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BANC - Comité permanent

Banques, commerce et économie


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES BANQUES ET DU COMMERCE

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mercredi 2 mars 2022

Le Comité sénatorial permanent des banques et du commerce se réunit aujourd’hui, à 18 h 29 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier toute question concernant les banques et le commerce en général, tel que précisé à l’article 12-7(8) du Règlement; et à huis clos, pour examiner un projet d’ordre du jour (travaux futurs).

La sénatrice Pamela Wallin (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Bonsoir aux sénateurs et à tous ceux qui se joignent à nous en ligne. Vous êtes les bienvenus au Comité sénatorial permanent des banques et du commerce. Je m’appelle Pamela Wallin, sénatrice de la Saskatchewan, et je suis la présidente du comité.

Avant de commencer, je rappelle aux sénateurs et aux témoins de bien vouloir mettre leur microphone en sourdine en tout temps, à moins que la présidence ne leur ait accordé la parole. Faisons attention à ce détail pour éviter que ne se multiplient les interventions signalant qu’il faut mettre ou enlever la sourdine.

Je voudrais que le plus grand nombre possible de sénateurs participent à la séance de ce soir. J’invite donc les sénateurs et les témoins à être brefs dans leurs questions et leurs réponses et d’aller droit au but afin que chaque membre du comité puisse poser au moins une question ou peut-être deux pendant le peu de temps dont nous disposons pour discuter avec les témoins.

Commençons. Je présente les membres du comité qui participent à la séance. Voici d’abord le vice-président, le sénateur C. Deacon, et puis la sénatrice Bellemare, le sénateur Gignac, le sénateur Loffreda, la sénatrice Marshall, le sénateur Massicotte, la sénatrice Ringuette, le sénateur Smith, le sénateur Woo et le sénateur Yussuff.

Aujourd’hui, nous avons le plaisir d’accueillir Stephen Poloz, conseiller spécial, Osler, Hoskin et Harcourt S.E.N.C.R.L./s.r.l., et, comme vous le savez, ancien gouverneur de la Banque du Canada.

M. Poloz abordera toute la gamme des questions que le comité étudie : les cryptomonnaies, l’inflation, le logement, le marché du travail et, bien sûr, les investissements des entreprises. Ajoutons qu’il vient de publier un livre intitulé The Next Age of Uncertainty, ce qui correspond précisément à l’objet de nos travaux.

Bienvenue et merci beaucoup, monsieur le gouverneur, d’être parmi nous ce soir. Nous vous en sommes très reconnaissants.

Stephen S. Poloz, conseiller spécial, Osler, Hoskin et Harcourt S.E.N.C.R.L./s.r.l., et ancien gouverneur, Banque du Canada : Merci et bonsoir à tous. C’est un plaisir de voir autant de vieux amis.

La présidente : Exact. Allez-y, je vous en prie.

M. Poloz : La vaste gamme de sujets que vous venez d’énumérer ne seront probablement pas abordés dans ma déclaration liminaire. On m’a invité à parler des perspectives d’investissement des entreprises au Canada. Je présume qu’une inquiétude se profile derrière cette question, soit la crainte que, depuis des décennies, le Canada ne soit à la traîne, derrière d’autres grandes économies, sur le plan des investissements des entreprises et de la croissance de la productivité.

D’après mon évaluation actuelle, les investissements des entreprises s’accélèrent en ce moment même, ils augmenteront encore plus cette année, et cette croissance pourrait être durable. Malgré tout, il est à prévoir que nous tirerons toujours de l’arrière en matière d’investissement et de croissance de la productivité.

Même à la retraite, je passe toujours beaucoup de temps avec de vraies entreprises, ce qui est, bien sûr, un avantage par rapport au travail habituel en économie, où on est constamment plongé dans des données. Je trouve généralement qu’il y a de très belles réussites en matière de productivité un peu partout dans l’économie canadienne, mais cela ne se voit pas dans les statistiques.

La mesure de l’investissement et de la productivité représente un défi de taille pour les organismes de statistique, d’autant plus que ce que nous appelons l’investissement immatériel gagne en importance. Il s’agit de l’investissement dans le savoir, les marques, les réseaux et les applications de TI à l’intérieur des entreprises. Le comité ferait peut-être bien de convoquer des experts en statistique pour l’aider à comprendre les très importants problèmes qui se posent dans nos données sur les investissements et, par conséquent, sur la productivité.

D’autres raisons me font hésiter à reprocher aux entreprises la faiblesse des investissements ou à recommander un important programme gouvernemental de promotion de l’investissement. C’est qu’il y a de nombreux obstacles à l’investissement des entreprises, et c’est le gouvernement qui prend les décisions dans bien des cas.

Le plus grand obstacle tient peut-être dans un mot que vous avez utilisé, madame la présidente: l’« incertitude » devant l’avenir. Devant l’incertitude, les entreprises hésitent et préfèrent attendre. Les sources d’incertitude ne manquent pas en ce moment. Il suffit de regarder par la fenêtre, mais permettez-moi d’attirer l’attention sur des causes d’incertitude que les gouvernements peuvent gérer.

Sous l’administration Trump, sans aucun doute, l’incertitude du commerce international a freiné les investissements des entreprises. Nous en étions bien conscients sur le moment, mais bien des problèmes sont toujours d’actualité. Relisez le discours sur l’état de l’Union prononcé hier soir et vous saurez de quoi je veux parler.

Les tensions géopolitiques, en général, touchent les économies qui dépendent du commerce beaucoup plus que les autres, de sorte que le Canada est bien plus gêné par ces tensions que ne le sont, par exemple, les États-Unis, qui ont l’envergure nécessaire pour soutenir les grands investissements, qu’ils dépendent du commerce ou non. Nous devons donc gérer ces risques liés au commerce international de façon plus proactive que les autres.

La transition énergétique qui nous mènera à la carboneutralité d’ici 2050 est une source importante d’incertitude pour les entreprises. Nous pouvons emprunter bien des voies pour parvenir à cet objectif et chacune a ses répercussions propres sur les affaires.

Il est possible par exemple d’éliminer complètement et très tôt les sources d’énergie classiques, mais nous pouvons aussi laisser un rôle central à ce type d’énergie pour répondre à des besoins mondiaux en croissance, sans doute en déployant de façon complémentaire des technologies de captage du carbone.

Les sources d’énergie classiques pourraient donc donner lieu à des investissements plus importants et favoriser une meilleure progression de la productivité, mais seulement si la voie vers la carboneutralité est tracée avec soin et donne aux entreprises un degré plus élevé de certitude.

Troisième sujet d’incertitude pour les entreprises : l’offre de travailleurs qualifiés. Un nouvel investissement ne peut accroître la productivité que s’il est possible de s’appuyer sur des travailleurs compétents. Le Canada a un plan d’immigration solide, mais le vieillissement de la population mondiale signifie que d’autres pays pourraient bientôt commencer à nous disputer les mêmes immigrants. Entretemps, la quatrième révolution industrielle risque de perturber une proportion des emplois dans le monde qui pourrait atteindre les 15 %. À l’avenir, les entreprises pourraient avoir beaucoup plus de difficultés à trouver des travailleurs qui répondent aux exigences des postes.

Au Canada, à cause des distances géographiques et des différences entre les provinces, par exemple, nous risquons d’avoir plus de mal à faire correspondre les travailleurs avec les postes, ce qui entraverait la croissance de la productivité.

Aujourd’hui, les ménages assument tous les risques lorsqu’il s’agit de déménager d’un bout à l’autre du pays pour occuper un nouvel emploi. Ils n’ont droit qu’à une déduction d’impôt au titre des frais de déménagement. Il me semble que nous pourrions créer de meilleurs mécanismes assistés par l’État pour atténuer le risque associé à la mobilité de la main-d’œuvre, ce qui permettrait de mieux accorder l’offre de main-d’œuvre et les besoins du marché du travail et, du même coup, d’accroître la productivité.

Un quatrième sujet d’incertitude à souligner concerne les investissements dans les infrastructures. Il s’agit d’un élément essentiel à la croissance de la productivité. Celui qui investit dans son entreprise risque de constater qu’il lui est impossible d’acheminer sa production dans les délais voulus. L’infrastructure est essentielle à la productivité que nous recherchons.

Le gouvernement a établi un ambitieux plan de financement des infrastructures, mais le déploiement a été lent, irrégulier et imprévisible. Là encore, l’incertitude.

Il faut avouer que l’élaboration d’un plan de financement de l’infrastructure n’est que la première étape vers une productivité accrue pour les entreprises qui ont besoin de cette infrastructure. Il y a de nombreuses façons de rationaliser ce processus, allant de la délivrance de permis à la coordination intergouvernementale.

Ces incertitudes au sujet des infrastructures ont aussi des conséquences pour les fournisseurs de projets d’infrastructure. Faute de savoir quand les projets se réaliseront, les entreprises de construction ne peuvent pas planifier leurs propres ressources, de sorte que la capacité de l’industrie est presque toujours sous tension.

Les entreprises de construction doivent également déposer des cautionnements d’exécution pour soumissionner pour des projets d’infrastructure. À cet égard, le secteur privé a une capacité limitée. La Banque de l’infrastructure du Canada est peut-être bien placée pour s’attaquer à cet obstacle particulier à l’investissement et contribuer à améliorer la prévisibilité du déroulement des travaux.

Permettez-moi de conclure par quelques mots sur d’autres initiatives gouvernementales qui pourraient stimuler l’investissement des entreprises et la croissance de la productivité sans augmenter les dépenses fiscales.

Premièrement, il serait possible de modifier les politiques d’approvisionnement du gouvernement de façon à favoriser les jeunes entreprises canadiennes à productivité élevée plutôt que des grands fournisseurs qui, en ce moment, sont sûrs mais ont une faible productivité.

Deuxièmement, les jeunes entreprises en croissance dont la productivité est bien supérieure à la moyenne sont souvent celles qui ont des contraintes financières. Nous avons un assez bon système pour les entreprises en démarrage et un excellent système pour les grandes entreprises, mais celles qui se trouvent au milieu, celles qui ont une courbe de croissance en bâton de hockey, sont en butte à des contraintes. C’est pourquoi le Fonds de croissance des entreprises du Canada a été créé. Il a eu de beaux résultats. Il a même multiplié les ententes pendant la pandémie, à un moment où l’économie était très tendue. On pourrait facilement élargir considérablement cette idée en dotant le fonds de capitaux plus importants. Et ce n’est pas une dépense fiscale.

Troisièmement, les tracasseries administratives et la délivrance de permis constituent d’énormes obstacles à l’expansion des entreprises. Supposons que le Canada gagne 8 ou 10 milliards de dollars de plus cette année en exportant du gaz naturel liquéfié en Europe à un moment où elle en a besoin. Cela aurait ajouté 0,5 % au PIB du Canada cette année seulement et chaque année à partir de maintenant. Bien sûr, cela aurait fait augmenter les recettes gouvernementales proportionnellement. Bien entendu, nous n’avons pas approuvé ces projets d’exportation de gaz naturel liquéfié lorsque nous en avons eu l’occasion.

Quatrièmement — et c’est le point que je préfère, monsieur le président —, on estime que les disparités réglementaires entre les provinces coûtent au Canada quatre points de pourcentage du PIB chaque année. Régler ces problèmes ou même seulement certains d’entre eux stimulerait l’économie, améliorerait la productivité et ferait augmenter les recettes de l’État en même temps, tout cela à un coût fiscal nul.

Je vous remercie de votre attention. Je suis prêt à répondre à vos questions.

La présidente : Vous n’ignorez pas que le comité a étudié à satiété les obstacles au commerce interprovincial. Merci d’avoir réitéré ce point.

Nous voulons discuter des nombreux points que vous avez soulevés. Le sénateur Smith va lancer la période des questions.

Le sénateur Smith : Merci. Je vais vous appeler « gouverneur », car j’ai toujours du respect pour ceux qui ont occupé ce poste, peu importe ce qui a pu se passer. Vous avez fait un excellent travail.

Je vais aborder une question qui surgit aujourd’hui, celle de la hausse des taux d’intérêt. Il n’y a pas forcément de lien avec les cinq points que vous avez soulevés. S’il est vrai que la hausse des taux d’intérêt ralentira certainement l’inflation — du moins nous l’espérons —, elle pourrait empêcher des acheteurs d’entrer sur le marché de l’habitation. On craint que cela ne fasse pas grand-chose pour calmer le marché de l’habitation. Le manque de logements est évidemment un facteur important. À moins d’une augmentation substantielle du parc immobilier, les prix continueront de monter en flèche.

Selon Zoocasa, une société de courtage qui a des assises techniques, des taux d’intérêt plus élevés entraînent un ralentissement des ventes, mais n’ont pas d’impact majeur sur les prix.

Monsieur, je voudrais avoir une idée des niveaux de taux d’intérêt susceptibles de ralentir vraiment la demande de logements et, par conséquent, de faire baisser les prix. Ou l’offre sur le marché est-il le seul facteur qui joue?

M. Poloz : En principe, chaque hausse de taux d’intérêt ralentira le marché de l’habitation par rapport à la situation actuelle. À l’inverse, en ramenant les taux d’intérêt à zéro, nous avons stimulé la demande. Par conséquent, tout mouvement vers un niveau plus normal réduira la demande de logements.

Il faut aussi tenir compte de la valeur d’une maison. Une maison donne un rendement au propriétaire dès le départ et à l’infini. Par conséquent, la valeur actualisée de cette source de revenu, qui équivaut à recevoir un loyer plutôt qu’à en payer un, augmente lorsque les taux d’intérêt diminuent. Le corollaire est que la hausse des taux se traduit par une baisse de valeur.

Rien de tout cela n’est immuable. Je ne suis pas d’accord sur une grande partie de votre prémisse. En fait, la réponse la plus importante, c’est que personne ne peut vraiment répondre. Nous savons néanmoins que la faiblesse des taux d’intérêt a stimulé la demande de logements et que, par conséquent, la hausse des taux va s’accentuer et commencer à faire fléchir la demande de logements. En arrière-plan, la croissance démographique continuera de stimuler la demande.

Le plus important, et vous en avez parlé, est que nous n’avons pas construit assez de maisons au cours de la dernière décennie pour accueillir les nouveaux arrivants au Canada. Je ne devrais pas parler de « maisons ». Je devrais dire plutôt « logements », car il n’y a pas que les maisons. Il faut tenir compte de toutes les formes de logement.

En fin de compte, les taux d’intérêt sont un élément important, mais les prix devraient continuer d’augmenter.

Le sénateur Smith : À propos du marché de l’habitation et des taux d’intérêt, je me rallie tout à fait à votre point de vue. Et maintenant, que se passera-t-il? Si vous deviez faire une estimation approximative, mais je déteste demander des prévisions... Le gouvernement a beaucoup parlé d’une intensification de l’activité de construction, d’une augmentation du nombre logements, qu’il s’agisse de maisons individuelles, de bâtiments à logements multiples, d’appartements ou d’autres formes de logement encore. Pensez-vous que le gouvernement devrait jouer un rôle important à cet égard, ou le travail sera-t-il fait par les entrepreneurs, les grandes sociétés et les grands constructeurs? Qui participera à cette évolution?

M. Poloz : L’offre de logements n’a pas été freinée par le manque d’acheteurs ou de constructeurs, mais par les tracasseries administratives. Les contraintes tiennent à la réglementation municipale qui régit l’octroi de permis et la création de nouveaux lotissements et à d’autres restrictions relatives à la densification dans les quartiers existants.

C’est très bien expliqué dans le rapport du Groupe d’étude ontarien sur le logement abordable publié il y a une quinzaine de jours. Ce groupe a fait un travail vraiment approfondi, et ses principales conclusions vont dans ce sens.

Il faudrait assouplir les règles qui empêchent la densification. C’est l’un des éléments les plus importants. Si elles étaient modifiées, il y aurait une expansion spontanée de l’activité dans les quartiers existants. C’est exactement ce dont je veux parler à propos de l’investissement. Ce sont les règles gouvernementales qui empêchent le secteur privé de régler bon nombre de nos problèmes.

Le sénateur White : Nous avons travaillé fort au fil des ans pour alléger les formalités administratives et nous avons incité le gouvernement à le faire. Cependant, les gouvernements, les uns après les autres, ont eu du mal à y parvenir. Merci beaucoup, monsieur.

Le sénateur C. Deacon : Merci à l’auteur à succès Stephen Poloz d’être parmi nous...

La présidente : Vous pouvez présenter votre livre, gouverneur.

Le sénateur C. Deacon : Oui. Mon exemplaire est à la maison.

Vous n’avez pas parlé de la gestion de la concurrence au Canada. Notre Loi sur la concurrence et nos politiques en la matière relèvent de très nombreux ministères. Il en va de même des dispositions au moyen desquelles nous pouvons uniformiser les règles du jeu afin que les nouveaux venus, surtout à l’ère numérique, aient la possibilité de faire concurrence aux entreprises bien établies d’une manière qui non seulement stimule l’investissement et la croissance de la productivité dans ces entreprises, mais récompense aussi l’investissement et la croissance de la productivité chez les nouveaux venus.

Pourriez-vous nous en dire davantage à ce sujet? J’ai remarqué qu’il n’en était pas question dans votre liste. J’ai tellement de respect pour votre point de vue que cela m’a vraiment frappé. Il doit y avoir une raison.

M. Poloz : La raison toute simple est peut-être que je n’ai pas adopté une perspective encyclopédique dans ma déclaration préliminaire. J’ai essayé de me concentrer sur une demi-douzaine de points qui, je l’espérais, retiendraient votre attention. Il y a des éléments qui, à mon avis, se démarquent.

Vous avez raison, il n’y a pas assez de concurrence dans un certain nombre de secteurs de l’économie, si c’est là où vous voulez en venir. Je suis tout à fait d’accord.

L’un des secteurs les plus importants où cela se vérifie est celui des finances. J’ai souligné l’un des facteurs qui freinent la croissance des nouvelles entreprises. Les jeunes entreprises — pas nécessairement petites, mais jeunes — dont la courbe de croissance a la forme d’un bâton de hockey sont souvent freinées par les problèmes de financement. Il nous faudrait donc probablement rompre cet embâcle, si possible.

Comme je l’ai dit, le Fonds de croissance des entreprises du Canada est une excellente idée. J’ai contribué à sa création. Il faut lui donner plus d’ampleur pour qu’il puisse passer à une autre échelle. Il a presque épuisé ses ressources. C’est de l’argent du secteur privé. Le gouvernement pourrait tout de même y injecter davantage de capital pour déclencher une autre vague.

Autre problème, le secteur des marchés publics fonctionne exactement dans le contexte que vous évoquez. Telle nouvelle entreprise a-t-elle la capacité de livrer concurrence? La réponse du bureaucrate qui doit prendre une décision à faible risque sur le choix d’un fournisseur sera négative : voici une toute nouvelle entreprise qui semble offrir un service ou un produit fantastique, mais comme le contrat est considérable, nous allons lui préférer cette entreprise bien établie — souvent américaine, en fait. D’autres pays se comportent différemment. Ils accordent la préférence à leurs entreprises. Vous l’avez entendu hier soir dans le discours sur l’état de l’Union.

Nous ne faisons tout simplement pas ces choix alors que nous le devrions. Nous devrions prévoir des exceptions pour les jeunes entreprises, ce qui n’est pas la même chose que les petites entreprises. C’est vraiment important, car nous avons beaucoup de petites entreprises qui ont de l’âge. Elles n’essaient pas de prendre de l’expansion, mais des plus jeunes le font.

Je parle des jeunes entreprises qui montrent les caractéristiques de la croissance. Elles ont été financées par le Fonds de croissance des entreprises du Canada. Le système n’est pas en panne, mais il ne fonctionne pas aussi bien qu’il le devrait.

Le sénateur C. Deacon : Puis-je ajouter quelque chose? Vous avez parlé des tracasseries administratives, des obstacles qui peuvent être surmontés, du poids de la réglementation qui est gérable pour une grande entreprise ayant une armée d’avocats pour s’occuper de ces problèmes-là, tandis qu’une petite entreprise n’arrive pas à pénétrer le marché. À mes yeux, il s’agit d’un cadre réglementaire hostile au jeu de la concurrence.

Prenons l’investissement des entreprises. Au cours de la dernière année et demie, certaines de nos entreprises qui connaissent la croissance la plus rapide — nos licornes — ont reçu énormément d’argent des États-Unis. À propos de l’origine des capitaux, vous avez dit à juste titre que nous devons nous assurer qu’il y a plus de capital disponible pour ces entreprises. Mais que dites-vous de la diversité des sources de capital, de la possibilité que les décisions sur l’investissement dans ces entreprises se prennent au Canada plutôt qu’à l’étranger?

Nous avons constaté une contraction de nos marchés, qui ne comptent plus qu’une poignée de protagonistes. Selon vous, quelle mesure importante faudrait-il prendre pour avoir plus de sources de capital qui soient des investisseurs experts établis au Canada?

M. Poloz : Comme je l’ai dit, nous nous débrouillons plutôt bien en matière de capital de risque. Pour ma part, en tout cas, c’est ce que j’ai constaté. Les nouvelles entreprises semblent se débrouiller assez bien aux premières étapes du financement.

Quand elles ont besoin non pas de 5 millions de dollars, mais de 50 millions, c’est là que nous ne sommes pas à la hauteur. Dans leurs démarches, les entreprises finissent par s’adresser à des fonds, à des banques d’affaires qui leur cherchent des capitaux. Ils cherchent de l’argent un peu partout, mais il n’y en a pas beaucoup chez nous. Les recherches s’orientent donc ailleurs.

Comme le Canada n’est pas un pays de première grandeur, nous courrons toujours le risque que ce soit un investisseur américain ou quelqu’un d’autre qui finance l’une de nos meilleures idées. Mais je préfère ce financement, pourvu que l’emploi et la croissance économique se concrétisent chez nous, même si un investisseur étranger est en partie ou même majoritairement propriétaire. Je préfère que les choses se fassent, même dans ces conditions. Si nous créons toute une structure et que les fonds ne sont pas au rendez-vous, à quoi bon?

Je suis convaincu qu’il faut rester ouvert aux capitaux américains. Ils sont importants et le seront toujours. C’est une excellente source à laquelle il faut puiser.

Le sénateur C. Deacon : Merci beaucoup.

[Français]

Le sénateur Gignac : C’est un plaisir de vous retrouver, monsieur Poloz. Félicitations pour votre nouvelle carrière. Votre livre est déjà numéro deux dans la liste des meilleurs vendeurs de la dernière semaine. Compte tenu des milliers de personnes qui nous écoutent en différé ou en direct, vous serez sans doute numéro un au cours des prochaines semaines.

Encore une fois, un peu comme quand vous occupiez vos fonctions précédentes, je dois relire deux ou trois fois vos remarques liminaires, étant donné qu’elles sont toujours très complexes; il y a beaucoup d’idées et je veux en comprendre toute la subtilité.

J’aimerais aborder le volet de la transition énergétique. Dans un discours précédent, devant le Forum sur le libre-échange pancanadien je crois, vous parliez de la transition énergétique et vous faisiez également allusion à la taxe sur le carbone. Étant donné que l’on dédommage les consommateurs, on pourrait peut-être penser à faire de même pour les entreprises, puisque le gouvernement projette d’augmenter la taxe sur le carbone de manière importante au mois d’avril.

Pouvez-vous nous faire part de votre vision sur cette transition énergétique? Il faut faire cette transition énergétique, mais il semble y avoir un clivage au Canada actuellement; ce n’est pas toujours bien vu de dédommager des entreprises avec des crédits d’impôt ou des congés fiscaux pour être en mesure de réussir cette transition.

M. Poloz : Je vous remercie de votre question, sénateur.

[Traduction]

À propos de la transition énergétique, j’ai dit qu’il y a de nombreuses voies que nous pourrions emprunter pour atteindre la carboneutralité. C’est un point très important. Honnêtement, personne ne sait vraiment comment nous y arriverons, sauf que nous croyons, de toute façon, que la taxe sur le carbone continuera d’augmenter. Beaucoup d’entreprises en parlent. Elles tiennent pour acquis que cette évolution se poursuivra.

La transition est maintenant imposée surtout par les investisseurs. La taxe sur le carbone confère une valeur monétaire aux mesures prises. Autrement dit, le PDG peut être convaincu de faire la transition énergétique parce que les actionnaires et même les employés l’exigent. Il y a donc des pressions pour que les entreprises se comportent comme si elles payaient une taxe sur le carbone. Elles agissent simplement parce qu’elles craignent que les actionnaires ne se débarrassent de leurs actions si elles ne le font pas.

Certains régimes de retraite déclarent : « Nous n’allons pas garder ces actions parce que c’est une entreprise à forte teneur en carbone. » D’autres régimes de retraite préfèrent conserver ces actions, quitte à contrôler au fur et mesure les progrès de l’entreprise. D’une façon ou d’une autre, nous allons arriver à la carboneutralité grâce à ce mécanisme, mais il s’agit d’une transition et ce qu’il nous faut, c’est un peu plus de réalisme dans le débat politique.

En réalité, la demande mondiale d’énergie augmentera de 50 ou 60 % d’ici 2050. Comment allons-nous la satisfaire? Si le monde n’investit que dans l’énergie verte dès aujourd’hui, il sera peut-être en mesure de réagir à cette croissance, mais il y aura encore environ la moitié des besoins énergétiques mondiaux qui seront satisfaits par des combustibles classiques.

Nous allons devoir capter le carbone pour compenser ces émissions. Par conséquent, le Canada, qui est un chef de file mondial en matière de production d’énergie — c’est-à-dire un pays qui produit de l’énergie de haute qualité et gère au mieux le carbone — devrait l’être pour toujours. Pour ce faire, il doit également être un chef de file en matière de captage du carbone. C’est la seule façon de réaliser la quadrature du cercle.

Les Canadiens devraient beaucoup investir pour devenir un chef de file en matière de captage du carbone. Ainsi, notre gaz naturel et notre pétrole auront meilleure réputation. Ces sources d’énergie auront encore très longtemps leur place dans le monde.

Le sénateur Gignac : Croyez-vous que cette regrettable guerre en Ukraine pourrait changer la donne? Ces dernières années, les fonds de pension du monde entier ont utilisé les facteurs ESG comme point de référence — en fait, je me concentre sur les deux premières lettres, E et S, pas nécessairement sur G —, et nous avons remarqué que BP et Shell ont renoncé progressivement à leur participation à l’exploitation des sables bitumineux. Au Canada, le secteur de l’énergie investit beaucoup en Russie, et vous constatez maintenant que la gouvernance est un facteur qui compte. Il n’y a pas que l’environnement. Il y a aussi la gouvernance.

Un repositionnement des fonds de pension est-il envisageable, ce qui serait plus favorable pour le Canada en tant qu’exportateur net de pétrole et de gaz? En fait, la technologie s’est améliorée, comme vous le savez, grâce au captage du carbone. Croyez-vous que ce conflit tragique que la Russie a déclenché en Ukraine pourrait changer la donne et favoriser cette transition et cette acceptation sociale, et que le Canada pourrait jouer un rôle important?

M. Poloz : Je suis d’accord avec vous, monsieur le sénateur, mais je dirais que la tendance a émergé avant le conflit entre la Russie et l’Ukraine. Cet hiver, il y a eu beaucoup de tensions au sujet de la sécurité énergétique en Europe. On a commencé à s’interroger sur le parcours à suivre d’ici 2050. Si on s’engage dans une démarche qui entraîne le choix de diverses énergies vertes et la fermeture de toutes les centrales au charbon, cela fera partie de l’équation. Ce sont des décisions fragmentaires qui ne sont pas coordonnées pour former un plan cohérent.

Nous avons un peu oublié la sécurité énergétique. Donc, quand survient un hiver difficile et qu’arrive le conflit entre la Russie et l’Ukraine, la situation se dégrade. Le risque, c’est que nous ne puissions pas chauffer nos maisons, par exemple, en Europe.

Nous devons garantir la sécurité énergétique, et cela signifie qu’il faut une transition qui tienne compte de la nécessité de ces sources d’énergie.

Si d’aucuns prétendent qu’il suffit de laisser ces ressources dans le sol, comme il m’est arrivé de l’entendre, ils arrêtent d’investir. Et, en passant, la productivité baisse immédiatement aussi. Ils cessent donc d’investir, et nous n’aurons rien pour nous chauffer pendant la période de transition.

Il est absolument essentiel de mettre les choses au point, à propos de la transition, si nous voulons avoir un bon niveau d’investissement dans les sources d’énergie classiques. À mon avis, si nous investissions massivement dans le captage du carbone, cela réglerait le gros problème. La transition serait moins pressante. Nous pourrions décider du calendrier, dans une grande mesure, au lieu de nous le faire imposer.

La présidente : Convenez-vous que nous pourrions ajouter le nucléaire à la liste des sources d’énergie?

M. Poloz : Absolument. C’est de l’énergie verte, c’est certain. Bien sûr, sa réputation a été entachée par quelques incidents, et ils sont importants, mais ces risques, à mon avis, sont minimes par rapport au risque existentiel associé au réchauffement de la planète. Il faut mettre ces risques en perspective. Nous ne pouvons pas nous contenter de réclamer le risque zéro. Prenons le nucléaire. Dans certains pays, on le refuse sur toute la ligne parce qu’il serait trop dangereux. Pourtant, ces gens sont prêts à prendre le risque de ne pas avoir assez d’énergie jusqu’en 2050, ou à accepter le réchauffement de la planète, qui menace notre existence même. Ce sont là autant de risques. Ils ont leur importance, mais il est impossible de les ramener à zéro.

Le sénateur Woo : Je suis heureux de vous revoir, monsieur l’ex-gouverneur.

M. Poloz : De même.

Le sénateur Woo : Merci de votre déclaration liminaire, que j’ai trouvée très stimulante. Je voulais revenir sur vos premiers propos, qui sont fascinants. Selon vous, il est difficile de percevoir clairement l’évolution de la productivité au Canada. Vous nous avez invités à discuter avec des spécialistes des problèmes inhérents à une juste mesure de la productivité, par exemple. Mais vous ne nous avez pas vraiment dit si, d’après vous, la productivité est surestimée ou sous-estimée au Canada. Dans quel sens au juste la mesure est-elle faussée? Et pourquoi est-ce votre avis?

M. Poloz : Elle est sous-estimée, tout comme l’investissement. Commençons par l’investissement. J’ai évoqué l’importance croissante de l’investissement immatériel. Prenons l’exemple d’une compagnie d’assurance qui a un important personnel de TI. Ce personnel crée des applications pour le téléphone, pour accélérer le service et ainsi de suite. Ce sont évidemment des investissements. Ils donnent des rendements d’ici à la fin des temps. Pourtant, ils sont comptabilisés comme des dépenses parce que ces 40 personnes du service de TI travaillent là.

Nous investissons dans la propriété intellectuelle. Une partie de cette propriété fait l’objet d’un suivi, mais dans un grand nombre des rôles de soutien on n’en tient pas compte.

Le livre de Jonathan Haskel et de Stian Westlake, Capitalism Without Capital... Comme vous faites signe de la tête, vous devez savoir de quel ouvrage je veux parler. Les auteurs montrent que, en fait, cet investissement immatériel est maintenant plus important, aux États-Unis, que l’investissement classique en machines et équipement, en capital matériel. La tendance commence à s’imposer. Cet investissement n’est pas mesuré correctement.

Comme vous le savez pertinemment, la productivité est encore plus difficile à mesurer pour les statisticiens. Aux États-Unis, par exemple, il y a beaucoup plus de soins de santé privés que chez nous. C’est un secteur à forte productivité. Pour le constater, il suffit de regarder une série comme Grey’s Anatomy. On voit que ces entreprises font beaucoup d’argent en rendant les hôpitaux plus efficaces. Au Canada, où les soins de santé sont principalement fournis par le secteur public, nous mesurons la production en fonction du nombre de lits. Il n’y a pas de gain de productivité provenant de l’ensemble de ce secteur qui soit mesuré dans nos statistiques sur le PIB. Pourtant, il est extrêmement important.

Ce ne sont là que quelques exemples. Je ne suis pas un expert. Je vous invite à faire venir quelqu’un de Statistique Canada pour vous aider à comprendre que rien n’est aussi nettement tranché qu’on le croirait en regardant les graphiques classiques. Ce n’est pas le cas.

Le sénateur Woo : Voilà qui m’amène à ma question complémentaire, si vous me le permettez. Nombreux sont ceux qui soutiennent que ces gains de productivité immatérielle sont en réalité fonction de ce qu’ils appellent la financiarisation de l’économie, qui est illusoire. L’effondrement du secteur financier de Londres, après la grande crise financière de 2008, nous a appris que bon nombre des prétendus gains de productivité de la ville de Londres n’étaient pas réels. Voyez-vous ce que je veux dire?

M. Poloz : Oui.

Le sénateur Woo : Ce n’étaient que des bulles. Je ne parle pas de bulles dans le sens des marchés financiers, des marchés boursiers, mais les gains réalisés, y compris certaines des choses que vous avez décrites, ne contribuaient pas vraiment à l’économie réelle.

J’en viens à la question de cette étude : pourquoi l’investissement des entreprises est-il à la traîne derrière les autres types d’investissement? Se pourrait-il, monsieur le gouverneur, que l’économie, et plus particulièrement l’économie occidentale, soit devenue si dépendante de la financiarisation que le capital est détourné du secteur réel vers le secteur monétaire et vers ce qu’on pourrait appeler l’Internet de la consommation? C’est plutôt agréable, et nous aimons bien pouvoir acheter divers produits sur Amazon très rapidement, mais il n’est pas vraiment clair que notre niveau de vie en soit relevé.

M. Poloz : Voilà une façon très intéressante de présenter les choses, monsieur le sénateur. Je dirais simplement qu’il faut se méfier d’une distinction qui serait aussi nette, car, bien sûr, l’innovation dans le secteur financier apporte de la productivité à l’ensemble de l’économie. J’économise beaucoup de temps lorsque j’essaie de comparer les prix et ainsi de suite. En fait, je ne me déplace plus du tout en voiture. Je fais mes vérifications sur le Web. Et puis un livreur qui va dans tout le quartier distribue les colis. Nous économisons de l’essence et du temps. C’est un gain de productivité.

La financiarisation comporte des avantages, mais vous avez raison de dire que, dans le secteur financier, il y a une espèce de gonflement des valeurs. Ensuite, cela est capté dans le PIB, alors que cela n’en fait pas vraiment partie. Il se peut fort bien que ce soit l’une des raisons qui expliquent que la tendance de la productivité aux États-Unis semble meilleure que la nôtre. Cet effet de gonflement est plus marqué là-bas.

Voilà justement pourquoi il vaudrait la peine que le comité étudie la question des statistiques et comprenne mieux la situation. On ne serait pas aussi pessimiste au sujet des résultats du Canada.

Par le passé, je sais... Prenons l’exemple du secteur aérospatial. Le statisticien compare maintenant la productivité de ce que nous appelions Bombardier — maintenant Airbus — à celle d’un énorme fabricant d’aéronefs, comme Boeing, aux États-Unis. Ce n’est pas du tout la même chose. Mais si nous comparons les données, le secteur aérospatial affiche une certaine productivité dans les deux pays.

Si nous comparons des secteurs comparables, comme la production papetière, nous constatons que la productivité est identique dans les deux pays. La technologie est la même. L’échelle de production est très semblable, et ils sont en concurrence directe.

Voilà ce que je veux dire quand j’explique que, si je fais le tour de l’économie et rends visite à des entreprises, elles me disent toujours de belles choses au sujet de leurs gains de productivité. La productivité augmente vraiment partout sauf dans les statistiques. La situation est meilleure qu’il n’y paraît. Vous devez permettre à l’organisme statistique de mieux expliquer les limites de ses données. Vous saurez au moins en quoi elles sont fragiles.

La présidente : Croyez-moi, c’est exactement ce que nous allons faire. Merci, monsieur le gouverneur.

Le sénateur Loffreda : Je remercie l’ancien gouverneur Poloz d’être parmi nous. Heureux de vous revoir.

Je voudrais aborder la question sous un autre angle, celui de nos bons résultats. Quelles sont les pratiques exemplaires, les politiques ou les idées originales que nous avons sur ce plan-là et que nous pouvons reprendre du côté de l’investissement des entreprises? De ce côté-là, nous avons tous constaté que le plus inquiétant, c’est le manque d’investissements dans le matériel de fabrication, la propriété intellectuelle, où la technologie joue un rôle important.

J’ai en main le récent discours du gouverneur Macklem. Il est d’accord sur un bon nombre de points que vous avez soulevés : nous devrions avoir un traitement fiscal plus favorable, les gains en capital sont traités différemment... Je pourrais continuer encore longtemps et ajouter l’infrastructure et les impôts fonciers, par exemple. Toutefois, selon le site Web d’Affaires mondiales Canada, le Canada s’est classé au deuxième rang, parmi les pays du G20, pour le ratio de l’investissement étranger direct par rapport au PIB au cours de la période de 2016 à 2020, ce qui correspond presque parfaitement à celle où l’investissement des entreprises a été à son plus bas niveau depuis 1970.

Pourtant, nous entendons encore dire — et nous l’avons entendu à maintes reprises — que le Canada devient une destination de moins en moins attrayante pour les investisseurs étrangers pour les raisons que vous avez énumérées dans votre intervention initiale et que le gouverneur Macklem a signalées aussi.

Qu’en pensez-vous? Y a-t-il des politiques ou des pratiques exemplaires qui jouent ou êtes-vous étonné que nous soyons parmi les chefs de file en ce qui concerne le ratio de l’investissement direct étranger par rapport au PIB? Que pouvons-nous proposer ou quelles autres idées pouvons-nous avancer, à part ce que nous avons déjà mentionné?

M. Poloz : Vous avez tout à fait raison de dire que le Canada a toujours été une excellente destination pour les investissements étrangers. Dieu merci, car une économie de la taille de la nôtre ne pourrait probablement pas assurer les niveaux d’investissement dont elle a besoin. C’est l’une des choses sur lesquelles comptent généralement les petites économies comme la nôtre : un apport d’investissements de l’étranger. Elles ont donc un déficit de la balance courante. C’est le financement de ce déficit qui est la contrepartie de cet apport.

Une grande partie de la déception qui a émergé au cours des six ou sept dernières années, peut-être un peu plus, est attribuable principalement au secteur de l’énergie, à cause de l’effondrement des cours de l’énergie, en 2014-2015. Il y a eu un repli de l’activité, et un certain nombre d’investisseurs étrangers, comme le sénateur Gignac l’a dit, ont décidé de se retirer de l’exploitation des sables bitumineux, par exemple. Bien sûr, les investissements dans ce secteur vont diminuer parce que la production ne continuera pas de croître en raison des critères ESG. Toutes ces choses se produisent en même temps.

Les prix atteignent de nouveau les 100 $, tout comme ils l’ont fait en 2010, 2011 et 2012. À l’heure actuelle, je ne sais pas si quelqu’un croit que cela va durer. Sans doute que non, mais même si c’était le cas, il y aurait peut-être un moment où nous obtiendrions un peu plus d’investissements. Le plus important serait de tirer les choses au clair pour que les investisseurs sachent qu’il y a un avenir légitime. Ce sont des plans d’investissement à très long terme. L’investisseur ne va pas tout parier sur cette production si quelqu’un risque de décider que toutes ces ressources vont rester dans le sol. Ce sont des milliards de dollars qui seraient gaspillés.

Il faut que la situation soit claire, sans quoi aucun investissement ne se concrétisera. Il n’y aura pas d’investissements non plus s’il est impossible d’acheminer la production vers les marchés mondiaux, n’est-ce pas? C’est là que surgit le problème d’infrastructure.

Le sénateur Loffreda : J’adopte un autre angle. À l’époque où je travaillais dans le secteur bancaire, bien des enquêtes menées par des cabinets comptables sur des industries et entreprises du savoir en croissance montraient que, une fois atteint un certain niveau de BAIIA, de nombreux entrepreneurs préféraient vendre leur entreprise plutôt que de la faire croître. Les chiffres étaient renversants, étonnants. Même si je m’abstiens de toute précision sur les cabinets comptables et les enquêtes, je suis sûr que vous en avez entendu parler et que vous êtes au courant.

Que pouvons-nous faire pour inciter les entrepreneurs à garder les entreprises au Canada et à y investir? Ce qui arrive, c’est que des étrangers viennent acheter ces entreprises et que les investissements ne se font pas ici, au Canada, mais à leur siège social et ailleurs. Les emplois ne sont pas créés au Canada. Avez-vous une solution rapide à proposer? Quelles sont vos impressions?

M. Poloz : J’ai bien une idée ou deux, puis je passerai à autre chose. Nous avons l’habitude de faire beaucoup de choses pour encourager les petites entreprises, mais nous en faisons très peu pour favoriser la croissance. En réalité, nous imposons lourdement les entreprises dès qu’elles atteignent un certain stade.

Les gains importants au démarrage d’une nouvelle entreprise sont réalisés dès le premier stade. Il y a là un parti pris. L’entrepreneur peut gagner gros, puis lancer une autre entreprise. C’est pourquoi il y a des entrepreneurs en série. Le modèle que je préférerais est celui de la croissance. Je le répète, il y a une grave lacune dans notre structure de financement à cette étape. Il y a des moyens de régler le problème. Nous n’avons pas un secteur bancaire très concurrentiel. Nous le savons.

Il faudrait peut-être un peu bousculer les choses. Le Fonds de croissance des entreprises du Canada est une initiative qui peut rebrasser la donne. Mais ce n’est pas la seule idée.

Il faut aussi proposer des mesures qui encouragent les entreprises à croître, comme des allégements fiscaux. La création d’emplois, par exemple, est symptomatique de la croissance. À l’heure actuelle, on trouve d’autres façons d’imposer les entreprises parce qu’elles prennent de l’expansion.

Le sénateur Loffreda : Encore les impôts. Merci.

[Français]

La sénatrice Bellemare : Bienvenue, monsieur Poloz. C’est très agréable de vous avoir avec nous aujourd’hui. Je vais vous poser ma question en français, mais vous pourrez y répondre en anglais. Je vais essayer d’aller à l’essentiel.

Dans votre livre, qui a pour sujet l’âge des incertitudes, vous avez mentionné que l’une de ces incertitudes concerne la main-d’œuvre. Quand on vit une période d’incertitude, il faut savoir s’adapter; c’est la clé. On sait qu’aujourd’hui, même les banques insistent sur le facteur humain et les compétences, qui représentent un défi incroyable pour s’adapter aux incertitudes. Même lors du forum à Davos, on a évoqué les —

[Traduction]

... compétences comme monnaie du XXIe siècle.

[Français]

Au Canada, on sait que les investissements des entreprises et des gouvernements sont faibles sur le plan de la formation de la main-d’œuvre. Il est fort sur le plan de l’éducation, mais pas pour la formation. Devrions-nous laisser cela ainsi, ou devrions‑nous prendre le taureau par les cornes pour ce qui est de la formation de la main-d’œuvre et faire en sorte qu’il y ait plus d’investissements publics et privés? Si on ne le fait pas, des entreprises le feront. IBM, par exemple, a développé des cadres d’applications et des formations courtes. Cependant, cela n’est pas suffisant en cette période d’incertitude.

[Traduction]

M. Poloz : Je suis d’accord avec vous. Nous aurons besoin de nouveaux outils ou, à tout le moins, de ressources plus généreuses à cet égard parce que, comme je l’ai dit, le Forum économique mondial laisse entendre que près de 15 % des gens verront leur emploi perturbé par la prochaine vague technologique, qui est celle de l’intelligence artificielle.

Cela signifie que ces cens seront déplacés vers la partie inférieure de la trajectoire en forme de K. Pour se hisser au sommet, les entreprises seront portées à aider leurs employés à se former, comme le suggère l’exemple d’IBM. Il faut un effort d’apprentissage à l’interne.

Les entreprises vont vouloir agir parce qu’il y aura une pénurie de main-d’œuvre à cause du vieillissement démographique. En fait, sur le marché, le pouvoir passera de l’employeur à l’employé. On cherchera à obtenir plus de protection, un meilleur filet de sécurité et une atténuation plus marquée des risques. C’est pourquoi je parle d’aider les travailleurs à puiser dans un fonds pour se déplacer. Si l’emploi se trouve à Guelph, mais que le travailleur habite à Saskatoon, et si le déménagement est une lourde tâche, pourquoi le ménage assumerait-il tous les risques? Nous n’avons proposé aucune mesure d’atténuation des risques.

Il y a beaucoup de programmes de formation au niveau provincial qui fonctionnent très bien, y compris des programmes d’apprentissage. Nous avons l’infrastructure de base, mais c’est le travailleur qui prend tous les risques. C’est ce qui me préoccupe.

La sénatrice Bellemare : C’est un problème.

M. Poloz : Effectivement.

La sénatrice Bellemare : Ne pensez-vous pas que si le gouvernement investissait davantage, cela faciliterait la transition et aurait un effet de levier sur l’investissement privé et même un certain effet de levier sur l’investissement dans les machines et le matériel? Il y a un lien. Il y a une corrélation entre ces grandes variables.

M. Poloz : Je suis d’accord avec vous. La tâche de l’entreprise se trouvera facilitée si le gouvernement fait quelque chose pour alléger cette tension ou le risque pour le travailleur. Pour faire un investissement, il faut de la main-d’œuvre. La productivité vient ensuite.

Je suis tout à fait d’accord. Comment s’y prendre? Est-ce que ce sera vraiment difficile de trouver le bon travailleur pour le bon poste? Que faisons-nous pour faciliter cette correspondance entre poste et travailleur? Les déménagements en seraient facilités. Mon fils est rénovateur. Il peut évidemment travailler à Ottawa, mais il ne peut pas le faire à Aylmer, au Québec. Par contre, un entrepreneur d’Aylmer peut travailler en Ontario. C’est le genre de barrière entre les provinces qui est absurde dans toutes les professions.

La sénatrice Bellemare : Merci.

La sénatrice Marshall : Bienvenue, monsieur Poloz. Heureuse de vous revoir.

Je reviens à vos propos du début au sujet du retard dans les investissements des entreprises au Canada. Vous avez énuméré tous les facteurs — commerce international, commerce interprovincial, infrastructure et transition énergétique. Je conviens que nous aurons un problème de sécurité énergétique. Vous avez parlé des marchés publics, des tracasseries administratives et de l’augmentation des impôts des entreprises en croissance.

On dirait bien que bon nombre de ces problèmes ou de ces facteurs relèvent du gouvernement, qui devrait être en mesure de les régler. Il semble que le gouvernement étrangle les entreprises. Nous connaissons beaucoup de problèmes, et vous les avez cernés. Certains existent depuis un bon moment, et beaucoup d’initiatives visant à simplifier les formalités administratives ont échoué. Les marchés publics ont été étudiés à n’en plus finir. Quelle est la solution? Comment le gouvernement peut-il s’en sortir? Quels conseils lui donneriez‑vous?

M. Poloz : Je pourrais en parler longtemps, mais la présidente ne serait pas tellement d’accord. Je dirais que les problèmes que vous venez de signaler sont faciles à régler pour peu qu’on dise carrément que ça doit cesser tout de suite.

S’il faut collaborer avec les gouvernements provinciaux... C’est parfois le cas. On réunit dans une salle les ministres des Finances des provinces, des territoires et du gouvernement fédéral. Un peu partout dans le monde, des gens s’inquiètent parce nous sommes très endettés après la pandémie et qu’il faut trouver le moyen de rembourser la dette. Ils craignent qu’il ne faille alourdir les impôts. Et si ces ministres sortaient de la salle en disant : « Nous nous sommes entendus pour éliminer tout ce qui entrave la croissance, et nous n’aurons pas à relever les impôts. Le déficit va se résorber tout seul »? Ne serait-ce pas une bonne nouvelle? C’est que la croissance économique sera plus vigoureuse.

Tous auraient tout à gagner sur le plan politique d’une réunion semblable. Je ne comprends pas qu’on ne puisse pas le faire. J’entends dire constamment que c’est politiquement impossible. Je suis désolé de vous décevoir. Ce n’est pas une réponse facile. Hier soir, le président Biden a dit que l’administration allait agir, et qu’elle le ferait de concert avec les travailleurs américains. Même pour les marchés publics, nous ne faisons rien. Nous en sommes pourtant responsables. Mais notre politique impose le choix du plus bas prix et du risque le plus faible, point final. C’est le mandat du responsable des acquisitions.

La sénatrice Marshall : C’est très décourageant, monsieur Poloz, parce que nous gardons espoir. Mais maintenant, après vous avoir entendu, je ne suis plus aussi optimiste. Merci. J’apprécie votre honnêteté.

Le sénateur Massicotte : Monsieur Poloz, merci d’être parmi nous. Lorsque vous avez énuméré tous les obstacles au commerce, j’ai pensé que votre conclusion serait que nous ne pouvons pas dépasser les attentes et que nous ne pouvons pas chercher à stimuler la croissance, mais vous avez présenté les choses différemment. Nous le reconnaissons tous. Il est difficile de mesurer la productivité. Nous avons essayé pendant des décennies. Vous avez raison.

Pourquoi êtes-vous optimiste et pensez-vous que nous pourrions avoir une croissance importante du PIB et, par conséquent, augmenter la dette sans difficulté? Certains de vos collègues, notamment David Dodge, sont très préoccupés par l’augmentation de la dette et par le fait que le gouvernement du Canada cède à la paresse en donnant des fonds au consommateur, au citoyen canadien, en somme, au lieu de chercher les moyens de stimuler le commerce ou la productivité. Qu’en pensez-vous? De toute évidence, vous ne serez probablement pas d’accord, mais quel est votre sentiment?

M. Poloz : Nous avons en place des conditions que je considère comme minimales pour nous en tirer, les taux d’intérêt demeureront bas, la croissance devrait être juste suffisante pour que le ratio de la dette au PIB diminue au fil du temps.

Est-ce suffisant pour nous préparer au prochain épisode de volatilité ou à la prochaine crise? Il s’agit en fait d’une question politique. Ce n’est pas à moi de décider. Bien des gens pensent que nous devrions essayer de retrouver une position financière plus solide et plus résiliente plus rapidement pour être prêts à affronter le prochain coup dur. Je partage probablement cet avis.

La solution, selon moi, consiste à éliminer des obstacles pour que la croissance économique augmente. Ces changements nous rapporteront énormément sans que nous ayons à dépenser quoi que ce soit. Il n’y a pas de solution plus intelligente. Mais, si c’est trop difficile, alors nous devrons nous débrouiller tant bien que mal. Nous pouvons le faire en maintenant la trajectoire actuelle. Ce n’est pas nécessairement celle que vous ou moi choisirions.

Le sénateur Massicotte : Merci.

Le sénateur Yussuff : Merci, monsieur le gouverneur, d’avoir pris le temps d’être ici ce soir, et merci, bien sûr, pour vos années de service public.

Vous avez décrit certains défis. Je vais m’attarder à deux d’entre eux. Il y a d’abord la transition énergétique en cours. Bien sûr, il y a eu énormément de pertes d’emplois dans le secteur énergétique et, comme nous le savons, la majorité des régimes de retraite hésitent beaucoup à y investir à long terme. Je comprends ce que vous dites au sujet du captage du carbone, mais de nombreuses évaluations ont été faites par beaucoup de fonds de retraite, et ils ont conclu qu’il fallait placer leurs capitaux ailleurs, au moins au niveau de l’organisation, afin de montrer qu’ils sont plus déterminés à atteindre la carboneutralité entre 2030 et 2050.

Le dernier point est le vieillissement de la main-d’œuvre au Canada. Vous avez parlé du problème de mobilité. Beaucoup de travailleurs ont des compétences, mais, pour diverses raisons, ils ne peuvent pas aller travailler à un endroit où ces compétences seraient mises à profit. Vous et le gouverneur de la banque dispensez beaucoup de conseils, mais nous n’avons pas réussi à résoudre ce problème. Nous voici en 2022 et le problème est pire qu’il ne l’était il y a deux ou trois ans.

M. Poloz : La transition énergétique... Vous avez raison de dire que l’incertitude joue déjà un rôle dans les niveaux d’investissement et, par conséquent, dans l’emploi. Vous avez raison au sujet des investisseurs. Nombre d’entre eux adoptent un point de vue binaire et disent : « On insiste pour que je respecte les critères ESG. Je vais donc écarter ce titre de votre portefeuille. » Et l’investisseur ou l’épargnant exige cette attitude de son régime de retraite ou de celui qui gère ses fonds.

Que va-t-il se produire? Lorsque les entreprises présenteront leurs plans concrets — et la plupart d’entre elles le font de nos jours — traçant une trajectoire vers la carboneutralité et tâchant d’en témoigner tout au long du parcours, allant parfois jusqu’à lier la rémunération des dirigeants aux résultats et émettant des obligations qui ne rapporteront que si les objectifs ESG sont atteints... C’est une évolution très contraignante qui se dessine. Mais il demeure un peu difficile de mesurer les résultats dans le temps. Il y a bien des nuances dans les choix écologiques, et l’investisseur peut s’y retrouver sans trop de mal.

Imaginez un monde, qui n’est pas si loin, où non seulement il y aura un cadre ESG, mais où votre cabinet d’audit va aussi attester de vos résultats. Comme il le fait pour les données financières, il dira qu’il a vérifié les objectifs ESG, qu’ils ont été atteints et que le plan est bon.

Cette transparence permettra aux investisseurs de choisir plus soigneusement les nuances écologiques de leur portefeuille. C’est le niveau de transparence que nous aurons, tout comme nous l’avons aujourd’hui pour les résultats financiers. Lorsque nous en serons là, la transition sera plus facile à imaginer. Nous pouvons seulement nous concentrer sur les émissions de la portée 3; autrement dit, le consommateur réel de l’intensité en carbone. C’est la raison d’être de la taxe sur le carbone.

La présidente : Tous mes remerciements à l’ancien gouverneur Stephen S. Poloz, conseiller spécial chez Osler, Hoskin et Harcourt S.E.N.C.R.L./s.r.l., et auteur du succès de librairie The Next Age of Uncertainty. Nous suivrons vos conseils et certaines des lignes directrices que vous nous avez proposées. Nous vous sommes vraiment reconnaissants du temps que vous nous avez accordé ce soir.

M. Poloz : Merci. Ce fut un plaisir.

La présidente : Nous allons obtenir des copies des remarques du gouverneur ou, du moins, de ses notes. Nous allons essayer de les distribuer pour que vous puissiez les consulter.

Merci encore, monsieur le gouverneur.

Nous avons maintenant le plaisir d’accueillir Peter Routledge. Il est à la tête du Bureau du surintendant des institutions financières du Canada, le BSIF. Il a également travaillé dans le secteur privé. Nous allons discuter de plusieurs enjeux, notamment de ce qui a trait au processus de gel des comptes, tant en vertu de la Loi sur les mesures d’urgence que par l’entremise de la SWIFT. Nous discuterons aussi de tout ce qui occupe ce comité.

Merci beaucoup de vous joindre à nous ce soir, monsieur Routledge.

Si vous avez une déclaration préliminaire, à vous la parole.

Peter Routledge, surintendant, Bureau du surintendant des institutions financières : Merci de m’accueillir, madame la présidente.

Je vais essayer d’être bref. Bonjour, madame la présidente et honorables sénateurs. Je vous remercie de me donner l’occasion de comparaître devant le comité aujourd’hui. Je suis heureux de vous faire part de mes réflexions sur les questions du financement de l’habitation et de la monnaie électronique ainsi que des événements récents. Cela dit, avant de reconnaître mon pays, je tiens à souligner que de nombreux Canadiens s’inquiètent pour leurs amis et leurs proches en Ukraine ce soir. Plusieurs de ces Canadiens travaillent avec nous au BSIF, alors j’envoie mes meilleures pensées à ces collègues.

[Français]

Avant tout, je tiens à souligner que je m’adresse à vous à partir du territoire traditionnel non cédé du peuple anishinabe. La possibilité qui m’est donnée d’être présent sur ce territoire me remplit de gratitude.

Pour assurer la bonne santé du marché de l’habitation, il est essentiel de faire en sorte que le système de financement de l’habitation soit stable, c’est-à-dire qu’il doit permettre, de manière fiable, d’obtenir du crédit à un prix prudent et fondé sur le risque. En conséquence, le rôle du BSIF consiste plus particulièrement à préserver et à protéger l’accès à du crédit de qualité pour permettre aux Canadiens d’acheter et de vendre un logement.

[Traduction]

Notre stratégie consiste à veiller à ce que le système de financement de l’habitation, et le système financier canadien dans son ensemble, bénéficient de mesures de protection suffisantes pour composer avec des épisodes d’incertitude et de volatilité, certes difficiles à prévoir, mais inévitables. La mise en place de ces mesures permet de s’assurer que du crédit demeure disponible pour soutenir l’activité économique en période d’expansion et de contraction.

L’innovation dans les services financiers s’est accélérée ces dernières années et elle élargit encore la nature multidimensionnelle de l’argent. Certaines de ces innovations sont désignées comme des cryptomonnaies, d’autres des cryptomonnaies stables, et d’autres encore des finances décentralisées, ou DeFi. Chaque innovation a le potentiel d’ajouter de la valeur au système financier canadien, mais comporte également des risques moins bien compris, semblables à ceux qui ont fait échouer des innovations financières dans le passé. Le filet fédéral de sécurité financière, au sein duquel le BSIF joue un rôle essentiel, doit permettre de déterminer comment réagir aux innovations en matière de monnaie électronique.

Lorsque le gouverneur de la Banque du Canada a témoigné devant le comité, on lui a posé des questions sur les travaux de la banque dans ce dossier. Je peux vous affirmer que le BSIF tire parti de ces travaux en adaptant la façon dont il peut évaluer la sûreté et la solidité des institutions financières à mesure que les monnaies électroniques se multiplient.

Au Canada, nous avons la chance de pouvoir compter sur la collaboration de plusieurs partenaires fédéraux pour analyser et évaluer les répercussions des innovations en matière de monnaie électronique, comme les cryptomonnaies, sur nos cadres de réglementation. Le BSIF est fier de jouer son rôle dans l’élaboration d’un cadre fédéral de surveillance financière qui continue d’évoluer et de répondre aux besoins des Canadiens.

Je me réjouis à l’idée de contribuer à l’étude menée par le comité et de répondre aux questions de ses membres.

La présidente : Merci beaucoup pour vos observations.

Le sénateur C. Deacon : Je suis vraiment ravi de vous revoir, monsieur Routledge. Un rapport que vous avez publié récemment avec la Banque du Canada m’a intéressé — [Difficultés techniques]. Il semblait indiquer qu’en tardant à agir, on augmente les risques. Je me demande, en pensant à l’absence de réglementation du financement décentralisé ou de la cryptographie de façon générale ainsi que de l’absence d’une réponse de la part des organismes de réglementation jusqu’à maintenant, nous trouvons-nous devant une situation semblable? Risquons-nous d’accroître les risques financiers et les conséquences économiques en n’adoptant pas une approche proactive à l’égard de ces produits? Ils sont déjà de plus en plus utilisés. Nous voyons le bitcoin émerger comme une voie de paiement avec le protocole Lightning. Qu’en pensez-vous?

M. Routledge : Merci, sénateur Deacon. J’aime parler des éclairs et de la foudre, mais je pense que votre question porte davantage sur l’argent numérique et les cryptomonnaies. Je crois que l’on peut dire que les formes de monnaie numérique s’accroissent de façon exponentielle, et l’assertion relative à la valeur des cryptomonnaies indique qu’elles représentent environ 2 billions de dollars dans l’économie canadienne — elle n’était pas aussi élevée il y a cinq ans. La valeur de la cryptomonnaie stable s’élève à environ 170 milliards de dollars. Si nous en reparlons dans un an, elle sera probablement deux ou trois fois plus élevée.

Je pense que l’on peut affirmer sans se tromper que les taux de croissance de ces innovations sont très rapides, et si nous, les organismes de réglementation, ne faisons pas face à ces risques pour nous y adapter, les risques liés au système financier non réglementé continueront à augmenter. L’histoire nous a enseigné que ce genre de chose tourne toujours très mal.

Maintenant, heureusement, nous nous sommes joints au Conseil de stabilité financière et au Comité de Bâle sur le contrôle bancaire, alors nous jouissons de l’aide de nos pairs internationaux. Certains pays innovent et progressent plus rapidement que le Canada, ce qui nous permet de tirer des indices et des idées de ce partenariat.

Ces innovations offrent un potentiel énorme aux Canadiens, parce qu’elles élimineront les inefficacités qui existent dans notre système traditionnel de monnaie fiduciaire.

Certains sont enthousiastes à l’idée que ces formes de monnaie numérique et ces innovations remplacent le système fiduciaire. Je ne partage pas ce point de vue, car je les trouve dangereuses.

Avant toute chose, je veux veiller à ce que notre système de réglementation intègre ces innovations très rapidement dans les paramètres réglementaires et qu’il permette à ces innovateurs d’entrer rapidement dans le périmètre réglementaire. Il est malheureusement difficile d’entrer dans le périmètre réglementaire à l’heure actuelle. Nous devons trouver des façons d’élargir ce périmètre et de réduire les obstacles sans nuire à la résilience financière.

Le sénateur C. Deacon : Merci beaucoup pour votre réponse, monsieur Routledge.

[Français]

La sénatrice Bellemare : Bienvenue, monsieur Routledge. J’ai une question un peu naïve sur les cryptomonnaies et sur l’Ukraine, plus particulièrement en ce qui concerne la Russie et le système financier SWIFT, qu’on vient d’annuler pour les transactions dans ce pays. Pensez-vous que, en raison de la situation en Russie, il y aura une tentative de pallier le problème avec des bitcoins ou d’autres monnaies pour faire les transactions internationales désirées? Est-ce un danger? Est-ce une possibilité?

M. Routledge : Je vous remercie de votre question, qui nécessite beaucoup de langage technique; je répondrai mieux à la question en anglais, si cela vous convient.

La sénatrice Bellemare : Oui, absolument.

[Traduction]

M. Routledge : En général, les cryptomonnaies ne sont pas aussi réglementées que le système de monnaie fiduciaire; SWIFT en est un exemple. Elles ne sont toutefois pas entièrement non réglementées. Je pense qu’il serait exagéré de dire que les sanctions que le monde occidental et l’OTAN sont en train de mettre en place en réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie pourraient facilement être contournées par des moyens cryptographiques.

Le système comporte suffisamment de surveillance réglementaire. Si les autorités prennent des mesures prudentes et urgentes, je pense qu’elles seront en mesure d’atténuer une bonne partie des risques.

Cela dit, si ces technologies sont mal conçues, elles peuvent s'échanger entre pairs, alors il est plus difficile pour les organismes de réglementation de faire le suivi de l’échange de cryptomonnaie ou de cryptomonnaie de pair-à-pair. Nous devrons être très vigilants pour assurer l’efficacité maximale des sanctions.

La présidente : Passons à autre chose. Nous y reviendrons si l’occasion se présente.

La sénatrice Ringuette : J’ai une question rapide, mais importante, au sujet de nos institutions financières.

Vous semblez à l’aise avec la valeur arbitraire, mais êtes-vous aussi à l’aise avec les risques que nos institutions financières courent en utilisant la cryptomonnaie?

M. Routledge : Madame la sénatrice, dans une certaine mesure, je suis payé pour m’inquiéter continuellement et pour ne jamais me sentir à l’aise. C’est le travail fondamental d’un surintendant de fouiller de fond en comble pour détecter les risques que d’autres ne voient souvent pas.

Cela dit, les institutions que nous supervisons ici au Canada et qui relèvent du Bureau du surintendant des institutions financières ont fait preuve de diligence, de prudence et de mesure dans leur réponse à ces innovations. Par conséquent, nous ne voyons pas de risques graves au Canada et dans nos institutions financières.

Plus tard cette année, nous publierons notre ébauche de directives sur la façon d’évaluer les risques que posent les cryptomonnaies en fonction de ce que fait le Comité de Bâle sur la surveillance bancaire. Ces directives sortiront à temps. Il ne sera pas trop tard.

Heureusement, nous avons un système rentable et bien capitalisé, et les plus grands joueurs ont des franchises très précieuses à protéger. Ils ont tendance à agir avant tout le monde pour préserver ces franchises et ils prennent des risques plus mesurés. Il y a toujours l’exception qui confirme la règle, et nous sommes toujours à l’affût, mais en général, c’est la réalité.

La présidente : Pouvez-vous nous dire à peu près quand vous publierez ces directives? Vous avez dit plus tard cette année.

M. Routledge : Probablement cet automne.

La présidente : Cet automne. Merci.

Le sénateur Loffreda : Merci, monsieur le surintendant, d’être parmi nous. J’ai travaillé pendant des années dans le secteur bancaire, alors je sais que nos banques sont très disciplinées et qu’elles surveillent rigoureusement leurs portefeuilles de prêts et d’actifs ainsi que leur diversification.

Compte tenu de la situation actuelle du marché du logement, percevez-vous d’autres risques? Du point de vue de la réglementation, êtes-vous satisfait du statu quo? Le marché du logement fait face à un grave problème d’approvisionnement. Les taux d’intérêt ont augmenté, ce qui explique en partie la crise de l’abordabilité et les politiques fiscales ciblées. Qu’en pensez‑vous? Qu’est‑ce qui est le plus important, et vous pencheriez‑vous sur un autre domaine pour offrir des logements plus abordables à la plupart des Canadiens?

M. Routledge : J’en ai déjà parlé à quelques reprises. Pour ce qui est de la qualité globale du crédit sur le marché du financement du logement au Canada, la qualité du crédit des prêts hypothécaires n’a jamais été aussi bonne. On compte environ 5 millions de prêts hypothécaires en cours auprès des grandes banques, et environ 8 400 d’entre eux sont en souffrance. C’est un chiffre extraordinairement bas.

La raison pour laquelle la qualité du crédit est si bonne — et je ne veux pas minimiser le fait que le prix des maisons augmente depuis longtemps — c’est qu’au cours de ces dix dernières années, nous avons mis en place un certain nombre de mesures pour améliorer la qualité des prêts hypothécaires.

Le test de tension est remarquable. Les gens en parlent beaucoup. En 2012, nous avons également mis en place une longue série de lignes directrices en matière de souscription, et nous nous attendons à ce que les banques les respectent. Il s’agit de bloquer et de prendre des mesures musclées sur la question de la souscription entre les évaluations immobilières et les vérifications du revenu adéquates, et autres. Ces dix dernières années, nous avons généralement exigé des mises de fonds plus élevées et des périodes d’amortissement plus courtes. Tout cela produit une qualité de crédit exceptionnellement élevée, du moins selon les normes historiques. Je ne m’inquiète donc pas de la qualité du crédit.

Je m’inquiète du décalage structurel entre l’offre et la demande de logements au Canada. De nouveaux Canadiens arrivent au pays, et de jeunes Canadiens quittent la maison pour fonder une famille. On compte environ 250 000 nouveaux ménages fondés chaque année au Canada. Cependant, nous construisons probablement entre 200 000 et 210 000 maisons chaque année. Ce décalage structurel contribue à la hausse accélérée des prix, qui peut causer un changement soudain des prix, qui à son tour entraîne des fonds propres négatifs, un fardeau que les gens ont beaucoup de peine à assumer.

Il est également plus difficile pour les jeunes Canadiens d’accéder à ce marché. C’est pourquoi j’ai dit que le plus grand risque prudentiel dans le système de logement canadien est le décalage entre l’offre et la demande. Soit dit en passant, c’est aussi l’amorce de l’agressivité spéculative que nous voyons aujourd’hui sur le marché du logement. Les spéculateurs savent qu’il y a une pénurie de logements. Ils sont donc plus susceptibles de prendre des risques en achetant des maisons pour les revendre à profit. C’est le risque prudentiel qui m’inquiète le plus.

Je ne pense cependant pas que ce risque se transformera en crise de capitalisation ou qu’il réduira la résilience du système financier. Je pense que les mesures que nous avons prises ces dix dernières années nous permettront d’éviter que cela ne se produise.

La présidente : Merci beaucoup.

La sénatrice Marshall : Merci, monsieur le surintendant, d’être venu aujourd’hui. Je vais poursuivre dans la veine des questions du sénateur Loffreda sur le logement.

Pensez-vous que la hausse des taux d’intérêt annoncée aujourd’hui va rendre le marché du logement vulnérable, ou pensez-vous que les tampons — je crois que vous avez utilisé ce terme dans votre déclaration préliminaire — sont suffisamment rigoureux pour résister à ce que l’augmentation des taux laisse à prévoir?

M. Routledge : Je vais répondre oui à cette question, mais permettez-moi de vous donner plus qu’un simple oui.

Je suis convaincu que le système absorbera la hausse des taux d’intérêt. La marge de manœuvre dont nous parlons, dans ce cas‑ci, est le taux minimal admissible aux prêts hypothécaires assurés et non assurés. L’algorithme, la formule de base, suggère d’ajouter 200 points au taux contractuel, puis de le comparer au 5,25 %. On choisit ensuite le résultat le plus élevé des deux sommes. C’est le taux auquel les banques qualifient les emprunteurs hypothécaires en fonction de leur revenu.

Les Canadiens qui ont acheté une maison au cours de ces quatre dernières années — c’est la cohorte de propriétaires de maison et de débiteurs hypothécaires qui vous inquiéterait le plus, les gens qui ont récemment acheté une maison à crédit — ont été admissibles à un taux d’au moins 200 points de base. Plusieurs d’entre eux ont été admis à un taux de 300 points de base, ou 3 points de pourcentage au-dessus de leur taux contractuel. À mesure que les taux augmentent, ils devraient avoir le revenu nécessaire pour les absorber. Je ne considère pas la hausse des taux d’intérêt comme un risque de crédit important. Je m’inquiète de la hausse des taux dans le contexte d’une inflation plus élevée que la normale et des répercussions que cela pourrait avoir sur la consommation à long terme. Je le répète, le système a la résilience nécessaire pour absorber ces tensions.

La sénatrice Marshall : Où s’arrête votre secteur de responsabilité? Aux institutions financières? Je regarde l’ensemble du gouvernement — la SCHL et le ministère des Finances — et je sais que le gouvernement fédéral investit des milliards de dollars dans le marché du logement pour l’assurance hypothécaire et autres.

Vous préoccupez-vous seulement des banques? Elles se tourneront vers le gouvernement fédéral pour réparer les pots cassés, le cas échéant. Quel est votre secteur de responsabilité?

M. Routledge : Madame la sénatrice, voulez-vous dire par là que vous vous inquiétez de l’assurance hypothécaire que le gouvernement pourrait éventuellement garantir?

La sénatrice Marshall : Oui. Vous dites que le secteur de l’habitation est fort. Qu’arriverait-il en cas de crise? C’est un jeu de dominos, et au bas de l’échelle se trouve le gouvernement fédéral. La SCHL et le gouvernement fédéral devront réparer les pots cassés. Voilà ce qui me préoccupe.

Cette question relève-t-elle de votre responsabilité ou nous dites-vous que les banques seront fortes et que cela ne causera pas de problèmes au gouvernement fédéral?

M. Routledge : En 2012, justement à cause des risques que court le gouvernement fédéral — les risques dont vous parlez —, dans le cadre de l’amélioration de la souscription des prêts hypothécaires résidentiels qui durait au Canada depuis plus de 10 ans, nous avons adopté la ligne directrice B-20 sur la souscription de prêts hypothécaires résidentiels. Notre responsabilité directe consiste, au niveau des institutions, à appliquer cette ligne directrice et les attentes qui y sont énoncées à toutes les institutions du secteur fédéral qui prêtent de l’argent aux Canadiens pour acheter une maison.

Cette ligne directrice établira les attentes liées à la vérification du revenu et à l’évaluation immobilière. Ce sont des mesures musclées, des mesures opérationnelles que, par exemple, les institutions américaines n’avaient pas prises en 2005, 2006 et 2007. Notre responsabilité est de nous assurer que nos institutions prennent ces mesures. Nous menons des examens annuels, et ces institutions doivent démontrer qu’elles respectent nos attentes.

La SCHL et les assureurs hypothécaires privés fournissent une assurance hypothécaire aux banques pour absorber les pertes sur les défauts de paiement de maisons dont la mise de fonds est inférieure à 20 %.

La majeure partie du capital et des fonds nécessaires pour absorber les prêts hypothécaires en défaut proviendront des primes que les prêteurs hypothécaires versent à ces institutions. Ils ne viendront pas du gouvernement fédéral. La SCHL et ses deux homologues du secteur privé disposent actuellement de capitaux solides. Ces organismes absorberont ces pertes, et les contribuables ne les assumeront pas nécessairement.

Cependant, le gouvernement fédéral court un risque qui n’est pas négligeable. Il faudrait que je vous donne le chiffre — je n’arrive pas à m’en souvenir —, mais ce chiffre est en baisse depuis une dizaine d’années.

Quand le gouvernement a imposé un plafond de 1 million de dollars pour les hypothèques assurées, le prix des maisons à Toronto, et à Vancouver en particulier, a grimpé, et la part de l’assurance hypothécaire a considérablement diminué au cours de ces 10 dernières années.

La présidente : Il serait formidable que vous puissiez nous fournir ce chiffre sur le risque que court le gouvernement.

[Français]

Le sénateur Gignac : Étant donné que c’est la première occasion que j’ai de voir le surintendant depuis sa nomination, je tiens à le féliciter. Les Canadiens sont chanceux d’avoir quelqu’un d’aussi qualifié que lui, qui a accumulé beaucoup d’expérience au ministère des Finances et au sein du secteur privé. Il a des connaissances très pointues sur ce qui se passe sur le marché financier. Je vais poser ma question en français.

[Traduction]

N’hésitez pas à répondre en anglais si vous le souhaitez.

[Français]

Cela se produit avec des prêteurs qui combinent les hypothèques avec les marges de crédit. Oui, vous avez des mesures macroprudentielles lorsqu’il est temps d’octroyer un prêt, mais je vois, partout au Canada, surtout dans les grandes villes où le marché est plus chaud, que les prix des maisons augmentent énormément. Les propriétaires en profitent pour faire réévaluer leur maison, afin d’obtenir une marge de crédit plus élevée.

[Traduction]

C’est le problème de la marge de crédit hypothécaire.

[Français]

Est-ce que vous avez l’intention d’examiner cela de plus près? Il me semble que 80 %, c’est une bonne protection, mais lorsqu’on voit des bulles immobilières dans certaines villes, on peut conclure que la protection n’est peut-être pas aussi grande qu’on le pense.

[Traduction]

M. Routledge : Merci, sénateur Gignac. Nous examinons cette question de très près. Le produit hypothécaire qui permet ce genre de placement est ce qu’on appelle un produit combiné de prêt hypothécaire et de marge de crédit hypothécaire. C’est un produit qui permet d’acheter une maison et de commencer à rembourser le prêt hypothécaire au moyen d’une période d’amortissement normale de 25 ou 30 ans. En remboursant du capital au moyen d’une marge de crédit hypothécaire combinée au prêt hypothécaire, on peut reprendre le capital remboursé et, par conséquent, maintenir les ratios prêt-valeur plus près de 80 que la période d’amortissement normale ne le permettrait.

C’est une fragilité du système qui nous préoccupe, et nous l’avons soulignée en public. Nous collaborons avec les institutions financières pour comprendre ce produit et pour réduire ce comportement. Nous vous en dirons davantage tout au long de l’année. Des consultations sont en cours.

Il est important et intéressant de noter que, bien que la disponibilité du crédit pour obtenir une marge de crédit hypothécaire soit généralement à la hausse, les Canadiens ne l’utilisent pas. Cette vague d’épargne est un résultat intéressant des mesures de relance et du retour soudain à la croissance de l’économie après la pandémie et immédiatement après l’éclosion de la pandémie.

Je ne dis pas que personne au Canada ne tire parti de l’effet de levier de ce produit. Je dis que dans l’ensemble, les Canadiens épargnent davantage et ne tirent pas parti de la hausse de leur solde de marge de crédit hypothécaire. Cela peut changer d’un moment à l’autre. Nous prenons des mesures pour parer à ce risque, mais il ne cause pas d’alerte pour le moment.

[Français]

Le sénateur Gignac : Aux États-Unis, c’était un gros problème, les marges de crédit hypothécaires.

[Traduction]

Les gens s’en servent comme d’un guichet automatique. Je suis surpris de la tendance que nous avons observée au Canada par rapport à celle qui régnait il y a 10 ans aux États-Unis.

La présidente : Vous avez raison.

Le sénateur Massicotte : Je vous remercie d’être parmi nous ce soir.

J’aimerais revenir à la cryptomonnaie et aux risques qu’elle suscite. Nous convenons tous que le fait d’ignorer tant de choses à son sujet nous porte à penser qu’elle pose des risques très élevés. Elle nous préoccupe.

Donnez-moi une vue d’ensemble. Nous pouvons toujours éliminer ces risques en l’interdisant. Donnez-moi une vue d’ensemble. Qu’avons-nous à gagner en assumant les risques qu’elle pose? Avons-nous une idée des chiffres par rapport aux risques et au coût potentiel de cette forme de monnaie? Aidez‑moi donc? Tout le monde dit qu’elle est très avantageuse. De toute évidence, elle augmenterait la compétitivité de notre système financier, mais devrions-nous poursuivre la concurrence et gagner dans un autre domaine?

M. Routledge : C’est une excellente question. N’oubliez pas que chaque personne voit la cryptomonnaie, ou l’argent numérique, sous un angle différent.

L’innovation géniale de la cryptomonnaie — il y a de nombreuses innovations géniales dans le domaine de la cryptomonnaie qui ajouteraient de la valeur — permet d’effectuer des transactions qui ne sont pas trop onéreuses. La technologie du grand livre distribué et les algorithmes cryptographiques permettent d’échanger des valeurs plus facilement que par le système financier traditionnel.

De plus, la cryptomonnaie crée un actif que les gens apprécient et qui a une valeur de rareté. Il s’ajoute à un portefeuille d’actifs que les investisseurs pourraient détenir. Vous et moi ne comprendrons peut-être pas pourquoi quelqu’un paierait 38 000 $ pour un bitcoin, mais le fait est que quelqu’un le fera. Les gens lui associent une valeur réelle. Il a une valeur acceptée.

Elle ajoute une catégorie d’actifs pour la valeur en magasin. Si elle est bien réglementée, tant sur le plan des systèmes financiers que de la protection des consommateurs, elle peut ajouter de la valeur au système en diversifiant les profits.

La cryptomonnaie stable incluse dans le périmètre réglementaire pourrait inciter les innovateurs à contester notre institution financière établie.

L’ancien gouverneur Poloz a mentionné que les banques n’étaient pas très concurrentielles. La cryptomonnaie stable offrirait aux innovateurs, qui n’ont peut-être pas le réseau géographique d’une grande banque canadienne, un moyen d’innover en appliquant des stratégies en ligne de s’attaquer aux banques canadiennes en leur faisant concurrence et en réduisant les prix de différents produits bancaires. C’est pourquoi il vaut la peine d’adopter cette innovation pour ajouter de la valeur au système financier canadien.

L’important, c’est de l’intégrer au système financier canadien; ne la laissez pas s’étendre à l’extérieur du système. À mon avis, c’est là le risque. Plus on l’accepte comme une solution de rechange, plus les risques qu’elle pose augmenteront et plus il sera difficile et douloureux de les atténuer.

Le sénateur Woo : Monsieur le surintendant, j’espère que nous prendrons vos deux dernières phrases et que nous les soulignerons pour en faire les points saillants de notre séance de ce soir. Ce que vous nous dites est très important.

J’aimerais vous poser une question au sujet de la crise de la dette qui sévit déjà dans les marchés émergents. Il y a principalement une crise de la dette souveraine dans plusieurs pays en développement, en Afrique, en Amérique latine et dans certaines parties de l’Asie. Vous savez déjà tout cela. Les emprunts liés à la COVID-19, avec l’assouplissement quantitatif et maintenant avec la flambée des prix du pétrole, un autre choc pétrolier, je suis sûr que vous y avez réfléchi. Devrions-nous nous inquiéter des répercussions qu’en subiront le Canada et l’Amérique du Nord en général? Qu’en pensez-vous?

M. Routledge : J’ai plusieurs idées à ce sujet. Premièrement, il faut toujours s’inquiéter des répercussions qu’ont les crises de la dette qui éclatent ailleurs dans le monde, les graves crises de la dette qui secouent n’importe quel pays, d’autant plus qu’à l’heure actuelle, les marchés financiers sont vraiment intégrés. Nos fonds de pension, nos fonds mutuels, nos fonds cotés en bourse — certains d’entre eux, pas tous — ont des positions importantes sur les marchés émergents, et ces fonds pourraient subir des pertes qui se répercuteraient ensuite sur les Canadiens.

Deuxièmement, il y a la chaîne de confiance. Si une chose qui va mal dans un pays se répercute dans un autre pays, le Canada risque d’en souffrir. Ce risque est moins élevé aujourd’hui qu’il ne l’était il y a 15 ans grâce à toutes les réserves de capitaux que les institutions financières canadiennes ont accumulées. Je dirais que nous avons ajouté à notre système environ 2,5 à 3 fois le capital que nous avions en 2007. Soulignons qu’à l’échelle mondiale, les institutions financières et les banques en ont ajouté autant — en fait, plus — parce qu’elles n’étaient pas aussi bien capitalisées que les banques canadiennes en 2007.

Pourquoi est-ce important? Disons que le Canada n’est pas très vulnérable sur un marché émergent particulier qui éprouve des difficultés, mais qu’une des banques avec lesquelles le Canada effectue des transactions court de grands risques. Deux degrés de séparation et, tout à coup, la banque canadienne pourrait avoir un problème. N’oublions surtout pas que le système à l’échelle mondiale comporte des zones tampons qui n’existaient pas auparavant. Voilà pourquoi les forums internationaux auxquels nous participons sont si importants. Ils ont permis à de solides principes bancaires canadiens de se propager et d’être adoptés dans d’autres pays.

Voilà donc ma réponse.

Le sénateur Woo : Cette contagion-ci est bonne.

M. Routledge : Exactement.

La présidente : Puis-je revenir brièvement sur cette question? Le ministre des Finances a dit aujourd’hui que nous devrions être prêts à réagir aux répercussions des sanctions, et à cela s’ajoutent certains des autres problèmes que vous avez mentionnés, comme l’inflation, les taux d’intérêt, le choc à la pompe, la dette. L’Organisation de coopération et de développement économiques, l’OCDE, affirme que la croissance économique du Canada se retrouvera au bas de la liste des pays industrialisés.

Croyez-vous que nous nous dirigeons vers une période de risques plus graves — ces choses dont vous êtes payé pour vous inquiéter?

M. Routledge : Je veux vous donner deux réponses. Premièrement, je me suis fondé sur le principe selon lequel, dans le registre du témoin précédent, l’incertitude est la nouvelle norme. Nous aurons des épisodes de volatilité récurrents et plus fréquents, et le Canada résistera à cette volatilité. Cependant, l’Europe assiste pour la première fois, depuis 1939, à l’invasion d’un État souverain par un autre État souverain européen. Il serait donc insensé d’affirmer que les risques sont les mêmes. La situation s’est intensifiée au cours de la semaine dernière, et elle doit nous rendre plus vigilants.

Je classerais les risques immédiats sur lesquels nous nous sommes concentrés la semaine dernière en trois catégories. Il y en aura d’autres, mais ces trois-là sont liés aux marchés — les prix baissent, et nos banques et nos compagnies d’assurance en souffrent —, à la liquidité — les marchés sont paralysés, et les transactions n’aboutissent pas —, et à la cybernétique. Heureusement, les risques liés aux marchés et à la liquidité se sont avérés plus faibles que nous l’avions prévu. Nous devons maintenant être prudents et surveiller la situation. Les choses peuvent changer, mais jusqu’à présent, nous avons été agréablement surpris de constater que les répercussions des risques liés au marché et à la liquidité soient plus faibles que prévu.

Les cyberrisques. Selon les rapports, les institutions de partout au monde, notamment les institutions canadiennes, ont interrompu et éliminé plus d’activités cybernétiques, plus de cyberattaques. Toutefois, vu ce qui se passe en Europe, le cyberrisque m’empêche de dormir. En fait, tous les conseils d’administration et les PDG de notre système vous diront la même chose. Nos cyberdéfenses sont meilleures qu’elles ne l’étaient il y a un an, et jusqu’à maintenant, elles tiennent bon.

Le sénateur Yussuff : Merci d’être venu. Au début de la pandémie, on craignait terriblement que la solvabilité des fonds de pension ne survive pas à la pandémie. Je n’ai pas vérifié récemment le ratio de solvabilité. Vous pourriez peut-être me dire où vous en êtes, car il s’agit d’une partie cruciale des transactions quotidiennes. J’espère donc qu’elle est saine, mais je n’ai pas vérifié moi-même.

M. Routledge : Je tiens à préciser que nous réglementons les régimes de retraite privés.

Le sénateur Yussuff : Oui.

M. Routledge : Je vais vous fournir les chiffres quantitatifs plus tard, parce que je ne les ai pas sous la main.

Pendant la pandémie, nous avons fait face à un choc soudain des prix des actifs qui nous a fait craindre pour la solvabilité des fonds de pension, puis un rebond soudain. En fait, les prix des actifs sont bien supérieurs à ce qu’ils étaient avant la pandémie. Les taux d’intérêt augmentent, ce qui est également bon pour les fonds de pension. La solvabilité est donc plus solide qu’elle ne l’a été depuis longtemps.

Certains régimes de retraite privés nous préoccupent à l’occasion, mais leur nombre est actuellement dans un creux cyclique. Je le répète, lorsque les prix des actifs augmentent comme ils l’ont fait ces dernières années, la solvabilité des régimes de retraite qui détiennent ces actifs a tendance à s’améliorer. Monsieur le sénateur, je pourrai vous remettre ces chiffres. Je ne les ai tout simplement pas sous la main.

La présidente : Vous pourrez nous les envoyer plus tard. Ce sera parfait.

Je vais changer un peu de sujet, mais pas tellement, parce que ma question porte aussi sur un risque.

Je voudrais que vous nous parliez des sanctions qui ont été imposées — ce n’est pas tout à fait le bon terme — dans le cadre de la Loi sur les mesures d’urgence. Les institutions financières étaient tenues de surveiller des actifs et même de geler certains d’entre eux. Ces sanctions ont été imposées si rapidement qu’un grand nombre d’institutions ne savaient pas vraiment comment s’y prendre.

D’abord, existe-t-il un système pour faire cela? Ensuite, ce système peut-il vraiment fonctionner si rapidement? Il y a aussi les sanctions contre la Russie et peut-être le gel des actifs des oligarques russes ou d’entreprises qui exercent leurs activités au Canada. Nous avons beaucoup de grandes sociétés. Quels risques cela pose-t-il? Avons-nous un système capable de suivre les instructions des gouvernements et des lois prévoyant des mesures d’urgence?

M. Routledge : Madame la sénatrice, vous avez raison de dire que les restrictions de la Loi sur les mesures d’urgence n’ont été en vigueur que très peu de temps. Le nombre réel de comptes touchés était faible — il n’y en avait que quelques dizaines. Je vous conseillerais d’abord de parler à la cheffe du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada, le CANAFE, Mme Sarah Paquet, qui a participé directement à cela. Cependant, d’après ce que nous ont dit les institutions, le processus était relativement court et facile à appliquer avec le gouvernement.

Nous avons été heureux de constater que cela n’a pas vraiment eu d’incidence sur la liquidité et sur le financement des banques. Autrement dit, cela n’a pas du tout inquiété le BSIF, qui est chargé de surveiller la liquidité des institutions financières.

La présidente : Ma question ne portait pas vraiment sur les montants, mais sur le système. Existe-t-il un système pour accomplir cela?

M. Routledge : Je crois comprendre que les banques ont dû innover à la volée, mais ce n’était pas un énorme défi opérationnel, car elles l’ont géré facilement. Je le répète, je pense que Mme Paquet ou les dirigeants de certaines banques pourront vous donner plus de détails.

La présidente : D’un autre côté, qu’en est-il des activités extérieures, comme le gel des comptes d’entreprises étrangères exploitées au Canada?

M. Routledge : Les institutions financières canadiennes n’ont pas d’homologues russes très importants ou même plus que de minimis. Elles ne font tout simplement pas affaire avec beaucoup d’entreprises et de particuliers en Russie, même pas avec celles qui ont des plateformes européennes ou américaines.

Elles font affaire avec des banques qui, elles, font affaire avec des banques qui servent des Russes, mais nous n’avons pas vraiment à nous en inquiéter. Ces prochains jours ou ces prochaines semaines, nos institutions se pencheront sur des risques mineurs, comme leur exposition à des relations peu importantes. Comme dans le cas de la Loi sur les mesures d’urgence, ce problème est si peu grave que je ne m’attends pas à ce qu’il pose un défi opérationnel.

La présidente : Excellent. Merci.

Le sénateur C. Deacon : Merci encore, surintendant. Vous êtes si gentil de vous faire du souci au nom des 38 millions de Canadiens, et vous le faites si bien.

J’aimerais revenir au monde de la finance décentralisée et de la cryptomonnaie et vous poser des questions sur le processus qui consiste à réunir des entités de ce domaine sous le parapluie ou sous le couvert de la réglementation. Les organismes canadiens de réglementation ont toujours eu un penchant pour la réglementation directe. En fait, l’OCDE nous classe parmi ses meilleurs pays membres pour ce qui est d’appliquer ces types de règlements. Ils éliminent toutes possibilités d’innovation, parce qu’ils imposent la manière de faire les choses au lieu de viser ce qu’il faut accomplir.

Comment pensez-vous gérer cela? Cela cause un problème au Canada. Nous avons tendance à éliminer l’innovation en réglementant un trop grand nombre de secteurs. Comment pensez-vous aborder ce problème? C’est très délicat, parce que nous ne voulons pas étouffer l’innovation. Nous voulons que les Canadiens en profitent, mais nous tenons aussi à protéger notre système contre les risques qui vous empêchent de dormir au nom des Canadiens.

M. Routledge : Si vous considérez le système financier canadien de ces 25 dernières années, vous constaterez une préférence pour le risque révélé. Autrement dit, nous préférons que l’innovation passe par des entreprises bien capitalisées et rentables plutôt que par des nouveaux venus, parce que les nouveaux venus introduisent un risque d’échec dans le système.

Par exemple, depuis la crise financière de 2008-2009, 489 banques américaines ont fait faillite, selon les chiffres de la Federal Deposit Insurance Corporation, la FDIC. Pendant cette même période, aucune banque canadienne n’a fait faillite, grâce à notre préférence pour le risque révélé.

Jusqu’à maintenant, cette décision s’appliquait bien à notre situation. Le Canada a le système financier le plus solide au monde en partie à cause de cette préférence pour le risque révélé.

L’intensité de l’innovation a atteint un niveau tel qu’il serait bon de réexaminer cette préférence et de nous demander si un peu plus d’innovation de la part d’acteurs non traditionnels pourrait ajouter plus de valeur au système qu’elle ne lui nuirait si cinq innovations réussissaient et cinq échouaient. Il faut que nous discutions du type de risques à privilégier.

Cette décision ne relève pas de moi, mais du gouvernement, principalement par l’entremise du ministère des Finances. Cependant, je crois que nous commençons à nous poser cette question. Où en est notre système? A-t-il un degré de résilience qui nous permette d’attirer plus d’innovation venant d’acteurs non traditionnels? C’est une bonne question dont il faut commencer à discuter.

Le sénateur C. Deacon : Merci beaucoup, monsieur Routledge. C’est très intéressant.

M. Routledge : Merci, monsieur le sénateur.

Le sénateur Gignac : Monsieur le surintendant, parlons un peu plus des fonds de pension. Les fonds de pension privés et publics constituent plus de 150 % du PIB du Canada. C’est plus qu’aux États-Unis, plus qu’en Europe, plus qu’au Japon. Dans ce domaine, le Canada se classe au premier rang des pays du G7. En fait, l’OCDE nous place au troisième rang pour ce qui est de l’importance des fonds de pension dans le PIB. Ils sont donc très importants.

Le BSIF exerce une certaine surveillance sur les régimes de retraite privés, mais je crois que sa surveillance des actifs et de la gestion des régimes de retraite publics et privés est limitée.

Ma question est la suivante : en mars et en avril 2020, nous avons fait face à un problème de liquidité, tout comme lors de la crise financière de 2009-2010. Les fonds de pension avaient soudainement des actifs liquides. Les responsables ont travaillé un peu en coulisses avec la Banque du Canada, comme vous le savez, parce qu’ils avaient un problème de liquidité et qu’ils n’étaient pas vraiment réglementés.

Puisque nous avons déjà fait face à deux situations semblables au cours de ces 15 dernières années, serait-il temps de surveiller un tout petit peu, disons, les fonds de pension publics et privés? Parce que quand les choses tournent mal, il semble que la Banque du Canada et les Canadiens s’appuient sur ces fonds de pension.

M. Routledge : Je tiens à préciser que nous examinons principalement l’état de la solvabilité des régimes de retraite privés. Nous n’examinons pas, par exemple, le régime de retraite général. Je dois mentionner que notre actuaire en chef effectue une analyse actuarielle chaque année et un examen triennal de la solvabilité du régime de retraite général tous les trois ans. Autrement, nous ne réglementons pas cela.

Le sénateur Gignac : Permettez-moi de vous interrompre. La solvabilité est un problème, mais les simulations de crise en constituent un autre. Les banques effectuent des tests de résistance, les compagnies d’assurances en effectuent aussi, mais il n’y a pas de tests de résistance pour déterminer ce qui arrive à la direction ou aux portefeuilles si soudainement le marché boursier baisse de 30 % en 10 jours, par exemple. Corrigez-moi si je me trompe; je pense que nous n’avons pas de test de résistance pour les fonds de pension.

M. Routledge : Dans le cadre de notre processus de surveillance, nous demandons aux régimes de retraite privés que nous réglementons d’effectuer ce genre de test, mais je vous dirai honnêtement qu’il n’est pas aussi envahissant que ceux que nous imposons aux banques et aux compagnies d’assurances. Nous pourrions certainement examiner cela; il serait peut-être sage de le faire.

L’autre risque que je perçois dans votre question est le risque systémique qui découle d’un choc du marché. Vous vous demandez quelle incidence il pourrait avoir sur les fonds de pension et dans quelle mesure leurs problèmes de liquidité, dans de telles situations, pourraient mener à la destruction de la valeur de l’actif. C’est un problème systémique qui ne relève pas du BSIF. Je sais que la Banque du Canada, par ses activités de soutien des marchés, réfléchit à cette question. Je vous encourage à inviter des représentants de la Banque du Canada pour en parler. C’est vraiment une question importante.

Le sénateur Gignac : Merci.

Le sénateur Yussuff : Brièvement, pour revenir à ce que disait le sénateur Gignac, au cours de la dernière crise financière, le Régime de pensions du Canada était l’un des quatre grands régimes de retraite au monde qui s’en sont très bien tirés, compte tenu des chocs auxquels les régimes de retraite faisaient face. Les données montraient de façon assez étonnante la diversification du fonds et, surtout, de la façon qu’il s’est comporté pour résister aux énormes chocs, dont de nombreux régimes de retraite ont mis beaucoup de temps à se remettre. Je le dis pour ma propre édification, mais c’est une chose dont je me suis beaucoup occupé à cette époque.

M. Routledge : Merci. De façon empirique, je suis d’accord avec ce que vous dites. Il est certain que ces fonds se sont relativement bien tirés d’affaire.

La présidente : Pour conclure, monsieur Routledge, j’aimerais vous poser une question d’ordre général. On reproche souvent aux banques de ne pas assumer suffisamment de risques pour soutenir les entreprises canadiennes, notamment les petites et les jeunes entreprises et autres. Êtes-vous d’accord avec cela? Pensez-vous qu’un aspect de votre processus de surveillance les rend trop prudentes?

M. Routledge : D’un point de vue empirique, comme les ratios de pertes sur les prêts commerciaux, en particulier les petits prêts commerciaux, ont tendance à être plus élevés que ceux des autres parties de leurs portefeuilles de prêts, je pense que les banques assument certains risques, mais pas directement. Indirectement, notre travail consiste à veiller à ce que les institutions soient bien capitalisées pour traverser les hauts et les bas. Nous demandons aux banques de juger des risques que posent les prêts éventuels et de mettre des capitaux de côté pour y parer.

Les nouvelles entreprises en démarrage ont des antécédents que l’on peut examiner. Les banques ont toutes leurs antécédents, et leurs niveaux de risque se fondent sur ces antécédents, en partie parce que nous avons des attentes sur la façon dont elles s’y prennent. Lorsqu’elles le font, lorsqu’elles affectent plus de capitaux, elles facturent des frais. Les taux d’intérêt augmentent et, de facto, les petites entreprises ont plus de peine à obtenir des capitaux.

De notre point de vue — nous le voyons dans le domaine de l’habitation et dans toutes les catégories d’actifs —, notre travail consiste à nous assurer que les banques fonctionnent, autant en périodes de vaches grasses que de vaches maigres, et qu’elles ne cessent pas de servir les Canadiens. Nous leur demandons de souscrire les prêts avec prudence, alors les entreprises et les particuliers canadiens ont parfois plus de peine à obtenir du crédit. Prenons l’exemple de jeunes qui veulent acheter une maison, mais dont les revenus et les économies ne sont pas tout à fait au bon niveau par rapport au prix de la maison. Notre travail consiste à résister un peu à un accroissement excessif de leur crédit. Il serait malhonnête de ma part de vous répondre autre chose.

La présidente : J’apprécie vraiment votre franchise à ce sujet. Vous avez tout à fait raison.

Sénateur Deacon, avez-vous un commentaire?

Le sénateur C. Deacon : Monsieur le surintendant, une dernière question sur le rachat d’actions par les banques. En observant le climat d’investissement des entreprises au Canada et la possibilité qu’ont les banques d’investir pour le Canada au lieu d’investir en elles-mêmes, que pensez-vous de ce problème? Je vais m’arrêter ici. Je vous remercie, monsieur.

M. Routledge : Le risque ou le problème dont vous parlez, c’est que les banques rachètent leurs propres actions au lieu d’en utiliser le capital pour consentir plus de prêts. Nous serons très satisfaits si les banques ne rachètent pas plus de 2 % de leurs actions en circulation au cours d’une année, car cela ne retardera pas la croissance du crédit dans les institutions financières. Si elles rachetaient régulièrement 10 ou 15 % de leurs actions, je vous dirai bien honnêtement que cela pourrait arriver. Mais comme elles se limitent à ce 2 %, que nous privilégions, nous ne pensons pas que ces rachats d’actions restreindront vraiment le crédit.

Le sénateur C. Deacon : Merci beaucoup.

La présidente : Monsieur Routledge, je vous remercie d’être venu ici ce soir et d’avoir écouté tout ce que le gouverneur nous a présenté. Nous vous sommes très reconnaissants de nous avoir consacré de votre temps et présenté vos réflexions, car vous avez couvert beaucoup de terrain. Peter Routledge, surintendant, Bureau du surintendant des institutions financières Canada, comme le sénateur Gignac l’a dit, vous êtes une personne extrêmement qualifiée, et nous vous en sommes tous reconnaissants.

Honorables sénateurs, c’est notre séance de ce soir, mais je vais vous demander d’attendre, car nous allons passer à une très brève séance officieuse. Nous allons suspendre pendant quelques instants.

(La séance se poursuit à huis clos.)

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