LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le jeudi 2 février 2023
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 11 h 29 (HE), avec vidéoconférence, pour effectuer un examen approfondi des dispositions et de l’application de la Loi de Sergueï Magnitski, et de la Loi sur les mesures économiques spéciales; et à huis clos, pour étudier l’ébauche d’un budget
Le sénateur Peter M. Boehm (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président : Bonjour, je m’appelle Peter Boehm et je suis un sénateur de l’Ontario. Je suis président du comité des Affaires étrangères et du commerce international.
[Traduction]
Avant de commencer, j’aimerais inviter les membres du comité qui participent à la réunion d’aujourd’hui à se présenter.
La sénatrice Coyle : Mary Coyle, représentant la Nouvelle-Écosse.
[Français]
La sénatrice Gerba : Amina Gerba, du Québec.
[Traduction]
Le sénateur Greene : Steve Green, de la Nouvelle-Écosse.
[Difficultés techniques]
Le sénateur MacDonald : Michael MacDonald, de la Nouvelle-Écosse.
Le sénateur Harder : Peter Harder, de l’Ontario.
La sénatrice M. Deacon : Marty Deacon, de l’Ontario.
La sénatrice Boniface : Gwen Boniface, de l’Ontario.
Le sénateur Richards : Dave Richards, du Nouveau-Brunswick.
Le président : Merci beaucoup.
Je tiens également à souhaiter la bienvenue à Chantel Cardinal, la nouvelle greffière de notre comité, à sa première réunion. Soyez la bienvenue.
Je souhaite également la bienvenue à tous ceux qui nous regardent de partout au pays sur SenParlVu.
Aujourd’hui, nous poursuivons notre examen des dispositions et de l’application de la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus — ou loi de Sergueï Magnitski — et de la Loi sur les mesures économiques spéciales, conformément à l’article 16 de la loi de Sergueï Magnitski.
Pour la première partie de notre réunion d’aujourd’hui, nous sommes très heureux d’accueillir, par vidéoconférence : Paul James Cardwell, professeur de droit et vice-doyen (éducation), The Dickson Poon School of Law, King’s College London, au Royaume-Uni, et Elisabeth Braw, chargée de recherche, Politique étrangère et de défense, American Enterprise Institute, à Washington. C’est un plaisir de vous avoir avec nous aujourd’hui. Merci de vous joindre à nous.
Avant d’entendre votre déclaration et de passer aux questions-réponses, j’aimerais demander aux membres et aux témoins présents dans la salle de s’abstenir de se pencher trop près de leur microphone ou de retirer leur oreillette lorsqu’ils le font. Cela permettra d’éviter tout retour sonore qui pourrait avoir un impact négatif sur le personnel du comité et d’autres personnes dans la salle qui porteraient une oreillette.
Nous sommes maintenant prêts pour vos remarques préliminaires, qui devraient durer environ cinq minutes chacune. Les sénateurs vous poseront ensuite des questions. Monsieur Cardwell, vous avez la parole.
Paul James Cardwell, professeur de droit et vice-doyen (éducation), The Dickson Poon School of Law, King’s College London, à titre personnel : Merci, monsieur le président, mesdames et messieurs, de m’avoir invité à prendre la parole devant vous aujourd’hui. C’est un grand privilège.
Je vais d’abord décrire brièvement les domaines de recherche qui m’intéressent relativement aux sanctions. J’étudie le droit au sein de l’Union européenne. Mon travail se situe à la jonction du droit et de la politique dans l’Union européenne, et je travaille plus précisément sur les relations extérieures de l’Union européenne, terme utilisé dans le jargon de l’Union européenne pour désigner ce qu’englobe généralement la politique étrangère d’un État-nation. Je m’intéresse en particulier aux questions institutionnelles et à la place du droit dans ce qui est généralement considéré comme un domaine politique. Depuis le Traité de Maastricht de 1992, le droit relatif aux relations extérieures de l’Union européenne se développe, et la politique étrangère de l’Union européenne devient graduellement de moins en moins intergouvernementale et de plus en plus supranationale, même si ce n’est qu’en partie.
Je m’intéresse aux sanctions en tant qu’expression de la politique étrangère de l’Union européenne. J’ai publié un article intitulé « The Legalisation of European Union Foreign Policy and the Use of Sanctions » en 2015 dans le Cambridge Yearbook of European Legal Studies. J’y faisais valoir que l’Union européenne est loin d’être inefficace en tant qu’acteur de la politique étrangère, contrairement à l’affirmation souvent faite à son propos depuis qu’elle s’est montrée incapable de réagir à l’éclatement de la Yougoslavie au début des années 1990, à peu près à l’époque du Traité de Maastricht. La volonté de l’Union européenne de mettre en place des sanctions autonomes montre à mon avis sa capacité de faire et de dire des choses, et nous l’avons vu surtout avec la Russie depuis 2014. Le processus d’imposition de sanctions, qui englobe des aspects du marché intérieur de l’Union européenne et, par conséquent, les compétences juridiques fondamentales de ses institutions, combine les aspects de l’illégalité et de la politique, mais il passe souvent inaperçu. Depuis peu, les sanctions sont considérées comme étant l’instrument à utiliser par défaut, étant donné l’ampleur de leur mise en place par l’Union européenne.
J’ai publié mon article le plus récent en 2022 en collaboration avec Erica Moret, avec qui vous avez parlé en décembre. Il portait sur une tendance, depuis le milieu des années 2000, à inviter les États tiers voisins de l’Union européenne à s’aligner sur les sanctions de l’Union européenne. Il s’agit d’États étroitement intégrés, mais qui ne sont pas membres de l’Union européenne, tels que l’Islande, la Norvège et le Liechtenstein; des candidats à l’adhésion à l’Union européenne dans les Balkans occidentaux, la Turquie, l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie; et des partenaires orientaux tels que l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Nous avons étudié plus de 30 régimes de sanctions de l’Union européenne jusqu’en 2020 et les centaines de cas où des sanctions ont été imposées ou renforcées. Nous avons constaté que, en général, de 5 à 10 de ces États qui ne sont pas membres de l’Union européenne s’engagent publiquement à s’aligner sur les sanctions de l’Union européenne. Les niveaux varient d’un État à l’autre. Les régimes de sanctions de l’Union européenne englobent donc non seulement les 27 États membres, mais jusqu’à 35 États, voire 40, soit près du tiers des membres de l’ONU.
Mis à part la question de savoir si les sanctions ont réellement un effet, la place des sanctions autonomes non imposées par l’ONU en tant qu’instrument de politique étrangère par défaut de l’Union européenne démontre, en ce sens, leur succès. Elle montre également la possibilité pour l’Union européenne de se coordonner avec des alliés autres que les États qu’elle invite à s’aligner.
Un dernier point à mentionner, c’est que, en tant qu’universitaire du Royaume-Uni, j’ai dû faire face à la réalité du Brexit et à ses conséquences. Comme vous le savez, le Royaume-Uni n’a plus de cadre officiel institutionnalisé de politique étrangère et de sécurité avec l’Union européenne. Cela pourrait changer dans l’avenir. Bien que le Royaume-Uni ait sa propre loi en place, la Sanctions and Anti-Money Laundering Act 2018, jusqu’à maintenant, les données probantes donnent à penser que, même s’il y a une collaboration beaucoup plus limitée entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, leurs sanctions demeurent remarquablement semblables en pratique.
Je m’excuse à l’avance du fait que mon expertise ne s’étend pas au droit canadien, mais j’espère pouvoir répondre à vos questions. Merci.
Le président : Merci beaucoup, monsieur Cardwell.
J’aimerais souligner que le sénateur Woo, de la Colombie-Britannique, s’est joint à la réunion.
Nous allons passer à la déclaration de Mme Braw.
Elisabeth Braw, chargée de recherche, Politique étrangère et de défense, American Enterprise Institute, à titre personnel : Merci, monsieur le président, de l’invitation.
Mon domaine d’expertise est l’utilisation de sanctions comme moyen de dissuasion et, en fait, comme punition lorsque la dissuasion échoue. C’est cette utilisation des sanctions qui a surtout été faite au fil des ans, c’est-à-dire des sanctions utilisées contre un autre pays, dont le pays qui les impose tente de corriger le comportement. Le pays qui impose les sanctions a un intérêt à l’égard de ce comportement en ce qui concerne le pays en tant que tel. Nous l’avons vu lorsque certains pays ont pris diverses mesures vigoureuses à l’endroit de leurs voisins et à l’endroit des pays qui imposent des sanctions.
L’utilisation la plus créative des sanctions a étonnamment été le fait de la Suisse en 2009. Il ne faut pas oublier que l’application la plus fréquente des sanctions personnelles est le retrait ou la suspension de visa. En 2009, l’un des fils de Kadhafi, Hannibal Kadhafi, séjournait dans un hôtel de Zurich, et son épouse et lui ont agressé un certain nombre de membres du personnel de l’hôtel. La police suisse a arrêté Hannibal Kadhafi et son épouse et les a emprisonnés en attendant l’enquête. Mais cela n’a pas plu à la Libye et, tout à coup, les autorités libyennes ont saisi deux hommes d’affaires suisses qui se trouvaient en Libye. Il s’agit d’un exemple classique de diplomatie des otages. Que pouvait faire la Suisse pour obtenir la libération des deux hommes d’affaires suisses sans concéder quoi que ce soit au gouvernement libyen? C’est là que la Suisse a fait une utilisation très créative de la suspension de visa. Le gouvernement suisse a suspendu tous les visas délivrés à des citoyens libyens. Je n’ai pas vu ce genre d’utilisation générale des sanctions personnelles depuis, mais cet exemple montre comment les sanctions peuvent être utilisées pour influencer et orienter la conduite d’un pays fautif sur le plan de la politique étrangère et de la sécurité.
Les cas d’application de la loi de Magnitski sont différents. Le but est non pas d’orienter la politique étrangère d’un pays fautif, mais plutôt d’améliorer le comportement de ce pays à l’égard de ses propres citoyens. C’est ce qui rend la loi de Magnitski si différente. Jusqu’à maintenant, plusieurs centaines de personnes ont été sanctionnées en application de la loi de Magnitski par le Canada, les États-Unis, l’Union européenne et le Royaume-Uni. Dans de très rares cas, ces personnes ont été sanctionnées par tout le monde, par les quatre entités. Habituellement, c’est un seul pays qui sanctionne des personnes ou, au maximum, deux pays qui le font ensemble.
Jusqu’ici, l’application de la loi de Magnitski a été fortement axée sur la Russie et, dans certains cas, sur la Chine, alors qu’il n’y a presque pas eu de cas de sanctions Magnitski imposées à des représentants de l’État en Asie du Sud-Est, par exemple. Je tiens à le souligner devant le comité parce que, étant donné que la loi de Magnitski est tellement différente des sanctions personnelles habituellement imposées pour orienter la politique étrangère d’un pays donné, si on sanctionne des individus parce qu’ils violent les droits de leurs propres citoyens, je pense que, pour que la loi de Magnitski soit respectée partout dans le monde, elle doit s’appliquer à tous les pays où des représentants de l’État violent les droits de leurs propres citoyens et ne doit pas être axée sur les pays avec lesquels l’Occident a maille à partir sur le plan géopolitique, faute d’un terme plus officiel. Si cela se produit, c’est-à-dire si les pays commencent à imposer des sanctions aux auteurs de violations des droits de la personne partout dans le monde, je pense que la loi de Magnitski acquerra un grand respect. Si, cependant, elle est utilisée parmi les nombreux outils utilisés contre les pays dont l’Occident tente d’orienter ou d’influencer la politique étrangère et la politique de sécurité, alors elle sera considérée comme un outil géopolitique plutôt que comme un outil de défense des droits de la personne.
Sur ce, je vous cède la parole, monsieur le président.
Le président : Merci beaucoup, madame Braw, de vos observations.
[Français]
Chers collègues, j’aimerais préciser que vous disposez d’un maximum quatre minutes chacun pour la première ronde, y compris les questions et réponses. Si vous voulez poser une question, veuillez lever la main pour nous indiquer votre intérêt.
[Traduction]
Comme nous n’avons que quatre minutes par segment, je vais encourager, comme toujours, tant les membres du comité que les témoins à être concis. Nous pourrons toujours tenir une deuxième ronde si le temps le permet.
Le sénateur Ravalia : Merci beaucoup à nos témoins.
J’aimerais savoir ce que vous pensez de l’expression « geler, pas saisir » par opposition à « geler et redistribuer » les biens sanctionnés. Nous avons entendu le pour et le contre de ces deux possibilités. Le Canada a adopté la seconde position. J’aimerais beaucoup connaître votre point de vue sur le sujet. Ma question s’adresse à vous deux. Merci.
Le président : Nous allons peut-être commencer par vous, madame Braw, puisque vous avez écrit un article dont c’était précisément le titre.
Mme Braw : Oui, et je vous remercie de l’attention que vous portez à cette question cruciale. En fait, pas plus tard qu’aujourd’hui, un représentant de l’Union européenne a proposé que l’Union européenne utilise les quelque 300 milliards d’euros d’actifs russes que les États membres de l’Union européenne ont gelés pour financer la reconstruction de l’Ukraine. Comme vous l’avez indiqué, sénateur, je crois qu’il est très dangereux de saisir des biens que l’Occident a gelés dans le cadre de nos sanctions.
Il ne faut pas oublier qu’il est très facile de geler un actif. Comme vous le savez tous, cela fait partie des sanctions, et les sanctions personnelles imposées à des dirigeants et à d’autres personnes dans des pays étrangers n’impliquent pas nécessairement d’activités criminelles de la part de ces personnes. Nous imposons les sanctions pour orienter la politique étrangère et la conduite des autres pays. Si nous saisissons ensuite simplement les biens gelés, cela revient à saisir les biens des gens sans prouver de crime de leur part ou de crime impliquant ces biens. C’est une façon extrêmement dangereuse de procéder parce qu’elle suppose que la primauté du droit, si grande source de fierté dans nos démocraties libérales, ne s’applique pas à tout le monde, ne s’applique pas à nos adversaires géopolitiques, et nous choisissons de suspendre la primauté du droit pour certaines personnes lorsque cela nous convient et lorsque cela concorde avec notre politique étrangère. Je pense que ce serait extrêmement dangereux. Nous renoncerions à la supériorité morale que nous nous sommes employés à établir depuis si longtemps.
De plus, cela placerait nos entreprises à l’étranger dans une situation très dangereuse parce que les gouvernements visés, que ce soient des adversaires ou non en ce moment, pourraient alors, au hasard et quand ils verraient le besoin de le faire, geler des actifs et les saisir. Nos entreprises n’auraient aucune protection juridique contre cela, et nos gouvernements ne pourraient rien faire pour essayer de convaincre ces gouvernements de ne pas saisir ces actifs.
M. Cardwell : Je suis d’accord avec vous là-dessus. Il est certain que, dans le cas de l’Union européenne et avant le dernier règlement adopté en 2020, il y a eu une longue saga au sujet des contestations judiciaires et du fait que quelqu’un qui est placé, dans le cas de l’Union européenne, sur une liste des personnes soupçonnées d’être mêlées au terrorisme, entre autres, peut contester et s’en tirer. C’était la saga Kadi. Je pense que les points soulevés par Mme Braw sont tout à fait valables.
Le président : Merci beaucoup.
Le sénateur MacDonald : Cette semaine, nous avons appris que, lorsque la Russie a envahi l’Ukraine en février dernier, le gouvernement du Canada a d’abord gelé plusieurs centaines de millions de dollars d’actifs bancaires russes. Toutefois, vers le mois de juin, il a commencé à sanctionner des centaines d’autres personnes, mais très peu d’autres comptes ont été gelés. C’est nettement différent de ce qu’ont fait les États-Unis. La sous-procureure générale des États-Unis, Lisa Monaco, a récemment déclaré :
Nous avons immobilisé des avions en Suisse et au Moyen-Orient. Nous avons arrêté des passeurs en Italie, en Allemagne et en Lettonie. Et nous avons porté des accusations contre des blanchisseurs d’argent au Royaume-Uni. Essentiellement, ce que nous avons montré, c’est qu’il n’y a nulle part où se cacher [...]
Je m’adresse à nos deux témoins. Quelle est la perception de la performance du Canada aux États-Unis et ailleurs dans le monde? Croyez-vous que le Canada a un grave problème d’application lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre les sanctions de la loi de Magnitski?
Mme Braw : Il est plus facile pour un pays d’appliquer des sanctions Magnitski lorsque les contrevenants ont une forme de lien avec lui. Pour le Royaume-Uni, il est évidemment plus facile d’imposer et d’appliquer des sanctions Magnitski contre des Russes, car beaucoup d’entre eux ont un certain lien avec le Royaume-Uni. Le Canada est un peu plus isolé.
Quant aux propos de Lisa Monaco, je pense qu’elle s’attribue un peu trop de mérite pour ce qui est de ces diverses arrestations, étant donné que les arrestations et les autres activités d’application de la loi menées en Lettonie, en Italie et ailleurs ne sont évidemment pas le fait du gouvernement américain, mais des forces de l’ordre de ces pays.
Permettez-moi de souligner l’excellent travail qui se fait dans divers pays européens afin de déceler les comportements criminels — non pas sous le régime de sanctions Magnitski, mais au titre de sanctions individuelles — de manière à ce que le gouvernement puisse ensuite saisir les biens de la personne plutôt que de les bloquer. Un très bon exemple de cela est la Garde des finances italienne, qui a décelé un comportement criminel de la part de l’architecte du palais de Poutine, un Italien qui a la citoyenneté russe. Les autorités italiennes ont maintenant établi l’existence d’actes criminels liés à des fonds détenus par cet architecte du palais de Poutine. Ils ont saisi ces biens, et l’architecte sera jugé par contumace en Italie. Il est donc possible de s’attaquer aux activités criminelles et, par conséquent, de saisir des biens.
Mais pour répondre à votre question, sénateur, je pense que le Canada ne devrait pas avoir trop honte de son faible nombre de dossiers liés aux sanctions Magnitski. Selon un rapport récent de Human Rights First, ce nombre n’était pas honteusement bas. Cependant, là encore, l’application, les liens entre les personnes sanctionnées et, peut-être, les sanctions autres que celles prévues par la loi de Magnitski qui peuvent leur être imposées... Je pense qu’à ces chapitres, le Canada pourrait peut-être en faire davantage pour s’attaquer à leurs biens au Canada.
Le président : Le temps est presque écoulé, mais je voulais donner à M. Cardwell l’occasion de faire un bref commentaire.
M. Cardwell : Merci. Je serai bref. Dans le cadre de ma préparation en vue de la réunion d’aujourd’hui, je me suis renseigné sur le point de vue du Canada, qui est directement lié à cette question. Je peux vous dire que je n’ai pas entendu de critiques au sujet de l’approche du Canada. Cela m’a peut-être échappé, mais ce n’est pas ce que j’ai trouvé.
Le sénateur Woo : Je remercie les témoins. J’ai une question pour chacun d’eux.
Ma première s’adresse à Mme Braw. Croyez-vous que les pays qui disposent de l’outil que constituent les sanctions Magnitski s’en servent actuellement à des fins géopolitiques plutôt que pour promouvoir les droits de la personne? Seriez-vous donc effectivement en train de dire qu’il y a une politique de deux poids, deux mesures dans l’application des sanctions Magnitski?
Mme Braw : C’est une excellente question. Je ne pense pas que les pays qui ont recours aux sanctions Magnitski en ce moment aient l’intention de s’en servir comme d’un outil géopolitique. Bien sûr, l’élément décisif n’est pas l’intention, mais bien l’interprétation. Si des pays un peu partout dans le monde considèrent que les sanctions Magnitski constituent un outil géopolitique qu’utilisent de puissants pays occidentaux, la réputation de ces sanctions en tant qu’instrument de défense des droits de la personne en souffrira dangereusement. Malheureusement, sénateur, je pense que nous dirigeons vers une telle situation.
Il n’y a presque pas de sanctions Magnitski imposées à l’Asie du Sud-Est, où les États-Unis et l’Europe n’ont pas vraiment d’intérêts géopolitiques très importants. L’absence de sanctions Magnitski là-bas laisse croire que, en fait, ces sanctions visent principalement la Russie et, dans certains cas, la Chine, nos principaux adversaires géopolitiques. Je pense que ce n’est pas intentionnel, mais il faut que cela change. Si nous voulons que les auteurs de violations des droits de la personne rendent des comptes, il faut appliquer la même norme à tous les pays.
Permettez-moi d’ajouter, sénateur, qu’il faut aussi l’appliquer aux pays amis. Je pense que c’est là que les choses deviendront vraiment délicates pour les gouvernements occidentaux, car certains de nos partenaires géopolitiques et même certains de nos alliés ne sont pas particulièrement respectueux des droits de la personne. Si nous décidons de recourir à ces sanctions, nous devrons les imposer également à des individus dans ces pays, et cela pourrait devenir un véritable dilemme pour les gouvernements occidentaux.
Le sénateur Woo : Merci, madame Braw. Je déduis de votre commentaire que la politique de deux poids deux mesures est appliquée bien au-delà de l’Asie du Sud-Est.
Monsieur Cardwell, vous avez mentionné incidemment le fait de mettre de côté la question de l’efficacité des sanctions et de l’ONU, et vous êtes passé à la question de l’application. Je pose toujours des questions au sujet de l’efficacité, car cela me semble être le point le plus important. Pourriez-vous nous parler de l’efficacité? Je parle de dissuasion plutôt que de punition.
M. Cardwell : Certainement. La raison pour laquelle j’ai dit cela, sénateur, comme vous l’avez fort justement remarqué, c’est que ce n’était pas l’objet de ma recherche. Cela signifie que je ne suis pas le mieux placé pour dire si les sanctions fonctionnent, ce qui est, bien sûr, la question clé en ce qui concerne les sanctions. Je m’intéresse à cette question à cause de ce que les sanctions de l’Union européenne nous disent au sujet de l’Union européenne en tant qu’acteur de la politique étrangère. C’est pour cette raison que j’ai abordé la question sous cet angle, ce qui éclaire ma position à cet égard. Je vais laisser la question de l’efficacité — même si elle est très importante pour nous — à des personnes mieux placées que moi pour en parler.
Ce que je peux dire de la recherche et de la façon dont les sanctions mises en place par l’Union européenne ont évolué — et cela a aussi un lien avec les commentaires de Mme Braw quant aux endroits où elles sont appliquées —, c’est que nous observons une tendance qui montre que, effectivement, l’Union européenne a trouvé beaucoup plus facile d’imposer des sanctions à de petits pays — disons de petits pays d’Afrique subsaharienne — qu’à de grands États plus puissants sur le plan économique. Tous ces facteurs entrent en ligne de compte pour ce qui est de nos attentes quant au manque d’uniformité de l’approche.
Le sénateur Harder : Mes questions vont dans le même sens que celles du sénateur Woo. J’aimerais poursuivre sur le même sujet et donner aux témoins l’occasion de faire part de leurs observations.
Monsieur Cardwell, j’ai été frappé par votre commentaire selon lequel les sanctions sont devenues l’instrument par défaut. Je pense que nous avons pu le constater. Je dirais que cela s’explique notamment par le fait que ce type de mesure est facile à prendre et donne l’impression que nous prenons une situation au sérieux. C’est aussi une façon très facile d’établir une coordination géopolitique face à un agresseur. Je me demande si votre recherche confirme que l’Union européenne a pu prendre des sanctions coordonnées parce qu’elles concernent des domaines où il y a coordination géopolitique de l’action, contrairement à ce qui est le cas dans le domaine des droits de la personne. Votre recherche confirme-t-elle la préoccupation de Mme Braw au sujet de la politique de deux poids deux mesures?
M. Cardwell : Merci beaucoup, monsieur le sénateur. C’est une très bonne question.
Le commentaire sur l’instrument par défaut concernait l’Union européenne en particulier, mais vous avez raison de dire que les sanctions sont l’instrument utilisé par défaut dans le monde entier. Elles sont faciles à mettre en place, même si elles ont effectivement un coût. Elles peuvent aussi avoir un coût économique, surtout si elles sont imposées à un important partenaire commercial. C’est certainement l’une des conséquences des sanctions imposées à la Russie sur l’Europe et d’autres pays.
Ce qui oriente ma recherche, c’est un cas particulier de l’Union européenne par rapport aux autres lois en place au Canada, aux États-Unis et au Royaume-Uni, car l’Union européenne n’est pas un acteur unique de la même façon. Je pense que l’essentiel ici, ce sont les difficultés réelles qu’éprouve l’Union européenne. Contrairement à d’autres domaines du droit de l’Union européenne où c’est essentiellement l’Union européenne qui a compétence, les États membres ne peuvent pas légiférer dans des domaines qui ont trait, par exemple, aux marchés intérieurs. Les pouvoirs — la souveraineté, si vous voulez — ont été transférés à l’Union européenne. Ce n’est pas du tout le cas en politique étrangère, d’où le fait qu’une bonne partie des critiques à l’égard de l’Union européenne concernaient l’exigence d’unanimité permettant à un État membre de bloquer une position. Dans une Union européenne élargie regroupant 27 pays, cela peut poser des difficultés.
Je pense que ce qui est surprenant, et c’est la raison pour laquelle je dirais que l’Union européenne a eu du succès, c’est le fait d’amener 27 membres — anciennement 28 — à se mettre d’accord et de traduire cela dans le processus juridique. C’est un exploit. À coup sûr, en ce qui concerne la Russie, vu son importance et la nervosité qu’il y a peut-être dans des capitales, cela montre que l’Union européenne a réussi à faire cela. Je pense que l’instrument par défaut a une résonance particulière dans le contexte de l’Union européenne.
Bien sûr, ce ne sera pas nécessairement toujours le cas. Si des sanctions sont proposées contre un autre pays, il est possible qu’un État membre tente de les bloquer, même si cela n’a rien à voir avec le fond de la question, mais à cause du pouvoir que cela pourrait lui procurer à un autre égard. Il y a aussi des exemples de cela.
Je pense qu’ici, il s’agit vraiment d’une position assez différente, mais vous avez tout à fait raison au sujet de l’instrument par défaut. C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons.
Le président : Nous n’avons plus de temps pour ce segment, mais je suis certain que Mme Braw voudra formuler des commentaires. Peut-être un peu plus tard.
La sénatrice Coyle : Merci beaucoup à nos deux témoins d’aujourd’hui. J’ai deux questions; je vais les poser tout de suite, et l’un ou l’autre d’entre vous pourra y répondre.
Nous avons parlé du but des sanctions, qui est d’influencer et d’orienter la conduite d’un pays donné. Nous avons beaucoup parlé de la Russie et de l’invasion illégale et brutale de l’Ukraine. Je serais curieuse d’entendre vos réponses à la question suivante : lorsque vous examinez les moyens qui permettent d’influencer et d’orienter la conduite d’un pays contrevenant, quelle place occupent, selon vous, les sanctions comme celles que nous étudions ici par rapport à d’autres instruments et d’autres mesures? C’est ma première question.
Ma seconde porte sur les sanctions liées à des violations des droits de la personne. Est-ce que l’un ou l’autre d’entre vous a quelque chose à dire à propos des avantages et des possibilités d’une coopération plus approfondie entre organisations de la société civile et gouvernements à ce chapitre?
Mme Braw : Je vous remercie de ces questions, madame la sénatrice. Puis-je vous demander une précision au sujet de votre seconde question? Parlez-vous de la coopération entre société civile et gouvernements dans nos propres pays ou entre nos gouvernements et la société civile dans le pays qui nous préoccupe?
La sénatrice Coyle : Dans le pays qui nous préoccupe.
Mme Braw : Je vais commencer par cette question. C’est quelque chose que les gouvernements occidentaux, comme vous le savez, essaient de faire depuis des décennies. En tant qu’Occidentaux, surtout depuis la fin de la guerre froide, mais aussi avant cela, nous avons tenté de favoriser la démocratie et de soutenir les personnes qui militent pour la démocratie, les défenseurs des droits de la personne et les minorités religieuses dans divers pays non démocratiques. Cela a commencé, par exemple, avec Radio Free Europe/Radio Liberty, puis au cours des dernières années et des dernières décennies, il y a eu l’incroyable soutien financier versé par des donateurs privés et des gouvernements occidentaux à des groupes pro-démocratie en Russie et ainsi de suite. Cela a été fait avec les meilleures intentions.
Ce qui m’inquiète, c’est que les gouvernements de pays où des gouvernements occidentaux et d’autres donateurs soutiennent des groupes de la société civile ne voient pas ce soutien d’un bon œil et considèrent cela comme de l’ingérence. C’est là où, à mon avis, nous avons involontairement contribué à créer une situation où ces pays estiment pouvoir s’ingérer dans nos sociétés parce que nous nous sommes ingérés dans les leurs. C’est une mauvaise interprétation délibérée de ce que nous essayons de faire. Nous avions les meilleures intentions, mais c’est ainsi que les choses ont été perçues.
C’est vraiment une situation difficile parce que nous voulons soutenir les gens qui travaillent courageusement et assidûment à l’amélioration de la situation des droits de la personne dans leur propre pays, mais si cela est perçu comme de l’ingérence, cela déclenchera un mouvement de ressac à la fois contre ces gens-là — comme le montre la loi russe sur les agents étrangers — et contre nos propres pays. Cela a beaucoup d’importance lorsque le pays en question est un pays puissant comme la Russie ou la Chine. En Afrique subsaharienne, où nous avons fait cela au fil des ans, il y a plusieurs pays qui ne sont pas en mesure d’exercer des représailles contre nous, mais la Russie et la Chine en sont capables.
Votre première question portait sur la place qu’occupent les sanctions Magnitski parmi nos outils de politique étrangère, si j’ai bien compris.
Le président : Je vais intervenir pour vous dire que nous avons atteint la marque des quatre minutes. Cependant, je crois comprendre que la sénatrice Coyle voudra probablement revenir là-dessus au deuxième tour. Est-ce exact?
La sénatrice Coyle : Certainement.
Le président : Nous y reviendrons.
La sénatrice M. Deacon : Je remercie les témoins d’être ici aujourd’hui.
Je suis tiraillée entre le désir d’enchaîner sur les questions de la sénatrice Coyle et celui de poursuivre dans la même veine que les sénateurs Woo et McIntyre. Je ne veux pas que ma question paraisse répétitive, car elle ressemble à une autre qui a déjà été posée. Je vais essayer d’aborder les choses sous un angle différent. Ma question s’adresse à M. Cardwell.
L’une des critiques continuellement formulées au sujet de nos régimes de sanctions concerne le fait que nous sommes très efficaces et très prompts lorsque vient le temps de détecter des groupes ou des organisations, mais que nous avons du chemin à faire en matière d’application de la loi, comme il a été dit plus tôt. Prenons l’exemple du groupe de mercenaires Wagner. Nous avons imposé des sanctions contre ce groupe. On pourrait considérer qu’il s’agit d’un groupe un peu nébuleux composé d’un certain nombre de particuliers, de sociétés et d’autres entités privées. On a laissé entendre, de façon plus ou moins précise, que nos sanctions contre le groupe Wagner sont symboliques. À votre avis, est-ce exact? Je pose la question parce que l’Union européenne et les États-Unis ont également sanctionné le groupe Wagner, et je me demande si l’approche qu’ils ont adoptée était plus ciblée.
M. Cardwell : Merci. C’est une très bonne question. Là encore, c’est l’une des questions clés en ce qui concerne les effets des sanctions puisque l’application de la loi est l’un des principaux problèmes. Nous pensons aussi au fait de juxtaposer la création d’un système qui est juste et qui permet les contestations, mais qui permet aussi d’agir rapidement pour que des mesures comme le gel des biens, entre autres, puissent être prises sans délai de manière à ce que les gens ne puissent pas déplacer leurs actifs.
En fait, cette réponse fait suite à la question de la sénatrice précédente, mais l’un des principaux problèmes qui sous-tendent tout cela, c’est que nous savons que nous pouvons imposer et maintenir des sanctions, mais que se passe-t-il ensuite? Nous sommes alors placés devant la possibilité de les lever. L’objectif est de les lever parce qu’il y a eu un changement de comportement, mais est-ce que cela se produit souvent? On peut en douter.
Il y a aussi la possibilité que, en raison d’intérêts commerciaux ou simplement par lassitude, nous supprimions les sanctions de toute façon, ce qui veut dire que leur effet global peut avoir été important ou pas. De plus — et cela concerne moins les sanctions Magnitski que les sanctions visant l’ensemble d’un pays —, cela pourrait nuire aux populations les plus vulnérables plutôt qu’aux personnes qui étaient effectivement visées par les sanctions.
Dans ce sens, c’est extrêmement difficile, surtout quand la situation est nébuleuse. Votre emploi de l’adjectif « nébuleux » est une excellente façon de décrire quelque chose comme le groupe Wagner, en raison de la question de savoir qui nous ciblons réellement. Certes, l’un des principaux problèmes que nous observons en tentant de mettre constamment à jour les listes et les noms de personnes concernées tient au fait que nous parlons non pas nécessairement d’actifs corporels, mais d’actifs qui se déplacent plutôt que, disons, d’interdictions de voyager, qui sont peut-être un peu plus faciles à mettre en place.
Le président : J’accorde une minute à Mme Braw.
Mme Braw : Je croyais que la question s’adressait à M. Cardwell. Si vous voulez que j’ajoute quelque chose, je le ferai avec plaisir. Dans ce cas, je vais revenir rapidement sur la discussion précédente, c’est-à-dire la place des sanctions Magnitski dans la hiérarchie de la politique étrangère et des sanctions.
Le dilemme, c’est qu’elles ne devraient pas s’y trouver; elles sont censées être imposées dans l’intérêt des droits de la personne dans ces pays. Elles ne devraient pas être un outil de politique étrangère. Cependant, à ce jour, celles qui ont été imposées donnent l’impression de l’avoir été en tant qu’outil de politique étrangère, peut-être à part le cas de certaines sanctions imposées au Bangladesh. Mais, dans l’ensemble, les sanctions accompagnent les objectifs de politique étrangère des pays qui les imposent.
Je sais que votre minute est écoulée, sénateur, et je sais que vous avez posé une question légèrement différente à M. Cardwell, mais j’espère que cette réponse vous sera utile.
[Français]
La sénatrice Gerba : Ma première question s’adresse à la professeure Braw.
Je reviens sur votre article intitulé « Freeze—Don’t Seize—Russian Assets ». Vous défendez l’idée qu’il faut faire des enquêtes préliminaires avant de confisquer les biens et que ces enquêtes permettraient de s’assurer que les propriétaires des biens en question sont bel et bien impliqués dans des actes criminels.
Pouvez-vous nous expliquer comment cela se passe à l’heure actuelle? Quel est le processus par lequel on passe pour confisquer les biens? Est-ce que ces procédures sont suffisantes ou insuffisantes? Comment y remédier?
[Traduction]
Mme Braw : Merci, madame la sénatrice.
À l’heure actuelle, et c’était aussi le cas dans le passé, si nous imposons des sanctions à une personne ou à une entreprise en particulier et qu’elle a des actifs, qu’il s’agisse d’argent ou d’actifs fiscaux, dans notre pays, nous pouvons les geler. L’objectif est, premièrement, de rendre la vie difficile pour ces personnes et entreprises afin qu’elles soient prêtes à influencer leurs amis au sein du gouvernement et que celui-ci modifie sa politique. Il s’agit aussi d’empêcher l’argent de servir à financer les activités hostiles auxquelles on veut mettre fin, ou, du moins, de limiter ce financement. Ces actifs demeurent gelés jusqu’à ce que les sanctions soient levées, puis ils appartiennent de nouveau à la personne ou à l’entreprise en question.
Selon les propositions qui sont faites actuellement, au lieu de se contenter de détenir ces actifs jusqu’à ce que l’activité hostile ait pris fin, les gouvernements occidentaux devraient simplement prendre l’argent et l’utiliser pour la reconstruction de l’Ukraine. Je peux comprendre cet argument parce que les contribuables occidentaux ne devraient pas avoir à payer pour la reconstruction de ce pays.
Il demeure fondamental pour nos démocraties libérales que la primauté du droit s’applique à tout le monde. Je pense que la voie à suivre, si on veut saisir certains de ces actifs, consiste à mener des enquêtes approfondies pour tenter d’établir, dans le plus grand nombre de cas possible, si ces fonds sont liés à un comportement criminel. Dans ces cas-là, nous pouvons saisir les actifs, tout comme le font le gouvernement du Canada et ceux d’ailleurs lorsque des citoyens ordinaires de nos pays sont impliqués dans des comportements illégaux.
Le sénateur Richards : J’ai posé cette question à d’autres témoins, et je ne sais pas s’il existe une véritable réponse pour le moment, mais, y a-t-il moyen de savoir de quelles façons ces restrictions nuisent aux populations ordinaires? Si c’est le cas, comment peut-on le dire? Ces sanctions pourraient être imposées à des innocents, et elles sont en vigueur en Russie depuis un certain temps déjà. Il semble y avoir peu de primauté du droit en Russie, sauf la primauté de l’oppression. Je me demande s’il existe un moyen de comprendre de quelles façons ces sanctions nuisent aux citoyens ordinaires. Je suis certain qu’elles ne les aident pas.
M. Cardwell : C’est une question dont discutent toutes sortes de décideurs et d’universitaires depuis de nombreuses années. Bien sûr, on s’est mis à imposer des sanctions judicieuses, qui étaient censées éviter exactement ce problème, de nuire à la population.
Je pense que l’un des problèmes dont j’ai parlé tout à l’heure tient au fait que, lorsque des sanctions sont en place, et surtout sur une longue période pour le pays, une adaptation a lieu. Bien entendu, si on regarde simplement les niveaux de richesse dans un pays, on sait que, si on a plus d’argent, on est capable de contourner les choses, et, si les actifs deviennent plus chers à cause des sanctions, ce sont les moins bien nantis de la société qui en souffrent le plus. Évidemment, ce principe ne s’applique pas à toutes les sanctions qui sont imposées. Des mesures comme les interdictions de voyager, et ainsi de suite, peuvent être destinées plus efficacement à des individus, mais, évidemment, dans le cas des sanctions commerciales et économiques, nous voyons certainement qu’il est presque inévitable que les conséquences négatives soient ressenties par les personnes qui sont les moins responsables de la politique du gouvernement.
Le sénateur Richards : Je vous remercie. Tout ce que je peux dire à ce sujet, c’est que, selon moi, M. Poutine ne changera pas de philosophie tant que le gouvernement de ce pays n’aura pas changé, et je ne pense pas que ce changement se fera simplement grâce à des sanctions. Je ne fais que formuler un commentaire.
Mme Braw : Je vais faire une brève observation au sujet de votre question, sénateur. Elle portait sur les sanctions en général, mais je pense que ce qui sera vraiment intéressant, et même crucial, c’est de savoir, au fur et à mesure que les sanctions Magnitski se propageront dans les pays dont nous essayons de changer le comportement, si, tout d’abord, elles amélioreront le comportement de ces fonctionnaires. Voyons ce qui arrivera.
Je pense que l’on court le risque que, au lieu que les citoyens ordinaires de ces pays jouissent d’une société plus libérale, il y ait en fait plus d’oppression parce que les personnes qui sont sanctionnées vont exercer des représailles contre nos pays, peut-être, mais aussi contre des citoyens ordinaires dans leur propre pays. Elles ne changeront pas leur philosophie simplement parce qu’elles ont été sanctionnées. Elles pourraient tout simplement devenir encore plus brutales. Selon moi, c’est à cet égard qu’il y a un travail vraiment important à faire sur le terrain dans ces pays, aussi difficile qu’il puisse être de s’y rendre et de parler aux gens ordinaires.
Le sénateur Richards : Merci beaucoup.
Le sénateur Woo : J’aimerais poser une question au sujet de l’arme nucléaire que représentent les sanctions qui ont récemment vu le jour, qui consistent à se servir du système financier comme outil pour sanctionner des pays, notamment en saisissant les actifs de la banque centrale. Je songe à l’Afghanistan — la Russie, bien sûr, mais l’Afghanistan avant la Russie… essentiellement, en soumettant à une forme de sanction et à une autre toutes les transactions en dollars américains qui doivent être autorisées par les États-Unis. Pourriez-vous formuler un commentaire concernant la mesure dans laquelle cette arme nucléaire des sanctions est conforme à la primauté du droit? Notre collègue de l’Union européenne pourrait peut-être nous dire si l’Europe considère qu’il s’agit d’un autre outil à adopter et quelles sont les possibilités que ce genre de sanctions s’intensifient davantage.
M. Cardwell : Merci beaucoup. C’est une très bonne question à laquelle je n’ai malheureusement pas de très bonne réponse. Compte tenu de l’éventail de sanctions qui ont été appliquées et du fait que nous avons adopté le nouveau règlement de 2020, je pense qu’aucune conséquence de ce type de sanction n’est exclue. De toute évidence, il s’agit d’une mesure très sérieuse et, bien sûr, nous ne sommes pas au courant des discussions qui ont lieu entre les États membres, pour des raisons évidentes. Malheureusement, je ne peux pas vous donner une meilleure réponse que celle-là. Je suis désolé.
Mme Braw : Monsieur le sénateur, je suis ravie d’intervenir concernant cette question, qui est vraiment cruciale, surtout alors que le monde s’éloigne de la suprématie incontestée du dollar pour se tourner vers une plus grande puissance financière chinoise et effectuer davantage de transactions commerciales en monnaie chinoise, quel que soit le nom que l’on veut lui donner.
La raison pour laquelle les États-Unis ont pu, par le passé, imposer des sanctions aux entreprises comme outil de politique étrangère est que presque toutes les entreprises du monde occidental — et même d’au-delà de l’Occident — effectuent leurs transactions financières et commerciales en dollars. Par exemple, en 1982, lorsque l’Allemagne de l’Ouest et l’Union soviétique ont voulu construire un pipeline et qu’elles ont retenu les services de diverses entreprises européennes à cette fin, Ronald Regan a imposé des sanctions à ces entreprises simplement parce que l’idée de ce pipeline entre ces pays ne lui plaisait pas. On a vu la même chose se produire dans le cas de Nord Stream.
Les gens peuvent faire valoir qu’il est légitime pour les États-Unis de sanctionner des entreprises lorsque celles-ci participent à des activités qui, sans être illégales, nuisent aux intérêts américains, mais cela ne fonctionne que si les États-Unis sont la puissance prédominante absolue dans le monde des transactions et des finances commerciales et que le dollar règne de façon incontestée. Ce ne sera plus le cas pour très longtemps. On verra bien plus de transactions se faire dans d’autres monnaies, dont celle de la Chine. C’est à ce moment-là que les entreprises américaines feront face à la possibilité que ce pays impose des sanctions semblables sans qu’elles aient adopté un comportement illégal, simplement en tant qu’outil de politique étrangère. C’est une possibilité que les décideurs des États-Unis devraient prendre à cœur. L’époque où l’on pouvait mener une politique étrangère en imposant des sanctions à des entreprises qui n’ont enfreint aucune loi ne durera plus longtemps.
La sénatrice Coyle : Je sais que Mme Braw a commencé à répondre à ma deuxième question, mais j’aimerais la poser de nouveau.
Je vais encore vous citer, lorsque vous avez parlé des sanctions qui sont en place pour influencer et orienter la conduite d’un pays contrevenant relativement aux violations des droits de la personne… et ce pourrait être sur leur propre territoire, en maltraitant leurs propres citoyens, mais, dans le cas de la Russie, on voit aussi que les Russes abusent des droits des citoyens de leur pays voisin.
Je voudrais entendre ce que vous avez à dire tous les deux. Là où nous avons imposé des sanctions, nous tentons de savoir dans quelle mesure elles sont efficaces. C’est l’une des grandes questions sur lesquelles nous nous penchons. Lorsque nous examinons l’efficacité de ces mesures ou autres instruments que la communauté internationale peut prendre pour essayer d’influencer et d’orienter la conduite d’un pays fautif, selon vous, quelle place occupent les sanctions dans une hiérarchie, si on veut, ou parmi une multitude d’instruments qui pourraient être utilisés pour influencer le genre de changements que nous voulons obtenir afin que les droits de la personne soient respectés?
Mme Braw : La mondialisation était censée régler toute cette question… l’idée du changement par le commerce. C’est pourquoi nous avons admis la Chine au sein de l’Organisation mondiale du commerce. Nous nous sommes dit que, si nous intégrions les Chinois, ils deviendraient davantage comme nous. Cela n’a manifestement pas été le cas. Cela n’a pas été le cas de la Russie non plus. Mais nous avons voulu essayer l’approche de la carotte et ensuite celle du bâton, c’est-à-dire les sanctions. Nous observons un recours croissant aux sanctions parce que l’accueil chaleureux du capitalisme n’a pas fonctionné.
Le dilemme dans lequel nous nous trouvons maintenant, c’est que, si nous utilisons les sanctions comme outil pour tenter d’orienter la conduite d’un autre pays, quelle est a durée de la période après laquelle nous pourrons mesurer si ces sanctions ont porté leurs fruits? Est-ce 1 an ou 10 ans?
En outre, quels sont les facteurs que nous essayons de mesurer? Mesurons-nous la pensée des décideurs de ces pays? Voulons-nous qu’ils disent : « Eh bien, je suppose que c’était mal, et nous allons tenter de changer notre comportement », ou bien s’agit-il, par exemple, de mettre fin à la guerre dans le cas de la Russie? S’agit-il de mettre fin aux violations des droits de la personne?
En plus de cela, il y a le dilemme lié au fait que les droits de la personne sont un bien absolu et que nous ne devrions pas imposer des sanctions seulement dans certains cas. Si nous nous préoccupons des droits de la personne, nous devrions en imposer partout où ces droits sont violés.
Encore une fois, en ce qui concerne les sanctions Magnitski, la question est la suivante : comment mesurer le succès? Est-ce dans la pensée des dirigeants ou des individus que nous avons sanctionnés? Comment recueillons-nous les preuves de réussite et après combien de temps?
[Français]
La sénatrice Gerba : Je continue avec la professeure Braw, avec qui je suis totalement d’accord. Je suis du même avis : il faut se pencher sur les sanctions, mais aussi sur les conséquences de ces sanctions dans le quotidien des populations et dans le quotidien des entreprises qui font affaire dans les pays qui sont sanctionnés.
Je voulais donc revenir encore une fois sur les enquêtes préliminaires que vous suggérez de faire avant les confiscations de biens ou les saisies. Vous avez exprimé une préoccupation quant au fait que l’absence de telles enquêtes exposerait les entreprises à des représailles. Avez-vous observé ce genre de représailles et que nous suggérez-vous, dans ces cas-là?
[Traduction]
Mme Braw : Je vous remercie, madame la sénatrice. Je parlais de la saisie d’actifs gelés et de la nécessité de mener des enquêtes appropriées.
Nous n’avons pas encore vu de pays saisir des actifs gelés, mais je sais que le Canada a fait de telles propositions lui aussi. À partir du moment où les pays commenceront à saisir des actifs gelés — ce que je déconseillerais —, nous devrions être très préoccupés par les effets sur nos propres entreprises et, en fait, sur les personnes qui exercent des activités et vivent à l’étranger, y compris dans les pays où la primauté du droit est imparfaite.
Il semble que l’Estonie travaille sur une proposition de ce qu’elle affirme être une voie légale menant du gel à la saisie. Je serais très curieuse de savoir comment les Estoniens justifient la saisie d’actifs sans établissement d’activités criminelles liées à ceux-ci. Si cette situation se produit, et si les pays occidentaux commencent à saisir des actifs gelés, nous devrons rester très vigilants et être à l’écoute pour savoir comment cette situation touche nos propres entreprises. En effet, nous devrons mener un examen très sérieux de ce que cette mesure signifie pour les pays occidentaux en tant que phares de la primauté du droit.
Le président : Je vous remercie. Il nous reste une minute. Nous pourrions peut-être demander à M. Cardwell de clore cette partie.
[Français]
M. Cardwell : Merci. Si vous me permettez, je vais répondre en français.
Je suis d’accord avec Mme Braw sur ces questions. Je pense que c’est assez dangereux — je pense aussi à l’Estonie, l’exemple cité par Mme Braw —, car cela peut aussi causer des problèmes au sein du système des sanctions de l’Union européenne.
En dernier lieu, pour ce qui est du processus de freezing, en fait, il y a un équilibre à trouver entre la nécessité d’agir vite — parce que le transfert d’argent peut se faire très rapidement et très facilement —, et la règle de droit, l’option ou la possibilité pour les individus de porter plainte, d’utiliser la justice pour surmonter le défi amené par ces sanctions.
[Traduction]
Le président : Merci beaucoup.
Le temps dont nous disposions pour la séance est écoulé. Au nom du comité, je tiens à remercier Mme Braw et M. Cardwell de leurs témoignages intéressants. C’est toujours formidable d’obtenir de l’expertise « extraterritoriale », et elle nous sera très utile à notre examen qui se poursuit. Merci beaucoup de vous être joints à nous.
Chers collègues, nous allons maintenant poursuivre à huis clos.
(La séance se poursuit à huis clos.)
(La séance publique reprend.)
Le président : Honorables sénateurs, est-il convenu que la demande de budget pour le voyage en Europe — à Londres, à Oslo et à Berlin — pour une mission d’information, pour l’exercice financier se terminant le 31 mars 2024, soit approuvée pour soumission au Comité permanent de la régie interne, des budgets et de l’administration?
Des voix : D’accord.
Le président : Je vous remercie, honorables sénateurs. Ce budget sera maintenant soumis au Comité de la régie interne, des budgets et de l’administration, qui l’examinera à l’occasion de sa prochaine réunion.
Chers collègues, nous nous réunirons de nouveau mercredi prochain à 16 heures pour entendre des témoins dans le cadre de la Semaine du développement international. S’il n’y a pas d’autres points, chers collègues, nous allons lever la séance. Merci.
(La séance est levée.)