LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DE L’AGRICULTURE ET DES FORÊTS
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le jeudi 29 septembre 2022
Le Comité sénatorial permanent de l’agriculture et des forêts se réunit aujourd’hui, à 9 heures (HE), avec vidéoconférence, afin d’examiner, pour en faire rapport, l’état de la santé des sols au Canada.
Le sénateur Robert Black (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Bonjour, honorables collègues. Je voudrais commencer en souhaitant la bienvenue au comité et également aux personnes qui suivent nos délibérations en ligne.
Je m’appelle Robert Black, sénateur de l’Ontario et président du comité. Ce matin, le comité tient sa troisième séance publique dans le cadre de son étude visant à examiner, pour en faire rapport, l’état de la santé des sols au Canada. Avant d’entendre les témoins, je voudrais commencer en demandant aux sénateurs et sénatrices de se présenter, en commençant par la vice-présidente.
La sénatrice Simons : Je suis la sénatrice Paula Simons. Je représente l’Alberta et suis originaire du territoire visé par le Traité no 6.
La sénatrice Petitclerc : Je suis la sénatrice Chantal Petitclerc, du Québec.
Le sénateur Marwah : Bonjour. Je suis le sénateur Sabi Marwah, de l’Ontario.
Le sénateur Klyne : Bonjour. Je suis le sénateur Marty Klyne, du territoire visé par le Traité no 4, en Saskatchewan.
La sénatrice Duncan : Bonjour. Je suis la sénatrice Pat Duncan, du Yukon et du territoire traditionnel de la Première Nation des Kwanlin Dün et du Conseil des Ta’an Kwäch’än.
Le sénateur Cotter : Bonjour. Je suis le sénateur Brent Cotter, de la Saskatchewan.
Le président : Je vous remercie, honorables collègues. Je suis ravi de vous voir ce matin.
Nous recevons deux groupes de témoins aujourd’hui. Celles du premier groupe comparaissent par vidéoconférence. Nous accueillons aujourd’hui Joann K. Whalen, professeure James McGill de science du sol, de l’Université McGill, et Marie-Élise Samson, agronome et professeure adjointe en sciences du sol, de l’Université Laval.
Je vous invite à présenter vos exposés. Vous disposez chacune de cinq minutes, et nous commencerons par Mme Whalen. Quand il vous restera une minute, je lèverai la main, et quand il restera 10 secondes, je lèverai les deux mains. Je ferai de même pour nos questions, chers collègues, juste pour nous permettre d’avancer.
Sur ce, j’invite Mme Whalen à faire son exposé.
Joann Whalen, professeure James McGill de science du sol, Université McGill, à titre personnel : Je vous remercie beaucoup, sénateur Black.
Chers membres du Comité sénatorial permanent de l’agriculture et des forêts, je m’appelle Joann Whalen, professeure titulaire de science du sol à l’Université McGill. À ce titre, j’enseigne à des étudiants du premier et du deuxième cycle au sujet de la fertilité du sol et de l’utilisation des engrais, des engrais organiques, de la gestion écologique du sol et de la chimie environnementale du sol. En qualité de professeure James McGill de science du sol, je suis également titulaire d’une chaire de recherche dotée.
En tant que chercheuse, je me qualifie d’écologiste du sol, car je m’intéresse au fonctionnement du sol d’un point de vue holistique, considérant les multiples interactions dynamiques entre les composantes physiques, chimiques et biologiques qui créent un environnement favorable pour les cultures agricoles. Mes intérêts de recherche cadrent bien avec ma désignation professionnelle d’agronome enregistrée auprès de l’Ordre des agronomes du Québec à titre de membre 6554 depuis 2005. Dans le cadre de ma profession d’agronome, je sers les acteurs du secteur agricole en convertissant les connaissances scientifiques des chercheurs étudiant le sol et les cultures en applications pratiques à l’intention des agriculteurs du Québec et du reste du Canada.
Mon groupe de recherche est composé d’étudiants du premier et du deuxième cycle inscrits à l’Université McGill, de stagiaires, d’étudiants d’autres universités qui viennent se former à McGill, de postdoctorants, de scientifiques invités et de professionnels de la recherche. Nous effectuons des recherches sur la fertilité du sol, principalement dans les systèmes agricoles qui exigent l’application d’engrais. Nous nous intéressons aux sources organiques et inorganiques comme la chaux, les matières biologiques, des organismes biologiques comme des inoculants et les consortiums microbiens et d’autres additifs pour le sol et les cultures. Nous étudions la réaction du sol, des organismes qu’il contient, comme les micro-organismes, les nématodes et les vers de terre, et des plantes après l’application de substances pures et complexes dans le sol.
Ces recherches arrivent alors que de nombreux agriculteurs du Québec cherchent des moyens d’améliorer la santé de leur sol et se disent que les résidus organiques pourraient constituer une bonne solution. En effet, une plus grande quantité de résidus organiques sont maintenant disponibles pour une utilisation agricole, puisque le Québec avait anticipé que les lois sur les résidus organiques exigeraient que les villes et les industries améliorent leurs pratiques. Depuis 1972, le Québec a eu trois politiques de gestion des déchets, deux plans d’action sur les changements climatiques et plusieurs mesures afin d’atteindre, initialement, le but de n’envoyer au final aucun résidu organique dans les sites d’enfouissement ou à l’incinération en 2020. Cette échéance a été prolongée jusqu’au 31 décembre 2022, et cet objectif a mené à la construction d’installations de digestion anaérobique et de compostage d’envergure industrielle pour servir pratiquement toutes les municipalités du Québec.
En théorie, la gestion des résidus organiques s’inscrit dans une approche d’économie circulaire. Les aliments et les fibres récoltés dans les champs agricoles sont envoyés aux consommateurs, qui vivent dans les villes et les agglomérations. Les résidus sont ensuite ramassés dans le cadre de programmes municipaux de compostage et d’autres types de collecte, transformés afin d’en récupérer l’énergie, comme dans un digesteur anaérobique, ou compostés afin d’en réduire l’odeur et la masse pour les rendre plus faciles à gérer. Ils sont ensuite retournés à la ferme où ils servent d’engrais ou d’amendement de sol, apportant des éléments nutritifs aux cultures et renouvelant la matière organique du sol.
Ce processus cadre également avec le Plan d’agriculture durable du Québec, qui vise à aider les fermes à réduire l’apport en engrais nitriques et à augmenter le taux de matières organiques d’au moins 4 % d’ici 2030. Vu l’importance de la gestion des engrais nitriques dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre et le rôle des matières organiques dans la capture du carbone, les mesures que propose le Plan d’agriculture durable du Québec s’alignent bien avec l’objectif du gouvernement fédéral d’atteindre la carboneutralité d’ici 2050.
Au cours des 25 dernières années, mon groupe de recherche et moi avons examiné un éventail d’engrais : des engrais synthétiques, du fumier animal, du compost, du digestat et d’autres bioproduits issus des municipalités et des processus industriels. Nous avons constaté que les sous-produits municipaux et industriels contiennent des traces de métaux, des contaminants organiques, des pathogènes et des substances émergentes — comme des nanomatériaux et des nanoplastiques — qu’il faut gérer attentivement afin de prévenir les préjudices pour la santé humaine et l’environnement.
Nous possédons de l’expérience dans l’évaluation du risque que pose l’exposition aux contaminants pour les organismes vivant dans le sol. Par exemple, nous examinons la relation dose-effet dans le cadre d’étude sur l’écotoxicologie chez les vers de terre et les plantes, et évaluons le risque pour l’humain en recourant à des modèles d’évaluation du risque pour la santé humaine.
Bien que je me réjouisse de l’effort concerté déployé pour recycler les résidus organiques de divers secteurs du Québec, je me préoccupe de la présomption selon laquelle ces résidus devraient toujours être retournés aux terres agricoles. Je pense que nous devons être vigilants afin de maintenir les normes et les règles qui régissent l’application de matières fertilisantes qui peuvent contenir des substances pouvant poser un risque pour la santé publique ou l’environnement.
Je voudrais aborder deux autres points d’intérêt avec le comité.
D’abord, je vous rappelle que la santé du sol pour l’amélioration agricole est un sujet d’intérêt international. Je suis très au fait de la situation aux États-Unis, puisque je suis la première scientifique internationale de l’extérieur des États-Unis à être élue présidente de l’American Society of Agronomy.
L’American Society of Agronomy est une société scientifique internationale progressiste qui favorise le transfert de connaissances et de pratiques afin de soutenir l’agronomie mondiale. Elle fournit de l’information à ses membres et au grand public sur l’agronomie en ce qui concerne le sol, la production de cultures, la qualité de l’environnement, la durabilité écosystémique, la biorestauration, la gestion des déchets, le recyclage et l’utilisation consciencieuse des terres. Elle joue un rôle très actif dans l’élaboration de documents éducatifs pour un programme appelé Decode 6, lequel vise à démystifier le stockage du carbone dans le sol et à informer les conseillers agricoles et les agriculteurs des occasions qui s’offrent à eux de participer aux marchés du carbone à tous les égards.
Peut-être pouvons-nous tirer ou adapter quelques leçons de l’expérience américaine.
Le président : Je vous remercie beaucoup. Nous vous sommes reconnaissants de nous avoir fait part de vos observations, et nous sommes impatients d’en arriver à la période de questions. Madame Samson, la parole est à vous.
Marie-Élise Samson, agronome et professeure adjointe en sciences du sol, Université Laval, à titre personnel :
Merci beaucoup, sénateur Black. Mesdames et messieurs les sénateurs, je veux commencer par dire que j’approuve l’annonce de l’étude du Sénat sur l’état de la santé des sols au Canada. En plus d’être la source de 95 % des aliments que nous consommons, les sols jouent un rôle essentiel pour réglementer le cycle de l’eau et le climat, entre autres. Pourtant, leur état se dégrade à l’échelle mondiale.
Au cours des dernières décennies, plusieurs pays ont compris et reconnu l’importance de la santé des sols. En 2001, la France a mis sur pied le Réseau de mesures de la qualité des sols, un réseau basé sur l’échantillonnage de plus de 2 000 parcelles sur le territoire, mis à jour tous les 10 à 15 ans. Plus récemment, le programme conjoint européen sur la gestion des sols agricoles a été établi en 2020 pour renforcer les connaissances, les outils et une communauté de recherche intégrée pour favoriser une gestion des sols agricoles écoresponsable et durable.
Les sols sont à l’ordre du jour, et les pays qui élaborent des stratégies de gestion de cette ressource naturelle et non renouvelable le font de manière informée et stratégique. Le maintien ou l’amélioration de la santé des sols permettra aux pays d’atteindre leurs objectifs climatiques ambitieux et de garantir la durabilité et la résilience de leurs systèmes agroalimentaires et forestiers à long terme. Cette question gagnera en importance compte tenu de la croissance démographique et des effets des changements climatiques.
Mais ne vous méprenez pas, il faut du temps et des ressources pour étudier les sols. Tous les sols sont différents, et il n’y a aucune stratégie universelle pour améliorer la santé des sols, surtout au Canada. Le Canada est un pays vaste et variable en ce qui concerne le climat, les types de sols, la végétation, mais aussi la production agricole.
En 1995, on estimait que les sols agricoles de l’Est du Canada avaient perdu de 15 à 30 % de leur contenu en carbone organique depuis la première fois qu’ils ont été cultivés. Selon les résultats préliminaires d’une étude récente menée par le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation et l’Institut de recherche et de développement en agroenvironnement, les sols agricoles ont perdu d’importantes quantités de carbone au cours des dernières décennies, agissant ainsi comme une source de gaz à effet de serre pour l’atmosphère. Cette tendance s’explique principalement par la diminution du nombre de fermes laitières, entraînant une conversion des cultures pérennes en cultures annuelles ayant des valeurs commerciales élevées, telles que le maïs et le soja.
Le compactage est également un problème important pour les sols consacrés à des cultures annuelles. Dans des régions qui comptent une densité élevée de cultures annuelles, le compactage nuit actuellement à la productivité, à la résilience des sols et à la qualité de l’eau et de l’air. C’est sans mentionner la condition des sols noirs dans le Sud-Ouest du Québec, qui servent à la culture de la moitié de la production maraîchère de la province. Ces sols sont soumis à d’importantes pertes de matière dues à la minéralisation de la matière organique et à l’érosion éolienne. Si aucune mesure n’est prise pour préserver et régénérer ces sols, ils pourraient disparaître complètement d’ici 50 ans.
La bonne nouvelle, c’est que certains changements dans les pratiques de gestion des terres et de gestion agricole pourraient inverser ces tendances, améliorer la santé et la résilience de nos terres agricoles et contribuer à la lutte contre les changements climatiques grâce à la séquestration du carbone dans les sols.
Quelles quantités de carbone pourrions-nous séquestrer dans les sols agricoles du Québec? Les sols pourraient-ils contribuer à atteindre nos objectifs ambitieux de réduction des gaz à effet de serre? Eh bien, le ministère de l’Agriculture du Québec nous a récemment posé la question suivante à mes collègues et à moi. Nous avons dû répondre qu’il est actuellement impossible d’évaluer avec une exactitude raisonnable puisque cela dépend de l’état actuel des sols, et les données les plus récentes sur la santé des sols remontent aux années 1990. Cette étude tant attendue sur la santé des sols devrait donc être très utile aux chercheurs, mais aussi aux décideurs et contribuera sans doute grandement à changer la façon dont nous gérons nos terres.
Nous vivons dans une période de changements importants et plusieurs défis se profilent à l’horizon pour l’humanité. Des changements dans la manière dont nous traitons nos sols seront nécessaires pour assurer la souveraineté alimentaire et l’adaptation aux changements climatiques. Investir dans la santé de nos sols devrait être considéré comme une priorité pour des motifs économiques, sociaux et environnementaux, et tout cela commence par savoir les premières étapes à suivre.
Pour conclure, j’aimerais reprendre les paroles de M. Swaminathan, agronome et premier récipiendaire du Prix mondial de l’alimentation, qui a dit un jour : « Si l’agriculture va mal, rien d’autre n’aura de chance d’aller bien. » Et j’aimerais remercier le Sénat d’accorder aux sols l’attention qu’ils méritent. Merci.
Le président : Merci beaucoup. Je vous suis reconnaissant de vos remarques. Nous allons passer aux questions. Comme je l’ai signalé, chaque sénateur disposera de cinq minutes. Je vous donnerai un préavis d’une minute pour les intervenants et les questions. À l’approche de la fin, deux mains seront levées. Nous allons commencer avec la vice-présidente, la sénatrice Simons.
La sénatrice Simons : Je viens d’Edmonton, qui avait des plans extrêmement ambitieux pour une installation de compostage. Tout le monde à Edmonton trie consciencieusement leurs ordures. Je suis toujours fière d’avoir le meilleur compost dans mon bac de compostage. Je dis en quelque sorte : « Ceci est une très bonne peau de banane écologique et voici un bon noyau d’avocat. » J’ai donc été consternée de lire, il y a un mois, que la qualité du compost que produit la nouvelle installation de compostage de 42 millions de dollars de la Ville d’Edmonton n’est pas acceptable à des fins agricoles. Nous faisons essentiellement du compost qui est envoyé dans les sites d’enfouissement.
Je suis persuadée que ce n’est pas une situation unique. Que devons-nous faire pour nous assurer que tous les Canadiens qui, pleins de bonne volonté, compostent leurs déchets organiques ne le font pas seulement pour avoir bonne conscience, mais pour produire du compost qui a une certaine forme de valeur économique et scientifique? Madame Whalen?
Mme Whalen : Merci, sénateur Black, et merci, sénatrice Simons, de cette excellente question. Que devons-nous faire? Nous devons mettre en place des règlements au Canada. Ils sont gérés par l’Agence canadienne d’inspection des aliments en collaboration avec le Conseil canadien des ministres de l’Environnement. Ces entités ont également des interactions avec un grand nombre d’organismes locaux.
Nous établissons des normes très rigoureuses, car nous voulons produire des aliments de la meilleure qualité possible. Nous voulons que les aliments soient très sûrs. Nous voulons qu’ils aient la meilleure valeur nutritive, mais qu’ils soient les plus sûrs pour ne pas contaminer notre approvisionnement alimentaire. Nous devons éduquer la population sur ce qui se passe lorsque, par mégarde, des matières plastiques se retrouvent dans notre bac de compostage. On se dit souvent, « Cela ne causera jamais de problème, personne ne s’en apercevra ». La population doit savoir ce qui se passe lorsque des matières se retrouvent là où elles ne doivent pas être. On se dit souvent, « Cela ne causera pas de problème, la masse est trop dense, on ne s’en apercevra jamais. »
Malheureusement, durant le processus de compostage, les masses importantes deviennent plus petites, car c’est ce que le compostage fait : il décompose les matières. Tous les déchets organiques et l’eau disparaissent, mais les contaminants, les microplastiques comme les métaux et les matières organiques défavorables, restent dans le compost.
Que devons-nous faire? Nous ne voulons pas modifier les normes. Nous voulons veiller à ce que le compost demeure de la meilleure qualité possible afin que les aliments que nous produisons soient très sûrs et ne contiennent pas de matières impropres à la consommation qui pourraient représenter des risques. Parallèlement, toutefois, nous voulons continuer à encourager le compostage. Nous pourrions aussi chercher d’autres utilisations pour une partie de ce compost. S’il n’est pas tout à fait conforme à la réglementation pour être utilisé en sol agricole, utilisons ce compost pour, disons, la restauration de sites miniers. Ce serait formidable. Le transport par camion entraînerait des coûts supplémentaires, certes, mais ce compost pourrait servir à stabiliser les résidus miniers, ou à la décontamination d’anciennes zones industrielles. Il pourrait très bien convenir dans ces secteurs.
Nous devons être créatifs. Il faut plus d’éducation. Il est possible de valoriser ces déchets, de trouver une utilité aux pelures de bananes et d’avocats compostées que vous avez conservées et soigneusement placées dans votre bac à compost. Je vous remercie beaucoup pour cette question.
La sénatrice Simons : Merci beaucoup.
Mme Samson : Je pense que la réponse de Mme Whalen était plutôt complète. Je suis d’accord avec elle pour dire que nous devrions conserver ces normes, car elles ont une incidence sur les aliments que nous produisons. Toutefois, ces produits peuvent être utilisés de bien d’autres façons, et il faut trouver d’autres utilisations pour recycler cette matière organique. Je pense que c’est la voie à suivre.
Le président : Merci beaucoup.
Le sénateur Oh : Je remercie les témoins.
Le Canada est riche en ressources forestières. Selon L’état des forêts au Canada : Rapport annuel, les 362 millions d’hectares de forêt du Canada représentent 9 % des forêts mondiales et couvrent 40 % de la superficie totale du pays.
Quelle est l’importance des forêts pour la santé des sols au Canada, notamment sur le plan de la conservation des sols et de la séquestration du carbone? De quelle façon les scientifiques et les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux du Canada collaborent-ils sur les questions relatives à la santé des sols forestiers?
Mme Whalen : Merci beaucoup, sénateur Oh. C’est une excellente question. Le Canada a une ressource extraordinaire. Notre forêt boréale est vaste et immense. On trouve des forêts mixtes d’arbres à feuilles caduques et de conifères dans tout l’intérieur et sur la côte de la Colombie-Britannique. Nous avons d’immenses ressources forestières.
Les forêts — les arbres et les branches — sont en soi une source de séquestration du carbone. Cela dit, sénateur, vous avez raison de dire que le sol où poussent ces arbres comprend une épaisse couche de matières organiques qui contribue à la séquestration du carbone.
Que faisons-nous pour protéger les forêts et favoriser leur croissance et leur capacité de stocker le carbone pour nous? Évidemment, comme nous le savons, cela cadre très bien avec les objectifs de carboneutralité du gouvernement du Canada. Je pense que tous les territoires et toutes les provinces ont un plan d’action pour les forêts. Mon travail est davantage lié à l’agriculture, mais certains chercheurs que je connais font de la recherche et de l’excellent travail, notamment pour documenter les bassins et puits de carbone en milieu forestier et pour mesurer les gains grâce à des mesures directes, des travaux expérimentaux et des modèles. Nous sommes enthousiasmés par la possibilité d’inclure nos forêts dans l’inventaire national en appui à nos objectifs de séquestration du carbone et de carboneutralité.
Je cède maintenant la parole à ma collègue, Mme Samson.
Mme Samson : Merci beaucoup. Je suis également agronome, et l’agronomie est mon champ de recherche. Cela dit, nous savons tous que le levier le plus important dont nous disposons au Canada pour la séquestration du carbone dans les sols n’est pas uniquement lié à la gestion des sols agricoles, mais bien à la gestion de l’ensemble des terres. Comment gérons-nous nos forêts et nos milieux humides? Nous avons énormément de milieux humides extrêmement riches en carbone. Donc, la question est la façon de gérer les terres, ainsi que le remplacement des cultures pérennes par des cultures en rang, et cetera. Voilà le genre de chose qui aurait la plus grande incidence sur les stocks de carbone dans le sol à l’échelle du pays.
Mes travaux ne portent pas sur la forêt, mais cela devrait être une priorité, surtout depuis que nous savons que les changements climatiques entraîneront une hausse de la température du sol. Cela signifie que le sol commencera à perdre plus de carbone et qu’il commencera probablement à être une source de carbone. Ce sont des questions que nous devrions aussi étudier.
Le sénateur Klyne : Bienvenue à nos témoins. Nous avons accueilli bon nombre d’excellents témoins au cours des dernières séances. On nous a parlé des pratiques de gestion des sols recommandées pour augmenter le rendement et gérer la dégradation des sols. Nous avons également beaucoup entendu parler de rendement des cultures, d’efficacité de la gestion des intrants et des coûts de production. Pour bon nombre d’agriculteurs, ce sont des façons tout à fait sensées de mesurer le succès et d’optimiser le potentiel de profits à moyen terme.
Il y a toutefois des défis à moyen et long terme. Que faut-il dire ou faire pour aider les agriculteurs à comprendre l’importance d’adopter des pratiques de gestion des sols qui contribuent aussi au maintien des profits et, s’ils ne les adoptent pas, à comprendre les répercussions? À cet égard, il convient de faire connaître les conséquences douloureuses de l’inaction face à ces défis. Il y a une crise qui se dessine à l’horizon.
Concernant toutes les mesures possibles, pour revenir aux composts et à la séquestration du carbone dont on a fait mention, existe-t-il d’autres innovations à l’horizon? Je pense à Soileos, un engrais à base de micronutriments qui est positif pour le climat. Il est fabriqué par recyclage valorisant d’écales de pois, de lentilles et d’avoine, des sous-produits de la transformation des aliments. Cela permet d’augmenter le rendement des cultures, d’améliorer la santé des sols, de restituer du carbone dans le sol et de réduire l’utilisation d’engrais nitrique dans les années à venir.
Que devons-nous donc dire ou faire pour inciter les retardataires à adopter ces pratiques de gestion efficaces et ainsi prévenir la dégradation des sols? Y a-t-il des innovations à l’horizon?
J’ai également aimé le commentaire sur les différentes régions, les vastes territoires du pays et du Canada et le fait que tous les sols ne sont pas identiques. Je sais que les sols de la Saskatchewan sont très différents de ceux des autres provinces. A-t-on des bases de données sur les meilleures pratiques de gestion par région?
Mme Samson : Je vous remercie beaucoup de la question. C’est une excellente question, car comme vous l’avez indiqué, les sols sont très différents selon qu’on se trouve dans l’Ouest ou dans l’Est du pays, et la production agricole est différente aussi. Il est même difficile de convaincre les producteurs d’adopter des pratiques de gestion bénéfiques. Il faut pratiquement adapter les pratiques de gestion à chaque champ cultivé. Dans l’Ouest, par exemple, l’abandon de la jachère d’été et l’adoption de la culture sans travail du sol ont permis d’améliorer la santé du sol, ce qui a contribué à la séquestration du carbone dans le sol, et cetera. Au Québec, où les conditions sont beaucoup plus froides et plus humides, la culture sans travail du sol n’augmente pas nécessairement les stocks de carbone organique du sol.
Il faut donc chercher d’autres stratégies de gestion pour améliorer le rendement et les stocks de carbone organique du sol. Cela ne veut pas dire que nous devrions labourer nos sols, au Québec, mais il faut innover et trouver les bonnes stratégies pour chaque champ. Le défi des producteurs et des agronomes est, en partie, de trouver les bonnes stratégies.
Dans l’ensemble, juste pour glisser un mot sur l’innovation, il y aura de l’innovation, bien sûr. Les industries veulent jouer un rôle et faire de l’argent. Toutes ces innovations doivent faire l’objet d’une analyse du cycle de vie pour déterminer si la production de ce produit entraîne aussi des émissions de gaz à effet de serre, et si cela a permis de séquestrer du carbone, en fin de compte.
Cependant, ce qu’il faut garder à l’esprit, c’est que la meilleure façon d’augmenter la teneur en carbone des sols est de couvrir le sol de végétaux le plus possible, dans le temps et dans l’espace, car les végétaux séquestrent le carbone. Je pense en effet que c’est la meilleure stratégie. On parle de cultures de couverture, par exemple; c’est une excellente stratégie. Les zones tampons et l’agroforesterie, notamment, sont de très intéressantes stratégies, plus que les innovations qui nécessitent la fabrication de produits biologiques.
Le président : Merci. Je vais utiliser ma prérogative, en tant que président, pour demander à Mme Whalen de commenter aussi.
Mme Whalen : Je vous remercie beaucoup. Je veux revenir à la formidable question du sénateur Klyne sur les conséquences douloureuses. Où se manifesteront-elles?
Nous cherchons ces temps-ci des façons d’offrir une solution aux producteurs. Nous leur disons qu’ils font beaucoup de bonnes choses, mais que nous aimerions les payer pour en faire davantage. Nous essayons de trouver des façons d’y parvenir, en particulier aux États-Unis, où l’on a déjà commencé à rémunérer les producteurs qui stockent plus de carbone dans les sols et qui émettent moins de gaz azotés lors de l’utilisation d’engrais. Une des façons de favoriser l’adoption de ce processus n’est pas de le rendre pénible, mais agréable. Injectez de l’argent.
Deuxièmement, je tiens à dire à tous que je témoigne depuis l’Université Mohammed VI Polytechnique située à Ben Guerir, au Maroc, en Afrique du Nord. J’ai pris un congé sabbatique d’un an de l’Université McGill et je suis ici à titre de professeure affiliée honoraire de l’African Genome Center. Étant donné les graves problèmes qu’on observe en Afrique, notamment la pauvreté et l’insécurité alimentaire, nous adoptons des approches novatrices pour accroître l’équilibre et la résilience des sols fragilisés et surexploités.
En Afrique, l’écart de rendement que l’on constate ne cesse de se creuser, car la santé des sols se détériore dans ces pays surpeuplés. Les agriculteurs sont confrontés à la salinisation liée à l’irrigation inadéquate, à la désertification découlant du surpâturage et de la déforestation et, plus généralement, à la pollution des sols en raison de mauvaises conditions sanitaires.
Nous essayons de travailler avec la population locale pour leur apporter des solutions novatrices, notamment les agents microbiens agricoles. Il s’agit de produits naturels qui améliorent la croissance des cultures en Afrique. L’utilisation de biostimulants, d’inoculants et d’autres substances biologiques pouvant être ajoutées au sol en toute sécurité ont permis d’obtenir des améliorations remarquables du rendement sans utilisation d’engrais synthétiques. Cette technologie, qui est adoptée ici en Afrique, a aussi un énorme potentiel. Elle me rappelle Soileos, le produit que le sénateur Klyne a mentionné.
Nous devons continuer à tout faire de la bonne façon, comme ma collègue Mme Samson l’a mentionné, mais il est toujours possible d’innover et d’adopter des approches biotechnologiques. Je pense que c’est ce qui permettra de rétablir les sols en Afrique.
[Français]
La sénatrice Petitclerc : Ma question s’adresse aux deux témoins. Vous avez toutes les deux parlé de votre implication et de vos connaissances à l’échelle internationale. J’essaie de me situer par rapport à l’endroit où se trouve le Canada à l’échelle internationale, non seulement en ce qui concerne l’état de santé actuel de nos sols, mais aussi en ce qui concerne ce que nous faisons pour améliorer la situation. Sommes-nous dans la moyenne, sommes-nous en avance, ou avons-nous du rattrapage à faire? Vous avez dit plus tôt que la dernière grande étude que nous avons faite remonte aux années 1990. Sommes-nous des leaders en la matière? Pourriez-vous nous donner une idée d’où nous en sommes?
[Traduction]
Mme Whalen : Merci beaucoup, sénatrice Petitclerc. C’est une très bonne question. Où en est le Canada? Comment le Canada est-il perçu dans ce domaine?
Ce que je peux vous dire, c’est que le Canada est un chef de file pour un certain nombre d’initiatives. J’assurerai d’ailleurs la présidence d’une rencontre internationale sur la matière organique du sol. La rencontre se tiendra au Canada d’ici deux ans; le lieu reste à déterminer. C’est à l’occasion de ma dernière visite en Corée qu’on m’a demandé d’organiser cette rencontre, en raison de la réputation des pédologues canadiens et de l’intérêt et du leadership manifestés par le Canada pour ces questions, notamment la gestion des matières organiques du sol.
Je dirais aussi, par rapport aux efforts de contrôle des niveaux d’engrais nitrique dans les fermes pour éviter la contamination de l’environnement, et à notre position sur d’autres formes de gestion des engrais, que le Canada est un chef de file de ce qu’on appelle une « démarche de gérance des éléments nutritifs ». Nous sommes donc des précurseurs de cette approche améliorée de gestion des éléments nutritifs.
À l’African Genome Center, je travaille avec un certain nombre de collègues canadiens. Je ne peux me prononcer sur mon propre travail, mais la générosité dont font preuve mes collègues pour aider les gens et les populations qui ont si désespérément besoin de solutions me montre encore une fois que le Canada est capable d’être à l’avant-plan de l’innovation axée sur le rétablissement de la santé des sols. J’en suis profondément convaincue.
La dernière chose qui me rend extrêmement fière d’être une pédologue canadienne, c’est que nous avons récemment gagné le privilège d’accueillir le Congrès mondial des sciences du sol pour la deuxième fois, ce qui est presque du jamais vu. Habituellement, une telle occasion ne se présente qu’une fois. Le Canada est un petit pays, mais il est très respecté dans ce domaine. Le congrès aura lieu à Toronto, en 2030. Je vous remercie.
Mme Samson : Merci beaucoup, madame Whalen. C’est une excellente réponse. Nous pouvons être fiers de ce que nous faisons au Canada. J’ai l’impression qu’on entend de plus en plus parler des sols, de l’importance des sols et du potentiel des solutions climatiques basées sur les sols. C’est formidable.
Notre seul désavantage, par rapport à quelques autres pays, est le manque de données. Avoir des données est particulièrement important au Canada, étant donné sa taille et sa diversité. Cela nous aiderait vraiment à déterminer les meilleures stratégies en fonction de conditions bioclimatiques précises. Au fil du temps, avoir plus de données sur les sols pourrait réellement nous aider à améliorer nos stratégies et à rendre les solutions encore plus pertinentes et adaptées aux régions.
Le président : Merci beaucoup.
Le sénateur Cotter : Madame Whalen et madame Samson, je vous remercie toutes les deux pour cette discussion très éclairante pour nous. J’ai trois petites questions, et j’espère avoir des réponses courtes. La première est pour vous, madame Whalen. Vous avez parlé des matières organiques. Dans un contexte sain, dans quelle mesure les matières organiques peuvent-elles contribuer à la revitalisation des sols, en particulier à des fins agricoles?
Ma question pour Mme Samson est la suivante : vous avez dit qu’on ignore combien de carbone pourra être séquestré à l’avenir. Pouvez-vous quantifier cela, même sans donner de chiffre? Diriez-vous que ce serait une quantité substantielle, modeste, ou remarquable?
Ma troisième question s’adresse à vous deux. Selon d’autres témoins, concernant la régénération des sols au Canada, certains acteurs adhèrent rapidement, et d’autres, plus lentement. Cependant, un nombre important de producteurs agricoles, généralement de grande taille, ont tardé à adhérer ou ne l’ont pas fait. Ma préoccupation, c’est que votre enthousiasme à l’égard des progrès réalisés en sciences des sols ne semble peut-être pas se traduire par des actions concrètes sur le terrain. Merci.
Le président : Nous laissons Mme Samson répondre en premier.
Mme Samson : Merci énormément, sénateur Black. Oui, des estimations s’appuyant sur des modèles pour le Canada évaluent effectivement la quantité de carbone qui pourrait être séquestrée dans le sol. Toutefois, comme je le disais, on se base toujours sur l’état actuel du sol et sur son potentiel à séquestrer plus de carbone. Je dois dire que, selon les données recueillies en 1995, nous avons estimé que le sol — à tout le moins celui du Québec — détenait le potentiel de séquestrer du carbone. Les sols ont perdu du carbone, alors ils pourraient en séquestrer du nouveau. Ce pourrait s’avérer fort intéressant. Nous sommes presque rendus au point où le fait de retourner le carbone qu’ont perdu les sols en 1995 pourrait compenser toutes les émissions de gaz à effet de serre provenant de l’agriculture, par exemple.
Je ne suis pas à l’aise de m’avancer ainsi parce que les estimations sont considérables. Je veux que vous compreniez qu’il pourrait s’agir d’une excellente solution, mais il ne faut pas en conclure qu’il faut arrêter notre transition vers des énergies plus vertes. La séquestration sert simplement à faciliter la transition et à réduire les gaz à effet de serre dans l’atmosphère pendant que nous délaissons les énergies fossiles.
Pour ce qui est de la deuxième question, peut-on me rappeler en quoi elle consistait?
Le sénateur Cotter : Elle portait sur les intervenants qui réagissent lentement aux nouvelles méthodes dans le monde agricole.
Mme Samson : Oui, c’est aussi un élément de taille. Je crois que Mme Whalen a dit plus tôt que le financement pourrait aider. Il va de soi que l’argent pourrait aider. Nos agriculteurs travaillent très fort et font de leur mieux. Ils obtiennent toutefois beaucoup de renseignements de toutes sortes de sources. Ils ne gagnent pas toujours un salaire adéquat pour leur travail, alors si on leur demande d’en faire davantage, d’essayer une nouvelle méthode et de prendre des risques... Le fait d’essayer les cultures couvre-sol comporte des risques. Il se peut que la pratique ne fonctionne pas pour un agriculteur et qu’il finisse par perdre plus d’argent et tout ce qu’il possède.
Par conséquent, il y a moyen de mieux épauler les agriculteurs. Donnons-leur de l’argent ou accès aux experts, au savoir et aux autres ressources pour les aider pendant la transition. On nous dit que, une fois qu’ils essaient de nouvelles méthodes, ils y prennent goût. Ils constatent une différence, ce qui les comble. Ils doivent cependant franchir une étape, et je crois que nous devons en faire davantage pour les aider à la franchir.
Le président : Merci. Madame Whalen, veuillez répondre en deux ou trois minutes tout au plus.
Mme Whalen : Oui, bien entendu. Permettez-moi de répondre à la toute première question du sénateur Cotter. Je peux vous fournir un nombre aujourd’hui même. Pour maintenir le niveau de matière organique dans un sol qui est continuellement cultivé, ce sol doit recevoir approximativement 30 tonnes de matière organique par hectare environ tous les trois ou quatre ans. Cette quantité aidera grandement à maintenir le niveau approprié. C’est la recommandation — la règle générale — que nous appliquons au Québec.
Pour ce qui est de la réaction des agriculteurs aux diverses méthodes, je poserais cette question : pourquoi réagissent-ils lentement ou rapidement? Certains aiment s’adapter à de nouvelles situations. Je recommanderais d’adopter un modèle qui ressemble davantage à celui des États-Unis. Le modèle américain est régi par une loi globale — le Farm Bill — prévoyant une somme d’argent distribuée uniformément aux personnes en ayant besoin aux États-Unis afin de cibler des mesures très précises. Les fonds ont d’abord servi à retirer les sols très dégradés de la production agricole dans le cadre du Conservation Reserve Program. L’argent provient d’une enveloppe du gouvernement fédéral et est distribué dans les diverses régions afin de répondre aux besoins recensés. Nous pourrions créer un programme similaire au Canada, qui prendrait une forme quelque peu différente : nous pourrions cibler la diminution des gaz à effet de serre ou la séquestration du carbone. À l’heure actuelle, bien franchement, le système canadien s’apparente à un salmigondis. Le Québec impose ses règles, et l’Ontario en impose d’autres. Certaines provinces sont dotées d’un système de crédits de carbone et d’autres, non. Si le gouvernement fédéral faisait preuve d’un peu de leadership et créait un système global pour orienter toutes les administrations, le pays s’en verrait grandement avantagé. Un tel système inciterait les agriculteurs à adopter ces mesures qu’ils savent vouloir essayer, et ils recevraient de l’argent en contrepartie.
Le sénateur Marwah : Je remercie les témoins de leurs commentaires. Madame Whalen, je vous félicite pour votre élection au poste de présidente de la American Society of Agronomy.
À la lumière de la perspective générale que vous offre ce rôle, y a-t-il des pratiques ou des mesures stratégiques aux États-Unis ou dans d’autres pays que vous recommanderiez au Canada d’adopter ou auxquelles le Canada n’accorde pas assez d’attention? Vous avez effleuré certains éléments dans vos observations, mais je vous saurais gré d’être plus précise. Madame Samson, si vous pouviez répondre à ces mêmes questions, ce serait utile. Merci.
Mme Whalen : Sénateur Marwah, je vous suis très reconnaissante de votre question. J’aimerais aussi vous remercier de vos félicitations. L’American Society of Agronomy est une formidable organisation. Elle compte 8 000 membres aux États-Unis et ailleurs, et elle offre de la formation à 14 000 agronomes professionnels dans le cadre du programme Certified Crop Adviser, ou le programme de conseillers accrédités en cultures.
Parmi les services d’une efficacité inouïe qu’elle fournit, mentionnons que l’organisation que je représente fait la prestation d’un programme pédagogique très poussé. Je crois qu’un tel programme nous aiderait énormément. Le Canada compte des associations professionnelles en agronomie, en science du sol, en malherbologie et dans d’autres disciplines, mais nous ne travaillons pas toujours ensemble. Nous évoluons plutôt en vase clos. Il serait utile que nous nous regroupions de façon plus concertée; l’Institut agricole du Canada pourrait prendre une nouvelle forme puisqu’il a déjà joué ce rôle. Grâce à cet effort concerté, le système américain est en mesure de regrouper des ressources pour des initiatives comme Decode 6, leur programme pédagogique formant tous les conseillers en cultures. Ces conseillers sont les experts sur le terrain qui interagissent directement avec les agriculteurs et qui les informent sur le fonctionnement des programmes, sur le retrait de parcelles de terre de la production en échange d’une somme d’argent, sur la façon de protéger la qualité de l’eau, et cetera.
Le Canada profiterait grandement d’une approche davantage intégrée garantissant des liens renforcés entre la science du sol et les autres disciplines.
J’aimerais maintenant céder la parole à Mme Samson, pour qu’elle formule ses commentaires.
Mme Samson : Oui, merci beaucoup, madame Whalen. J’aimerais renchérir sur cette réponse, à tout le moins pour parler de ma propre expérience qui s’applique au Québec, mais peut-être pas ailleurs au Canada. Par exemple, la formation que reçoivent les agronomes et l’endroit où ils travaillent ne favorisent pas toujours la santé des sols. Les agronomes étudient la phytologie, savent quelle quantité d’engrais devrait être épandue dans chaque champ et donnent des recommandations sur les engrais. Or, la majorité d’agronomes n’est pas en mesure d’attraper une pelle, de se rendre sur le terrain et de travailler avec un agriculteur à des stratégies intégrées pour améliorer la santé des sols, notamment. Si je me fie à mon expérience et à ma perspective, je dirais que le transfert de connaissances est lacunaire. Oui, les agriculteurs ont besoin de ce soutien pour améliorer leurs pratiques. Ils doivent être accompagnés.
Le président : Merci beaucoup.
La sénatrice Simons : Madame Whalen, sachant que vous vous trouvez au Maroc en ce moment, j’ai été portée à réfléchir à la région qu’on appelle le Sahara du Nord, une région désertique qui était jadis densément boisée et qui servait de grenier à l’Empire romain. La Tunisie figurait parmi les plus grands producteurs céréaliers il y a 2 000 ans. Regardez ce qu’est devenu cet environnement. Nous croyons que la destruction des écosystèmes relève des temps modernes, alors que les êtres humains en étaient déjà fort capables il y a 2 000 ans.
De votre perspective depuis le Maroc, et dans le contexte des répercussions des changements climatiques sur le Canada, quelles leçons devons-nous tirer aujourd’hui que les Romains n’ont pas su apprendre il y a 2 000 ans? Je pense en particulier aux terres sèches dans la région du triangle de Palliser en Alberta et en Saskatchewan. J’imagine qu’il ne faut pas labourer de sel dans la terre — comme les Romains l’ont fait à Carthage —, mais avez-vous d’autres conseils?
Mme Whalen : Sénatrice Simons, j’aime beaucoup la perspective que vous adoptez et je vous suis reconnaissante de cette très intéressante question. En effet, quelles leçons pouvons-nous tirer? Les effets d’une mauvaise gestion des eaux figurent parmi les plus importantes. Encore aujourd’hui, je suis renversée quand je vois de l’irrigation par aspersion dans un désert ou une région aride. Je me couvre les yeux et me demande : « Pourquoi? Pourquoi appliquent-ils cette pratique? » Que pouvons-nous faire? Renseigner les intervenants. Les renseignements constituent toujours la réponse.
Nous devons assumer notre rôle. Nous détenons beaucoup de connaissances. Je connais des scientifiques qui ont travaillé pratiquement partout, sans se limiter aux frontières. Ils se sont rendus à d’innombrables endroits dans le monde où ils ont vu différentes réalités et essayé de faire une petite différence par les moyens à leur disposition.
Les scientifiques canadiens en science du sol font preuve de beaucoup de générosité. Ils se rendent constamment dans des régions pour déployer des efforts afin, par exemple, de mettre fin à l’érosion au Costa Rica ou d’instaurer des programmes de formation en fertilité des sols en Haïti. Des scientifiques canadiens ont mis le cap sur la Chine pour accomplir de formidables projets et offrir des conseils sur le reboisement de régions sujettes à l’érosion ou à la perte de sols dans des pentes, entre autres. Ils ont toutefois recours à des techniques appropriées parce qu’il n’existe pas de solution unique, comme ma collègue Mme Samson l’a mentionné.
Que pouvons-nous faire au Canada à proprement parler? Nous pouvons cerner les régions connaissant des problèmes et les faire profiter de notre savoir et de nos ressources. Nous aimerions que l’approche ne soit pas exclusivement hiérarchique, du haut vers le bas. Nous prônons plutôt que les communautés cernent les problèmes et se disent « Nous croyons que la région connaît un problème » ou « Nous ne sommes pas vraiment satisfaits de cet aspect. » Si le gouvernement du Canada et le Sénat du Canada pouvaient nous aider à lancer une initiative communautaire, les scientifiques en science du sol feraient de leur mieux, sur le terrain, pour offrir leur aide dans les régions où une attention particulière s’avère nécessaire. Merci beaucoup.
Mme Samson : J’abonde tout à fait dans le sens des dernières phrases de Mme Whalen. Bien entendu, nous reconnaissons que les agriculteurs doivent être impliqués dès le début du processus; même si nous trouvons toutes sortes de solutions, au bout du compte, la décision de les adopter ou non leur revient. Une grande partie de la solution réside dans le développement de solutions scientifiques s’appuyant sur leurs besoins et sur des méthodes qu’ils sont prêts à mettre en application.
Le président : Merci, madame Samson.
Le sénateur Oh : Ma question en est une complémentaire pour Mme Whalen. Vous avez mentionné un partenariat avec la Chine. J’ai remarqué que la Chine déploie des efforts vigoureux et minutieux pour la revitalisation de la santé des sols, y compris dans les terres désertiques. Vous avez dit que les scientifiques ne connaissent pas les frontières. Coopérons-nous avec de nombreux pays de diverses régions du monde?
Mme Whalen : Merci, sénateur Oh. Je peux seulement me fier à ma propre expérience, mais je me suis souvent rendue en Chine. J’ai vu certaines des terres désertiques qui se font reverdir. Je suis allée au plateau de Loess, où j’ai admiré la façon dont on a rebâti une région qui était complètement érodée. Toute la matière s’écoulait dans les cours d’eau, et des crevasses et des ravins très profonds se creusaient. Grâce aux efforts, le terrain abrite à nouveau une terre arable et essentielle.
Bien entendu, de tels efforts exigent une grande part de coopération. Lorsque nous nous rendons en Chine, notre rôle consiste surtout à fournir des conseils. Nous ne voulons pas tenter d’imposer une façon de faire aux agriculteurs chinois. Nous voulons plutôt connaître leur opinion pour que nous les aidions ensuite à trouver la solution.
C’est vrai, nous sommes allés en Chine. Je me suis rendue en Indonésie, en Afrique, en Amérique du Sud — dans de nombreux endroits différents. Certains de mes étudiants viennent de l’Afghanistan et m’ont décrit les problèmes de sol dans leur pays natal. Grâce à la formation et aux visiteurs internationaux qui viennent se former au Canada — et grâce à nos visites dans leurs pays —, nous tentons de bâtir un réseau international de scientifiques en science du sol pouvant collaborer de façon très conviviale. Ces initiatives ne se limitent pas à l’Université McGill. Je suis sûre que d’autres projets sont en cours à l’Université Laval.
Mme Samson : Oui, bien entendu, notre plan pour la prochaine année comprend de bâtir une structure pour internationaliser la recherche. Effectivement, c’est également un grand champ d’intérêt à l’Université Laval.
Le sénateur Oh : La prochaine fois que vous irez en Chine, faites-le-moi savoir et je vous accompagnerai. J’aimerais voir les terres se faire verdir. Merci beaucoup.
Mme Whalen : Merci beaucoup. Les céréales verdiront notre environnement.
Le président : Mesdames Whalen et Samson, je vous remercie de nous avoir prêté main-forte pour notre étude aujourd’hui. Nous vous sommes grandement reconnaissants de vos commentaires et de vos conseils. Notre temps de parole se limite à cinq minutes pour que chacun puisse participer aux échanges, et je vous remercie d’avoir tous partagé le temps qui vous était imparti. Encore une fois, merci, madame Whalen, d’avoir échangé avec nous depuis le Maroc. Nous vous en sommes reconnaissants.
Chers collègues, nous allons entamer notre deuxième heure de témoignages de témoins. Nous accueillons dans notre deuxième groupe de témoins M. Christopher Burn, professeur émérite de géographie à l’Université Carleton. Je vous remercie de comparaître devant nous en personne aujourd’hui. Nous recevons également M. Sean Smukler, professeur agrégé en biologie appliquée et science du sol à l’Université de la Colombie-Britannique. Vous vous êtes sans doute levé très tôt, monsieur Smukler. Merci d’être parmi nous. Nous allons écouter la déclaration liminaire de M. Burn, qui sera suivi de M. Smukler.
M. Burn : Je vous remercie, monsieur le président et honorables sénateurs, de me donner l’occasion de me prononcer sur la condition des sols dans le Nord du Canada.
Les changements climatiques sont en toile de fond de presque toutes les discussions sur l’environnement dans le Nord, et l’état des sols ne fait pas exception. De nombreux sols de la région sont ancrés dans le pergélisol. En effet, les sols de la famille du gélisol, une catégorie propre au Canada, sont classés selon la présence de pergélisol dans les deux mètres supérieurs du sol.
Environ la moitié du Canada se trouve dans la région du pergélisol, et celui-ci est sous-jacent à environ le tiers de la surface. La différence est attribuable à la présence dans certaines régions à la fois de pergélisol et de sol non fondu, ce qu’on appelle la zone à pergélisol discontinu.
Il y a relativement peu d’agriculture commerciale dans le Nord et pratiquement pas de foresterie commerciale, mais les perspectives agricoles augmentent en raison des changements climatiques et des règlements de revendications territoriales. Par rapport aux changements climatiques, la saison sans gel se prolonge à certaines stations. À titre d’exemple, à Mayo, dans le centre du Yukon, la saison durait habituellement 71 jours de 1951 à 1980, et 91 jours de 1981 à 2010. Des signes indiquent que les précipitations augmentent, mais seulement tard dans la saison.
Les températures n’augmentent pas aussi rapidement en été qu’en hiver, ce qui signifie que la germination viable peut avoir lieu plus tôt au printemps, car le sol ne devient pas aussi froid en hiver qu’auparavant. Cela dit, sans l’utilisation d’engrais, les sols cultivés du Nord ne supportent que des cultures fourragères. Le défrichage de sols contenant du pergélisol entraîne généralement le dégel et l’affaissement du sol à mesure que la glace du sol fond. Parfois, l’affaissement entraîne de tels changements dans les nouveaux champs qu’ils deviennent inutilisables aux fins d’activités commerciales. Les agriculteurs des régions nordiques assument divers risques; les effets du dégel de la glace au sol en font partie.
En ce qui concerne les revendications territoriales, les accords définitifs permettent l’attribution de terres et facilitent le développement d’activités commerciales par les Premières Nations, y compris l’agriculture.
Néanmoins, les terres agricoles ne représentent qu’une infime partie du Nord. La préoccupation la plus urgente pour ce qui est de l’état des sols, c’est la grande quantité de carbone qui est présentement gelé et stocké dans nos cryosols. Au Canada, environ 400 milliards de tonnes de carbone reposent dans les trois mètres supérieurs du sol dans les régions pergélisolées. Cela représente environ 40 % du total mondial. Une grande partie de ce carbone se trouve dans les tourbières des basses terres de la baie d’Hudson, de la vallée du Mackenzie et de la plaine Old Crow, mais il s’est également accumulé dans d’autres sols. En comparaison, les émissions industrielles mondiales sont de 9 milliards de tonnes de carbone par an, et les émissions anthropiques canadiennes s’élèvent à 200 millions de tonnes de carbone par an. En raison du réchauffement climatique, le dégel du pergélisol entraîne la décomposition microbienne de la matière organique et la libération du carbone sous forme de CO2 et de méthane. Il suffit que nous perdions une fraction infime du carbone du sol pergélisolé pour que les avantages que nous retirons des réductions de nos émissions anthropiques annuelles, qui ne représentent que 0,05 % du stock de carbone du sol, s’annulent. On estime maintenant que les émissions dues au réchauffement du pergélisol dépassent l’augmentation de la production de biomasse et l’augmentation associée du stockage du carbone attribuable à des conditions de croissance plus favorables.
À l’échelle mondiale, on estime que la balance a basculé en faveur d’émissions dans le sol de 300 à 600 millions de tonnes de carbone par an. Vous remarquerez que cela dépasse déjà le taux des émissions anthropiques canadiennes. Cela s’est produit au cours des cinq à six dernières années. Nous avons un sérieux problème.
Malheureusement, le Canada n’y porte pas suffisamment attention. Il n’existe aucune initiative nationale coordonnée visant à déterminer l’ampleur du stockage du carbone dans le pergélisol, le taux des émissions, le taux de libération du carbone du pergélisol dans le sol en dégel, les conditions qui accélèrent l’émanation de ces émissions ou les mesures qui pourraient être prises pour atténuer la libération du carbone des sols pergélisolés.
L’an dernier, 19 des principaux scientifiques et ingénieurs canadiens spécialisés dans le pergélisol ont écrit au premier ministre en avril pour lui faire part officiellement de nos préoccupations sur cet enjeu. Nous avons cessé d’attendre une réponse. Je vous exhorterais à examiner cet enjeu en profondeur au cours de vos travaux, car il transcende les frontières provinciales et territoriales, mais aussi parce qu’il est essentiel que nous en comprenions les échelles de temps si nous voulons répondre adéquatement au changement climatique.
Merci.
Le président : Merci beaucoup.
Sean Smukler, professeur agrégé, Biologie appliquée et science du sol, Université de la Colombie-Britannique, à titre personnel : Merci. Bonjour à tous. Il est tôt pour moi et j’attends encore que le café fasse effet, mais je suis honoré d’être parmi vous aujourd’hui, et je vous félicite de prendre le temps d’étudier l’un des enjeux les plus importants que nous devons aborder de toute urgence pour assurer un avenir viable à notre planète, à nos enfants et aux générations à venir, à savoir la santé des sols.
Je m’adresse à vous depuis le territoire traditionnel non cédé du peuple Musqueam. Je m’appelle Sean Smuckler. Je suis agroécologiste et professeur agrégé à la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université de la Colombie-Britannique, ou UBC. Je suis aussi le directeur du Centre for Sustainable Food Systems et titulaire de la chaire d’agriculture et d’environnement de l’UBC. Ce dernier poste est financé en partie par le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation de la Colombie-Britannique afin de fournir des recherches concrètes aux agriculteurs de la province. Mon laboratoire a axé ses efforts sur le développement d’approches rentables pour évaluer la santé des sols et relever les pratiques pouvant l’améliorer, en particulier celles qui nous permettraient davantage d’atténuer les répercussions de la crise climatique et de renforcer la résilience de nos systèmes forestiers et agricoles. La santé des sols est un enjeu mondial crucial, mais dans les prochaines minutes, j’aimerais surtout vous parler de la situation britanno-colombienne.
La Colombie-Britannique est une étude de cas importante. Comme le veut le proverbe, nous sommes le canari dans la mine de charbon, et, espérons-le, un signal d’alarme pour le pays. Au cours de la dernière année, notre province a été ravagée par des feux de forêt, un dôme de chaleur mortel, la sécheresse, des inondations, et, plus récemment, le printemps le plus froid et le plus tardif depuis des décennies.
Ces événements ont mis en évidence notre manque de résilience. Nos recherches et celles de mes collègues donnent à penser que le renforcement de la santé des sols est essentiel pour renforcer la résilience et nous aider à atteindre nos objectifs de réduction des émissions.
Pour un aperçu plus détaillé du contexte britanno-colombien, je vous renvoie à un document que mes collègues et moi avons publié récemment plus tôt cette année, sous la direction du professeur Cornelis, Soil priorities in British Columbia.
Les types de sols de la Colombie-Britannique sont parmi les plus diversifiés au pays. L’exploitation forestière couvre assurément la majeure partie du territoire de la province. Nos systèmes agricoles, bien que de petite taille, sont incroyablement productifs et diversifiés, et, surtout, font face à d’incroyables pressions liées à l’urbanisation.
Il est clair que la santé des sols est importante dans notre province. Elle est essentielle à la résilience de nos territoires et au bien-être de nos sols. Nous avons commencé à évaluer la valeur de la santé des sols, mais pour quelque chose d’aussi important pour le bien-être de notre société, il est choquant de constater à quel point nous en connaissons peu sur l’état ou l’orientation de la santé des sols. En réalité, il nous faut mieux comprendre l’écosystème souterrain complexe et la façon dont il réagit à nos activités afin de gérer nos terres et améliorer la santé des sols.
La quantité limitée de données à notre disposition pose problème. Nous avons accès à des données provenant de certains sites ou systèmes seulement. Il n’existe aucun système de catalogage des données efficace. Elles sont en grande partie inaccessibles. Les données ont été recueillies par le biais d’un large éventail de paramètres et de méthodes. Ce manque d’homogénéité dans les paramètres nuit à notre capacité de comparer les données et de tirer des conclusions et des recommandations plus larges, ce qui est incroyablement important dans une province comme la nôtre où les conditions climatiques sont aussi diversifiées.
Récemment, mon laboratoire a publié l’une des rares analyses de l’évolution de la santé des sols. À l’aide d’un échantillonnage et d’une approche de modélisation, nous avons démontré que de 1984 à 2018, il y a eu une diminution alarmante de la matière organique au sol sur 61 % de l’un des territoires agricoles les plus vastes de la province.
Pour conclure, j’aimerais vous donner quelques recommandations clés. Nous devons changer notre conception de la gestion des terres. Nous devons mieux quantifier et relier la santé des sols à la productivité de nos exploitations forestières et agricoles, et nous devons commencer à élaborer des paramètres communs pour mesurer et rendre compte de la santé des sols. Nous devons absolument développer une base de référence pour l’état de nos sols. Merci.
Le président : J’aimerais remercier tous nos témoins. Nous allons maintenant passer à la période de questions avec les sénateurs. Je vous rappelle que vous disposez de cinq minutes. Je vous ferai signe lorsqu’il vous restera une minute afin que vous puissiez conclure.
La sénatrice Simons : Monsieur Burn, je dois dire que j’allais commencer par vous demander s’il était possible de cultiver des bleuets sauvages, des camerises, ou d’autres produits du genre dans le Nord, mais votre témoignage m’a arrêtée net. Le tableau que vous dressez est vraiment apocalyptique. Que se passera-t-il si le pergélisol continue de fondre à ce rythme? Peut-on faire quelque chose pour contrer la dissipation du pergélisol?
Auriez-vous l’amabilité d’envoyer une copie de la lettre que vos collègues et vous avez envoyée au premier ministre à ce sujet à la greffière, afin que notre comité en prenne connaissance?
M. Burn : Je vous remercie de votre question, sénatrice Simons. Nous vous remettrons certainement une copie de la lettre en anglais et en français.
C’est un problème existentiel. Il y a 20 ans, ce n’était pas un problème connu. On a commencé à en prendre connaissance il y a environ 10 ans. Nous savons maintenant que c’est quelque chose que nous devons anticiper.
D’un point de vue scientifique, la question est de savoir si cela deviendra un sérieux problème dans 10, 25 ou 70 ans. Nous avons une très mauvaise compréhension du délai au cours duquel ce processus commencera à affecter notre capacité à atténuer les concentrations de carbone dans l’atmosphère. Je ne peux donc pas réellement répondre à votre question, parce que je ne peux pas vous dire si ce problème se ressentira d’ici 5 ou 10 ans.
Cela dit, les effets se feront ressentir, à moins que nous n’empêchions l’augmentation de la température mondiale — dans le Nord-Ouest du Canada, la température augmente quatre fois plus rapidement que la moyenne mondiale. En 1970, la température annuelle moyenne était de -9,5 degrés à Inuvik. Elle est maintenant d’environ -6,5 degrés. À Whitehorse, la température a augmenté d’environ deux degrés au cours de la même période. Le réchauffement climatique est plus rapide dans le Nord que dans le Sud du Canada. À titre comparatif, la température à Ottawa a augmenté d’environ un degré au cours de cette période.
Nous avons dépassé le stade des discussions sur l’existence ou non des changements climatiques. Vous ne pouvez pas vous attendre à discuter avec qui que ce soit dans le Nord sans aborder le sujet.
Peut-on faire quelque chose? Si l’on ignore quand les effets de ce processus se ressentiront et quand le problème deviendra extrêmement grave, il est impossible de savoir s’il faut agir dès maintenant ou si l’on peut prendre du temps pour développer des stratégies. C’est l’enjeu principal, selon moi, pour ce qui est de notre réponse à ce problème. Cela dit, le problème fondamental, c’est qu’il s’agit d’un enjeu mondial. Nous détenons 40 % du carbone stocké dans le pergélisol. Les Russes en détiennent environ 50 % et les Alaskiens, environ 10 %. Nous avons besoin d’une coopération internationale, ce qui s’avère très difficile à l’heure actuelle. Néanmoins, c’est un sérieux problème.
Je suis désolé de dresser un tableau apocalyptique, mais je crains que la situation ne devienne très grave pour nos petits-enfants.
La sénatrice Simons : Comment se fait-il que le pergélisol soit un si grand puits de carbone? Je viens de l’Alberta. J’ai compris que la fonte du pergélisol poserait problème pour des choses telles que les routes en hiver et les pistes d’atterrissage pour les vols dans le Nord. J’ignorais qu’il était aussi important pour la séquestration du carbone. Qu’est-ce qui fait que le pergélisol est d’une telle qualité?
M. Burn : Le problème, c’est que, pendant de nombreuses années, le Nord a été une région où lorsque la matière organique cesse de croître à la fin de l’année, une partie de celle-ci reste près de la surface. Cela dit, pendant des milliers d’années, en raison de ce que l’on appelle la turbation périglaciaire des cultures — qui est associée au gel et au dégel des sols —, il y a une circulation dans le sol qui fait descendre une grande partie de ce carbone de la surface vers le pergélisol. Dans les parties plus au sud de la région, on voit souvent des poteaux de clôture être soulevés ou des pierres apparaître dans les champs.
Ainsi, depuis l’ère glaciaire, soit depuis environ 10 000 ans, ce sol s’est accumulé dans l’écosystème souterrain. C’est ce qui est libéré à l’heure actuelle, parce que le sol est en train de se dégeler. Par conséquent, ce qui s’est accumulé dans le sol pendant des milliers d’années est maintenant sujet à la dégradation par activité microbienne.
Le président : Pouvez-vous aborder le reste de votre question au deuxième tour? Merci.
La sénatrice Petitclerc : Ma question s’adressera également à vous, monsieur Burn. Si le temps le permet, j’aimerais avoir une réponse des deux témoins.
Ma question porte à la fois sur les solutions et les recommandations. Notre étude est très vaste, et nous voulons formuler des recommandations à la fin de celle-ci à l’intention du gouvernement fédéral. Comme nous l’avons entendu aujourd’hui, je crois que nous disposons de la science, des données — peut-être pas de toutes les données — et de l’expertise. Nous le savons, comme vous l’avez dit. Il semble que nos connaissances ne se transposent pas suffisamment en mesures et en solutions. Que devrions-nous recommander? Quel est le rôle du gouvernement fédéral? Est-ce l’éducation? Est-ce la sensibilisation? Un témoin a évoqué la possibilité de financement. Devrions-nous être plus prescriptifs et parler d’obligations, sinon de lois?
J’aimerais avoir une idée de ce que le gouvernement fédéral devrait offrir comme solutions.
M. Burn : Merci. Environnement et Changement climatique Canada est impliqué en partie dans cet enjeu par le biais d’une modélisation. La Commission géologique du Canada et Ressources naturelles Canada sont impliqués dans la découverte des contenus du sol dans certaines régions nordiques. Agriculture et Agroalimentaire Canada participe à certains de ces travaux, et la plus grande participation canadienne dans ce dossier a été celle d’un pédologue d’Agriculture et Agroalimentaire Canada, Charles Tarnocai, qui est maintenant à la retraite depuis de nombreuses années.
Le problème au sein du gouvernement fédéral, c’est qu’il n’y a pas qu’un ministère impliqué, et je ne sais pas si un ministère en particulier a décidé de prendre l’initiative dans ce dossier. Si vous me le permettez, monsieur le président, je serai franc. Je dirais que la difficulté dans ce cas-ci, c’est que le problème est tellement grave que si le grand public commence à le comprendre, il se demandera pourquoi il devrait faire quoi que ce soit pour réduire les émissions de carbone puisque nous sommes foutus de toute façon. Voilà, je pense, le problème politique. Le problème politique, c’est que si nous discutons trop de l’affaire, le grand public se dira : « Le pergélisol va créer un plus gros problème. Il invalidera tous nos efforts de réduction des émissions. »
C’est pourquoi il y a 20 ans, c’était un inconnu connu. Nous n’en parlions pas du tout. Vous vous souviendrez qu’au cours des premières années, de 2010 à 2015, la politique du Canada en matière de changements climatiques était très ciblée. Les émissions n’étaient pas la priorité qu’elles sont aujourd’hui.
Le problème, c’est que le pergélisol ne répond pas aux décrets du gouvernement. Il se comporte comme bon lui semble. Nous devons créer un environnement qui nous permettra de gérer le problème. Ce travail doit être réalisé par divers ministères au sein du gouvernement; il ne peut y avoir un seul organisme responsable. À l’heure actuelle, la recherche sur le pergélisol — qui était réalisée par le gouvernement fédéral par le passé — est réalisée de manière assez honorable par l’entremise des inventaires géologiques territoriaux à Whitehorse et à Yellowknife, de façon particulière. La capacité est aujourd’hui dispersée, ce qui représente un problème important, que vous pouvez certainement aborder.
M. Smukler : Il faut se mobiliser immédiatement. Madame la sénatrice, votre question est excellente. Je crois que nous en savons beaucoup. Nous pouvons désigner les pratiques à promouvoir à grande échelle. Nous devons communiquer l’importance de ces pratiques, non seulement à ceux qui gèrent les paysages, mais aussi à la population générale, afin que tous comprennent pourquoi elles sont essentielles, qu’ils puissent les appuyer et assurer leur financement. Il faut des mesures pour inciter les gestionnaires de ces terres à adopter ces pratiques.
Comme l’a dit mon collègue, si nous voulons ralentir les changements climatiques, nous devons aider les gestionnaires des terres à être plus résilients. Il faut reconnaître que la santé des sols est essentielle pour réduire les impacts de la crise climatique, mais de façon plus importante encore, pour bâtir un système plus résilient pour l’avenir.
Le sénateur Oh : Je remercie les témoins pour leur présence aujourd’hui. J’ai eu l’honneur de faire partie du Comité sénatorial spécial sur l’Arctique il y a trois ou quatre ans. Nous avons survolé l’Arctique. Lorsque nous sommes passés au-dessus du cercle arctique, on nous a donné un certificat pour nous situer. C’était en septembre. J’ai vu des arbustes et toutes sortes de végétaux qui poussaient et qui affichaient les belles couleurs de l’automne. C’est donc signe que la végétation peut pousser dans l’Arctique. On m’a dit qu’il n’y avait pas d’agriculture sur ces terres. Nous sommes capables de transformer un désert en un terrain vert; pourquoi l’agriculture est-elle impossible là-bas?
M. Burn : Merci, monsieur le sénateur. L’agriculture est présente, à environ 50 kilomètres de Whitehorse. Il y a une petite ferme près de Dawson City et l’une des grandes fermes des environs est gérée par la Première Nation des Tr’ondëk Hwëch’iné. La Première Nation des Na-Cho Nyak Dun a acheté une ferme qui se situe entre les deux. L’agriculture se fait à petite échelle, en partie parce que le marché est petit, mais aussi parce qu’il n’y a pas beaucoup de terres propices à l’agriculture, à cause du froid.
Avec les changements climatiques, la situation évolue et l’agriculture prend de plus en plus de place. En 2020, le gouvernement du Yukon a publié une deuxième politique sur l’agriculture; on encourage maintenant les gens à agrandir leur ferme et à élargir les zones de culture. On encourage aussi les personnes de l’extérieur à venir s’installer au Yukon.
Toutefois, le marché est petit, ce qui rend la situation plus difficile. Le Yukon compte entre 44 000 et 44 000 personnes. Ainsi, l’agriculture ne visera jamais une population de 34 millions de personnes, par exemple. L’échelle représente donc un enjeu.
De plus, les cultures qui poussent dans cette région ne sont pas les mêmes que celles qui poussent au sud. Il faut donc une certaine adaptation. Toutefois, l’intérêt pour l’agriculture fondée sur le sol — c’est-à-dire les cultures fourragères, surtout l’avoine et le foin — et pour l’agriculture non fondée sur le sol — l’élevage du poulet, du cochon, de l’oie et de la dinde — est très grand. Ces types d’agriculture connaissent un grand succès dans les marchés locaux. Il ne s’agit pas seulement d’une possibilité, mais bien d’un secteur agricole actif. Je ne veux pas que vous pensiez qu’il n’y a rien qui pousse dans cette région; l’agriculture n’est tout simplement pas aussi importante que dans les Prairies, par exemple.
Le sénateur Klyne : Je souhaite la bienvenue à nos experts. J’essaie de rester calme malgré ce que j’entends.
On parle souvent du manque de données. On reconnaît qu’il y a des différences entre les régions; bien sûr, il y a un certain chevauchement et des points de vue horizontaux sur ces éléments.
J’aimerais que vous nous parliez de ce qu’il faut dire ou de ce qu’il faut faire. Quels sont les obstacles auxquels nous faisons face? Que devons-nous dire ou recommander pour obtenir ces données? Nous parlons de stratégies, et M. Smukler a parlé de certaines recommandations, mais je ne comprends pas comment nous pouvons faire si nous n’avons pas de données pour améliorer les stratégies.
J’ai réalisé une chose en écoutant M. Burn. Les tables de concertation régionale seront tenues prochainement, et la participation du gouvernement fédéral de même que des gouvernements provinciaux et territoriaux est importante. Elles compteront aussi la participation des gouvernements municipaux, des partenaires autochtones, des leaders de l’industrie et des entreprises, des universitaires et des experts du secteur, comme vous. Toutefois, je n’entends pas parler du secteur agricole et de l’importance du sol ou des inquiétudes quant à sa dégradation.
Ces tables de concertation visent aussi à cibler les possibilités en vue d’un avenir à faibles émissions de carbone, et à en établir l’ordre de priorités. Elles abordent la question de l’urgence des changements climatiques, mais elles se centrent surtout sur les possibilités. Je crois qu’elles devraient aussi se pencher sur les enjeux. Il s’agit d’un enjeu énorme, mais il faut tenir compte de l’ensemble des possibilités, des préoccupations et des solutions en matière de changements climatiques.
Savez-vous si ces enjeux ont été désignés? Est-ce que l’un d’entre vous y participera pour représenter le secteur agricole et faire part des préoccupations relatives à la santé des sols?
M. Smukler : Je vous remercie beaucoup pour votre question. En réponse à la première partie de la question, je dirais que oui, nous avons effectivement besoin de données. J’ai dit que nous avions désigné des pratiques qui peuvent favoriser la santé de nos sols. Il nous faut mieux comprendre comment maximiser la santé des sols et démontrer à ceux qui n’ont pas adopté ces pratiques comment elles amélioreront leur bilan, et expliquer à la population qu’elles permettront d’assurer les services écosystémiques dont elle a besoin.
Le défi n’est certainement pas insurmontable. Nous devons coordonner nos efforts. Je crois que le leadership du gouvernement fédéral serait très utile pour aider la communauté scientifique à s’entendre sur un ensemble de mesures et à établir une certaine hiérarchie en ce qui a trait à la qualité et aux efforts, de sorte que ce ne soit pas uniquement les scientifiques qui procèdent à la collecte de données, mais aussi les gestionnaires des terres, qui pourront réaliser leurs propres évaluations et miser sur leur capacité de gestion adaptative.
Nous devons aussi trouver une façon de partager les données. Nous devons pouvoir les classer de manière efficace et exhaustive afin que tous puissent y avoir accès et partager les résultats.
Enfin, il nous faut une approche coordonnée en matière d’évaluation des pratiques. Il faut que cette approche soit stratégique. Nous n’avons pas beaucoup de temps, alors nous devons établir les priorités relatives aux pratiques et à l’emplacement des sols. C’est tout à fait faisable; nous avons simplement besoin de leadership. Merci.
M. Burn : Merci, monsieur le président. Tout ce que je dirais, c’est que du Labrador jusqu’à la frontière entre le Yukon et l’Alaska, on fait environ le quart du tour du monde. C’est une région énorme. Le Nord est très vaste et compte une population de 100 000 personnes; la région n’est pas densément peuplée. Ainsi, le gouvernement fédéral est un joueur clé dans la région, en vue de recueillir les renseignements dont nous avons besoin pour régler les problèmes que j’ai évoqués. Cette région appartient à trois administrations territoriales et à plusieurs provinces. Il y a un enjeu en matière de compétence, mais le gouvernement fédéral est très bien placé pour intervenir. Il faut toutefois que la question se retrouve en haut de la liste des priorités. Si plusieurs ministères se partagent la tâche, il sera difficile de progresser.
Le président : Merci beaucoup.
La sénatrice Duncan : Mon travail est fait. Je vous remercie pour ce que vous avez dit. Lorsque vous avez parlé du besoin de coopération internationale, vous avez donné des statistiques. Vous avez dit que la Russie avait 50 % du pergélisol, que le Canada en avait 40 % et que l’Alaska en avait moins. Y a-t-il des différences en ce qui a trait à la fonte du pergélisol dans le Nord canadien? Pourquoi y en a-t-il moins en Alaska? Est-ce que c’est seulement une question de taille?
M. Burn : L’Alaska est une petite région comparativement au Nord canadien. Je crois qu’il est important de comprendre que le Nord canadien n’appartient pas aux États-Unis, mais qu’ils s’intéressent à l’Alaska : le travail scientifique consacré à ce problème est beaucoup plus important en Alaska que tout ce qui se fait au Canada. Les Américains ont compris qu’il s’agissait d’un problème existentiel mondial; ils ont donc investi des ressources pour y remédier, ce que nous n’avons pas réussi à faire, notamment en raison du contexte dans lequel le problème est apparu, mais aussi parce que les autres pays — même le Portugal — ont commencé à s’y intéresser. On peut se demander pourquoi le Portugal s’intéresserait au pergélisol... C’est parce qu’il comprend les conséquences d’un tel problème.
L’intérêt et les efforts scientifiques à l’échelle internationale ont dépassé les nôtres, mais ce n’est pas parce que nous n’avons pas la capacité nécessaire pour faire le travail. Nous avons besoin d’être orientés. Pour répondre à votre question au sujet des 10 %, c’est simplement parce que l’Alaska est une région beaucoup plus petite que la nôtre.
La sénatrice Duncan : Est-ce que la fonte du pergélisol est différente selon les diverses régions du monde?
M. Burn : Oui, il y a des différences, puisque le climat n’est pas le même partout dans le monde. Dans les diverses régions du Nord, le réchauffement se fait à des rythmes différents. Par exemple, dans le Nord du Québec, le réchauffement est plus lent que dans votre territoire. De façon similaire, les parties des Territoires du Nord-Ouest qui se trouvent le plus au nord — au nord du Yukon — se réchauffent beaucoup plus rapidement que les parties qui se trouvent au sud. Il y a donc des variations à cet égard. C’est pourquoi je crois que la notion de temps est si importante : l’échéancier près d’Inuvik n’est pas le même que celui de la Sibérie. Nous devons réaliser une analyse mondiale en ce sens, et surtout au Canada, parce que les variations à même notre pays sont très importantes. Nous devons établir un laboratoire pour gérer le problème à l’échelle mondiale.
La sénatrice Duncan : Pourriez-vous aussi nous parler de la coopération entre les établissements d’enseignement du Nord? Par exemple, l’Université du Yukon a mis sur pied des programmes exhaustifs. Est-ce que les divers établissements collaborent à la collecte de données et aux études en cours dans le Nord canadien et à l’international?
M. Burn : La capacité de collecte et de regroupement des données sur le pergélisol s’est accrue de manière importante, non pas nécessairement dans les universités, mais plutôt parce que les territoires prennent la question très au sérieux depuis les 10 dernières années, dans le cadre de leurs inventaires géologiques. Avant, on voulait trouver des ressources minérales et l’approche était plutôt économique. Aujourd’hui, on a réalisé qu’il s’agissait d’un enjeu environnemental d’importance. Donc, on s’intéresse au pergélisol et au carbone dans le cadre des inventaires géologiques à l’échelle territoriale, mais pas nécessairement à l’échelle nationale.
La sénatrice Duncan : L’effet sur les infrastructures est l’une des raisons pour lesquelles on accorde une attention particulière à cette question, n’est-ce pas?
M. Burn : Tout à fait. À l’heure actuelle, l’état des infrastructures à court terme représente un enjeu de taille. Le Yukon dépense des sommes beaucoup plus importantes pour ses autoroutes. L’année dernière, on a construit un tronçon d’environ un demi-kilomètre au coût de 4 millions de dollars pour prévenir l’effondrement de l’autoroute en raison de la fonte du pergélisol. En gros, cela représente 10 000 $ par mètre. On ne peut pas construire une autoroute de cette façon.
Le sénateur Cotter : Je remercie les professeurs de témoigner devant nous aujourd’hui. J’aurais aimé trouver un élément positif dans l’apocalypse qu’ont décrit M. Burn et la sénatrice Simons. La seule chose que j’ai pu trouver, c’est que dans peu de temps, on fera peut-être pousser des ananas et des bananes à Dawson City... Ce sera peut-être la solution pour la sénatrice Duncan. C’est vraiment décourageant.
J’aimerais poser quelques questions à M. Burn : si l’on met de côté le contexte géopolitique, est-ce que la Russie s’intéresse à cette question? Est-ce que les scientifiques et les chercheurs échangent des renseignements?
M. Burn : Nous avons l’Association internationale du pergélisol, qui a été fondée en 1983. J’en suis l’actuel président. Elle vise à réunir les scientifiques tous les quatre ans. Les quatre nations fondatrices étaient la Chine, la Russie, les États-Unis et le Canada. Le secrétariat de l’organisation était situé au Canada au cours des 10 premières années.
Nous avons beaucoup échangé avec les scientifiques russes. Malheureusement, la situation actuelle rend les choses très difficiles. La prochaine Conférence internationale sur le pergélisol se tiendra à Whitehorse en 2024. Je sais que les experts en science du sol en sont fiers. Il s’agit de la troisième rencontre internationale de notre domaine qui se tiendra au Canada. Nous ne savons pas encore si les Russes pourront participer à la conférence, pour de nombreuses raisons : nous ne savons pas s’ils auront l’autorisation de venir au pays ou si leur monnaie sera acceptée ici. Nous ne savons rien.
Les scientifiques canadiens communiquent toujours avec les scientifiques russes, et nous savons que les Russes travaillent à ce dossier, mais ils n’ont jamais réussi à y consacrer le même nombre de ressources que les États-Unis, par exemple. Il y a donc un lien entre toutes ces personnes, mais il n’est pas très fort en ce moment. Je dirais toutefois que notre lien avec les Américains est solide.
Le sénateur Cotter : Monsieur Smukler, pendant que vous parliez, j’ai essayé de consulter l’article sur les priorités en matière de sols en Colombie-Britannique, mais il doit être très bon ou très précieux, car il me faut une autorisation pour voir ce qui vient après la première page. Je me demande si vous et vos collègues pourriez nous le transmettre afin que nous puissions en tenir compte dans notre réflexion.
M. Smukler : Oui, bien sûr. Nous serons heureux de le faire.
Le sénateur Cotter : Pendant que vous parliez, j’ai vu sur le site Web qu’il y avait essentiellement trois indices de priorités. C’est tout ce que j’ai pu découvrir, puisque je ne pouvais pas aller plus loin. Pourriez-vous nous présenter un résumé des principales conclusions ou des points saillants de cette étude?
M. Smukler : Oui.
Il s’agissait d’un article d’opinion rédigé par un groupe d’entre nous qui identifiait certaines des priorités pour la Colombie-Britannique. Ces priorités sont évidemment de mettre au point, comme je l’ai déjà dit, les paramètres qui permettraient de déterminer ou de quantifier clairement les avantages que présentent diverses pratiques de gestion pour la santé des sols.
Ce travail a pour principal résultat d’améliorer notre capacité de comprendre la résilience de nos systèmes par rapport à la santé des sols et de démontrer clairement que la santé des sols donne des résultats mesurables sur le plan de la résilience, particulièrement dans la situation de la Colombie-Britannique qui a connu ces dernières années des sécheresses, des incendies et des inondations.
Le sénateur Cotter : Merci.
Le sénateur Marwah : Je remercie nos deux témoins. Je dois vous féliciter, monsieur Burn. Je ne pense pas avoir déjà entendu un témoignage qui a autant mobilisé mon attention.
En ce qui concerne le problème du pergélisol, vous avez mentionné un problème d’ordre politique pour le gouvernement fédéral. Pourriez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet? J’aimerais comprendre, car je crois que c’est dans notre intérêt à tous que le public soit mieux informé sur cette question, n’est-ce pas? Comment se fait-il que le monde entier ne s’intéresse pas à cela? Pourquoi les médias ne s’y intéressent-ils pas? Pourquoi le public n’est-il pas mieux renseigné sur cette question?
M. Burn : Le monde entier s’y intéresse. En Europe, c’est le principal enjeu qui justifie la plupart des recherches menées dans l’Arctique par les Européens. Il est lié aux changements climatiques, et les personnes qui travaillent sur le terrain en Europe parlent du carbone présent dans le pergélisol. Cet enjeu est donc au cœur des préoccupations des Européens.
C’est difficile pour nous, car il y a 10 ans, les gens se demandaient vraiment si les changements climatiques étaient un phénomène réel. Les médias véhiculaient ce doute que personne ne réfutait clairement, même si 99 % des scientifiques savaient que les changements climatiques étaient bien réels. Aujourd’hui, nous pouvons compter sur de l’information, des données, des preuves et des expériences réelles que nous avons accumulées sur 50 ans, et le doute a disparu concernant l’existence de ce problème.
Cet enjeu particulier est l’un des plus complexes, en partie parce que nous occupons une très grande partie du globe et que la moitié du Canada est touchée. Cela rejoint la préoccupation du sénateur Klyne. Pourtant, nous en savons très peu sur le carbone organique du pergélisol. Le nombre d’endroits où l’échantillonnage est suffisant pour que nous puissions affirmer que l’échantillon est une valeur fiable pour la région est relativement faible, car il n’y a pas eu beaucoup de travaux sur ce sujet.
Nous n’avons donc qu’une idée générale. Personne ne conteste qu’il y a une quantité importante de carbone dans le pergélisol. Si vous demandez quelle quantité il y a dans les environs de Fort Good Hope, nous pouvons vous donner une estimation, mais nous n’avons aucune ressource qui puisse nous donner la quantité précise.
Entre autres problèmes, l’étendue de notre territoire ne nous permet pas de disposer d’une information très dense. Cela signifie que les scientifiques ont tendance à hésiter à se mouiller et à affirmer avec beaucoup de confiance que la quantité de carbone se situe dans telle ou telle fourchette. Le public dira alors que les scientifiques ne le savent pas vraiment parce que, dans une zone donnée, il peut s’agir de 2 kilogrammes par mètre carré ou de 0,2 kilogramme par mètre carré. Dans le premier cas, c’est un problème, car c’est beaucoup de carbone qui est prêt à être libéré du sol, et dans l’autre, on a l’impression que ce n’est pas si mal. Donc, au bout du compte, on attend des scientifiques qu’ils sachent de quoi ils parlent avant de se prononcer.
C’est un problème parce que nous avons un très vaste territoire, et une très faible densité d’informations. C’est en partie la raison pour laquelle j’ai mentionné la Commission géologique du Canada et les commissions géologiques territoriales, car elles sont dans une position idéale pour s’attaquer à ce problème et nous donner la certitude dont nous avons besoin pour parler sans avoir à faire de grands signes pour attirer l’attention.
Le président : Merci beaucoup.
Nous passons au deuxième tour, après lequel nous suspendrons la séance avant de poursuivre brièvement à huis clos.
La sénatrice Simons : Maintenant que M. Burn nous a fait plonger dans cet abîme existentiel, je veux poser une question à M. Smukler.
Nous sommes en train de mettre la touche finale à un grand rapport sur l’étude que nous avons réalisée au sujet des inondations en Colombie-Britannique. C’est un bon travail, mais je réalise maintenant que c’est en quelque sorte une préface à ceci.
Quelles sont les conséquences de telles inondations sur la santé des sols? Évidemment, il y a des problèmes d’érosion, car le sol est emporté, mais lorsque vous avez des inondations de cette nature, est-ce que les matières organiques retournent dans le sol, et est-ce que vous risquez que des polluants se retrouvent aussi dans le sol?
M. Smukler : Merci beaucoup de cette question.
C’est un de ces cas où nous avons certainement besoin de plus d’information, mais les preuves semblent indiquer que les inondations qui se sont produites dans des secteurs agricoles situés près de plans d’eau ont toujours déposé des nutriments riches supplémentaires, y compris de la matière organique. Dans cette situation particulière, on ne sait pas si des polluants ont également été déposés et dans quelle mesure cela affectera la productivité et la santé du sol à l’avenir.
Il est donc important de procéder à une analyse de cette situation.
Cet exemple montre très bien que si nous n’avons pas d’information de base — si nous ne savons pas ce qu’il en était avant les inondations —, il est très difficile de savoir ce qui est attribuable aux inondations. Il en est ainsi dans tout le Canada. Nous n’avons pas suffisamment d’information de base sur les paramètres qui nous intéressent pour vraiment tirer des conclusions après ce genre d’événements.
Nous devons donc, à l’avenir, mieux répertorier ces événements et y réagir, de manière à recueillir les données et à les analyser pour mieux cerner les répercussions. Mais les agriculteurs de cette région en subiront certainement les conséquences pendant un certain temps.
Le président : Dans le cadre du Partenariat canadien pour l’agriculture, en vigueur de 2018 à 2023, le gouvernement fédéral aide les agriculteurs à s’adapter aux changements climatiques, à préserver l’eau et les sols, et à faire croître leurs entreprises de manière à répondre durablement à la demande mondiale croissante en aliments. En Colombie-Britannique, monsieur Smukler, avez-vous constaté les effets positifs de ce programme de financement quinquennal? Vous pouvez répondre aussi brièvement que vous le souhaitez.
M. Smukler : Oui, incontestablement, nous avons constaté des effets. En Colombie-Britannique, nous sommes à l’avant-garde à bien des égards en ce qui concerne l’élaboration de stratégies d’adaptation. Nos efforts en matière d’approches régionales d’adaptation aux changements climatiques auprès de la communauté agricole se sont amorcés avant la période de financement de ce programme, et nous avons contribué, je pense, à améliorer énormément leur compréhension et l’élaboration de stratégies pour faire face à la crise climatique.
Le président : Merci beaucoup. Messieurs Burn et Smukler, merci de votre participation aujourd’hui, en personne et en ligne. Nous vous sommes très reconnaissants de votre aide dans le cadre de notre étude de cette question. Je tiens à remercier publiquement mes collègues pour leur contribution et leurs questions perspicaces. Je veux, comme toujours, remercier l’équipe qui nous soutient en coulisses. Nous ne pourrions pas le faire sans l’équipe qui nous soutient, les interprètes et les autres personnes qui travaillent en coulisses. Je vous remercie publiquement.
Nous allons poursuivre à huis clos, et je vais donc à cette fin suspendre la séance.
(La séance se poursuit à huis clos.)