LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le jeudi 20 avril 2023
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 11 h 31 (HE), avec vidéoconférence, pour examiner, afin d’en faire rapport, le service extérieur canadien et d’autres éléments de l’appareil de politique étrangère au sein d’Affaires mondiales Canada; et à huis clos, pour effectuer un examen approfondi des dispositions et de l’application de la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus (loi de Sergueï Magnitski) et de la Loi sur les mesures économiques spéciales.
Le sénateur Peter M. Boehm (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président : Je m’appelle Peter Boehm et je suis un sénateur de l’Ontario. Je suis président du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international.
[Traduction]
Avant que nous ne commencions, j’invite les membres du comité à se présenter.
La sénatrice M. Deacon : Bonjour. Je suis Marty Deacon, de l’Ontario.
[Français]
La sénatrice Gerba : Amina Gerba, du Québec.
[Traduction]
Le sénateur MacDonald : Michael MacDonald, de Nouvelle-Écosse.
La sénatrice Coyle : Mary Coyle, d’Antigonish, en Nouvelle-Écosse.
Le sénateur Ravalia : Mohamed Ravalia, de Terre-Neuve-et-Labrador.
Le sénateur Woo : Yuen Pau Woo, de la Colombie-Britannique.
La sénatrice Boniface : Gwen Boniface, de l’Ontario.
Le sénateur Cardozo : Andrew Cardozo, de l’Ontario.
Le président : Soyez les bienvenus. Je souhaite également la bienvenue à nos auditeurs de partout dans notre pays.
Aujourd’hui, nous poursuivons l’étude du Service extérieur canadien pour déterminer si lui et l’appareil de politique étrangère sont adaptés à leur objet et s’ils sont prêts à répondre à la situation mondiale d’aujourd’hui et de demain.
Pour en discuter, nous sommes très honorés d’accueillir, par vidéoconférence, l’honorable Lloyd Axworthy, ancien ministre des Affaires étrangères, de 1996 à 2000. Soyez le bienvenu à notre comité. Merci d’être avec nous.
Avant d’entendre votre déclaration puis de passer aux questions, je demande aux membres de bien vouloir éviter, en se penchant, de s’approcher trop près du microphone ou, ce faisant, d’enlever leurs écouteurs, pour prévenir tout retour de son qui pourrait être nuisible au personnel du comité et à nos interprètes, qui portent des écouteurs pour leur travail.
Nous sommes prêts à entendre votre déclaration, après quoi les sénateurs vous questionneront. Vous avez la parole.
L’honorable Lloyd Axworthy, c.p., ancien ministre des Affaires étrangères, à titre personnel : Merci beaucoup, monsieur le président. Je suis vraiment sensible à votre invitation. Je me réjouis de vous revoir. Je suis heureux de l’occasion d’avoir une bonne discussion avec les membres du comité qui, d’après moi, se focalise sur un élément essentiel de la diplomatie canadienne.
Permettez que je commence en vous situant un peu dans le contexte. Comme vous l’avez fait remarquer, j’ai été ministre des Affaires étrangères du premier ministre Jean Chrétien pendant près de cinq ans, ce qui, par rapport à la valse récente des ministres, se situe dans une durée assez longue. C’est un facteur important à prendre en considération. Un long parcours permet de voir d’où on part et où on atterrira.
Pour ma part, ç’a été l’aboutissement d’un très vieux rêve de jeunesse. Alors que j’étais un écolier de 17 ans, dans le quartier nord de Winnipeg, j’ai entendu Mike Pearson expliquer ce que ça signifiait que d’être Canadien et comment le Canada pouvait changer les choses. Lauréat d’un prix Nobel depuis peu, il avait été un acteur important de la création des Nations unies et dans d’autres domaines. J’ai ressenti comme un appel, une vocation, tant pour moi-même que pour l’ensemble du pays.
Il est intéressant que, une trentaine d’années plus tard, je me sois retrouvé en mesure de marcher sur ces traces — pour concevoir et planifier le rôle du Canada dans le monde.
Je ne vous cacherai pas que je n’ai pas reçu de révélation subite. J’ai cru devoir d’abord, après mes études universitaires et supérieures, me présenter aux examens du Service extérieur. Je n’ai pas fait l’affaire. J’ai donc dû faire un détour politique pour m’élever, en devenant député à la Chambre des communes — un parcours quelque peu bizarre, mais qui n’est pas inédit.
La leçon que j’ai tirée de mon observation des divers ministres des Affaires étrangères qui se sont succédé à l’époque est que la tâche consiste en partie à réparer les pots cassés. On réagit à des situations d’urgence, on transige, mais, de temps à autre, il faut prendre du recul, examiner l’ensemble, les mécanismes, les plans et se demander si l’ensemble est détraqué et doit être réparé. Autrement dit, il faut se distancier du quotidien et faire appel à une sorte de stratégie, de modèle ou à un ensemble d’objectifs et de visions pour servir de guide à notre pays.
Heureusement, mon entrée en fonctions, début 1996, coïncidait avec une époque de changement incroyable. Le mur de Berlin s’était effondré. On contestait désormais les sagesses conventionnelles héritées de la guerre froide. Ça bougeait beaucoup et dans tous les sens. Le moment se prêtait à une réflexion sur le rôle distinctif que le Canada pouvait jouer et sur la position qu’il adopterait dans ce nouvel environnement.
C’était une époque de turbulences. Nous le savons. Nous savons également que le Canada, sur le plan intérieur, se trouvait dans une position inconfortable. Nous subissions des pressions financières extrêmes de la part des institutions financières internationales. Nous avions été exposés à beaucoup de risques, en raison de la menace de séparatisme, cause de grandes inquiétudes. L’heure n’était pas particulièrement à l’innovation ou à la réforme.
En même temps, ça signifiait qu’on pouvait profiter de certains avantages. J’ai eu celui d’avoir un premier ministre prêt à donner leurs coudées franches à ses ministres. Tout n’était pas entièrement centralisé. Il y avait des discussions, des consultations, des séances, la nuit, à bord des avions, pour des échanges d’opinions. Une fois le mandat connu, on s’attendait à ce que je sois au moins à la hauteur. Sinon, je devrais peut-être chercher un nouvel emploi. Mais c’était un domaine où on disposait d’un pouvoir discrétionnaire assez grand.
J’ai également affronté une réalité de l’époque, d’importantes compressions budgétaires. Le genre de néolibéralisme à la mode frappait de plein fouet le « canal way » et, en conséquence, les Affaires étrangères, la Défense et d’autres ministères qui nous permettaient de jouer un rôle dans le monde étaient paralysés. Nous disposions de peu d’argent pour expérimenter.
Mais il y avait des avantages. En vue de l’accession au pouvoir, en 1993, et dans la présentation de la plateforme de la campagne axée sur le Livre rouge, on m’a demandé d’animer un grand nombre de consultations dans tout le Canada, dont s’est beaucoup inspiré le Livre rouge.
La politique du gouvernement, qui était que les libéraux croyaient que leur gouvernement national devait jouer un rôle plus actif, plus indépendant et plus international dans le monde en changement, était très clairement énoncée. C’est ce que j’ai considéré comme le mandat, parce que la question avait été soigneusement et entièrement disséquée à la faveur de longues périodes de consultation avec les militants du parti, des groupes de pression et des groupes de la société civile. Nous estimions que c’était un reflet de la position du Canada.
Il importe de retenir d’abord que, pour une politique étrangère efficace, les relations entre le premier ministre et le ministre des Affaires étrangères doivent être excellentes. Les deux ne doivent pas diverger d’opinion ni se parler peu. Ils doivent donc se trouver des objectifs communs et traduire la rhétorique générale de la plateforme de la campagne en orientations qui permettent d’agir.
J’ai également constaté qu’un avantage important dont je pouvais profiter à mon départ des bureaux des Ressources humaines de la phase IV — un ministère créé récemment à partir d’éléments hétérogènes, sans unité particulière de culture ou de mentalité, que j’avais dirigé pendant une année et demie — pour l’édifice Lester B. Pearson était un cadre de professionnels très qualifiés du Service extérieur. Très imprégné dans une histoire qui remontait aux années 1930, il était rompu aux façons de faire de la diplomatie et j’y ai reconnu, au premier coup d’œil, le principal outil à ma disposition, notamment l’accès à cette ligne rouge particulière de la diplomatie que nous avions déroulée dans le monde entier à partir d’Ottawa.
J’étais fasciné par le déluge de télégrammes que des ambassadeurs comme vous enverraient — dont le ton, pour certains d’entre eux, serait presque shakespearien. Mais c’était un lien fascinant sur le fonctionnement du monde. C’était beaucoup plus pénétrant que tout ce qu’on pourrait lire dans un journal national ou entendre dans un reportage de Radio-Canada. C’était un réseau sans équivalent de communication, de renseignement et de conseils.
D’après moi, il est essentiel que votre comité examine les moyens pour que nous conservions cette capacité de disposer d’un réseau bilatéral ouvert — une réciprocité d’idées et de renseignements qui vont et viennent. Je ne suis pas certain que nous y ayons prêté assez attention. Nous en avons cédé une grande partie au Service canadien du renseignement de sécurité et à d’autres groupes. Je suis d’avis qu’Affaires mondiales Canada pourrait être lui-même un dépôt beaucoup plus solide pour ce genre de renseignements internationaux.
C’est encore plus décisif aujourd’hui alors qu’on s’inquiète tellement de l’ingérence extérieure et de l’emploi de nouvelles techniques informatiques pour l’exercer.
J’ai aussi constaté quelques défauts à mon arrivée. Comme je l’ai dit, la revue à la baisse de budget annuel avait un effet démoralisant sur le service extérieur. Elle interdisait l’innovation; elle laissait peu de place à l’éclosion d’idées nouvelles. À l’époque, on privilégiait en grande partie les relations canado-états-uniennes — selon un point de vue continentaliste. On prêtait peu attention aux autres parties du monde, notamment à l’Afrique, aux Amériques et aux liens qui commençaient à s’ébaucher avec les Nations unies. J’ai pressenti là des changements à venir.
J’ai également remarqué que le ministère — et il n’était pas le seul dans ce cas — s’adressait peu au public. Il avait peu de contacts avec les Canadiens, membres ou non d’organisations non gouvernementales, de la société civile, de laboratoires d’idées, universitaires, individus quelconques. On négligeait ce réservoir d’idées, d’intérêts et d’engagement.
J’ai notamment entrepris de changer cet état de choses. Vous vous rappellerez, monsieur le président, que nous avons créé un laboratoire spécial d’idées dans le ministère, le Centre canadien pour le développement de la politique étrangère, où le sous‑ministre et moi, nous pouvions prendre l’initiative de nous adresser à des gens, de nouer des liens, d’entamer des consultations et de nouvelles recherches pour nous aider à rester informés sur certains nouveaux enjeux. Nous avons institué un programme de stages qui a permis de recruter 2 000 jeunes Canadiens pour travailler dans nos ambassades et postes consulaires à l’étranger ainsi qu’à l’administration centrale d’Ottawa, pour contribuer à certaines opérations auxiliaires de collecte de renseignements et de prise de contacts. Nous avons également créé beaucoup d’importants groupes consultatifs. Notre groupe ministériel a organisé une série de consultations régulières avec les ONG pour en faire des participants à part entière à l’élaboration de la politique.
Cet exercice particulier a peut-être donné lieu à la décision la plus importante : étalonner nos efforts autour de la notion de sécurité humaine. C’était essentiellement une idée des Nations unies, mais qui tenait compte du fait que la sécurité se fonde autant sur la protection des gens que sur celle de l’État-nation. Je persiste à croire que c’est un axiome sur lequel le Canada doit se fonder. Voilà en quoi nous excellons; nous le comprenons. Notre population efficace, responsable, l’approuve.
Ensuite, j’ai eu la chance particulière de pouvoir me charger d’un rôle de premier plan dans la direction du mouvement pour l’interdiction des mines terrestres antipersonnel. J’ai été doublement chanceux, parce que, au ministère des Affaires étrangères de l’époque, une petite unité travaillait sur le dossier depuis plus d’un an. C’était une équipe intelligente, dure à la tâche et très compétente, qui avait des relations. Dès que nous lui avons entrouvert la porte, — je pense que mon prédécesseur André Ouellette en était l’initiateur et que le premier ministre était d’accord — j’ai essentiellement affirmé que c’était le meilleur exemple d’une initiative de sécurité humaine. Comme beaucoup de membres de votre comité le savent, nous avons ensuite pris l’initiative de signer le traité d’Ottawa interdisant les mines terrestres. Pour vous donner une idée de son importance, des calculs rapides montrent qu’il a permis à près d’un quart de million de personnes d’échapper à des accidents qui les auraient blessés ou estropiés.
Ç’a également permis d’instituer une norme nouvelle de diplomatie internationale par laquelle on pouvait évaluer et contester les gouvernements par rapport à la réalisation de leurs engagements. Cela a permis au ministère d’établir une nouvelle série de relations, de nouer des liens nouveaux, de conclure des amitiés et des alliances, parce que nous avions directement contact avec les 120 pays qui sont venus signer le traité à Ottawa. Nous avons pu établir de bons rapports.
Cela a conduit à favoriser ou à appeler de nos vœux les occasions pour entreprendre toute une série nouvelle d’initiatives touchant la sécurité humaine. Nous avons activement travaillé à la mise sur pied de la Cour pénale internationale et à la signature du Statut de Rome. Nous avons joué un rôle marquant dans cette question pour aboutir à une nouvelle convention pour la protection des enfants touchés par la guerre. Nous avons participé très intensivement aux efforts des Nations unies pour apporter les changements voulus. Nous avons travaillé à l’établissement du Réseau de la sécurité humaine — 13 pays, 7 ou 8 grandes ONG et institutions internationales comme la Croix-Rouge, qui se sont régulièrement rencontrés pour élaborer un plan de sécurité humaine.
Pendant deux ans, je vous le dis, c’est devenu la pierre de touche de notre politique étrangère. Ç’a démontré que l’influence — le pouvoir de velours — est très efficace pour changer les décisions et obtenir des adhésions, particulièrement en vue de réformes.
Le comité doit essentiellement reconnaître que nous nous trouvons à un carrefour semblable à celui des années 1990. Un ensemble inédit de facteurs et de situations d’urgence existe maintenant, qui exigera d’Affaires mondiales Canada une réorganisation et une vision nouvelle pour y répondre.
Je ne crois pas que les Canadiens prennent actuellement part à des échanges francs sur ce que nous devrions faire. J’estime que le ministère est gravement affligé par des réductions budgétaires constantes, diverses restrictions et une concentration régionale des efforts. Une trop grande partie de la direction du ministère doit rendre des comptes en fonction d’impératifs budgétaires plutôt que de l’établissement de politiques ou d’orientations nouvelles.
Nous devons repenser la façon dont les décisions sont prises, et laisser Affaires mondiales Canada jouer un rôle beaucoup plus central dans la définition de la présence du Canada et de sa situation à l’international.
C’est un résumé assez succinct. J’ai tenté de couvrir de grands pans en peu de temps, mais je suis prêt à répondre à toutes vos questions et à discuter avec vous.
Le président : Merci beaucoup pour votre déclaration, monsieur Axworthy. Je tiens à souligner que le sénateur Housakos, du Québec, s’est joint à la réunion.
Chers collègues, je souhaite, comme à mon habitude, vous informer que vous n’aurez que quatre minutes par intervention, donc je vous prie de garder vos préambules courts et de poser des questions précises.
Il en va de même pour le témoin, monsieur Axworthy.
M. Axworthy : C’est noté.
Le président : J’ai toujours voulu dire ça.
Le sénateur Ravalia : Merci pour vos remarques perspicaces, monsieur Axworthy, ainsi que pour vos nombreuses contributions à notre pays.
Dans le contexte mondial actuel où la polarisation est croissante, quelle serait, à votre avis, la meilleure façon pour nous de travailler avec nos alliés et partenaires à la création d’une voie vers un ordre mondial plus efficace et équitable, compte tenu de l’état actuel de nos affaires étrangères?
M. Axworthy : Voulez-vous poser deux questions ou devrais-je répondre à cela directement?
Le président : Oui, s’il vous plaît, répondez directement.
M. Axworthy : Actuellement, je crois que c’est grand ouvert. Si j’utilisais une expression de football, je dirais qu’il y a un beau corridor de course.
Nous avons des talents et des aptitudes avérés pour convoquer, pour mobiliser autrui, pour innover et pour promouvoir des choses, et il y a toute une gamme de nouveaux problèmes auxquels les grandes puissances, occupées à montrer les dents, ne portent pas vraiment attention.
Regardez ce qui se passe dans le domaine où je travaille en ce moment, en matière de migration et de réfugiés. Le système est détraqué, il ne fonctionne pas. Tout le monde ferme ses frontières. Tout le monde réduit ses engagements et, selon moi, le Canada est probablement le pays le mieux placé pour contrer cette tendance et offrir de nouvelles avenues à la lumière de notre système de migration qui veille à ce que les personnes qui sont déplacées de force aient un endroit où aller, un refuge. Pour ce faire, il faut un ensemble de collaborations et de réseaux internationaux beaucoup plus vaste et varié que ce qui existe aujourd’hui. C’est un exemple.
Un autre exemple a manifestement trait à la réémergence de la menace nucléaire que nous connaissons aujourd’hui. M. Poutine brandit ses armes et les Chinois réagissent. Là encore, nous approchons du point où les puissances nucléaires portées sur les démonstrations de force commencent à mettre le monde en danger.
Dès 1945, le Canada a joué un rôle de premier plan dans la demande d’un système international de gestion et de contrôle. Il y a un débat majeur à l’heure actuelle dans le monde sur le bannissement des armes nucléaires. Le Canada n’y participe pas. Pourquoi avons-nous abandonné une tradition de 40 ans? Je ne le sais pas. En gros, je ne comprends pas pourquoi nous nous sommes retirés de ce domaine.
Je crois que toute la question de la réforme démocratique est un autre domaine très important. Michael Adams a écrit un essai à titre de sondeur qui a été publié dans le Globe and Mail et dans lequel il affirme que, actuellement, le Canada est la société la plus tolérante et culturellement diversifiée au monde.
Comment pouvons-nous commencer à tirer profit de cette caractéristique et de cette attitude propres au Canada de sorte à fortifier notre propre démocratie, mais aussi à fournir des modèles et à transmettre les leçons tirées?
La Charte canadienne des droits et libertés devrait être un modèle pour le reste du monde, et nous devrions l’utiliser comme fondement de notre politique étrangère.
Le sénateur Ravalia : Merci.
Le sénateur Cardozo : Bienvenue, monsieur Axworthy.
J’admets, en toute transparence, admirer depuis longtemps M. Axworthy, dans ses différentes fonctions, et avoir eu la bonne fortune de travailler avec lui à diverses occasions au fil des ans.
Bienvenue, monsieur. C’est merveilleux de vous voir et de vous entendre sur ce qui se passe.
Je regarde le monde, puis je pense à la période où vous étiez ministre des Affaires étrangères, puis où vous avez continué à participer aux activités d’Affaires mondiales Canada dans le dossier des réfugiés. Est-ce que l’état des lieux à l’échelle du globe, qui semble infiniment plus grave aujourd’hui qu’à l’époque, est plus complexe et dangereux que lorsque vous étiez ministre des Affaires étrangères? Êtes-vous d’accord avec ce point de vue?
Je regarde les régions problématiques, comme la Chine, la Russie et beaucoup d’autres régions du monde. Je pense aux occasions qui ne sont pas saisies en Asie et en Afrique.
Ma question en deux volets est la suivante : que diable se passe-t-il dans le monde selon vous et, par rapport à la question du jour, de quelle façon les fonctionnaires d’Affaires mondiales Canada peuvent-ils traiter de ces questions? Quelle est la meilleure façon de canaliser le grand nombre de membres du corps diplomatique établis à Ottawa?
M. Axworthy : Sénateur, comme je l’ai dit dans ma déclaration liminaire, je crois que les connaissances, l’expérience et l’histoire du service extérieur constituent l’un des grands atouts du Canada, mais que nous avons mis ces atouts à rude épreuve en rognant, en détruisant et en bloquant les ressources ou les occasions, ce qui nous empêche d’en tirer le plein potentiel.
Nous avons déjà vécu trois ou quatre changements majeurs, et il me semble important d’avoir un ministère des Affaires étrangères qui soit futé, rapide, agile et démocratique à sa façon. Je commencerais par corriger ce qui m’apparaît comme une erreur de la dernière décennie environ, soit couper les liens avec énormément de Canadiens, qu’il s’agisse de groupes de réflexion, comme vous en étiez, à une autre époque, sénateur Cardozo, au Centre Pearson pour des politiques progressives, ou d’autres types d’établissements universitaires ou de personnes dans les collectivités, puis j’alimenterais les discussions.
Les problèmes que nous avons connus dans ce climat nécessitent un engagement politique très actif. Vous avez raison dans la mesure où nous voyons de nouveaux pouvoirs autoritaires se profiler, pouvoirs qui, là encore, estiment que la force crée le droit.
En même temps, quand je vois les manifestations dans les rues en Iran, je suis aussi encouragé par la façon dont la volonté populaire peut changer les politiques aux États-Unis dans divers secteurs clés, comme la contre-réaction aux tendances de l’extrême droite, même dans notre propre pays, y compris la capacité de la population de se soucier véritablement de choses comme le climat, ce qui diffère du gouvernement selon moi.
Je suis persuadé qu’il y a un volet solide et inexploité de la participation et de l’engagement populaires qui a une incidence internationale majeure. Et, à mon sens, c’est là-dessus que nous devons bâtir, en tant que gouvernement et pays.
J’ai mentionné le Réseau de la sécurité humaine, créé dans les années 1990. Il comprenait 13 pays, un grand nombre d’ONG, des institutions internationales comme l’UNICEF et la Croix‑Rouge, et le Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés. Tout ce beau monde travaillait ensemble. Nous avions des mandats communs. Nous sommes allés aux Nations unies. Nous avons été en mesure d’assurer une réforme.
Pour moi, cette convergence, cette mobilisation et cet entrepreneuriat du Canada est un rôle que nous devons reprendre et remodeler.
Le président : Merci.
Le sénateur Woo : Bonjour, monsieur Axworthy.
Je voudrais rebondir sur ce que vous avez dit dans votre déclaration liminaire à propos de votre arrivée au sein du service extérieur de manière indirecte. Vous avez dû le faire en partie parce que le service extérieur est, en somme, une structure hermétique, qui ne compte aucun point d’accès intermédiaire de l’extérieur.
Je souhaite obtenir votre point de vue sur la porosité du service extérieur comme tel, soit de ses agents et diplomates, par rapport aux gens qui n’en sont pas issus, qui ont une expertise sur des questions internationales et qui peuvent être appelés, de temps à autre, à venir renforcer le travail des diplomates.
C’est quelque chose utilisé de plus en plus efficacement par d’autres pays, et plus particulièrement les États-Unis. Le système est différent, je le comprends, mais on le voit aux États-Unis, tout comme dans un certain nombre de pays asiatiques.
Voudriez-vous nous dire si cela est désirable ou non pour notre service extérieur?
M. Axworthy : Il y a trois choses que je recommanderais : d’abord, que le recrutement des agents du service extérieur comme tel soit d’une portée beaucoup plus large.
Je le répète, la diversité du Canada est en train de devenir l’une des plus importantes au monde, et nous avons une richesse culturelle incroyable, mais je ne suis pas certain que nous l’utilisons pleinement et de façon adéquate.
Je crois que l’on pourrait utiliser un ensemble différent de critères pour sélectionner les agents du service extérieur de sorte à ne pas se borner aux diplômés des grandes universités avec des grades en commerce international ou en politique internationale, mais à inclure également des gens qui ont une maîtrise intelligente des technologies, voire des sciences et des questions climatiques.
Je vais vous donner un exemple : je siégeais au conseil d’administration de la MacArthur Foundation, une grande fondation américaine, et j’y présidais le comité international des subventions. L’une des choses les plus importantes que nous ayons faites a été d’offrir des programmes où un éventail de départements américains pouvaient embaucher à titre de conseillers des gens avec de l’expérience en science ou en mathématiques. Ces personnes travaillaient sur des questions liées au nucléaire. Elles travaillaient sur des questions environnementales. Elles travaillaient sur des questions relatives aux technologies de l’information. C’était pour une période de deux ans. Beaucoup d’entre elles sont restées au sein des départements par la suite et sont devenues fonctionnaires à temps plein.
Je crois également que nous devons recourir bien plus aux stages. L’une des choses les plus emballantes, même pour un vieux croûton comme moi, est de voir les jeunes canadiens commencer à contester bon nombre des idées reçues. Il devrait y avoir un programme de stages à Affaires mondiales Canada où nous pourrions recruter 1 000 jeunes par année et les affecter à nos ambassades et consulats où ils pourraient travailler à différentes idées et tisser des liens avec des groupes communautaires, des groupes de la diaspora et des groupes d’autres pays.
Le travail que nous avons fait avec le Ghana sur un projet de nouvelle convention ou de nouveau protocole pour la protection des enfants touchés par la guerre est l’une des choses les plus emballantes que j’ai connues quand j’étais ministre des Affaires étrangères. Nous avons organisé un échange d’une journée entre des élèves du secondaire au Ghana et trois groupes d’élèves du secondaire au Canada. La technologie était bien loin d’être aussi bonne à l’époque, mais c’était emballant de voir ces jeunes gens.
Rapidement, le ministre ghanéen des Affaires étrangères et moi avons pour ainsi dire été relégués à l’arrière-plan. Les idées et les échanges venaient de ces jeunes gens. Nous devons en tirer parti. C’est une richesse qui pourrait rajeunir et redynamiser notre système.
Le président : Merci.
La sénatrice M. Deacon : Monsieur Axworthy, merci d’être ici aujourd’hui. Je remercie également mon collègue, le sénateur Woo, pour sa question. Vous m’aidez à tendre vers le juste équilibre entre le regard externe sur Affaires mondiales Canada et le service extérieur et le maintien du savoir institutionnel essentiel des employés qui arrivent et qui partent. C’était très utile.
Votre mandat à titre de ministre des Affaires étrangères a pris fin en 2000. Nous savons qu’il y a eu des événements majeurs qui ont changé la face du monde peu de temps après, le 11 septembre étant le principal, bien sûr, et l’invasion subséquente de l’Afghanistan et, peu après, de l’Irak.
Ma question est peut-être un peu biaisée par l’actualité, mais il semble indéniable que les deux décennies qui ont suivi votre départ à la retraite ont été marquées par une suite de crises internationales.
Ma question aujourd’hui est la suivante : quand ces crises se sont produites, à compter du début des années 2000, aviez-vous confiance alors en la capacité d’intervention ainsi qu’en la gestion des crises du ministère? Vous êtes encore assez proche de tout ça. Avec le recul, y a-t-il des changements ou des recalibrages que vous auriez aimé être en mesure de faire pendant votre mandat?
M. Axworthy : Le recul est toujours un grand luxe.
Nous étions remarquablement bien partis, comme je l’ai dit, pour établir une série de nouvelles normes, de nouveaux traités, de nouvelles ententes et de collaborations internationales. Toute la question du terrorisme était à l’ordre du jour. En fait, le Canada a été l’un des premiers pays à présenter des résolutions sur le terrorisme au sein du système onusien.
Étions-nous équipés pour intervenir autant que pour agir? Le point de vue militaire de l’administration américaine est devenu incontournable. La façon de résoudre le problème était de trouver, puis de détruire. C’était un problème réel, mais ce n’était pas l’unique réponse. Je crois que nous avons cru que ce l’était.
Ainsi, en ce qui a trait à l’Afghanistan, qui, je crois, est l’une des décisions les plus gênantes de ce pays en matière de politique étrangère, nous ne savions pas pourquoi nous y allions. Nous y étions. Les gens ont pris un engagement énorme. Nous sommes partis en silence, presque en catimini. Ce n’était pas glorieux.
L’une des raisons était que nous avions un objectif précis. Je vais être on ne peut plus franc : le nouveau chef d’état-major de la défense au sein du ministère de la Défense était alors Rick Hillier. Il a déclaré que le rôle de notre armée était de tuer et non de faire la paix.
J’ai lutté contre ce genre d’attitude en cours de route. J’ai eu de bons ministres de la Défense, comme Art Eggleton et David Collenette, qui a dit que, oui, nous pourrions accomplir beaucoup en effectuant un transport aérien majeur en Haïti pour veiller à ce que toute l’Équipe d’intervention en cas de catastrophe, ou EICC, ait les soins de santé adéquats. Nous nous sommes fait des amis. Nous avons montré au reste du monde que nous étions ouverts à d’autres façons de gérer le terrorisme.
Nous sommes devenus si saturés dans ce pays. Nos institutions ont été prises d’assaut par l’obsession de la sécurité de telle sorte que bien d’autres options, que nous aurions dû employer, n’étaient tout simplement pas envisageables.
La sénatrice Coyle : Je vous remercie, monsieur Axworthy, de vous être joint à nous, et de la contribution que vous avez apportée et que vous continuez d’apporter au Canada et au monde entier.
Après avoir écouté attentivement ce que vous avez dit, je vais reprendre quelques sujets abordés par d’autres collègues. Je ne cesse d’entendre parler de réseaux de communication bidirectionnels, de dialogues, de remise en question, de mobilisation mondiale, etc.
Vous avez commencé par parler d’Affaires mondiales du Canada — à l’interne — avec ses chefs de mission, et du fait que le ministère est une force. J’aimerais savoir comment cette mentalité pourrait être encouragée au sein de la version actuelle d’Affaires mondiales Canada afin que le ministère devienne ce que vous avez décrit à l’époque où vous étiez ministre, c’est‑à‑dire un ministère interne des Affaires mondiales qui mène ses missions à l’étranger. Vous avez également mentionné le besoin d’avoir une conversation dans les deux sens avec, entre autres, des Canadiens, des experts, la société civile, des universités et des groupes de réflexion, ainsi que la nécessité de tendre la main à un plus grand nombre de Canadiens afin qu’ils sachent ce qu’est le Canada et qu’ils s’y rallient. Ensuite, il y a la mobilisation à l’échelle mondiale et le rôle de chef de file que le ministère joue en matière de convocation et de dialogue avec d’autres pays pour faire avancer les grands dossiers.
Pourriez-vous parler de ces aspects? Il s’agit de la même chose, mais avec des groupes différents, ce qui, selon moi, est l’un des points forts du Canada. Comment voyez-vous l’importance de ces rôles aujourd’hui — et comment, dans la réalité actuelle d’Affaires mondiales Canada, ces rôles pourraient-ils être assumés, ou est-il encore important de les assumer?
M. Axworthy : Permettez-moi, madame la sénatrice, de commencer par vous conter une anecdote, si vous le voulez bien.
J’ai eu comme sous-ministre un homme intelligent et perspicace du nom de Gordon Smith. Il a été un véritable chef de file dans le domaine du développement des capacités de communication internationale au sein de ce qui était alors le ministère des Affaires étrangères et du Commerce. Nous avons travaillé ensemble.
J’ai demandé à des experts externes de commencer à élaborer un plan pour un système d’information internationale canadien à grande échelle qui permettrait à des gens — s’ils étaient assis dans leur chambre d’hôtel au centre-ville de Singapour et allumaient le téléviseur — de voir qu’un Canadien discute du changement climatique ou des droits de la personne, ou qu’il parle de la façon dont, par l’intermédiaire du Parlement, nous tenons le pouvoir exécutif de ses décisions.
Nous avons présenté au Cabinet une demande de 11 millions de dollars échelonnée sur trois ans, qui a été rejetée parce qu’à l’époque, les gens se demandaient ce que c’était. Ils ne savaient pas que l’information était en soi un outil puissant et de plus en plus efficace pour mettre en valeur ses intérêts, ses valeurs et ses propositions.
Étant donné que la technologie d’aujourd’hui fait des bonds en avant — comme c’est le cas dans le domaine de l’intelligence artificielle, ou IA, et dans d’autres secteurs —, la façon dont nous pouvons utiliser l’information internationale à bon escient devrait être un important sujet de préoccupation.
Permettez-moi de vous donner un autre exemple :
Par l’intermédiaire du World Refugee & Migration Council, nous avons contribué à la mise en place d’une plateforme pour les femmes réfugiées du monde entier, où elles pouvaient exprimer leurs préoccupations. Cela a été particulièrement utile pendant la période de la pandémie de COVID-19, car elles pouvaient parler de la façon dont la COVID-19 touchait leurs communautés ou leurs camps. Il y avait un endroit où elles pouvaient se faire entendre.
Mais ce qui est triste, c’est qu’alors que nous participions à ce type de conversations, l’une des femmes a déclaré : « En matière de soins de santé, nous nous trouvions tout au bout de la file d’attente auparavant. Aujourd’hui, nous ne faisons même plus partie de la file d’attente. » Et ce sont leurs voix qui n’étaient pas entendues.
Si ces voix ne sont pas entendues, vous n’élaborez pas les politiques qui conviennent, et je l’affirme clairement.
Voilà les domaines dans lesquels Affaires mondiales Canada pourrait aller de l’avant.
Le président : Je vous remercie.
[Français]
La sénatrice Gerba : Merci, monsieur le ministre Axworthy, de venir nous rappeler aujourd’hui des moments de votre passage très remarqué à Affaires mondiales Canada, qui était à l’époque le ministère des Affaires étrangères du Canada.
Effectivement, on peut dire que, durant cette période, le Canada était très fort comme pays d’un point de vue diplomatique, particulièrement en Afrique. J’imagine que c’est juste après votre départ, dans les années 2000, que vous avez travaillé sur le projet visant à créer un fonds d’investissement pour l’Afrique.
Ce fonds d’investissement, le Fonds d’investissement canadien pour l’Afrique (FICA), qui avait été doté à l’époque de 100 millions de dollars, a aujourd’hui disparu. Bien que cette initiative ait été mise en place peu de temps après votre départ, ma question demeure : pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les objectifs d’un tel fonds? Est-ce quelque chose qui a été utile et qui pourrait être remis en place? Voilà ma première question.
Si j’ai la possibilité d’en poser une deuxième... Il y a eu la fusion du ministère en 2013, quand l’ACDI a été intégrée au sein d’Affaires étrangères et Commerce international Canada pour former un ministère qui s’appelle désormais Affaires mondiales Canada.
En 2018, l’OCDE a publié un rapport qui déplorait une organisation trop centralisée et bureaucratique pour ce qui est du programme d’aide canadien. Quel est votre avis sur la fusion de l’ACDI?
[Traduction]
M. Axworthy : Je vais essayer de répondre rapidement à une question très vaste.
Tout d’abord, en Afrique, le fonds d’investissement et d’autres instruments ont été conçus de manière à ce qu’un certain nombre de ministères du gouvernement canadien puissent contribuer à la santé, à l’éducation des enfants, aux droits légaux des femmes et à la protection des enfants touchés par la guerre. Il ne s’agissait pas d’efforts uniques. Nous avons essayé de trouver des coalitions interministérielles capables de gérer ces enjeux — et de démontrer en Afrique que nous ne nous contentions pas de faire de grandes déclarations; nous tenions aussi nos promesses.
Voici ce que je crois : comme l’a mentionné le sénateur Cardozo, le défi réside maintenant dans l’arrivée des grandes puissances. Nous savons que la Chine et la Russie propagent activement leur idéologie en Afrique même, en tentant de les amener à souscrire à leur mode de pensée — un mode de pensée autoritaire, où les droits de la personne sont mis de côté.
Les types de mesures que nous prenons au Canada — pour montrer qu’il y a de meilleures façons de faire les choses — sont l’antidote à cela. Il y a une meilleure façon de protéger les droits de la personne, d’éduquer les enfants et de prendre des décisions.
Je crois que nous avons oublié d’avoir ce genre de dialogue. Nous avons noué de nombreuses amitiés en prenant ces mesures. La campagne contre les mines terrestres a montré à de nombreux pays truffés de mines terrestres, comme le Mozambique, que nous étions là pour les aider à survivre et à vivre pleinement. Les efforts que nous avons déployés pour protéger les enfants touchés par la guerre ont eu une forte résonance, tout comme le travail que nous avons accompli pour tenter de forcer les criminels internationaux, qui se servaient de la criminalité internationale comme moyen d’avancement, à rendre des comptes.
Aujourd’hui, je dirais que nous devons récupérer une grande partie des actifs qui ont été gelés par les kleptocrates et les régimes autoritaires pour nous efforcer d’aider afin de les réaffecter aux populations d’Afrique, et d’autres régions, qui ont été les victimes de ces vols.
Le président : Je vous remercie.
Le sénateur MacDonald : Monsieur Axworthy, c’est un plaisir de vous revoir. La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, c’était à Kiev où, il y a quatre ans ce mois-ci, nous faisions fonction d’observateurs des élections. Nous étions alors pleins d’espoir pour ce pays. Je sais que nous sommes tous deux attristés par ce qui se passe là-bas. Vous avez été un hôte aimable, et je vous en remercie infiniment.
J’ai tant de questions à vous poser. Vous venez d’évoquer la manière de traiter avec Pékin et la Russie. Il nous est très difficile de travailler avec eux en ce moment. Cette semaine, une soixantaine de personnalités canadiennes ont signé une lettre ouverte à l’intention du gouvernement, dans laquelle ils l’implorent de prendre la défense au sérieux, dans un monde de plus en plus conflictuel. Seriez-vous d’accord pour dire que notre manque de capacités en matière de puissance militaire nuit à notre crédibilité diplomatique?
M. Axworthy : Sénateur, j’aimerais reformuler légèrement vos paroles.
Je suis tout à fait d’accord avec vous. Je pense que la capacité de notre ministère de la Défense a vraiment été limitée par son financement, mais aussi par la politique du gouvernement. Il fut un temps où notre ministère de la Défense — et je citerai un bon exemple datant de l’époque où j’étais encore ministre des Affaires étrangères et un important tremblement de terre était survenu en Haïti — a dépêché là-bas l’Équipe d’intervention en cas de catastrophe, ou EICC, c’est-à-dire une équipe d’assistance médicale mobile et rapide à déployer, et a apporté une aide d’urgence incroyable aux Haïtiens. Ces efforts ont été remarqués dans le monde entier. Nous étions sur place.
Nous ne pouvons plus le faire. L’EICC a été mise de côté.
Je partage donc votre avis : il faut que nous améliorions la puissance militaire de notre capacité en matière de défense. Il est un peu embarrassant de dire que nous ne pouvons plus monter une brigade pour aller en Europe parce que nous n’avons pas assez de troupes. Voici un commentaire, sénateur — et je sais que ce sujet vous intéresse — : lorsqu’il s’agit de recruter des Canadiens, je pense que nous devons leur donner plus de raisons de s’enrôler dans les Forces armées canadiennes. Je crois que ce qui s’est passé en Afghanistan a quelque peu terni notre réputation, et il faut remédier à cela.
Nous sommes capables de travailler efficacement à la défense de l’Ukraine et de l’Europe de l’Est, mais de moins en moins à la lutte contre l’effondrement de la gouvernance que nous observons aujourd’hui dans des endroits comme le Soudan.
Nous devrions participer aux opérations des Nations unies. Vous vous souvenez peut-être de cette histoire ancienne, quand le Canada dirigeait une importante mission de paix au Zaïre — qui est maintenant le Congo — pour mettre fin à la persécution des réfugiés et des migrants dans les camps. Nous avions alors la capacité nécessaire et l’un des meilleurs réseaux de maintien de la paix du monde. Il y avait trois centres de maintien de la paix au Canada. Ils ont tous été fermés.
Nous étions doués dans certains domaines, et je crois que nous devons distinguer des secteurs ciblés où nous pouvons être vraiment efficaces, en commençant par notre propre protection. Je mettrais beaucoup plus l’accent sur l’Arctique que nous ne le faisons actuellement. Je pense que notre stratégie pour l’Arctique est assez limitée lorsqu’il s’agit d’assurer notre sécurité. Nous découvrons soudain que même nos propres populations autochtones sont touchées par le changement climatique et qu’elles sont contraintes de se déménager. Nous devrions nous rendre sur les lieux et veiller à ce que les infrastructures et les autres mesures de protection soient en place pour les soutenir.
Je pense que vous avez raison; le gouvernement fédéral et le ministère des Affaires étrangères ont besoin d’un coup de pouce, mais je pense qu’il s’agit d’un coup de pouce qui élargirait leur capacité à gérer les problèmes de manière multisectorielle et multidimensionnelle.
Le président : Votre temps de parole est écoulé, sénateur MacDonald, j’en suis désolé, mais nous verrons ce que nous pourrons faire au cours de la prochaine série de questions. De nombreux sénateurs sont présents, et nous manquons de temps.
Le sénateur Housakos : Monsieur Axworthy, je vous remercie des services honorables que vous avez rendus au Canada pendant tant d’années.
Vous avez tout à fait raison; le Canada avait l’habitude de faire de grandes choses, même si nous avons la réputation d’être une puissance moyenne. Nous exercions notre capacité de manière extrêmement efficace. Nous étions connus à l’échelle internationale, et c’était une source de fierté d’être le principal gardien de la paix au monde.
Nous avons accompli des choses étonnantes, comme la lutte et la victoire contre l’apartheid — et, bien sûr, pendant de nombreuses décennies, les gouvernements qui se sont succédé ont remporté de nombreuses victoires, dans le cadre d’actions multilatérales et bilatérales. Seriez-vous d’accord pour dire que notre manque d’investissement économique dans notre défense et dans Affaires mondiales Canada entrave notre capacité à jouer ce rôle dans ces activités? Au cours de ces années, lorsque nous faisions ces grandes choses, le Canada était l’une des six ou sept premières économies du monde. Aujourd’hui, nous sommes probablement au 11e ou au 12e rang à l’échelle mondiale. Dans quelle mesure cette situation — le manque de création de richesses et de compétitivité économique — entrave-t-elle notre capacité de jouer un rôle important dans le monde? Et, en raison de notre manque de capacité d’investissement dans ces domaines, croyez-vous que le ministère des Affaires étrangères est devenu un ministère transactionnel — un ministère transactionnel économique — plutôt qu’un ministère qui met en œuvre des politiques étrangères fondées sur des valeurs?
M. Axworthy : Vous m’avez enlevé les mots de la bouche. Oui, je le crois.
Mais il y a quelque chose que j’aimerais relever dans vos commentaires, sénateur. Vous avez abordé un aspect qui, à mon avis, n’est pas bien reconnu de nos jours. Lorsque nous sommes arrivés au pouvoir en 1993, nous nous sommes appuyés sur des mesures très importantes prises par le gouvernement Mulroney. Vous avez mentionné l’apartheid. Je voudrais également mentionner que Joe Clark et le premier ministre Mulroney avaient ouvert les portes du Canada aux pays d’Amérique latine; ils avaient obtenu que le Canada siège pour la première fois au sein de l’Organisation des États américains, ou l’OEA. L’une des instructions que j’ai reçues du premier ministre Chrétien consistait à poursuivre sur cette lancée, à aller sur place et à jouer un rôle beaucoup plus actif dans les Amériques — et le président de votre comité le sait bien puisqu’il a été l’ambassadeur du Canada au sein de cette organisation, un ambassadeur dont nous avons vraiment tenté de suivre les actions.
Nous nous sommes appuyés sur un certain degré de consensus au sein des deux principaux partis. Permettez-moi de vous donner un exemple : à une époque, John Bosley, qui était le Président conservateur de la Chambre, Bill Blaikie et moi-même avons parcouru l’Amérique centrale pendant deux semaines afin de déterminer quel devait être le rôle du Canada en Amérique centrale et dans le conflit avec les Contras. Nous avons remis à Joe Clark un rapport comportant des recommandations qu’il a mises en œuvre. Il fut un temps où notre politique étrangère pouvait s’appuyer sur ce type de consensus politique. Je ne dis pas qu’il s’agissait d’un accord, car nous avions des divergences d’opinions, mais je pense que les réalisations n’étaient pas du genre à être entièrement mauvaises d’un côté ou entièrement bonnes de l’autre. En tant que parlementaires, lorsque nous travaillons dans ce sens, nous contribuons à reconstruire notre capacité de le faire.
Je pense qu’une partie de cette démarche consiste à dire : « Voyons comment nous utilisons notre argent. » Nous disposons actuellement d’un budget très important, mais je pense que la pandémie de COVID-19 a forcé le gouvernement à en utiliser une grande partie pour rembourser les coûts de la pandémie. Ce remboursement accapare une grande partie de la souplesse de ce budget. Je crois donc que nous devons trouver une solution à ce problème. Selon moi, ce n’est pas seulement une question d’argent — c’est une question de capacité ou d’aptitude. Nous avons parlé tout à l’heure des technologies de l’information et du fait que si nous investissions dans nos affaires mondiales, dans notre diplomatie et dans notre défense dans ces secteurs, ainsi que dans notre climat, nous pourrions déployer des efforts considérables en vue de rassembler toutes sortes de représentants du monde entier pour démontrer une force publique ou une force du nombre, comme nous l’avons fait dans le cadre de la campagne contre les mines terrestres pour montrer qu’un changement devait avoir lieu.
En ce qui concerne l’investissement, vous avez raison, mais je pense que cet investissement doit s’accompagner d’un réexamen de la manière dont cet argent serait utilisé pour mettre en œuvre les politiques pour lesquelles il est utilisé.
Le président : Je vous remercie.
La sénatrice Boniface : Je vous remercie, monsieur Axworthy, de votre présence et du travail que vous avez accompli pour le Canada. La question que je vais vous poser est assez brève. Il y a des pays qui sont considérés comme jouant dans la cour des grands, comme le dit l’expression, et notre étude porte sur un examen du Service extérieur du Canada. D’après vos expériences et, en particulier, celles que vous avez vécues récemment, pourriez-vous nous faire part de vos observations concernant des pays qui jouent dans la cour des grands, et aussi de certains des indicateurs qui vous permettent d’arriver à cette conclusion?
M. Axworthy : Permettez-moi de commencer avec la Norvège, qui a vraiment une approche ciblée. C’est un pays riche. Sachez en passant que quand j’étais ministre des Affaires étrangères, j’ambitionnais de devenir très ami et de collaborer beaucoup avec les Norvégiens, car je considérais que nous avions de bonnes idées et qu’ils avaient l’argent à dépenser dans nos idées. C’est un peu facétieux. Cependant, Knut Vollebæk et moi sommes les deux auteurs du Réseau de sécurité humaine, car nous savions que la Norvège investissait également dans de nombreuses idées. Si vous examinez certains de ses réseaux institutionnels, vous constaterez que ce pays investit de l’argent pour élaborer des idées et développer la mise en œuvre. La Norvège sait très bien tirer parti du large éventail de ressources et de connaissances de son peuple. Je pense que c’est un groupe très intéressant.
Voici un autre pays dont on ne reconnaît pas souvent les mérites : le Costa Rica. C’est un chef de file mondial à bien des égards, notamment en ce qui a trait à son attitude à l’égard de la militarisation et aux efforts qu’il déploie pour aider à régler le problème de migration dans les Amériques. Il s’agit ici encore d’un petit pays, mais il fait preuve de leadership politique, à mon avis, vu l’important soutien consensuel qu’il a reçu et qui lui a permis de se démarquer.
De plus en plus, nous voyons dans des pays d’Europe de l’Est, en Lettonie, en Lithuanie, en Estonie et en Finlande, un tout nouveau groupe de dirigeants politiques qui savent composer avec les Russes. Nous devons les écouter plus que nous ne faisons.
Il y a un domaine où nous avons une commission spéciale, ou du moins je le pense, qui fournit une voie d’accès à Washington. Madeleine Albright, qui est malheureusement décédée il y a plusieurs mois, était une amie proche. Nous étions devenus des âmes sœurs. Cela signifie toutefois que quand d’autres pays voulaient envoyer un message au département d’État, ils passaient par nous, et j’appelais Mme Albright pour lui dire que j’avais parlé avec des gens d’Afrique du Sud et qu’il y avait un problème que nous devrions régler, et nous nous attaquions à des questions comme l’environnement et le poisson.
Nous avions avec le ministre des Affaires étrangères du Mexique un excellent programme appelé les « Trois amigos » — je sais que cela sonne un peu spécieux — dans le cadre duquel notre groupe de ministres des Affaires étrangères parrainait une grande tournée culturelle des musées de l’Amérique du Nord que les jeunes Mexicains, Canadiens et Américains pouvaient faire virtuellement. Vous vous demandez peut-être pourquoi nous perdions notre temps à cela, mais dans la foulée de cette initiative, bien des gens se sont dit qu’ils pouvaient travailler ensemble, pas seulement pour faire du commerce, mais aussi pour établir des valeurs et une perspective culturelles communes.
Je pense que de nombreux pays ont la capacité de surpasser les attentes. C’est juste que l’occasion ne se présente pas toujours. C’est là que notre leadership est important, car un grand nombre de ces pays se tourne vers nous pour que nous assurions ce leadership.
Le président : Je vous remercie beaucoup. Honorables collègues, nous n’effectuerons manifestement pas de deuxième tour, puisqu’il ne nous reste que trois minutes. J’utiliserai toutefois ces trois minutes pour poser une très brève question et voir si M. Axworthy a une réponse.
Monsieur Axworthy, notre comité a souvent entendu des témoins déplorer ce qu’ils considèrent comme une réticence, ou une hésitation, bureaucratique et un manque de créativité de la part d’Affaires mondiales Canada. Je crois me souvenir que ce ministère peut se montrer très créatif, mais il faut parfois que l’inspiration vienne d’en haut. Vous étiez un ministre très activiste et interveniez à l’interne pour inspirer de nouvelles idées, et je sais que vous avez fait venir des gens de l’extérieur. C’est également quelque chose qui a été proposé. Pourriez-vous suggérer une formule afin de stimuler la créativité et de réduire l’hésitation, sachant que le rôle de la fonction publique consiste à fournir toutes sortes de conseils et de les mettre ensuite en œuvre avec loyauté, bien entendu?
M. Axworthy : Monsieur le président, je commencerais avec une règle de base. Les décisions ne devraient pas être prises à moins que les personnes touchées aient leur mot à dire dans le processus. Cela nous ramène aux exemples que j’ai donnés, comme l’établissement du Centre canadien pour le développement de la politique étrangère au sein du ministère. Monsieur le président, vous vous souvenez de Steve Lee, qui dirigeait un petit groupe que nous avons financé. Il pouvait communiquer avec moi et je lui disais : « Il y a en Colombie-Britannique un universitaire qui parle de la Corée du Nord. Communiquez avec lui et faites-le venir ici. Nous tiendrons une petite réunion à ce sujet. » L’ancien sous-ministre Gordon Smith et moi nous nous réunissions pour dire que nous ferions venir des gens afin de parler de la nouvelle technologie, de ce qu’il se passait en Amérique centrale et de ce que faisait Fidel Castro à Cuba. Nous avions la capacité de tisser des liens. C’est la connectivité, mais il faut la faire, comme vous le soulignez. Je pense qu’il faut l’intervention du ministre pour assurer la connectivité.
La capacité existe. Je continue de penser au rôle incroyable que Jill Sinclair, Ralph Lysyshyn et Mark Gwozdecky ont joué sur le plan des mines terrestres. Ils ont agi comme porteurs de lance à cet égard et ont fait bouger les choses. C’était un petit groupe de l’intérieur. Une fois que nous avons dit qu’il fallait agir, ils ont su quoi faire. Ce sont véritablement les auteurs de l’accord d’Ottawa.
Le président : Monsieur Axworthy, au nom du comité, je voudrais vous remercier d’avoir comparu aujourd’hui. Vous nous avez enrichis avec vos observations. Qui sait? Nous pourrions vous inviter à nouveau plus tard quand nous tirerons des conclusions de vos observations.
M. Axworthy : Je serais enchanté de revenir n’importe quand. Je vous remercie, et continuez votre bon travail.
(La séance se poursuit à huis clos.)