Aller au contenu
AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mercredi 15 février 2023

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 16 heures (HE), avec vidéoconférence, pour procéder à un examen approfondi des dispositions et de l’application de la Loi de Sergueï Magnitski, et de la Loi sur les mesures économiques spéciales; et à huis clos, pour procéder à un examen approfondi des dispositions et de l’application de la Loi de Sergueï Magnitski, et de la Loi sur les mesures économiques spéciales.

La sénatrice Gwen Boniface (présidente suppléante) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Chantal Cardinal, greffière du comité : À titre de greffière du comité, il est de mon devoir de vous informer de l’absence inévitable du président et du vice-président, et de présider à l’élection d’un président suppléant.

Je suis prête à recevoir une motion à cet effet.

Le sénateur MacDonald : Je propose la candidature de la sénatrice Boniface.

Mme Cardinal : Y a-t-il d’autres nominations? L’honorable sénateur MacDonald propose que l’honorable sénatrice Boniface occupe le fauteuil de ce comité. La motion est-elle adoptée, honorables sénateurs?

Des voix : D’accord.

Mme Cardinal : Je déclare la motion adoptée. J’invite la sénatrice Boniface à assumer la présidence.

La présidente suppléante : Je m’appelle Gwen Boniface. Je suis sénatrice de l’Ontario et présidente suppléante du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international.

Avant de commencer, j’aimerais inviter les membres du comité qui participent à la séance d’aujourd’hui à se présenter.

La sénatrice M. Deacon : Marty Deacon, de l’Ontario.

Le sénateur Housakos : Leo Housakos, du Québec.

Le sénateur MacDonald : Michael MacDonald, de la Nouvelle-Écosse.

Le sénateur Greene : Stephen Greene, de la Nouvelle-Écosse.

La sénatrice Coyle : Mary Coyle, de la Nouvelle-Écosse.

La sénatrice Simons : Paula Simons, du territoire visé par le Traité no 6, en Alberta.

Le sénateur Woo : Yuen Pau Woo, de la Colombie-Britannique.

La présidente suppléante : Je vous souhaite la bienvenue à vous ainsi qu’à tous les téléspectateurs qui nous écoutent au pays.

Nous continuons aujourd’hui l’examen approfondi des dispositions et de l’application de la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus, ou LJVDEC, également appelée Loi de Sergueï Magnitski, et de la Loi sur les mesures économiques spéciales, ou LMES, en vertu de l’article 16 de la Loi de Sergueï Magnitski.

Pour rappel, chers collègues, chaque groupe aujourd’hui ne disposera que de 45 minutes. À 17 h 30, nous pourrons donc discuter à huis clos des directives de rédaction du rapport sur notre étude.

Pour la première partie de notre séance d’aujourd’hui, nous sommes heureux d’accueillir un visage familier pour beaucoup d’entre nous. Il s’agit de la marraine du projet de loi à l’étude, notre ancienne collègue sénatrice, l’honorable A. Raynell Andreychuk.

Sénatrice, c’est un plaisir de vous retrouver parmi nous aujourd’hui et de vous accueillir à nouveau au sein du comité que vous avez autrefois présidé. À vrai dire, je me sens plutôt intimidée d’occuper le fauteuil en ce moment.

Nous sommes prêts à écouter vos remarques préliminaires, sénatrice. Elles seront suivies par les questions des membres du comité. Sénatrice Andreychuk, la parole est à vous.

L’honorable Raynell Andreychuk, ancienne sénatrice, à titre personnel : Il s’agit d’un comité qui ne fait pas souvent les manchettes, mais qui est très bien connu et respecté dans le domaine des affaires étrangères partout au pays. C’était déjà le cas à l’époque où j’ai hérité de la présidence de ce comité, et ce l’est encore. Ainsi, je suis particulièrement honorée d’être de retour, cette fois à titre de témoin.

J’aimerais donner mon avis sur la Loi de Sergueï Magnitski. Je pense que les sénateurs et les sénatrices d’expérience qui étaient présents à l’époque où je présidais le comité m’ont souvent entendue à ce propos, alors je ne vais pas trop m’étendre sur le sujet. Toutefois, ce qui me paraît important, c’est de rappeler aux sénateurs la genèse de ce projet de loi, ainsi que les objectifs et les principes qui y étaient rattachés. Ce projet de loi novateur a été adopté à l’unanimité dans les deux Chambres, et par conséquent, a fait des droits de la personne un pilier fondamental de la politique étrangère du Canada.

Le projet de loi a également mis de l’avant le fait que les responsables des violations des droits de la personne devraient être traités et sanctionnés de la même manière partout dans le monde. Tel était l’objectif de ce projet de loi, qui avait également comme mission de soutenir les défenseurs des droits de la personne. Je me souviens qu’à la fin des années 1980, je siégeais à la Commission des droits de la personne des Nations unies et nous avions mené des initiatives à cet égard. Ce n’était pourtant pas un thème retenu. Il était question des violations des droits de la personne, mais pas des défenseurs. La Loi de Sergueï Magnitski est donc entrée en vigueur il y a cinq ans dans le but de soutenir les défenseurs des droits de la personne en général.

L’idée maîtresse du projet de loi était d’empêcher le Canada de pouvoir aider et soutenir les auteurs de violations des droits de la personne, à savoir les ressortissants étrangers, ce qui exclut les citoyens canadiens et les résidents permanents. Il s’agissait de faire en sorte qu’à l’intérieur de nos frontières, nous prenions des mesures pour éviter de devenir complices de tels gestes.

Le comité a entendu à plusieurs reprises M. Kara-Murza, ainsi que sa conjointe, je crois. Il avait déclaré avec conviction que si les autorités canadiennes permettent à des contrevenants dont elles ont connaissance, de déposer leurs gains acquis de manière illégale au Canada, et leurs actifs dans l’immobilier et les entreprises d’ici, et d’envoyer leurs enfants dans nos écoles, alors c’est comme si elles les accueillaient et devenaient des complices. C’est de ce genre de lacunes dont il était question. Il existe en effet des lacunes au sein des lois nationales, des enjeux en matière de droits de la personne à l’échelle nationale, ainsi que des lois nationales et internationales.

Si le Canada veut continuer à promouvoir les droits de la personne à l’échelle internationale, il ferait mieux de s’assurer de ne pas être complice de violations des droits de la personne à l’échelle nationale. C’était le cœur du projet de loi adopté il y a cinq ans. Il ne s’agissait donc pas seulement d’un outil pouvant être utilisé après que les contrevenants ont commis leurs actes criminels, mais également un signal clair envoyé par le Canada : nous ne tolérerons pas ce genre de comportement ici. Il était donc question d’un outil de prévention.

L’un des témoins à l’époque avait mis en garde les éventuels contrevenants de ne même pas songer à venir s’établir au Canada.

Il y a bon nombre de tentatives de faire adopter un tel projet de loi. Je me suis entretenu avec de nombreux citoyens, des parlementaires et des défenseurs des droits de la personne, qui ont souvent les mains liées. J’ai beaucoup voyagé, en particulier en Europe de l’Est et en Afrique, là où des pays requièrent de l’aide du Canada, etc.

À l’époque, la loi Magnitski se voulait un début, un compromis pour certains cas et certains domaines. Par exemple, la mise en place d’un examen quinquennal avait été acceptée par la majorité à l’époque, au lieu d’utiliser un mécanisme de rapport parlementaire. Cela permettrait ainsi au gouvernement d’instaurer certaines pratiques et procédures. Comme nous le savons, lorsqu’il est question d’enjeux liés à la justice, il y a la loi en tant que telle, mais son processus d’application est tout aussi important; c’est ce qui mène à des résultats justes ou injustes.

Nous avons fait comprendre au gouvernement que nous avions affaire à un nouveau domaine. Nous lui avons donné le temps nécessaire pour mettre en place des processus, des pratiques, et ainsi de suite, puis nous avons examiné les lacunes potentielles. Il a alors été indiqué qu’il s’agissait d’un travail inachevé, étant donné que les sociétés évoluent et que les attentes en matière de droits de la personne changent. Il faut donc un certain temps avant de repérer d’éventuelles lacunes. Les parlementaires se sont donc retrouvés à un moment charnière, avec probablement plus de pain sur la planche que nous. En effet, nous avions élaboré des concepts, des thèmes et des principes, mais c’était aux parlementaires d’étudier concrètement l’efficacité du projet de loi, les dispositions à apporter, et toute sorte d’autres préoccupations. De toute évidence, plusieurs préoccupations étaient en lien avec le gouvernement fédéral lui-même.

J’aimerais énumérer certaines de mes préoccupations. D’abord, la loi Magnitski n’a pas été appliquée depuis 2018. J’imagine que vous avez entendu le témoignage de Bill Broader. Il a souligné ce fait avec éloquence. J’ignore pourquoi la loi n’a pas été appliquée depuis ce temps. Je peux vous fournir en privé toutes les raisons possibles, mais je ne sais pas si j’ai raison ou tort. Mais bref, nous devons faire en sorte que cette loi soit dorénavant appliquée. La plupart du temps, c’est ce que souhaitent les instances à l’international. La question est de savoir s’il faut lier cette loi aussi étroitement aux enjeux relatifs à la Loi sur les mesures économiques spéciales, ou LMES. L’une des questions qui me préoccupent est que la loi Magnitski donne au gouvernement la latitude d’évoquer des « violations graves des droits de la personne », alors que la LMES parle plutôt de « violations graves et systématiques des droits de la personne ». Que signifie le terme « systématique »? Ce terme exclut-il la perpétration d’un seul acte horrible ou d’une série d’actes? Il s’agit là d’une phraséologie inhabituelle que je n’ai jamais vue dans le cadre de mon travail. En droit international, nous employons le terme « systémique », mais pas « systématique ». Le gouvernement devrait donc justifier l’utilisation du terme qu’il a choisi. Je sais que la loi a été appliquée davantage en raison du fait que les sanctions de l’ONU font du surplace, que de nombreuses attitudes envers les droits de la personne ont changé à l’échelle internationale, et que les systèmes sont bloqués.

Je tiens à souligner que vous avez reçu une excellente note d’information le 20 octobre, dans laquelle on retrouve un grand nombre des enjeux importants. Si j’avais le temps, je les aurais passés en revue. Ce sont des enjeux auxquels il faut s’attarder, alors je tiens à féliciter le personnel de la Bibliothèque du Parlement d’avoir effectué ce travail. Nous comptons beaucoup sur ses services.

Nous avons besoin de la contribution des parlementaires. Nous avons également besoin de la contribution de la société civile, car il faut se rappeler que la notion de droits de la personne fait référence à nos droits autant que ceux du gouvernement. Ce sont des droits individuels, mais je ne vais pas m’éterniser sur ce point.

Je vais essayer de présenter quelques points rapidement. Nous devons travailler en collaboration avec les autres parties prenantes qui ont des obligations en vertu de la loi Magnitski. En ce qui a trait aux enjeux commerciaux, nous devons savoir que le blanchiment d’argent, la traite des êtres humains et l’esclavage sont des problématiques souvent liées aux mêmes contrevenants dans de nombreux cas. Il faut donc regrouper les intervenants et éviter de travailler en vase clos. Selon moi, tous ces intervenants pourraient collaborer au sein de nos instances d’affaires étrangères, mais ce pourrait être dans d’autres milieux aussi. J’ai hâte d’entendre vos suggestions et vos réponses.

Ma seule inquiétude, c’est la bureaucratie. J’espère que nous ne sommes pas en train de mettre en place de nouvelles structures bureaucratiques; cela prend trop de temps à planifier et à instaurer. Nous devrions plutôt penser à des politiques. Nous devrions rassembler tous les intervenants gouvernementaux et consolider des liens.

Dans la loi, il y a deux choses. Nous devons faire en sorte que toute personne visée par des sanctions ne puisse pas obtenir de visa d’entrée. Il y a des exceptions, et le ministre peut accorder des visas, mais cette condition est nécessaire. C’est la même chose pour la Loi sur les mesures économiques spéciales. Une personne qui se retrouve sur la liste des sanctions ne devrait pas être autorisée à entrer au Canada. Cette disposition n’a pas été utilisée, comme c’est le cas de quelques autres dispositions.

Je vais m’arrêter ici. Je pourrais et devrais en dire beaucoup plus, et je le ferai peut-être par écrit. Je vous remercie de m’avoir au moins permis d’ouvrir le débat et de vous dire que vos travaux sont essentiels dans la deuxième étape d’un processus en cours. Je vous remercie.

La présidente suppléante : Merci beaucoup. Nous avons un peu dépassé le temps imparti, mais je pense que cela valait la peine. Je vous remercie.

Je tiens à informer les membres du comité que, pour le premier tour, chacun dispose d’un maximum de trois minutes, questions et réponses comprises. Comme le dirait le sénateur Boehm, soyez brefs et concis. Nous pourrons toujours passer à un deuxième tour si nous en avons le temps.

Le sénateur MacDonald : Bien sûr, vous avez joué un rôle déterminant dans la création de cette loi. Vous y avez consacré beaucoup de temps et nous tenons à vous remercier pour tous les efforts que vous avez déployés pour son élaboration. Certains ont fait valoir — et vous en avez parlé — que la loi Magnitski et les modifications connexes à la Loi sur les mesures économiques spéciales ont été adoptées principalement pour des raisons symboliques et que ni les législateurs canadiens ni le gouvernement n’avaient vraiment l’intention d’imposer des sanctions autonomes. L’intention était plutôt de coopérer avec des alliés pour qu’il y ait des effets concrets. Était-ce là l’intention, tant par rapport à vos propositions initiales que par rapport à la façon dont le gouvernement les a modifiées à la Chambre des communes?

Mme Andreychuk : Merci. Je ne vais certainement pas m’attribuer le mérite de cette loi. J’ai travaillé pendant longtemps au dossier des droits des défenseurs des droits de la personne. Beaucoup de gens ont essayé de le faire. J’y ai contribué en participant au processus et en essayant de comprendre les processus politiques et parlementaires et de déterminer quelle est la meilleure loi que nous pouvions proposer tout en tenant compte du point de vue de la société civile au Canada, des avocats qui travaillent dans ce domaine et des parlementaires. Cette loi n’a jamais été destinée à l’usage des autres. Nous espérions que la nôtre servirait d’exemple.

La seule autre loi qui existait était celle sur la Russie, aux États-Unis. Au Canada, nous valorisons les droits de la personne à notre manière et nous avons nos propres structures, de sorte que le principe de l’universalité est devenu très important ici. Tout d’abord, comme je l’ai dit, si nous voulions parler de l’élaboration de normes et de lois internationales en matière de droits de la personne, il valait mieux nous assurer que nous les appliquions ici, soit que nous n’encouragions pas et ne soutenions pas les contrevenants. Nous parlons de ceux qui violent les droits ailleurs et de ce que leurs gouvernements font à cet égard, et c’était la pièce manquante. Ce qui s’est passé, cependant, c’est que lorsque c’est devenu universel et qu’on ne visait pas un pays en particulier, moi et d’autres avons pu aller dans des pays — des pays aux vues similaires et d’autres pays — et parler de la nécessité d’adopter ce type de loi.

Je pense que M. Browder a souligné avec éloquence que nous envoyons un signal aux défenseurs des droits de la personne : nous savons qu’ils existent, nous nous soucions d’eux et notre première étape consiste à nous assurer que nous mettons de l’ordre chez nous.

Ensuite, comment pouvons-nous améliorer les systèmes internationaux et cibler le pays et les contrevenants dans leurs propres pays? Il ne s’agissait pas de remplacer quoi que ce soit d’autre. Nous voulons construire une coalition. Une coalition existe, et c’est l’un des éléments positifs qui ont découlé de la loi. Des délégations d’autres pays m’ont dit « oh, est-ce bien de cela qu’il s’agit? » Ils y ont réfléchi et l’ont fait leur, à leur manière.

Le sénateur Housakos : Bienvenue, madame Andreychuk. La loi Magnitski n’est qu’un exemple de l’excellent travail que vous avez accompli pendant que vous étiez au Sénat, et vous manquez cruellement à l’institution.

Comme vous, je n’arrive pas à comprendre pourquoi, depuis un certain nombre d’années, le gouvernement Trudeau résiste à utiliser cet outil merveilleux pour que ceux qui violent les droits de la personne soient tenus responsables de leurs actes. Ma question porte spécifiquement — et vous y avez fait allusion à deux ou trois reprises — sur le fait que des oligarques vivent ici même. Des amis liés à Poutine mènent des activités minières au Québec. Des postes de police de Pékin à Toronto harcèlent les Canadiens d’origine chinoise. Hier, CBC a diffusé un reportage sur trois sympathisants du Corps des gardiens de la révolution islamique qui travaillent au Canada et en tirent profit.

Que pouvons-nous faire pour renforcer la loi Magnitski afin de poursuivre les amis, les familles et les sympathisants de ces individus qui violent les droits de la personne, afin qu’au moins un futur gouvernement qui souhaite sérieusement mettre en œuvre cet outil puisse le faire? Selon vous, que devons-nous faire pour renforcer la loi?

Mme Andreychuk : Avant tout, il faut informer les gens. Beaucoup de Canadiens ne connaissent pas la loi Magnitski. Si je peux me permettre d’émettre une opinion, les gens comprennent les sanctions en Afrique du Sud. C’était une situation totalement différente, à une autre époque, et c’est ce qu’ils pensent être des sanctions. La loi Magnitski est différente. Il s’agit d’une activité au Canada ou proche du Canada.

Je pense que le gouvernement doit nous dire pourquoi il n’y a pas recours. Cependant, il était entendu que le gouvernement mettrait en place des pratiques et des procédures dont nous serions informés, sur lesquelles nous pourrions ensuite nous prononcer. Car il peut y avoir des raisons valables de ne pas utiliser le volet sur les visas. Or, ne pas recourir à la loi et ne pas avoir mis en place des pratiques et des procédures... J’ai parlé de règlements lors des négociations. Des règlements devraient être mis en place. Eh bien, les seuls règlements auxquels je peux penser — et c’est peut-être que je n’ai pas l’aide que vous avez ici — sont ceux qui indiquent en vertu de quel article les contrevenants vont être sanctionnés. Or, il n’y a pas de règle générale qui indique « voici le processus que nous suivons ». Je crois que c’est que, en partie, nous devons faire le travail de prévention. Nous avons le SCRS, la GRC, l’ARC... Nous avons tout ce qu’il faut. Si l’un de mes anciens collègues était ici, il vous parlerait sans cesse de blanchiment d’argent.

Nous n’avons pas agi à cet égard parce que nous n’avons pas obtenu l’information. On ne peut pas imposer des restrictions à quelqu’un au sujet d’un visa si l’on ne dispose pas de tous les renseignements.

J’implore le gouvernement d’être plus transparent et plus responsable, de rendre davantage de comptes et de faire participer les parlementaires et les Canadiens. Si on le fait — faire participer les Canadiens et les parlementaires —, nous sommes tous dans le même camp. Nous avons peut-être des approches différentes, mais dans l’ensemble, les Canadiens souhaitent que les droits de la personne soient respectés. Nous ne voulons pas être des complices.

Nous devons utiliser nos réseaux du renseignement et nos connaissances sur les autres pays. Plutôt que d’agir sans savoir comment on... S’il y a une raison valable de recourir à la Loi sur les mesures économiques spéciales, faisons-le. S’il y a une raison valable d’utiliser la loi Magnitski, allons-y. Ce sont des outils différents.

La présidente suppléante : Nous avons largement dépassé le temps imparti. Nous allons continuer.

La sénatrice Coyle : Bon retour. Merci encore pour le service que vous nous avez rendu ici et que vous continuez à nous rendre.

Vous avez dit tellement de choses intéressantes, comme le fait que c’était très important pour faire des droits de la personne un pilier fondamental de la politique étrangère du Canada. J’aimerais comprendre d’où cela vient, l’origine. Les droits de la personne n’étaient-ils pas un pilier fondamental de la politique étrangère du Canada avant l’adoption de la loi Magnitski?

Pouvez-vous nous dire où cela situe?

Vous avez parlé du principe de l’universalité et du fait que les contrevenants doivent être sanctionnés de la même manière partout dans le monde. Voulez-vous dire que les contrevenants du monde entier doivent être sanctionnés au Canada, ou que le Canada et ses alliés doivent sanctionner... Est-ce cela le principe de l’universalité? Il semble que nous choisissions quels individus nous sanctionnons, et cela tend à être lié à des préoccupations géopolitiques. Il semble que ce ne soit pas toujours strictement parce qu’il s’agit des pires auteurs de violations des droits de la personne dans le monde.

Pourriez-vous parler de ces deux éléments pour commencer?

Mme Andreychuk : Je dois préciser que je ne m’exprime pas en tant qu’avocate, mais simplement en tant que citoyenne ordinaire.

Le concept des droits de la personne est assez récent. Nous avons eu la Convention de Genève, etc. C’est un domaine qui évolue. Après la création des Nations unies, les questions relatives aux droits de la personne n’étaient pas abordées. La Commission des droits de l’homme des Nations unies était donc le cadre dans lequel on pouvait en parler. On avait alors la liberté de faire d’autres choses au sein de l’ONU.

Lorsque cette commission a rencontré des difficultés, le Comité des droits de l’homme a fait son apparition.

Les droits de la personne font partie de notre politique étrangère, mais ils n’ont pas été considérés comme étant aussi importants que le commerce, par exemple.

Or, cette loi a laissé cette question de procédure au gouvernement parce qu’il est de sa responsabilité de protéger le Canada et ses intérêts. De plus, il doit examiner de nombreuses questions pour déterminer la direction qu’il va prendre et la façon dont il va procéder. C’est une question de temps, de capacité, etc.

C’est pourquoi l’appel a été lancé au gouvernement pour qu’il présente son processus afin que nous soyons au courant. Si quelqu’un dit que ses droits sont violés, il doit avoir une réponse de la part du gouvernement. Cela ne s’est pas produit.

Il est donc très difficile de répondre à la question.

En ce qui concerne la question des piliers, si le sénateur Boehm était ici, ainsi que quelques autres sénateurs qui étaient membres de ce comité... Nous avons parlé des piliers. On a parlé de ce qui est le plus important dans « cette situation à ce moment-là ». On a examiné toutes les questions. Si l’on fait telle chose, cela va toucher le commerce et les droits de la personne. C’est au gouvernement de déterminer comment procéder en matière de politique étrangère, après avoir examiné les questions. J’ai constaté que les droits de la personne étaient toujours un ajout. C’est ce que j’ai dit, mais c’est aussi ce que beaucoup de gens m’ont dit.

Le sénateur Woo : Je voudrais poursuivre dans la même voie que la sénatrice Coyle, et je m’appuierai sur un témoignage que nous avons entendu lors d’une réunion précédente. Une représentante de l’American Enterprise Institute for Public Policy Research a affirmé qu’en ce qui concerne la mise en pratique de la loi Magnitski par les pays qui ont adopté une loi Magnitski, on a l’impression que c’est basé sur des motivations géopolitiques plutôt que sur le principe d’un traitement impartial des violations des droits de la personne commises dans le monde.

Êtes-vous de cet avis?

Mme Andreychuk : Il y a un aspect géopolitique à tout.

Le sénateur Woo : [Difficultés techniques] utilisation de la loi Magnitski à des fins géopolitiques?

Mme Andreychuk : Non, je ne pense pas que ce soit ce que je dis. Je dis qu’on n’y a pas eu recours pour des raisons géopolitiques. Ce sont des pays qui disposent de la loi Magnitski qui ont répondu, dans la mesure... La loi Magnitski n’a pas été conçue comme un outil géopolitique sous cette forme. Je ne vais pas parler d’autres lois, d’autres moments ou d’autres choses. Cette loi était destinée à être utilisée. C’est une coalition de personnes qui m’ont approchée quant à ce principe d’universalité.

Nous ne pouvons intervenir que là où nous sommes capables de faire quelque chose de bien pour les défenseurs. C’est à cet égard que nous devons tester cette loi pour savoir ce que nous pouvons faire, car nous ne voulons pas faire connaître l’identité des gens et les rendre plus vulnérables.

J’ai travaillé au sein de la Cour pénale internationale. Les témoins et les défenseurs des droits de la personne subissent plus de pression qu’auparavant lorsque leur identité est établie. Il faut agir avec prudence. C’est pourquoi il s’agit d’un processus continu.

Avançons prudemment pour en tirer le meilleur parti. Or, nous parlons d’utiliser les leviers au Canada. Ils devraient être ouverts à tous. Avons-nous l’information nécessaire pour le faire? C’est un travail inachevé.

Le sénateur Woo : J’en déduis que vous préconisez que la loi Magnitski soit appliquée de façon impartiale à tous les auteurs de violations des droits de la personne, peu importe où ils les commettent, plutôt que de donner l’apparence d’un aspect géopolitique.

Mme Andreychuk : Oui, c’est notre objectif. C’est pourquoi nous avons adhéré aux conventions internationales, par exemple. L’objectif de la loi Magnitski est de s’assurer que les gens qui commettent ces violations ne peuvent pas se réfugier au Canada. C’est là-dessus qu’il faut mettre l’accent.

Donc, peu importe d’où ils viennent, si nous pouvons prouver qu’ils ont commis des violations...

[Français]

La sénatrice Gerba : C’est vraiment un privilège pour moi de vous rencontrer pour la première fois. Comme vous le savez, j’ai l’honneur de prendre votre place au sein de l’Association parlementaire Canada-Afrique. Je n’ai pas travaillé avec vous, mais je suis contente de vous rencontrer en personne aujourd’hui.

Vous avez dit que le Canada n’utilise pas la Loi de Sergueï Magnitski et qu’on devrait l’utiliser plus souvent. Pouvez-vous nous donner des exemples — vous qui avez parcouru le monde — de pays qui utilisent cette loi de façon appropriée et des exemples de cas où il y a eu des abus ou des succès?

[Traduction]

Mme Andreychuk : Cette loi est très récente, et je ne pourrais pas répondre à votre question. Est-elle utilisée? Nous essayons de le signaler à d’autres collègues dans le monde, mais pour l’instant, seulement 27 pays ont adopté une loi de type Magnitski, je pense, et c’est le début. Il s’agit essentiellement de pays démocratiques, à vrai dire.

J’ose croire qu’à l’instar de toutes les autres méthodes et idéologies relatives aux droits de la personne, par exemple, cela prendra du temps, mais ce que nous devons faire, c’est en parler, informer les gens que cela existe. Je pense que M. Browder a soulevé un point particulièrement pertinent. Nous ne savons pas, mais avec les nouveaux moyens de communication, les gens d’autres pays connaissent la loi Magnitski et ils espèrent que ce genre de loi puisse exister dans leur pays. Comme je le dis, elle sera adaptée à eux. Je pense que nous n’en sommes qu’au début.

L’autre point que j’essayais de soulever, c’est que nous avons besoin d’éléments de preuves pour pouvoir imposer des sanctions. Certains sont faciles à trouver, d’autres non. Nous devons travailler à l’obtention de ces renseignements au sein du gouvernement. Peut-être qu’ils existent, mais je ne suis pas au courant.

La sénatrice M. Deacon : C’est un plaisir de vous voir ici, en personne. Nous sommes vraiment désolés des difficultés techniques qu’il y a eu la semaine dernière, mais nous ne le sommes pas vraiment, car nous avons la chance de vous voir en personne. Nous vous en remercions.

J’ai aussi l’impression que les questions que nous posons ont quelques points communs et qu’il y a un fil conducteur. J’essaie de ne pas répéter les mêmes choses, mais je veux revenir à une réponse précédente que vous avez commencé à donner à mon collègue, le sénateur Housakos, c’est-à-dire que le gouvernement doit en faire plus pour expliquer pourquoi il impose des sanctions. D’autres témoins nous ont dit qu’il y avait également une lacune lorsqu’il s’agit de comprendre le rôle que le secteur privé canadien doit jouer quant à l’interprétation de ces sanctions et à notre régime de sanctions.

Êtes-vous de cet avis et pensez-vous que le gouvernement devrait en faire davantage pour expliquer la façon dont les sanctions doivent être interprétées par les entreprises et leurs responsabilités?

Mme Andreychuk : Merci pour cette question. Je crois que c’est M. Herman qui a fait valoir que les gens d’affaires aussi bien que les banquiers ont besoin de savoir. Je me souviens que la mise en place du CANAFE a été marquée par beaucoup d’incompréhension et un grand manque de communication. Il y avait aussi un problème avec les services de police, et la présidente pourrait certes nous en dire plus long à ce sujet. Si l’on en croit le témoignage de M. Herman, les communications étaient déficientes. C’est exactement ce que nous demandons au gouvernement. C’est à cela que je pensais en parlant au départ des procédures et des pratiques. Faites-nous savoir si des difficultés se posent en nous indiquant quelles sont ces difficultés et comment vous les surmontez. C’est la raison pour laquelle j’estime qu’une supervision parlementaire serait utile, car chaque secteur d’activité au Canada a son mode de fonctionnement qui lui est propre. Les parlementaires représentent l’ensemble du pays. Ce serait un moyen logique de diffuser l’information, mais aussi un outil à la disposition des parlementaires pour appuyer le monde des affaires au pays. C’est absolument nécessaire.

Dans bon nombre de mes réponses, je présume qu’il y a peut-être quelque chose qui se fait sans que je sois au courant. Je ne sais même pas si quelqu’un a déjà porté des accusations. Je ne sais même pas pour quelle raison on n’utilise pas cette loi. J’implore le gouvernement de le faire. C’est un outil précieux. Nous voulons nous en servir et apporter les correctifs qui s’imposent. Le Parlement doit être au cœur de cette démarche.

La sénatrice Simons : J’ai une question qui touche autant l’aspect philosophique et psychologique que les considérations politiques. Il ressort clairement des questions posées par mes collègues que la loi Magnitski a été adoptée en réaction aux violations des droits de la personne en Russie. Le nom qu’on lui a donné illustre bien ce lien. Je sais que ce n’était pas l’intention visée au départ, mais le simple fait que l’on continue de l’appeler loi Magnitski ne crée-t-il pas une barrière inconsciente nous empêchant de l’invoquer lorsqu’on porte atteinte aux droits de la personne dans des pays comme l’Érythrée ou le Myanmar? Je me demande en outre si le fait que la Russie est un pays européen s’inscrivant dans l’histoire de l’Europe de l’Est ne nous incite pas à prêter davantage attention aux violations des droits de la personne qui y sont commises comparativement à celles qui ont cours dans des pays qui ne sont pas aussi prédominants dans notre discours politique?

Mme Andreychuk : J’aimerais bien avoir trois heures pour répondre à cette question, et ce serait la version abrégée.

On a déjà fait l’historique de ce projet de loi que l’on a choisi de cibler ainsi pour d’excellentes raisons. Nous connaissions les faits et nous devions faire quelque chose. Vous pouvez lire à ce sujet l’ouvrage Red Notice: A True Story of High Finance, Murder, and One Man’s Fight for Justice de M. Browder qui a comparu devant vous, et de nombreux militants pour les droits de la personne pourront vous en parler également. Nous avions toutefois l’occasion de rendre cette mesure applicable à tous en nous attaquant à cette problématique. Les témoins que nous avons reçus à l’époque connaissaient très bien la situation en Russie.

Il est intéressant de noter qu’il était jusque-là impossible de s’en prendre aux grandes puissances de ce monde. Nos accusations visaient toujours les plus petits pays, que ce soit par l’entremise de la Cour pénale internationale ou sur d’autres tribunes lorsque les enjeux étaient différents. Et voilà que nous pouvions mettre en cause une de ces grandes puissances.

Tout a découlé de ce qui est arrivé à Sergueï Magnitski dans son pays et nulle part ailleurs. Les faits étaient probants. Pour la Cour pénale internationale et d’autres tribunaux, il n’est pas chose facile d’obtenir les faits. On a parfois une bonne idée de ce qui est arrivé, mais tout processus judiciaire exige que l’on établisse la preuve de ce que l’on avance, et c’est là où le bât blesse.

Je ne regrette pas d’avoir donné à cette loi le nom de Sergueï Magnitski. C’était un avocat qui, dans le cadre de son travail, a dû aider un client dont la situation était problématique. Il a alors constaté les injustices qu’on lui faisait subir et les actes illégaux qui étaient posés. Il ne pouvait pas, en tant que citoyen, tolérer de tels agissements. Il a tenu tête aux institutions, à ceux qui se sont rendus coupables de ces exactions. Il en a payé de sa vie après avoir été torturé, et sa famille n’est pas encore au bout de ses difficultés. C’est pour tous ces motifs que nous lui avons donné le nom de loi Magnitski.

Ne faisons-nous pas la même chose en matière de droit pénal au Canada? N’y a-t-il pas des lois auxquelles nous attribuons le nom de quelqu’un? En fait, Magnitski n’est qu’un exemple parmi des millions de défenseurs des droits de la personne.

Le sénateur MacDonald : Je présume que vous avez pu prendre connaissance du rapport Multilateral Magnitsky Sanctions at Five Years publié en novembre par le Wallenberg Centre. On y soulève bien évidemment de nombreuses questions et je vais essayer de me limiter à une seule d’entre elles. On y indique que le Canada, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union européenne ne profitent pas de la possibilité qui s’offre à eux de maximiser l’impact de leurs interventions en adoptant des cibles multilatérales. Comment ces quatre gouvernements pourraient-ils mieux conjuguer leurs efforts en ce sens?

Mme Andreychuk : Vous parlez des interventions dans le cadre de la loi Magnitski?

Le sénateur MacDonald : Oui.

Mme Andreychuk : Je pense que c’est ce qu’ils essaient de faire. Comme je le disais, il faut d’abord s’assurer que tout est en ordre chez soi avant de collaborer avec nos alliés. Et l’effort ne se limite pas à ces quatre gouvernements. J’ose espérer que l’on verra des coalitions commencer à se former entre les différents pays concernés par les enjeux que la loi Magnitski cherche à régler dans la sphère des droits de la personne. Je dirais que la politique étrangère du Canada devrait prévoir des démarches à cette fin auprès d’autres pays.

Je sais que bien des États se réjouiraient d’avoir l’assurance que le Canada ne tolérera pas que l’on s’en prenne à leurs citoyens.

Le problème vient également du fait que le gouvernement a invoqué la Loi sur les mesures économiques spéciales dans des situations qui, selon moi, aurait peut-être exigé que l’on applique la loi Magnitski. On a ainsi pu régler certains cas problématiques, comme à Haïti et au Venezuela. On n’a toutefois pas eu recours à la loi Magnitski qui cible les activités ayant cours au Canada. Je pense que c’est justement cette protection que les Canadiens recherchent, et nous devons l’offrir à tous les citoyens.

Il y a aussi le fait que l’on s’adresse à des gens comme moi, mais à d’autres personnes également, pour savoir par exemple ce qu’il en est du Myanmar. On nous relate des situations où des défenseurs des droits de la personne sont vulnérables en nous fournissant toutes sortes de renseignements et en nous indiquant que les individus derrière tout cela veulent venir s’établir au Canada.

Il nous a été ainsi très difficile de déterminer comment nous y prendre pour poursuivre un ressortissant du Rwanda que nous avions accueilli au Canada, mais nous y sommes finalement parvenus.

Nous ne sommes pas au bout de nos peines. Nous devons en faire davantage, et c’est l’appel que je lance.

Le sénateur Housakos : Sénatrice, il y a tellement de cas d’individus directement associés à des régimes autoritaires qui font des affaires dans notre pays. Les gens de l’Agence du revenu du Canada nous disent que l’effort de renseignement est insuffisant. Les banquiers ont les mêmes doléances en faisant aussi valoir que nos lois ne permettent pas de poursuivre les coupables. Du côté d’Immigration Canada, on affirme aussi que les renseignements recueillis ne sont pas suffisants pour permettre de mener les recherches nécessaires.

Qu’est-ce que l’avenir nous réserve? Nous ne pouvons pas nous contenter d’adopter des lois pour nous donner bonne conscience en ne les faisant pas suivre, comme vous l’indiquiez, d’une réglementation stricte et d’une harmonisation avec les efforts déployés par nos alliés. Il n’y a pas eu une seule cause, si ce n’est l’affaire en instance d’un espion chinois à Hydro-Québec contre qui des accusations ont été portées.

Est-ce que notre pays a décidé de revoir à la baisse ses ambitions en matière de droits de la personne afin de pouvoir mieux réaliser ses objectifs économiques?

Mme Andreychuk : Je peux vous dire en un mot que ce n’est pas le cas. C’est peut-être la conséquence de certains gestes posés par notre pays, mais je ne pense pas que c’était l’intention visée. Je n’arrive tout simplement pas à le croire.

Je ne saurais vous dire dans quelle mesure les considérations liées aux droits de la personne sont prises en compte lorsqu’on évalue l’importance relative des différents enjeux. Je serais sans doute mieux à même de vous entretenir de questions d’ordre économique, comme celles touchant le blanchiment d’argent. J’estime qu’il faut commencer à recueillir les données pertinentes afin d’invoquer les mesures législatives appropriées, le tout de façon coordonnée à l’intérieur du Canada et bien sûr avec nos alliés.

La sénatrice Coyle : Vous venez tout juste de répondre à ma question. Je voudrais donc vous donner l’occasion de nous faire part d’éléments que vous jugez importants, mais dont vous n’avez pas pu traiter jusqu’à maintenant. Vous nous avez indiqué à quelques reprises que vous souhaiteriez pouvoir approfondir la question, et je vous en offre maintenant la possibilité.

Mme Andreychuk : Il ne faudrait pas croire que ce sera ma dernière comparution devant ce comité. J’espère bien être de retour dans cinq ans.

Il y a tellement de questions d’ordre pratique dont j’aimerais pouvoir discuter avec les responsables gouvernementaux. Il n’y a rien de sorcier dans la collecte de bon nombre des renseignements requis, et je peux vous dire à la lumière de mon expérience du système de justice pénale et des tribunaux de la famille qu’il faut que les mécanismes et les procédures nécessaires soient en place, et qu’il faut d’abord et avant tout pouvoir s’appuyer sur une loi. Ce sont tous ces détails qui peuvent être déterminants lorsqu’il s’agit d’instruire une affaire en justice, et il en va de même des dossiers internationaux.

Je crois vraiment que c’est l’analyse des procédures et des pratiques en place qui nous aiguillera vers la réponse à toutes ces questions. Est-ce qu’on a recours à la Loi sur les mesures économiques spéciales parce que c’est plus simple ou le fait-on parce que c’est vraiment la loi qui convient? Si des exemptions ministérielles sont prévues, je ne suis pas au courant. Le régime des visas n’est aucunement touché par la Loi sur les mesures économiques spéciales. Je suis au fait de toutes les perturbations que provoque à Immigration Canada l’obligation de refuser un visa, surtout lorsqu’une personne de haut rang est en cause. Je sais toutefois que des ministres de nombreux gouvernements au Canada ont déjà invoqué cette exception à l’égard d’un individu ayant des infractions à son dossier.

Nous avons fait un peu la même chose en accueillant certaines personnes ici aux fins de nos cibles d’immigration. Il est alors tout aussi difficile de recueillir des preuves. Nous avons parfois raison, mais il arrive aussi que nous fassions fausse route. Pour pouvoir vous dire de quoi il en retourne exactement, il faudrait que je sache ce qui s’est fait au gouvernement du point de vue des procédures et des pratiques.

Peut-on voir une certaine incohérence dans le recours à la Loi sur les mesures économiques spéciales? Il est maintenant plus souvent question de paix et de sécurité. Tout cela est attribuable à l’invasion russe. Il est possible que la prochaine cause ne concerne aucunement la paix et la sécurité et qu’il soit alors envisageable d’invoquer la loi Magnitski.

Il est par ailleurs aberrant de constater le grand nombre de dossiers à régler de par le monde pour ce qui est des droits de la personne. Nous avons encore beaucoup de chemin à faire avant de pouvoir nous réjouir de nos réalisations. Nous pouvons être fiers des efforts que nous déployons, et la loi Magnitski s’inscrit dans cette démarche. J’ose espérer que les parlementaires et les citoyens de ce pays encourageront leur gouvernement à utiliser cette loi, car il n’est pas question ici d’un nom ou d’un simple bout de papier; c’est la vie d’êtres humains qui est en jeu.

La présidente suppléante : Merci beaucoup. On n’aurait pas pu mieux conclure cette portion de notre séance.

Au nom de tous les membres du comité, je veux vous dire que nous avons été très honorés de vous revoir parmi nous et que nous tenons à vous remercier de vous être déplacée et d’avoir répondu à nos questions avec une grande franchise.

Mme Andreychuk : Merci, madame la présidente. Je vais me permettre un conseil. Lorsque vous prendrez votre retraite, n’hésitez pas à revenir faire un tour ici, car les éloges et les commentaires en valent vraiment le coût. Merci.

La présidente suppléante : Pour la seconde heure de notre séance, nous avons le plaisir d’accueillir M. Brandon Silver, directeur de la politique et des projets au Centre Raoul Wallenberg pour les droits de la personne; et Me Amanda Strayer, avocate superviseure, reddition de comptes, Human Rights First. Vous avez droit à cinq minutes chacun pour nous présenter vos observations préliminaires. À vous la parole, monsieur Silver.

Brandon Silver, directeur de la politique et des projets, Centre Raoul Wallenberg pour les droits de la personne, à titre personnel : Merci, honorables sénateurs. C’est un honneur et un privilège pour moi de comparaître devant vous pour discuter de cette importante loi. Je me réjouis d’avoir pu entendre les remarques convaincantes de la sénatrice Andreychuck qui a joué un rôle clé dans l’adoption de cette loi. Je veux également vous transmettre les sincères salutations de M. Cotler, notre fondateur et président, qui regrette de ne pas avoir pu accepter votre invitation en raison d’engagements antérieurs. Il vous transmet à tous ses meilleurs vœux en vous assurant qu’il a révisé le mémoire écrit soumis à votre comité. Nous comptons bien continuer de contribuer dans toute la mesure du possible au travail du comité et à vos importantes délibérations.

La présente étude nous offre l’occasion idéale pour tracer la voie à suivre afin que le Canada devienne un chef de file dans la protection de la dignité et de la démocratie en misant davantage sur l’imposition de sanctions ciblées. Cette initiative ne saurait mieux tomber alors même que l’agression illégale et injustifiée de Poutine à l’encontre de l’Ukraine se veut le violent témoignage d’une volonté générale des régimes totalitaires de mettre à mal l’ordre international fondé sur des règles et tous ceux qui cherchent à le défendre.

Les sanctions ciblées se sont révélées un outil efficace pour faire reculer les fautifs. L’interdiction d’octroi de visa, la saisie d’actifs et l’interdiction d’effectuer des transactions commerciales sont autant de mesures contribuant à isoler les artisans de la répression en les mettant au ban de la communauté internationale. Ces sanctions qui leur coupent les vivres dans leurs velléités d’oppression permettent aussi de mettre la souveraineté canadienne à l’abri des effets corrosifs du capital étranger corrompu tout en veillant à ce que nos institutions financières, nos marchés et notre économie ne contribuent pas à des abus semblables à l’étranger. Ce sont tous là, honorables sénateurs, des effets positifs mesurables de notre régime de sanctions.

Il est bien certain que l’adoption de la loi Magnitski au Canada en 2017 a changé la donne. On a ainsi abaissé le seuil de mise en œuvre des sanctions autonomes si bien que celles-ci peuvent désormais être imposées dès que l’on estime :

[...] qu’une rupture sérieuse de la paix et de la sécurité internationales est susceptible d’entraîner ou a entraîné une grave crise internationale;

On a aussi ajouté aux motifs de sanction les violations graves et systémiques des droits de la personne ainsi que les actes de corruption. Nous qualifions donc de « sanctions Magnitski » les mesures prises depuis 2017 en vertu de la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus ainsi que de la Loi sur les mesures économiques spéciales en application de ces seuils de mise en œuvre rabaissés.

Une analyse rétrospective nous permet de constater que, parmi les quelque 2 000 sanctions ciblées imposées depuis 2017, 428 étaient de type Magnitski, le tout grâce à l’adoption des nouvelles dispositions législatives permettant de contrer les violations des droits de la personne et la corruption. Ces chiffres font du Canada un chef de file dans la mise en œuvre de mesures semblables parmi les quelque 35 pays qui ont adopté une loi Magnitski. Nous sommes au deuxième rang, tout juste derrière les États-Unis, pour ce qui est du nombre de sanctions, bien en avance sur tous les autres pays ayant adopté une telle loi, un résultat vraiment admirable et remarquable quand on considère que nous ne disposons que d’une faible proportion des ressources que peuvent mettre à contribution ces différents gouvernements, qu’il s’agisse de l’Union européenne, du Royaume-Uni ou des États-Unis.

Cependant, comme certains d’entre vous l’ont laissé entendre dans leurs questions à l’honorable sénatrice qui nous a précédés, la très vaste majorité de ces sanctions sont imposées de manière autonome, sans véritable coopération structurée entre les alliés, et ce, malgré les valeurs et les intérêts que nous avons en commun et les menaces que nous souhaitons tous neutraliser. Ce manque de coordination a des conséquences graves, car il provoque souvent un exode des actifs qui voit les individus sanctionnés se contenter de blanchir les biens mal acquis pour plutôt faire des affaires dans un autre pays. Cela a également pour effet de diluer l’apport du point de vue de la rhétorique et de la réputation, car la mise à l’index peut être présentée comme une véritable aberration comparativement à ce que font des démocraties plus raisonnables, plutôt que comme un avancement dans la poursuite de nos objectifs de justice et de responsabilisation. Il conviendrait par conséquent de mettre sur pied à l’échelle internationale un groupe diplomatique réunissant les pays ayant une loi Magnitski, une tribune qui faciliterait grandement la coordination et la multilatéralisation des sanctions imposées, tout en permettant la mise en commun des pratiques les plus efficaces.

En outre, le Canada devrait adopter une approche pangouvernementale aux fins de l’imposition de sanctions en instaurant un mécanisme centralisé pour leur mise en œuvre par l’ensemble des ministères, le tout en coordination avec nos alliés à l’échelle internationale. Plus particulièrement, les politiques et les pratiques liées à la mise en œuvre de sanctions de type Magnitski peuvent être déployées de manière à contribuer à la réalisation des objectifs prioritaires du Canada en matière de politique étrangère, notamment quant à la protection et à la promotion des droits de la personne, à l’avancement de la démocratie et à la nécessité absolue de protéger des défenseurs des droits de la personne, l’un des facteurs ayant guidé au départ l’adoption de la loi Magnitski, comme le soulignait la sénatrice Andreychuk.

Alors que nous célébrons le deuxième anniversaire de la Déclaration contre la détention arbitraire dans les relations d’État à État, une initiative pilotée par le Canada à l’échelle internationale, notre pays peut utiliser sa loi Magnitski pour donner plus de mordant à cette déclaration et changer la donne dans les situations de prise d’otages. Le premier ministre a déjà établi un excellent précédent qui pourra servir d’exemple en la matière pour le Canada et ses alliés lorsqu’il a annoncé au G20 que notre pays allait imposer des sanctions visant les artisans de l’oppression et les responsables de la persécution et des poursuites intentées contre Vladimir Kara-Murza, le chef de l’opposition démocratique russe qui a d’ailleurs témoigné devant votre comité relativement à la loi Magnitski. Autre manifestation de la justice immanente, voilà que cette même loi devrait être invoquée pour lui venir en aide.

La présidente suppléante : Je suis désolée, mais je vais devoir maintenant vous interrompre. Vous pourrez peut-être nous faire part de vos autres observations en répondant aux questions des sénateurs.

Me Amanda Strayer, avocate superviseure du personnel, reddition de comptes, Human Rights First, à titre personnel : Je vous remercie de me donner l’occasion de comparaître devant votre comité aujourd’hui. Human Rights First est un organisme de défense des droits indépendant, à but non lucratif, qui se consacre à la promotion et à la protection des droits de la personne et qui exhorte les États-Unis à jouer un rôle de premier plan dans cet effort, tant au pays qu’à l’échelle mondiale. Au cours des six dernières années, Human Rights First a bâti une coalition mondiale qui réunit 300 groupes de la société civile pour prôner l’utilisation de sanctions ciblées en matière de droits de la personne et de lutte contre la corruption aux États-Unis et dans d’autres pays qui appliquent les sanctions Magnitski. Nous sommes fiers que le Centre Raoul Wallenberg pour les droits de la personne dirige le travail de la coalition au Canada, et nous sommes fiers d’avoir des partenaires au Royaume-Uni et dans l’Union européenne.

Depuis les premières sanctions mondiales Magnitski prises par les États-Unis en 2017, la société civile fait partie intégrante de leur efficacité. Selon nos estimations, le tiers de toutes les sanctions mondiales Magnitski prises par les Américains sont fondées sur des recommandations de la société civile. J’aimerais vous parler de trois contributions essentielles de la société civile aux gouvernements qui mettent en œuvre des sanctions ciblées en matière de droits de la personne et de lutte contre la corruption, et j’encouragerais le gouvernement du Canada à s’inspirer de ces contributions.

Tout d’abord, les groupes de la société civile sont une source essentielle de renseignements dont les gouvernements ont besoin pour imposer des sanctions. En effet, la société civile dispose de preuves inédites de violations et de connaissances sur les responsables grâce à des années de recherche, de surveillance, d’entretiens avec les victimes et de documentation sur place. Trop souvent, les responsables gouvernementaux ne disposent pas de ces ressources. Nous avons travaillé avec des groupes de la société civile pour présenter au gouvernement américain plus de 160 dossiers bien documentés, dans lesquels il est recommandé que des sanctions Magnitski soient prises à l’encontre de certains responsables connus.

Cette série de recommandations est reflétée dans environ un tiers des sanctions mondiales Magnitski prises par les États-Unis, y compris celles qui ont eu le plus d’impact, selon des responsables américains. Cela témoigne de la qualité des preuves et des analyses fournies par la société civile, et du fait que les sanctions prises au nom des droits de la personne et de la lutte contre la corruption sont plus crédibles lorsqu’elles reflètent les priorités de groupes indépendants de défense des droits de la personne et de lutte contre la corruption.

Comme de plus en plus de pays utilisent les sanctions Magnitski, nous encourageons d’autres gouvernements à adopter une approche comparable pour obtenir la participation de la société civile et nous avons élargi nos efforts de coalition dans ce domaine. Par exemple, nous avons aidé à coordonner la présentation de recommandations en matière de sanctions pour la détention arbitraire du leader de l’opposition russe, Vladimir Kara-Murza, dans plusieurs pays. Nous étions heureux d’apprendre que le Canada était le premier pays à annoncer des sanctions dans l’affaire concernant Vladimir Kara-Murza en novembre, à la suite d’une proposition du Centre Raoul Wallenberg. Nous encourageons le gouvernement canadien à s’appuyer sur cet engagement positif avec la société civile pour la suite des choses.

Deuxièmement, la société civile joue un rôle essentiel lorsqu’il s’agit de comprendre l’impact des sanctions et leur application. Par exemple, à la suite des sanctions prises par les États-Unis contre le Bataillon d’action rapide du Bangladesh pour des violations des droits de la personne en 2021, des groupes de la société civile ont suivi l’arrêt soudain des exécutions extrajudiciaires menées par l’unité, ainsi que la reprise éventuelle de ces violations. Ils ont souligné la façon dont les sanctions ont nui aux efforts du gouvernement pour supprimer la liberté d’expression et ont suscité des appels sans précédent à la reddition de comptes et à la réforme. Ils ont fait état des menaces proférées par les forces de l’ordre à l’encontre des familles des victimes pour qu’elles se rétractent sur la disparition de leurs proches, ainsi que de la surveillance et du harcèlement accrus dont font l’objet les groupes de défense des droits de la personne. Ces renseignements aident les gouvernements lorsqu’ils surveillent l’application des sanctions, envisagent des mesures supplémentaires et traitent les demandes de radiation de la liste.

Enfin, les groupes de la société civile cernent les lacunes dans la mise en œuvre des programmes de sanctions et incitent les gouvernements à utiliser ces outils de manière plus équitable. Comme l’a mentionné le sénateur MacDonald, nous avons publié en novembre un rapport intitulé Multilateral Magnitsky Sanctions at Five Years, dans lequel nous analysons la façon dont les États-Unis, le Canada, le Royaume-Uni et l’Union européenne utilisent ces outils.

Avec nos partenaires, à savoir le Centre Raoul Wallenberg, REDRESS et Open Society Foundations, nous avons cerné des lacunes importantes dans ces quatre pays. Il y a notamment des lacunes importantes dans la façon dont le Canada utilise les sanctions en matière de violations des droits de la personne et de lutte contre la corruption dans le cadre de la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus et de la Loi sur les mesures économiques spéciales. Par exemple, le Canada a raté des occasions de prendre des sanctions multilatérales et de renforcer leur impact, il impose rarement des sanctions contre la corruption, il a exclu des sanctions des partenaires et des alliés proches, même lorsqu’ils le méritent et il ne rend pas de comptes à certaines victimes marginalisées. Sur ce dernier point, nous avons conclu qu’en cinq ans, le Canada n’avait jamais imposé de sanctions Magnitski pour des violations des droits de la personne commises à l’encontre de personnes LGBTQ ou de personnes autochtones. Dans les annonces publiques faites par le Canada, seuls 7 % des cas liés aux sanctions Magnitski mentionnent des victimes de sexe féminin, et seulement 1 % des cas mentionnent des enfants. Nous avons donc constaté que ces outils de reddition de comptes ne tiennent pas compte de la majorité des victimes à l’échelle mondiale.

De nombreux responsables gouvernementaux se sont penchés sur ces conclusions. Nous avons appris qu’en raison de notre rapport, Affaires mondiales Canada envisage de modifier ses processus en matière de sanctions. Nous sommes impatients de poursuivre cet engagement, de partager les points de vue de ceux qui luttent contre les violations des droits de la personne et la corruption dans leur pays et dans le monde entier, et de renforcer l’utilisation des sanctions Magnitski pour tenir les auteurs responsables de leurs actes. Au nom de mon organisme, Human Rights First, je vous remercie et j’ai hâte de répondre à vos questions.

La présidente suppléante : Je vous remercie beaucoup. Nous allons maintenant passer aux questions. Nous entendrons d’abord la sénatrice Simons.

La sénatrice Simons : Je pense que vous étiez dans la salle lorsque la sénatrice Andreychuk a livré son témoignage. Plus j’écoute les témoignages, plus je me demande si le fait que nous fonctionnons encore sur les résidus d’un paradigme de la guerre froide ne signifie pas que nous nous concentrons davantage sur la Russie que sur d’autres régions du monde. C’est en partie lié à l’affaire Magnitski et cela se fonde sur des sanctions financières. En effet, il faut un pays suffisamment riche avec des oligarques qui tentent de mettre de l’argent à l’abri au Canada. Un individu en Ouganda qui persécute des gens en raison de leur identité LGBTQ2 est moins susceptible d’avoir des relations financières dans ce pays.

La sénatrice Andreychuk a souligné à maintes reprises que nous ne disposons pas des renseignements sur ce qui se passe dans certains des autres pays qui ne font pas les manchettes. Que devons-nous faire pour nous assurer que les groupes de la société civile que vous représentez sont en mesure de nous fournir des renseignements concrets qui entraîneront l’application de la loi en faisant le lien entre ce qui se passe dans les pays qui ne font pas toujours les manchettes et les renseignements concrets nécessaires pour que ces sanctions soient pertinentes?

La présidente suppléante : À qui s’adresse votre question?

La sénatrice Simons : Je m’adresse à Me Strayer, mais aussi à M. Silver. Le Centre Raoul Wallenberg est encore dans ce paradigme de l’après-Deuxième Guerre mondiale, mais nous sommes maintenant à l’ère de la mondialisation.

Me Strayer : C’est une excellente question. Je vous remercie. J’ai mentionné plus tôt qu’à notre connaissance, environ 160 affaires ont été présentées au gouvernement américain par la société civile à ce jour. Ces affaires concernent plus de 50 pays.

La portée de ce qui préoccupe la société civile — en ce qui concerne les violations des droits de la personne et la corruption — va bien au-delà de la Russie. Comme je l’ai mentionné plus tôt, la société civile suit l’évolution de situations que les États-Unis et d’autres gouvernements ne sont peut-être pas en mesure de suivre d’aussi près et elle formule ensuite des recommandations visant à identifier les auteurs, les individus ou les entités impliqués dans ces violations et à fournir ces renseignements aux États-Unis et à d’autres gouvernements qui ne pourraient pas autrement obtenir le même niveau d’accès et de renseignements.

Ce travail s’effectue véritablement à l’échelle mondiale. Nous avons plus de 300 organismes dont la portée s’étend bien au-delà des États-Unis, du Canada et de l’Europe. Nous déployons de grands efforts pour tenter d’accroître notre présence en Amérique latine, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, afin de mettre en évidence des affaires qui ne font pas les manchettes ou qui ne font pas partie des priorités politiques de ces gouvernements, mais qui mériteraient plus d’attention et la prise de sanctions.

M. Silver : Pour faire suite aux commentaires importants de ma collègue, je crois que certaines modifications législatives pourraient permettre de renforcer davantage le rôle des parlementaires, comme le comité, et que ces modifications pourraient être orientées par des pratiques parlementaires bien rodées qui enchâsseraient le rôle de la société civile. Par exemple, les mémoires de groupes de la société civile sur des pays qui ont peut-être moins de poids sur le plan politique ou qui sont moins connus du public et qui pourraient ne pas recevoir la même attention de la part du ministère des Affaires étrangères peuvent être mis en évidence par les membres du comité.

L’article 39 du Règlement de la Chambre mentionne les questions inscrites au Feuilleton que les parlementaires peuvent utiliser pour obtenir des réponses du gouvernement. Il existe une pratique bien établie de présentation à la Chambre par des membres du public qui obtiennent une réponse du gouvernement. Peut-être que l’intégration des procédures parlementaires existantes dans notre loi Magnitski, de manière à ce qu’il y ait des réponses détaillées aux présentations de la société civile ou à celles des parlementaires, pourrait aider à faire connaître les présentations des organisations non gouvernementales que notre coalition reçoit de partout dans le monde de la part des personnes aux premières lignes qui se battent pour la justice et qui ont les preuves nécessaires. Il ne suffit pas d’avoir ces preuves, il faut aussi les utiliser. Vous pouvez tous jouer un rôle à cet égard.

Le sénateur Woo : L’intérêt d’utiliser des sanctions autonomes est vraisemblablement qu’elles offrent une certaine autonomie dans la prise de décisions en matière de politique étrangère. Je vois l’intérêt d’un groupe de contacts et de la multilatéralisation des sanctions pour qu’elles aient une plus grande incidence. Comment éviter que cela ne devienne une approche en matière de sanctions fondée sur le suivisme?

Le champion mondial des sanctions est, comme vous l’avez déjà mentionné, les États-Unis. Ce pays a un large éventail de sanctions motivées par des considérations politiques, et il a des sanctions secondaires avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord. Comment surmonter ce problème? Comment pouvons-nous maintenir un sentiment d’indépendance canadienne dans notre politique étrangère, faire des choix canadiens en ciblant les domaines que nous jugeons les plus importants pour nous et rester fiers d’agir de la façon qui nous semble la meilleure?

Me Strayer : Vous soulevez un excellent point au sujet de l’autonomie et de la tension entre l’autonomie et la multilatéralisation des sanctions. Selon nous, il faudrait trouver un juste milieu. Il ne faudrait pas que toutes les sanctions soient multilatérales, car on court alors le risque de revenir au plus petit dénominateur commun, c’est-à-dire seulement les cas sur lesquels tout le monde peut s’entendre, ce qui signifie qu’on manque des occasions de prendre une position importante au sujet de cas qui ne peuvent peut-être pas obtenir ce genre de consensus immédiat.

D’un autre côté, si chacun suit sa propre voie, cela atténue l’impact possible de la multilatéralisation des sanctions, car cela pourrait permettre d’exclure simultanément les auteurs de violations des marchés financiers du Canada, des États-Unis, de l’Union européenne et du Royaume-Uni.

Les pays ont certainement la possibilité de définir leurs propres priorités en matière de politique étrangère dans les domaines où ils souhaitent prendre l’initiative, et nous espérons que cela encouragera d’autres gouvernements à faire de même. Nous avons certainement déjà vu cela se produire.

Comme vous l’avez mentionné, les États-Unis sont un chef de file en matière de sanctions, mais il existe un certain nombre de cas où d’autres gouvernements se sont substitués aux États-Unis et ont pris l’importante mesure de sanctionner des individus. C’est aussi arrivé dans des cas où les États-Unis ont hésité à prendre des mesures.

J’ai mentionné plus tôt le cas de Vladimir Kara-Murza, mais nous pourrions citer d’autres cas. Je pense que c’est une conversation que nous avons avec tous les gouvernements en ce moment.

M. Silver : Il faut souligner que 79 % des 428 sanctions Magnitski prises après 2017 ont été autonomes et distinctes des sanctions américaines. Même si les États-Unis sont en tête, ces sanctions sont entièrement distinctes. En convoquant ce groupe, le Canada entend tirer parti de son rôle unique de rassembleur multilatéral pour faire pression sur d’autres pays. Plutôt que de laisser, par défaut, les États-Unis prendre la tête du mouvement, le Canada prendrait la tête et travaillerait de façon multilatérale comme il le fait dans de nombreuses autres institutions pour veiller à ce que, dans le cas des défenseurs des droits de la personne comme Vladimir Kara-Murza et dans le cas d’Haïti — dont le Canada a fait une priorité —, en réponse à la question de la sénatrice Simons concernant certaines personnes que nous avons sanctionnées et qui ont récemment visité les États-Unis... Je pense que le fait que ses sanctions autonomes aient une incidence beaucoup plus grande et qu’elles soient plus pertinentes pourrait aider grandement le Canada.

Un point qui pourrait se révéler intéressant, même de façon autonome, c’est que le Canada peut se pencher sur les décisions d’organismes indépendants, comme le Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire et les mécanismes de surveillance des traités comme le Comité contre la torture, et utiliser les décisions de ces organismes multilatéraux et de ces mécanismes indépendants et quasi judiciaires comme fondement de ses propres sanctions, que ce soit au sein d’un groupe diplomatique et coordonné ou de façon autonome.

Le sénateur Housakos : À votre avis, entre la loi Magnitski et la Loi sur les mesures économiques spéciales, laquelle est la plus efficace en ce qui concerne les sanctions?

Selon vous, pourquoi les plaintes déposées auprès du gouvernement par de nombreuses victimes canadiennes individuelles de violations des droits de la personne pour lui demander de prendre des mesures semblent-elles tomber dans l’oubli? Elles ne reçoivent même pas de réponse.

J’aimerais également poser une troisième question ouverte. Le Canada en fait-il assez pour s’assurer que les individus qui sont directement ou indirectement impliqués dans des régimes autoritaires qui violent les droits de la personne ne sont pas les bienvenus dans notre pays? Ce sont trois questions assez simples.

M. Silver : Une grande partie des conversations dans lesquelles on compare la Loi sur les mesures économiques spéciales à la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus concerne peut-être plus le message qu’on tente d’envoyer que le contenu ou les seuils juridiques. Dans notre mémoire, qui sera distribué à tout le monde une fois qu’il sera traduit, nous avons suggéré d’utiliser l’expression « loi de type Magnitski » pour qualifier l’utilisation de la Loi sur les mesures économiques spéciales et celle de la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus.

Le fait que nous disposions de ces mécanismes de sanctions apparemment disparates, mais largement semblables, crée une certaine confusion, tant chez ceux qui présentent des preuves que chez nos pays alliés. Ces mécanismes sont semblables en ce qui concerne les seuils juridiques et l’idée que la Loi sur les mesures économiques spéciales utilise les droits de la personne et la lutte contre la corruption comme mécanismes de déclenchement en raison de l’adoption de la loi Magnitski, en 2017.

Nous pouvons dépasser ces questions en appelant toutes les sanctions relatives aux droits de la personne et à la lutte contre la corruption des sanctions Magnitski. C’est ce que font certains de nos alliés aux vues communes. Les États-Unis utilisent un décret plutôt que leurs lois Magnitski, mais ils appellent « sanctions Magnitski » toutes les sanctions relatives aux droits de la personne et à la corruption, qu’elles soient prises en vertu de ce décret ou d’une loi. Certains de nos alliés européens s’apprêtent à faire la même chose. Nous n’avons donc aucune raison de créer, du moins en ce qui concerne la mise en œuvre par le gouvernement, une fausse dichotomie entre les deux. Nous devons simplement appeler « sanctions Magnitski » toutes les sanctions relatives aux droits de la personne et à la lutte contre la corruption.

Pour ce qui est des questions plus vastes que vous avez relevées comme étant l’application des sanctions, il est possible, comme vous y avez fait référence dans des questions précédentes adressées à l’ancienne sénatrice Andreychuk, d’aller au-delà des sanctions des auteurs individuels et de s’assurer qu’ils ne peuvent pas se soustraire à la désignation, comme cela a souvent été le cas. Nous avons vu des rapports sur des sociétés iraniennes qui exerçaient des activités au Canada, mais qui se sont ensuite enregistrées sous le nom de membres de leur famille ou qui ont simplement créé une nouvelle société pour continuer à fournir des armes au gouvernement russe afin qu’il les utilise pour opprimer les citoyens ukrainiens et commettre des atrocités. Cela se passe sur le sol canadien.

Plutôt que des amendements législatifs, il s’agit d’une question de mise en application importante pour s’assurer que non seulement les principales cibles font l’objet d’un examen rigoureux mais que, si une entité figure sur la liste, alors ses dirigeants, son conseil d’administration et les membres de sa famille seront soumis à un examen particulier. Le gouvernement doit utiliser l’annonce récente de l’augmentation des fonds pour suivre la piste de l’argent.

La présidente suppléante : Je vous remercie.

La sénatrice M. Deacon : Merci à vous deux d’être ici cet après-midi.

J’essaie d’absorber une partie de ce que je viens d’entendre. En plus de certains des témoignages déjà entendus aujourd’hui, des témoins nous ont dit que le Canada est perçu comme n’ayant pas d’orientation politique significative en ce qui concerne la façon dont les sanctions doivent être administrées par les entités qui doivent les respecter.

Bien qu’il incombe au gouvernement de rattraper son propre retard dans ce domaine, je me demande si la société civile pourrait jouer un rôle en comblant cette lacune et en fournissant une référence sur la manière dont ces sanctions doivent être interprétées et appliquées au cas par cas, en particulier pour les petites entreprises qui ne peuvent pas se permettre de faire appel à un conseiller juridique spécialisé pour les aider à comprendre quelles sont leurs obligations qu’elles ne connaissent même pas.

Me Strayer : En ce qui concerne la société civile, nous avons cinq années d’expérience à travailler aux États-Unis, au Canada et dans d’autres pays qui aident les ONG à présenter des informations et des recommandations quant aux types d’auteurs ou de situations qui méritent des sanctions. À partir de cette expérience, nous avons entrepris, au cours de l’année dernière, une étude qui a abouti à la publication de notre rapport Multilateral Magnitsky Sanctions at Five Years sur les sanctions multilatérales en vertu de la loi de Magnitski après cinq ans, qui renferme des conclusions sur un plus grand nombre de ces questions politiques que vous avez mentionnées : où sont les lacunes dans la mise en œuvre de ces programmes de sanction? À quoi les gouvernements ne prêtent-ils peut-être pas suffisamment attention? Comment ces outils de sanction pourraient-ils être utilisés de manière plus équitable, plus appropriée et en tenant compte des appels à la reddition de comptes lancés par la société civile?

J’ai fait référence plus tôt à quelques-unes des lacunes que nous avons relevées et au manque d’attention portée à certaines victimes marginalisées de violations des droits de la personne. Ce n’était pas auparavant une chose à laquelle le gouvernement prêtait attention, et nos analyses l’ont relevée. C’est une priorité stratégique pour nous.

D’autres secteurs de priorités stratégiques comprennent, en particulier du côté américain, l’encouragement des gouvernements à faire plus pour s’assurer qu’ils ciblent et sanctionnent les individus ou les entités dans les gouvernements qui peuvent être considérés comme des partenaires proches ou des partenaires en matière de sécurité, mais qui ont des antécédents de longue date en matière de violations très graves des droits de la personne et où ces liens bilatéraux forts et les relations pourraient fournir des occasions pour une voie à suivre plus productive pour l’avenir. Les sanctions peuvent être un outil de pression et de promotion des intérêts américains sur des questions particulières en matière de droits de la personne et de lutte contre la corruption.

Nous avons constaté que certaines des sanctions les plus efficaces à ce jour ont été prises dans des pays avec lesquels le gouvernement américain entretient des liens étroits, comme le Bangladesh. Au Liberia, les sanctions ont eu une incidence considérable sur les responsables gouvernementaux qui ont été sanctionnés pour corruption et qui ont depuis été démis de leurs fonctions ou forcés de les quitter.

Il s’agit là de répercussions très tangibles et d’éléments pour lesquels nous encourageons les gouvernements, d’un point de vue politique, à ne pas se concentrer uniquement sur les pays avec lesquels ils entretiennent des relations plus conflictuelles, mais à réfléchir également à la manière dont ces outils peuvent être utilisés de manière productive pour pousser des partenaires plus proches à rendre des comptes en matière de droits de la personne et de corruption.

La sénatrice Coyle : Je vous remercie de votre témoignage et du travail que vous faites lorsque vous ne comparaissez pas. C’est un travail essentiel, et nous avons la chance de vous avoir parmi nous.

J’ai une question pour chacun de vous, que je vais poser tout de suite. Monsieur Silver, vous avez mentionné que le Canada devrait adopter une approche plus pangouvernementale. J’aimerais que vous approfondissiez un peu plus le sujet.

Maître Strayer, en ce qui concerne la question générale des contributions de la société civile, sur laquelle vous apportez un éclairage important, j’aimerais approfondir le sujet. Nous savons que la société civile du monde entier peut aider à repérer les auteurs de violations des droits de la personne. Je suis curieuse de savoir si, dans un pays comme le Canada — non pas que nous n’ayons pas nos propres auteurs de violations des droits de la personne — où nous essayons de ne pas aider et encourager les auteurs de violations des droits de la personne, quel rôle précis la société civile peut-elle jouer de ce côté de l’équation pour obtenir les informations dont notre gouvernement a besoin ici sur le terrain, au Canada, au sujet de ces auteurs potentiels de violations des droits de la personne et de leur engagement, de leur citoyenneté et de leur participation aux affaires au Canada? Que doit faire le gouvernement du Canada pour mieux établir ces liens avec les organisations qui peuvent fournir ces informations?

M. Silver : Merci de cette importante question, sénatrice. Nous approfondirons le sujet dans notre mémoire également.

En bref, il s’agit de nous assurer que la mise en œuvre de nos sanctions n’est pas entreprise de manière ponctuelle ou cloisonnée au sein du seul ministère des Affaires étrangères. Il faut plutôt s’assurer que ces décisions — pour qu’elles soient inattaquables en cas de contestation juridique — sont prises par des éléments du ministère de la Justice. De même, en termes d’application de la loi, il y a des interventions pertinentes de la part de Sécurité publique Canada, de la GRC et de l’Agence des services frontaliers du Canada, ou ASFC, en référence aux questions précédentes des collègues sur les interdictions de visa, les questions d’admissibilité et le CANAFE sur le suivi.

Nous sommes conscients que, malheureusement, ce genre de choses finit par être fait de manière isolée, ce qui peut donner lieu à certains des problèmes d’application que certains de vos honorables collègues ont soulignés. Nous pensons — et je crois que cela répond également aux questions précédentes —, et nous avons parlé de la coordination internationale au sein d’un groupe de travail multilatéral, qu’il faut créer un groupe de travail, mais faire le ménage à l’interne pour nous assurer que nous avons un groupe de travail gouvernemental qui, à ma connaissance, n’existe pas nécessairement d’une manière soutenue et durable, n’est pas la solution. Il faut s’assurer qu’il y a des fonctionnaires de haut niveau de tous les ministères concernés qui travaillent activement ensemble avec un point de contact central — et le point de contact n’est pas seulement interne mais aussi externe —, et que les autres gouvernements savent qu’il y a une personne-ressource au Canada pour aborder toutes les questions relatives à l’engagement non seulement bilatéral, mais multilatéral sur l’application des sanctions.

Par ailleurs, nous avons réalisé que nos deux organisations s’efforcent non seulement d’aider les membres de la société civile à s’assurer que leurs témoignages, qui mettent leur vie en danger pour obtenir justice, voient effectivement le jour et obligent les auteurs de violations à rendre des comptes, mais aussi d’encourager les États démocratiques alliés « rétrospectifs » à adopter une loi Magnitski. Ils sont souvent confrontés à d’immenses pressions, internes et externes de la part d’acteurs malveillants, contre ces positions politiques très courageuses, et il incombe aux voix de la société civile de compléter ces campagnes. Le Canada peut soutenir les pays qui cherchent à s’inspirer de nos lois Magnitski et de nos lois sur la réaffectation des actifs, toutes deux issues du Sénat. Il s’agit d’une contribution canadienne unique qui a eu une résonance mondiale et qu’un point de convergence canadien peut aider à catalyser à l’étranger, ce qui renforcerait ce que nous essayons de faire ici, chez nous.

La présidente suppléante : Passons maintenant à la deuxième série de questions.

Le sénateur Woo : Pour revenir sur le dernier point concernant le leadership dont le Canada a fait preuve en gelant, en saisissant et en réaffectant les biens, tant dans le cadre de l’affaire Magnitski que dans celui de la Loi sur les mesures économiques spéciales, adhérez-vous à la proposition selon laquelle la philosophie des sanctions au Canada et dans d’autres pays occidentaux s’est éloignée de ce que je pensais être l’objectif initial de changer les comportements et, dans une certaine mesure, de dissuader d’autres mauvais actes, de cette motivation initiale, qui résume vraiment, je pense, la Loi sur les mesures économiques spéciales originale, pour se rapprocher d’une approche de répression? Approuveriez-vous cette proposition?

M. Silver : Je pense que la mise en œuvre de sanctions ciblées a été ancrée dans des seuils juridiques, reflétant le droit international des droits de la personne. Ainsi, les violations flagrantes et systémiques des droits de la personne, la lutte contre la corruption et le fait de s’opposer à ces violations en obligeant les victimes à rendre des comptes et en rendant justice aux contrevenants constituent peut-être le principal facteur de motivation. Il semble que l’intention de changer les comportements soit renforcée par des éléments tels que la réaffectation des actifs qui, en l’absence de changement de comportement, permet de resserrer la vis pour montrer qu’il existe un sentiment de finalité, que les victimes recevront une plus grande compensation, une plus grande justice. Tous ceux qui ont souffert pour faire la lumière sur ces abus peuvent en fait voir leurs efforts soutenus, renforcés et avoir accès à la justice. Je pense que cette évolution vers la reddition de comptes en matière de sanctions, d’application et de mise en œuvre contribue à modifier les comportements en raison de ce sentiment de finalité. Je pense que ce sont des objectifs qui se renforcent mutuellement.

Me Strayer : Du point de vue des États-Unis, nous entendons sans cesse le département du Trésor et le département d’État dire que le fait d’encourager et de promouvoir des changements de comportement est l’un des principes directeurs de leur politique de sanctions. Je sais que c’est quelque chose dont nous sommes très conscients, et pour revenir à la question précédente, l’information que la société civile fournit aux gouvernements n’est pas seulement une vue d’ensemble des types d’abus qui ont eu lieu et des personnes responsables ou engagées dans ces abus, mais elle s’attaque aussi aux ramifications politiques des sanctions et présente un argument politique adapté aux gouvernements respectifs pour souligner pourquoi le Canada, les États-Unis, le Royaume-Uni devraient prendre ces mesures particulières.

Il se peut qu’il y ait des informations selon lesquelles les auteurs se rendent dans ces pays, et nous avons des informations selon lesquelles ils n’ont pas seulement des actifs ici, mais ils viennent ici. Ils ont peut-être d’autres liens ou connexions avec ces pays dont ils ont connaissance. Peut-être que certains de ces gouvernements ont certains liens ou intérêts avec cet individu, ou les entités pour lesquelles il travaille.

Établir certains de ces liens, établir l’incidence anticipée de ces sanctions fait partie de ce que nous encourageons et poussons les ONG à faire en fournissant cette analyse aux gouvernements et en relevant les changements de comportement potentiels qui pourraient résulter de ces sanctions ainsi que les autres répercussions que nous pourrions anticiper.

La sénatrice Coyle : Vous abordez la question que j’ai posée, alors ajoutez tout ce que vous voulez.

Me Strayer : Il s’agit de formuler cet argument politique et ce raisonnement et d’examiner l’incidence, peut-être, au-delà de la portée de la seule sorte de changements de comportement précis que nous pourrions voir, mais quelles autres ramifications pourraient découler de ces sanctions et comment les États-Unis ou d’autres gouvernements peuvent-ils penser de manière plus holistique à ces sanctions.

Comme j’y ai fait référence dans mes remarques avec l’exemple du Bangladesh, nous avons vu non seulement un arrêt brutal des exécutions extrajudiciaires, ce qui est certainement un changement de comportement, du moins pour le moment, mais nous avons vu beaucoup d’autres répercussions secondaires des sanctions. Nous avons vu pour la première fois la société civile avoir réellement l’occasion de créer un nouveau discours public sur ces atrocités et ces abus et sur le manque de reddition de comptes du gouvernement bangladais pour ces abus.

Ces éléments sont inestimables et difficiles à quantifier pour connaître l’incidence des sanctions, mais ils comptent énormément et expliquent en grande partie pourquoi la société civile s’engage si passionnément dans la défense de ces sanctions. Parce qu’ils se rendent compte que, dans les déserts de reddition de comptes dans lesquels vivent de nombreuses personnes dans le monde, les sanctions sont souvent ce qui se rapproche le plus d’une véritable prise de responsabilité et d’une reconnaissance par la communauté internationale des violations des droits de la personne ou de la corruption et de leur incidence sur eux.

L’incidence des sanctions est bien plus importante que le simple gel des avoirs, la révocation ou le blocage des visas. Il s’agit en fait d’envoyer un message, de donner le ton et de faire comprendre aux auteurs de ces actes et aux personnes dans la même situation dans le monde que le Canada, les États-Unis et la communauté internationale ne toléreront pas ce genre de comportement.

La présidente suppléante : Permettez-moi de saisir l’occasion pour remercier nos deux témoins d’être ici et de faire part de leurs points de vue. Nous vous sommes reconnaissants du travail que vous faites. Sénateurs, nous allons poursuivre notre réunion à huis clos.

(La séance se poursuit à huis clos.)

Haut de page