LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES BANQUES ET DU COMMERCE
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 23 mars 2022
Le Comité sénatorial permanent des banques et du commerce se réunit aujourd'hui, à 18 h 31 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier toute question concernant les banques et le commerce en général, tel que précisé au paragraphe 12-7(8) du Règlement.
La sénatrice Pamela Wallin (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Bonjour à tous, à ceux qui sont ici en présentiel et aux autres, en virtuel. Soyez les bienvenus à cette réunion du Comité sénatorial permanent des banques et du commerce.
Je me nomme Pamela Wallin et je suis la présidente de ce comité.
Avant que nous ne commencions nos travaux, je rappelle à chaque sénateur et à chaque témoin de garder son microphone inactivé tant que la présidence ne lui a pas accordé le droit de parole. Ça permettra de résoudre certains de nos problèmes techniques.
Puis-je rappeler à tous de bien vouloir, dans un souci de justice pour autrui et pour favoriser la participation de tous les sénateurs et de tous les témoins, être bref dans ses interventions pour que chaque membre reçoive pour sa question une réponse complète pendant le bref laps de temps que nous partageons avec les témoins.
Commençons. Je vous présente les membres du comité qui participent, ce soir, à la réunion, en commençant par le vice‑président, le sénateur Colin Deacon. Nous sommes en compagnie des sénateurs Bellemare, Gignac, Loffreda, Marshall, Massicotte, Ringuette, Smith, Woo et Yussuff.
La réunion, du moins sa première partie, se focalisera sur les investissements d’affaires au Canada, mais nos questions risquent d’aller dans toutes les directions et de déborder amplement ce domaine.
Notre témoin invité, que nous accueillerons plus tard est M. David Lodge, l’ancien gouverneur de la Banque du Canada. Mais, pour commencer, j’ai le plaisir d’accueillir M. Paul Desmarais III, président et chef de la direction de Sagard Holdings et cofondateur de Portage Ventures. Merci d’être des nôtres. Je suppose que vous ferez une déclaration préliminaire. Vous avez la parole.
Paul Desmarais III, président et chef de la direction, Sagard Holdings, et cofondateur de Portage Ventures, à titre personnel : Merci, madame la présidente.
[Français]
Madame la présidente, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, merci de me recevoir aujourd’hui. Dans le contexte de votre mandat d’étudier les questions relatives aux banques et au commerce en général, j’apprécie l’opportunité de vous faire part de nos réflexions concernant les investissements commerciaux, qui sont plus particulièrement centrées sur le rôle important qu’a à jouer le secteur des services financiers.
[Traduction]
L’entreprise que je dirige, Sagard, est une société de gestion d’actifs non traditionnels axée sur des stratégies variées. L’une de ses plateformes, Portage Ventures, est devenue l’un des investisseurs les plus importants, mondialement, dans les services financiers qui démarrent.
Parmi les entreprises de notre portefeuille au Canada, citons Wealthsimple, la principale plateforme de robot-conseils et d’investissement numérique au Canada; Koho, une plateforme mobile et en ligne basée au Canada, qui offre une suite de services financiers; Dialogue, une plateforme de télémédecine, introduite en bourse, l’année dernière. Toutes fondées après 2015, ces compagnies sont devenues des chefs de file dans leur domaine et emploient actuellement des milliers de personnes qui sont au service de millions de Canadiens.
À mes yeux, le tissu de l’économie est en train de changer en profondeur à plus d’un titre. L’avènement de l’infonuagique et la croissance des logiciels dans leur dimension de service accélèrent la fragmentation de l’économie. L’échelle n’est plus l’avantage concurrentiel qu’elle était avant. Aujourd’hui, l’échelle locative permet à des entreprises championnes aux offres segmentées de prospérer.
Le phénomène accélère l’innovation. Si on prend l’exemple de l’adoption de l’électricité au XIXe ou au début du XXe siècle, il a fallu 46 ans pour que le quart de la population en bénéficie. Il en a fallu sept au Web et moins encore à l'iPhone et aux cryptomonnaies.
La dynamique du travail en est transformée, et de plus en plus de gens changent souvent d’emploi, adoptant parfois même une stratégie de gestion de portefeuille pour leur carrière. Dans les secteurs en pleine croissance de l’économie, le pouvoir de négociation des employés a considérablement augmenté par rapport au capital de données.
L’organisation réseautée, c’est-à-dire ayant noué de nombreux partenariats et alliances solides, supplantera de plus en plus l’organisation intégrée verticalement, c’est-à-dire propriétaire de ses intrants et au fonctionnement davantage centralisé.
La croissance des organisations décentralisées et des actifs numériques transformera les services financiers et d’autres secteurs de l’économie tout en attirant de nombreux talents comme ce que nous voyons aujourd’hui. C’est peut-être un signe que ce secteur aura des conséquences majeures, désormais, sur l’économie.
Il faut un secteur des services financiers pour prendre de front ces tendances et en démultiplier les effets. Nos banques, nos compagnies d’assurances et nos gestionnaires d’actifs sont stables, ils font des profits et ils jouent un rôle essentiel dans notre économie traditionnelle. Ils rendent un excellent service à l’entreprise traditionnelle et à ses employés, mais ils sont beaucoup moins adaptés à la prestation de services à un segment en croissance de l’économie canadienne, notamment aux petits entrepreneurs, aux contractuels et aux acteurs du secteur des actifs numériques. Historiquement, ils ont également eu de la difficulté à donner du service à des pans sous-représentés de l’économie et aux personnes qui possèdent moins d’actifs. Pour construire un Canada plus fort et plus équitable, qui stimule l’investissement dans les affaires et qui en attire davantage, nous devons reconnaître la nécessité de ces changements et nous y adapter en conséquence.
Nous sommes à la croisée des chemins, alors que l’État et le législateur se voient offrir d’accompagner le secteur des services financiers dans cette transformation. Je soumettrai donc humblement trois recommandations à ce sujet à leur analyse.
D’abord, le gouvernement fédéral doit continuer à exercer des pressions en faveur d’un système bancaire ouvert et d’un rail de paiement instantané. Je remercie les sénateurs, qui ont été des alliés fidèles dans la campagne visant à rendre ces changements nécessaires. La nomination, imminente paraît-il, d’Abraham Tachjian, pour aider à créer un nouveau système bancaire ouvert au Canada y contribuera certainement. Mais il faut faire vite pour faire de ce système une réalité.
Ensuite, nous devons faciliter et encourager la croissance des investissements dans les technologies et l’innovation, grâce à l’accès au capital et au travail. Le gouvernement a contribué à faciliter l’accès au capital grâce à des programmes tels que les supergrappes, l’Initiative de catalyse du capital-risque — l’ICCR —, par l’entremise de la Banque de développement du Canada. Il n’a jamais été plus important de nous donner des objectifs audacieux pour attirer les talents et l’immigration afin de nous aider à stimuler les secteurs les plus innovants de l’économie. Nous devons trouver d’autres façons de faciliter la croissance des talents au Canada, comme nous l’avons vu faire grâce au Programme de visa pour démarrage d’entreprise et au Volet des talents mondiaux, entre autres, mais il faut faire plus.
Enfin, nous devons de toute urgence accroître les ressources du législateur pour l’élaboration de dispositifs permettant d’encadrer les actifs numériques. Le Canada se voit offrir la possibilité d’être un chef de file de ce domaine et, ce faisant, il pourra attirer davantage d’innovateurs, de capitaux et de talents. Je crois que les actifs numériques et le Web3 constituent la prochaine étape de l’évolution de l’innovation dans les services financiers et qu’ils méritent d’être chouchoutés par nos décideurs.
Bref, le tissu de l’économie évolue rapidement. L’industrie traditionnelle de nos services financiers et le cadre réglementaire se voient proposer l’occasion unique en son genre de stimuler une croissance nouvelle tout en accordant la priorité au choix du consommateur et un meilleur accès aux capitaux, pour les entrepreneurs.
C’est avec plaisir que je répondrai à vos questions
La présidente : Merci. Vous avez touché à toutes les questions auxquelles notre comité cherche une réponse.
Le sénateur C. Deacon : Je vous remercie, monsieur Desmarais, d’être des nôtres. Vous avez acquis l’excellence dans les investissements et la capacité d’investir dans de jeunes compagnies immatérielles, de les faire croître, d’adopter des idées et de les transformer en occasions à saisir, en emplois et en prospérité dans des secteurs où, à l’échelle mondiale, la concurrence est âpre.
Nous nous trouvons maintenant à jouer dans un scénario dans lequel le Canada doit commencer à s’inquiéter des cibles budgétaires et où les co-investissements de l’État peuvent ne pas être aussi accessibles, aussi efficace ou inefficace que ça puisse être, ce qui m’amène à vouloir approfondir la discussion sur une de vos recommandations, dans votre déclaration préliminaire, au sujet de la réglementation.
Vous avez ainsi, dans votre troisième recommandation, proposé d’augmenter les ressources du législateur, pour qu’il puisse se tenir au courant de l’actualité mondiale, se montrer efficace par rapport aux autres législateurs et attirer des investissements et les talents, puisque, d’une génération à la suivante, nous avons pris du retard. Comme vous dites, le pouvoir de négociation appartient maintenant davantage au talent qu’aux investissements.
Si nous investissons davantage dans le législateur et si nous nous assurerons de créer un contexte réglementaire mondialement concurrentiel, ça semble assez avantageux.
Vous pouvez volontiers exploiter des exemples pour montrer où ça peut se faire, où ça ne stimule pas et n’alimente pas seulement la croissance du nouvel investisseur mais, en plus, l’incite à investir davantage dans la croissance de la productivité, qui a été en pénurie si marquée au Canada.
M. Desmarais : Merci pour cette question, sénateur Deacon. Un exemple vivant, pour nous, est que, à Wealthsimple, nous avons choisi d’être la première plateforme de courtage de cryptomonnaies qui ait été réglementée au Canada. Par conséquent, la compagnie a eu les mains liées dans sa lutte contre la concurrence pendant près d’un an, pendant que les plateformes étrangères domiciliées dans les Caïmans, en Chine et ainsi de suite ont pu s’emparer d’une part importante du marché canadien. C’est en grande partie, d’après moi, parce que le législateur manquait de ressources et ne pouvait pas se focaliser exclusivement sur cet aspect. Essentiellement, en choisissant de nous conformer à la réglementation, nous nous sommes retrouvés considérablement désavantagés par rapport à d’autres plateformes qui ont préféré la contourner. Ce serait un exemple d’un écart très concret.
Enfin, dans le monde des finances décentralisées, des cryptomonnaies et des blockchains, le changement survient si rapidement parce qu’il n’a absolument aucun support matériel, qu’il est réseauté et qu’il est très difficile pour un dilettante d’y réussir. Finalement, si nous y sommes, en première ligne, pour y rester, je pense que ceux qui s’y spécialisent — y compris, peut-être, le législateur — peuvent se révéler très utiles parce que ce peut-être un secteur où l’hyperspécialisation fait que nos législateurs, particulièrement dans le domaine des titres de placement, le trouvent stimulant, parce que chacun d’eux doit y investir dans ces ressources, qui sont très spécialisées et très difficiles à obtenir de nos jours.
En général, les cadres réglementaires visant les paiements, les rails, ce genre de dispositifs, ont incontestablement besoin d’être évolués et de se moderniser. Les entreprises de services financiers ont toujours été entièrement intégrées verticalement. Nous avons construit ces grands champions qui avaient tous des bureaux administratifs, et, à de nombreux titres, les systèmes de réglementation étaient construits pour en être le reflet. La réalité est que le morcellement des services financiers est visible et amènera la fourniture d’une gamme étroite de services financiers qui, en fin de compte, représentent peu de choses pour le législateur qui adopte une démarche axée sur un service bancaire complet pour imposer les mêmes limites à une entreprise de technologie financière qui ne s’occupe que d’une mince tranche, tout en étant épargnée de beaucoup des éléments de risque qu’affronte un établissement financier de plus grande taille.
Nous réclamons une réglementation cohérente, adaptée à son objectif, qui est assez neutre à l’égard des nouveaux arrivés, mais qui reflète mieux le cap vers lequel se dirige l’économie et la transformation actuelle des services financiers.
Le sénateur C. Deacon : Dans la création d’organes de réglementation, le Canada semble le chef de file de la réglementation parmi les pays membres de l’OCDE. Nous disons que c’est la marche à suivre plutôt que celle que nous aurions voulu avoir suivie. C’est un facteur de risque. À votre connaissance, y a-t-il un pays qui soit vraiment un chef de file de l’élaboration de règlements permettant l’innovation, pas seulement dans la conduite des affaires, mais dans la façon de réglementer l’activité?
M. Desmarais : Oui. Je crois que le Royaume-Uni en a été un bon exemple. Peut-être meilleur que les États‑Unis. Les États‑Unis s’y prennent très différemment pour les services financiers, et le pouvoir concurrentiel de ces services, vu leur morcellement dans ce pays et l’âpre concurrence entre tous les joueurs, avait tendance à favoriser naturellement une innovation plus rapide qu’au Royaume-Uni, dont la structure ressemble beaucoup plus à la nôtre. Le travail de ce pays dans les services bancaires ouverts, est très intéressant.
Le sénateur C. Deacon : Merci, monsieur Desmarais.
La présidente : Monsieur Desmarais, vous croyez-vous toujours désavantagé? Nous avons beaucoup discuté de ce à quoi pourraient ressembler le cadre réglementaire et les règles. Sont-ils encore trop flous?
M. Desmarais : Une entreprise de technologie financière qui essaie de fournir un service qui ressemble à un service bancaire est, d’après moi, plus que désavantagée. Au Canada, elle se condamne à l’échec. L’obstacle est insurmontable. Si elle essaie d’offrir des services de paiement et qu’elle doive faire effectuer ces opérations par l’entremise de l’une des banques à charte, il est très difficile d’aboutir à un résultat qui soit le premier parmi les meilleurs. Essentiellement, ça ne permet aucune destruction créative. C’est plus qu’un désavantage. En fait, c’est un modèle d’entreprise qui présente un risque majeur.
La présidente : Prohibitif. Merci pour cette réponse très directe.
Le sénateur Smith : Merci, monsieur Desmarais, d’être des nôtres. Parlons un peu d’investissement dans le logement par rapport à l’investissement dans l’entreprise.
Récemment, M. William Robson, de l’Institut C.D. Howe, a fait une observation intéressante sur la tendance plus marquée des établissements financiers à accorder des prêts hypothécaires à l’habitation que des prêts aux entreprises. D’après lui, la valeur des premiers est aujourd’hui de 2,5 fois celle des seconds. Le problème ou la crainte est que la plupart des prêts hypothécaires accordés au Canada sont soutenus par l’État fédéral ou des assureurs privés, ce qui les rend plus sûrs, pour les banques, que les prêts aux entreprises.
Pourriez-vous nous aider à cet égard? Croyez-vous que les politiques fédérales contribuent à détourner l’argent des investissements dans les entreprises vers les investissements dans l’habitation, ce qui coupe l’herbe sous le pied des investissements dans les entreprises ici, au Canada?
M. Desmarais : Je ne suis pas un spécialiste de l’affectation des capitaux par les banques, mais je ne crois pas qu’on se bouscule au portillon. Un prêt hypothécaire assuré par la SCHL est une dépense très minime dans le bilan de la banque ou celui d’une institution financière quelconque. C’est très différent de l’investissement dans une entreprise. Mais ce sont des domaines en général très différents. Nous consacrons un peu de temps à la base hypothécaire, parce que, chez Portage Ventures, nous avons construit le premier initiateur de prêts hypothécaires en ligne au Canada, appelé Nesto, que nous considérons comme une sorte de service. Les prêts aux entreprises, nous les considérons comme un autre service.
L’une des difficultés des prêts aux entreprises est que beaucoup de jeunes entreprises financent leurs activités avec leur carte de crédit, en raison de la difficulté d’obtenir un prêt, faute, souvent, d’antécédents. Le secteur présente plus de risques. L’une des occasions offertes par les technologies financières, et, particulièrement, les systèmes comme la banque ouverte, où on peut accéder aux données et offrir aux entreprises des garanties paramétrées différemment, en préconisant des solutions comme le système bancaire ouvert, c’est exactement le genre de stratégie qui aidera à confier plus de capitaux aux petits entrepreneurs grâce à de nouvelles façons intelligentes de les financer. Vous savez, le financement des comptes clients. Il existe divers moyens de mieux financer les prêts aux entreprises que par une carte de crédit. D’après moi, le système bancaire ouvert facilitera certainement la chose. Je ne suis pas convaincu qu’il existe un chevauchement excessif entre les prêts hypothécaires et les prêts aux entreprises, mais ça ne serait pas mon domaine de compétence.
Le sénateur Smith : Le raisonnement derrière ma question était que, au cours de la dernière décennie, l’investissement des entreprises ne semble pas avoir été aussi important qu’il aurait dû l’être, si on compare le rendement du Canada à celui des autres pays du G7. Ma question peut être formulée ainsi : faisons-nous ce qui s’impose en matière de politiques pour essayer de stimuler l’investissement des entreprises, ou faut-il que nous réduisions la paperasse et adoptions d’autres mesures pour l’encourager?
M. Desmarais : Je crois que l’investissement des entreprises est défavorisé au pays, en partie parce que le Canada est perçu comme étant un environnement qui n’est pas propice aux entreprises. Dans certaines régions du pays, les liens entre le monde des affaires et le gouvernement ne sont pas très robustes.
Au Québec, je dirais que le gouvernement a adopté une approche favorisant fortement les entreprises. On assiste à une véritable renaissance du Québec et de son économie. Je crois que le changement est principalement attribuable aux politiques du gouvernement qui sont très favorables aux entreprises. L’occasion se présente pour transmettre un nouveau message parce que je crois qu’une des forces du gouvernement du Québec est la clarté de son message. Le gouvernement veut favoriser les entreprises. Il veut favoriser la croissance de l’emploi. Il est très axé sur une prospérité croissante pour le Québécois moyen. Ce message clair a fait comprendre à tous que le Québec est ouvert aux affaires.
De notre côté, nous nous demandons constamment comment nous pouvons inciter plus de compagnies étrangères à investir au Québec. Comment faire croître l’économie d’ici? Et je me dis parfois qu’un message un peu plus accueillant pour les entreprises pourrait faire une grande différence.
Le sénateur Smith : Merci.
La présidente : C’est merveilleux, sénateur Smith. Beaucoup de collègues veulent prendre la parole, alors je vais demander à tous les intervenants d’être brefs et de s’en tenir à l’essentiel.
[Français]
Le sénateur Massicotte : Merci, monsieur Desmarais, d’être parmi nous ce soir, c’est apprécié.
J’aimerais poursuivre sur ce qu’a dit le sénateur Smith. Le niveau d’investissements d’affaires a diminué depuis plusieurs années, et on a de la difficulté à avoir une nouvelle clientèle. J’ajoute à cela que la dette internationale augmente. Notre déficit fédéral aussi a augmenté beaucoup. La situation vous inquiète‑t‑elle? Est-ce que cela peut décourager les investissements au Canada, par exemple, ou est-ce temporaire et il ne faut pas trop s’en soucier?
M. Desmarais : Je ne suis pas macroéconomiste, alors c’est difficile pour moi de commenter le niveau de la dette et l’impact sur les investissements.
Ce que je dirais, c’est que le Canada, historiquement, est un pays où les ressources naturelles sont une partie importante de l’économie. Je pense qu’on a de grosses possibilités d’investissements dans ces secteurs, surtout quand on pense à la révolution verte. Le secteur minier va jouer un rôle essentiel dans la révolution verte mondiale. Tout ce dont on parle — le domaine éolien et les voitures électriques — entraîne un besoin de minerais extrêmement important et beaucoup de ces minerais sont au Canada. Malheureusement, si on a une approche anti ressources naturelles, comme pays, cela sera très difficile d’attirer des investissements internationaux. Ultimement, les gens qui investissent veulent de la certitude.
Je siège au conseil d’une société minière en France. C’est simple, car dans beaucoup de pays d’Europe, aujourd’hui, c’est seulement les brown fields qu’on peut considérer, parce que le climat est tellement hostile au monde minier que les green fields sont problématiques.
Je dirais que n’importe quelle politique qui peut augmenter la stabilité des investissements dans des projets miniers de type green field, ou même des projets énergétiques, serait une grande occasion pour l’investissement au Canada, parce que ce sont de grands secteurs historiques. Tout le milieu canadien de la technologie ne sera pas capable de compenser pour une détérioration du climat d’investissement dans ce secteur.
Le sénateur Massicotte : Vous considérez qu’il y a un préjugé contre les compagnies minières. Cela s’applique-t-il aussi au pétrole?
M. Desmarais : Il y a définitivement un préjugé contre l’économie énergétique au Canada aujourd’hui.
Le sénateur Massicotte : Merci.
[Traduction]
Le sénateur Loffreda : Je suis ravi de revoir M. Desmarais.
Monsieur Desmarais, vous êtes un grand investisseur mondial. Au Canada, nous sommes doués pour investir en recherche, mais nous ne nous en tirons pas aussi bien pour transformer la recherche en capitaux.
J’aimerais connaître votre perspective, vous qui êtes un important investisseur mondial. Comment corriger la situation? Faut-il des incitatifs fiscaux? Des politiques? De la réglementation? Comment établiriez-vous les priorités? Vous êtes un investisseur mondial qui se démarque, et vous avez vu les pratiques exemplaires partout dans le monde. En quoi pouvons-nous nous améliorer?
M. Desmarais : Sénateur Loffreda, la question est fantastique. Mon expérience m’a appris que la meilleure façon de bâtir de grandes compagnies ou de créer des champions grâce à la commercialisation de la recherche est de miser sur les grappes ou les écosystèmes qui mettent en commun des pratiques exemplaires.
Prenons l’exemple de Silicon Valley : tant de compagnies prospères y voient le jour en raison de l’écosystème de personnes qui ont agrandi leurs compagnies, qui investissent l’une dans l’autre, qui mettent en commun leurs pratiques exemplaires et qui attirent des travailleurs talentueux de partout dans le monde comptant de l’expérience en expansion d’entreprises.
Le Canada est désavantagé à bien des égards. Tout d’abord, notre pays est très fragmenté. Deuxièmement, peu de compagnies détiennent l’expérience de l’expansion; ainsi, il y a une pénurie d’informations et d’expérience pour aider les entrepreneurs à faire croître leurs entreprises. Je pense que cet aspect s’améliore peu à peu. Il existe des organisations qui créent des laboratoires de destruction pour l’expansion d’entreprises en démarrage. Je viens de me joindre au conseil d’administration du groupe Endeavor. Notre équipe se consacre à mettre en commun les pratiques exemplaires de partout dans le monde et à tirer parti des conseils et du mentorat pour aider à créer des entreprises canadiennes prospères.
Je ne saurais trop insister sur l’importance de ces réseaux et de ces grappes pour montrer comment agrandir des organisations. Bien honnêtement, dans bien des régions du monde, hormis Silicon Valley, le secteur n’en est qu’à ses débuts. Plus nous nous donnerons les moyens d’appuyer ces types d’organisations et de concrétiser ces projets, mieux ce sera.
Le sénateur Loffreda : Merci de votre réponse.
Madame la présidente, ai-je assez de temps pour poser une brève question de suivi?
La présidente : Oui, je vous en prie.
Le sénateur Loffreda : L’autre enjeu qui me tourmente quand je pense à l’économie est la productivité. Vous parcourez le monde entier. Vous investissez aux quatre coins de la planète. Veuillez rapidement répondre à cette question ou nous répondre par écrit : le Canada peut-il faire quoi que ce soit pour améliorer notre productivité et pallier aux conséquences à long terme du fait que nous attirons de faibles investissements nationaux? Rappelons-le, nous bénéficions de faibles investissements nationaux à l’heure actuelle au Canada, bien que nous fassions assez bonne figure pour l’investissement direct étranger.
M. Desmarais : Je ne suis pas un expert en productivité, mais je suis optimiste quant à la trajectoire du Canada à long terme du côté des investissements : je crois qu’un bon nombre des bouleversements mondiaux vont entraîner un rapatriement de la fabrication au pays. Nous disposons d’énormes avantages au Canada : nous pouvons compter sur une main‑d’œuvre formidable, des citoyens d’un talent remarquable et de l’énergie à faible coût si nous la gérons adéquatement. Ce que nous ne pouvons faire, c’est de suivre la trace des pays européens qui se sont causé de graves difficultés industrielles, bien souvent auto‑infligées.
Nous avons l’occasion de poursuivre sur notre lancée et, si nous restons sur cette voie, nous serons grandement avantagés parce que, étant donné les perturbations actuelles dans les chaînes d’approvisionnement, le besoin de recentrer l’industrie est bien réel.
La présidente : Merci beaucoup de ces commentaires.
[Français]
La sénatrice Bellemare : Je suis très heureuse d’avoir le privilège d’entretenir une conversation avec vous, monsieur Desmarais.
Je sais que vous allez me dire que vous n’êtes pas un expert en macroéconomie, mais vous êtes un expert, c’est sûr, pour pouvoir investir comme vous le faites dans de nombreuses entreprises à travers le monde.
J’ai une question à l’envers pour vous. On veut augmenter nos investissements chez nous, exactement pour augmenter la productivité. Vous avez parlé des clusters. Mon intérêt — et je voulais avoir votre commentaire là-dessus — remonte au temps où j’ai travaillé dans d’autres secteurs avant d’être ici, soit à l’université ou ailleurs quand je faisais de la recherche. Je me suis intéressée aux investissements directs étrangers. Un des facteurs déterminants pour les agents qui aidaient les entreprises étrangères à investir ici ou ailleurs, c’était la main‑d’œuvre. C’était très important comme critère déterminant de l’investissement national, d’ailleurs, ou à l’intérieur : la qualité et la disponibilité d’une main‑d’œuvre compétente. Cela veut donc dire une main‑d’œuvre qui améliore ses compétences tout au long de sa vie.
Or, au Canada, l’amélioration des compétences est une responsabilité individuelle : celle des individus et des entreprises. Par ailleurs, d’autres études que j’ai vues disaient que les entreprises vont investir dans la formation de leurs employés s’il y a un levier ou si les gouvernements le font. Ici, au Canada, il n’y a pas beaucoup d’investissements dans la formation continue. Quel est votre commentaire là-dessus? Quel lien faites-vous entre le marché du travail et l’investissement dans les entreprises, chez nous, pour augmenter la productivité?
M. Desmarais : Il y a un manque immense de main‑d’œuvre aujourd’hui dans des secteurs de l’économie, surtout dans le domaine de la technologie. Il y a un manque important d’ingénieurs, au point où beaucoup de nos compagnies sont en train de réfléchir à ouvrir des bureaux en Europe de l’Est pour embaucher des ingénieurs à l’extérieur du pays, parce qu’on a tellement de pénuries de travailleurs ici. Je pense qu’en raison de la guerre en Ukraine, qui est très malheureuse, il y a une possibilité incroyable d’amener des talents ukrainiens et russes à déménager au Canada pour combler ce gros problème de main‑d’œuvre.
Je crois que le gouvernement devrait profiter de cette occasion de façon extrêmement énergique pour essayer d’attirer le plus grand nombre possible de professionnels de ces pays. Ce sont des sources de talents incroyables. Nous sommes en train d’acquérir une entreprise qui, aujourd’hui même, possède un bassin d’ingénieurs en Ukraine. Nous croyons qu’il y a là une occasion incroyable, parce que l’Europe de l’Est possède de grands talents qui doivent considérer la possibilité que le Canada soit un endroit de prédilection pour bâtir leur futur.
À mon avis, la première chose à faire est d’amener de nouveaux talents. Bien sûr, la formation est la clé. Plusieurs entreprises créent des programmes de formation. Toutefois, c’est un ensemble de choses qui doivent être faites pour combler l’important manque de main‑d’œuvre aujourd’hui.
Le sénateur Gignac : Ça me fait plaisir de vous retrouver, monsieur Demarais. C’est de la musique à mes oreilles d’entendre que le Québec est devenu une référence pour ce qui est du climat des affaires au pays.
Lorsque j’étais économiste chez iA Groupe financier, j’ai eu l’occasion de vous entendre à titre de conférencier lors de différents forums d’innovation. Je me souviens d’un forum où vous avez été interviewé par Kevin Carmichael. Vous disiez que le Canada est un environnement favorable pour les banques. Le mandat du Bureau du surintendant des institutions financières n’inclut pas le volet consommateur. Il mise plutôt sur la solidité des institutions financières. Vous disiez que ce mandat était différent de celui des autres pays. Dans les autres pays, le mandat est plus large et tient compte des besoins des consommateurs.
Pourriez-vous préciser votre pensée sur ce sujet? Ce que vous disiez, c’est qu’il est très difficile pour les nouveaux acteurs d’arriver au Canada, puisque le mandat du Bureau du surintendant des institutions financières est beaucoup trop centré sur la solidité de nos banques et non sur l’intérêt des consommateurs.
M. Desmarais : La réponse est assez simple. Son mandat vise la stabilité financière et non la protection du consommateur. Cela nous a été très bénéfique, car nous avons un système financier stable et de gros champions dans le secteur. Toutefois, ultimement, je crois qu’il est important pour l’innovation que les gens soient toujours en train de se remettre en question et de réexaminer quelles sont les opportunités pour l’économie. Historiquement, quand l’organisme de réglementation se concentre sur la solvabilité financière, plusieurs petites entreprises qui ont peut-être besoin de son aide ou de son attention n’auront pas l’attention dont elles ont besoin, vu qu’elles ne posent aucun risque du point de vue de la solvabilité.
[Traduction]
Ces entreprises sont reléguées au second plan.
[Français]
La réalité est que plusieurs jeunes entreprises ont besoin de cette interaction afin d’y voir plus clair quant à ce qu’ils peuvent et ne peuvent pas faire.
[Traduction]
Le sénateur Gignac : J’ai une question de suivi.
Un exemple m’a surpris, et je ne sais pas si c’est toujours le cas. Vous avez mentionné que, pour les dépôts en ligne, vous recevez 100 $ et vous pouvez prêter 60 $. Lorsque vous déposez 100 $ à une succursale, vous pouvez prêter 90 $. Est-ce toujours le cas? Je me le demande parce que la différence est énorme et elle avantagerait grandement le système bancaire par rapport à toute autre structure au Canada. Pouvez-vous nous donner plus de détails?
M. Desmarais : Je ne me suis pas penché sur la situation récemment, mais c’était tout à fait le cas il y a un certain temps. Certains PDG de banques adoptant de nouveaux modèles ont décrié que la différence pénalisait grandement certains modèles d’affaires. Je crois qu’il est vrai que les dépôts en ligne sont transférés plus rapidement que les dépôts en succursale, mais je crois que c’est la voie de l’avenir pour l’économie. Ce n’est donc probablement pas optimal de miser sur une politique qui pénalisera les services financiers numériques — qui représentent une part croissante de l’économie.
Cela dit, il est vrai que ces dépôts peuvent être transférés plus facilement et s’accompagnent donc de risques accrus. Mais je pense qu’il s’agit probablement d’une approche qui va à l’encontre du but visé.
Je ne sais pas si le système est maintenant inversé, mais je sais qu’il fonctionnait ainsi pendant un bout de temps.
Le sénateur Gignac : Merci.
Le sénateur Woo : Merci, monsieur Desmarais. Pouvez-vous faire des commentaires sur l’annonce récente du président Biden par rapport au décret pour élaborer une stratégie nationale pour les actifs numériques? Comme vous le savez, ce décret vise la banque centrale américaine, la devise numérique, la stabilité financière, la protection des consommateurs, la sécurité nationale et même les changements climatiques.
Voici ma question : selon vous, à quel point les répercussions de ce décret seront-elles importantes aux États‑Unis? En quoi est-ce qu’il changera la donne aux États‑Unis et, plus important encore, quelle sera l’incidence sur les efforts du Canada pour devenir plus concurrentiel à cet égard? Je pense à votre commentaire de tout à l’heure sur l’importance des grappes et je me demande s’il y a un risque qu’une grappe vivante, dynamique et connaissant une croissance rapide aux États‑Unis détournera des talents, de l’attention et des ressources du Canada au profit de nos voisins du Sud, comme nous l’avons vu dans bien d’autres secteurs technologiques.
M. Desmarais : Le Canada accuse tellement de retard à cet égard que ce n’est même pas une option. Les gens qui cherchent à être actifs dans ces domaines ne devraient pas envisager le Canada. Ce sera un élément non négligeable de l’économie future. L’enjeu a des répercussions dans une panoplie de secteurs.
Lorsqu’on pense à l’économie verte, on pense aux crédits verts provenant de projets; il est tout à fait pertinent qu’ils se retrouvent dans des chaînes de blocs. Cette technologie compte une multitude d’applications et transformera une foule de secteurs. Si je me fie à mon expérience, c’est le secteur qui attire le plus de talents. Je n’ai jamais vu une migration de talents telle que celle à laquelle nous assistons vers ce secteur.
Ce secteur change toutes les heures. Notre retard s’aggrave à chaque minute qui passe. Nous ne pouvons nous permettre d’attendre un an. Le secteur gagne en vitesse extrêmement rapidement, et si nous ne changeons pas notre approche du tout au tout, nous serons très surpris de voir ce qu’il arrivera. Le système capitaliste est en train de se réinventer. Les gens doivent se rendre compte que, du jour au lendemain, nous devrons peut-être interagir avec une entité décentralisée dépourvue d’interlocuteurs ou de vis-à-vis. Je ne suis pas persuadé que nos responsables de la réglementation ou nos décideurs sont vraiment prêts à composer avec ce cadre ou le comprennent assez bien. Il est absolument essentiel de consacrer des ressources à ce secteur.
Le sénateur Woo : Si vous me permettez de poursuivre dans la même veine, l’incidence du décret américain sur le Canada sera que l’écart entre les deux pays se creusera et que les États‑Unis siphonneront encore plus de talents en provenance d’ici. À votre avis, à quel point est-il important que le Canada accélère la cadence et serre même les dents pour créer une devise numérique gérée par la banque centrale?
M. Desmarais : Je ne m’y connais pas beaucoup en banques centrales. M. Dodge est probablement un meilleur expert que moi à ce sujet. Je crois que le débat porte sur la possibilité qu’une devise numérique gérée par la banque centrale crée de l’instabilité au sein du système de services financiers : en cas de crise, les dépôts iraient-ils vers cette entité? Je ne sais pas quels problèmes peut poser une devise numérique gérée par la banque centrale, mais je crois qu’il est primordial de nous doter d’un cadre stable pour le dollar au même titre que les jetons américains sont stables.
En effet, je crois que cette façon de transiger sera de plus en plus courante et que des cadres mieux définis seront utiles.
La présidente : J’aimerais m’attarder à cette question pendant quelques instants parce qu’elle revient à un commentaire entendu plus tôt. Des gens de ce milieu nous ont dit que nous allons nous pencher sur ces cadres au cours des trois à cinq prochaines années. Vous semblez dire que nous avons déjà raté le coche.
M. Desmarais : Je ferais l’analogie avec les premiers peuples d’Amérique du Nord lorsque les conquistadors sont arrivés. Ils sont arrivés avec leurs bateaux et leurs armures et se sont exclamés : « Oh, mais qu’est-ce que c’est? » Je crois que la même chose va se produire. Une période de trois à cinq ans représente une éternité dans ce milieu, et ce qui accostera sur nos côtes sera bien différent de tout ce avec quoi nous avons traité auparavant. Je crois que les gens vont essayer de s’adapter tant bien que mal.
Ce secteur change à un rythme effréné. Nous sommes même rendus à embaucher des employés qui se consacrent à ce domaine exclusivement dans notre organisation parce que quiconque travaille à temps partiel ne pourrait apprendre assez vite pour suivre tous les changements.
La présidente : Faut-il alors que le gouvernement n’intervienne pas du tout? Nous savons tous qu’il ne peut s’adapter à cette vitesse.
M. Desmarais : En toute franchise, je ne sais pas. Je crois qu’il pourrait être dangereux de ne pas intervenir du tout. Des millions de comptes de cryptomonnaie ont été ouverts au Canada au cours des 18 derniers mois. Seulement chez Wealthsimple, nous avons ouvert 600 000 comptes de cryptomonnaie l’an dernier. Les consommateurs canadiens sont énormément exposés au phénomène, et je crois qu’il faut prévoir une protection pour ces consommateurs. Je crois que, lorsque c’est possible, il faut encadrer cette réalité de réglementation, mais ce ne peut être confié à un employé à temps partiel.
La présidente : Cela dépend de la réglementation, oui.
La sénatrice Ringuette : C’est fascinant. Au cours des 15 dernières années, comme bon nombre de mes collègues l’ont indiqué, le monde des affaires canadien a fait face à la mondialisation, a cherché à investir en Asie pour sa main‑d’œuvre bon marché, puis, tout d’un coup, la pandémie a entraîné un nouveau dilemme. Vous l’avez dit plus tôt. Vous affirmez que nous devons raffermir notre secteur de la fabrication avec la technologie, l’IA, et cetera. Pouvez-vous nommer deux ou trois politiques publiques fédérales qui, selon vous, pourraient tendre vers cet objectif?
Nos voisins américains parlent du Buy America — et nous avons peut-être besoin d’un slogan — mais quelles sont les deux ou trois politiques gouvernementales les plus importantes pour que ce recentrage se fasse au Canada?
M. Desmarais : Je vais m’en tenir à ce que je comprends du secteur de la technologie. Je crois que la mesure la plus importante que le gouvernement canadien peut mettre en œuvre est de faciliter l’accès à un nombre accru d’ingénieurs au Canada. L’accès au talent est la plus faible qui caractérise toutes nos compagnies.
Les échos que nous entendons sur les systèmes de visas indiquent que, bien qu’ils garantissent un accès en deux semaines, il faut souvent trois mois avant d’en obtenir un. En fin de compte, je dirais qu’un accès accru au talent représente la première, la deuxième et la troisième mesure qui doivent voir le jour.
Nous sommes sans l’ombre d’un doute à la fine pointe de la technologie, mais nous entendons la même doléance dans tous les secteurs. Il faut du talent, encore du talent, et encore une fois du talent. Il est également très important d’augmenter le nombre de travailleurs au pays. La priorité est probablement de bien saisir et de simplifier l’immigration pour attirer des gens. Ainsi, tout à coup — comme l’a dit un autre sénateur — nous serons très concurrentiels grâce à notre main‑d’œuvre formidable et disponible, notre proximité des États‑Unis, notre accueil de la main‑d’œuvre internationale et notre énergie abordable.
Je m’assurerais aussi que nous conservions notre avantage de l’accès à de l’énergie abordable et que nous n’y mettions pas fin à cause de politiques néfastes que nous nous infligerions.
La sénatrice Marshall : Je trouve que, maintenant que les langues sont bien déliées, les commentaires sont fort intéressants.
Je trouve que vos propos sont vraiment décourageants. Je sais que vous avez souligné des solutions que nous pouvons envisager, comme l’immigration et l’attrait de talent par exemple. Toutefois, selon vos propos voulant que les problèmes au pays sont si omniprésents, j’ai l’impression que, pour tenter de résoudre le problème d’attrait de talent, nous dépendons du système d’immigration et même de notre régime fiscal.
Croyez-vous qu’il y a des signes justifiant d’être optimistes? Après avoir écouté les échanges, j’ai l’impression qu’il n’y a pratiquement pas d’espoir, que le système et les problèmes sont omniprésents, et que le gouvernement s’adapte trop lentement. Même si je reprends vos commentaires sur le système bancaire ouvert, je constate que nous avons attendu très longtemps et que nous avons énormément parlé d’un système ouvert, mais que nous ne pouvons même pas concrétiser l’idée.
Selon vous, y a-t-il vraiment lieu d’être optimistes quant au pays et son avenir? Vous avez fait allusion à de petites lueurs d’espoir ici et là, mais, lorsqu’on prend un peu de recul, on se rend compte que la situation est très décourageante. Les problèmes sont presque paralysants.
Croyez-vous qu’il y a une lueur d’espoir?
M. Desmarais : Je suis optimiste de nature. Il y a quelques années, dans un discours, j’ai indiqué que je considère le Canada comme l’un des seuls endroits au monde où le rêve américain est encore vivant. Je pense que le Canada a des atouts formidables. Encore aujourd’hui, un immigrant peut s’y établir et concrétiser une idée avec l’appui d’investisseurs comme Portage Ventures qui financeront son entreprise, et ainsi devenir le PDG d’une entreprise de technologies financières de premier plan au pays. Voilà le vrai rêve; le Canada a un tissu économique extraordinaire qui rend cela possible.
La sénatrice Marshall : Mais c’est un rêve. Nous examinons la situation, et nous voyons des entreprises canadiennes qui tentent de s’implanter aux États‑Unis. Donc, nous parlons du rêve canadien, mais sommes-nous le pays des rêves brisés?
M. Desmarais : Dans mon entreprise, je vois ces rêves prendre forme et se concrétiser tous les jours. Prenez l’exemple de Cherif Habib, le PDG de Dialogue. Il est d’origine égyptienne, et il est maintenant PDG de la plus grande société de télémédecine du pays. Ces rêves se réalisent tout le temps. Au Canada, nous ne célébrons pas autant cette culture entrepreneuriale.
Ce serait formidable si nous pouvions la célébrer davantage. Je pense que cette célébration de la culture entrepreneuriale est bien réelle et présente au Québec. Je pense que le gouvernement du Québec est le gouvernement le plus favorable aux entreprises au Canada actuellement. Les gens devraient regarder ce qu’il fait et s’en inspirer, car tous les jours, lorsque je me réveille, je me demande ce que je pourrais faire pour investir davantage dans ma province. Les choses bougent. Le climat est positif. L’économie de Montréal ne s’était pas portée aussi bien depuis longtemps, et c’est en partie attribuable aux nombreux signaux clairs qui sont envoyés. Si cela pouvait être fait partout au pays, je pense que ce serait très positif.
La sénatrice Marshall : Donc, vivons d’espoir. Merci.
La présidente : Nous devons l’encourager, mais nous devons aussi le financer. Cela fait partie de votre travail.
Le sénateur C. Deacon : Merci d’être ici, monsieur Desmarais. C’est un réel plaisir d’entendre votre point de vue.
J’aimerais parler des autres moyens que peut utiliser le gouvernement pour favoriser la croissance des entreprises, de la productivité et des investissements au pays, en particulier l’approvisionnement comme outil, non seulement pour contribuer à la croissance des entreprises, mais aussi pour stimuler l’innovation dans l’appareil gouvernemental. Il y a deux semaines, environ, nous avons entendu une présentation d’une entreprise de chaîne de blocs de Toronto. Cette entreprise met actuellement en œuvre une solution pour l’agence fiscale de l’Australie. Cette entreprise de Toronto connaît une croissance fulgurante en Australie, mais n’a pas d’activités au Canada dans ce domaine. Cela me rend fou. À mon avis, le gouvernement a là une occasion d’inviter les innovateurs du secteur privé à proposer de meilleures solutions à certains de ses problèmes. Il s’agirait d’investir dans l’innovation canadienne au lieu d’acquérir des solutions auprès de multinationales comme dans le passé. Cela aiderait les organismes de réglementation à mieux comprendre les risques, comparativement à aujourd’hui, de façon à alléger la réglementation et favoriser la croissance des entreprises au Canada. Pourriez-vous parler de cet aspect, selon votre point de vue d’investisseur?
M. Desmarais : C’est une excellente question, sénateur Deacon. L’histoire que vous avez entendue concernant cette entreprise de Toronto est probablement typique pour les entreprises novatrices du secteur des solutions interentreprises. Les entreprises canadiennes hésitent beaucoup à adopter les technologies de pointe, mais je pense que c’est en train de changer. Nous avons certainement constaté une amélioration à cet égard dans nos cinq années consacrées à bâtir Portage.
Le problème, c’est qu’il existe une peur innée de l’échec. Dans une entreprise canadienne — ou bien d’autres entreprises, d’ailleurs —, si vous prenez un risque et que vous obtenez du succès, cela ne se traduit pas nécessairement par une promotion ou une augmentation de salaire. Essentiellement, on vous donnera une tape dans le dos. Si vous prenez un risque et que cela ne fonctionne pas, vous risquez d’être congédié. Le rapport risque-rendement associé à ce genre d’activités d’approvisionnement porte bien des entreprises à éviter la prise de risques, d’autant plus que les secteurs ne sont pas nécessairement en concurrence les uns avec les autres, étant donné la concentration de la plupart des secteurs de l’industrie. Il y a très peu d’incitatifs. Aux États‑Unis, par contre, les entreprises se livrent une concurrence féroce, ce qui les pousse à chercher à obtenir un avantage supplémentaire sur leurs concurrents. Par conséquent, elles sont plus susceptibles de prendre un peu plus de risques.
J’ajouterais que le tissu économique américain, en particulier dans le secteur des services financiers, est composé d’une multitude d’acteurs. La concurrence accrue a incité tous les acteurs à externaliser les fonctions non essentielles et à se concentrer sur leurs forces. Au Canada, beaucoup d’entreprises sont très intégrées verticalement. Par conséquent, choisir de faire affaire avec un nouveau joueur novateur pourrait perturber une partie essentielle des processus conventionnels de l’entreprise. Les mesures incitatives sont difficiles, mais le défi est grand.
Il y a des mesures simples à prendre en matière de politiques d’approvisionnement. Par exemple, certaines d’entre elles précisent que nous ne ferons pas affaire avec une entreprise qui ne peut fournir trois années d’états financiers. Essentiellement, cela tue les innovateurs. Une mesure que le gouvernement devrait prendre serait l’abolition de l’exigence de fournir des états financiers à long terme.
Rendre obligatoire l’approvisionnement diversifié est probablement une autre façon d’encourager l’approvisionnement et l’innovation, car en réalité, beaucoup d’entreprises établies ne sont pas dirigées par des groupes diversifiés. Exiger qu’un certain nombre d’achats proviennent de groupes diversifiés vous permettrait d’accélérer l’adoption de solutions innovantes, simplement parce que ce sont souvent des entreprises plus jeunes.
Le sénateur C. Deacon : C’est une très bonne réponse. Merci d’avoir pris le temps de répondre.
La présidente : Une dernière réflexion sur la peur de l’échec et l’aversion au risque dont vous avez parlé. C’est un message qui concerne les entreprises, mais aussi le gouvernement, les organismes de réglementation et les institutions conventionnelles comme les banques. Le changement doit donc avoir lieu de ce côté-là aussi.
M. Desmarais : Absolument. Notre groupe a pris d’énormes risques à cet égard. À titre d’exemple, la création de Wealthsimple était un investissement de 300 millions de dollars. Quant à l’adoption de Dialogue comme plateforme de télémédecine, la Sun Life et la Canada-Vie ont pris un risque incroyable en décidant, en pleine pandémie, d’utiliser ce système pour tous ses clients. Cela a eu un effet transformateur pour Dialogue, ce qui lui a permis d’être inscrite en bourse. C’était une transformation. Fait intéressant, à bien des égards, cela ne serait pas arrivé sans la pandémie. Des événements catalyseurs finissent par se produire et facilitent ces décisions, mais je pense que ce qui est vraiment important, en fin de compte, c’est d’avoir l’esprit ouvert. Dans bien des cas, les processus de demande de propositions comportent une multitude d’éléments absolument insensés qui sont contraires à innovation. Par exemple, on demande parfois une signature sur un document papier. Il y a deux ans à peine, il fallait encore utiliser un télécopieur pour certains types de comptes bancaires.
La présidente : Une personne m’a dit qu’on lui avait récemment indiqué que les renseignements devaient uniquement être transmis par télécopieur. J’ai pensé que même pour moi, c’était un pas en arrière.
Je vous remercie beaucoup de cette discussion et de vos observations ce soir. Cela nous sera très utile pour la préparation de nos rapports. Nous vous en sommes très reconnaissants. Merci beaucoup.
M. Desmarais : Sénatrices et sénateurs, merci beaucoup.
La présidente : C’était M. Paul Desmarais III, qui avait de nombreuses réflexions à ce sujet.
Nous commençons notre deuxième partie. Nous accueillons M. David A. Dodge, qui est actuellement conseiller principal chez Bennett Jones s.r.l., mais que vous avez connu au fil des ans, puisqu’il a été gouverneur de la Banque du Canada et qu’il a fait une longue carrière au ministère des Finances du Canada à titre de sous-ministre. En outre, il commente régulièrement l’actualité financière, par exemple dans l’article intitulé « David Dodge’s big issue with the budget isn’t debt, but lack of growth », que j’ai ici. Cela fait précisément partie des questions dont nous voulons discuter avec vous ce soir. Soyez le bienvenu. Merci d’être là.
David A. Dodge, conseiller principal, Bennett Jones s.r.l., et ancien gouverneur, Banque du Canada, à titre personnel : Merci beaucoup, sénatrice. C’est un plaisir d’être avec vous ce soir, ne serait-ce que virtuellement, pour parler des investissements des entreprises au Canada et des mesures à prendre pour stimuler la croissance. J’ai préparé une déclaration d’ouverture, mais ce n’est que cela, pour aider à lancer la discussion.
Pour commencer, je dirais qu’une chose est très claire, malgré les actuelles incertitudes géopolitiques et économiques à l’échelle mondiale : l’augmentation voire le simple maintien de nos revenus réels au Canada dans les prochaines décennies est tributaire d’une augmentation des investissements non résidentiels des entreprises, ici au Canada. Ces investissements doivent croître rapidement, et ce, beaucoup plus rapidement que la croissance de l’économie dans son ensemble.
C’est un objectif ambitieux. Pour l’atteindre, les politiques gouvernementales à l’échelle fédérale, provinciale et locale doivent viser à soutenir cette augmentation. Pourquoi? Parce que l’augmentation des revenus réels dépend de l’augmentation de laproductivité de notre main‑d’œuvre, qui dépend à son tour de l’augmentation de la quantité et de la qualité du capital dont disposent les travailleurs, qui dépend à son tour encore de l’augmentation du ratio capital-production au moyen de l’investissement.
Comme vous le savez tous, c’est de l’économie de base. Malheureusement, toutefois, nous ne partons pas d’un bon point de départ actuellement sur les plans de la productivité et de l’investissement et du ratio capital-production. Depuis la grande crise financière, et en particulier depuis 2015, nous affichons un piètre bilan en raison de nos faibles niveaux d’investissement et de la faible croissance de la productivité, qui sont tous deux bien inférieurs à ceux de la plupart des pays du G7 et de nombreux pays de l’OCDE. De 2016 à 2019, en particulier, nos investissements non résidentiels, en pourcentage du revenu national, étaient inférieurs à 15 %. Pendant la pandémie, ce pourcentage a baissé à environ 14 %, un niveau historiquement faible. Ces deux chiffres étaient bien inférieurs au levier à long terme du Canada, qui est d’environ 15,5 %, et bien en deçà des niveaux internationaux.
Ces faibles niveaux ont laissé l’industrie canadienne avec un capital-actions déficient et, par conséquent, un ratio capital‑main‑d’œuvre faible, selon les normes internationales, une faible productivité et une faible croissance potentielle future.
Voilà notre point de départ. Même si les conditions à court terme semblent incertaines et défavorables à l’investissement en raison des turbulences politiques et économiques à l’échelle mondiale, une perspective à moyen et à long terme montre clairement qu’il n’existe aucun scénario de croissance durable au Canada dans lequel une augmentation extrêmement rapide et durable des investissements des entreprises et la prise de mesures complémentaires par les gouvernements ne sont pas nécessaires.
Après des années d’investissements publics et privés inférieurs aux normes internationales et bien en deçà de notre propre moyenne historique, les investissements au Canada en pourcentage du PIB, comme je l’ai indiqué, ont chuté à un creux historique de 14 % pendant la pandémie de COVID-19. Nous devons, du moins pour commencer, revenir à notre moyenne à long terme de 15,5 %.
Cependant, pour obtenir l’approfondissement du capital nécessaire à la croissance de l’économie dans une période caractérisée par le vieillissement de la population et l’évolution rapide de la technologie, nous devons ramener nos investissements non résidentiels plus près de notre moyenne à long terme. L’établissement de cibles ambitieuses en matière de lutte aux changements climatiques nécessite un investissement supplémentaire massif, non seulement pour remplacer et renouveler le stock de capital en vue de la décarbonisation de l’économie, mais aussi pour construire l’infrastructure et l’écosystème énergétiques nécessaires pour assurer la compétitivité du Canada dans une économie mondiale à faibles émissions de carbone.
Dans ce contexte, l’investissement comprend non seulement les structures, la machinerie et l’équipement, mais aussi, ce qui est très important, madame la présidente, les autres moteurs de l’innovation et de la productivité : la recherche-développement, les logiciels et la propriété intellectuelle.
Mes collègues de Bennett Jones et moi-même avons estimé, en nous appuyant sur les travaux de l’Agence internationale de l’énergie et des chercheurs de la Banque Royale, que cela nécessite au moins des investissements supplémentaires représentant 1,5 % du PIB. Étant donné les longs délais de planification et d’exécution des grands projets d’immobilisations, les décisions doivent être prises rapidement et les investissements doivent augmenter aussi rapidement que l’économie peut les absorber.
Si nous voulons porter les investissements non résidentiels à environ 17 % du PIB d’ici 2030, les investissements devront augmenter à un rythme beaucoup plus rapide que l’économie en général, puis suivre à peu près la croissance du PIB.
À titre d’exemple, madame la présidente, porter l’investissement à 17 % du PIB en 2021, par rapport au PIB que nous avions en 2021, représenterait des dépenses supplémentaires de l’ordre de 80 milliards de dollars, un chiffre appelé à augmenter au cours des prochaines années.
Je précise que ces chiffres sont uniquement fournis à titre indicatif, mais ils illustrent l’ampleur du défi qui nous attend tous.
La présidente : Je vous remercie beaucoup de vos observations. Nous avons une très longue liste de questions à poser ce soir. Chers collègues, je vous demande encore une fois de limiter votre préambule aux questions de façon à obtenir le plus de réponses possible de M. Dodge. Je suis ravie de votre présence.
Le sénateur C. Deacon : Merci, monsieur Dodge, d’être avec nous. C’est un plaisir de vous revoir, et nous vous remercions d’avoir pris le temps de comparaître.
Lorsque nous regardons le G7... Au Canada, les investissements des ménages et des entreprises sont presque identiques; le montant des investissements gouvernementaux est le plus élevé parmi tous les pays du G7, et les investissements des ménages représentent la moitié des investissements des entreprises dans tout autre pays du G7. Vous soulevez un point très important.
Étant donné les défis auxquels nous serons confrontés sur le plan fiscal pour gérer une dette publique élevée — et vous avez une certaine expérience à cet égard — et l’incidence que cela aura sur les dépenses gouvernementales dans certains secteurs, je cherche des solutions qui offriront plus de certitude et qui encourageront les entreprises à vouloir investir plus régulièrement pour accroître leurs occasions au Canada et à l’échelle mondiale.
Je souhaitais que vous parliez du cadre réglementaire que nous avons au Canada, un cadre qui, à mon avis, empêche ou bloque trop souvent l’innovation dans certains secteurs. Les formalités administratives sont très lourdes dans de nombreux secteurs, ce qui peut être anticoncurrentiel. Je ne dis pas qu’il faut déréglementer. Je dis simplement que nous devrions veiller à ce que notre réglementation permette constamment l’innovation.
Pouvez-vous parler de cet aspect et de son importance dans le défi colossal qui nous attend, selon vous? Nous sommes beaucoup à être du même avis.
M. Dodge : Monsieur le sénateur, chaque entreprise a un défi énorme à relever face aux incertitudes économiques qui existent. Lorsque les règles, les règlements et les processus gouvernementaux ajoutent des incertitudes aux incertitudes auxquelles les entreprises doivent faire face dans le cours normal des choses, cela ne contribue pas à attirer des investissements au Canada.
Compte tenu de ces problèmes et de ces incertitudes, les investisseurs, qu’ils soient canadiens ou étrangers, chercheront à aller là où ils comprennent les incertitudes économiques et la façon d’y faire face — ils les comprennent dans le contexte canadien —, mais ils iront là où ils n’auront pas à faire face à un environnement réglementaire changeant et imprévisible.
Les entreprises peuvent faire face à des règles strictes, à des règles bien définies, qui sont cohérentes, qui ne changent pas au fil du temps — et elles doivent avoir confiance que ces règles ne changeront pas au fil du temps. Elles peuvent alors établir un modèle d’investissement pour l’avenir, en sachant qu’elles respecteront les règles telles qu’elles sont établies au moment où elles prennent ces décisions initiales d’investir.
Monsieur le sénateur, c’est très important. Ce n’est pas la sévérité des règles. C’est la cohérence et la prévisibilité de ces règles qui sont très importantes.
La présidente : C’est formidable. Merci. Je pense que nous allons essayer de procéder à une série de questions rapide, puis nous reviendrons.
Le sénateur C. Deacon : Merci, madame la présidente.
La présidente : Oui, encore une fois, seulement pour veiller à ce que les préambules restent courts et à couvrir le plus de sujets possible.
Le sénateur Massicotte : Oui, merci, monsieur Dodge, d’être des nôtres aujourd’hui. Nous vous en sommes très reconnaissants.
Nous comprenons tous les chiffres que vous nous avez donnés. Ils révèlent que nous sommes dans un gouffre. Nous sommes aux prises avec une situation grave. Pourriez-vous simplifier la situation pour nous?
Si vous étiez toujours le gouverneur ou le sous-ministre des Finances, quelles sont les deux mesures que vous prendriez demain matin pour nous sortir de ce pétrin?
M. Dodge : Je ne pense pas que ce soit simple. C’est le problème, monsieur le sénateur. Je pense que nous devons travailler sur tous les fronts.
De toute évidence, il y a la politique fiscale, qui favoriserait les investissements de bénéfices non répartis; la politique en matière de travail, qui facilite les investissements dans de nouvelles compétences; la politique commerciale, qui est conçue pour réduire les coûts des obstacles, tant à l’échelle internationale qu’interprovinciale. Elles sont toutes très importantes.
Dans le secteur où j’ai récemment œuvré, nous avons besoin d’une politique du secteur financier qui facilite la concurrence mais améliore la numérisation des flux financiers. Nous sommes très en retard dans notre pays à cet égard, en ce qui concerne l’accès aux capitaux.
Je ne pense donc pas que j’ajouterais quoi que ce soit — des politiques fiscales qui facilitent l’innovation nationale. Tous ces éléments sont importants.
Mais en ce qui concerne le dernier point, l’objectif de la politique fiscale devrait essentiellement encourager les investissements et, je n’irai pas par quatre chemins, au coût des taux de consommation actuels. C’est une tâche très difficile à accomplir pour les gouvernements. Tout comme il est difficile pour une entreprise de retenir la distribution de ses bénéfices aux actionnaires et de les réinvestir pour assurer une croissance à l’avenir. Mais, en ce qui concerne la politique fiscale, c’est probablement la clé.
Si nous empruntons de l’argent pour faire de véritables investissements, c’est une chose. Si nous empruntons de l’argent pour faciliter la consommation actuelle, alors ce n’est pas utile.
La présidente : C’est très franc. Merci de ces remarques.
Le sénateur Smith : Merci, monsieur Dodge, d’être des nôtres. Pour faire suite à la question du sénateur Massicotte, j’ai une question simple. Si vous êtes en mesure de créer une initiative clé, quelle initiative clé lancera un mouvement à l’avenir pour faire du Canada un bon endroit pour faire des affaires?
M. Dodge : Oui. Je pense que ce qui est très important pour quelqu’un comme moi qui est au gouvernement depuis longtemps, c’est de comprendre que les véritables initiatives proviendront des entreprises et des entrepreneurs. C’est ce qui va stimuler les innovations et la croissance.
D’une certaine manière, notre travail au sein du gouvernement consiste à aider ces personnes à réaliser ces investissements. Comment pouvez-vous les aider? Eh bien, nous savons, de ce que nous avons observé dans le monde entier, que la création d’écosystèmes pour des groupes particuliers d’industries ou même pour des groupes assez restreints est très importante. La création de sources de production, et pas seulement d’écosystèmes d’invention, est vraiment importante.
Le gouvernement, conjointement avec l’industrie, peut créer ces sources. Ce n’est donc pas ce que fait le gouvernement, mais comment le gouvernement agit en tant que partenaire avec l’entreprise pour créer ces écosystèmes sur lesquels d’autres entrepreneurs peuvent ensuite s’appuyer.
La présidente : Merci de ces observations.
Le sénateur Gignac : Merci, madame la présidente. Je suis ravi de vous revoir, ancien gouverneur adjoint.
Parlons de formalités administratives et de réglementation.
Au Canada, il faut habituellement 250 jours pour obtenir un projet de construction générale. C’est trois fois plus long qu’aux États‑Unis. En fait, le Canada se classe actuellement au 34e rang des 35 pays membres de l’OCDE pour le délai d’attente pour l’obtention de permis de construction. La situation s’est détériorée au cours des six dernières années.
Ma question est la suivante : dans ce sous-investissement au Canada comparativement aux États‑Unis, sur une échelle de 0 à 10, à quel point cette réglementation et ces formalités administratives sont-elles importantes pour ces nouveaux projets?
M. Dodge : Eh bien, d’après mon expérience, il n’y a aucun pays dans le monde où les entreprises ne se plaindront pas, et je cite, des « formalités administratives ». La nature de la réglementation consiste à imposer des restrictions, et ce, pour ce que nous avons collectivement établi comme étant d’importantes raisons. C’est tout à fait vrai.
Les formalités administratives ou les retards ou la complexité des processus — je préférerais parler de complexité des processus — sont un problème partout. C’est un problème au niveau municipal, notamment en ce qui concerne le logement et l’approbation.
C’est un problème à l’échelle provinciale. Et c’est un problème à l’échelle fédérale. C’est quelque chose sur laquelle nous, au gouvernement, en tant que fonctionnaires et ministres, devons vraiment continuer à travailler, et nous devons nous rappeler que la perfection est très souvent l’ennemi du bien. Il est donc important d’agir rapidement et de manière décisive. Mais il faut ensuite ne pas changer, car c’est le changement qui est le plus difficile et qui ne peut être envisagé et pris en compte au moment où l’on fait un investissement.
La présidente : Excellent point. Merci de ces remarques.
Le sénateur Loffreda : Merci, madame la présidente, et merci à M. Dodge d’être ici.
Dans quelle mesure la concentration de la richesse dans l’immobilier parmi les Canadiens a-t-elle une incidence sur l’investissement des entreprises au Canada?
J’aimerais en dire plus à ce sujet. Vous avez été le gouverneur de la Banque du Canada de 2001 à 2008, et le marché du logement a commencé à prendre de l’expansion dans les années 2000, mais a vraiment décollé en 2010 après votre départ.
Nous avons tous entendu parler et nous sommes tous conscients des problèmes qui en sont la cause : l’offre, les faibles taux d’intérêt, les investissements étrangers, etc. Comment peut-on rendre le logement abordable pour tous les Canadiens? Le gouvernement devrait-il accorder la priorité à l’offre, à la politique monétaire, à la politique fiscale, à tous ces facteurs? Quelle est la solution pour rendre le logement abordable, et comment pensez-vous que cela a une incidence sur l’investissement des entreprises nationales, qui représente un défi au Canada?
Merci.
M. Dodge : Permettez-moi de répondre à cette question en deux parties.
Premièrement, le problème général est l’offre. Nous vivons dans un monde où l’offre est de plus en plus limitée. Pendant une longue période, certainement jusqu’à ce siècle, inclusivement, jusqu’en 2019, nous avons été confrontés à une offre excédentaire et à une demande déficiente. C’était généralement un problème.
Ce n’est pas le problème à l’heure actuelle. Ce sont les contraintes de l’offre qui sont le problème, que ce soit dans le logement, la production de biens et la production de services. Donc, oui, les limitations de l’offre sont effectivement contraignantes. Elles le sont particulièrement dans le secteur du logement, compte tenu du taux de croissance de notre population et du fait qu’une grande partie de cette croissance démographique se produit dans seulement quatre ou cinq régions métropolitaines du pays.
La réponse est en partie que les prix vont augmenter pour encourager les promoteurs à s’installer, mais la vraie réponse est que les municipalités doivent supprimer, avec difficulté, les restrictions qui empêchent la véritable densification des zones urbaines et la construction de nouveaux logements à des prix raisonnables — pas bas, mais à des prix raisonnables.
La présidente : Merci de ces remarques.
Le sénateur Woo : Je suis ravi de vous revoir, monsieur Dodge. Merci de comparaître.
Je veux revenir sur votre observation concernant le faible rendement de la production de capitaux et vous poser cette question en deux parties. Tout d’abord, pensez-vous que nous avons également un problème de productivité des capitaux, autrement dit, un problème de faible coefficient de capital marginal, ou ICOR, et pas seulement un problème de production de capitaux, et pourquoi c’est peut-être le cas?
Ensuite, je pense à ce qui produit des investissements. Vous l’avez déjà évoqué; c’est l’épargne qui se transforme en investissement. L’épargne peut être une épargne nationale ou étrangère. Il me semble que nous n’avons pas vraiment de problème d’épargne. Il y a un surplus de liquidités qui circule dans l’économie mondiale, y compris au Canada.
Pouvez-vous nous dire si des problèmes d’intermédiaires sont à l’origine du manque d’investissements au Canada et si ces problèmes sont au niveau des banques ou des entreprises — qui choisissent de conserver des liquidités parce que c’est une meilleure façon pour elles de récompenser leurs actionnaires, peut-être —, et nous expliquer un peu cette énigme de l’épargne qui ne peut pas se traduire par des investissements?
M. Dodge : Vous avez tout à fait raison de dire que, ces dernières années, nous avons enregistré des épargnes élevées. Les ménages ont beaucoup économisé pendant la COVID. Nous avons enregistré des taux d’épargne élevés dans l’industrie. Dans les secteurs fortement concentrés, la concentration a tendance à faire augmenter l’épargne des entreprises par rapport à la demande d’investissement des entreprises.
C’était un problème non seulement pour nous, mais aussi dans les pays membres de l’OCDE. Dans le passé, le gouvernement a essayé d’atténuer le problème en créant de la demande en se désépargnant, n’est-ce pas?
La situation à l’heure actuelle, en partie à cause de la COVID, évolue. Elle pourrait changer beaucoup plus rapidement, stimulée par la situation géopolitique que nous connaissons actuellement, qui est en train de détruire l’ordre commercial international, que nous avons péniblement instauré depuis la réunion du GATT à La Havane, en 1947.
De nos jours, quand les banquiers centraux et moi nous penchons sur la situation, nous percevons les contraintes d’approvisionnement comme étant le principal problème auquel nous sommes confrontés. Les contraintes de l’offre entraînent des hausses de prix. Tandis que les banques centrales peuvent augmenter les taux d’intérêt pour réduire la demande — à la fois la demande d’investissement et la demande des consommateurs, malheureusement —, ces taux d’intérêt augmentent pour rééquilibrer la demande avec l’offre très limitée.
Pour libérer davantage d’offre ici au Canada et dans le monde, nous devons nous tourner vers les politiques structurelles des gouvernements. Ces politiques structurelles sont difficiles. Elles sont pénibles. Elles exigent une législation prudente et bien conçue.
Mais nous savons quelles sont certaines d’entre elles afin de les rendre publiques. Et c’est la raison pour laquelle je reviens sur certains points que j’ai mentionnés plus tôt. En ce qui concerne la réglementation, il faut des règlements clairs, simples — jamais simples, mais clairs et directs. Il est important de ne pas changer la réglementation.
Sur le plan fiscal, si vous pensez au système d’imposition, le problème n’est pas le taux réglementaire en vigueur qui est si important pour l’investissement. Nous avons fonctionné de nombreuses années avec des taux réglementaires beaucoup plus élevés, mais la récompense, si vous voulez, doit venir des entreprises qui réinvestissent.
Dans le cadre du système fiscal, qu’il s’agisse d’une modification de la structure de la DPA ou des crédits d’impôt généraux, c’est très important. C’est une question fiscale. Ensuite, nous avons des questions relatives au marché du travail à régler, qui sont très importantes.
Il est très important que nous cessions de décourager nos travailleurs âgés de rester en appliquant des taux effectifs d’imposition très élevés aux travailleurs à faible revenu par l’entremise de notre système de transfert.
Il y a de nombreux enjeux. Je pense que je devrais m’arrêter là.
La présidente : Nous allons nous en tenir là. J’ai une longue liste, alors nous allons poursuivre. Merci, monsieur Dodge.
La sénatrice Marshall : Merci, monsieur Dodge, d’être ici. C’est très intéressant.
Vous avez dit plus tôt que pour encourager l’investissement, il n’y aura pas seulement un facteur sur lequel il faut se concentrer. Il y a une multitude de facteurs. Vous parlez du marché du travail. Nous parlons de la réglementation et du système fiscal, notamment.
En ce qui concerne les dépenses publiques, pouvez-vous faire le lien entre les deux? Nous pensions que, pendant la COVID, les dépenses augmentaient, mais qu’elles allaient baisser à nouveau. Elles continuent de s’accélérer. Maintenant, nous avons la relation entre le Nouveau parti démocratique et les libéraux. Si vous regardez les engagements sur lesquels le gouvernement se concentre, il y a encore plus de dépenses, plus de consommation.
Pouvez-vous faire le lien entre les deux? Si les entreprises n’investissent pas et que des changements ne sont pas apportés pour permettre aux entreprises de prospérer, et que nous dépensons tout cet argent de l’autre côté, où en serons-nous dans deux, trois, quatre ou cinq ans? Où allons-nous? Que va-t-il se passer? Je ne crois pas que ces changements dont vous parlez, cette multitude de changements, se produiront du jour au lendemain, mais les dépenses se produisent du jour au lendemain. Il y a un nouvel élan en faveur des dépenses. Pouvez-vous simplement faire le lien entre les deux?
M. Dodge : Les gouvernements dépensent sur une foule de choses. La vraie question dont nous parlons aujourd’hui et qui est vraiment importante est que, dans la mesure où ils ont la capacité de dépenser et, plus particulièrement, dans la mesure où ils ont la capacité d’emprunter, il faut que ce soit dirigé vers des investissements qui augmenteront la productivité à l’avenir.
Nous devons être très honnêtes avec nous-mêmes. Cela se fait au prix du soutien de la consommation actuelle, que ce soit la consommation de biens publics ou de la consommation de biens privés par l’entremise de la redistribution des revenus. C’est la tâche très difficile de gouverner, de faire ce choix.
Si nous voulons que nos enfants, ou dans mon cas, mes petits‑enfants, jouissent des mêmes possibilités que nous, nous devons nous abstenir de dépenser un peu par rapport à ce que nous dépensons à l’heure actuelle pour les services destinés à des personnes comme moi, et investir davantage et encourager les entreprises à investir davantage pour produire des biens à l’avenir.
Il y avait le vieux dicton « des mesures pénibles à court terme pour obtenir de bons résultats à long terme ». C’est terrible comme expression, mais c’est vrai. Je pense qu’il est approprié d’avoir ce raisonnement. Tandis que nous allons de l’avant pour le reste de la présente décennie, surtout que nous tentons de faire face aux changements technologiques, au vieillissement de la société et aux changements climatiques, il est important que 10 années plus tard, nous soyons toujours dans une position où nous continuons de croître et de jouir d’une qualité de vie améliorée.
La présidente : Vous avez dit à deux reprises, monsieur Dodge, que des mesures draconiennes doivent être prises, que des réductions doivent être imposées. Vers quelle option le gouvernement devrait-il se tourner? Donnez-nous deux exemples rapides et nous poursuivrons ensuite.
M. Dodge : Nous devrions continuer d’investir. Nous devrions être disposés à renoncer à des revenus en offrant un traitement fiscal favorable aux investissements et au réinvestissement des bénéfices non distribués plus particulièrement. Ce sont là les deux secteurs.
Je dirais que les gens comme moi ou ceux qui sont nés juste après la guerre avons eu de la chance de naître à cette période. En y réfléchissant, il est approprié de payer pour les services que nous utilisons aujourd’hui et de ne pas utiliser le pouvoir d’emprunt du gouvernement pour payer pour nos services, mais plutôt d’utiliser le pouvoir d’emprunt du gouvernement pour effectuer les investissements qui vont améliorer la vie dans les années 2030.
La présidente : Nous verrons si un gouvernement voudra relever ce défi.
La sénatrice Marshall : Il y a un grand écart entre ce que nous devrons payer à l’avenir et ne pas générer suffisamment de revenus pour continuer. Merci.
[Français]
La sénatrice Bellemare : Bonjour, monsieur Dodge. C’est un plaisir de vous retrouver. J’aimerais revenir sur la notion d’investissement dans la main‑d’œuvre.
Vous avez dit que la main‑d’œuvre était un enjeu important pour encourager l’investissement public. Alors, ne croyez-vous pas que si les gouvernements investissaient davantage, par exemple, dans des comptes personnels de formation — je vous amène sur le terrain de la politique publique —, notre investissement en développement des compétences serait tel qu’il stimulerait l’investissement privé. J’aimerais vous entendre parler de la corrélation entre l’investissement privé et l’investissement dans la formation.
[Traduction]
M. Dodge : La formation est vraiment une responsabilité tripartite. D’une part, chacun est responsable de sa propre formation et de la mise à niveau de ses compétences. D’autre part, nous avons la responsabilité collective d’offrir cette possibilité à tout le monde. Enfin, il est primordial que les entreprises elles-mêmes aient un rôle à jouer dans ce processus.
Je crois pouvoir dire en tant qu’ancien universitaire que le problème est notamment attribuable au fait que nous avons subdivisé le monde en deux pôles distincts, si bien qu’il y a malheureusement très peu de coordination entre les actions qui sont menées dans nos établissements d’enseignement et ce qui se fait en milieu de travail. Les choses se sont quelque peu améliorées par rapport à la situation d’il y a 30 ou 40 ans alors que j’enseignais encore, mais il n’en demeure pas moins qu’un effort mieux concerté s’impose.
Il est extrêmement important que les travailleurs puissent avoir recours à ces comptes personnels de formation, si c’est bien ainsi que l’on veut les appeler, leur permettant d’accumuler des congés pour retourner aux études ou suivre une formation en milieu de travail, le tout de concert avec leur employeur. Compte tenu des changements qui s’accélèrent, c’est encore plus vrai aujourd’hui qu’il y a 30 ou 40 ans.
Il va de soi qu’il y a bien des choses que nous pourrions mieux faire, et nous devons tous y travailler, individuellement et collectivement, par l’entremise du gouvernement et des employeurs.
La sénatrice Bellemare : Merci. On ne parlera jamais assez de l’importance du dialogue social. C’est absolument essentiel.
Le sénateur Yussuff : Monsieur Dodge, je suis ravi de vous revoir. Merci de participer à notre séance d’aujourd’hui.
Vous avez mentionné deux éléments qui ont piqué ma curiosité et j’aimerais que vous puissiez nous en dire davantage. Le changement climatique sera un défi de taille pendant les années à venir, non seulement pour nous, mais pour l’ensemble de la planète. Nous devrons tous trouver une façon d’exploiter notre créativité et notre capacité d’innovation pour tirer parti des possibilités de croissance économique s’offrant à notre pays, sans toutefois perdre de vue les difficultés qu’il nous faudra surmonter.
Le second élément est bien sûr le problème du vieillissement de la population. Il vous suffit malheureusement de regarder l’écran devant vous pour constater que c’est une réalité à laquelle nous ne pouvons pas échapper, et ce, même dans nos propres rangs. Les choses ne risquent pas de s’améliorer, bien au contraire. Il faut également regretter qu’il y ait là une source de talents non exploités qui pourraient encore apporter une énorme contribution à notre économie en appuyant les jeunes, en leur servant de mentors et en nous permettant de compter sur les compétences transférables dont nous avons grand besoin.
Comment pouvons-nous relever ces deux défis auxquels le Canada est confronté? D’autres pays sont aux prises avec la même réalité. Nos amis européens ont dû trouver des solutions à un problème de vieillissement encore plus criant, et nous pouvons certes tirer des enseignements de leur expérience. Peut-être pourriez‑vous nous dire ce que vous en pensez.
M. Dodge : Je pense qu’il y a une possibilité qui s’offre à nous dans ce contexte. Pendant longtemps, nous avons eu un âge de retraite établi d’office au milieu ou à la fin de la soixantaine, et tous nos systèmes étaient conçus en fonction de cette échéance. Les « travailleurs à la retraite » de 65 à 75 ans représentent une énorme source de productivité additionnelle pour les employeurs capables de trouver les moyens — et je ne parle pas uniquement du salaire, mais aussi d’autres arrangements — de faire une utilisation optimale de leurs compétences. Nous n’avons pas beaucoup déployé d’efforts en ce sens par le passé, car nous avons toujours pu compter sur un vaste bassin de jeunes travailleurs. Cette époque est révolue et nous devons maintenant nous tourner davantage vers l’immigration que vers les jeunes. Malgré tout, nos efforts pour permettre la réintégration des travailleurs d’un certain âge au sein de la population active demeurent plutôt timides. Il faut constater que la situation a changé et faire les choses différemment. Nous devons en venir à reconnaître que les compétences acquises en cours d’emploi, mais pas nécessairement validées, peuvent être extrêmement utiles dans le cadre d’autres fonctions exercées plus tard dans la vie.
C’est un défi d’envergure que nous devons tous relever. Encore là, on ne peut pas demander au gouvernement d’orchestrer un effort semblable, mais on peut certes s’attendre de lui à ce qu’il facilite les choses.
La présidente : Merci pour cette réponse. Nous allons maintenant passer à notre second tour de questions. Nous devrons encore une fois nous efforcer d’être aussi brefs que possible.
Le sénateur C. Deacon : Monsieur Dodge, je vais me risquer à vous poser une question sur un aspect plus controversé de vos observations. Je parle du degré de certitude réglementaire requis pour susciter des investissements privés dans le contexte d’un monde en pleine transformation. Nous avons discuté tous les deux de concepts comme l’identité numérique et la transférabilité des données en soulignant à quel point il est important de commencer à exercer un contrôle sur les données nous concernant. Cela donne lieu à l’émergence de nouveaux modèles d’affaires misant sur des technologies en évolution, comme celle des chaînes de blocs, qui peuvent grandement contribuer à la désintermédiation d’une économie.
Le sénateur Yussuff vient de nous rappeler le défi du changement climatique que nous devrons surmonter, ce qui nous obligera à modifier notre réglementation. Comment pouvons‑nous susciter les investissements nécessaires à notre croissance économique pendant cette période où nous ne pourrons pas nécessairement offrir le degré de certitude réglementaire voulu? Nous sera-t-il tout au moins possible d’imprimer une orientation assez claire pour rassurer suffisamment les investisseurs? Pouvez-vous nous dire ce que vous en pensez? Merci.
M. Dodge : Il y a deux avenues envisageables. Nous avons d’abord bien sûr la possibilité de nous en remettre à une réglementation allégée. Il s’agit d’établir une série de principes réglementaires pour voir ensuite comment le système fonctionne. Lorsqu’il devient évident que ces principes fondamentaux ne permettent pas d’obtenir les résultats escomptés en raison des changements technologiques — et nous en avons eu un bon exemple dans le secteur financier —, il faut être prêt à apporter les changements qui s’imposent.
Il importe cependant surtout, et ce, même si ce n’est pas une leçon facile à tirer, d’éviter de nous montrer trop ambitieux en adoptant une réglementation exagérément détaillée. Nous devons plutôt être prêts à laisser libre cours à certaines activités qui n’ont pas nécessairement notre assentiment collectif. C’est le degré de flexibilité qui est nécessaire.
Il faut faire en sorte que l’on n’ait pas sans cesse à revoir notre réglementation, ou que le Parlement n’ait pas à modifier ses lois à répétition. Pour avoir moi-même travaillé longtemps dans le domaine fiscal, je peux vous dire que nous devions nous adapter ainsi année après année. Si vous n’essayez pas d’en faire trop en visant dès le départ le maximum de précision que vous jugez accessible, vous pouvez en grande partie vous soustraire à cette obligation de réviser sans cesse votre réglementation.
La présidente : Je pense que nous devrions retenir cette notion de « réglementation allégée ». Merci.
Le sénateur Massicotte : Il y a une ou deux choses que je voudrais tirer au clair. Vous nous avez indiqué noir sur blanc ce qu’il convient de faire en vous exprimant d’une manière qui ne laisse planer aucun doute quant à l’urgence d’agir.
Il suffit de prendre connaissance de l’ouvrage de Stephen Poloz — qui a également comparu devant notre comité — et des commentaires de la ministre des Finances pour constater qu’ils n’ont pas ce même sentiment d’urgence et qu’ils estiment plutôt que les choses se sont assez bien passées pendant la pandémie avec de possibles augmentations de la productivité et des investissements. Comment peut-on concilier ces différents points de vue? On ne voit pas la situation du même œil, mais ce sont les faits qui doivent primer. Que diriez-vous de ces divergences d’opinions?
M. Dodge : Dans un premier temps, nous savons — comme nous pouvons d’ores et déjà l’observer et comme ce sera le cas aussi l’an prochain et sans doute jusqu’à la fin de 2023 — qu’une inflation inattendue a d’abord pour effet de faire grimper en flèche les recettes du gouvernement, ce qui lui procure une marge de manœuvre financière.
Il y a par ailleurs un risque d’illusion monétaire pour certains. À court terme, les gens n’ont pas l’impression d’encaisser une perte de revenus, mais ils s’en rendent compte au bout d’un certain moment. Lorsqu’ils tentent de se remettre sur pied, souvent au prix d’efforts considérables, dans un monde où l’offre est insuffisante, nous nous retrouvons avec un grave problème sur les bras. Pour reprendre une vieille expression, la banque centrale doit alors intervenir et enlever le bol de punch, ce qui entraîne des effets secondaires totalement indésirables.
C’est ce que je pourrais vous dire à ce sujet. Si nous n’investissons pas maintenant, alors que nous en avons la possibilité, si nos entreprises du secteur des ressources naturelles ne profitent pas des revenus à leur disposition pour consentir de nouveaux investissements, plutôt que de répartir cet argent entre leurs actionnaires, et si les gouvernements utilisent pour leurs dépenses courantes les gains inespérés découlant de la hausse du prix des ressources naturelles — un avantage pour le Canada en tant que pays producteur —, nous allons vraiment avoir un problème. Nous aurons en effet raté l’occasion qui se présente à nous aujourd’hui de mettre à profit ces recettes additionnelles pour faire de nouveaux investissements sans avoir à restreindre, comme ce serait le cas normalement, nos dépenses courantes.
Nous vivons dans un monde marqué par l’incertitude. Vous l’aurez sans doute compris en entendant le témoignage de M. Poloz ou en lisant son livre. Il faut être prêt à composer avec cette incertitude. Il n’en demeure pas moins qu’il faut absolument se mettre à l’abri des risques. Et la meilleure façon de se protéger des risques à venir consiste à investir dès maintenant, plutôt qu’à consacrer cet argent à nos dépenses courantes.
La présidente : Merci beaucoup pour cette réponse on ne peut plus claire.
Le sénateur Woo : Monsieur Dodge, vous êtes l’une des figures de proue de notre économie nationale. À ce titre, les gens cherchent à vous attribuer leur propre vision des choses en vous prêtant les propos qu’ils souhaitent entendre sans que cela corresponde nécessairement à ce que vous avez pu dire. Je suis persuadé que vous avez été à même de le constater. Je vais donc chercher à bien préciser votre position relativement à divers enjeux.
D’après ce que j’ai pu comprendre, ce ne sont pas les dépenses gouvernementales qui vous préoccupent à proprement parler. Vous ne vous inquiétez pas de la viabilité financière d’un gouvernement tant et aussi longtemps que les sommes dépensées visent à investir dans l’avenir et à générer des recettes qui créeront de la richesse. Par définition, l’investissement entraîne un accroissement de la productivité…
M. Dodge : Et un accroissement des recettes gouvernementales.
Le sénateur Woo : Et un accroissement des recettes gouvernementales. C’est un cercle vertueux. Bien des gens semblent croire que vos interventions ne vont pas dans ce sens-là, mais je vais me permettre de vous prêter de tels propos.
Il s’agit en fait de savoir exactement ce qui peut être considéré comme un investissement gouvernemental productif. En effet, le gouvernement est encore à l’origine d’une très large part des investissements non résidentiels. Les investissements gouvernementaux priment sur les investissements privés, une situation que vous semblez voir plutôt d’un bon œil. Qu’est-ce qui serait selon vous une dépense d’investissement judicieuse de la part d’un gouvernement? Il ne fait aucun doute que de telles dépenses font augmenter notre dette. Je pense que cela s’inscrit dans votre définition des mesures à prendre. Pouvez-vous nous dire ce qu’il en est exactement?
M. Dodge : Eh bien, comme je l’indiquais — et j’espère avoir été assez clair —, j’estime que nous devons assortir notre gestion fiscale d’un préjugé favorable nous permettant d’encourager activement les réinvestissements et d’imposer à un taux raisonnable les revenus qui ne sont pas réinvestis. C’est sans doute la chose la plus simple à faire.
Nous avons aussi parlé précédemment de la question de la main‑d’œuvre. Les investissements à ce titre sont vraiment cruciaux, car ils améliorent la mobilité des travailleurs tout en réduisant les périodes creuses. Ils facilitent en outre une pleine participation au marché du travail. C’est absolument primordial, surtout pour les travailleurs plus âgés. Il est donc tout à fait raisonnable de considérer le tout comme un investissement.
Pour ce qui est toutefois de l’éducation, aussi bien à l’université qu’à n’importe quel autre niveau, il y a aussi un élément de dépenses courantes qui entre en ligne de compte. Il faut donc s’assurer de bien faire la part des choses quant à savoir ce qui représente ou non un investissement.
Il y a un autre secteur crucial pour les gouvernements, et c’est celui des soins de santé. Encore là, l’investissement dans les personnes revêt une importance capitale. Pour une raison ou une autre, voilà au moins 25 ans que nous nous montrons incapables d’assurer une transmission efficiente de l’information au sein du système de santé, que ce soit au moyen des dossiers médicaux électroniques ou sous une autre forme. Il y a donc des investissements vraiment importants à consentir dans ce secteur, aussi bien dans les infrastructures physiques que dans le capital intellectuel.
Vous avez raison, sénateur. Il n’existe pas de démarcation nette entre dépenses courantes et investissements. Dans bien des cas, c’est une combinaison des deux. Plus il y a de dépenses courantes dans le mélange, plus il est facile de mettre l’argent nécessaire. Plus il y a d’investissement, plus c’est difficile. C’est un peu là où nous en sommes, et c’est à vous, dans votre rôle de parlementaires, d’en décider.
J’ai fait la partie facile du travail en exposant les grands principes, sans entrer dans les détails, mais c’est vous qui, à titre de législateurs, avez la lourde tâche de prendre ces décisions en faisant la distinction entre les actions qui sont vraiment utiles et le seront encore dans 20 ans d’ici et celles qui sont louables aujourd’hui, mais ne seront plus d’aucune utilité dans l’avenir.
Le sénateur Gignac : Parlons de la concurrence entre le Canada et les États‑Unis et des politiques du gouvernement fédéral en matière de changement climatique. La taxe sur le carbone va augmenter le mois prochain, et on prévoit la majorer de façon considérable au fil des prochaines années. N’y a-t-il pas un risque que nous nous retrouvions dans une situation encore plus précaire si nous allons de l’avant en ce sens pendant que les États‑Unis ne font rien? Et je ne vous parle même pas du fait que cela va contribuer à accélérer l’inflation. J’aimerais simplement savoir ce que vous en pensez.
M. Dodge : Oui, il y a certainement un risque. Je préconise vigoureusement un régime de tarification du carbone le plus simple possible, de préférence à un amoncellement de règles détaillées. Le manque de simplicité à ce chapitre se traduit par des problèmes à la frontière.
Si nous devons aller de l’avant avec une telle mesure, comme l’ont fait les Européens, nous devrons adapter nos mécanismes frontaliers en conséquence pour que tout fonctionne. C’est quelque chose de tout à fait envisageable, même si cela risque d’exiger de nombreux pourparlers. J’estime donc que nous ne devrions pas laisser nos inquiétudes concernant la frontière nous empêcher d’avoir dorénavant recours à cet outil plutôt simple et efficace pour guider les investissements privés. Je pense que nous devrions nous en prévaloir en sachant toutefois que nous aurons à redoubler d’efforts pour adapter nos arrangements frontaliers, surtout dans certaines industries lourdes comme celles de l’acier et du ciment pour lesquelles le tout s’annonce particulièrement difficile. Soyons francs. Ce n’est pas si compliqué pour l’essence, mais ça l’est vraiment pour l’acier et le ciment.
La présidente : J’ai l’impression que l’on ne peut pas accueillir un ancien gouverneur de la Banque du Canada sans lui demander de se prononcer, à l’approche d’un budget, sur ces garde-fous financiers — que nous semblons avoir défoncés — et sur la nécessité de nous redonner certaines assises nous permettant de procéder à ces investissements et à ces dépenses judicieuses dont vous parlez en demeurant assujettis à certaines restrictions.
M. Dodge : Madame la présidente, je pense que c’est essentiel, car l’inflation n’est pas un problème qui touche uniquement la Banque du Canada. Le gouvernement du Canada et les gouvernements provinciaux sont également affectés.
Nous nous trouvons actuellement dans un contexte mondial où l’offre est insuffisante. Nous en ressentons les effets au Canada avec le marché du travail et les biens de toutes sortes comme les puces informatiques. L’offre est restreinte, ce qui fait grimper les prix.
Nous pouvons venir à bout de certaines de ces contraintes du point de vue de l’offre. L’investissement peut permettre d’y arriver, mais uniquement, ce qui est très important, dans une perspective à long terme. À court terme, ce n’est pas chose possible.
Tout ce que la Banque du Canada et la ministre des Finances peuvent faire à court terme, c’est d’essayer de faire baisser la demande pour que son niveau corresponde davantage à celui de l’offre limitée actuelle.
Ce n’est pas un problème avec lequel nous avons l’habitude de composer, madame la présidente. C’est un problème que j’ai connu à mes débuts dans les années 1970 et que nous avons tous complètement perdu de vue depuis. Nous vivons maintenant dans un monde où l’offre est limitée, et nous devons nous employer à réduire la demande, tout au moins à court terme, pour éviter des problèmes d’inflation du genre de ceux que nous avons déjà connus.
La présidente : Monsieur Dodge, je me vois dans l’obligation de vous interrompre, mais je tiens à vous remercier sincèrement de nous permettre de conclure sur cette note en nous invitant à demeurer conscients des nouvelles réalités qui sont les nôtres.
Je rappelle que M. Dodge, ancien gouverneur de la Banque du Canada, et maintenant conseiller principal chez Bennett Jones, est une voix qui fait autorité depuis longtemps dans ce débat au Canada.
Merci beaucoup pour le temps que vous nous avez consacré ce soir.
(La séance est levée.)