parties. Nous avons dû suivre beaucoup de formation avec le personnel et tout le reste, et nous avons toujours été à jour. S’il y avait un aspect à améliorer pour obtenir des résultats rapidement, surtout compte tenu du contexte et des défis géopolitiques actuels, qu’est-ce que ce serait?

M. Alsace : L’un des plus gros défis pour nous — et c’est un défi qui sera très difficile à surmonter — tient aux divergences entre les pays du G7. Nous avons des activités dans divers pays, et le fait que plus d’une liste s’applique est l’un des plus gros défis pour nous; différentes sanctions à appliquer dans différents pays. Je ne sais pas si nous pourrions, dans un avenir proche, avoir une certaine uniformité entre les pays pour ce qui est de la liste et de l’information comprise dans ces listes, mais ce serait certainement utile.

Comme Me Mason l’a mentionné, nous avons besoin de directives, parce que cela a vraiment des répercussions sur nos activités. Quand nous devons littéralement interrompre des paiements ou des transactions parce que quelque chose n’est pas clair, cela ralentit vraiment le processus, et cela met énormément de pression sur mon personnel. Quand il y a eu les premières sanctions en Russie, en février, il a fallu que mon équipe travaille sans relâche, presque 24 heures par jour pendant des semaines, simplement pour que nous soyons en conformité. Nous savions qu’il fallait traiter les paiements et faire sortir l’argent, pour éviter les répercussions défavorables sur les clients. Une partie du problème, c’est que le gouvernement nous envoie un paquet de noms — essentiellement, un nouveau régime de sanctions — et qu’il pourrait peut-être prendre en considération les conséquences sur le plan opérationnel de cette façon de faire, et peut-être faire cela graduellement.

Le sénateur Loffreda : Maître Mason, avez-vous des commentaires à ce sujet, d’après votre expérience dans le secteur?

Me Mason : Je n’ai rien à ajouter. Je pense que M. Alsace a très bien expliqué.

Le sénateur Harder : Rapidement, je voudrais donner suite à ma question précédente, que nous avons abordée en partie dans des questions subséquentes. Il me semble, puisque nous sommes déterminés à ce que l’imposition de sanctions se fasse généralement en harmonie avec les pays aux vues similaires aux nôtres, surtout les pays du G7, alors il devrait y avoir une coordination simultanée, sur le plan opérationnel, pour la mise en œuvre des sanctions dans chaque administration. Mais ce que je vous entends dire, c’est que ce n’est pas le cas, et je pense que cela devrait être l’une des principales observations de notre comité, et peut-être qu’un bon point de départ serait de recommander les leçons que nous avons retenues, en particulier en ce qui a trait aux sanctions contre la Russie. J’aimerais avoir vos commentaires par rapport à cela.

Me Mason : Nous sommes tout à fait en faveur que le régime canadien évolue. Bien sûr, nous reconnaissons l’importance d’imposer des sanctions. La question est : que pouvons-nous faire pour développer le système afin de le rendre plus efficace et efficient au fur et à mesure de la mise en œuvre?

Le sénateur Harder : Merci.

Le sénateur Housakos : J’aimerais savoir précisément quels mécanismes les banques utilisent actuellement pour suivre les fonds qui sont blanchis ou qui sont transférés par l’intermédiaire de vos institutions, au Canada, par divers régimes autoritaires des quatre coins du monde, en particulier quand ceux-ci utilisent un membre de la famille ou un ami et des entités qui n’ont pas nécessairement le nom des gens désignés dans les diverses listes.

De quels mécanismes les banques disposent-elles pour reconnaître ces stratagèmes très lucratifs que certains régimes autoritaires et certains régimes corrompus utilisent pour transférer leurs fonds, par l’intermédiaire de leur famille et de leurs amis, au Canada?

Me Mason : Je crois que nos programmes commerciaux vont plus loin que le nom des personnes en essayant de cerner ce genre d’associations, en créant des alertes quand une personne essaie, peut-être indirectement, de faire un virement au nom d’une partie en particulier ciblée dans la liste.

Je vais donner la parole à M. Alsace, qui pourra vous parler de l’approche pratique.

M. Alsace : Nous pouvons acheter des listes détaillées et du renseignement détaillé auprès de fournisseurs de services tiers, et c’est ce que nous faisons dans le cadre de notre processus de diligence raisonnable, même si cela entraîne des coûts supplémentaires. Mon équipe, par exemple, scrute les médias sociaux pour aider à cerner les parties qui font peut-être partie de la famille ou alors qui sont proches des oligarques ou du crime organisé.

Très franchement, je crois que, de toute façon, il est trop tard. Je ne pense pas qu’il reste beaucoup d’argent des oligarques au Canada. S’il y en avait, il n’y en a plus. Je pense que la GRC a publié un rapport au printemps qui disait qu’il y a peut-être 150 millions de dollars, environ. En comparaison, au Royaume-Uni, on parle de 18 milliards de dollars, selon le rapport que l’OFSI a publié la semaine dernière.

Je pense que l’argent a été transféré dans des pays qui ne respectent pas la primauté du droit, où il n’y a pas de conformité.

Le sénateur Housakos : On semble mettre l’accent sur les oligarques russes parce qu’ils sont la saveur du mois, mais la vérité, c’est qu’il y a plus de régimes dans le monde qui sont corrompus et autoritaires qu’il n’y a de démocraties, en proportion.

Mais il n’y a pas que les oligarques; nous avons appris de certaines sources que des membres de la famille des dirigeants iraniens blanchissent de l’argent au Canada; certains sont déjà à Toronto. Des sources médiatiques ont parlé d’un certain nombre d’opérations et d’entités qui financent des campagnes électorales ici au Canada — le SCRS a d’ailleurs porté le fait à l’attention du premier ministre —, et qui influencent nos élections.

D’un côté, c’est une excellente chose de pouvoir dire que les banques sont convaincues qu’il ne reste pas beaucoup d’argent appartenant à des oligarques au Canada, mais, d’après ce que le SCRS a communiqué au Cabinet du premier ministre, aux comités parlementaires et aux services de renseignement, il semble que le Canada soit un endroit attirant pour l’argent de régimes comme Haïti, l’Iran et d’autres endroits dans le monde. Je pourrais vous lire la liste.

À part les recherches sur Google et le processus de diligence raisonnable dont vous avez parlé, y a-t-il d’autres mesures pour coopérer concrètement avec nos forces de sécurité? Quand on dit au Cabinet du premier ministre que le régime chinois a dépensé 250 000 $ pour influencer les élections canadiennes, je tiens pour acquis que l’argent est passé par des institutions financières.

M. Alsace : Je ne vais rien dire sur le blanchiment d’argent, mais, en ce qui concerne le contournement des sanctions, les banques coopèrent effectivement avec la GRC. La GRC est en train de lancer un projet de lutte au contournement, c’est un partenariat public-privé auquel nous participons. Nous suivons cela de près.

Me Mason : Du point de vue du modèle motivation-opportunité-capacité, le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada — le CANAFE — fournit toujours de l’information lorsqu’il nous demande de cerner des indicateurs précis, et ensuite, nous appliquerions ces indicateurs pour examiner les activités inhabituelles ou suspectes dans les transactions des clients de nos organisations.

Le sénateur Loffreda : Je voudrais donner suite à la question du sénateur Housakos, parce que c’est une bonne question. À mon époque, monsieur Alsace, quand j’étais dans le domaine des finances, la première règle qu’il fallait suivre religieusement était « Connaissez votre client ». J’aimerais que vous nous donniez un peu plus de détails, pour éviter que les Canadiens aient des préoccupations à l’égard de ce que font les banques. Quelle importance accordez-vous à cette règle, « Connaissez votre client »? Quelle importance accordez-vous au fait d’identifier vos parties et les parties à sanctionner? Avec la technologie, s’il y a un domaine dans lequel vous devez vous améliorer, c’est connaître votre client... parce que ce n’est pas si facile que cela d’ouvrir un compte bancaire. Ce n’est pas si facile de faire des affaires avec une banque, surtout au Canada. Nous le savons tous. Pourriez-vous donc nous donner plus de détails, pour atténuer les préoccupations que nous et que les Canadiens et Canadiennes ont par rapport à cela?

M. Alsace : Laissez-moi répondre à la première partie de votre question, sur la règle de « Connaissez votre client ». C’est important, absolument. C’est une composante essentielle de la lutte contre les crimes financiers.

Le sénateur Loffreda : D’abord, peu importe quelle était la cote de crédit de votre client, si vous ne le connaissez pas, ne faites pas affaire avec lui. Est-ce que c’est toujours la règle d’or dans le milieu des finances? Nous sommes un pays commerçant. Plus de 80 % de notre PIB provient des importations et des exportations.

M. Alsace : Oui, absolument, et la pression s’accentue, pas autant, je dirais, pour ce qui est de connaître votre client, mais pour savoir avec qui votre client fait affaire. À notre époque, nous subissons beaucoup de pression relativement aux paiements instantanés. Nous sommes en concurrence avec les entreprises de technologies financières, qui ne sont pas assujetties au même régime réglementaire que les banques, et nos clients font des affaires avec elles. Voilà le risque.

Ces entreprises ne sont littéralement pas tenues de donner le nom légal des parties. C’est le fondement de la cryptomonnaie : l’anonymat. Cela pose problème aux institutions financières. Voilà le risque.

L’une des choses que nous devons faire, au Canada, c’est nous attaquer au problème de la propriété effective, pas autant à l’échelon fédéral, mais à l’échelon provincial. Il faut que les provinces soient en harmonie par rapport à cela, mais il y a encore une opacité de ce côté-là au Canada.

Le sénateur Loffreda : Merci.

Le président : J’aimerais remercier nos deux témoins, Me Mason et M. Alsace, de leur très précieuse contribution aujourd’hui.

Chers collègues, nous avons le plaisir d’accueillir notre deuxième groupe de témoins, deux experts, par vidéoconférence. Nous accueillons M. Craig Martin, professeur et codirecteur du Centre de droit international et de droit comparé, de la Washburn University School of Law, du Kansas, et M. Michael Nesbitt, professeur agrégé, Faculté de droit, de l’Université de Calgary.

Bienvenue au comité. Merci à vous deux d’être avec nous.

Monsieur Martin, vous avez la parole pour nous présenter votre déclaration préliminaire.

Craig Martin, professeur et codirecteur, Centre de droit international et de droit comparé, Washburn University School of Law, à titre personnel : Merci, monsieur le président et honorables sénateurs et sénatrices, de m’avoir invité à témoigner devant vous aujourd’hui. Je tiens à vous féliciter du travail que vous accomplissez en entreprenant cet important examen de la législation et des politiques canadiennes en matière de sanctions économiques.

Pour vous donner un aperçu, contrairement à certains des témoins précédents, mon témoignage d’aujourd’hui sera axé sur des questions plus vastes de droit international touchant la loi de Sergeï Magnitski et la LMES. D’ailleurs, je crois savoir que j’ai été invité à témoigner en raison de mon rapport stratégique intitulé Economic Sanctions Under International Law: A Guide for Canadian Policy, soit « les sanctions économiques en droit international : un guide pour les politiques canadiennes », publié l’année dernière par le Rideau Institute et le Centre de recherche et d’enseignement sur les droits de la personne de l’Université d’Ottawa.

Je crois savoir que le rapport n’a pas encore été distribué aux membres du comité, mais je vous recommande fortement d’en tenir compte dans le cadre de votre examen parce que mon témoignage d’aujourd’hui ne saurait rendre justice aux nuances et à la complexité de l’analyse. En résumé, toutefois, il y a une tendance, dans le discours relatif aux sanctions canadiennes, à simplement accepter les sanctions autonomes, c’est-à-dire les sanctions qui n’ont pas été autorisées par résolution du Conseil de sécurité de l’ONU...

Le président : Monsieur Martin, je m’excuse de vous interrompre. Nous éprouvons des problèmes de traduction.

Nous passerons à M. Nesbitt. Nous allons tenter de régler le problème technique et nous reviendrons à vous, monsieur Martin. Toutes mes excuses.

M. Martin : Aucun souci.

Michael Nesbitt, professeur agrégé, Faculté de droit, Université de Calgary, à titre personnel : Merci, sénateur Boehm. Je tiens à remercier tout le monde — honorables membres du Comité permanent et tous ceux qui ont travaillé dans l’ombre afin que cet examen de la LMES et de la loi de Sergeï Magnitski puisse se faire. C’est un véritable honneur de comparaître devant vous aujourd’hui.

J’ai eu l’immense privilège d’écouter les séances précédentes, y compris celle que nous venons de tenir avec de brillants experts. Je souscris entièrement aux commentaires que vous avez entendus jusqu’à maintenant.

Je suis un expert du droit pénal et du droit de la sécurité nationale, principalement, et, par conséquent, mes commentaires porteront majoritairement sur les régimes de sanctions du point de vue juridique et de l’application du droit pénal. Cela dit, au cours de la dernière décennie, j’ai également eu le privilège de travailler en tant que diplomate pour Affaires mondiales Canada, que je vais appeler AMC à partir de maintenant, y compris dans le domaine du droit international et des lois sur les sanctions, et je suis également le responsable de l’équipe du projet sur la politique des sanctions en Syrie et en Iran.

Maintenant, permettez-moi de vous raconter brièvement l’histoire de l’application autonome des sanctions par le Canada. Au Canada, des acteurs privés importants et responsables — ceux des grandes institutions financières avec qui vous venez de parler — sont principalement, voire presque exclusivement, responsables de l’application autonome des sanctions. Du côté du gouvernement, l’application et les sanctions sont presque entièrement absentes. Comment le savons-nous? Nous n’avons jamais accusé personne de ne pas avoir respecté les sanctions au titre de la loi de Magnitski. En 30 ans, depuis l’introduction de la loi de Magnitski, nous n’avons accusé qu’un seul individu et une seule entreprise pour violation. N’oubliez pas que, pendant ce temps, des dizaines de milliers de sanctions ont été prises au titre de la LMES et de la loi de Magnitski, des centaines de millions ou plus d’actifs ont été gelés, des agences américaines ont critiqué le manque d’application de la loi et des organisations internationales respectées ont dénoncé l’incapacité du Canada à endiguer la vague de blanchiment d’argent et de contournement des sanctions.

J’ajouterai que, en tant que personne qui suit ce dossier de près, de temps à autre — ce qui semble être le cas tous les six mois à un an —, un Canadien est arrêté aux États-Unis pour non-respect des sanctions, et les détails de l’incident semblent souvent indiquer que le Canada aurait pu lui aussi appliquer nos lois. À l’heure actuelle, il semble que les États-Unis sévissent davantage en cas de non-respect des sanctions se déroulant sur notre territoire que nous ne le faisons. Ce défaut d’application est un échec de la primauté du droit. Il envoie à ceux qui pourraient ne pas respecter les sanctions le message que nous sommes ouverts aux affaires à moindres frais et envoie aux alliés comme les États-Unis le message que nous ne sommes pas un partenaire sérieux dans ce dossier.

Pour commencer, j’ai trois recommandations pour mieux faire appliquer la loi. Premièrement, nous devons procéder à un examen complet du régime législatif relatif aux sanctions autonomes, en mettant l’accent sur l’application des lois nationales. Pour ne donner qu’un exemple de modifications possibles, je pense qu’il n’existe actuellement aucune raison juridique, nationale ou internationale, qui nous empêcherait de modifier la LMES et la loi de Magnitski afin de pouvoir dresser une liste des transbordeurs connus et des autres acteurs du même genre, même si ces transbordeurs sont constitués en société en dehors du pays visé. Si nous n’avons pas le courage de poursuivre les transbordeurs connus pour les pays ciblés, comme l’ont fait les États-Unis il y a plusieurs semaines, il s’agit et il doit s’agir d’une décision politique, mais d’une décision prise en connaissance de cause.

Deuxièmement, nous avons besoin d’un régime d’application des sanctions de droit civil avec des amendes nettement plus élevées. Dans le cadre d’un régime strictement pénal, tel qu’il existe actuellement, nous nous heurterons à ce que nous appelons en droit de la sécurité nationale au dilemme de la conversion des renseignements en preuve — et je soupçonne que c’est déjà fait. La solution la plus simple est de donner la possibilité d’appliquer des sanctions autonomes par voie réglementaire ou civile, avec des sanctions nettement plus élevées en cas d’infraction. L’application pénale contre des entreprises, comme nous l’avons vu dans notre seule application en 30 ans contre une entreprise, se traduit déjà par des amendes, et de petites amendes en plus. Un régime civil permettrait d’infliger des amendes plus élevées, ce qui aurait un effet dissuasif plus important et aurait l’avantage de nous éviter les aspects problématiques de notre système pénal de divulgation et de la norme de preuve élevée des procès criminels.

Troisièmement, nous devons penser différemment à la façon dont le dossier des sanctions autonomes est géré. À l’heure actuelle, nos examens des sanctions autonomes semblent limités parce que nous supposons qu’AMC devrait continuer à être le seul responsable du dossier et que l’argent devrait en général suivre. Il est temps de remettre en question cette supposition. L’ASFC a besoin d’argent et de la possibilité de repenser son travail sur les sanctions — je sais qu’il y en a peut-être à venir — et de plus d’autonomie pour montrer la voie dans ce domaine. Il en va de même pour la GRC. Mais au-delà d’eux, le SCRS, le CST et le Conseil du Trésor sont également concernés. De même, une organisation qui n’a pas été mentionnée jusqu’à présent est le Service des poursuites pénales du Canada, ou SPPC, qui engagera finalement les poursuites relatives à ces infractions, mais il n’existe aucune expertise interne dans ce domaine. Nous n’avons pas vu d’engagement en ressources financières ou humaines en ce qui concerne ces dernières organisations, et nous n’avons pas beaucoup parlé d’argent en ce qui concerne le SPPC et les autres.

Pour ce qui est de savoir sur quoi nous devons nous concentrer, nous devrions également regarder à l’étranger pour trouver des solutions, notamment au Royaume-Uni et aux États-Unis. Il n’y a pas dans ce pays un organisme équivalent à l’AMC qui a la responsabilité du dossier des sanctions comme l’AMC. Aux États-Unis, par exemple, le Bureau du contrôle des avoirs étrangers, qui relève du département du Trésor des États-Unis, est le détenteur des renseignements financiers, et il contribue à l’établissement des listes, en constituant ce qui est essentiellement le dossier juridique et des finances, en enquêtant sur les sociétés fictives et en facilitant les poursuites, et ainsi de suite. L’application est préparée dès qu’une liste est envisagée, ce qui ne peut être fait par un département d’État ou par Affaires mondiales.

Au Royaume-Uni, le GCHQ, le quartier général des communications du gouvernement, contribuera au moins aux enquêtes exploitant des sources ouvertes, ne serait-ce que pour masquer les traces des sites Internet visités par des sources gouvernementales à la recherche de cibles de sanctions potentielles. AMC n’a pas les compétences nécessaires pour effectuer tout ce travail d’enquête, de préparation juridique et de mise en application, dont une grande partie doit être réalisée avant qu’un nom soit inscrit sur la liste. En outre, si l’objectif est la coordination, AMC pourrait ne pas être l’organisation la mieux placée. Les enquêtes peuvent prendre des mois, voire des années, et la fonction diplomatique d’AMC intègre le roulement des effectifs, ce qui n’est pas le cas des autres agences canadiennes concernées. En bref, vous allez embarquer tous les trois ans environ et abandonner le dossier.

Enfin, les questions juridiques entourant l’application des sanctions sont, en fin de compte, du côté de l’exécution, largement nationale. Par conséquent, je suggère que nous prenions le temps de nous demander si d’autres agences devraient au moins participer à la coordination et de quelle façon cela peut être fait. Je vous remercie.

Le président : Merci, monsieur Nesbitt. Nous allons revenir à M. Martin. Je m’excuse encore une fois. C’est ce qu’on appelle un cas de force majeure. Parfois les choses ne fonctionnent pas comme elles le devraient.

M. Martin : Merci, monsieur le président. Dans le discours canadien sur les sanctions, on a tendance à simplement accepter que les sanctions autonomes — c’est-à-dire les sanctions non autorisées par le Conseil de sécurité des Nations unies — sont légales. On part du principe que, si tous nos alliés imposent des régimes de sanctions similaires, les sanctions doivent être légitimes et légales, voire louables, et que c’est le meilleur moyen de faire respecter les droits de la personne et les autres obligations du droit international.

Mais cette vision quelque peu complaisante ne tient pas compte des sérieuses questions soulevées par les institutions internationales et les chercheurs spécialistes du droit international ainsi que dans les déclarations et la pratique des États d’autres régions de la communauté internationale, en ce qui concerne la légalité de certains types de sanctions autonomes et, en particulier, de la question de savoir si certaines sanctions souvent imposées au nom des droits de la personne n’enfreignent pas elles-mêmes les normes et les obligations en matière de droits de la personne, et si elles ne constitueraient pas une intervention illégale dans les affaires souveraines des États ciblés en minant en fin de compte la primauté du droit international.

Qui plus est, ces arguments sont surtout avancés par des États de l’hémisphère sud, précisément là où le Canada a traditionnellement essayé de défendre la primauté du droit et le respect des droits de la personne. Il existe donc une possible tension entre les objectifs relatifs aux droits de la personne des lois et politiques canadiennes en matière de sanctions — dont l’efficacité est souvent remise en question et a été abordée dans les questions posées par votre comité — et la possibilité que ces lois et politiques causent un préjudice réel, minent les objectifs plus larges de la politique étrangère du Canada, rendent ce dernier vulnérable aux accusations d’hypocrisie et soient incompatibles avec ses propres valeurs constitutionnelles. Les décideurs canadiens doivent être plus sensibles à ces implications en matière de droit international, élaborer et mettre en œuvre les politiques en matière de sanctions économiques en s’appuyant davantage sur les normes et les principes pertinents du droit international et fournir une explication publique plus complète et plus détaillée quant à la manière dont ces lois et politiques sont, en fait, conformes au droit international.

Permettez-moi d’expliquer quelques-uns de ces points dans le temps qu’il me reste. Pour commencer par les considérations relatives aux droits de la personne et aux motifs d’ordre humanitaire, il y a deux préoccupations possibles. La première est que les sanctions à l’échelle de l’État prises en vertu de la LMES, lorsqu’elles sont prises en coordination avec les alliés, créent des régimes de sanctions complets — comme ceux imposés à l’Iran avant 2016 ou au Venezuela et plus récemment à la Russie —, qui, on le constate, de plus en plus, provoquent une insécurité alimentaire et sanitaire dans les populations cibles, entraînant ainsi concrètement des préjudices et des souffrances. Les exceptions d’ordre humanitaire intégrées à ces régimes, touchant les fournitures médicales et les denrées alimentaires, sont généralement inefficaces car il y a une conformité excessive par crainte d’enfreindre le régime. Il est de plus en plus reconnu que ces régimes qui provoquent l’insécurité alimentaire et sanitaire peuvent enfreindre les obligations en matière de droits de la personne.

La deuxième préoccupation en matière de droits de la personne soulevée par législation canadienne sur les sanctions concerne le ciblage d’individus au titre de la loi de Magnitski et de la LMES. Le comité a déjà entendu de nombreux témoignages sur l’absence de divulgation, de transparence et d’orientation concernant la désignation des personnes à sanctionner. Le fait de ne pas expliquer les critères utilisés pour désigner des personnes ou les preuves sur lesquelles on s’est appuyé dans des cas spécifiques ainsi que l’absence d’une procédure transparente indiquant clairement les preuves et les autres normes nécessaires pour contester ou faire appel, relativement à cette désignation, tout cela soulève des questions d’équité procédurale et de justice fondamentale, des valeurs qui font partie non seulement du droit international en matière de droits de la personne mais aussi, bien sûr, du droit administratif et constitutionnel canadien.

Comme le comité l’a entendu, de nombreux autres gouvernements, notamment dans l’Union européenne, offrent un régime de protection beaucoup plus solide dans de tels cas. Un autre sujet de préoccupation est que certaines sanctions autonomes, en particulier les régimes de sanctions globales, peuvent être considérées comme coercitives et donc constituer une intervention illégale dans les affaires souveraines de l’État ciblé. Les sanctions américaines contre le Venezuela, auxquelles le Canada a participé et qui ont été largement considérées comme visant à forcer un changement de régime, en serait un exemple évident. Encore une fois, il s’agit d’un aspect complexe du débat en droit international, mais de nombreux États de l’hémisphère sud ont adopté la position des Nations unies et d’ailleurs : ces sanctions constituent un manquement au principe de non-intervention.

J’ai d’autres idées sur les contre-mesures et sur la question de savoir si le Canada pourrait ou devrait recourir à des sanctions secondaires, mais je les garderai pour la séance de questions.

Pour conclure, je n’ai fait qu’une esquisse sommaire de certains des problèmes de droit international que posent les lois et politiques canadiennes en matière de sanctions, et je ne veux pas trop insister. Nombre de ces questions concernant la légalité des sanctions ne sont pas réglées et sont contestées. Ces questions non résolues appellent à la prudence, et le point principal, sur lequel je vais vous laisser, est que le gouvernement canadien n’a pas fait assez pour répondre publiquement à ces questions et expliquer comment ses lois et politiques en matière de sanctions sont conformes au droit international. Je dirais que, effectivement, les lois et politiques canadiennes peuvent à certains égards enfreindre le droit international ou certaines valeurs canadiennes et que même des doutes concernant la non-conformité du Canada peuvent miner les efforts du pays pour renforcer les droits de la personne et la primauté du droit international.

Je vous remercie et j’attends vos questions.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Martin. Merci à vous deux pour vos excellentes déclarations préliminaires. Nous allons passer immédiatement aux questions. Sénatrices et sénateurs, comme vous le savez, nous disposons de quatre minutes. Nous vous demandons donc d’être brefs dans vos préambules afin que nous puissions tirer le maximum de cette période de questions.

La sénatrice Simons : Mes questions s’adressent à M. Nesbitt. C’est un plaisir de vous rencontrer ailleurs que sur Twitter. Vous avez travaillé au sein d’AMC en tant que chef de projet sur la politique des sanctions contre la Syrie et l’Iran, et vous présentez un argument convaincant selon lequel AMC, en tant que chef de file, n’a pas la capacité d’enquête nécessaire pour faire ce travail. Je me demandais si l’ASFC ou la GRC ont la capacité d’enquête nécessaire pour faire ce travail. La GRC s’est longtemps donné du mal dans les enquêtes sur crimes en col blanc et les crimes financiers.

De votre point de vue, en tant que personne ayant travaillé pour l’AMC, de quel type de ressources avons-nous besoin pour rendre ce régime de sanctions efficace? Parce que le fait que nous n’ayons pas réussi à condamner qui que ce soit est une remarque assez désolante sur l’efficacité des procédures.

M. Nesbitt : Merci, sénatrice Simons. C’est également un plaisir de vous voir ici et non sur Twitter. C’est une excellente question. Je ferai de mon mieux pour y répondre. Cela fait un certain temps. Je prendrai le Bureau du contrôle des avoirs étrangers des États-Unis comme exemple d’opération qui a été efficace.

Je ne sais pas quoi dire à propos de la GRC, parce que, quand on arrive à la GRC, on parle de l’application de la loi après l’inscription sur la liste, et une grande partie de notre problème est que le processus d’exécution de la loi peut se produire plus tard — nous trouvons toutes les ramifications associées à un individu que nous voulons inscrire sur la liste — cela doit se produire avant l’inscription. Aux États-Unis, un certain nombre d’agences se réunissent autour de la table, au Bureau de contrôle des avoirs étrangers. Le département d’État est évidemment présent parce que c’est lui — tout comme AMC — qui dispose des renseignements sur les individus à l’étranger que vous souhaitez identifier, en premier lieu. Cependant, quelqu’un doit disposer de ces renseignements financiers pour examiner les sociétés — les sociétés à numéro — où l’individu concerné pourrait faire partie du conseil d’administration, et nous pourrions l’inscrire sur la liste pour mettre en place une enquête exploitant des sources ouvertes afin de nous assurer qu’une inscription est justifiée, si cela est un jour contesté en justice, ce qui pourrait comprendre le SCRS et le CST. Ils fourniraient également ces renseignements à la GRC.

Je n’ai pas de bonne réponse à vous donner, mais, aux États-Unis, la réponse est essentiellement quelque chose comme le département des Finances ou le Conseil du Trésor avec un secteur désigné spécialiste du domaine, de sorte que vous n’avez pas quelqu’un qui partira pour une mission diplomatique dans deux ans et qu’il n’y aura plus aucun suivi du dossier. C’est leur dossier et c’est ce qu’ils font année après année, alors vous gardez les mêmes personnes. Cela vous aide-t-il?

La sénatrice Simons : Cela aide, mais il me semble que nous avons presque besoin d’une toute nouvelle agence qui aurait les mêmes talents que les procureurs au criminel, des gens qui peuvent faire de la comptabilité judiciaire. Cela ne me semble pas être une mission diplomatique et ce n’est pas non plus une forme conventionnelle d’exécution de la loi.

M. Nesbitt : Je pense que vous avez raison. Les États-Unis, eux, réunissent des gens autour de la table. Vous avez un organisme de coordination qui dit : « Il semble que nous ayons besoin de la GRC » et quelqu’un l’appuiera. C’est un peu comme nous le faisons avec nos équipes intégrées de la sécurité nationale quand nous les réunissons toutes dans une même pièce lorsque nous enquêtons sur une atteinte à la sûreté de l’État. Pour préparer la liste, vous les réunissez toutes dans la même pièce. C’est que vous n’allez pas trouver toute cette expertise dans un seul bâtiment. Vous n’allez certainement pas la trouver à Affaires étrangères, ce qui me préoccupe, si tout cela se passe en grande partie dans un seul bâtiment et en particulier dans un bâtiment où il n’y a pas d’expertise financière, même s’il y a une expertise en matière de renseignement étranger.

La sénatrice Simons : Merci beaucoup.

Le sénateur Loffreda : Merci à nos témoins d’être parmi nous ce soir. Ma question s’adresse à M. Nesbitt. Vous avez mentionné que les grandes institutions financières sont les seules responsables de l’identification des parties à sanctionner et qu’il n’y a aucune sanction gouvernementale. Devrions-nous étendre cette responsabilité?

Vous dites avoir écouté les discussions de notre groupe de témoins précédent lorsque j’ai mentionné la règle « Connaissez votre client », qui était la règle d’or — vous deviez connaître votre client — mais cela devient compliqué, comme vous l’avez entendu. Vous devez connaître votre client et savoir avec qui il fait affaire et vous devez avoir confiance — la confiance est le ciment de toute relation — que votre client connaît ses propres clients. Il est toutefois de plus en plus difficile de le faire.

Devions-nous étendre cette responsabilité au monde des affaires? Est-ce que ce sera un fardeau trop lourd à porter pour le monde des affaires et peut-être pour le gouvernement? Et je dis le gouvernement parce que, si nous étendons cette responsabilité au gouvernement, à un certain niveau et dans une certaine mesure, peut-être verrons-nous beaucoup plus de sanctions.

M. Nesbitt : Oui. Je veux dire, je crois que vous avez raison sur ce point. Il faut que les deux soient responsables. La Banque Royale du Canada a eu raison de répondre que c’est les banques qui détiennent les informations financières sur leurs clients et tout cela. Ce que vous avez dit à ce sujet est tout à fait exact. D’autre part, nous devons inscrire les bonnes personnes sur la liste, dès le départ, et disposer des renseignements nécessaires pour justifier cette inscription — comme M. Martin l’a mentionné — lorsque nous nous présentons, dans un tel cas, dans un procès au criminel afin de pouvoir expliquer pourquoi la personne a été inscrite sur la liste en premier lieu. Cela signifie que nous devons avoir ces connaissances et ces renseignements et il est tout à fait possible que nos forces de sécurité, par exemple, aient des connaissances et des renseignements que les grandes banques n’auraient pas pu recevoir des États-Unis. Eh bien, cela va être difficile dans un procès criminel, mais cela pourrait être plus facile dans un procès civil. C’est pourquoi je présente également cette recommandation. Je pense que le gouvernement devrait faire cela parce qu’une grande partie de ce travail devrait être fait avant que la liste ne soit établie.

Le sénateur Loffreda : Monsieur Martin, voulez-vous ajouter quelque chose?

M. Martin : En fait, je suis d’accord avec le dernier point de M. Nesbitt. Je pense qu’il est crucial que cette information ne soit pas seulement entre les mains du gouvernement lorsqu’il désigne ces personnes. Comme vous l’avez entendu pendant un témoignage, il y a deux ou trois semaines, que j’ai eu l’occasion d’examiner plus tôt cette semaine, je pense qu’il est essentiel que le gouvernement fournisse certains des critères qu’il utilise pour désigner ces personnes — les types de renseignement et d’information qu’il utilise pour désigner ces personnes — afin que le public et les gens à l’extérieur du Canada aient une certaine confiance dans la façon dont ces personnes sont désignées; la façon dont les informations vont ensuite être utilisées dans le cadre de procédures judiciaires, qu’elles soient criminelles ou civiles est beaucoup moins importante. Je suis donc d’accord avec M. Nesbitt sur ce point.

Le sénateur Loffreda : Il y a des sanctions et l’absence totale de sanctions de la part du gouvernement, comme vous l’avez mentionné, mais l’important, le sujet que j’aimerais que vous exploriez, est la prévention et la lutte contre le blanchiment d’argent. J’aimerais penser que, au Canada, compte tenu de nos politiques, de nos règlements, de nos restrictions et de notre renseignement, nous luttons efficacement contre le blanchiment d’argent. Nous pourrions peut-être y revenir à un deuxième tour et vous pourriez faire un bref commentaire, si vous le permettez, monsieur le président.

Le président : Il n’y a plus de temps maintenant pour un bref commentaire, mais c’est tout à fait possible au deuxième tour.

Le sénateur Loffreda : Cette question demeure d’actualité.

Le président : C’est une chose à garder en tête pendant que nous poursuivons.

Le sénateur Woo : J’ai des questions à poser à nos deux témoins, mais permettez-moi de commencer par M. Martin. J’aimerais que vous nous parliez de ce que l’on pourrait appeler l’avant-garde des sanctions à ce jour au pays. D’une certaine manière, nous essayons d’être à l’avant-garde et de repousser les limites. L’une d’elles est, bien sûr, les récents projets de loi visant non seulement à geler et à saisir, mais aussi à réaffecter les actifs, non seulement dans le cadre de la LMES et de la loi de Magnitski, mais aussi dans le cadre de la Loi sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus, qui concerne en fait les accords juridiques entre pays. J’aimerais que vous parliez des problèmes de droit international que vous pourriez voir, monsieur Martin, dans cette tentative de réaffectation des actifs.

L’autre domaine à l’avant-garde des débats et des sanctions, au Canada, est celui des sanctions secondaires, que M. Nesbitt préconise ou auxquelles il a fait allusion, je crois. Nous sommes parfois soumis à des sanctions secondaires et nous essayons de les lever. J’aimerais que vous nous parliez de la légalité de cela, en droit international. Dans quelle mesure ces deux idées sont-elles problématiques dans la réflexion canadienne sur les sanctions?

M. Martin : Merci, sénateur Woo. Je vais commencer par la deuxième question parce que je pense qu’elle est extrêmement importante. Dans mon rapport, j’aborde cette question parce qu’il y a eu des études et des conseils d’orientation stratégiques, je pense, dans le discours canadien, qui donnent à penser que le Canada devrait adopter davantage de sanctions secondaires. Par sanction secondaire, pour que tout le monde comprenne bien, nous parlons de sanctionner à la fois des États tiers — des États autres que l’État cible — et des entités ainsi que des individus au sein de ces États tiers afin de les dissuader ou de les empêcher de faire des transactions avec d’autres individus ou avec l’État ciblé lui-même.

Comme vous y faites allusion, le Canada connaît bien le concept de sanctions secondaires, car il a été victime ou des entités canadiennes ont été victimes de sanctions secondaires, prises au moyen de la Helms-Burton Act, la plus connue, qui sanctionnait toute entité ou tout individu qui aurait effectué des transactions avec Cuba.

Les sanctions secondaires sont vivement critiquées en droit international et sont considérées comme illégales, selon le droit international, précisément parce qu’elles violent les principes du droit international en matière de compétence, plus précisément les principes qui empêchent les gouvernements ou les États de s’engager dans l’application ou l’exécution extraterritoriale des lois nationales, c’est-à-dire d’appliquer des lois à des personnes se trouvant en dehors du territoire de l’État. Jusqu’ici, le Canada n’a pas appliqué de sanctions secondaires. Bien sûr, le Canada, comme de nombreux pays européens, a adopté des lois pour contrecarrer les sanctions secondaires des États-Unis. Les États-Unis sont le pays qui applique le plus de sanctions secondaires au monde, et certains pays ont adopté des lois pour contrecarrer les sanctions secondaires et immuniser leurs propres ressortissants et entités de l’application des sanctions secondaires par les États-Unis.

Selon moi, le gouvernement canadien commet une erreur en envisageant d’appliquer des sanctions secondaires plus énergiques ou même de commencer à en appliquer. Comme je l’ai dit, jusqu’ici, le Canada n’a pas appliqué de sanctions secondaires. Je pense qu’il ne devrait pas le faire. C’est ce que je recommande.

Mon temps est peut-être écoulé, alors je peux peut-être revenir sur la question du gel des avoirs à la seconde série de questions.

Le président : Monsieur Martin, vous avez tout à fait raison, en effet; nous pouvons tenter d’y revenir au second tour.

J’ajouterais que, selon moi, c’est un très bon sujet que nous devrions explorer dans nos prochaines délibérations également, cette question de repositionnement.

La sénatrice M. Deacon : Merci à tous les deux d’être ici. Ce sont des questions et des exposés très approfondis. Monsieur Martin, vous avez fait remarquer que les tribunaux internationaux ont statué que le fait de ne pas fournir aux personnes ciblées par des sanctions, des motifs et un processus de contestation est une violation des droits de la personne. Pendant notre examen, nous avons entendu dire que le gouvernement n’a pas encore élaboré de mécanisme permettant aux personnes et aux entreprises figurant sur la liste des entités sanctionnées de les contester ou de comprendre le fondement de leur présence sur la liste. Je me demandais si vous pourriez peut-être même imaginer, ou si vous pourriez nous dire à quoi ressemblerait un mécanisme d’appel approprié en pratique.

M. Martin : Merci, sénatrice Deacon. Commençons par le principe sur lequel repose votre question; les tribunaux internationaux, et en particulier la Cour européenne de justice, comme on l’appelait à l’époque, dans la célèbre affaire Kadi, ont statué que la mise en œuvre des sanctions autorisées par le Conseil de sécurité des Nations unies, qui seraient normalement considérées comme étant au-dessus de toute autre loi au titre des articles 25 et 103 de la Charte des Nations unies, entraînaient en fait elles-mêmes des manquements aux obligations européennes en matière de droits de la personne, en raison du fait qu’elles ne s’accompagnent d’aucune notification ni de possibilité d’être entendu, de présenter des arguments et de prendre connaissance du fondement de la désignation. Je pense que c’est vraiment problématique que le Canada ne dispose pas de mécanisme permettant à la fois de fournir de l’information et des notifications, mais aussi de donner aux gens la possibilité de présenter des observations, de contester et de prendre connaissance de la preuve utilisée contre eux pour qu’ils soient visés par des sanctions.

Pour répondre à votre question de savoir si je peux imaginer une sorte de mécanisme, je suggérerais, dans le meilleur des mondes, qu’il y ait un contrôle judiciaire et que les personnes visées par des sanctions et qui veulent les contester puissent d’abord le faire auprès du gouvernement, mais qu’elles aient la possibilité, en cas de rejet de cette demande, de présenter une demande de contrôle judiciaire devant les tribunaux. Je pense qu’il faut un mécanisme. Aux Nations unies elles-mêmes, après l’affaire Kadi, le Conseil de sécurité a créé une fonction d’ombudsman pour s’assurer que les personnes désignées par des sanctions de l’ONU ou inscrites sur les listes de personnes désignées par le Conseil de sécurité des Nations unies aient la possibilité de contester leur désignation et disposent d’un mécanisme à cet effet. Il me semble donc que le Canada fait vraiment figure d’exception en ne disposant d’aucun mécanisme d’aucune sorte.

La sénatrice M. Deacon : Merci.

Le sénateur Housakos : M. Martin et M. Nesbitt peuvent tous les deux répondre à mes questions, s’ils le souhaitent. J’aimerais connaître leur point de vue concernant l’utilisation de la loi de Magnitski comme outil; dans quelle mesure le gouvernement canadien a-t-il été efficace ces dernières années dans l’application des sanctions prévues par la loi de Magnitski, par rapport à nos alliés, en particulier nos alliés du Groupe des cinq, et à ceux qui disposent de lois comme la loi de Magnitski?

Pour ma seconde question, j’aimerais connaître votre avis. Tout à l’heure, j’ai entendu les dirigeants de banques dire qu’ils ne voient aucun problème, qu’il n’y a plus d’argent des oligarques au Canada et que le blanchiment d’argent n’est pas un grand problème. À les entendre, ils disposent de tous les outils nécessaires. Mais quand je parle aux gens du secteur privé et aux promoteurs immobiliers, aux intervenants du secteur du développement immobilier et du transport maritime, ils semblent penser que nous avons un sérieux problème avec le blanchiment d’argent au Canada, et ils estiment que cela provient de diverses entités. Évidemment, on accorde beaucoup d’attention aux oligarques, mais cela vient d’un grand nombre d’organisations et de régimes dans le monde entier qui sont impliqués dans des activités douteuses. Pourrais-je savoir ce que vous pensez de ces deux points de vue?

M. Nesbitt : Je n’ai pas grand-chose à ajouter si ce n’est que je suis d’accord avec vous. Les grandes banques attrapent ce qu’elles peuvent attraper. Si quelqu’un veut envoyer de l’argent par petits montants de Toronto à quelqu’un d’autre, chez lui, qui est associé au Hezbollah, on ne le saura pas, parce qu’il s’agit d’un crime et qu’il n’y a jamais eu de poursuite dans de tels cas. Nous savons que cela a lieu. Il ne s’agit pas seulement des sanctions; les infractions se chevauchent. Il s’agit d’une infraction liée au financement d’activités terroristes et d’une infraction liée aux sanctions, et ni l’une ni l’autre ne sont punies, et aucune ne l’a jamais été au cours des 20 dernières années.

M. Martin : La seule chose que j’ajouterais, c’est qu’il est important de faire la distinction, de faire clairement la distinction entre le blanchiment d’argent en général, et les problèmes de corruption en général, et l’objectif spécifique du régime de sanctions économiques.

Encore une fois, je pense que cela répond à certaines des questions qui ont été posées aux précédentes séances sur l’efficacité des sanctions et de leurs buts et objectifs. Il se peut, d’une certaine manière, que le régime de sanctions ne parvienne pas à cibler certaines des activités qu’il a été conçu pour cibler, mais il se peut également que certaines des activités dont parle le sénateur Housakos, c’est-à-dire le blanchiment d’argent en général, aussi répréhensible qu’elles puissent être, et malgré que nous voulions les cibler en vertu de différents régimes... ce n’est pas nécessairement en raison d’un échec du régime de sanctions économiques que de telles activités ont lieu.

Le sénateur Housakos : Voici mon autre question : avec quelle efficacité le gouvernement canadien a-t-il utilisé la loi de Magnitski par rapport aux autres gouvernements qui disposent de cet outil?

M. Nesbitt : Nous l’avons mal utilisée par rapport aux États-Unis, mais je ne peux pas parler des autres pays. Encore une fois, aucune poursuite n’a été engagée.

M. Martin : Je préfère m’en remettre à M. Nesbitt qui a une expertise particulière sur l’application de la loi de Magnitski.

Cependant, encore une fois, j’aimerais revenir sur la question suivante : que veut-on dire par « a-t-elle été utilisée de manière efficace »? Il faut un cadre de référence. Certainement, les États-Unis ont appliqué les régimes de sanctions plus énergiquement, et en ce sens, ils ont donc été plus efficaces que le Canada dans la répression des personnes désignées dans le cadre de leur régime de sanctions. Si c’est le sens dans lequel on veut dire « efficace », alors, oui, je pense que les autres pays ont été plus efficaces.

La sénatrice Busson : Mes questions sont inspirées par les commentaires de M. Nesbitt, je vous pose donc ma question, monsieur.

Vous avez dit un certain nombre de fois que, au Canada, nous avons été critiqués par nos partenaires internationaux pour non-application. L’autre commentaire que vous avez fait, c’est qu’il n’y a pas d’expertise dans le domaine des poursuites pénales pour traiter les accusations.

Ma question, au départ, était de savoir qui est en charge de l’approbation des accusations portées en vertu de ce régime, mais je pense que je connais déjà la réponse. Voici donc la suite de cette question : selon vous, y a-t-il — vous avez mentionné les États-Unis — un modèle d’application international que vous recommanderiez que l’on examine pour concevoir un régime d’application efficace au Canada? Selon le vieux dicton, « Construis-le et ils viendront », si les choses sont correctement financées, y a-t-il une possibilité que cela devienne un mécanisme autofinancé, si cela est correctement géré et si des mesures d’application étaient en place et si des poursuites appropriées avaient lieu?

M. Nesbitt : C’est une excellente question. Je ne sais pas si ce serait un mécanisme autofinancé à cet égard.

De manière générale, la plupart des sanctions — peut-être pour revenir à la question précédente, sur la dissuasion — seront efficaces parce que les grandes banques bloquent l’argent. L’application ne jouera donc pas un grand rôle à ce chapitre. Cela montre aux mauvais acteurs et aux alliés que nous prenons cela au sérieux. Nous avons des lois, nous devrions les appliquer.

Plus important encore, cela joue un peu un rôle de dissuasion. Ce sera dans les nouvelles. Les gens verront que ces lois sont appliquées et qu’elles existent. De nombreuses petites et moyennes entreprises qui voudraient envoyer je ne sais quels types de biens dans un pays où nous appliquons des sanctions pourraient même ne pas le savoir. Je pense que cela jouerait ce rôle.

La question de savoir si ce serait autofinancé, je ne sais pas. Il y a de nombreux endroits où nous pouvons trouver des exemples de processus, franchement, meilleurs que ceux du Canada en ce qui concerne ces listes. Encore une fois, l’Union européenne, le Royaume-Uni — le Royaume-Uni probablement plus que l’Union européenne, à mon avis — et les États-Unis seraient les autres pays à examiner.

En ce qui concerne le modèle lui-même, je suis légèrement en désaccord avec l’appellation; j’ai recommandé des sanctions secondaires. Sanctions secondaires signifie par exemple que les États-Unis disent à une entreprise canadienne qu’elle ne peut plus faire affaire avec une entreprise cubaine, sinon elle aura du mal à faire affaire avec une entreprise américaine. Ce que je dis, c’est qu’il faut dresser une liste des personnes qui peuvent déjà être visées en vertu des sanctions canadiennes.

Selon un des mécanismes d’application pour lequel vous demandez un modèle, si vous savez que quelqu’un est engagé dans un processus de transbordement à partir du Canada et qu’il mène également des activités au Canada, nous pouvons actuellement le cibler. Le problème, c’est que nous ne ciblerons pas cette personne parce qu’elle n’est pas inscrite sur une liste et que l’ASFC n’en aura pas connaissance à la frontière. La différence, quand on inscrit ce pays tiers, qui serait déjà ciblé par nos sanctions actuelles, est que nous l’inscririons officiellement sur la liste, mais l’avantage de cette inscription est qu’elle envoie un signal à l’ASFC — ceux qui contrôlent les bordereaux de marchandises quand elles sont envoyées à l’étranger — et que cela serait ciblé. Cela concernerait également les petites et moyennes entreprises.

[Français]

La sénatrice Gerba : Ma question s’adresse aux deux témoins, que je remercie d’ailleurs pour leur présence.

Certains témoins ont recommandé qu’un examen périodique des sanctions soit effectué pour s’assurer de leur efficacité et surtout pour s’assurer de leur raison d’être. Que pensez-vous de cette proposition? À l’heure actuelle, par quel processus les sanctions sont-elles retirées et qui décide de le faire?

[Traduction]

M. Martin : Je suis tout à fait d’accord. J’ai entendu le témoignage; plus récemment, je crois que Mme Lilly présentait des arguments selon lesquels il faut mettre en place des dispositions de réexamen et des examens périodiques. C’est un élément absolument essentiel. Comme elle l’a souligné, une partie des raisons pour lesquelles vous tenez ces séances est précisément qu’il existe une telle disposition de réexamen qui oblige à mener cet examen. Je pense qu’il s’agit d’un élément essentiel.

Comme l’a également mentionné Mme Charron dans son témoignage, il se trouve que, même en ce qui concerne les sanctions de l’ONU, le Canada a attendu plusieurs années avant de retirer ses sanctions après la fin des sanctions de l’ONU. Il s’agit donc de ce qui équivaut à des sanctions autonomes qui restent en place après que la raison d’être de ces sanctions a disparu. Cela montre que le Canada ne procède pas à un examen suffisamment rapide de ses sanctions.

J’aimerais laisser M. Nesbitt, puisqu’il travaillait à Affaires mondiales, expliquer précisément le mécanisme qui est actuellement en place pour ce processus.

M. Nesbitt : En ce qui concerne Affaires mondiales, je ne sais pas quel est le processus en place en ce moment. Un certain nombre de changements ont été apportés aux processus au cours des 10 dernières années, je ne peux donc pas dire comment ils sont examinés. Nous savons qu’il y a des personnes présumées décédées qui figurent sur les listes de sanctions, donc on peut se demander si elles sont révisées, certainement, compte tenu de cela, mais pour répondre à la question de savoir si elles le sont ou comment elles le sont, je ne le sais pas.

En ce qui concerne l’examen périodique, nous l’effectuons pour tous nos autres régimes d’inscription en matière pénale, comme le régime d’inscription en vertu du Code criminel. Il existe parce qu’il est censé aider à maintenir le régime, sur le plan constitutionnel et légal. Si l’on pense que c’est le cas, alors cela devrait exister aussi pour ce régime. Mais si on a l’intention de l’appliquer un jour, on peut imaginer qu’il y aura des poursuites juridiques à cet égard, et on peut imaginer qu’on retiendra contre le gouvernement ses propres mots : « Nous devions l’avoir pour la peine de cinq pour l’infraction de terrorisme et l’inscription sur la liste, mais nous n’en avions pas besoin ici pour cette liste. » Je souhaite bonne chance au procureur qui devra l’expliquer.

Il doit absolument y avoir un examen périodique, car on a littéralement dit qu’il doit y avoir un examen approprié pour que les bonnes personnes figurent sur ces listes.

Le sénateur Greene : Je me demandais si vous ne pensez pas qu’il serait plus utile de chercher des domaines que nous pourrions regrouper dans un tout nouvel organisme pour traiter ces questions et ces problèmes; une sorte de tout-en-un. Ou devrions-nous étendre le modèle des organismes existants, tels que le CANAFE, afin de participer à ces domaines? Est-il possible de remettre à neuf ce que nous avons ou faut-il créer quelque chose de nouveau? Qu’en pensez-vous?

M. Nesbitt : Je ne sais pas. C’est exactement le genre de choses que je voudrais que l’on étudie. Il sera question de déterminer ce qui est efficace au sein du gouvernement selon les experts du gouvernement qui s’occupent de cela à l’heure actuelle. Je ne voudrais pas en dire trop. Je m’en remettrais à ce sujet aux nombreux experts du gouvernement qui peuvent faire le travail. Toutefois, il faudra se demander si AMC est vraiment l’organisme qui devrait donner la réponse, car alors, ce ministère se retrouverait à conserver plus d’argent et de pouvoir, franchement.

Pour ce qui est d’autres nouveaux organismes, nous avons annoncé, au cours des six derniers mois, la possibilité de mettre sur pied un organisme de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme; je ne suis pas sûr de savoir de quoi il s’agit. Peut-être qu’il s’agit de mettre sur pied un nouvel organisme ou d’en intégrer un dans un organisme actuel, mais il y a eu une annonce. Certes, des sanctions cadreraient bien avec un tel organisme, qu’il soit indépendant ou fasse partie d’un ministère existant. Plutôt que de parler d’un tout nouvel organisme, il peut simplement être question d’un groupe désigné qui consacre tout son temps à coordonner ce genre de travail et à s’assurer que le SPPC a suffisamment d’argent pour y envoyer un procureur qui donnera des conseils et que la GRC désigne une personne qui assurera la liaison et fera ce genre de travail.

Je suis désolé, je ne vous donne pas une réponse satisfaisante, mais je crois qu’il y a un certain nombre d’options efficaces, qui seraient toutes meilleures que ce que nous avons maintenant.

M. Martin : Je n’aurais pas grand-chose à ajouter. La structure bureaucratique dépasse mon domaine d’expertise. Comme l’a indiqué M. Nesbitt, il y a certainement d’autres intervenants — le ministère de la Justice me vient à l’esprit — qui pourraient jouer un rôle utile en participant au processus. Je ne sais pas si mon commentaire est juste ou s’il faudrait simplement réunir des gens autour de la table, comme dans le processus utilisé aux États-Unis que M. Nesbitt a décrit, mais je crois que c’est un problème de conception. Je crois que bien d’autres témoins précédents ont indiqué que le manque de ressources, humaines et financières, est vraiment en cause dans certaines des lacunes qui ont été cernées.

La sénatrice Simons : Au moment même où les témoins précédents terminaient, nous avons discuté brièvement du rôle des cryptomonnaies dans la circulation de l’argent dans le monde. Je voulais demander à ces experts dans leur domaine de dire quelles difficultés l’essor des cryptomonnaies a ajoutées quant à l’application de ce genre de régimes ou, j’imagine, dans le cas de M. Martin, quant à la question de savoir si ces régimes sont basés sur un modèle qui fonctionne toujours pour nous.

M. Nesbitt : Je ne suis pas un expert en cryptomonnaies, je vais donc m’abstenir de répondre à cette question. Je vais dire, tout comme vous l’avez déjà entendu dans certains témoignages, que les États-Unis, par exemple, ont présenté un ensemble d’explications très détaillées concernant la manière dont on devrait traiter les cryptomonnaies sous les régimes de sanctions et offrir de la formation aux acteurs du secteur privé, y compris les institutions financières, sur la façon dont les cryptomonnaies étaient traitées en vertu des sanctions actuelles et des nouvelles sanctions américaines. Une fois de plus, nous n’avons fait rien de semblable. Malheureusement, cela signifie également que bon nombre d’entre nous ne sont pas en mesure de faire des commentaires parce qu’il nous manque de l’information.

La sénatrice Simons : Ça ne présage rien de bon.

M. Martin : Je n’ai pas moi non plus fait beaucoup de recherches sur la cryptomonnaie. Toutefois, je mentionnerais que l’une des raisons pour lesquelles les États-Unis disposent de moyens de pression si puissants dans le domaine des sanctions est pour ainsi dire que toutes les transactions financières doivent, à un moment ou un autre, passer par les institutions financières américaines. Donc, lorsque nous pensons, par exemple, aux sanctions secondaires et à la conversation que j’ai eue plus tôt en réponse à la question du sénateur Woo, les Américains pourraient dire qu’il ne s’agit pas vraiment d’une sanction secondaire si, en fait, la sanction est imposée à une institution financière américaine à une étape donnée de la chaîne de transactions. Étant donné que chaque transaction devra tôt ou tard passer par une institution américaine si elle se fait en dollars américains, les États-Unis disposent donc d’un pouvoir énorme dans le monde des sanctions.

La cryptomonnaie a le potentiel de court-circuiter cela en ce sens qu’elle ne doit pas alors nécessairement — potentiellement — passer, par exemple, par une institution financière américaine s’il s’agit simplement de cryptomonnaie dans la chaîne de blocs. Cela soulève des questions, oui, mais je n’ai pas les connaissances requises pour approfondir le sujet et dire ce que cela représente pour les régimes de sanctions en général, mais cela soulève en effet des questions intéressantes.

La sénatrice Simons : Donald Trump a annoncé son intention de présenter sa candidature à l’investiture républicaine. L’architecture internationale repose en très grande partie sur la prémisse selon laquelle les États-Unis vont se conformer à un ordre international fondé sur des règles. Si le jour vient où, encore une fois, les intérêts d’un autre président américain — même si ce n’est pas un certain Donald Trump — iront à l’encontre des intérêts canadiens et des valeurs canadiennes, à quel point sera-t-il difficile pour le Canada de gérer un régime autonome de sanctions qui ne dépendent pas de l’architecture américaine?

Le président : Sénatrice, nous n’avons plus de temps. Pouvons-nous considérer cela comme une déclaration? Nous n’aurons pas un troisième tour, mais nous pourrons peut-être y revenir.

Le sénateur Loffreda : Je veux revenir à la question que j’ai posée au premier tour, quand nous avons discuté de lacunes, du manque de sanctions gouvernementales et de prévention. Pouvez-vous en dire davantage sur des recommandations visant à combler les lacunes que vous avez cernées? Vous avez parlé des transferts de fonds vers l’étranger qui ne sont pas retracés et du fait que cette responsabilité repose exclusivement sur les institutions financières. Mais comment pouvons-nous retracer certaines de ces transactions compte tenu de la technologie actuelle? À quel sujet, selon vous, devrait-on faire des recommandations? Au sujet de la technologie, des ressources, du renseignement, des directives ou de nos lois? Que pouvons-nous faire de plus pour retracer ces transactions? J’aimerais dissiper la crainte que vous avez exprimée à propos de la lutte contre le blanchiment d’argent.

M. Nesbitt : Il y a deux éléments principaux à envisager. L’un d’eux est le transport de marchandises : les biens à double usage, les biens qui pourraient servir d’armes, les biens visés par des sanctions que nous avons imposées à un autre pays. Ce qui m’amène aux transbordeurs. Nous savons ce qui se passe. Nous connaissons tous les ports. Nous savons à quels ports les marchandises canadiennes se retrouvent. L’étiquetage d’expédition change, les marchandises passent par le détroit d’Ormuz et voilà, elles arrivent. Donc, la solution la plus simple est de commencer à étiqueter certains de ces transbordeurs pour mieux contrôler le transport de marchandises.

Une fois de plus, les États-Unis ont procédé de la sorte avec des individus, principalement des Iraniens, qui exerçaient leurs activités dans certains autres pays, comme la Turquie, il y a environ de ça deux ou trois semaines. Il ne s’agissait pas d’une sanction secondaire d’après ce que je comprends, dans ce cas-ci du moins. Elle visait simplement des pays qui permettent le contournement des sanctions imposées à partir du territoire américain.

La question la plus pertinente concernait les finances. La réponse, je crois, du moins en partie, serait de laisser nos brillants bureaucrates gouvernementaux faire le gros du travail pour trouver des renseignements.

Maintenant, l’un des problèmes que vous aurez, surtout si cela reste un régime purement criminel, sera la divulgation de renseignements secrets ou très secrets qu’il ne faut pas divulguer en cour. Il faudra non seulement travailler très fort en coulisses pour établir des liens entre des personnes et les sociétés à numéro étrangères, et cetera, mais également faire ce genre de travail en exploitant des renseignements de sources ouvertes.

Une fois de plus, cela suppose en grande partie de collaborer avec les banques, de leur transmettre plus d’information et de passer plus de temps à nous occuper du régime d’inscription pour nous assurer d’inscrire dès le départ les entreprises et leurs affiliés.

Le président : Monsieur Martin, avez-vous autre chose à ajouter à ce sujet?

M. Martin : Je n’ai pas grand-chose à ajouter au point soulevé par M. Nesbitt.

Le sénateur Woo : Monsieur Nesbitt, votre témoignage est très axé sur l’amélioration de l’efficacité du régime de sanctions actuel. La principale question à se poser, il me semble, est celle de savoir si les sanctions fonctionnent. Nous en avons discuté au cours des séances précédentes.

Heureusement pour nous, vous connaissez non seulement la théorie des sanctions, mais également la pratique. Vous avez dirigé une partie de l’opération. J’aimerais vous demander, en ce qui concerne les deux principaux critères de réussite des sanctions — soit la dissuasion et le changement de comportement —, quels ont été les résultats des sanctions que nous avons imposées à la Corée du Nord, au Venezuela et à la Syrie?

M. Nesbitt : J’aimerais bien pouvoir vous donner une réponse. Comme M. Martin l’a mentionné, j’aurais aimé avoir des études nous permettant de savoir si elles sont efficaces, si elles ont une incidence sur les droits de la personne et si elles remplissent les objectifs visés.

Le sénateur Woo : Pouvez-vous vous prononcer au sujet de la dissuasion et du changement de comportement?

M. Nesbitt : Je peux vous dire deux choses. Je crois que vous avez déjà obtenu quelques fois une réponse à votre question, et je n’en dirai pas plus que ce qui a déjà été dit, à part qu’il y a deux choses que nous devons garder à l’esprit.

Tout d’abord, outre la question de la dissuasion, le Canada joue un rôle utile en tentant d’être un bon allié des autres intervenants, comme l’Union européenne, les États-Unis et le Royaume-Uni. Ensuite, il faut prendre en considération que le but de la dissuasion n’est pas d’empêcher complètement ce genre de comportement. Il faut rendre ça plus difficile et plus cher. Nous pouvons dire assez clairement que nous rendons les choses plus difficiles et plus coûteuses parce que, à tout le moins, si les banques ont raison quand elles disent que l’argent sort du Canada pour aller ailleurs, cela coûte de l’argent et prend du temps, et c’est difficile.

À tout le moins, on peut dire qu’il y a là un certain effet de dissuasion. Au-delà de ça, nous n’avons pas de réponse parce que ces questions n’ont pas été étudiées.

M. Martin : Savoir si les sanctions sont efficaces est une question fondamentalement importante que le comité se pose. J’ai écouté les autres témoins, et personne n’a vraiment été en mesure de dire : « Oui, absolument. » Selon de nombreuses recherches effectuées dans d’autres domaines et disciplines, les sanctions générales et exhaustives ne sont pas un moyen efficace de changer un comportement.

Je n’ai pas les connaissances requises pour confirmer précisément que les sanctions fonctionnent, mais j’aimerais proposer une manière d’examiner la question. Ce qui me frappe, lorsqu’on pense aux droits de la personne et à la jurisprudence relative au droit constitutionnel... Il y a une méthode d’analyse qui est reflétée, dans le fameux critère énoncé dans l’arrêt Oakes, tiré de la jurisprudence relative à la Charte canadienne, et qui veut que, si des droits sont violés — et nous savons que les sanctions globales peuvent causer de la souffrance humaine —, alors il faut premièrement se demander si l’objectif de ces sanctions est important. Je crois que tout le monde conviendra que l’objectif énoncé des sanctions est incroyablement important.

Deuxièmement, il faut se demander si les moyens sont proportionnels à la fin, rationnellement, et s’il existe des solutions moins restrictives. Si le gouvernement ne peut pas établir que ces régimes de sanctions sont efficaces, il sera difficile de faire valoir que les moyens sont justifiés, et encore moins qu’il s’agit de la solution la moins restrictive.

Troisièmement, il faut bien entendu se demander, dans le contexte des droits de la personne et dans le cadre d’une analyse constitutionnelle, si les avantages à tirer de la réalisation de cet objectif sont proportionnels aux torts causés ou s’ils les dépassent. Une fois de plus, si le gouvernement ne peut pas établir que ces sanctions sont efficaces, il sera difficile de faire valoir que les quelques avantages à en tirer — surtout s’il s’agit d’avantages marginaux, c’est-à-dire que les personnes malveillantes auront plus de mal à faire certaines choses et que cela leur coûtera plus cher — dépassent les torts bien réels, et établis de manière empirique, qui sont causés par des sanctions globales dans des pays comme le Venezuela et l’Iran.

C’est une manière d’envisager la question de l’efficacité.

[Français]

La sénatrice Gerba : Professeur Martin, vous avez expliqué tout à l’heure que parfois, les sanctions peuvent avoir des conséquences, notamment sur l’insécurité alimentaire, en particulier, et pour les populations de pays en développement. Est-ce qu’il y a une façon de procéder, dans le cadre des sanctions, pour préserver, justement, ces populations civiles? Est-ce qu’il y a une façon de formuler les sanctions et de faire en sorte qu’il y ait des moyens de protéger les populations vulnérables?

[Traduction]

M. Martin : Merci, sénatrice. Il s’agit là aussi d’une question fondamentalement importante. Nous avons compris, à la suite des sanctions très exhaustives qui ont été imposées dans les années 1990 contre l’Irak et qui ont causé de la souffrance humaine généralisée, des préjudices et des décès, en Irak, que ce genre de sanctions brutales et générales causaient réellement du tort. L’une des solutions a été d’élaborer des sanctions soi-disant intelligentes et ciblées, dans le but de réduire les dommages, ainsi que d’intégrer des exemptions et des exceptions d’ordre humanitaire dans les sanctions globales, comme les embargos commerciaux et financiers imposés aux États.

Par exemple, un régime de sanctions globales imposées au Venezuela autorisait la livraison de nourriture et de fournitures médicales et ainsi de suite, pour ne pas nuire à la santé publique.

Le problème, avec ces exemptions et exceptions d’ordre humanitaire, c’est que les entreprises qui font du commerce avec les États visés vont généralement s’y conformer plus qu’il n’est nécessaire, et les exemptions ne seront pas efficaces.

Par exemple, nous savons, puisqu’il existe déjà des données empiriques à ce sujet, que les sanctions imposées par les États-Unis à l’Iran durant la pandémie ont probablement causé des maladies et des décès injustifiés précisément parce que les fournitures médicales n’arrivaient pas, malgré le fait que les États-Unis avaient déclaré que des exemptions d’ordre humanitaire avaient été mises en place justement pour éviter de causer ce genre de préjudice, mais c’est arrivé.

Donc, pour répondre rapidement à votre question, nous ne savons pas comment élaborer des sanctions de sorte qu’elles ne causent pas ce genre de dommages collatéraux, surtout si l’on va au-delà des sanctions ciblées et que l’on adopte des régimes de sanctions globales, comme nous le faisons à l’égard du Venezuela, du Myanmar, de l’Iran et de certains autres pays.

Les sanctions ciblées, bien entendu, causent un autre problème touchant l’application régulière de la loi : on ne cause pas de tort à la population générale, mais on se retrouve peut-être avec des problèmes touchant l’application régulière de la loi et les droits humains des personnes qui ont été visées.

Je ne suis pas certain que cela répond tout à fait à la question.

Le président : Merci beaucoup. Nous n’avons plus de temps. Au nom du comité, je remercie MM. Nesbitt et Martin de s’être joints à nous aujourd’hui. Merci de vos réponses et commentaires très utiles.

Avant de lever la séance, je vous rappelle, chers collègues, que nous nous retrouverons demain, ici, à 11 h 30, pour discuter une fois de plus de la situation en Ukraine. La réunion de demain avec l’ambassadrice du Canada en Ukraine, Larisa Galadza, durera une heure.

(La séance est levée.)

Haut de page