LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 1er novembre 2023
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 16 h 15 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier les relations étrangères et le commerce international en général.
Le sénateur Peter M. Boehm (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président : Honorables sénateurs, bonjour. Je m’appelle Peter Boehm, je suis un sénateur de l’Ontario et je suis président du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international.
[Traduction]
Avant de commencer, je tiens à signaler que Sébastien Payet sera notre greffier pour les deux prochaines semaines. J’invite maintenant les membres du comité qui participent à la réunion d’aujourd’hui à se présenter.
[Français]
La sénatrice Gerba : Amina Gerba, du Québec.
[Traduction]
La sénatrice Hartling : Nancy Hartling, du Nouveau-Brunswick.
Le sénateur Ravalia : Mohamed-Iqbal Ravalia, de Terre-Neuve-et-Labrador.
La sénatrice MacAdam : Jane MacAdam, de l’Île-du-Prince-Édouard.
Le sénateur MacDonald : Michael MacDonald, de la Nouvelle-Écosse.
La sénatrice R. Patterson : Rebecca Patterson, de l’Ontario.
La sénatrice Lankin : Frances Lankin, de l’Ontario. Je remplace la sénatrice Coyle, qui vous présente ses excuses; elle assiste aujourd’hui aux funérailles d’un membre de sa famille.
La sénatrice M. Deacon : Marty Deacon de l’Ontario. Bienvenue.
Le président : Merci, chers collègues. Je souhaite la bienvenue aux membres du comité, ainsi qu’à ceux qui nous regardent d’un peu partout au pays sur SenVu.
Chers collègues, nous nous réunissons aujourd’hui, conformément à notre ordre de référence général, pour discuter du dossier très important des femmes, de la paix et de la sécurité. Ce sera également notre sujet de discussion lors de la réunion de demain.
Pour en discuter, nous avons le plaisir d’accueillir, pour notre premier groupe de témoins, Mme Bénédicte Santoire, doctorante en études politiques à l’Université d’Ottawa, et Mme Stéfanie von Hlatky, professeure titulaire et détentrice de la Chaire de recherche du Canada sur le genre, la sécurité, et les forces armées, à l’Université Queen’s, à Kingston, en Ontario. Bienvenue et merci à toutes les deux de votre présence.
Avant d’entendre vos déclarations et de passer aux séries de questions, je demanderais aux membres du comité et aux témoins présents dans la salle d’éviter de se pencher trop près de leur microphone ou, s’ils le font, de retirer leur oreillette. Cela permettra d’éviter toute rétroaction acoustique qui pourrait nuire au personnel du comité et à d’autres personnes, dans la salle, qui écoutent l’interprétation à l’aide d’une oreillette.
Nous sommes maintenant prêts à entendre vos remarques préliminaires, qui seront suivies des questions des membres du comité. Nous commencerons par la professeure von Hlatky. La parole est à vous.
Stéfanie von Hlatky, professeure titulaire et détentrice de la Chaire de recherche du Canada sur le genre, la sécurité, et les forces armées, Université Queen’s, à titre personnel : Je vous remercie beaucoup de l’invitation.
Mes recherches portent principalement sur la politique de l’OTAN sur les femmes, la paix et la sécurité dans le contexte de l’Alliance. J’ai récemment publié un livre intitulé Deploying Feminism, qui examine la mise en œuvre de la politique sur les femmes, la paix et la sécurité dans le cadre des missions et des opérations. Mes remarques préliminaires d’aujourd’hui seront fondées sur cette recherche.
Le moment est propice à une discussion sur les femmes, la paix et la sécurité, non seulement parce que le Canada a une voix importante dans les discussions internationales à cet égard, mais aussi en raison de la mise à jour de la politique de l’OTAN sur les femmes, la paix et la sécurité, annoncée lors du dernier sommet de l’OTAN, à Vilnius.
En même temps, il est évident que la politique sur les femmes, la paix et la sécurité est également contestée, non seulement par les États membres dans le contexte de l’OTAN, mais dans le contexte mondial en général. Je pense que nous voudrons également reconnaître ce fait dans nos discussions et mettre l’accent sur les liens entre l’égalité des sexes et la sécurité, même si cela ne fait pas l’unanimité dans de nombreux contextes différents.
En outre, je pense qu’il est important de reconnaître que la guerre que mène la Russie en Ukraine a également entraîné une réévaluation de la politique de l’OTAN sur les femmes, la paix et la sécurité. Le recentrage sur la défense collective et la dissuasion a une incidence sur l’approche des États membres à l’égard de la politique sur les femmes, la paix et la sécurité.
Le programme Les femmes, la paix et la sécurité des Nations unies repose sur les quatre piliers suivants : la participation, la protection, la prévention, ainsi que le secours et le rétablissement, tandis que la politique de l’OTAN s’articule autour des principes d’intégration, d’inclusivité et d’intégrité. Si ces deux cadres stratégiques — celui de l’ONU et celui de l’OTAN — sont très compatibles, comme je l’ai déjà mentionné, le retour de l’OTAN à une mentalité de dissuasion, qui fait du déploiement de brigades sur le flanc oriental la priorité, a engendré des difficultés quant à la définition claire des objectifs du programme Les femmes, la paix et la sécurité.
La politique existante ne fournit pas beaucoup d’orientations. Cela fera donc partie des grandes questions prioritaires lors des consultations en vue d’une nouvelle politique sur les femmes, la paix et la sécurité dans le contexte de l’OTAN, attendue en 2024 lors du sommet de Washington.
En revanche, la politique sur les femmes, la paix et la sécurité est beaucoup plus précise quant aux liens de la politique avec les autres piliers fondamentaux de l’OTAN que sont la gestion de crise et la sécurité coopérative, et elle a été mise en œuvre dans le contexte des missions de l’OTAN en Afghanistan, en Irak et au Kosovo.
Les résultats de mes recherches — fondés sur des entrevues et des données collectées sur le terrain — soulignent que les considérations relatives aux femmes, à la paix et à la sécurité font partie intégrante de la planification et de l’exécution opérationnelles des missions lorsque les conseillers en genre et les centres de coordination des rapports entre les genres de l’OTAN participent pleinement, conformément à la structure relative au genre de l’OTAN; lorsque les civils sont représentés dans la structure de direction de la mission; lorsque les femmes sont représentées et participent, du côté de l’OTAN, pour reconnaître l’importance de la politique sur les femmes, la paix et la sécurité dans les pays d’accueil, avec une certaine crédibilité et légitimité.
Du point de vue de l’OTAN, la politique sur les femmes, la paix et la sécurité a été façonnée par les expériences opérationnelles de deux missions de longue date : la Force internationale d’assistance à la sécurité et la Mission Resolute Support en Afghanistan, en plus de la Force pour le Kosovo, ou KFOR.
Des efforts concrets ont été déployés dans le cadre de ces missions dirigées par l’OTAN pour accroître la représentation des femmes dans les forces de sécurité locales, mobiliser les femmes dans les communautés d’accueil et diversifier le public cible des activités de coopération civilo-militaire et des initiatives liées aux affaires publiques.
Il est juste de dire, dans une certaine mesure, que les politiques sur les femmes, la paix et la sécurité ont été mises en pratique. Elles ont été institutionnalisées, en grande partie grâce à la mobilisation de ressources et de personnel et aux orientations qui ont été émises — tant du côté civil que du côté militaire — pour appuyer ces efforts. Toutefois, lorsqu’on examine le thème des femmes, de la paix et de la sécurité, il convient de noter certaines lacunes importantes dont il faut tirer des leçons.
La première est la marginalisation des conseillers en genre et des centres de coordination des rapports entre les genres dans le cadre des missions, au sein des diverses missions, étant donné le manque d’information sur leurs rôles respectifs au sein des armées nationales. Je tiens également à souligner le manque de réactivité des États membres de l’OTAN pour ce qui est de l’augmentation de la représentation des femmes dans les missions et les opérations, malgré les objectifs stratégiques énoncés.
Je veux aussi souligner les conséquences involontaires des activités de mobilisation auprès des femmes, qui contribuent sans doute à l’amélioration du renseignement et de la connaissance de la situation pour la mission, mais sans nécessairement améliorer les conditions de sécurité pour les femmes à court ou à long terme. Les investissements en santé et en éducation ont permis d’obtenir des résultats plus importants.
En résumé, la mise en œuvre de la politique sur les femmes, la paix et la sécurité au sein de l’OTAN et dans d’autres contextes militarisés a principalement été axée sur la participation des femmes comme moyen d’améliorer l’efficacité opérationnelle plutôt que d’améliorer l’égalité des genres dans le but de favoriser l’édification de sociétés plus justes et plus pacifiques.
À titre d’exemple, les directives de l’OTAN sur les femmes, la paix et la sécurité établissent un lien étroit entre le genre et l’utilisation de la force, en ce sens où « l’intégration d’une perspective de genre contribue à la compréhension et à l’application de la puissance de combat... ». On traite du genre comme d’un levier, d’une capacité et d’un multiplicateur de force.
Cette optique va à l’encontre de l’objectif initial de la politique sur les femmes, la paix et la sécurité, qui consiste à répondre aux conflits d’une manière qui tient compte des effets différenciés sur certains groupes et certaines populations, sachant que le rôle des femmes, en particulier, a fondamentalement été marginalisé dans les interventions nationales et internationales aux conflits.
De leur côté, les hommes sont généralement surreprésentés lorsqu’on examine le nombre de décès au combat. C’est ce qu’on entend par « effets différenciés » dans le contexte de conflits.
Sur papier, la politique de l’OTAN reconnaît ce fait; on y affirme qu’il existe une forte corrélation entre l’égalité des sexes et la stabilité d’un pays. Dans la pratique, l’argument de l’efficacité opérationnelle tend à avoir préséance sur l’énoncé de la politique officielle, ainsi que sur l’instruction et les pratiques militaires.
C’est là-dessus que je termine ma déclaration préliminaire. Je serai ravie de répondre aux questions et d’échanger avec vous.
Le président : Merci beaucoup, madame von Hlatky.
Bénédicte Santoire, doctorante en études politiques, Faculté des sciences sociales, Université d’Ottawa, à titre personnel : Je vous remercie. Honorables sénatrices et sénateurs, je suis profondément honorée d’être devant vous aujourd’hui pour parler de l’importante question des femmes, de la paix et de la sécurité.
La semaine dernière, j’ai eu le privilège d’accompagner la délégation canadienne à l’ONU, à New York, comme représentante de la société civile du Réseau Femmes, paix et sécurité — Canada. Des personnes du monde entier se sont réunies pendant la Semaine des femmes, de la paix et de la sécurité, ou FPS pour célébrer la résolution emblématique 1325 du Conseil de sécurité des Nations unies qui a été adoptée en 2000, et pour y réfléchir.
Aujourd’hui — 23 ans plus tard — le programme Les femmes, la paix et la sécurité constitue le cadre normatif le plus complet dont nous disposons pour traiter des effets différenciés et disproportionnés des conflits armés sur les femmes et les filles, mais aussi la nécessité d’une participation importante des femmes et des filles à chaque étape des décisions prises à l’échelle internationale sur les questions liées à la paix et la sécurité.
Ce programme n’est toutefois pas une solution magique aux crises les plus profondes auxquelles nous sommes actuellement confrontés. S’il y a un message clair à retenir de cette semaine des femmes, de la paix et de la sécurité, c’est que 23 ans après l’adoption de cette résolution, il reste non seulement beaucoup à faire en vue de sa mise en œuvre complète, mais on observe également d’alarmants reculs des droits des femmes dans le monde entier. Conflits armés, menaces nucléaires, augmentation des dépenses militaires, prolifération des armes, changements climatiques irréversibles, montée de l’autoritarisme et des mouvements d’extrême droite sont autant de phénomènes qui, en apparence, semblent neutres sur le plan du genre, mais qui ont en réalité des répercussions très distinctes et spécifiques sur les femmes, leurs proches, leur subsistance, leur liberté de circulation et même leurs droits à disposer de leur propre corps.
Aujourd’hui, je suis profondément affligée par le sort des femmes d’Haïti, du Soudan et de la République démocratique du Congo qui sont victimes d’atroces violences sexuelles commises par différents groupes armés, des femmes d’Afghanistan dont les droits fondamentaux sont bafoués par le régime taliban, et des femmes de Palestine qui, en plus de subir l’occupation depuis des décennies, doivent essayer, encore une fois, de survivre à la violence brutale et génocidaire d’Israël dans une prison à ciel ouvert. Cela inclut les femmes enceintes qui doivent donner naissance sous les bombes, sans électricité ni accès à l’eau potable.
Je tiens à attirer votre attention sur deux cas que je connais mieux en raison du travail que j’ai fait sur le terrain en Europe de l’Est et dans le Caucase du Sud, soit l’Ukraine et l’Arménie. Comme vous le savez, la guerre en Ukraine n’a pas commencé en 2022, mais l’invasion à grande échelle a aggravé la situation. Depuis 2014, si ce sont surtout des hommes qui sont morts sur la ligne de front, les populations vulnérables de partout en Ukraine — femmes, enfants, personnes déplacées à l’intérieur du pays, personnes âgées, communautés roms, communautés LGBTQ+ et personnes handicapées — ont également payé le lourd tribut de la guerre. Les Ukrainiens qui vivent dans des territoires illégalement occupés par la Russie ou à proximité de zones de conflit fortement touchées se heurtent à de nombreuses difficultés, notamment la pauvreté, la destruction des infrastructures et les incidents liés aux mines terrestres, sans compter le manque de services sociaux, de biens essentiels, de moyens de transport et de soins de santé primaires.
Dans la dernière année, on a découvert des fosses communes, faisant état de l’existence d’indicibles atrocités commises par des soldats russes contre des civils, y compris le viol comme arme de guerre et d’autres formes de torture sexuelle.
La grande majorité des Ukrainiennes et Ukrainiens qui ont fui le pays sont des femmes et des enfants. Les recherches révèlent que ces personnes ont un risque extrême d’être victimes de la traite de personnes, du travail du sexe de survivance et de violence fondée sur le genre.
Malheureusement, les Arméniens ne reçoivent pas le même niveau d’attention sur la scène mondiale. Le mois dernier, à la suite de la dissolution totale de la République d’Artsakh, également appelée le Haut-Karabakh — une enclave habitée par des Arméniens de souche connue comme l’Azerbaïdjan par la communauté internationale —, toute la population a été déplacée de force et poussée hors de ses terres ancestrales par refus de vivre sous le régime brutal de l’Azerbaïdjan. Selon plusieurs experts juridiques, cela équivaut à un nettoyage ethnique.
Avant cet exode, la population du Haut-Karabakh a subi durant neuf mois un blocus la privant d’un accès aux biens de première nécessité comme la nourriture, le carburant, les moyens de transport et les médicaments, ce qui a entraîné une catastrophe humanitaire.
Comme nous le savons tous trop bien, d’après d’autres conflits dans le monde, les femmes arméniennes du Karabakh qui fuient leur foyer subissent beaucoup plus de violence fondée sur le genre et ont peu de moyens de se protéger. Les femmes déplacées doivent s’occuper d’elles-mêmes et de leurs proches. Elles ont un accès limité à des trousses d’hygiène, aux produits d’hygiène féminine, aux moyens de contraception et aux fournitures d’urgence pour femmes enceintes. Cet afflux massif de réfugiés a des répercussions importantes sur l’Arménie, un pays isolé géopolitiquement et aux ressources et infrastructures limitées. L’Arménie se remettait encore des pertes massives, du traumatisme collectif et des conséquences de la deuxième guerre du Haut-Karabakh, en 2020.
On a également documenté plusieurs cas de violence contre des soldates, dont, malheureusement, le tristement célèbre cas d’Anush Apetyan, qui a été torturée, violée et démembrée par les forces azerbaïdjanaises en 2022. Je dresse aujourd’hui un sombre portrait du monde, mais les femmes, dans toute leur diversité — bien qu’elles subissent un fardeau disproportionné des conflits —, ne sont pas seulement des victimes : leurs voix, leurs expériences et leur expertise doivent être entendues et reconnues.
Malheureusement, partout dans le monde, les femmes demeurent exclues de la vaste majorité des processus de paix. Le Canada doit appuyer les initiatives qui garantissent la sécurité, la dignité et l’autonomie économique des femmes en militant sans relâche dans les cadres multilatéraux et en mobilisant des ressources. Toutefois, il ne faut pas oublier que le Canada ne vit pas en vase clos et n’est pas déconnecté de tout cela. Je pense notamment à l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, dont la pleine mise en œuvre complète se fait attendre. Je pense que le Canada peut jouer un rôle majeur dans la promotion du programme Les femmes, la paix et la sécurité, tant sur la scène mondiale qu’au pays.
Merci, honorables sénatrices et sénateurs.
Le président : Merci, madame Santoire, de votre témoignage.
Chers collègues, comme d’habitude, nous passons aux séries de questions. Je vous encourage à manifester votre intérêt. Si je ne me trompe pas, je n’ai que trois noms sur la liste des intervenants jusqu’à maintenant, alors ne vous gênez pas.
Je tiens à informer les membres du comité qu’ils auront, comme d’habitude, quatre minutes tout au plus pour ce premier tour, question et réponse comprises. Comme toujours, je vous suggère de poser des questions concises, ce qui incitera également nos témoins à donner des réponses concises, du moins je l’espère.
La sénatrice M. Deacon : Je vous remercie de votre présence. J’ai apprécié vos deux présentations aujourd’hui, dans le contexte d’aujourd’hui.
Pour commencer, je vais poser une question à Mme Santoire. Elle porte sur un article de recherche que vous avez publié au sujet de l’espace postsoviétique, intitulé « Neither the Global North nor the Global South: locating the post-Soviet space in/out of the Women, Peace and Security agenda ».
J’espère rendre justice à votre thèse, dans laquelle vous laissez entendre que ces régions mettent au jour une lacune de notre façon de penser, puisqu’elles ne font partie ni des pays du Nord ni des pays du Sud. J’espère que vous pourrez en dire plus à ce sujet, en commentant peut-être, en particulier, la façon dont cela influence notre réflexion sur la question des femmes, de la paix et de la sécurité dans des endroits comme l’Ukraine et le Haut-Karabakh.
Mme Santoire : Je vous remercie énormément de votre question et de votre intérêt pour ma recherche. Il est extrêmement difficile de répondre à cette question, car la recherche se poursuit. Il s’agit effectivement du sujet de ma thèse, et je dirais que c’en est le point de départ empirique et théorique.
Après avoir beaucoup voyagé et travaillé dans cette région, j’ai remarqué des lacunes dans les recherches sur le cadre sur les femmes, la paix et la sécurité — non seulement sur la résolution, mais aussi dans le discours politique sur le sujet. En effet, les recherches et les efforts de mobilisation s’organisent par rapport à l’hémisphère Nord et l’hémisphère Sud.
L’hémisphère Nord est habituellement perçu comme l’enseignant ou le prestataire d’expertise sur les femmes, la paix et la sécurité à l’égard de l’hémisphère Sud, qui — on pourrait le dire ainsi — est le bénéficiaire de ressources liées aux politiques et au financement entourant les femmes, la paix et la sécurité.
Cet état des faits est très évident dans les plans d’action nationaux des pays de l’hémisphère Nord. Un plan d’action national est l’outil principal pour mettre en œuvre les programmes entourant les femmes, la paix et la sécurité. Les plans d’action nationaux dans l’hémisphère Nord sont habituellement axés sur les politiques étrangères du pays, alors que les plans d’action nationaux dans l’hémisphère Sud portent sur les politiques intérieures du pays en question.
Il en découle principalement de nombreuses lacunes dans la région sur la compréhension, l’étude et la mise en œuvre des programmes touchant les femmes, la paix et la sécurité. Permettez-moi de vous donner un exemple.
Les politiques sur les femmes, la paix et la sécurité ont surtout été élaborées pour les périodes de conflits et postérieures aux conflits. Ce que nous ne comprenons pas, et ce qui n’a toujours pas été exploré — et c’est ce que je souhaite étudier dans ma thèse — est le sujet des politiques sur les femmes, la paix et la sécurité. Nous en savons également très peu sur l’application de ces politiques pendant les longs conflits ainsi que dans le contexte de l’impérialisme et du colonialisme russe.
Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question, mais je dirais qu’il s’agit là de la plus grande lacune quant à la génération de savoir, mais aussi quant au fonctionnement du cadre dans ces contextes.
La sénatrice M. Deacon : Merci. Je vous souhaite bonne chance dans la poursuite de votre recherche.
Le sénateur Ravalia : Je vous remercie énormément pour vos témoignages percutants. Ma question s’adresse à Mme von Hlatky.
Dans vos recherches approfondies, avez-vous relevé des tendances ou des défis émergents entourant les femmes, la paix et la sécurité qui pourraient occuper l’OTAN à l’avenir, et qui pourraient stimuler des changements plus positifs à l’échelle mondiale?
Mme von Hlatky : Merci, sénateur Ravalia. C’est une excellente question.
Je crois qu’un des défis — vous parliez de tendances, et je crois que ce défi se manifeste dans près de toutes les organisations nationales ou internationales, comme l’OTAN, l’ONU, l’Union européenne, l’Union africaine, ou d’autres organisations régionales — est la sous-représentation des femmes, tant du côté civil que militaire. C’est même un défi pour les organisations qui se sont explicitement donné l’objectif d’accroître la participation des femmes dans leurs structures et leurs activités.
Du côté de l’OTAN en particulier — et au sujet des objectifs que l’organisation s’est donnés avec l’appui de ses États membres —, je crois qu’un élément qui laisse à désirer est justement la diversité et la participation accrue des femmes. L’OTAN manque effectivement de crédibilité puisque ses représentants sont presque tous des hommes et que ce sont eux qui abordent les questions entourant les femmes, la paix et la sécurité dans le cadre des efforts diplomatiques ainsi qu’avec les interlocuteurs dans les pays où l’organisation a des missions.
Pour veiller à la légitimité et la crédibilité d’une organisation comme l’OTAN, ses représentants doivent réfléchir aux mécanismes qui leur permettraient vraiment de respecter leurs engagements d’accroître la participation des femmes. Je crois qu’il est aussi juste de reconnaître que, du côté du personnel international de l’OTAN — qui compose son administration civile —, l’organisation a plus de contrôle pour ses propres embauches.
Par contre, du côté du personnel déployé — civil ou militaire — pour les missions, chaque État membre détermine ses propres contributions. Sur ce plan, l’OTAN pourrait faire preuve d’un leadership accru en fixant des objectifs essentiels à la réussite des missions. Les femmes ainsi que le personnel civil seraient ainsi mieux représentés dans les missions et les activités de l’OTAN.
C’est une faiblesse qui existe au sein de l’OTAN et d’autres organisations. L’OTAN, grâce à ses conférences de quatrième génération, à ses propres mécanismes et à sa structure de commandement intégrée, pourrait peut-être davantage imposer une orientation aux États membres pour accroître la représentation et la participation des femmes.
Le président : Sénatrice Patterson, je vois que vous avez deux questions. Est-ce parce que vous devrez vous absenter pendant quelques instants?
La sénatrice R. Patterson : Je pourrai poser ma deuxième question pendant la deuxième série de questions.
Ma première question s’adresse à Mme von Hlatky.
Pour revenir à ce que vous alliez dire, nous savons sans l’ombre d’un doute que nous devons d’abord regarder la situation chez nous pour les questions liées aux femmes, à la paix et à la sécurité. Si le Canada tentait de projeter les valeurs canadiennes à l’étranger sans d’abord bien faire les choses ici, il serait assez hypocrite de dire aux autres pays quoi faire. C’est néanmoins souvent l’approche de l’Occident.
Dans ce contexte, si on pense aux femmes qui servent dans toutes les forces de défense et de sécurité — n’oublions pas, en effet, que nous déployons aussi des forces policières —, que pouvons-nous faire de mieux pour les préparer? Quel est notre bilan, selon vous?
Dans un deuxième temps, je vais m’intéresser précisément à l’OTAN. J’ai travaillé du côté militaire et du côté civil de l’OTAN et j’ai observé — du côté civil — que les deux volets ne se rencontrent pas et qu’un fossé les sépare. Du côté civil, on cherche les éléments liés aux femmes, à la paix et à la sécurité dans les politiques, mais les efforts ne gagnent pas le côté militaire.
Que peut faire le Canada au sein de l’OTAN pour favoriser un partage d’information qui permettrait aux législateurs d’étudier également les concepts liés aux femmes, à la paix et à la sécurité? Merci.
Mme von Hlatky : Merci beaucoup, sénatrice Patterson. Commençons par les éléments que nous pouvons améliorer ici.
Je répondrai en deux temps. Tout d’abord, bien que je comprenne que nous voulions nous améliorer au Canada — ce qui pourrait nous faire hésiter à planifier des activités à l’étranger —, je ne crois tout de même pas qu’il soit sage d’attendre que nos actions soient parfaites ici avant d’intervenir sur la scène internationale pour appuyer les activités de l’OTAN dans ses opérations. Cela dit, le processus en cours pour changer la culture pourrait servir de précieuses leçons pour les États membres. Nous en sommes à une étape cruciale d’apprentissage et l’organisation qu’est l’OTAN transmet en quelque sorte ses enseignements à ses 31 États membres. Je dirai en toute transparence que les Forces armées canadiennes, ou FAC — si on s’intéresse aux Forces armées canadiennes pour l’instant —, pourraient aider la communauté militaire en transmettant à d’autres organisations militaires leurs expériences sur certaines de leurs difficultés. Ainsi, on pourrait espérer aplanir les obstacles qui empêchent les conversations très difficiles sur la culture militaire.
Étant donné son cheminement pour changer sa culture militaire, le Canada peut influencer les discussions multinationales plus larges. L’approche qu’adoptent les FAC — qui s’appuie vraiment sur le rapport Arbour — favorise une analyse exhaustive de la culture en étudiant le recrutement jusqu’à l’entraînement, en passant par les façons de récompenser et de promouvoir les membres ainsi que leur entraînement pour les missions et les opérations.
Cette approche revue et améliorée peut servir plus généralement à inculquer des pratiques exemplaires à d’autres États membres.
Je rejette quelque peu l’idée voulant que les valeurs occidentales soient imposées aux autres pays. Quand je pense notamment à la mission de l’OTAN en Irak et aux efforts déployés pour appuyer le programme entourant les femmes, la paix et la sécurité, je constate que ces efforts ont été faits en collaboration avec les interlocuteurs irakiens ainsi qu’en appui et en réaction au plan d’action national irakien. Les efforts visaient assez intentionnellement à appuyer le plan d’action national plutôt que, disons, à projeter en bloc la vision qu’a l’OTAN sur les femmes, la paix et la sécurité.
Ces échanges et conversations entre l’OTAN et les interlocuteurs irakiens sont très importants et constituent un exemple à répéter pour éviter que le modèle de l’OTAN soit exporté dans un autre contexte.
Le président : Je crains de devoir vous interrompre puisque vous avez dépassé le temps alloué pour cet échange.
Mme von Hlatky : Je suis navrée.
Le président : Ne vous en faites pas. Nous pourrons reprendre la discussion à ce sujet.
[Français]
La sénatrice Gerba : Ma question s’adresse à Mme Santoire. Vous avez dressé un portrait assez sombre de la situation et des graves conséquences pour les femmes et les filles dans les zones de conflits. Comme vous l’avez souvent mentionné, les violences sexistes sont utilisées comme arme de guerre, surtout dans les pays du Sud, notamment dans les pays africains, comme vous l’avez mentionné. De manière générale, pensez-vous que le cadre canadien de lutte contre ce phénomène est d’actualité? Est-ce un cadre qui permet de lutter contre ce phénomène?
Mme Santoire : Je ne suis pas certaine de comprendre ce que vous voulez dire par « cadre »; faites-vous référence au Plan d’action national du Canada pour les femmes, la paix et la sécurité?
La sénatrice Gerba : De quelle façon le plan d’action canadien permet-il de lutter contre ce phénomène?
Mme Santoire : C’est vraiment une grande question. Je ne suis pas spécialiste du viol comme arme de guerre.
Le Canada fait beaucoup de choses à cet égard. Le Canada est vraiment impliqué dans les espaces multilatéraux comme l’ONU, par exemple, et dans les forums. Le Canada est notamment à la tête du Groupe des amis des femmes, de la paix et de la sécurité. C’est pour cette raison que j’ai mentionné ceci dans mon discours : une des choses que le Canada peut faire — qu’il doit aussi continuer de faire et qu’il fait depuis 23 ans, soit depuis l’adoption de la Résolution 1325 —, c’est vraiment d’être un porte-voix dans les espaces multilatéraux comme le Conseil de sécurité.
On voit, depuis les dernières années, des réactions hostiles et antiféministes très importantes et une régression fort alarmante dans le langage qu’on utilise dans ces espaces. C’est arrivé à plusieurs reprises au cours des dernières années : la Russie, par exemple, a proposé des résolutions au Conseil de sécurité, qui, si elles avaient été acceptées, auraient sérieusement dilué le langage dans les résolutions associées aux femmes, à la paix et à la sécurité. Je songe notamment à des résolutions en matière de droits et d’accès aux services reproductifs et sexuels, par exemple, ou à la seule mention du genre. Plusieurs pays pensent que l’on ne devrait même pas utiliser le mot « genre » et que c’est une importation de l’Occident.
Malheureusement, j’ai une vision un peu sceptique de tout cela. Je pense que non seulement il faut travailler à la pleine mise en œuvre du programme Femmes, paix et sécurité, mais là où nous en sommes actuellement, il faut aussi travailler à protéger ce que l’on a déjà, parce que ce qui se passe dans le monde entier est vraiment alarmant en raison des alliances antiféministes au sein de ces espaces multilatéraux. Je crois que le Canada peut être une force à cet égard.
Le président : Merci beaucoup. Votre temps de parole est écoulé. Nous passons à la deuxième ronde de questions.
[Traduction]
La sénatrice Lankin : Je suis ravie de pouvoir poser quelques questions.
Je vais commencer par Mme Santoire. Vous avez fait référence à la situation en Israël et à Gaza, un conflit tragique qui se poursuit. Je ne veux pas aborder le climat politique et l’histoire de ces communautés. Je veux parler des événements actuels et du rôle du Canada par rapport à la résolution sur les femmes, la paix et la sécurité, ainsi que de notre engagement en ce sens.
J’aimerais d’abord vous demander si vous avez vu des signes, dans les déclarations du Canada, démontrant que les principes de la résolution sur les femmes, la paix et la sécurité ont influencé l’analyse du Canada de cette région. En particulier, dans notre contexte national et législatif, où on se sert d’analyses comparatives entre les sexes Plus — qu’il nous faut longtemps attendre pendant les études de projets de loi —, je me demande quelle influence ces outils peuvent avoir puisque nous les réclamons depuis des années. Pouvez-vous commenter la question et tout élément que vous avez observé sur le conflit actuel entre Israël et le Hamas?
Mme Santoire : Il s’agit ici encore d’une question très vaste, mais je vous remercie de votre intérêt, sénatrice Lankin.
Malheureusement, étant donné l’institutionnalisation du cadre sur les femmes, la paix et la sécurité au fil des années, je crois qu’il est inadéquat pour remédier à de tels problèmes structurels et atrocités. Je le répète : je suis très sceptique. Je suis désolée, mais ma présence au Conseil de sécurité la semaine dernière m’a permis de voir toute notre impuissance et notre incapacité à nommer l’agresseur.
Je crains de ne pouvoir commenter plus longuement la question parce que je ne suis pas experte sur la situation entre Israël et la Palestine, ou sur les actions du Canada à cet égard.
La sénatrice Lankin : Je vous remercie d’avoir essayé de répondre à ma question. Je vous l’ai posée parce que vous avez justement fait référence à la situation de façon négative.
Ai-je raison d’affirmer que l’engagement du Canada sur cette politique est maintenant échu? Savez-vous où en sont les choses? Savez-vous quand l’engagement devrait être renouvelé?
Mme Santoire : Oui, bien sûr. Le Canada travaille sur son troisième plan d’action national sur les femmes, la paix et la sécurité. Nous l’attendons toujours. Nous travaillons fort et faisons beaucoup de militantisme de notre côté. Le Réseau Femmes, paix et sécurité — Canada réunit diverses organisations de la société civile au pays. Nous assurons un suivi des initiatives sur ces enjeux et travaillons de concert avec ce réseau. Nous établissons des partenariats avec divers ministères, mais surtout avec Affaires mondiales Canada et le cabinet de notre ambassadrice pour les femmes, la paix et la sécurité, Jacqueline O’Neill. Nous faisons beaucoup de militantisme et échangeons beaucoup avec eux.
Nous venons de publier un rapport sur la manière d’appliquer le cadre « Femmes, paix et sécurité » au Canada dans une optique nationale — en abordant des questions telles que la culture militaire, la violence à l’égard des femmes musulmanes et des communautés LGBTQ+ et la violence des gangs armés — et nous veillerons à ce que le Canada applique également une optique nationale à son prochain plan d’action national.
Le président : Merci beaucoup.
Le sénateur MacDonald : J’ai lu votre déclaration, madame Santoire. Vous dites que votre cœur pleure pour les femmes d’Haïti, du Soudan, de la République démocratique du Congo, de l’Afghanistan et de la Palestine. Je pense que nous partageons tous ces sentiments. Cependant, je ne peux m’empêcher de remarquer que vous n’avez pas mentionné l’attaque du Hamas survenue le 7 octobre en Israël, lors de laquelle des centaines de filles et de jeunes femmes ont été violées et assassinées.
Je suis simplement curieux. Pourquoi ne l’avez-vous pas mentionnée dans vos remarques liminaires?
Mme Santoire : Je suis bien sûr consciente que le Hamas perpètre de la violence sexospécifique envers des citoyens israéliens, surtout des femmes et des jeunes filles. Il est question de viols et d’autres formes de violence et de torture sexuelles. J’ai choisi de me concentrer sur la violence perpétrée par les Israéliens, car je crois que nous devons tenir compte du contexte de cette violence. Il faut comprendre que cette violence est une conséquence de l’occupation qui perdure depuis des décennies.
Le sénateur MacDonald : Il s’agit d’une déclaration politique très forte.
Je ne vous ai pas demandé pourquoi vous l’avez fait. Je vous demande pourquoi vous avez écrit ce que vous avez écrit. Je vous demande pourquoi vous n’avez démontré aucune empathie envers ces jeunes femmes et ces personnes innocentes qui ont été violées, assassinées et massacrées lors de l’attaque du Hamas le 7 octobre. Pourquoi évitez-vous le sujet?
Mme Santoire : Merci, sénateur MacDonald. J’ai bien sûr de l’empathie pour ces personnes. Je condamne toute violence envers les civils, des deux côtés. Aucun civil ne devrait être victime d’une telle violence, peu importe l’agresseur.
Cela dit, j’ai choisi de me concentrer sur la violence perpétrée par les Israéliens, parce que j’estime que le rapport de force est complètement inégal. La violence commise à l’encontre de citoyens israéliens s’inscrit dans un contexte. On doit comprendre qu’elle découle de l’occupation israélienne continue de la Palestine.
Le sénateur MacDonald : Vous tentez de la rationaliser.
Mme Santoire : Non.
Le sénateur MacDonald : C’est ce que vous semblez vouloir faire.
Mme Santoire : Eh bien, je ne sais pas quoi vous dire.
Le sénateur MacDonald : Je trouve que nos universités sont remplies d’antisémitisme, et que vous en êtes un exemple.
Mme Santoire : Je ne suis pas de votre avis.
Le sénateur MacDonald : [Difficultés techniques]
Le président : D’accord.
La sénatrice Lankin : Je ne veux pas être une fautrice de troubles, monsieur le président — c’est la première fois que je siège à ce comité —, surtout envers mon ami le sénateur MacDonald.
Cela dit, je trouve inacceptable qu’on critique un témoin ainsi et qu’on présume de son opinion, surtout dans ce contexte où nous traitons d’enjeux sexospécifiques. Je trouve cela inacceptable qu’un homme se comporte ainsi envers une jeune étudiante qui fait son doctorat sur le sujet. J’ai peut-être manqué cette déclaration, mais je n’approuve pas ce comportement autour de la table.
Le président : Il vous reste encore environ 40 secondes si vous voulez ajouter quelque chose, sénateur MacDonald.
Le sénateur MacDonald : Je n’ai rien à dire.
Le président : D’accord. Merci beaucoup, c’est noté.
Nous allons maintenant passer au deuxième tour de questions, mais j’aimerais d’abord poser une question à Mme von Hlatky.
Le Canada dispose depuis plusieurs années d’une ambassadrice pour les femmes, la paix et la sécurité. Nous la recevons demain. J’ai une question pour vous, que je lui poserai également. Le Canada cherche à établir sa position. Avec tout le travail que vous avez accompli — et je suis certain que vous avez aussi votre réseau international — sauriez-vous relever des pratiques exemplaires d’autres pays et gouvernements dont le Canada pourrait s’inspirer? Les pays européens et nordiques habituels me viennent à l’esprit, mais y en a-t-il d’autres? Y a-t-il des choses que l’on pourrait inclure dans un inventaire de pratiques exemplaires à l’avenir?
Mme von Hlatky : Je vous remercie de cette question, monsieur le président. Je dirais que l’Union européenne est un bon modèle de mobilisation de la société civile. Cet enjeu pose problème dans le cadre d’initiatives pour les femmes, la paix et la sécurité. C’est l’une des leçons tirées du dernier plan d’action national canadien que l’on pourrait intégrer dans celui en cours de finalisation. Il faut donner plus de place à la mobilisation de la société civile. Certes, il est essentiel d’avoir une approche pangouvernementale pour réussir à mettre en œuvre les engagements sur les femmes, la paix et la sécurité, mais cette approche n’est pas parfaite. Il est difficile de trouver le bon mécanisme pour encourager une mobilisation considérable de la société civile, mais je crois que l’on pourrait tirer quelques leçons intéressantes de l’Union européenne à propos de l’élaboration de politiques dans un contexte multinational.
En revanche, je crois que l’OTAN a connu plus de défis à cet égard. C’est peut-être là que la voix du Canada est nécessaire, tout comme celle d’autres États membres nordiques qui se sont davantage mobilisés à cet égard. Je pense notamment à ceux qui ont adopté des politiques étrangères féministes officielles. L’OTAN dispose d’un groupe consultatif composé de membres de la société civile, mais j’ai cru comprendre que les consultations avec ce groupe ont été interrompues.
Il faut vraiment mobiliser davantage la société civile, tant au niveau de l’administration centrale que lors d’activités, que ce soit au Canada ou dans le contexte de l’OTAN. Nous pouvons nous inspirer d’autres États membres de l’OTAN et d’autres organisations internationales et régionales à cet égard.
Le président : Vos collègues professionnels dans ces pays sont-ils du même avis?
Mme von Hlatky : De manière générale, il existe un consensus assez fort dans le milieu universitaire, à tout le moins dans le domaine de la littérature féministe. On s’entend pour dire que la mobilisation de la société civile laisse à désirer. C’est une piste certaine pour améliorer les initiatives, qui pourraient répondre davantage aux besoins des divers sous-groupes auprès desquels le Canada choisit de se mobiliser dans le cadre de ses programmes à l’international.
Le président : Merci beaucoup.
La sénatrice M. Deacon : J’ai une question pour Mme von Hlatky. À nouveau, je cherche à développer un point que vous avez soulevé dans vos remarques liminaires.
J’ai eu l’impression — corrigez-moi si je me trompe — que vous disiez que les enjeux liés aux femmes, à la paix et à la sécurité pourraient être relégués au second plan si l’OTAN répondait à l’agression russe en envoyant des soldats sur le terrain et en axant ses dépenses sur la défense. On se concentrerait sur les menaces à la sécurité plus traditionnelles avec une telle approche. Mon hypothèse est-elle juste? Si oui, quelles mesures le Canada devrait-il prendre au sein de l’alliance pour veiller à ce que les acquis ne se perdent pas?
Nous avons déjà abordé le sujet dans d’autres questions, mais je veux m’assurer de bien comprendre.
Mme von Hlatky : Plongeons dans le vif du sujet. Je me suis appuyée sur le fait que l’OTAN a mis en œuvre l’initiative Femmes, paix et sécurité principalement à travers le prisme de la gestion des crises et de la sécurité coopérative, qui sont deux de ses piliers. Elle a de l’expérience dans ce domaine, mais elle n’est pas aussi habituée à inclure ces éléments dans les initiatives de dissuasion et de défense collective.
Ce n’est pas facile, parce que les orientations politiques sont plutôt vagues et peu claires dans les documents politiques officiels. Espérons que la prochaine itération apportera des précisions.
Nous avons ici l’occasion de réfléchir à la dissuasion et à la défense collective, non seulement en matière d’effectifs et de chars sur le flanc est, mais aussi en matière de résilience sociétale. C’est la clé de l’équation de la dissuasion. Il faut que les sociétés s’impliquent, surtout pour faire face au spectre complet des menaces auxquelles l’OTAN est exposée. On ne peut pas avoir une résilience sociétale en excluant 50 % de la population.
Le sénateur Ravalia : J’aimerais poser une question de suivi à Mme von Hlatky.
Vous avez mené des recherches et établi une certaine collégialité avec d’autres membres de la communauté de l’OTAN. Cela vous permet-il d’expliquer comment l’analyse comparative entre les sexes peut contribuer à améliorer l’efficacité opérationnelle des forces armées et, éventuellement, à renforcer la sécurité? Auriez-vous des exemples à nous donner dont nous pourrions nous inspirer?
Mme von Hlatky : Merci beaucoup. L’OTAN a une vision étroite; elle se concentre sur l’efficacité opérationnelle, ce qui mène à quelques angles morts. Il était essentiel de présenter les enjeux liés aux femmes, à la paix et à la sécurité aux militaires en les reliant immédiatement à la mission et à sa réussite. Cela dit, en nous concentrant sur l’efficacité militaire, nous perdons l’occasion de réfléchir à la sécurité à plus long terme.
Bien sûr, on aura toujours tendance à ne penser qu’aux six prochains mois dans l’armée, puisque c’est la durée d’un déploiement, d’une rotation. Or, si on ne conçoit pas les opérations en pensant au long terme et à la façon dont l’égalité des sexes et les améliorations en la matière peuvent mener à la sécurité et à la stabilité à long terme, la mission finira par échouer et il faudra se retirer après de très lourdes pertes. C’est malheureusement ce qui s’est produit lors des dernières missions.
J’invite le Canada, l’OTAN et les intervenants militaires — qui sont souvent les premiers à intervenir dans des environnements très instables — à envisager l’ACS Plus dans une perspective à plus long terme. C’est ce que l’ACS Plus et l’accent mis sur l’égalité des sexes peuvent apporter.
Le sénateur Ravalia : J’aimerais creuser un peu plus le sujet. Lorsque vous menez cette analyse, examinez-vous l’évolution démographique en Europe? Y a-t-il une représentation des minorités, des membres des communautés LGBTQ2S+ et de la mobilisation autochtone? Je fais référence aux femmes issues de ces diverses communautés. Montent-elles en grade au sein de l’armée?
Mme von Hlatky : Parlez-vous des États membres de l’OTAN?
Le sénateur Ravalia : Oui.
Mme von Hlatky : Il y a certainement une certaine évolution de la représentation des femmes et d’autres groupes sous-représentés dans les États membres de l’OTAN. C’est d’ailleurs le cas au Canada, mais elle est probablement trop lente compte tenu de la nature ambitieuse des objectifs. Bien sûr, la collecte de données diffère d’un État membre à l’autre, y compris pour le personnel déployé dans le cadre d’opérations.
Cela dit, il est important de soulever ces questions dans le contexte de l’OTAN. Le Canada doit faire preuve d’audace et soulever cet enjeu auprès des autres États membres, car si l’OTAN a adopté une stratégie de diversité, suit ces chiffres et prête attention à son personnel issu de la communauté LGBTQ, ce n’est pas le cas de tous les États membres, et le Canada peut faire preuve d’audace en soulevant cet enjeu.
La sénatrice R. Patterson : Je vous remercie de cette réponse. Je suis du même avis. Je change de sujet. J’aimerais maintenant me concentrer sur les Nations unies et le rôle que le Canada y joue.
Je poursuis sur cette lancée. Il y a la résolution « Femmes, paix et sécurité », mais, pour que ce soit clair, il y en a d’autres qui y sont liées, dont une sur la violence sexospécifique et les enfants-soldats.
Le Canada participe à l’Initiative Elsie pour les femmes dans les opérations de paix, et je sais que vous en assurez un suivi. Il s’agit d’une approche particulière visant à intégrer les femmes, la paix et la sécurité dans les nations souhaitant participer à cette initiative.
Pourriez-vous nous en dire plus sur l’Initiative Elsie et sur le rôle du Canada à cet égard? Pensez-vous que nous devrions continuer à suivre ce modèle?
Mme von Hlatky : Merci. Je m’intéresse beaucoup à l’Initiative Elsie, parce que le Canada a fait preuve d’audace en lançant un projet pilote et des initiatives où il n’avait pas encore toutes les réponses.
En ce qui concerne l’initiative Elsie, c’est un bon modèle à suivre. Il consiste à présenter une idée grande et ambitieuse, puis à inviter un grand nombre d’intervenants différents à la table pour déterminer la portée de l’initiative.
J’ai quelques réserves quant à l’octroi d’incitatifs financiers pour atteindre certains objectifs en matière de représentation des femmes dans le contexte des Nations unies, mais, outre cela, l’Initiative Elsie a permis de signaler le leadership du Canada et l’importance de la participation des femmes par le biais de canaux diplomatiques. Elle permet de maintenir cette importance et d’offrir une certaine visibilité. Nous avons l’occasion de soulever cet enjeu dans divers cercles diplomatiques et d’obtenir l’adhésion d’autres États membres.
Il faut partir à la recherche de voix traditionnellement sous-représentées dans ces discussions dès le départ. C’est le modèle à reproduire. J’ai déjà écrit sur l’Initiative Elsie, alors je délaisserai mes avertissements et mes réserves pour le moment. Je dirai simplement qu’il conviendrait assurément de reproduire le modèle consultatif qui a émergé parallèlement à l’Initiative Elsie. Nous n’avons pas besoin d’une solution parfaite avant de lancer une initiative bien financée pour promouvoir la participation des femmes aux Nations unies et ailleurs.
Le président : Merci beaucoup.
[Français]
La sénatrice Gerba : Je vais aller très rapidement. Je vais revenir sur la représentation. Le secrétaire général des Nations unies a indiqué récemment que la participation des femmes contribue à l’instauration d’une paix durable. Pourtant, le pourcentage de médiatrices est peu élevé, même s’il a été prouvé que les accords de paix facilités ou négociés par les femmes durent plus longtemps.
J’aurais deux questions rapides. Pourquoi observe-t-on un tel paradoxe? Ma deuxième question pour vous deux est la suivante : que pourrait-on faire pour favoriser la participation des femmes dans les négociations de paix?
Mme Santoire : Vous avez raison. Vous avez noté un paradoxe qui est vraiment frustrant et qu’on voit perdurer à travers le temps. La recherche est très claire. On a constaté que, quand il y a des femmes signataires, médiatrices ou négociatrices, quand il y a des femmes assises aux tables de négociations, les accords de paix ont plus de chance de durer dans le temps.
Votre question est large, mais je peux fournir quelques pistes de réflexion sur la raison pour laquelle on continue de voir ce paradoxe. Premièrement, les espaces diplomatiques sont traditionnellement dominés par les hommes. On remarque aussi que, parfois, il y a une diversité de femmes qui sont présentes du point de vue numérique; elles sont présentes, mais leur voix n’est pas prise en compte au même titre que celle des hommes. Il y a aussi quelque chose qu’on appelle la « diplomatie de corridor », où il y a des décisions informelles qui se prennent en dehors de la table de négociations et auxquelles ces femmes n’ont pas accès.
On remarque effectivement des progrès, mais ils sont extrêmement lents. Juste la semaine dernière, le secrétaire général a mentionné qu’en 2023, parmi les accords de paix qui ont été signés, il y avait une femme présente parmi les signataires pour seulement l’un d’entre eux. Les espaces diplomatiques restent extrêmement dominés par les hommes. C’est malheureux, parce que l’expertise des femmes sur le terrain est vraiment essentielle pour conclure et signer un accord de paix.
[Traduction]
La sénatrice Lankin : Ma question s’adresse à l’une ou l’autre d’entre vous, ou aux deux.
Je ne me souviens pas de l’année exacte, mais le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement a publié un rapport sur le progrès de la diversité sexospécifique au sein de la communauté des organisations de sécurité nationale et de renseignement il y a quatre ou cinq ans. Dans ce rapport, le comité s’est penché sur les efforts déployés, mais les résultats n’ont pas été à la hauteur des espérances.
Étant donné qu’on n’arrive même pas à recruter du personnel dans de nombreuses organisations — je pense notamment au secteur de la défense et à la GRC — avez-vous constaté un recul de la représentation des femmes, tant dans la vie civile qu’au combat? Qu’en est-il des femmes portant l’uniforme de la GRC? Parle-t-on davantage du niveau de cadre supérieur ou de l’ensemble des organisations? Avez-vous quelque chose à dire sur la voie qu’on emprunte? Les chiffres s’améliorent-ils ou se détériorent-ils?
Mme von Hlatky : Je suis désolée, mais je ne peux pas me prononcer sur les chiffres de la GRC. Je peux peut-être parler des Forces armées canadiennes, qui relèvent davantage de mon domaine d’expertise. Elles font présentement face à d’importantes pénuries de personnel, tant dans les réserves que dans les forces armées régulières.
L’armée a mené une campagne de marketing sur mesure, et elle a porté ses fruits. Elle a permis d’accroître la visibilité d’une carrière dans les Forces armées canadiennes auprès des femmes qui font partie du groupe démographique ciblé. Cela donne espoir.
Si on parle de diversité au sens large, la politique visant à ouvrir la porte aux résidents permanents pour qu’ils puissent rejoindre les Forces armées canadiennes a également connu un succès incroyable. Il y a bien sûr eu quelques difficultés liées au traitement de certains documents et aux vérifications des antécédents en matière de sécurité en particulier, mais je pense qu’il y a des signes encourageants à cet égard.
Je n’ai aucunement l’intention d’insinuer qu’on a atteint le point culminant. Cela dit, j’estime qu’il y a des tendances encourageantes, même si la situation générale du personnel demeure inquiétante si on pense aux soldats entraînés et opérationnels.
Le président : Je remercie les honorables sénateurs. Au nom du comité, j’aimerais remercier nos témoins, Mme von Hlatky et Mme Santoire, d’avoir discuté avec nous aujourd’hui. Nous vous remercions de vos propos.
Passons à notre deuxième groupe de témoins. Nous avons le plaisir d’accueillir Yolande Bouka, professeure adjointe au département des sciences politiques à l’Université Queen’s.
[Français]
Enfin, nous accueillons, par vidéoconférence, Marie-Joëlle Zahar, professeure titulaire et directrice du Réseau de recherche sur les opérations de paix, Université de Montréal.
Bienvenue et merci d’avoir accepté notre invitation.
[Traduction]
Nous sommes prêts à entendre vos déclarations préliminaires. Nous commencerons par Mme Bouka. La parole est à vous.
Yolande Bouka, professeure adjointe, Département des sciences politiques, Université Queen’s : Bonjour à tous. Je suis ravie d’être avec vous aujourd’hui. Je me trouve ici, même si j’enseigne à l’Université Queen’s. En plus de mon poste, je suis également codirectrice du Réseau de recherche sur le programme Femmes, paix et sécurité, qui est financé par le ministère de la Défense nationale. Mon travail porte sur les femmes, la paix et la sécurité en Afrique.
Dans moins de deux ans, nous célébrerons le 25e anniversaire de la résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations unies, l’un des documents fondateurs du programme sur les femmes, la paix et la sécurité.
Je m’en voudrais de ne pas rappeler que si le programme a vu le jour après des années d’échanges mondiaux entre les mouvements de femmes, c’est grâce au leadership de la Namibie, qui assurait la présidence du Conseil de sécurité, et qui a fait pencher la balance en notre faveur.
Avant l’adoption de la résolution 1325, il y avait une forte réticence à l’idée de mettre de l’avant et de centraliser les enjeux relatifs aux femmes. Il fallait donc un mandat distinct afin de promouvoir la représentation égale des femmes dans les pratiques de sécurité. Selma Ashipala-Musavyi, alors représentante permanente adjointe de la Namibie auprès des Nations unies, ainsi qu’un certain nombre d’organisations de la société civile et d’autres pays, ont fait pression pour qu’un débat soit organisé et qu’une motion soit présentée en vue d’adopter la résolution 1325.
Lorsque les spécialistes des femmes, de la paix et de la sécurité évoquent cette histoire, ils parlent en termes généraux et oublient souvent de remettre en contexte la manière dont la guerre froide — et sa fin — a façonné les réalités et les expériences des femmes qui apportent aujourd’hui leur contribution en raison de l’insécurité, des conflits et de la guerre.
Dans le cas de l’Afrique australe, l’Organisation du peuple du Sud-Ouest africain — aujourd’hui le principal parti du gouvernement namibien — et le Congrès national africain — aujourd’hui le principal parti du gouvernement de l’Afrique du Sud — ont mené une longue guerre contre le régime de l’apartheid sud-africain. Les femmes namibiennes et sud-africaines ont contribué à surmonter les obstacles indépendants en tant qu’enseignantes, médecins, combattantes et négociatrices. Elles savaient bien avant la résolution 1325 le rôle qu’elles devaient jouer pour assurer la sécurité de leur communauté.
Au cours de ces décennies de conflit, les femmes namibiennes et sud-africaines ont également pu constater personnellement les effets particuliers et démesurés qu’a la guerre sur les femmes. Une délégation des Nations unies qui a visité le camp de Cassinga en Angola a fait état de l’effet dévastateur qu’ont eu les bombardements et le massacre perpétré là-bas par les Forces de défense sud-africaines. La Commission de vérité et réconciliation en Afrique du Sud n’a retenu qu’une infime partie des tortures sexuelles que le gouvernement de l’apartheid a infligées aux femmes noires. À l’époque, les impératifs de la politique étrangère unissaient le gouvernement américain et celui de l’apartheid, ce qui a notamment donné lieu à une formation militaire dispensée par différents États. Ces alliances forgées pour l’ordre du monde occidental ont prolongé le conflit, mais également façonné l’expérience de certaines femmes qui allaient contribuer à l’élaboration du programme sur les femmes, la paix et la sécurité. La fin de la guerre froide a bouleversé les liens de favoritisme entre les gouvernements non démocratiques des pays occidentaux et a entraîné d’autres formes de conflit et de violence sexospécifique dans le monde.
Aujourd’hui, grâce au courage des femmes rwandaises et à des institutions telles que le Tribunal pénal international pour le Rwanda, nous disposons d’un précédent juridique permettant de poursuivre les auteurs de viols génocidaires. C’est à partir de la souffrance d’innombrables femmes — qui ont subi une violence dévastatrice — que nous bâtissons l’ensemble de notre pratique et de notre discipline sur les femmes, la paix et la sécurité.
Avant de conclure, je voudrais citer un bref passage du Programme d’action de Beijing de l’ONU, qui a été adopté cinq ans avant la résolution 1325. Le paragraphe 131 se lit comme suit :
La violation des droits fondamentaux des femmes dans les situations de conflit armé est contraire aux principes fondamentaux des droits de l’homme reconnus sur le plan international et du droit humanitaire. Les violations systématiques des droits de l’homme, particulièrement le génocide, l’utilisation du nettoyage ethnique et ses conséquences, le viol, notamment le viol systématique de femmes dans les situations de guerre, qui provoquent un exode massif de réfugiés et de personnes déplacées, sont des pratiques abominables, qui sont condamnées et auxquelles il faut mettre un terme immédiatement, et les auteurs de ces crimes doivent être punis. Certains de ces conflits armés ont leur origine dans la conquête ou la colonisation d’un pays par un autre État et dans la perpétuation de cette colonisation par la répression politique et militaire.
Plus de 30 ans se sont écoulés depuis Beijing. Or, le pays et la communauté internationale n’ont toujours pas la volonté ou la détermination nécessaires pour élaborer des politiques étrangères comme si les vies des Noirs et des Bruns comptaient, elles aussi. Nous avons du mal à prendre des mesures découlant du programme sur les femmes, la paix et la sécurité aussi fermes en Palestine qu’en Ukraine. Malheureusement, nous ne voyons pas non plus les dangers de notre complicité avec les ambitions impérialistes de nos alliés dans des endroits comme Haïti. Au cours des 23 années qui se sont écoulées depuis l’adoption de la résolution 1325, nous avons fait beaucoup de chemin, mais il reste encore énormément de pain sur la planche. Je vous remercie de votre attention.
Le président : Je vous remercie beaucoup, madame Bouka, pour vos observations.
[Français]
Madame Zahar, vous avez la parole.
[Traduction]
Marie-Joëlle Zahar, professeure titulaire et directrice du Réseau de recherche sur les opérations de paix, Université de Montréal, à titre personnel : Merci. Je suis extrêmement désolée de ne pas me joindre à vous en personne.
Comme ma collègue l’a déjà dit, cela fait près de 25 ans que le programme sur les femmes, la paix et la sécurité existe. Durant cette période, le programme est devenu un cadre normatif qui renseigne — ou qui devrait renseigner — sur les façons dont nous devons réfléchir à la paix et à la sécurité internationales. Toutefois, de nos jours, nous observons une réaction négative à l’échelle mondiale à l’égard de ce programme sous la forme de mouvements populistes et d’extrême droite, y compris dans nos propres pays.
Dans ce contexte, j’aimerais prendre l’exemple de l’Afghanistan pour mettre en lumière les bonnes et, malheureusement, les moins bonnes mesures. Actuellement, la situation des femmes afghanes est désastreuse. Lorsque le Canada et ses alliés ont décidé de se retirer de l’Afghanistan, nous avons laissé pour compte des femmes qui étaient courageusement devenues nos partenaires afin d’essayer de changer la situation dans leur pays, non seulement pour elles-mêmes, mais pour la majorité du peuple afghan.
Le dernier rapport de l’ONU sur la situation des femmes en Afghanistan indique que plus de 80 % d’entre elles ne peuvent plus participer à des activités rémunératrices, et ce pourcentage inclut les femmes qui sont chefs de famille. Le rapport indique également que 48 % des femmes afghanes font état d’une détérioration grave de leurs relations avec des membres de la famille masculins. Ce qui est préoccupant, c’est que 69 % des femmes afghanes ont affirmé souffrir de problèmes de santé mentale en raison de l’isolement et du désespoir.
Que faisons-nous à cet égard? Plutôt que de protéger les progrès réalisés dans le cadre du programme sur les femmes, la paix et la sécurité, nous avons abandonné nos partenaires féminines dans ce pays et, comme ma collègue l’a également souligné, ailleurs dans le monde. Lorsque nous avons commencé à évacuer des partenaires et à les réinstaller lorsque les talibans ont pris le pouvoir à Kaboul, les artisanes de la paix — ces femmes mêmes que le Canada et ses partenaires avaient financées et soutenues — se sont retrouvées au bas de nos listes.
J’ai l’honneur de siéger au conseil d’administration de l’International Civil Society Action Network, l’ICAN, l’une des organisations non gouvernementales financées par le Canada qui est un moteur du programme depuis le début. Au cours des trois dernières années, nous nous sommes efforcés de convaincre notre gouvernement et nos alliés d’accepter davantage d’artisanes de la paix pour assurer leur réinstallation.
Nous avons également abandonné ces femmes en adoptant une politique normative de sanctions aveugles justifiée, mais malheureusement dévastatrice. Les femmes en Afghanistan — celles qui ont été laissées pour compte — ont absolument besoin de notre soutien de la même façon que les femmes à Gaza ont aussi besoin de notre soutien en ce moment. Des organisations féminines ont été parmi les premières à participer aux efforts pour répondre aux besoins à la suite du tremblement de terre survenu en Afghanistan il y a environ un an. Elles ont été parmi les premières, car elles se sont rendu compte que les femmes chefs de famille ne pourraient pas recevoir d’aide de la part des hommes et que, par conséquent, elles seraient laissées à elles-mêmes.
L’ICAN, l’organisation dont j’ai parlé, a été en mesure de fournir des fonds pour contribuer à cette aide, mais il n’est pas facile de réacheminer des fonds qui ont été affectés à d’autres fins pour répondre à des crises urgentes. Cependant, c’est le prix à payer pour maintenir nos anciens partenaires dans une situation où ils peuvent encore exercer leurs activités et essayer de faire le bien, et de préserver certains des progrès qu’ils ont réalisés dans le cadre du Programme sur les femmes, la paix et la sécurité.
Je m’en voudrais de ne pas parler aussi des efforts que nous avons déployés pour intégrer les femmes dans les processus de médiation et de paix. Ces efforts, qui constituaient l’une des parties importantes du Programme sur les femmes, la paix et la sécurité, se sont récemment enlisés. Non seulement nous ne sommes pas en mesure d’inclure davantage de femmes dans les processus de paix, mais il y a également moins de processus de paix en cours à l’heure actuelle qu’il n’y en a jamais eu. En fait, nous soutenons de plus en plus les interventions militaires et sécuritaires aux problèmes qui ne peuvent être résolus autrement que par la diplomatie et le développement.
Le Programme sur les femmes, la paix et la sécurité est un programme qui place la paix et les résultats négociés au premier plan des efforts visant à résoudre les conflits actuels dans le monde. Qu’elles soient en Ukraine, aux Philippines, en Irak, à Gaza ou en Afghanistan, les femmes artisanes de la paix s’inquiètent toutes de la tendance à la militarisation — non seulement dans les pays que nous distinguons comme des menaces à l’ordre international libéral, mais aussi dans les pays qui défendent, ou prétendent défendre, l’ordre international libéral.
Il y a deux jours à peine, toutes les organisations de femmes associées à l’ICAN, qui forment une alliance pour la sécurité et le leadership, ont lancé un appel pour que nous — les chefs de file démocratiques de nos pays — prenions la mesure du fait qu’en soutenant des solutions militaires aux conflits, nous contribuons à réduire à néant les progrès accomplis dans le cadre du Programme sur les femmes, la paix et la sécurité. Je crois que cet appel doit être entendu.
Il faut du courage pour faire face aux crises, mais il faut encore plus de courage pour s’asseoir à la table des négociations et les gérer pacifiquement.
Je vous remercie de votre attention.
Le président : Je vous remercie beaucoup de vos observations, professeure Zahar.
Nous allons maintenant passer aux séries de questions. Comme précédemment, les sénateurs disposeront de quatre minutes pour intervenir, et nous nous efforcerons également d’organiser une deuxième série de questions.
Le sénateur Ravalia : Je remercie nos deux témoins de leurs déclarations.
Ma question vous est destinée, professeure Bouka. Utilisez-vous des mesures ou des méthodes d’évaluation particulières pour évaluer l’incidence des politiques sur l’égalité entre les sexes — et pour garantir qu’elles restent axées sur les objectifs visés —, au lieu d’utiliser peut-être des politiques fondées sur le sexe comme moyen de politiser la question?
Je pose cette question étant donné que certains critiquent le fait que la représentation numérique n’est pas nécessairement accompagnée d’une autonomisation ou d’une influence constructive.
Merci.
Mme Bouka : Je vous remercie de votre question.
C’est l’un des défis à relever, qu’il s’agisse d’un milieu politique, d’un milieu militaire ou d’un milieu de médiation. J’enseigne à mes étudiants que c’est la différence entre une représentation substantielle et une représentation descriptive. C’est la question de savoir si vous disposez du nombre nécessaire de groupes sous-représentés — qu’il s’agisse de femmes, de minorités sexuelles ou de minorités raciales — dans le milieu que vous souhaitez diversifier, et du type approprié de représentation, et si ces groupes ont la capacité d’influencer les politiques dans les milieux où ils exercent leurs activités.
Théoriquement, il y a ce genre de différence conceptuelle entre la représentation substantielle et la représentation descriptive. Nous nous penchons souvent sur la représentation descriptive en examinant simplement le pourcentage de femmes dans les forces armées ou le pourcentage de femmes dans les parlements. Ce que nous avons plus de mal à faire, c’est d’évaluer le type de pouvoir de décision dont elles disposent réellement.
Dans des pays comme le nôtre — mais aussi dans d’autres pays du monde entier —, nous nous efforcerons de recruter très intensivement et d’embaucher des membres de ces groupes. Lorsque nous utilisons une mesure ou une justification de l’inclusion qui vise à améliorer la qualité des institutions, nous faisons deux choses : tout d’abord, nous faisons peser le poids de l’évolution des institutions sur les personnes que nous essayons de placer dans ces milieux. L’autre problème que nous rencontrons par la suite, c’est le fait que les personnes qui travailleront dans ces milieux adopteront souvent la culture même des milieux que nous essayons de changer — afin d’être jugées efficaces ou de donner l’impression qu’elles donnent un bon rendement.
Il y a bien une différence conceptuelle entre la représentation substantielle et la représentation descriptive, mais selon l’institution avec laquelle nous dialoguons, l’accent sera différent.
Le secrétaire général des Nations unies a récemment fait une déclaration — je crois que c’était il y a un mois — au sujet des moyens mis en œuvre pour essayer de nommer des femmes à des postes de décision au sein des échelons supérieurs des Nations unies. En soi, cela permet aux femmes d’exercer plus de pouvoir et d’influence sur les politiques. En même temps, nous devons nous garder d’attendre de toutes les femmes — qui occupent des postes de décision — qu’elles prennent des décisions qui, au départ, seront bénéfiques pour les femmes. Cette situation est un véritable défi.
Le sénateur Ravalia : Je mentionne très rapidement que vous avez fait allusion à la situation en Namibie et à la South West Africa People’s Organisation, ainsi qu’au rôle crucial que les femmes ont joué dans la libération de ce pays. Cela s’est-il traduit par un pouvoir égal pour les femmes de Namibie d’aujourd’hui?
Mme Bouka : C’est une excellente question.
Dans les pays où nous avons observé des conflits armés, en particulier en Afrique australe, nous avons constaté une augmentation du nombre de femmes qui faisaient carrière en politique, qui étaient élues au parlement ou qui occupaient certains postes de décision. Au début, après la libération de la Namibie, les femmes n’étaient pas autorisées à s’enrôler dans l’armée. Par la suite, elles ont été réintégrées dans l’armée. En même temps, dans les pays qui ont connu des guerres, même si des femmes occupent des postes de pouvoir, ces conflits ont entraîné une augmentation de la violence fondée sur le sexe dans la vie quotidienne des femmes. Ces conséquences sont donc un peu une énigme.
Le sénateur Ravalia : Je vous remercie de vos réponses.
La sénatrice M. Deacon : Tout à l’heure, on a dit qu’il s’était écoulé 30 ans — une génération — depuis ceci, et 25 ans depuis cela, ce qui fait que nous avons affaire à deux générations. Pour en apprendre un peu plus sur le sujet, ma question porte sur le traumatisme générationnel qui découlerait d’un viol perpétré au cours d’un conflit — en toute franchise.
J’ose croire que ce traumatisme a des répercussions non seulement sur la génération qui a été touchée, mais peut-être aussi sur les personnes qui sont nées d’actes aussi horribles. Je me demande comment les cicatrices psychologiques se manifesteront dans 5, 10, 15 ou 20 ans, et ce que nous pouvons faire pour y remédier.
Mme Bouka : Vous posez une excellente question.
Le fait est qu’en cas de guerre, les sociétés touchées par un conflit mettent, en général, beaucoup de temps à se remettre des incidents ou des épisodes de violence. Le cas du Rwanda en est un parfait exemple. Les enfants — au Rwanda ou en Ouganda — nés d’un viol, par exemple, ont du mal à être acceptés dans leur collectivité. Les mères qui ont donné naissance à ces enfants luttent pour retrouver leur place dans la vie en tant que parents et membres de leur famille.
Mme Erin Baines, qui travaille à l’Université de la Colombie-Britannique, a mené des recherches étonnantes sur les enfants nés d’actes de violence sexuelle.
Et la violence sexuelle en tant qu’arme de guerre est utilisée par différentes institutions, mais surtout par des groupes armés non étatiques. Comme nous discutons en ce moment du Programme sur les femmes, la paix et la sécurité, j’oriente la majorité de mes observations vers les institutions étatiques et la politique étrangère, ainsi que vers les pays qui ont signé la résolution concernant les femmes, la paix et la sécurité ou qui ont approuvé le Programme sur les femmes, la paix et la sécurité.
Le problème, c’est que les groupes armés non étatiques du monde entier — qu’ils se trouvent en Amérique latine, au Moyen-Orient ou en Afrique — ne respectent pas ces règles. Nous faisons face à des situations où nous disposons d’un cadre axé sur le comportement des États, mais où nous avons moins de contrôle sur les groupes armés non étatiques.
D’une génération à l’autre, nous savons que les expériences traumatisantes liées à des actes de violence, qu’ils soient de nature sexuelle ou non, sont ressenties non seulement physiquement, mais aussi psychologiquement. De nombreuses recherches ont été menées quant à la façon dont des maladies chroniques résultant d’un traumatisme peuvent être transmises d’une génération à l’autre.
Le président : Je vous remercie de vos réponses. Je vois que la professeure Zahar aimerait intervenir également, alors nous allons lui permettre de le faire.
Mme Zahar : J’approuvais d’un signe de tête tout ce que disait ma collègue.
J’ajouterai peut-être une considération. Bien que les traumatismes soient souvent intergénérationnels, notre financement et notre soutien ne donnent pas suite à cela. L’aide étrangère accordée pour le rétablissement des sociétés est structurée d’une manière qui laisse peu de place pour prévoir des programmes à long terme, tels que ceux qui sont nécessaires pour aider réellement les générations, les femmes et leurs enfants à se remettre des traumatismes subis.
Une partie du problème réside également dans notre incapacité de réfléchir de manière systémique à la façon d’aborder ces questions. Bien que le gouvernement du Canada, par exemple, ait rendu pluriannuel le financement du Programme pour la stabilisation et les opérations de paix, ou PSOP, et d’Affaires mondiales Canada, ce financement est relativement à moyen terme par rapport au type de défis soulevés par les traumatismes et leur transmission intergénérationnelle.
[Français]
La sénatrice Gerba : Je vais rester dans le sujet sur lequel on discute actuellement et revenir sur ma question. Je crois que vous étiez déjà là lorsque j’ai posé une question sur les violences sexistes. Il semblerait qu’on ait beaucoup régressé par rapport à ce contexte et ce domaine. Quelles mesures pourrait-on prendre au Canada pour faire en sorte qu’il y ait moins de violence? Y a-t-il quelque chose à faire pour améliorer la situation des femmes et mieux les protéger dans le contexte des zones de conflits?
Mme Bouka : C’est une question assez complexe. Déjà, au départ, ce qu’on appelle le contrecoup patriarcal — que l’on voit dans différents contextes dans le monde politique ou dans un contexte de sécurité — est une réalité à laquelle nous devons faire face. Je crois aussi qu’il y a une situation problématique sur le plan social. Les Nations unies ont récemment fait un sondage sur les perceptions des rôles du genre des hommes en général. On a découvert que les jeunes hommes d’une certaine génération ont des perceptions beaucoup plus traditionnelles que la génération précédente. Ce n’est pas une grande différence; il s’agit seulement de quelques points de pourcentage.
Cela veut dire que, malgré nos efforts en vue de promouvoir l’équité des genres et de réduire les violences genrées, on constate que, dans un contexte d’inégalité économique et politique, il y a un renforcement de certaines formes de masculinité qui encouragent ou augmentent les violences contre les femmes dans les contextes sécuritaires, comme on pourrait les appeler dans ce pays selon notre contexte, et dans les zones de conflits. Même dans les endroits ou les pays qui devraient promouvoir la sécurité des femmes, il y a une croissance des violences contre les femmes en général — et à l’échelle mondiale, en fait. C’est donc un risque que l’on court dans un contexte d’inégalité qui s’accroît très rapidement. C’est une question systémique, économique et sociale qui se retrouve dans nos pays et dans les pays d’ailleurs. Comment faire? Il faudrait qu’il y ait une analyse beaucoup plus systémique des inégalités au-delà du genre, comme les inégalités économiques, raciales, et cetera.
La sénatrice Gerba : Merci.
Mme Zahar : Oui, encore une fois, je souscris complètement à tout ce que Yolande a dit. J’ajouterais que l’énormité de la tâche peut parfois mener à un sentiment de paralysie qui nous fait baisser les bras.
De façon stratégique, qu’est-ce que le Canada peut faire? Nous pouvons d’ores et déjà, là où nous travaillons, partout dans le monde, avoir une réflexion sérieuse sur la manière dont nous accompagnons les femmes avec lesquelles nous travaillons pour assurer leur sécurité.
J’ai parlé tout à l’heure de l’Afghanistan. Nous avons travaillé avec des femmes afghanes extraordinaires sur la question des femmes, de la paix et de la sécurité. Ces femmes ont choisi de travailler publiquement sur un sujet dont elles savaient qu’il n’était pas nécessairement consensuel dans leur pays. Elles savaient qu’elles prenaient des risques.
Néanmoins, en tant que pays donateur qui les a appuyées, nous aurions dû mettre ces femmes au sommet de notre liste lorsqu’on a commencé à sortir nos partenaires d’Afghanistan. En fait, elles se sont retrouvées au bas des listes. On a favorisé les agents de police et toutes sortes de personnes, mais les femmes qui travaillaient dans les ONG qui se consacrent à la question des femmes, de la paix et de la sécurité se sont retrouvées à faire des appels désespérés à leur partenaire en disant qu’on cherchait à les tuer, qu’elles passaient d’une maison à l’autre et d’une nuit à l’autre pour essayer de survivre. Elles appelaient au secours. Lorsque nous sommes arrivés au bas de la liste, il était trop tard. Les talibans avaient bouclé les frontières et c’était devenu très difficile.
Il y a un engagement que l’on doit faire lorsqu’on met des programmes en place : il faut s’assurer que, dans ces programmes, il y a une composante de protection physique pour les femmes avec lesquelles nous travaillons. On ne peut peut-être pas l’élargir actuellement à l’ensemble des populations.
Yolande a raison : tout cela exige une réflexion sur les inégalités et sur la manière dont des conditions systémiques internationales contribuent à ces contrecoups et à l’augmentation de la violence, mais nous pouvons au moins nous assurer que les personnes avec qui nous travaillons sont sécurisées et qu’elles ne sont pas vulnérabilisées en raison de leur association avec nous.
Le président : Merci, madame Zahar.
[Traduction]
La sénatrice Lankin : Professeure Zahar, vous avez parlé, je crois, de l’espoir que ce type de cadre, qui voit le jour de plus en plus souvent chaque jour, nous conduise à une situation où les femmes jouent un rôle dans un mode alternatif de règlement des conflits — et je vais l’appeler ainsi — par opposition à la violence de la guerre. Où sont la discussion, la médiation et la mise en commun de valeurs et d’idées lorsque de telles idées ou valeurs existent? Je crois que la professeure Bouka a parlé de ce qui s’était passé à cet égard en Namibie.
Depuis de nombreuses années, je m’efforce de faire participer au processus politique un plus grand nombre de femmes de tous les partis politiques et de femmes non partisanes, afin de faire entendre ces voix, car je pensais que lorsqu’une masse critique serait atteinte, le dialogue s’en trouverait modifié. Je ne suis pas sûre que la masse critique de femmes change le dialogue dans le monde d’aujourd’hui. J’aimerais savoir comment vous envisagez la mise en œuvre d’un tel scénario. Comment pouvons-nous amener les femmes à s’asseoir à une table où les hommes qui font la guerre ne veulent pas s’asseoir?
Mme Zahar : C’est une question importante à laquelle il est difficile de répondre.
Pour ce qui est de la masse critique, je pense honnêtement que si j’examine les 15 ou 20 dernières années, je peux rarement trouver une situation dans laquelle nous avions une masse critique de femmes incluses — et des femmes étaient incluses. Ma collègue a souligné tout à l’heure que l’inclusion des femmes ne signifie pas nécessairement qu’elle va modifier l’équilibre, car nous devons nous poser les questions suivantes : qui sont les femmes incluses? Qui représentent-elles? Quel est leur véritable pouvoir de décision?
Cela dit, nous pouvons faire plus. Les deux dernières années et la réapparition de la guerre comme moyen de régler les problèmes ont un peu entamé mon optimisme, si je puis me permettre de le dire. Mais je dois reconnaître que nous n’avons pas pris autant de mesures que nous aurions pu le faire.
J’ai travaillé aux Nations unies en tant qu’experte en médiation — pendant une partie de mon mandat, le gouvernement canadien a d’ailleurs prêté mes services pour soutenir le processus de paix en Syrie. Le processus de paix syrien a souvent été salué comme un exemple de la manière dont nous devrions inclure les femmes, sauf que les femmes que nous avons incluses n’étaient pas nécessairement considérées comme représentatives par leurs homologues en Syrie, et qu’elles n’avaient pas vraiment la possibilité d’exprimer leurs opinions politiques. Elles étaient considérées comme des « artisanes de la paix » et, en tant qu’artisanes de la paix, elles devaient parvenir à un consensus entre elles. Comme nous le savons, lorsque les gens ont des idées différentes, même s’ils ont le même objectif, cela veut dire que vous allez vous mettre d’accord sur une sorte de plus petit dénominateur commun.
Il y avait de meilleures façons d’envisager l’inclusion. Il faut avoir recours à des moyens qui permettraient aux femmes — comme aux hommes — d’exprimer leurs pensées différentes, tout en s’employant à faire la paix.
J’oserais dire que, même aujourd’hui, avec l’évolution de la situation en Israël et en Palestine, les femmes artisanes de la paix — qui, jusqu’au 7 octobre, travaillaient main dans la main, de part et d’autre des frontières, pour tenter de bâtir la paix — sont toujours là, mais ce ne sont pas elles que nous privilégions lorsque nous parlons des situations. Ce ne sont pas elles que nous mettons en avant et, malheureusement, lorsque le moment sera venu pour les deux camps de discuter, elles ne seront pas invitées.
Il est tout à fait possible de faire beaucoup mieux dans ce domaine que ce que nous avons fait collectivement. Il ne s’agit pas seulement du Canada, mais, en général, les mesures que nous avons prises dans ce domaine ont été plus symboliques que réellement stratégiques.
Le président : Je vous remercie de votre intervention. Sénatrice Lankin, le temps qui nous était imparti est écoulé. Souhaitez-vous passer à la deuxième série de questions? D’accord. Merci.
Je vais donner immédiatement suite à la question de la sénatrice Lankin, car j’ai trouvé très intéressantes les réponses qui ont été données.
Dans certaines parties du monde, il existe ce que l’on appelle des initiatives Track II. Elles servent à cultiver la confiance — ce ne sont pas nécessairement des exercices de médiation, mais elles visent à atteindre le stade de la médiation. Certains pays ont parrainé quelques-unes de ces initiatives. Certaines de ces initiatives ont été couronnées de succès, mais dans d’autres cas, il faut vraiment faire preuve de beaucoup de patience et observer ce qui se passe.
En général, les personnes qui participent à ces initiatives sont plus âgées et ont peut-être eu une carrière antérieure, et ce sont presque toujours des hommes.
En ce qui concerne les initiatives Track II dans n’importe quelle partie du monde, je me demande s’il n’y aurait pas une possibilité — ou peut-être suis-je un peu naïf à ce sujet — d’inviter un plus grand nombre de femmes — d’anciennes praticiennes ou des personnes qui se distinguent dans leurs communautés et qui connaissent les cultures et les langues parlées — à s’asseoir à la table des négociations.
J’adresse ma question à nos deux témoins. Professeure Bouka, je vais vous donner la parole en premier.
Mme Bouka : Je vous remercie beaucoup de votre question.
L’un des meilleurs exemples de ce type de réflexion est l’Union africaine — au sein de laquelle je mène des recherches sur les femmes, la paix et la sécurité — qui a compris, en théorie, la nécessité de faire appel à des femmes praticiennes ou médiatrices. À l’heure actuelle, une organisation, appelée FemWise-Africa, est rattachée à l’Union africaine. Elle organise de nombreuses séances de formation pour les femmes médiatrices.
Ce qui est intéressant, cependant, c’est l’hypothèse selon laquelle les femmes ont besoin d’une formation pour s’engager dans la médiation. Le président du Togo, par exemple, a été appelé à jouer le rôle de médiateur au Sahel dans le cadre d’une crise liée à un coup d’État. Il n’a qu’une formation limitée en matière de médiation, mais c’est un chef d’État.
Il y a cette perception des obstacles qui empêchent les femmes de participer à ces processus de médiation, comme ma collègue l’a mentionné un peu plus tôt au cours de la séance précédente, ainsi que la réalité du capital homosocial, c’est-à-dire le capital partagé entre les personnes du même sexe. Le capital que les hommes sont en mesure d’échanger en matière de connaissances et de réseaux finit par prédéterminer davantage les personnes qui participeront aux processus de médiation que la disponibilité des femmes ou les types de formation qu’elles reçoivent.
Il est certainement nécessaire de balayer ces obstacles plutôt que d’essayer d’identifier les femmes qui prendront part à ces processus, parce qu’elles sont déjà là.
Je vais donner un bref exemple avant de laisser la parole à ma collègue. Lors du coup d’État au Mali, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest a décidé d’imposer un embargo contre le Mali. Puisque le Mali est enclavé, cela aurait empêché tout commerce avec ce pays. Ce sont les femmes d’une organisation de la société civile — à ce stade, ce n’est plus de la diplomatie parallèle, mais plutôt une sorte de diplomatie marginale —, issues de la frange des marginaux, qui sont allées négocier contre l’embargo afin de s’assurer que la population ne serait pas punie par la décision de la junte militaire. Dans les médias, nous n’avons vu que des hommes qui discutent, mais ce sont en fait des femmes aux expériences variées qui ont assuré la protection des femmes, des enfants et des civils défavorisés.
Il y a un écart entre ce que l’on croit que les femmes ont besoin et la réalité de l’évolution de la culture et des pratiques dans le monde de la médiation.
Le président : Merci beaucoup. Madame Zahar, je vois que vous acquiescez. Vous aimeriez probablement ajouter vos propres observations, alors allez-y, je vous prie.
Mme Zahar : Je serai très brève. Un exemple de ce que ceux parmi nous qui travaillons dans ce domaine pouvons faire lorsque des hommes ne veulent pas inviter les femmes à participer est d’inviter nous-mêmes des femmes en tant qu’expertes et conseillères. Malheureusement, nos pays ne misent pas assez sur ce genre de capital politique.
Lorsque les talibans et les États-Unis entretenaient encore des discussions, des femmes afghanes ont, à maintes reprises, fait pression sur le Canada, les États-Unis et d’autres pays pour s’assurer qu’elles auraient une place à la table des discussions dans le Golfe. Personne ne les a invitées.
Nous pouvons en faire plus, mais je suis tout à fait d’accord. J’acquiesçais en riant parce qu’il se trouve que je fais partie d’un soi-disant réseau de femmes de talent aux Nations unies. Or, tout ce qu’on nous y offre, c’est de la formation tellement rudimentaire que je pourrais la donner à mes étudiants de premier cycle.
On ne reconnaît pas que les femmes savent des choses, qu’elles ont non seulement de l’expérience, mais des connaissances fondamentales qui peuvent être applicables, y compris des connaissances qui ne sont pas nécessairement reconnues d’emblée comme étant pertinentes.
Mme Bouka a parlé des femmes au Mali. J’ai eu le privilège de travailler avec des femmes dans la région du Sahel. La manière dont elles traitent avec des acteurs radicaux dans leurs communautés pourrait être une source d’inspiration pour nos propres politiques, sauf que leur travail demeure dans l’ombre parce que personne n’est intéressé à apprendre d’elles ou à découvrir ce qu’elles font et comment elles le font. Nous nous croyons plus avisés qu’elles.
Le président : Merci beaucoup. Je suis heureux d’avoir posé la question, car ces deux réponses étaient très enrichissantes.
La sénatrice Hartling : Je vous remercie pour vos excellents exposés. Je remplace ce soir mon amie la sénatrice Boniface. Dans un sens, je suis contente d’être venue. Cela dit, j’entends aussi parler de choses qui me troublent. Je tiens à vous remercier pour vos exposés et votre bon travail.
J’ai trouvé particulièrement intéressant ce que Mme Zahar a dit au sujet de Pékin. J’ai participé à la Marche mondiale des femmes en 2000. Nous avions tellement espoir que les choses changent. Aujourd’hui, nous assistons à ce retour en arrière, et c’est très troublant, car nous voulons aller de l’avant. En toute franchise, je pense que les femmes sont fatiguées de lutter contre la violence domestique qu’elles subissent quotidiennement au Canada et partout ailleurs dans le monde. Nous avons besoin d’alliés du côté des hommes.
Que pensez-vous que notre comité, ici au Sénat, pourrait faire pour vous soutenir dans certaines des choses dont vous parlez? Avez-vous des suggestions? C’est bien d’entendre tout cela, mais je ne peux m’empêcher de me demander ce que je peux faire personnellement, ou ce que nous pouvons faire collectivement, pour aider à surmonter certains de ces problèmes?
Mme Bouka : Le programme sur les femmes, la paix et la sécurité repose sur quatre grands piliers : la participation, la protection, la prévention, ainsi que le secours et le redressement. J’ai déjà dit dans une autre tribune qu’à mon avis, notre pays contribue fièrement aux piliers de la participation et de la protection, ainsi que, dans bien des cas, à celui du secours et du redressement.
Le pilier qui manque — et cela nous ramène à ce que disait Mme Zahar un peu plus tôt — est celui de la prévention, en vertu duquel nous devons repenser la manière dont nous répondons aux crises en appliquant des solutions qui ne sont pas toujours militarisées.
Je suis également d’accord avec elle pour dire que lorsque nous adoptons des solutions militaires, nous nuisons en fait à ce que nous pouvons faire pour protéger les femmes de la violence et des conflits. Pour ma part, en tant que spécialiste critique des systèmes mondiaux, je fais partie de ces spécialistes qui étudient les tendances à long terme de la colonisation, de l’impérialisme et du capitalisme, ainsi que leurs répercussions sur des enjeux tels que les inégalités ou les hiérarchies raciales dans le système mondial.
L’une des principales choses que ce comité et le gouvernement devraient faire — ou, du moins, essayer de prendre très au sérieux — est d’instaurer un type de politique étrangère visant à prévenir les conflits ou à encourager les efforts de médiation, plutôt que d’être axée sur des solutions militarisées.
Je tiens à faire la distinction entre, d’un côté, ce que nous appelons depuis quelques années la politique étrangère féministe et, de l’autre, le type de politique étrangère selon laquelle nous comprenons que la militarisation des solutions aux crises ne conduit qu’à plus de violence. Comme nous le disions plus tôt, quand nous examinons le coût d’une intervention, outre le nombre de chars et de troupes déployés, nous devons également tenir compte des impacts à long terme de la violence et de l’enracinement de la violence.
Nous devons repenser nos politiques étrangères de manière à éviter que le recours à la violence soit la première ou même la deuxième solution envisagée, afin de prévenir l’escalade des conflits militarisés. D’un point de vue systémique, c’est sur cela que nous devrions vraiment nous pencher sérieusement. Nous participons déjà au pilier de la participation. Nous voulons inclure les femmes. Nous voulons protéger les femmes et les enfants, et c’est pourquoi nous offrons des services de maintien de la paix, de police et de secours. C’est du côté de la prévention que nous échouons.
Le président : Nous avons légèrement dépassé le temps alloué, mais j’aimerais donner à Mme Zahar l’occasion de répondre, si elle le souhaite.
Mme Zahar : Au risque de me répéter, je suis d’accord, une fois de plus, avec tout ce qu’a dit Mme Bouka. Je n’ajouterais qu’une chose.
Au moment d’établir nos politiques étrangères, nous devons penser au-delà de nos propres intérêts. Nous prétendons être un pays normatif, c’est-à-dire que nos politiques étrangères sont basées sur des normes. Ces normes, en particulier les normes féministes, nécessitent une collaboration avec nos partenaires sur le terrain dans différents pays. Nous devons impérativement mener des consultations plus systématiques avec nos alliés et nos partenaires dans les pays où nous cherchons à instaurer des mesures de prévention afin de nous assurer de ne pas agir d’une manière qui finirait par aggraver la situation pour l’ensemble de la société — en particulier pour les femmes, mais aussi à travers elles.
La prévention doit passer par des consultations et des partenariats avec les femmes sur le terrain afin de comprendre quelles sont les priorités et de réfléchir aux différentes options pour l’élaboration et la mise en œuvre de nos politiques étrangères.
Le président : Merci beaucoup. Et merci à vous, sénatrice Hartling, pour votre question. Vous devriez vous joindre à notre comité plus souvent.
[Français]
La sénatrice Gerba : Je pense qu’elle a répondu à ma question.
Je voulais revenir sur la situation en Afrique. Vous avez mentionné le Mali. Il semblerait qu’il y ait quand même beaucoup de femmes impliquées dans les actions de maintien de la paix en Afrique, sauf qu’elles sont cantonnées dans des rôles informels. Vous en avez un peu parlé. Je voudrais savoir si la politique étrangère canadienne — la politique féministe canadienne — pourrait être utile. Qu’est-ce qu’elle pourrait faire de plus pour prévenir localement les violences faites aux femmes?
Mme Bouka : Madame Zahar, vous avez travaillé longtemps dans la région.
Mme Zahar : C’est une excellente question, madame la sénatrice. Pour l’instant, une grande partie de notre appui dans la région sur le plan de la résolution des conflits est concentrée sur l’Initiative Elsie — donc sur l’inclusion de femmes dans les forces de maintien de la paix en tant que bérets bleus ou Casques bleus. Comme Mme Bouka l’a suggéré précédemment dans une de ses réponses, on fait porter à ces femmes un poids énorme, parce qu’en fait, on s’attend à ce que leur inclusion change des manières de faire au sein de l’institution militaire, puisque ce sont quand même des militaires qui sont déployés de différents pays qui participent à ces missions. On s’attend également à ce que leur présence permette de créer un lien fort avec les sociétés dans lesquelles ces troupes sont déployées. On leur demande l’impossible. On voue ces femmes à l’échec.
Certes, le nombre de femmes déployées a augmenté légèrement depuis la mise en œuvre de l’Initiative Elsie. Beaucoup de femmes auxquelles les chercheurs ont posé des questions ont exprimé des réticences par rapport à ce genre d’approche : elles estiment, quand elles reviennent au pays, que leur déploiement a créé des problèmes, y compris des problèmes domestiques au sein de la famille qui ne sont pas pris en compte et pour lesquels il n’y a pas d’accompagnement.
Nous donnons aussi souvent notre appui aux femmes dans les ONG. J’ai déjà parlé des carences liées à cet appui, parce qu’il dépend essentiellement d’une évaluation positive du contexte. Dès que le contexte se détériore, comme au Mali, notre présence s’amenuise et nous laissons les femmes que nous avons mises de l’avant seules face à la tempête. En résumé, un engagement plus sérieux dans l’accompagnement, y compris lorsque les choses vont moins bien, pourrait aider.
Cela dit, je crois que c’est un sujet sur lequel Mme Bouka pourrait en dire beaucoup plus. Une réflexion plus sérieuse sur les champs dans lesquels on doit s’investir pour appuyer le changement dans différents pays a lieu d’être faite. En effet, pour l’instant, on pense beaucoup aux militaires; on pense également à la société civile et aux ONG, mais on laisse de côté les inégalités économiques structurelles qui contribuent à l’instabilité permanente de ces pays.
Le président : Merci.
[Traduction]
La sénatrice Lankin : Je vous remercie toutes les deux. Ma question fait suite à celle de notre président.
Madame Zahar, vous avez parlé des endroits où vous essayez de mettre en place le modèle de prévention dont a parlé Mme Bouka. Vous avez donné quelques exemples de l’Initiative Elsie.
Auriez-vous d’autres exemples à nous donner? Est-ce que tout cela repose sur les épaules des femmes faisant partie des réseaux soutenus par les Nations unies, soutenus par un État ou à but non lucratif? Y a-t-il des États qui cherchent sérieusement à créer des espaces de prévention où les femmes auraient des rôles à jouer, par exemple dans le processus de médiation?
Mme Zahar : Je ne sais pas si je peux dire qu’il y a des États qui y travaillent sérieusement. Certains États, dont quelques-uns avec l’appui du Canada, ont signalé leur approbation du programme en adoptant des plans d’action nationaux sur les femmes, la paix et la sécurité. Toutefois, comme ma collègue et moi-même l’avons souligné, il s’agit de changements structurels qui prendront du temps à se produire, alors il est essentiel de fournir un accompagnement soutenu.
Comme vous l’avez sans doute compris, je chevauche à la fois le milieu universitaire et la communauté des décideurs. Dans le cadre de mes propres activités, j’ai constaté que nous n’avons pas accordé suffisamment d’importance à la force du nombre, alors qu’il s’agit d’un principe plutôt important. Pour favoriser l’entraide et l’échange de connaissances, de renseignements et de pratiques exemplaires, je crois qu’il est très important que les femmes des différentes organisations non gouvernementales communiquent entre elles et établissent des réseaux qui vont au-delà des frontières d’un pays.
En 2018, j’ai eu la chance de bénéficier d’un soutien au titre du Programme pour la stabilisation et les opérations de paix pour lancer ce que je considérais comme une expérience unique : sélectionner 25 femmes dans les cinq pays de la région du Sahel, en partie pour les former. Je dis bien « en partie », car elles en avaient plus à nous apprendre que nous n’avions à leur enseigner. L’idée était de présenter un cadre de formation qu’elles pourraient adapter et s’approprier, de sorte qu’elles puissent cerner les domaines dans lesquels elles souhaitaient recevoir du soutien. Cela a permis de connecter des femmes de toute la région.
Une chose que j’ai trouvée particulièrement intéressante — parce que je suis toujours en contact avec la plupart de ces femmes sur WhatsApp —, c’est la façon dont elles se sont toutes mobilisées au-delà de leurs frontières pour s’entraider quand le besoin se faisait sentir. Les femmes du Niger et du Burkina Faso ont soutenu leurs collègues maliennes pendant le coup d’État. Les femmes du Mali, du Niger, de la Mauritanie et du Tchad ont soutenu les femmes burkinabées lorsque la situation s’est détériorée dans ce pays. Enfin, tout récemment, elles ont toutes aidé les femmes nigériennes à rédiger une déclaration appelant à l’instauration d’un dialogue non violent afin que le Niger ne se retrouve pas dans la même situation qu’au Burkina Faso et au Mali, où la montée de la violence a fait des ravages dans les communautés, notamment dans les régions rurales et les communautés déjà vulnérables.
Le président : Merci, mesdames. Il ne nous reste plus qu’une minute, alors j’aimerais savoir si Mme Bouka souhaite répondre à la question de la sénatrice Lankin.
Mme Bouka : Absolument. Certaines initiatives ont aussi une portée régionale. Mme Zahar a parlé de la région du Sahel. Une de ces organisations est le Réseau ouest-africain pour l’édification de la paix, ou WANEP. Il ne s’agit pas d’une organisation propre à un pays, mais d’un réseau d’organismes qui travaillent avec des organisations régionales, comme la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, qui représente les communautés d’Afrique occidentale, mais aussi avec des organisations représentant les communautés d’Afrique de l’Est. Ils ont des cadres et des instruments régionaux dont l’objectif est de mettre en œuvre le Programme sur les femmes, la paix et la sécurité dans leur région, et certains de ces travaux sont soutenus par divers partenaires.
Au bout du compte, à l’instar du mouvement féministe des années 1990, il faut créer des synergies pour la participation des femmes — entre différents pays, mais aussi entre différentes régions. Je pense que le Réseau ouest-africain pour l’édification de la paix est un parfait exemple de ce qu’il est possible d’accomplir lorsque les femmes sont habilitées non seulement à travailler dans leur propre pays, mais aussi à se regrouper, à s’entraider et à échanger des idées et des stratégies. La création de réseaux transnationaux produit des résultats remarquables.
Le président : Merci beaucoup. Au nom du comité, j’aimerais remercier mesdames Bouka et Zahar d’être venues témoigner aujourd’hui. La discussion a été très enrichissante. Je pense que nous en avons tiré de bonnes conclusions.
Lorsque nous nous réunirons demain matin à 11 h 30, nous accueillerons l’ambassadrice pour les femmes, la paix et la sécurité.
(La séance est levée.)