LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES BANQUES, DU COMMERCE ET DE L’ÉCONOMIE
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 22 mars 2023
Le Comité sénatorial permanent des banques et du commerce se réunit aujourd’hui à 16 h 15 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier toute question concernant les banques et le commerce en général.
La sénatrice Pamela Wallin (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Bonsoir à tous. Bienvenue à cette réunion du Comité sénatorial permanent des banques, du commerce et de l’économie. Je m’appelle Pamela Wallin et je suis la présidente du comité. Je vais vous présenter quelques-uns des membres qui nous accompagnent : le sénateur Deacon, le sénateur Gignac, la sénatrice Marshall et le sénateur Smith. D’autres arriveront sous peu.
Aujourd’hui, nous poursuivons notre étude sur l’investissement des entreprises au Canada. Pour notre premier groupe de témoins, nous avons le plaisir d’accueillir Robert Asselin. Il est premier vice-président, Politiques publiques, au Conseil canadien des affaires. Soyez le bienvenu. Merci beaucoup d’être parmi nous aujourd’hui. Comme je sais que vous avez une déclaration préliminaire, je vous invite à commencer.
Robert Asselin, premier vice-président, Politiques publiques, Conseil canadien des affaires, à titre personnel : Madame la présidente, le manque d’investissement des entreprises dans les machines, le matériel et la propriété intellectuelle au Canada est bien documenté et bien connu. L’investissement des entreprises canadiennes par travailleur disponible est nettement inférieur à celui des États-Unis et d’autres pays de l’OCDE. Cette sous-performance des investissements des entreprises contribue directement à notre piètre rendement en matière de productivité.
Ce n’est pas une coïncidence si la compétitivité du Canada en matière d’exportation s’est affaiblie au cours des dernières années, alors que sa part du marché américain a diminué. Au cours des deux dernières décennies, les exportations canadiennes n’ont augmenté que de la moitié du rythme de l’ensemble de l’économie. Sans le secteur pétrolier et gazier, ces chiffres seraient catastrophiques. Il faut comprendre que notre économie dépend trop des dépenses de consommation et des investissements résidentiels. En 2020, l’investissement résidentiel représentait 37 % de la formation brute de capital fixe au Canada.
[Français]
Dans un tel contexte, bien comprendre les causes structurelles du problème est primordial, car répondre à ce sous-investissement en posant des gestes rapides et non réfléchis ne réglera rien.
À mon avis, il y a quatre causes principales, et elles sont toutes reliées entre elles.
[Traduction]
Première cause : la composition de notre économie. La composition industrielle d’un pays est très importante. Certains secteurs génèrent une production par employé beaucoup plus élevée et peuvent accroître la productivité à un rythme plus rapide. Les industries de pointe sont essentielles à cet objectif parce qu’elles combinent une forte intensité de R-D et une main-d’œuvre hautement qualifiée. Les secteurs qui investissent beaucoup dans la technologie et l’innovation ont tendance à être plus productifs que les autres.
Les économies avancées seront en concurrence à l’échelle mondiale dans trois grandes catégories de technologies, à savoir les technologies informatiques, y compris la microélectronique, l’informatique quantique et l’intelligence artificielle, ou IA, la biotechnologie et la biofabrication et les technologies d’énergie propre.
C’est là que l’économie intangible répond à l’économie tangible et que de nouvelles frontières en matière de compétitivité économique sont tracées. C’est pourquoi le Canada a besoin d’une stratégie industrielle moderne pour les industries de pointe. Celle-ci ne devrait pas être conçue autour des subventions aux entreprises, mais plutôt sur la stimulation de la R-D industrielle axée sur la mission, les mécanismes de transfert de technologie et la création et la protection de la propriété intellectuelle, ou PI. Pensez aux succès de la Defense Advanced Research Projects Agency, ou DARPA, et de la NASA aux États-Unis, ou des instituts Max Planck et Fraunhofer en Allemagne.
Deuxième cause : l’équilibre.
[Français]
Le Canada est essentiellement une économie de PME. Évidemment, il n’y a rien de mal avec les PME, mais si nous voulons accroître nos investissements privés, surtout en matière de recherche et développement, il nous faut plus de grandes sociétés. À titre de comparaison, quand on compare les États-Unis au Canada, le ratio est de trois pour un pour l’indicateur des grandes sociétés par rapport aux PME.
De 1993 à 2000, le Toronto Stock Exchange (TSX) a enregistré une moyenne de 41 offres initiales publiques (initial public offerings) par année. De 2001 à 2021, au cours des 20 dernières années, la moyenne annuelle est passée à 15 seulement.
[Traduction]
Cela signifie que bon nombre de nos entreprises les plus prometteuses sont absorbées trop tôt par de grandes entreprises. Ces grandes entreprises sont presque toujours étrangères parce que, dans la plupart des industries de pointe, nous n’avons pas suffisamment d’envergure pour devenir des acheteurs.
Troisième cause : notre architecture scientifique et technologique ne génère pas d’innovation. La structure organisationnelle des sciences et de la technologie du Canada ne s’est pas adaptée au XXIe siècle. Nous dépendons encore trop de l’innovation progressive ou des paris sans risque. De plus, nos forces en matière de recherche, surtout en sciences sociales, ne correspondent pas à nos avantages et à nos besoins industriels. Nous ne générons pas suffisamment de PI et nous ne protégeons pas suffisamment celle que nous produisons. La science doit se traduire en productivité, en croissance et en prospérité future. De nombreux pays l’ont compris, mais pas nous.
Quatrième cause : l’environnement macroéconomique. Je suis sûr que vous en avez beaucoup entendu parler. En ce qui concerne les investissements des entreprises, les incitatifs fiscaux et réglementaires sont évidemment essentiels à la formation de capital. Il faut accorder la priorité à l’élimination des obstacles réglementaires et à la délivrance de permis.
[Français]
Par exemple, à quoi bon avoir une Stratégie canadienne sur les minéraux critiques si nous ne sommes pas en mesure d’extraire ces minéraux dans des délais raisonnables? Les sociétés qui sont prêtes à déployer le capital nécessaire évalueront ce risque très sérieusement.
[Traduction]
Dans un discours qu’elle a prononcé au Brookings Institute en octobre dernier, la vice-première ministre a laissé entendre que nous devions accélérer les projets énergétiques et miniers dont nos alliés ont besoin pour chauffer leurs maisons et fabriquer des véhicules électriques. Il sera primordial de donner suite à cet engagement, et le temps presse dans ce nouveau contexte de défis géopolitiques.
Merci, madame la présidente.
La présidente : Merci beaucoup, monsieur Asselin. Nous vous sommes reconnaissants de votre participation.
J’aimerais commencer par certaines des notes que notre personnel a préparées pour nous. Cela vient de me frapper. Nous allons revenir aux quatre points dont vous avez parlé. En 2019, le Conseil canadien des affaires a proposé un plan sur la façon dont le Canada pourrait soutenir la croissance économique à long terme. Il y avait six recommandations, soit la modernisation de la réglementation, la priorisation des infrastructures d’importance nationale, la modernisation et la simplification du régime fiscal, la politique étrangère pour un ordre mondial changeant, une main-d’œuvre pour répondre aux besoins du Canada et une stratégie nationale en matière de ressources et de climat. Avons-nous fait des progrès dans l’un ou l’autre de ces dossiers?
M. Asselin : Honnêtement, madame la présidente, pas assez. Ce qui est le plus préoccupant, c’est le cadre réglementaire, parce que la formation de capital est très importante dans la transition vers l’énergie propre que nous traversons. Si nous voulons avancer en ce qui concerne l’extraction des minéraux critiques, la conservation et l’investissement dans nos ressources naturelles, cet aspect est vraiment important.
Je reconnais un certain mérite au gouvernement pour ce qui est du capital humain. Je sais que l’on a beaucoup investi dans les compétences, même si beaucoup d’argent est partagé avec les provinces. Dans les derniers budgets, l’on a consacré beaucoup de ressources à la formation et au recyclage professionnel, et je pense qu’il faut en donner le crédit au gouvernement.
Je pense que, dans l’ensemble, il y a un manque flagrant de stratégie de croissance à long terme, sénatrice. Nous procédons à la pièce, budget après budget. Au bout du compte, quand on compare avec ce que les Américains viennent de faire avec leur plan d’action pour l’avenir, il n’est pas clair que nous ayons un plan qui soit clair et qui puisse donner lieu à des mesures.
La présidente : J’y reviendrai un peu plus tard.
Le sénateur C. Deacon : Merci, monsieur Asselin, d’être ici aujourd’hui. Je vous en suis reconnaissant.
En ce qui concerne la modernisation de la réglementation dont vient de parler notre présidente, nous constatons que le gouvernement investit beaucoup dans l’innovation, dans les entreprises et dans les programmes gouvernementaux pour l’investissement dans les entreprises. Mais l’intégration de ces entreprises innovantes dans l’économie exige souvent une réforme de la réglementation, une réforme législative, une nouvelle concurrence, une modernisation de la concurrence, une législation pour l’ère numérique et une mise à jour de la législation sur la protection des renseignements personnels pour l’ère numérique. Il faut réduire les obstacles réglementaires autour des industries titulaires qui offrent un niveau de protection contre les nouveaux venus, qui sont novatrices et concurrentielles, mais qui ne peuvent pas se permettre de percer ces obstacles. Voilà le genre de problèmes auxquels nous sommes confrontés. J’aimerais savoir ce que vous pensez de ces deux éléments. La valeur de l’investissement dans des entreprises novatrices n’est jamais intégrée à l’économie parce que nous ne poursuivons pas le processus ici. Que devons-nous faire si l’on considère que c’est là un de nos défis au Canada?
M. Asselin : Notre principal problème à cet égard est l’expansion de nos entreprises. Vous avez peut-être raison de dire que le cadre réglementaire ne permet pas facilement à ces entreprises de devenir très concurrentielles. En général, au Canada, nous avons des marchés concurrentiels. Il y a toujours place à l’amélioration. Mais pour moi, ce qui est pire, comme je l’ai dit plus tôt, c’est le fait que la plupart des entreprises choisissent de ne pas prendre de l’expansion au Canada, de quitter vers l’étranger, surtout aux États-Unis, comme vous le savez, soit parce qu’elles trouvent cela trop difficile à long terme, du côté du capital de risque, ou parce qu’elles trouvent qu’il est trop difficile de recruter les talents de gestion qui feront croître leur entreprise dans leur secteur.
Si je devais énoncer une priorité claire dans notre écosystème de l’innovation, je dirais, de façon générale, monsieur, que nous avons étiré la sauce un peu trop en matière de politique de l’innovation. Il faut simplement ne rien laisser au hasard. Les marchés publics en sont un aspect, comme vous le savez. Au Canada, nos propres champions mondiaux n’ont même pas été encouragés par leur gouvernement, et cela ne se voit nulle part ailleurs.
Je suis d’accord avec une partie de la prémisse de votre question, mais je pense que la concurrence en soi ne serait pas suffisante pour relever le défi de la mise à l’échelle.
Le sénateur C. Deacon : Si vous me permettez de poursuivre un instant, selon l’OCDE, la Banque mondiale et d’autres, nous avons le fardeau réglementaire le plus lourd au niveau municipal, provincial et fédéral de pratiquement toutes les économies des pays industrialisés. Ce fardeau réglementaire doit être un facteur qui incite les entreprises à vendre ailleurs. Ce l’était pour moi, je peux vous l’assurer, quand j’ai décidé de me départir de mes entreprises. Je n’ai tout simplement jamais essayé de les vendre au Canada.
J’aimerais savoir ce que vous en pensez, car le Conseil canadien des affaires représente 150 des plus grandes entreprises du pays. Vous examinez les affaires au conseil sous l’angle des plus grandes entreprises. Notre économie est l’une des plus consolidées au monde. Dans chaque secteur, les cinq plus grandes banques détiennent 85 % des marchés et, aux États-Unis, 30 % du marché, ce qui constitue tout un écart. La consolidation ne permet pas d’établir un marché vraiment actif et diversifié. Est-ce une bonne évaluation de la situation? Êtes-vous d’accord?
M. Asselin : Oui, mais je dirais que nous n’avons pas de marchés concurrentiels au Canada. Le problème, c’est que nous n’avons pas suffisamment de grandes entreprises. Nous en avons besoin d’un plus grand nombre sur ces marchés. Je sais que les gens s’intéressent beaucoup au secteur financier, par exemple. La plus grande banque, la RBC, représente environ 25 % du marché global. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un monopole. Quand vous parlez de 25 % du marché financier, c’est une part importante, mais ce n’est pas la totalité du marché.
Pour tout ce qui s’est passé au cours des deux dernières semaines, personnellement, je suis fier de la stabilité et de la résilience de notre système financier. Vous avez raison, sénateur, de dire qu’il y a des compromis à faire entre l’innovation et la stabilité du secteur financier, mais je dirais que, dans l’ensemble, nous avons atteint un assez bon équilibre dans ce secteur particulier. Personnellement, à la lumière de tout ce qui s’est passé au cours des deux dernières semaines, je n’échangerais pas notre secteur contre un autre.
Le sénateur C. Deacon : Vous n’attribuez cela qu’au volume, et non à la force de la réglementation, n’est-ce pas? Une solide réglementation peut être utile.
M. Asselin : Oui, je conviens que notre pays est trop réglementé. Si nos PDG s’assoyaient autour de cette table, ils diraient qu’il est absolument insensé de devoir attendre autant de temps pour obtenir des permis et pour franchir toutes les étapes du processus réglementaire, sans aucun doute.
Le sénateur Smith : Vous avez noté dans divers rapports que la cible budgétaire du gouvernement fédéral n’est pas adéquate. Vous avez aussi dit que le gouvernement ne peut pas continuer à financer ses programmes avec des déficits; à un moment donné, il faut penser à réduire les dépenses ou à augmenter les impôts. Pourquoi est-ce important pour les gouvernements qui ont une situation financière solide lorsqu’ils cherchent à attirer des investissements commerciaux? Pensez-vous que le recours au financement par le déficit par le gouvernement fédéral crée un sentiment d’incertitude dans le milieu des affaires? Je veux dire qu’il faut absolument avoir des bases solides avant de pouvoir attirer des gens. Ensuite, les autres problèmes, comme le fardeau réglementaire, se règlent d’eux-mêmes. Pouvez-vous nous dire ce que vous en pensez?
M. Asselin : Oui. Je suis très fier d’avoir récemment rédigé un rapport avec David Dodge, l’ancien gouverneur de la Banque du Canada, sur la cible budgétaire et ce que nous pensions de la viabilité des finances fédérales. Je dirais qu’à l’heure actuelle, le risque est à la hausse. Les taux d’intérêt sont plus élevés. Nous avons doublé la dette en quelques années. Une partie de cet endettement était justifiée, compte tenu des dépenses liées à la COVID-19, mais la dette est très élevée à l’heure actuelle. Il y a beaucoup d’incertitude quant à la croissance future de notre pays. Il faut donc tenir compte de ces facteurs, et du cadre financier, qui n’est pas nécessairement ce qu’il était dans les années 1990, et qui est nettement plus fragile. Pour ce qui est de la confiance des entreprises — pour répondre à votre question —, il est vraiment important que le gouvernement soit perçu comme ayant une solide cible budgétaire.
Le problème avec le ratio de la dette au PIB qu’ils ont utilisé, c’est qu’ils l’ont fait passer de 30 à 50 %, et le fait de rester autour de 50 %, à mon avis, n’est pas une cible raisonnable. C’est un niveau encore très élevé. Il faut aussi ajouter la partie provinciale de la dette publique, qui est considérable, de sorte qu’on arrive facilement à environ 90 % ou même 100 % du PIB, ce qui, à mon avis, est élevé. Il y a ensuite l’endettement privé.
Pour attirer des investissements, il est vraiment important d’avoir une cible budgétaire solide pour l’avenir. Je regardais la projection du PIB réel pour les quatre prochaines années, qui se chiffrait à 1,4. C’est très peu. Si c’est la trajectoire de croissance visée dans ce pays, nous allons avoir des problèmes et tout cela aura un impact sur les finances publiques.
Le sénateur Smith : Si vous aviez une baguette magique, que feriez-vous?
M. Asselin : La seule chose que nous avons suggérée, avec M. Dodge, c’est que les coûts du service de la dette ne dépassent pas 10 % des revenus, parce que nous pensons que si vous dépassez ce chiffre, vous vous attirez des ennuis. C’est ce qui s’est passé dans les années 1990. Nous avons perdu le contrôle du déficit primaire parce que les taux d’intérêt ne cessaient d’augmenter. Nous avons perdu le contrôle du déficit même si nous réduisions les dépenses. Les gens doivent comprendre cela. Nous sommes loin du niveau où nous étions dans les années 1990, mais si les taux d’intérêt restent plus élevés et que la croissance n’est pas là, nous allons avoir des problèmes à un moment donné.
Le sénateur Smith : Notre régime fiscal est-il concurrentiel?
M. Asselin : Je dirais, sénateur, que nous avons de bons services dans ce pays, en général, mais que nous sommes très lourdement imposés lorsqu’on additionne les impôts provincial et fédéral. Il n’y a pas beaucoup de marge de manœuvre du côté de l’impôt sur le revenu ou de l’impôt des sociétés pour aller beaucoup plus loin.
Le sénateur Smith : Merci.
[Français]
Le sénateur Gignac : Bienvenue au témoin. Je veux saluer votre feuille de route et votre parcours. Vous avez travaillé avec le ministre des Finances ici, à Ottawa, et vous avez été conseiller spécial, également.
Quel type de changement politique le gouvernement fédéral devrait-il prioriser pour encourager les investissements dans le pays et dans l’administration? Est-ce qu’il y a des réticences? J’essaie de comprendre pourquoi on en est là aujourd’hui.
M. Asselin : C’est une bonne question. Le cadre réglementaire d’abord, je pense que c’est quelque chose qu’il faut examiner plus sérieusement. Je pense que, naturellement, nous avons été assez complaisants, car nous avons une abondance de ressources naturelles. On est une nation bonne en commerce international. On a un partenaire, les États-Unis, qui est pour nous assez important; cela représente 80 % des exportations. Cela a amené une certaine complaisance.
Maintenant, on voit un monde géopolitique qui tend vers le protectionnisme, et je trouve que le Canada n’a pas de stratégie claire à long terme en matière de croissance. Quand je parle de stratégie, c’est vraiment une stratégie à plusieurs éléments.
J’ai écrit beaucoup sur la politique industrielle et la politique d’innovation parce que je pense que c’est un domaine où le Canada traîne vraiment de la patte. Comme je l’ai dit, les industries vraiment importantes sont les industries innovantes, où il y a beaucoup de recherche et de développement, et où les travailleurs sont hautement qualifiés.
Au Québec, nous avons l’industrie de l’aérospatiale, des semi-conducteurs et des batteries pour les véhicules qu’il faudra rendre plus efficace. Tous ces créneaux sont très prometteurs et probants. C’est là qu’il faut aller. Il faut faire plus de recherche et développement sur le plan industriel.
On manque de ponts entre les universités et le secteur privé. Je trouve que sur ce plan, on est beaucoup ancré dans les années 1980 et 1990. Je dirais que ce sont les principaux éléments sur lesquels je miserais. On a un capital humain très impressionnant au Canada en raison de notre politique d’immigration et de notre taux de diplomation postsecondaire. On n’arrive pas à capitaliser notre potentiel. Il faut aller un peu plus loin.
Le sénateur Gignac : Vous avez mentionné, dans vos remarques liminaires, qu’on ne protège pas assez la propriété intellectuelle; on a eu ce débat dans une séance du comité, il y a deux semaines.
Il me semble que nos universités sont bonnes en recherche et développement, mais quand vient le temps de commercialiser la propriété intellectuelle, il y a les étrangers, comme des sociétés de capital de risque de Boston, qui achètent cela.
Je me demandais ce que vous aviez en tête. Est-ce qu’il y a des changements de politique nécessaires? Est-ce qu’on devrait exiger une participation canadienne? Comment voyez-vous cela, la commercialisation de la propriété intellectuelle?
M. Asselin : En ce qui concerne les conseils subventionnaires, il y a une complaisance quant à l’attribution des subventions de recherche. On devrait attacher des conditions de propriété intellectuelle. Je pense que c’est une réforme qui serait facile à faire.
Ensuite, certaines provinces, dont l’Ontario, ont créé des agences de propriété intellectuelle, je pense que c’est un pas dans la bonne direction. Si on pouvait avoir cela à l’échelle nationale, cela serait vraiment bien.
Il faut vraiment comprendre que la recherche qu’on subventionne est subventionnée par les contribuables canadiens, donc le retour dans l’économie doit être bénéfique pour tous les Canadiens. Ainsi, chaque fois qu’on exporte notre recherche et développement à l’extérieur du pays, il s’agit vraiment d’une externalité très négative qu’il faut absolument éviter.
Il y a de plus en plus une prise de conscience, au Canada, mais je vois que les incitatifs au niveau universitaire ne sont pas encore là. Je vois des chercheurs parmi nos plus brillants qui signent et donnent leur brevet à des entreprises étrangères que je ne nommerai pas aujourd’hui, mais qui sont assez problématiques sur le plan de la sécurité nationale. Je pense qu’il faut être plus conscient de ce qu’on fait dans ce domaine.
[Traduction]
La présidente : C’est un excellent point, et nous allons y donner suite d’autres façons.
La sénatrice Marshall : Merci d’être ici.
Dans votre déclaration préliminaire, vous avez parlé des grandes entreprises au Canada. Vous disiez qu’il nous en fallait davantage. Certaines grandes entreprises ont déménagé aux États-Unis. Elles achètent des entreprises américaines ou étrangères, et cela leur donne une idée de ce que c’est que de travailler aux États-Unis ou dans un autre pays. Elles semblent préférer cela au Canada, alors je n’entrevois pas vraiment beaucoup de grandes entreprises rester au Canada, venir au Canada ou se développer au Canada.
Qu’y a-t-il au Canada qui fait que ces grandes entreprises semblent préférer d’autres pays? Je sais que nous avons parlé du cadre réglementaire, mais il n’y a pas que cela. Il y a autre chose qui les pousse au sud de la frontière, et qui fait qu’elles ne veulent pas revenir. De quoi s’agit-il? Est-ce quelque chose que le gouvernement fait, ou est-ce quelque chose que le gouvernement ne fait pas, mais qu’il devrait faire? Comment allons-nous faire pour que ces grandes entreprises restent au pays?
M. Asselin : C’est en partie culturel, sénatrice. Encore une fois, nous avons été très négligents. Parce que nous avons été naturellement dotés de riches ressources naturelles, nous n’avons pas été vraiment concurrentiels dans le domaine des industries de pointe. Nous devons le devenir maintenant. C’est là que les pays se font concurrence, comme je l’ai expliqué, dans ces trois grands axes technologiques. Nous devrons faire beaucoup mieux pour développer nos entreprises et créer les nouveaux Nortel et Blackberry des domaines de la biopharmaceutique, de l’informatique quantique et de l’intelligence artificielle. Mais il faut pour cela un certain dynamisme dans l’économie. C’est la deuxième partie. Je trouve que le marché américain est très dynamique. Le Canada, malheureusement, en raison de sa taille, de sa géographie, peut-être, a un plus grand défi à relever.
Nos membres, nos entreprises, sont des champions mondiaux. Pensons à Linamar dans la fabrication de pointe, à Magna, à CAE et à Bombardier. Nous nous débrouillons bien. Nous pouvons être concurrentiels, cela ne fait aucun doute. Mais nous avons besoin d’un plus grand nombre de champions mondiaux. Je suppose que nous n’en avons pas assez, dans l’ensemble.
La sénatrice Marshall : Nous consacrons beaucoup de temps aux petites entreprises au Comité sénatorial permanent des finances nationales, et même dans ce comité. On y accorde beaucoup d’attention. C’est presque comme si les grandes compagnies étaient diabolisées. Pensez-vous que cela influe sur la décision des grandes entreprises de déménager au sud de la frontière?
M. Asselin : Honnêtement, sénatrice, oui. Dans notre culture, ce qui est gros pose problème et ce qui est petit est beau, alors qu’en économie, habituellement, plus une entreprise est grosse, plus elle investit, plus elle paie ses travailleurs et plus elle est diversifiée.
Je pense aux investissements en R-D. L’une des raisons pour lesquelles nous ne réussissons pas bien en R-D, c’est que nous n’avons pas suffisamment de grandes entreprises dans ces industries de pointe qui sont concurrentielles à l’échelle mondiale. À moins de changer cela, à moins d’avoir une véritable politique d’innovation, une politique industrielle, dans les industries de pointe, je ne pense pas que nous obtiendrons de bons résultats.
Encore une fois, je ne dis pas que c’est l’un ou l’autre. Les PME sont vraiment importantes. Pour une raison ou une autre, certaines entreprises décident de ne pas prendre d’expansion, mais du point de vue microéconomique, il faut un plus grand nombre de grandes entreprises au Canada.
La sénatrice Marshall : Merci.
La présidente : Ce sont des notions intéressantes.
Le sénateur Loffreda : Merci, monsieur Asselin, d’être parmi nous aujourd’hui.
Vous avez rédigé des articles intéressants et éclairants récemment. J’ai été particulièrement intéressé par celui sur l’importance de recentrer le débat sur la politique industrielle, paru le 12 janvier 2023.
J’ai été particulièrement intéressé par une citation récente de Jamie Dimon, président-directeur général de JPMorgan Chase, parue dans le Wall Street Journal. Il dit, et je vais vous rafraîchir la mémoire :
Le commerce mondial sera nécessairement restructuré de façon que nous ne devions pas compter pas sur des adversaires potentiels pour obtenir des biens et services essentiels. Cela nécessitera une plus grande planification industrielle que ce à quoi l’Amérique est habituée, et nous devons nous assurer qu’elle est bien faite et qu’elle n’est pas utilisée à des fins politiques […] La plupart des pays en développement préféreraient s’aligner économiquement sur l’Occident si nous les aidons à résoudre leurs problèmes. Nous devrons élaborer un nouveau cadre stratégique et économique pour devenir leur partenaire de choix.
C’est une déclaration importante, une déclaration ferme. Comment pouvons-nous, au Canada, en profiter, faire cela et accroître les investissements des entreprises au Canada?
M. Asselin : C’est une excellente question, sénateur.
Ce qui me plaît dans cette citation, c’est l’aspect partenariat public-privé. C’est la prise de conscience que nous sommes revenus à l’économie politique, dans un contexte où la sécurité nationale et les changements climatiques sont les principaux moteurs. Autrement dit, les marchés en soi ne vont pas naturellement s’orienter vers ces secteurs.
C’est là où je trouve que les Américains sont très forts. Ils comprennent, sur le plan technologique, où se dirige leur concurrence et quelles sont les répercussions sur la sécurité nationale. Nous sommes dans le même bateau. Si nous ne livrons pas concurrence dans ces industries, les capitaux se déplaceront tout simplement. La question des changements climatiques est très prémonitoire. Vous avez sûrement constaté, depuis l’adoption de l’Inflation Reduction Act, l’IRA, à quelle vitesse les capitaux se sont rapidement déplacés vers le sud. C’est une course; c’est une compétition très intense. Encore une fois, parmi nos membres, la plupart des PDG ont un point de vue très semblable sur le genre de partenariat que nous devons établir avec le gouvernement du Canada.
Il faut de l’ambition. Il faut établir un plan à exécuter. Il faut une certaine vision, des mesures audacieuses, encore une fois, pour les choses qui ne sont pas nécessairement sexy, mais qui, dans 5 ou 10 ans, seront vraiment gratifiantes. Je pense surtout à la R-D industrielle. Lorsqu’on pense à une institution aux États-Unis, comme la DARPA, dans le domaine de la défense, ce qu’elle a fait au cours des 40 dernières années, c’est réinventer chaque cycle de technologie et faire en sorte que des entreprises comme Boeing et Lockheed Martin deviennent les géants qu’elles sont aujourd’hui. C’est le genre de partenariat dont nous avons besoin dans les industries de pointe, mais je trouve que nous n’avons tout simplement pas l’ambition et l’exécution nécessaires pour y arriver.
[Français]
Le sénateur Massicotte : Merci d’être parmi nous aujourd’hui.
Je répète les commentaires qui ont été faits : votre expérience et votre feuille de route sont très impressionnantes. On doit immédiatement être d’accord avec vous; c’est très logique. Vous nous transmettez toutes vos connaissances.
En même temps, je me dis que nous sommes ici, que des gens sont engagés dans l’intérêt de notre pays. On se dit tous que c’est alarmant, avec raison, parce que des changements majeurs se passent dans le monde entier pour des raisons de sécurité. Il faut faire partie de la gang. Alors, je me dis que c’est menaçant, qu’il faut le faire et qu’il faut y arriver, mais j’entends ce discours depuis des années et on n’y arrive pas.
Est-ce parce que personne n’est responsable des résultats? Nos leaders politiques sont-ils trop occupés à se faire élire? Quel est le problème? Pourquoi n’y arrive-t-on pas? C’est un problème majeur et c’est une situation qui nous fait peur.
Vous êtes intelligent, les fonctionnaires sont intelligents. Nous, on essaie bien, et nous allons peut-être y arriver, mais il y a quelque chose qui manque quelque part.
M. Asselin : Quand on regarde les pays qui font bien l’innovation, soit Israël, l’Allemagne, la Corée du Sud, les États-Unis, le dénominateur commun, c’est que ce sont des pays qui se sentent menacés par quelque chose. Dans le cas d’Israël, c’est pour des raisons historiques. Quand on regarde où est située géographiquement la Corée du Sud, on est toujours inquiet. L’Allemagne a été impliquée dans les deux guerres mondiales. Elle a vraiment eu une politique manufacturière très agressive. Les Pays-Bas sont le deuxième pays exportateur au monde en agriculture et c’est un pays dont la superficie représente la moitié du Nouveau-Brunswick. Ils ont crevé de faim après la guerre; ils se sont pris en main.
Il y a donc un élément de menace qu’on ne sent pas au Canada. On est très complaisant sur le plan culturel. On se dit qu’on va être correct, parce qu’on a des ressources naturelles et qu’on s’est toujours relativement bien débrouillé. Il faut être franc : on est un pays qui a connu du succès.
Dans la nouvelle ère de la concurrence, il faut en quelque sorte changer notre mentalité et aller un peu plus loin.
J’essaie d’être le plus franc possible avec vous. À mon sens, là où on est très mauvais, c’est sur le plan de l’exécution. On sait ce qu’il faut faire au Canada. On parle depuis longtemps de la productivité. Le sénateur Gignac a été ministre. Il sait de quoi je parle.
Ce n’est pas le fait qu’on ne connaît pas le problème, c’est qu’on hésite encore beaucoup sur le plan de l’exécution, à l’échelle nationale.
Un dernier élément que j’aimerais soulever très respectueusement, c’est qu’on pense trop à court terme. On pense en fonction du cycle électoral. Il n’y a pas suffisamment de vision à long terme. Ce que les Américains ont fait pour l’IRA, soit l’Inflation Reduction Act, c’est quelque chose qui va leur rapporter des dividendes sur 30, 40 ou 50 ans. Dans un budget, si on pense à quelle somme donner à telle clientèle dans la prochaine année, avant les élections, on n’avancera jamais dans ce genre de plan à long terme.
Nous devons tous ensemble conscientiser les décideurs et essayer de les amener là.
[Traduction]
La présidente : C’est intéressant. Nous venons d’entendre des représentants du secteur pétrolier et gazier. La femme qui était leur porte-parole l’a dit aussi carrément, c’est-à-dire que si nous n’adoptons pas une loi comme l’Inflation Reduction Act — qui est à long terme —, nous ne rattraperons jamais notre retard. Quand vous parlez de manque d’ambition, de manque de vision, nous avons presque besoin d’une menace pour nous recentrer. Nous avons été gâtés en vivant dans l’ombre des États-Unis et du commerce facile.
M. Asselin : Oui, exactement.
La présidente : Nous devons en quelque sorte donner le coup d’envoi quelque part. Y a-t-il un bouton de démarrage?
M. Asselin : Puis-je donner un exemple récent? La façon dont nous avons réagi à la COVID-19 en est un excellent exemple. Nous avons été menacés à ce moment-là et nous avons trouvé des solutions. Soudainement, les secteurs public et privé ont travaillé ensemble sur l’équipement de protection individuelle et les vaccins. C’est incroyable ce qui s’est passé au Canada, mais ailleurs aussi. C’est un peu comme si nous n’avions pas eu le choix. C’est presque un réflexe de survie qui nous a guidés. Si nous revenons au programme régulier, dans quatre ans, nous allons encore parler de réforme de la réglementation, malheureusement. C’est ce dont certains d’entre vous ont été témoins.
La présidente : Nous venons justement d’en parler. Notre comité a fait énormément d’études sur cette question.
M. Asselin : Puis-je parler de quelque chose qui me semble important pour le pays? Je veux parler d’un mouvement dirigé par Anne McLellan et Lisa Raitt, la Coalition pour un avenir meilleur. Le concept est très simple. C’est une fiche de pointage avec des indicateurs de rendement clés. Il y en a 21. Ils permettent de mesurer le rendement du Canada par rapport à celui de ses pairs en fonction de paramètres importants, comme le PIB par habitant, les investissements des entreprises, les changements climatiques, la réduction de la pauvreté, la réduction des émissions, les investissements dans les technologies propres et les entreprises « narvals », qui sont l’équivalent canadien des licornes. Je trouve que c’est un outil exceptionnel qui nous permet de voir qu’au fil du temps, objectivement, les gouvernements ont beau dire qu’ils adoptent des mesures, mais à un moment donné, il faut des données pour le prouver. Si nous avions ce genre de réflexion sur la responsabilisation et les indicateurs de rendement clés, sans être comptables, nous aurions au moins une mesure de notre rendement sur une plus longue période.
La présidente : Je pense que nous allons les inviter comme témoins. Merci.
M. Asselin : Ce serait formidable.
Le sénateur Marwah : Merci, monsieur Asselin, d’être ici.
J’aimerais connaître votre point de vue sur le commerce. Comme vous le savez, nous avons signé de nombreux accords de libre-échange, qu’il s’agisse de l’Accord Canada—États-Unis—Mexique, l’ACEUM, de l’Accord de Partenariat transpacifique global et progressiste, le PTPGP, ou de l’Accord économique et commercial global, l’AECG, mais nos échanges commerciaux en pourcentage du PIB diminuent. Nos exportations augmentent moins rapidement que nos importations. Nous avons pourtant une excellente marque et sommes reconnus comme offrant des produits sûrs, fiables et de grande qualité. Le contraire devrait donc se produire. Quel est le problème et comment peut-on le corriger?
M. Asselin : C’est une bonne question, sénateur.
Je dirais que le déficit de notre compte courant est un gros problème, surtout dans les industries de pointe, parce qu’il est acceptable, à mon avis, d’importer des t-shirts et des produits du genre où les pays n’ont pas à rivaliser pour obtenir une main-d’œuvre hautement qualifiée et une certaine intensité en R-D, mais ce n’est pas acceptable si vous êtes un importateur net dans toutes les industries de pointe. Nous allons devoir faire concurrence à ces industries de pointe, sinon nous allons tout simplement devenir moins concurrentiels.
Je pense que la raison fondamentale pour laquelle notre compétitivité à l’exportation diminue relativement est une question d’échelle. Par définition, les PME sont très hésitantes lorsqu’il s’agit d’entrer sur les marchés mondiaux, sauf peut-être aux États-Unis, ce qui est plus naturel. Ensuite, il y a la question de la concurrence entre les économies avancées, de sorte que si vous êtes absent, vous allez tout simplement perdre des parts de marché.
Comme je l’ai dit, si l’on exclut le pétrole et le gaz ainsi que les pièces d’automobile, on ne nous voit nulle part sur le plan des exportations. Si l’on enlevait ces deux éléments, la situation serait catastrophique. Nous connaissons la tendance en ce qui concerne le pétrole et le gaz. Encore une fois, il s’agit d’une menace que nous devrons prendre au sérieux pour les exportations du pays. Nous devons être plus concurrentiels. Cela signifie plus d’automatisation, plus d’adoption du numérique, une expansion de nos entreprises et tout simplement une plus grande ambition.
Le sénateur Marwah : Qu’en est-il de la chaîne de valeur? L’un de nos plus grands problèmes, c’est que nous sommes de très bons porteurs d’eau et bûcherons. Nous préparons le matériel et laissons quelqu’un d’autre le convertir en produit fini. Que pensez-vous du fait que le gouvernement encourage, disons, les technologies agricoles? Plutôt que d’exporter des graines de canola, il faut remonter la chaîne de valeur et fabriquer de l’huile de canola, fabriquer des produits de canola et expédier les produits finis plutôt que les produits non finis comme matière première. À votre avis, y aurait-il des incitatifs pour encourager nos PME à faire ce travail?
M. Asselin : Oui. Tout est lié. J’ai parlé de l’insuffisance de notre R-D industrielle. Je suis très heureux que vous ayez parlé des technologies agricoles. Je trouve que c’est le secteur le plus prometteur pour le Canada. Nous sommes bons en agriculture, mais pas très bons en technologie agricole. Comment se fait-il qu’avec les terres dont nous disposons, nous ne soyons pas le premier exportateur? Nous ne sommes pas meilleurs que les Pays-Bas, qui font la moitié de la superficie du Nouveau-Brunswick. C’est à cause de l’aspect technologique, de la R-D. C’est à ce niveau que la politique industrielle doit se concentrer, non pas sur les subventions aux entreprises, mais sur la récupération des investissements privés dans la R-D et l’expansion. C’est là où je trouve, sénateur, qu’il y a un manque de concentration.
Le sénateur Marwah : Si vous avez des idées sur la façon de faire avancer le dossier des technologies agricoles, veuillez nous les faire parvenir. Nous serions ravis de les entendre. Merci.
Le sénateur Yussuff : Je suis heureux de vous revoir.
Permettez-moi de vous mettre sur la sellette parce que je perçois un peu un double discours. Vous avez été le champion de l’expansion du commerce et de la conclusion de ces accords commerciaux. Prenons l’exemple de l’AECG. Il y a longtemps que nous avons signé cet accord. Pourtant, les Européens ne sont pas responsables de l’échec de l’AECG, soit dit en passant. Ils ont profité du marché que nous leur avons offert. Les entreprises canadiennes n’ont pas encore répondu à ce nouveau marché auquel elles ont librement accès. Pourtant, en votre qualité de grands champions, vous disiez qu’il fallait absolument que cela se fasse. Nous avons donc fait le travail. Où est l’initiative qui nous dirait comment nous y prendre? Soit dit en passant, nous pouvons être très concurrentiels. Je ne suis pas en désaccord avec vous à cet égard. Nous pouvons également raisonnablement soutenir la concurrence. C’est ainsi que nous tirons parti du marché. Si nous décidons de nous retirer du marché américain comme nous l’avons dit, nous avons maintenant un marché de taille égale dont nous pouvons tirer parti. Pourtant, les entreprises canadiennes, pour faire suite aux propos de mon collègue, n’en ont pas profité. Le gouvernement s’attend simplement à ce que les entrepreneurs canadiens fassent ce qu’on attend d’eux. Vous avez le marché, vous avez l’accès et nous vous avons donné les outils, alors pourquoi n’en profitons-nous pas?
M. Asselin : C’est une bonne question. Merci.
Je pense, malheureusement, que c’est lié à la composition de notre économie. Nous manquons d’envergure dans des industries clés où nous pourrions exporter et prendre des parts de marché. Encore une fois, si on exclut les produits de base, où nous nous en tirons bien en général, nous ne sommes pas un exportateur net dans de nombreuses industries avancées, et c’est là le problème. Il s’agit vraiment de s’occuper de cette partie de l’entreprise, c’est-à-dire d’avoir plus de grandes entreprises dans des secteurs concurrentiels clés. C’est vraiment cela, sénateur, je crois. Je ne pense pas que ce soit un manque de volonté de la part des entreprises de saisir ces occasions. Je pense que c’est parce que nous n’en avons pas assez et qu’elles ne sont pas assez grandes. Voilà le problème. Nos membres saisissent pleinement ces occasions et font des progrès, mais le problème n’est pas là. Les grandes entreprises au Canada représentent 0,2 % de l’ensemble des entreprises. Il faut que ce chiffre passe à 1 %.
Le sénateur Yussuff : Si vous me permettez d’approfondir un peu la question, nous reconnaissons, bien sûr, qu’avec la pandémie et la guerre en Ukraine, nous avons besoin d’une nouvelle approche. Il me semble que les bons messages ont été envoyés, et nous verrons ce qu’il y aura dans le budget.
Cela nécessitera également une discussion en collaboration avec les provinces, car nous n’avons pas la portée au niveau fédéral et, en toute franchise, nous ne sommes pas les seuls à devoir financer tout cela. Les provinces ont également un rôle important à jouer à cet égard. Je suis heureux de voir ce que l’Ontario et le gouvernement fédéral ont pu faire grâce à deux importants investissements, l’un à Windsor et, plus récemment, l’autre à St. Thomas, et ce qui s’est produit à Terre-Neuve-et-Labrador avec l’investissement allemand dans l’hydrogène.
Je pense que nous avons le bon message. La grande question est de savoir si nous avons l’envergure et la collaboration nécessaires pour nous assurer de pouvoir passer aux prochaines étapes. C’est une véritable occasion pour le pays d’envisager son avenir d’une façon très différente, en reconnaissant que les matières premières n’ont pas à être exportées et que nous pouvons désormais expédier des produits finis.
M. Asselin : Exactement. Vous et moi avons travaillé dans le cadre d’une collaboration très fructueuse avec les gouvernements fédéral et provinciaux, soit l’expansion du Régime de pensions du Canada, le RPC.
Le sénateur Yussuff : Cela n’a pris que neuf ans.
M. Asselin : Je sais. Mais nous savons au moins que c’est possible.
Le sénateur Yussuff : C’est ce que je veux dire. Nous avons besoin de champions. Je sais que nous nous chamaillons sur bien des choses, mais il y a des choses dont nous n’avons pas à discuter. Comment trouver les moyens...
M. Asselin : Sur une note positive, je dois dire que je suis très encouragé par la collaboration Ford-Trudeau en matière de fabrication de pointe d’automobiles et de véhicules électriques. Il semble y avoir une volonté de penser à des investissements à long terme. Je pense que nous devons reproduire cela à grande échelle dans les technologies agricoles, les technologies propres et la biotechnologie. Encore une fois, ce sont les industries concurrentes où nous devons faire mieux.
Le sénateur Yussuff : Une chose qui a fonctionné pour les Européens — et je le dis sincèrement —, c’est qu’ils réussissent à discuter sans se braquer. Les entreprises, les syndicats et le gouvernement discutent ensemble de ces questions.
M. Asselin : Tout à fait.
Le sénateur Yussuff : Ne pensez-vous pas que nous devrions en faire davantage ici? Si nous voulons innover et prendre de l’envergure avec nos employés et notre technologie, nous n’avons pas assez de ces discussions. Vous dites une chose, les syndicats et d’autres disent autre chose, puis nous nous disputons sur la façon dont le gouvernement écoutera qui.
M. Asselin : Je suis d’accord. Je dirais simplement que nous ne sommes pas assez grands pour ne pas nous serrer les coudes.
La présidente : Oui. C’est tout à fait exact.
Le sénateur C. Deacon : Je veux continuer à insister sur le fait que nous avons besoin d’un plus grand nombre de grandes entreprises. Nous devons catalyser la croissance de nos entreprises. Nous avons beaucoup de grandes entreprises en pleine croissance. Je dirais qu’une bonne réglementation n’a pas besoin d’être lourde, encombrante ou fastidieuse. Il est possible d’avoir une réglementation très efficace et facile à gérer pour les entreprises. Je m’intéresse beaucoup aux possibilités pour le Canada. Nous avons entendu dire à bon nombre de nos réunions jusqu’à maintenant qu’il y a d’énormes possibilités à la porte du Canada. Ce qui m’a frappé récemment, c’est de voir notre secteur des affaires être jugé par des étrangers. Le Baromètre de confiance d’Edelman est l’une de ces mesures. Notre secteur des affaires est le plus respecté au monde. Nous comptons au Canada certaines des entreprises les plus fiables au monde. Nous avons des accords commerciaux, mais nous n’en profitons tout simplement pas. Nous ne catalysons pas nos entreprises en croissance en leur facilitant la vie pour éliminer les obstacles et les aider à faire ces premiers échanges commerciaux. Pour nous, ce n’est pas essentiel à la prospérité de nos petits-enfants. Nous voyons cela comme un élément à contrôler plutôt que comme un catalyseur. Comment pouvons-nous catalyser davantage? C’est ainsi que je vois les choses.
M. Asselin : Il faut créer un incitatif dans les institutions. Je conviens que nous n’avons pas assez de ces institutions qui créent de tels partenariats public-privé. Je veux revenir à mon exemple de la DARPA pour la défense, ou de la NASA pour l’espace. Nous avons une excellente entreprise dans l’espace, MDA. Je pense qu’elle pourrait devenir l’une des meilleures au monde, mais notre gouvernement ne s’occupe pas des marchés publics avec elle. Comment pourra-t-on faire croître cette entreprise si elle doit s’adresser à la NASA pour développer sa technologie? Il s’agit d’être stratégique, franchement, dans des secteurs clés. C’est la même chose pour Bombardier. À l’heure actuelle, la compagnie vend ses avions au Pentagone pour ses propres missions — ces petits avions sont très spécialisés —, mais la Défense nationale du Canada n’en profite pas. C’est fou. C’est ce qu’on appelle se tirer dans le pied.
Le sénateur C. Deacon : Pour en revenir à ce que vous avez dit au sujet des IRC, puis-je vous en suggérer un sur lequel j’aimerais avoir votre opinion, à savoir les exportations de l’industrie à forte intensité de savoir par travailleur?
M. Asselin : Oui. Un très bon IRC.
Le sénateur C. Deacon : Ne serait-ce pas un excellent IRC pour notre pays?
M. Asselin : Je suis d’accord. Vous, sénateur, devriez prendre cet indicateur et demander chaque année à chaque témoin comment nous nous en tirons à cet égard. Je suis d’accord. C’est un indicateur important.
Le sénateur C. Deacon : D’accord.
La présidente : Nous allons simplement émettre des bulletins. C’est ce qui va arriver.
Le sénateur Gignac : Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur l’approvisionnement et le rôle des gouvernements provinciaux et du gouvernement fédéral? Nous avons déjà entendu des gens intelligents comme vous. Les gens disent que nous avons besoin de capitaux, de clients et de marchés. Dans certains cas, les petites entreprises deviennent beaucoup plus grosses à un moment donné. Est-il possible que l’approvisionnement soit en cause? Je sais que le gouvernement fédéral est toujours préoccupé par le libre-échange, par Washington, et ainsi de suite, mais il y a aussi beaucoup de protectionnisme. Pourriez-vous nous en dire davantage sur l’approvisionnement et nous dire si le moment est venu de le repenser?
M. Asselin : C’est une partie importante de l’IRA et de la CHIPS and Science Act. Les Américains ne craignent pas d’acheter leur parc de véhicules à des entreprises américaines, alors pourquoi n’en faisons-nous pas autant? Vous voulez créer des champions mondiaux, mais les gouvernements doivent faire partie de la solution en matière d’approvisionnement public. Encore une fois, il me semble que nous sommes très naïfs. Pour revenir à ce que disait le sénateur Deacon, certaines entreprises en croissance ont beaucoup de potentiel technologique, mais, d’une façon ou d’une autre, elles n’atteignent pas le premier acheteur. Nous offrons ce petit programme entourant les solutions novatrices, mais il est très petit et pas à grande échelle. Encore une fois, je le répète, Boeing et Lockheed Martin ne seraient pas les entreprises qu’elles sont devenues sans l’aide du gouvernement américain. Il ne s’agit pas de donner un laissez-passer gratuit, mais d’encourager ses propres champions.
La présidente : Merci beaucoup.
Le sénateur Massicotte : Si vous voulez nous faire peur, si c’est ainsi que nous devons nous comporter — et vous en avez parlé —, alors éliminez carrément le secteur pétrolier et gazier de l’équation. Du point de vue de l’investissement, ce secteur représente probablement 80 %. Si nous nous concentrons là-dessus, je pense que nous avons d’excellentes raisons d’avoir très peur. C’est très menaçant.
Permettez-moi de faire un autre commentaire au sujet de notre culture. J’ai passé beaucoup de temps aux États-Unis, et j’ai vu comment ils se comportent. Les Américains, y compris les travailleurs syndiqués, sont tous très favorables aux affaires. Quand une entreprise prouve des problèmes, ils se dépêchent tous de se réunir et de trouver des solutions. Même si ces gens ne sont pas en affaires, ils acceptent de collaborer. Cela fait partie de leur culture. Ils savent que c’est important afin de protéger leurs emplois. C’est un trait culturel que nous devrions essayer de changer. Nous en sommes encore loin, mais je pense qu’il serait utile d’avoir une attitude différente, comme celle de nos voisins. Il faut cesser de les voir toujours comme l’ennemi ou le méchant. Nous devons changer cela.
M. Asselin : Je suis entièrement d’accord, sénateur. Tout à fait.
Le sénateur Loffreda : Pouvez-vous nous en dire davantage sur la façon dont nous pouvons rapidement corriger les obstacles à la croissance dont nous avons parlé, à savoir le risque à long terme, le talent en gestion et le lourd fardeau réglementaire? Dans certaines industries, il faut plus de réglementation, et non moins. Vous avez aussi parlé du secteur bancaire. Même si nous sommes assez réglementés au Canada, c’est très bien. Nous ne voulons pas faire comme les États-Unis. Nous n’avons pas suffisamment de grandes entreprises, alors comment pouvons-nous corriger rapidement ces problèmes?
Le sénateur Yussuff a parlé de l’AECG et du fait que nous n’en avons pas profité. C’est exact. Est-ce parce que nous sommes trop près du marché américain et que les entreprises canadiennes dépendent trop du marché américain? Nos exportations ont diminué — et le sénateur Marwah en a parlé aussi — peut-être à cause du courant « acheter aux États-Unis » qui est actuellement en vigueur aux États-Unis. Nous devons nous diversifier et nous devons faire mieux.
Si vous pouviez nous en dire davantage sur la façon dont nous pouvons y arriver, nous vous en serions reconnaissants.
M. Asselin : En résumé, la stratégie de croissance est très simple. Nous avons tous les ingrédients, mais nous ne les mettons pas ensemble. Ce sont les gens, le capital et les idées qui sont liés à l’innovation. Je pense que nous nous débrouillons plutôt bien sur le plan des ressources humaines, en toute honnêteté. Le Canada est un pays doué sur le plan du capital intellectuel, mais nous n’avons pas mis en place les incitatifs ou les institutions nécessaires pour traduire ce capital intellectuel dans l’économie. L’aspect de la R-D est vraiment important. Nous ne pouvons pas simplement dire aux universités qu’elles sont responsables de l’innovation. Cela ne fonctionnera pas. Nous devons créer des ponts entre la commercialisation par les universités et les marchés publics. Le volet capital est surtout lié à la réglementation et à la fiscalité. Encore une fois, je pense qu’il y a beaucoup de place à l’amélioration pour encourager la formation de capital et l’investissement. En ce qui concerne les idées, la politique d’innovation, encore une fois, nous affichons un très faible bilan au Canada. Nous sommes partout, avec de petites sociétés d’État, à essayer de plaire à tout le monde, à tous les secteurs. Je le constate encore avec la nouvelle société d’innovation. Je pense que c’est un effort très timide.
J’analyse le discours de madame Raimondo, la secrétaire au Commerce des États-Unis. Il y a environ un mois, elle a prononcé un discours sur l’orientation des États-Unis. Encore une fois, il était axé sur trois grands axes technologiques. Elle a dit essentiellement : « Voici ce que nous allons faire. C’est ainsi que nous allons procéder. Je serai responsable. » J’attends simplement qu’un ministre ou le premier ministre dise quelque chose de ce genre au Canada. C’est ce qui nous manque.
La présidente : Nous allons nous arrêter ici, mais nous avons aussi entendu d’autres témoins — et vous l’avez dit très clairement — sur la question de l’approvisionnement. Est-il possible de dire, si le gouvernement avait les moyens ou la vision ou quoi que ce soit d’autre, que c’est maintenant obligatoire d’acheter des produits canadiens? Disons-le carrément. Faisons-en une politique.
M. Asselin : Les Américains l’ont fait avec l’IRA. C’est leur politique. Pourquoi n’en ferions-nous pas autant? Pourquoi le ministre de la Défense n’a-t-il pas donné instruction au ministère d’acheter 50 % de tout à des entreprises canadiennes plutôt qu’au plus bas soumissionnaire? Nous en parlons depuis longtemps. Je ne sais pas pourquoi nous n’avons pas agi. Nous achetons beaucoup de choses, et les gouvernements provinciaux en font autant. Si nous mettions en commun toutes ces ressources, nous pourrions obtenir des résultats très impressionnants.
La présidente : C’est assez évident. Merci beaucoup, monsieur Asselin. Vous exprimez de manière très claire et circonscrite ce que nous devons faire. Quant à savoir si nous pouvons y arriver, c’est une autre question. Merci, monsieur Asselin.
Pour notre deuxième groupe de témoins d’aujourd’hui, nous avons le plaisir d’accueillir en personne M. Philip Cross, agrégé supérieur à l’Institut Fraser. Nous avons toujours hâte de voir les gens en personne. C’est fantastique. Bienvenue et merci d’être ici. Si vous avez une déclaration préliminaire, la parole est à vous.
Philip Cross, agrégé supérieur, Institut Fraser : Merci. Oui, c’est un plaisir d’être de retour en personne. C’est la première fois que je comparais à la Chambre ou au Sénat depuis le début de la pandémie.
Je suis heureux que le comité consacre une séance à l’étude de l’investissement des entreprises au Canada. Les économistes reconnaissent l’importance fondamentale de l’investissement pour la croissance à long terme, mais les gouvernements n’en font pas assez pour donner suite à cette perspective cruciale.
Le bilan récent du Canada en matière d’investissement des entreprises est catastrophique, ce qui explique pourquoi la croissance de notre PIB est à la traîne.
Depuis la fin de 2014, le volume des investissements a chuté de plus de 17 %. Selon une étude récente de l’Institut C.D. Howe, la faiblesse des investissements a entraîné une réduction du stock de capital net disponible pour le travailleur canadien moyen, qui est passé de 16 000 $ en 2014 à 11 920 $ en 2021. Avec moins de capitaux, la productivité des Canadiens a également chuté, ce qui a exercé une pression à la baisse sur les salaires et une pression à la hausse sur les coûts et les prix unitaires de la main-d’œuvre. On constate un niveau de capital par travailleur beaucoup plus bas au Canada qu’aux États-Unis, malgré les investissements importants requis par notre géographie et notre dépendance à l’égard des industries manufacturières et primaires à forte intensité de capital. Le manque d’investissement est concentré dans les machines et le matériel, ce qui est directement lié à notre piètre productivité.
De façon plus générale, les investissements des entreprises et les exportations de marchandises ont diminué par rapport à leurs sommets de 2014 et de 2015 respectivement. Les deux sont liés parce qu’avec moins d’investissements, notre compétitivité sur les marchés mondiaux d’exportation est réduite. Par conséquent, la diminution des exportations signifie que nos entreprises n’ont pas les ressources ou les incitatifs nécessaires pour investir.
Comme les deux secteurs de l’économie les plus dynamiques représentent près de 40 % du PIB en déclin à long terme, il n’est pas surprenant que la croissance économique du Canada au cours de la dernière décennie ait été la plus lente depuis les années 1930. Pire encore, la croissance du PIB réel par habitant a nettement reculé par rapport à celle des États-Unis, avec une augmentation cumulative de 2,8 % au Canada depuis le quatrième trimestre de 2016, comparativement à un gain de 11,7 % aux États-Unis. Cet écart s’est creusé dans les trois périodes avant, pendant et après la pandémie.
Le faible niveau d’investissement renforce la stagnation de la productivité multifactorielle du Canada depuis 2004, ce qui menace de faire du piètre rendement économique du Canada un défaut chronique. Par exemple, l’OCDE a récemment publié une prévision selon laquelle le Canada connaîtrait la plus faible croissance du PIB réel par habitant parmi ses 29 pays membres entre 2020 et 2060 en raison de notre faible croissance de la productivité et de nos faibles investissements de capitaux.
L’une des difficultés à trouver des solutions pour stimuler les dépenses en immobilisations, c’est que même si les économistes comprennent que l’investissement est important, nous n’avons pas d’hypothèse de travail sur ses déterminants. Néanmoins, la comparaison entre l’augmentation de 23,5 % des investissements aux États-Unis depuis 2014 et la baisse pure et simple de 17,6 % au Canada suggère certains facteurs contributifs.
La réglementation qui décourage l’investissement, surtout dans les industries des ressources naturelles comme le pétrole, le gaz et les pipelines, est manifestement un facteur de dissuasion important, étant donné que cette industrie est le plus important investisseur au Canada. Cependant, les obstacles au secteur canadien de l’énergie ne sont pas le seul facteur de la faiblesse des investissements, puisque 40 % des grandes industries canadiennes ont réduit leurs investissements depuis 2014. Parmi les autres facteurs qui freinent l’investissement, mentionnons les niveaux élevés de dépenses des ménages et du gouvernement, qui sont attribuables à la dette, ce qui implique des impôts encore plus élevés à l’avenir, et un plus petit bassin de fonds d’investissement qu’aux États-Unis.
Un facteur négligé dans la faiblesse des investissements des entreprises au Canada est ce que Keyne appelle les « esprits animaux ». Cela reflète le manque d’encouragement pour les entreprises et l’entrepreneuriat au Canada. Par manque de soutien, je ne parle pas de la myriade de subventions, de mesures de protection gouvernementales, d’exemptions et de préférences que les gouvernements déploient trop souvent au Canada pour attirer des investissements. Ces actions n’encouragent que la recherche de loyers et le favoritisme, ce qui est l’antithèse du soutien à une culture d’entreprise. Je parle ici d’une culture croissante au Canada qui, pour reprendre les mots du chroniqueur politique Paul Wells, donne aux gens qui dirigent une entreprise prospère au Canada l’impression d’avoir fait quelque chose de mal.
Le bilan récent du Canada montre que les décideurs peuvent bien faire beaucoup de petites choses, mais que quelques grandes erreurs en annulent les bienfaits. Le Canada a adopté de nombreuses politiques recommandées par les économistes, comme des niveaux d’immigration robustes, les niveaux d’études les plus élevés de l’OCDE, des accords de libre-échange avec tous les autres pays du G7 et le transfert du fardeau fiscal de l’impôt sur le revenu aux taxes à la consommation. Néanmoins, la croissance économique au Canada est à la traîne depuis près d’une décennie. Nous refusons catégoriquement de démanteler les obstacles au commerce interprovincial qui, selon les estimations, font baisser le PIB de 4 %, un chiffre astronomique pour ce qui est de la croissance.
Ce qui est peut-être encore plus important, c’est que nous ne favorisons pas l’instauration d’une culture dans laquelle les entreprises peuvent prospérer et attirer nos jeunes les plus compétents pour qu’ils poursuivent une carrière entrepreneuriale en affaires. Cette attitude se reflète dans un récent sondage sur les institutions pressenties au Canada pour faire du Canada un meilleur pays. Toutes les institutions étaient dans le secteur public, de l’éducation et des soins de santé au Parlement. Aucune institution du secteur privé n’a même été envisagée.
Le regretté sénateur Daniel Patrick Moynihan a écrit dans un article largement diffusé qu’au centre de la philosophie conservatrice, c’est la culture, et non la politique, qui détermine le succès d’une société. Selon la philosophie libérale, la politique peut changer une culture et la sauver d’elle-même. Le Canada a besoin de ses dirigeants politiques pour amorcer un changement de culture, en insistant sur la nécessité d’un investissement soutenu des entreprises et de l’innovation.
Merci. Je ferai de mon mieux pour répondre à vos questions.
La présidente : Merci beaucoup, monsieur Cross.
J’ai l’impression que nous devrions inviter des psychologues. Notre témoin précédent nous a dit que nous manquons d’ambition et que, sans menace crédible pour notre avenir, nous n’agirons jamais, même dans notre propre intérêt. Vous avez parlé de l’absence d’esprit animal que nous observons ailleurs. Cela doit-il venir du haut vers le bas ou du bas vers le haut? Comment allons-nous changer cette mentalité et faire en sorte que le succès soit considéré comme souhaitable, et non déplorable?
M. Cross : Je pense que dans toute discussion, quelqu’un doit prendre l’initiative ou la diriger.
En passant, je ne dirais pas qu’il soit nécessaire de faire appel à des psychologues. Nous parlons davantage de valeurs. Les économistes ont été très réticents à se lancer dans ce genre de discours parce qu’ils aiment quantifier les éléments. Je le sais, pour avoir passé 36 ans à Statistique Canada. C’est ce que nous faisons. Selon une idée défendue par bon nombre de théoriciens de la croissance économique — notamment Deirdre McCloskey et Joel Mokyr — si l’on regarde l’histoire, la principale raison pour laquelle certains pays sont riches et d’autres sont pauvres, ce ne sont pas les institutions. Ce n’est même pas la technologie. Si c’était la technologie, tout le monde serait riche parce qu’il est facile de partager la technologie. Ce qui différencie de plus en plus les pauvres des sociétés riches, ce sont les valeurs.
Cependant, les gens ont peur de s’engager dans cette voie parce que c’est difficile à quantifier. Récemment, Edmund Phelps, qui a remporté le prix Nobel de la théorie de la croissance économique en 2011, je crois, a essayé de quantifier ces valeurs. Il a publié un travail vraiment intéressant qui retourne dans le passé et examine comment... il commence par faire des sondages sur les différentes valeurs dans différentes sociétés. Il demande par exemple aux participants s’ils aiment que leurs enfants soient indépendants. Aiment-ils prendre des risques? Quelle importance accordent-ils aux réalisations au travail? Ce sont des valeurs mesurables qui devraient être liées à la croissance économique et, en fait, il estime que les sociétés — notamment les États-Unis — qui innovent le mieux affichent les valeurs qui favorisent le plus ces traits de caractère. Le Canada arrive en fin de classement. Par exemple, nous pensons que les Japonais sont très stricts dans l’éducation des enfants. Il s’avère que, sur le plan des valeurs, nous n’accordons pas plus d’importance à l’indépendance de nos enfants que les Japonais. Si vous menez des enfants par le bout du nez et leur dites toujours quoi faire, il est peu probable qu’ils en arrivent un jour à prendre des risques dans la Silicon Valley.
Oui, il sera difficile de changer les valeurs. Cela prendra du temps. Mais si cela doit commencer, ce sont nos dirigeants qui lanceront la discussion. Il faudra plus de temps pour s’attendre à ce que cela vienne spontanément de la base. Si nous voulons accélérer ce processus, il faut que ce soit nos dirigeants du monde politique et de l’éducation qui le mettent en branle.
Kevin Lynch a rédigé une excellente lettre d’opinion dans le Globe and Mail il y a quelques années sur la façon dont nous pouvons enseigner l’innovation dans les écoles. L’innovation n’est pas une formule magique. Il s’agit d’une compétence qui peut être enseignée à l’école.
C’est une longue réponse.
La présidente : C’est une excellente mise en contexte. C’est la question au cœur de nos échanges. Merci d’avoir donné ces précisions.
Le sénateur C. Deacon : Merci, monsieur Cross, de votre présence et de votre récent commentaire dans le Financial Post, que j’ai eu le plaisir de lire.
J’aimerais me concentrer sur une étude de Statistique Canada portant sur la croissance du PIB dans les secteurs à forte intensité de savoir par rapport au reste de l’économie sur 20 ans. Je crois qu’il a révélé que la croissance du PIB dans les entreprises à forte intensité de savoir était quatre fois plus élevée que celle du reste de l’économie. Nous constatons une croissance énorme dans les secteurs à forte intensité numérique et à forte intensité de savoir.
Le témoin précédent vient de nous dire que la mesure des exportations à forte intensité de savoir par travailleur pourrait être un IRC utile qui pourrait ensuite entraîner beaucoup de petits et de grands changements au sein du gouvernement. Parce que si nous mesurons ce que nous voulons vraiment accomplir et ce qui, à notre avis, apportera tout un lot d’avantages, cela pourrait être utile pour apporter des changements. Pour les entreprises, le fait d’avoir un IRC très utile qui saisit ce que nous voulons vraiment accomplir aide tout le monde à rester concentré. Qu’en pensez-vous?
M. Cross : Je suis d’accord pour dire que le savoir est important, mais je ne vois pas pourquoi je le limiterais à certaines industries en particulier. Vous avez commencé par parler des industries du savoir...
Le sénateur C. Deacon : Je ne pense pas que ce soit circonscrit à un certain secteur, parce que chaque industrie devient de plus en plus axée sur le savoir.
M. Cross : Exactement. C’est ce que j’allais dire. Il ne s’agit pas seulement des industries numériques. L’agriculture est une industrie extrêmement axée sur le savoir de nos jours. Il en va de même pour le pétrole, le gaz et l’énergie. Les gens qui ont inventé le pétrole de schiste aux États-Unis... c’était une innovation qui a changé la donne pendant des années. Dans presque tous les cas, si une industrie croît rapidement, c’est parce qu’elle innove. L’innovation signifie que vous faites quelque chose de différent, ce qui signifie que vous appliquez des connaissances. Vous prenez ce qui existait auparavant, et vous l’améliorez un peu.
En tant que statisticien, je ne sais pas comment définir cela a priori. C’est pourquoi j’en reviens aux valeurs qui m’intéressent beaucoup plus à ce stade-ci. Nous voulons encourager les gens à innover, à faire les choses différemment et de façon créative et à ne pas dire, par exemple, que nous devrions le faire uniquement dans le secteur manufacturier. Non, nous devons faire preuve d’innovation et de créativité dans tout ce que nous faisons, que ce soit dans les domaines de l’agriculture, de l’énergie, de la fabrication, des services, de la haute technologie ou du gouvernement.
Le sénateur C. Deacon : Je suis parfaitement d’accord. Je veux simplement souligner que les exportations à forte intensité de savoir ou à forte valeur ajoutée sont essentielles parce que les exportations nous donnent une idée de la façon dont le monde évalue ce produit ou cette innovation. C’est pourquoi cet élément est important. Êtes-vous d’accord?
M. Cross : Entièrement d’accord. C’est pourquoi, dans ma déclaration préliminaire, j’ai commencé par ce qui m’inquiète au sujet de l’économie canadienne. Ce ne sont pas nos mauvais résultats à l’égard du PIB, car ce n’est qu’un symptôme. C’est plutôt que les deux secteurs de l’économie qui stimulent la croissance à long terme, les investissements des entreprises et les exportations n’ont pas connu de croissance depuis 2015. Ma parole! Cela fait huit ans. Aucune croissance du volume des exportations de marchandises en huit ans? Cela en dit long sur...
Le sénateur C. Deacon : La compétitivité de nos entreprises.
M. Cross : ... notre rendement. C’est un signal d’avertissement. D’accord, nous avons maintenu la croissance à flot grâce à une forte expansion dans le secteur de l’immobilier et à des dépenses de consommation levées, mais si nous n’obtenons pas des investissements des entreprises et des exportations, cela va menacer tout le reste. Parce que c’est là que la richesse est générée en fin de compte : avec des biens échangeables. Si vous n’investissez pas, vous ferez chou blanc au sein de l’économie mondiale d’aujourd’hui.
La présidente : Nous comprenons beaucoup de choses aujourd’hui, et nous vous en sommes vraiment reconnaissants. Merci.
Le sénateur Gignac : Bienvenue à nos témoins. Permettez-moi de prendre 20 secondes pour souligner que M. Cross a passé 35 ans à Statistique Canada. Au cours de la dernière décennie, il a été économiste en chef. J’ai eu affaire à lui dans une vie antérieure. C’est sous sa direction que le Canada est devenu une référence dans les pays de l’OCDE. C’était très important. Merci d’être parmi nous.
M. Cross : Je me souviens très bien de nos discussions.
[Français]
Le sénateur Gignac : Je ne sais pas si c’est vous qui avez mené l’étude, mais c’est certainement l’Institut Fraser qui a fait un parallèle entre le Canada et l’Australie. Cela m’intéresse parce qu’il y a des similitudes entre le Canada et l’Australie en ce qui a trait aux ressources naturelles. Pouvez-vous nous parler un peu de ce sujet? Quelles politiques l’Australie a-t-elle mises en place pour augmenter la productivité?
[Traduction]
M. Cross : Ils se sont développés et dépendent beaucoup plus de leur secteur des ressources naturelles, en particulier de leur secteur minier. Ils se sont montrés beaucoup plus dynamiques à cet égard. Ils sont juste à côté... outre les États-Unis, le plus grand marché au monde pour les produits de base est la Chine. De toute évidence, la croissance rapide en Chine a entraîné une croissance extrêmement rapide du secteur des ressources naturelles en Australie, et ils n’ont pas résisté à cela jusqu’à tout récemment, peut-être. Je pense qu’ils commencent maintenant à s’inquiéter un peu de l’ampleur des investissements chinois dans leur secteur des ressources naturelles, mais dans l’ensemble, ils sont très heureux de développer particulièrement leurs industries minières — le minerai de fer et ainsi de suite —, alors que nous avons, particulièrement en ce qui concerne l’industrie pétrolière et gazière, créé beaucoup d’obstacles et d’incertitudes réglementaires.
Regardez la différence entre l’attitude des Américains à l’égard de leur industrie pétrolière et gazière et la nôtre, et vous verrez ce qui s’est passé au cours de la dernière année. Après l’invasion russe en Ukraine, l’approvisionnement en gaz naturel et en énergie de l’Europe a considérablement diminué. Qui est accouru à la rescousse? Les États-Unis. Ils exportent à un prix extrêmement rentable parce que les prix étaient beaucoup plus élevés en Europe. Ils ont pris toutes les quantités de pétrole et de gaz qu’ils pouvaient expédier en Europe et ont obtenu le prix plus élevé. Ensuite, ils ont fait volte-face et, pour répondre à leurs besoins intérieurs, ils nous ont acheté des produits vraiment bon marché. Nous demandons-nous encore pourquoi les Américains font tellement mieux que nous? Pourquoi leur PIB et leurs investissements ont-ils augmenté de 20 % alors que les nôtres ont diminué de près de 20 %? Notre PIB par habitant a chuté de plus de 10 % en seulement six ans. Si cet écart ne cesse de croître, nous aurons du mal à garder les jeunes dans notre pays. Je ne sais pas pourquoi nous sommes si réticents à examiner ce problème. Encore une fois, on en revient à Phelps et à ses travaux.
Les États-Unis sont l’économie la plus novatrice au monde. Tous les pays du monde veulent imiter les États-Unis. Tous les pays veulent savoir comment les États-Unis ont développé Facebook, Amazon, Apple, Netflix et Google. Ces entreprises sont les moteurs technologiques du monde. Tout le monde essaie de comprendre ce qui fait que les États-Unis réussissent tant de coups de maître, mais nous ne semblons pas nous poser cette question au Canada.
Une chose que le Canada a toujours bien fait, c’est d’expliquer les États-Unis au reste du monde, parce que le reste du monde regarde les États-Unis et pense que ces gens-là sont fous des armes à feu et de tout le reste, mais nous avons toujours joué le rôle de l’intermédiaire. Nous étions à côté des États-Unis et nous voulions expliquer à l’Asie et à l’Europe ce qui se passait aux États-Unis. Or, nous semblons avoir perdu cette capacité. Nous ne semblons plus essayer de comprendre les États-Unis, et nous n’avons pas plus de réponses que les États-Unis sur les raisons pour lesquelles les États-Unis sont si bons en matière d’innovation et sur les leçons que nous pouvons en tirer. Nous ne semblons même plus nous poser la question.
Je viens de me rendre compte que je me suis tellement éloigné de votre question initiale sur l’Australie.
La présidente : Mais votre réponse n’en est pas moins intéressante.
M. Cross : Une chose que j’aime dans ces témoignages au Sénat, c’est qu’on peut en quelque sorte s’exprimer librement.
Le sénateur Loffreda : Merci, monsieur Cross, d’être parmi nous.
Je regarde le tableau des investissements des entreprises, non résidentiels, en pourcentage du PIB. Je remonte 20 ans en arrière — le bulletin de recherche de l’Institut Fraser était suffisamment instructif pour nous fournir ces tableaux — et ce qui me saute aux yeux dans ces tableaux, c’est que si l’on considère le pourcentage moyen d’investissement des entreprises en pourcentage du PIB entre 2000 et 2008, et si nous regardons les chiffres de 2009 à 2014 et de 2015 à 2017 — et probablement que ces chiffres n’ont pas changé —, les pays qui étaient au premier rang en 2000 sont toujours au premier rang en 2017 et probablement encore au premier rang en 2022. Le Canada s’est classé au 15e rang en moyenne entre 2000 et 2008, et au 16e rang récemment. La seule différence dans ces classements provient du secteur de l’énergie entre 2009 et 2014. Lorsque le secteur de l’énergie était performant, le Canada est passé du 15e au 8e rang, puis au 16e rang. La Norvège constate la même chose; elle est passée de 12 à 7, puis à 13. Pourquoi ne pouvons-nous pas apprendre des meilleurs? Pourquoi ce phénomène est-il constant depuis 22 ans? Nous pouvons passer en revue la liste. Les États-Unis, dont nous venons de parler, se classaient au 9e rang, puis au 10e rang, puis au 8e rang.
Le classement n’a pas changé en 20 ans en ce qui concerne les investissements des entreprises. Pourtant, les investissements des entreprises sont si importants pour la qualité de vie. Moins d’entreprises et moins d’emplois, moins d’argent à consacrer aux programmes sociaux et moins de qualité de vie. Pourquoi les gouvernements ne se concentrent-ils pas davantage sur ce que nous pouvons apprendre? Je sais que nous l’avons fait dans le monde des affaires : qui obtient le meilleur rendement? Que pouvons-nous apprendre? Nous l’avons fait d’une région à l’autre, en partageant les pratiques exemplaires. Pourquoi ne le fait-on pas?
M. Cross : La stabilité de l’investissement par pays que vous avez mentionnée reflète en partie le fait qu’une bonne partie de l’investissement est attribuable à l’environnement géographique. Le Canada est un pays immense. Il fait froid et sombre, et comme tout le monde l’a souligné, nous investissons beaucoup dans l’énergie. Si nous retirions l’énergie de ces statistiques sur les investissements, la situation serait encore bien pire.
J’essayais d’en parler dans mon introduction. Nous devrions faire beaucoup mieux en matière d’investissement simplement parce que nous sommes un pays à très forte intensité de capital. Nous avons beaucoup de terres. Nous avons beaucoup de ressources. Notre population est relativement peu élevée. C’est la recette d’une économie à forte intensité de capital, et pourtant nous investissons beaucoup moins que les Américains. La différence se situe au niveau des structures et de l’ingénierie. Nous avons beaucoup de barrages, d’activités minières et ce genre de choses. Là où nous sommes en retard, c’est que nous ne donnons tout simplement pas d’ordinateurs à nos travailleurs. Le résultat n’est pas très surprenant. Nos travailleurs ont une très faible productivité et, par conséquent, ils sont beaucoup moins payés que leurs homologues américains. Je connais des membres de ma famille qui travaillent pour des entreprises qui exercent des activités des deux côtés de la frontière, et nous sommes le pays où les salaires sont bas. Une bonne façon de changer cela, c’est de donner plus d’outils à nos travailleurs pour qu’ils deviennent plus productifs. Devrions-nous accorder plus d’attention à cette question et la mesurer? Cela ne fait aucun doute. Et nous ne devrions pas avoir à nous adresser à l’Institut Fraser pour obtenir ces données. Statistique Canada devrait publier ces données dès le départ. C’est une priorité nationale.
La présidente : Nous allons faire un suivi à ce sujet également. Merci.
La sénatrice Marshall : Un aspect qui m’intéresse, c’est le contraste entre les grandes entreprises et les petites. On fait l’éloge des petites entreprises. Le gouvernement leur donne beaucoup d’argent et d’attention. Mais les grandes entreprises semblent être diabolisées. Je pense en particulier à la façon dont, au cours des derniers mois, nous avons entendu parler d’entreprises qui font des profits records, et le mot « profit » est perçu comme un gros mot. Il semble bien ancré dans notre culture que les grandes entreprises sont mauvaises et que les petites sont bonnes. Je remarque que vous en avez parlé dans un de vos articles sur la faiblesse des investissements. Vous dites qu’il y a un discours hostile aux intérêts corporatifs qui va jusqu’à attribuer l’inflation à des sociétés trop gourmandes.
Comment pouvons-nous changer? C’est presque culturel. De grandes entreprises déménagent au sud de la frontière. Il y a quelque chose dans notre culture qui les repousse. Pourtant, elles emploient beaucoup de gens et elles paient de bons salaires, sans parler de l’impôt sur le revenu et d’autres taxes. Qu’y a-t-il dans notre culture de tellement anti-grandes affaires et que pouvons-nous faire pour changer cela?
M. Cross : Je ne sais pas exactement pourquoi. Je peux vous donner un autre exemple. J’étais abasourdi. J’ai rédigé ce bref document pour l’Institut Fraser il y a quelques années. Je lisais l’autobiographie de Dalton McGuinty. C’est 250 ou 300 pages. J’ai été tout simplement abasourdi lorsque je suis arrivé à la fin. J’ai littéralement compté le nombre de fois où il a parlé de sociétés ou d’entreprises, et c’était deux fois. Une fois, il a donné beaucoup d’argent à l’industrie automobile pour la renflouer en 2008-2009, et l’autre fois, il s’est plaint que les banques ne l’avaient pas prévenu de la crise de 2008-2009. À part cela, on aurait eu l’impression qu’après près d’une décennie comme premier ministre de l’Ontario, tout ce qu’il a fait, c’est de passer d’une conférence à l’autre pour chercher à améliorer les services publics. Je ne dis pas que les services publics ne sont pas importants. J’y ai travaillé pendant 36 ans, et je suis un fonctionnaire de troisième génération. Je ne vais pas m’amuser à dénigrer la fonction publique. Mais je ne prétendrai pas non plus que nous sommes la réponse à tout.
On l’a vu encore pendant la pandémie. On a beaucoup parlé de remercier les travailleurs de la santé et autres. Cela revient à dire que les mots sont importants et que la façon dont nous parlons est importante, et que bon nombre de nos discussions politiques dont il est question à la télé sont axées sur le secteur public. Je reviens au sondage de Nanos sur les institutions qui font du Canada un pays meilleur. Je n’en revenais pas. Ils ont posé des questions à votre sujet, des questions au sujet du gouverneur général, des questions au sujet de la Cour suprême. Ils ont posé des questions sur toutes les institutions publiques possibles et imaginables, mais ils n’ont pas posé de questions au sujet d’une industrie du secteur privé. Vous plaisantez? Selon vous, d’où vient l’argent pour tout cela?
La sénatrice Marshall : Oui, c’est terrible. Ce sont ces entreprises qui déménagent au sud de la frontière, et nous nous demandons pourquoi. Nous disons que nous avons un problème d’investissement au Canada, mais nous ne savons pas apprécier les entreprises sur lesquelles nous comptons pour investir. Elles vont dans d’autres pays où elles sont appréciées. Comment peut-on changer les choses?
M. Cross : Je ne sais pas. Mais nous devons retenir que nous avons un accord de libre-échange avec les États-Unis. Les entreprises, lorsqu’elles s’implantent ou prennent de l’expansion, peuvent envisager d’aller aux États-Unis et être traitées comme...
La sénatrice Marshall : De la royauté.
M. Cross : ... comme si elles apportent une contribution vraiment positive à la société, ou aller au Canada, être imposé à mort et se faire dire : « Eh bien, nous vous avons permis de réussir, mais vous nous devez tout cela. » Je suis étonné que l’investissement au Canada soit aussi élevé, et non si faible. Je ne vois pas pourquoi quelqu’un investirait dans ce pays quand on peut avoir accès au marché américain.
On me dit que l’une des raisons, c’est que les entreprises étrangères — pas les canadiennes, mais les étrangères — trouvent que les accords de libre-échange du Canada avec les autres pays du G7 font qu’il soit avantageux de se retrouver au Canada plutôt qu’aux États-Unis, qui n’ont pas d’accords avec ces autres pays. Le dirigeant à qui j’ai parlé m’a dit que ce sont seulement les sociétés américaines qui ont compris cela, et non les entreprises canadiennes.
La sénatrice Marshall : Quand on entend parler d’une entreprise qui fait des profits records, je me dis : « Tant mieux pour elle. » Mais tous les autres, ou beaucoup d’autres estiment que c’est honteux. Je ne sais pas comment changer le discours.
[Français]
La sénatrice Bellemare : Merci d’être avec nous aujourd’hui. Ma question est un peu compliquée.
Vous parlez de culture. Oui, il est vrai que plusieurs économistes ont remarqué la culture de rentier qui est si fondamentale aux Canadiens. On est des rentiers par rapport à nos ressources naturelles. Ce n’est pas facile à combiner avec les animal spirits de Keynes; c’est difficile de mélanger les deux.
Cependant, le Canada est aussi la somme de ses provinces et de ses territoires. Dans l’analyse faite par l’Institut Fraser, vous avez déjà vu des différences au niveau des provinces et des territoires. Alors, pouvez-vous nous en dire davantage à savoir si notre culture et nos comportements sont les mêmes d’une province à l’autre?
Dans un autre aspect de cette même question, pensez-vous que les contrats avec le gouvernement peuvent changer les choses? Pensez-vous que l’immigration peut changer les choses grâce aux éléments culturels apportés au pays?
Alors, j’aimerais connaître vos avis sur cette question à plusieurs volets.
[Traduction]
M. Cross : C’est un très bon point. En fait, je crois que c’est un article que j’ai rédigé pour la School of Public Policy de l’Université de Calgary et qui portait sur les différences provinciales en matière d’innovation et de culture. C’était un très bon point, cependant, à savoir que l’Alberta a probablement la culture la plus entrepreneuriale, celle qui est la plus proche de la culture américaine en ce qui concerne l’autonomie, l’innovation, l’indépendance, etc. C’est probablement à cause de leurs antécédents en agriculture et dans l’industrie pétrolière et gazière. Donc, oui, il y a probablement de grandes différences entre les provinces.
Comme je l’ai dit, une grande partie de mon travail s’inspire de Phelps. Nous avons très peu de données concrètes sur les valeurs culturelles des différentes administrations. Il est déjà assez difficile d’obtenir cela à l’échelle nationale. Nous pouvons le faire un peu maintenant grâce à Phelps. Je n’ai jamais vraiment vu cela se faire au niveau provincial. Il faut revenir aux manifestations et voir quelles provinces sont les plus susceptibles de réduire leurs obstacles au commerce interprovincial. Eh bien, l’Ouest s’en tire très bien à cet égard. Beaucoup de provinces ont conclu des ententes pour accroître la circulation des marchandises.
Il y a des signes encourageants. Cela nous ramène à la question du changement de culture, un changement qui se fait malheureusement lentement. Je pense qu’il est très encourageant de constater que, sous le gouvernement récemment réélu de la Coalition Avenir Québec, plus de la moitié des ministres proviennent du milieu des affaires. Je pense que c’est un bon pas en avant. Je veux dire, François Legault dirigeait Air Transat, qui vient tout juste de me ramener de France en janvier, ce qui me dit que cet homme devrait savoir quelque chose au sujet de l’exploitation d’une entreprise. Plus il y aura des gens de la sorte au gouvernement, plus les communications seront bonnes entre le gouvernement et le secteur des affaires.
De toute évidence, je croyais que le gouvernement McGuinty était un désastre total à cet égard. Le gouvernement Ford échappe quant à lui à toute classification et je n’arrive toujours pas à le comprendre. On l’a vu sous le gouvernement Harper. Nous avions un gouvernement fédéral qui savait comment mieux communiquer avec le secteur des affaires, mais nous avions ensuite divers gouvernements provinciaux, en particulier en Ontario et en Alberta, qui ont contré cela en bonne partie. Je pense que, bien souvent, nous travaillons à contre-courant. La configuration actuelle des gouvernements provinciaux est relativement encourageante. J’invite le gouvernement fédéral à en profiter.
La présidente : Merci.
Le sénateur Smith : Merci d’être parmi nous.
Les mots qui me reviennent constamment à l’esprit sont leadership et concurrence. Il y a des choses qui me rendent furieux. Je vais vous donner un exemple dans le domaine du sport. Quand j’étais jeune, j’ai toujours voulu être un joueur de football professionnel, et tout d’un coup, j’arrive à l’université, j’ai une très bonne carrière, et je me retrouve à être repêché par les Alouettes. Je suis le premier choix au repêchage. Je reçois donc X. J’ai gagné 10 000 $ et une prime à la signature de 1 000 $. Mais tous les joueurs américains ont reçu 25 000 ou 30 000 $. Ce que j’ai remarqué, c’est qu’ils croyaient tous être meilleurs que nous.
C’est en partie, comme nous le disions, une question de culture. Comment pouvons-nous changer cette culture? Cela prendra beaucoup de temps, mais que peut faire le gouvernement? S’il doit intervenir, quels sont les deux ou trois aspects dont il devra s’occuper? Nous avons accueilli des représentants de certains groupes gouvernementaux qui nous ont parlé de fonctionnaires, et il y a une différence marquée entre les commentaires que nous recevons. Y a-t-il lieu de réorganiser notre fonction publique? Elle ne saurait être pénalisée puisqu’elle fait généralement du bon travail. Mais comment peut-on l’améliorer par étapes progressives? Il peut s’agir de petits pas, mais de pas qui peuvent être pris plus rapidement plutôt que d’un seul coup de circuit, ce qui ne se produira pas. Il faut que ce soit échelonné.
Nous avons parlé du libre-échange provincial et de l’ouverture des corridors. Nous avons parlé des formalités administratives. La première chose que j’ai entendue en 2010, lorsque je suis venu ici, c’est qu’il fallait réduire les formalités administratives, mais malheureusement, il fallait attendre cinq ans avant de le faire. Nous devions apporter 46 changements que nous avons revus l’an dernier. Il y aura des changements, mais il faudra du temps pour les mettre en œuvre. Eh bien, ma foi, je serai peut-être mort d’ici là.
Comment pouvons-nous créer un sentiment de leadership, d’énergie et d’urgence qui soit contrôlé? Nous avons toujours entendu dire qu’il est préférable de ne pas viser ni trop haut ni trop bas, mais de viser juste. J’aimerais entendre votre point de vue là-dessus. Sans que cela vous cause des ennuis...
M. Cross : Non, je m’arrange toujours pour m’attirer des ennuis, comme je vais le faire avec les propos suivants. Vous avez dit que la fonction publique fait généralement du bon travail. Je veux bien. Toujours est-il que je me suis libéré de Statistique Canada, et je dis bien libéré comme on sort d’une prison, il y a 10 ans déjà. Mes chiffres ne tiennent donc pas compte de l’inflation. Lorsque j’étais là, dans notre comptabilité interne, nous avons supposé que l’employé moyen coûtait 100 000 $, tout cela en salaires, ordinateur, bureau, formation, tout. C’était donc 100 000 $. Ça doit être plus près de 125 000, voire 150 000 $ aujourd’hui. J’assistais souvent à des réunions où je m’ennuyais, et je regardais autour de la table en me demandant combien de têtes valaient vraiment ces 100 000 $? Pas beaucoup. Cessons donc de dorloter la fonction publique. Les fonctionnaires font du bon travail. Ils sont très bien payés. Soit dit en passant, ce calcul ne tient pas compte de la portion des pensions qui sera financée par le contribuable à l’avenir, mais tout cela est exclu, de sorte que le coût réel se situe bien au-delà de 100 000 $. Si vous comptez payer une personne beaucoup plus que 100 000 $, elle a intérêt à se pointer et à faire un sacré bon boulot tous les jours, sans que nous n’ayons à lui faire des révérences chaque fois qu’elle a la bonté de faire acte de présence au bureau.
Le sénateur Smith : Comment pouvons-nous obtenir un changement aussi radical?
M. Cross : Je ne veux pas m’engager trop loin dans cette voie. Je voulais simplement dire que les fonctionnaires font du bon travail et qu’ils ont intérêt à ce qu’il en soit ainsi. Ils sont très bien rémunérés. On leur fournit tous les outils et ressources nécessaires.
Je sais que depuis que j’ai quitté Statistique Canada, je n’ai plus de personnel. Le gouvernement s’occupe d’apporter des ressources. Si on va à la guerre, on veut que le gouvernement soit là et il le sera avec tout ce qu’il a, mais il laissera à désirer côté agilité et rapidité.
Ce serait un point de départ : cessons de parler au secteur public comme s’il fallait le relancer constamment. Ce qu’il faut constamment stimuler dans notre société, ce sont les entrepreneurs. Que faisons-nous au lieu de cela? Nous les traînons devant les comités des finances et nous leur posons des questions sur le prix des aliments. Est-ce qu’il en est de même aux États-Unis? Je ne suis pas un expert du Congrès, mais je n’ai pas entendu cela. Ils remettent sur le tapis leur technologie de pointe, ce qui n’a aucun sens. Ce sont ces gens qui stimulent la croissance. Mais ils aiment s’attaquer à leur haute technologie.
Le sénateur Smith : Il y a peut-être moyen d’améliorer la productivité au sein de la fonction publique fédérale. Mais cela ne se fera que grâce au leadership, dont vous avez parlé plus tôt, et c’est pourquoi, espérons-le, il s’agit de recruter des gens...
M. Cross : Nous devons récompenser nos entrepreneurs, tant verbalement que matériellement. Reconnaissez-les, dites-leur qu’ils font quelque chose de bien pour la société et que sans leurs investissements et leur créativité, nous allons perdre notre compétitivité à l’exportation. Nos investissements ne feront que diminuer toujours plus et notre niveau de vie en pâtira gravement à long terme.
Le sénateur Smith : Nous avons besoin de dirigeants dans notre communauté canadienne pour le faire.
M. Cross : J’aimerais ajouter une nuance pour compliquer davantage les choses. Je donne peut-être l’impression que la croissance économique est simple, mais ce n’est pas le cas. Je suis très sérieux à ce sujet. Beaucoup de gens intelligents ont passé toute leur vie à étudier pourquoi certaines régions, certains pays — pourquoi la croissance a-t-elle augmenté au Japon pendant un certain temps, pour frapper un mur soudainement? C’est un processus très compliqué.
Nous ne pouvons pas nous concentrer uniquement sur les petites entreprises. Au Canada, on dit trop souvent que les petites entreprises sont formidables. Oui, elles sont très bonnes. Je dirige une petite entreprise. Je ne vais pas dénigrer les petites entreprises. Ce qui stimule la croissance économique, ce sont les gazelles, c’est-à-dire les petites entreprises qui sont en train de devenir de grandes entreprises. Facebook a fait la transition en une décennie, passant de pratiquement rien à dominer le monde. C’est de là que vient la croissance économique.
Le sénateur Smith : J’ai grugé trop de votre temps. Il y a d’autres intervenants.
La présidente : C’est un bon point que vous faites au sujet de la gazelle. Cela nous ramène au point soulevé par la sénatrice Marshall. Je trouve que c’est une excellente réponse.
La sénatrice Ringuette : C’est intéressant.
D’entrée de jeu, je dirai que je viens du Canada atlantique, et je crois que la plus grande ressource canadienne que nous ayons, c’est notre capital humain. Autrement, on peut regarder n’importe quel autre secteur et il ne se passerait rien. Je tiens à préciser que c’est mon point de vue.
Notre témoin précédent d’aujourd’hui et d’autres témoins des dernières semaines ont dit que lorsque le gouvernement du Canada ou les provinces fournissent des fonds pour la recherche, cela devrait comporter des conditions de sorte que nous, les Canadiens, nous puissions garder le contrôle de cette propriété intellectuelle. Essentiellement, nous parlons d’aider et de favoriser la recherche qui stimulera les entreprises en démarrage. C’est un aspect du dialogue. Ensuite, il y en a un autre qui dit que nous devons nous occuper des plus importants. J’aimerais comprendre, de votre point de vue, si on devrait se concentrer uniquement sur les gros, ou s’il faudrait aussi songer au petit œuf qui va grandir et devenir une poule?
M. Cross : C’est exactement ce à quoi je faisais allusion avec les gazelles. On ne peut pas devenir une économie prospère et en croissance rapide en ayant un groupe de petites entreprises qui restent petites ou un groupe de grandes entreprises qui ne tiennent qu’à consolider leur position. La croissance économique rapide vient des gazelles. Comment favoriser cela? Je dirais que la pire chose à faire, c’est de contrôler la propriété. Si j’étais une petite entreprise qui avait une excellente idée et que j’étais un de ces rares Canadiens qui aspirent non seulement à réussir au Canada, mais aussi sur la scène mondiale, dès que quelqu’un du gouvernement canadien viendrait me voir pour m’annoncer qu’on compte imposer certaines restrictions à ma propriété, je lui tirerais ma révérence pour partir aux États-Unis.
La sénatrice Ringuette : Je veux clarifier. Vous n’avez peut-être pas compris. Nous parlons de la propriété intellectuelle issue du financement gouvernemental de la recherche et du développement dans nos universités. Ce qui nous inquiète, c’est que notre propriété intellectuelle soit achetée par des entités étrangères. Accorderiez-vous une certaine valeur aux conditions de ces subventions de recherche?
M. Cross : Absolument rien. J’ai rédigé et présenté trois exposés sur l’innovation. Le premier à l’Institut MacDonald-Laurier, le deuxième à l’Université de Calgary, et le troisième à l’Institut Fraser. J’ai longuement étudié la question. La recherche et le développement, ce n’est pas de l’innovation. C’est une façon très erronée de penser à l’innovation et c’est voué à l’échec, comme en témoigne le fait que le Canada, la politique gouvernementale, a beaucoup appuyé la recherche et le développement au fil des ans. Qu’est-ce que cela nous a apporté sur le plan de l’innovation? Rien. Nous faisons fausse route à ce chapitre.
La sénatrice Ringuette : Où investiriez-vous?
M. Cross : Si j’étais le gouvernement, je m’abstiendrais d’investir. Ce que j’essaie de dire, c’est que je veux que les gens du secteur privé investissent. Revenons à la question de savoir pourquoi les États-Unis sont l’économie la plus innovatrice au monde. Pourquoi ont-ils Apple, Netflix et Google? Ce n’est pas grâce à des subventions gouvernementales. Où sont situées toutes ces entreprises novatrices? Elles sont toutes sur la côte Ouest. Bill Gates a dit qu’il avait choisi Seattle comme siège pour Microsoft parce qu’il voulait être le plus loin possible de Washington. Qui est à Washington? L’association des manufacturiers américains. Elle a déménagé son siège social de New York à Washington pour être la première à faire la queue à l’abreuvoir et à faire du lobbying. C’est la raison pour laquelle cette association ne finance pas beaucoup d’innovation, et je pense que c’est la raison pour laquelle beaucoup de technologies de pointe le font. Il faut être loin du gouvernement.
L’idée de dépendre du gouvernement et d’avoir besoin de subventions gouvernementales — non. Une entreprise qui pense ainsi est une entreprise paresseuse, qui manque de créativité et qui sera écrasée en miettes sur la scène mondiale. Si croissance il y a, ce sera à l’issue de la réglementation gouvernementale et du contrôle des importations. Elle ne réussira que sur le marché canadien.
Le Financial Times compile encore des listes des 100 entreprises les plus novatrices au monde. Au milieu des années 1990, il y avait régulièrement de 10 à 15 entreprises. Dans le dernier classement, nous en avions une seule, Shopify, qui a d’ailleurs eu des ennuis depuis.
Je ne crois pas que le soutien du gouvernement et les subventions à la recherche et au développement soient la façon pour nous de ramener 10 entreprises sur cette liste, mais c’est l’objectif, à mon avis.
La présidente : Je suis ravie de vous voir si réticent à nous dire ce que vous pensez, monsieur Cross. C’est formidable.
Le sénateur Marwah : Je suis toujours fasciné de voir comment, au Canada, nous nous tournons continuellement vers le gouvernement pour qu’il fasse preuve de leadership sur pratiquement tous les fronts. Mais qu’en est-il de tous les autres créateurs de croissance économique — les petites entreprises, les grandes, les entrepreneurs, les universitaires, notre image de marque? Personne ne parle d’eux ni de leurs rôles. Ne pensez-vous pas qu’ils devraient être beaucoup plus attentifs quant à ce qu’ils doivent faire, au lieu de se contenter de blâmer le gouvernement? C’est toujours une question de réglementation ou de politique gouvernementale, mais il y a très peu d’introspection pour se dire : « Nous devons peut-être faire quelque chose de différent de notre côté. » Il y a très peu de discours sur cette introspection ou cette vision attentive de ce qu’ils doivent faire pour aller de l’avant. C’est toujours dans un sens — pas toujours, mais 90 % du temps, 10 % dans l’autre. Pourquoi?
M. Cross : J’ai écrit que je crains que nous soyons en train de développer un secteur des affaires qui n’essaie pas d’être innovateur. L’objectif d’un grand nombre d’entreprises prospères au Canada — et c’est seulement au Canada, car on ne réussira jamais sur la scène mondiale avec cette attitude — consiste à s’accrocher à une sorte de protection gouvernementale. C’est ce qu’on appelle un comportement mu par la cupidité. « Puis-je obtenir une sorte de subvention gouvernementale? Si je me rapproche du gouvernement, j’aurai une belle vie tranquille. Je gagnerai un bon taux de rendement stable et je serai en quelque sorte à l’abri de la concurrence. Je pourrai assister à des cérémonies d’inauguration, et nous pourrons nous féliciter d’un grand succès. »
Le problème, c’est qu’après 10 ans, si on examine les statistiques on constate que les investissements et les exportations sont à la baisse et que le produit intérieur brut ne fait rien pour croître — on voit continuellement baisser le classement international de la performance économique, et on s’aperçoit que cela ne fonctionne pas pour les Canadiens, sauf peut-être pour les particuliers.
Autrement dit, pour les gouvernements, favoriser les entreprises au Canada, veut désormais dire leur accorder une subvention. « Vous voulez construire une usine de véhicules électriques? Eh bien, voici quelques milliards de dollars, de quoi montrer que je suis en faveur des affaires. » Non, cela montre que vous ne faites pas confiance aux entreprises, et cela rend les gens cyniques, en les faisant croire que les gens d’affaires ne doivent pas leur succès à l’innovation ou à la créativité, et qu’il faut être copain du ministre pour pouvoir s’enrichir. Il en résulte une culture qui devient encore plus anti-affaires, anti-richesse, etc.
Je suis donc tout à fait d’accord.
Le sénateur Marwah : C’est exactement ce que je veux dire, monsieur Cross. Nous considérons toujours que le gouvernement est la solution à tous les problèmes. Je pense que ce n’est pas correct. Ces secteurs — tous les secteurs, y compris les syndicats et nous — doivent se regarder davantage dans la glace et songer qu’il y a des choses à changer.
Voici un exemple classique : nous avons créé des tas d’accords de libre-échange. Nous les avons mis sur un plateau pour que les entreprises puissent exporter, mais nos importations augmentent plus rapidement. C’est parce que nous ne les utilisons tout simplement pas. Nous ne les utilisons pas. Ce n’est pas la faute du gouvernement; il a créé la plateforme. Les entreprises ne se sont pas montrées à la hauteur. À mon avis, les entrepreneurs ne sont pas à la hauteur. Qu’il s’agisse des États-Unis ou non, peu importe. Nous n’avons tout simplement pas su tirer parti de la plateforme qui leur a été remise.
M. Cross : Je ne suis pas d’accord, parce que je pense que les gouvernements rendent les choses trop faciles. Si les entreprises savent qu’elles peuvent s’adresser au gouvernement et qu’elles ont de bonnes chances d’obtenir une subvention, une protection ou une faveur quelconque, elles n’hésiteront pas, car c’est une façon facile de faire de l’argent pour un particulier. Mais si on parle d’une société ou de toute une économie, c’est une piètre façon de fonctionner.
On pourrait s’adresser aux entreprises et leur dire qu’elles ne devraient pas demander de cadeaux. L’industrie automobile ne devrait pas demander constamment des milliards de dollars au gouvernement pour construire des usines. Mais c’est naïf; les constructeurs vont le faire tant qu’ils sauront que l’argent est disponible. À un moment donné, c’est au gouvernement de prendre l’initiative et de dire « non » à d’autres cadeaux.
Le sénateur Marwah : Mais les accords de libre-échange ne sont pas des cadeaux; ils ne font qu’ouvrir les frontières à toutes les parties. Je pose la question suivante : pourquoi les entreprises ne se sont-elles pas montrées à la hauteur? Elles ne l’ont pas fait. Elles doivent être beaucoup plus attentives et ne pas attribuer systématiquement la faute au gouvernement.
M. Cross : Pourquoi feriez-vous cela? Pourquoi vous donneriez-vous la peine, le risque et l’incertitude d’exporter aux États-Unis alors que vous pouvez vous asseoir tranquillement ici en sachant que votre gouvernement local ou provincial va vous faciliter la vie?
La présidente : Nous allons tenter de faire un deuxième tour de table pour aborder quelques autres questions.
Le sénateur C. Deacon : J’aimerais faire une petite distinction entre les dirigeants d’entreprise et les entrepreneurs. Les dirigeants forment une catégorie très différente. Je pense qu’on a un peu mêlé les choses ici.
Chez les Australiens, la Commission de la concurrence et de la consommation et la Commission de la productivité ont contribué à mettre en lumière les problèmes liés à la nécessité d’une plus grande concurrence dans leur économie pour stimuler l’innovation et la compétitivité, le tout en vue de régler ce qui ralentissait la productivité et la croissance des entreprises, malgré tout leur potentiel. Qu’avez-vous fait pour voir comment l’Australie s’est penchée sur cette question et quelles leçons pourrions-nous en tirer?
M. Cross : Rien de précis. Je n’ai pas examiné de près l’économie australienne.
Le sénateur C. Deacon : Examinons simplement la concurrence en soi. Nous avons une économie oligopolistique au Canada qui est fortement concentrée dans de nombreux secteurs clés où il y a des obstacles réglementaires qui font qu’il est plus difficile pour les nouveaux venus et les innovateurs de s’implanter. C’est un réconfort dont vous avez parlé il y a quelques minutes. Comment évalueriez-vous l’importance de la concurrence comme moyen de stimuler l’innovation auprès des titulaires et des nouveaux venus?
M. Cross : La concurrence est incroyablement difficile à définir. Elle était autrefois mesurée par des indices de concentration. Nous avions l’habitude d’examiner une industrie, et les données étaient publiées. Nous avions l’habitude de regarder l’industrie automobile. Les quatre plus grandes entreprises représentent 100 %, donc leur indice de concentration est un taux donné. Statistique Canada a renoncé à cette méthode en partie parce qu’il est très difficile de déterminer où un marché commence et où un autre finit. À un moment donné, toutes les entreprises se font concurrence pour l’argent des consommateurs, et les entreprises font concurrence avec les gouvernements pour l’argent des ménages. Le dirigeant de Netflix a dit un jour que son principal concurrent était le sommeil. Il est donc incroyablement difficile de définir le marché et la concurrence.
L’essentiel, c’est que les nouveaux concurrents ont l’entrée facile. Tant que vous avez cela, peu m’importe que Facebook...
Le sénateur C. Deacon : Merci. C’est une définition très utile. Nous devons avoir la capacité pour les nouveaux venus de percer dans les secteurs afin de stimuler l’innovation. Bravo!
Le sénateur Loffreda : Ma question est la suivante : ne devrions-nous pas faire une nette distinction entre l’investissement étranger et l’investissement des entreprises canadiennes? Vous avez mentionné que l’investissement dans notre secteur de l’énergie est important et que c’est notre rendement le plus solide en ce qui concerne l’investissement étranger au Canada. Je dis cela parce qu’un site Web du gouvernement du Canada montre que les investisseurs étrangers choisissent le Canada, et que le Canada a le deuxième plus important investissement étranger direct — le ratio stock d’investissement étranger direct par rapport au produit intérieur brut — parmi les pays du G20 pour la période de 2016 à 2020. Cette information est tirée de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement. On ajoute que, dans un contexte de faibles coûts et d’impôts de 26,2 % en 2021, le taux d’imposition fédéral-provincial combiné sur les bénéfices des sociétés au Canada est l’un des plus bas du G7. C’est 13,2 pour les nouvelles entreprises. On ajoute que le Canada possède le bassin de talents le plus instruit des pays de l’OCDE, soit 60 % de la population âgée de 25 à 64 ans qui a fait des études supérieures. Il s’agit de l’éducation selon l’optique de l’OCDE. Nous avons donc beaucoup à offrir.
Pouvons-nous faire une distinction? Pourquoi, selon le site Web, obtenons-nous de bons résultats en ce qui concerne les investissements étrangers — si vous dites qu’il s’agit strictement d’énergie, c’est une chose — et pourquoi sommes-nous si en retard sur les investissements des entreprises canadiennes? Nous connaissons les facteurs. Nous en avons discuté — réglementation, talent, politique industrielle, politique tout court —, mais pouvez-vous ajouter quelque chose pour approfondir cette question?
M. Cross : Eh bien, tout d’abord, je sais que Statistique Canada a produit toute une foison d’études montrant que ce sont les entreprises étrangères, suivies des entreprises axées sur l’exportation, qui sont le moteur de l’innovation, de l’adoption de la technologie et de la productivité élevée. Je veux dire que ce sont ces gens qui sont aux premières lignes de la concurrence mondiale et qui sont aux frontières de la technologie et de la productivité, alors je pense qu’il s’agit d’encourager le plus d’investissements étrangers possible. Nous avons plutôt imposé des restrictions. Quelqu’un veut acheter RONA, et nous nous disons : « Oh non, surtout pas! On ne peut pas permettre qu’un non-Canadien soit propriétaire de notre quincaillerie. » Vous plaisantez?
Mais nous revoilà face à l’un des dilemmes. Nous avons beaucoup à offrir. J’ai proposé tout un menu dans mon introduction. Oui, nous avons les plus hauts niveaux d’éducation formelle, bien que des études montrent également qu’environ la moitié de l’apprentissage a lieu sur le tas. Ce que Johnny apprend à l’école ne le mènera peut-être pas très loin dans ce monde, alors je ne m’arrêterais pas là, contrairement à notre pays, qui semble trouver que Johnny est instruit et que c’est donc suffisant.
La présidente : Juste un dernier point, rapidement, et nous allons essayer de caser une autre question.
M. Cross : Pourtant, pour une raison ou une autre, le monde semble dire que le Canada c’est bien beau, mais qu’on ira ailleurs.
Voilà la question. Il manque quelque chose. Nous avons beaucoup à offrir, mais nous devrions nous concentrer sur les raisons pour lesquelles le monde peut si facilement renoncer au Canada par les temps qui courent. Ce n’est pas ce que nous offrons, mais ce qui manque.
La présidente : Une question rapide, sénatrice Bellemare, et une réponse tout aussi rapide, après quoi nous conclurons. Merci.
La sénatrice Bellemare : À votre avis, que devrait faire le Canada pour tenir compte des nouveaux investissements de plus de 300 milliards de dollars prévus dans la Loi sur la réduction de l’inflation et des plans d’économie verte des États-Unis? Ça s’en vient. Quelles en seront les répercussions sur l’économie canadienne et sur les entrepreneurs canadiens?
M. Cross : C’est une question difficile. Merci de l’avoir choisie comme point final pour la séance.
C’est un peu comme l’industrie automobile. Il est facile de dire que nous ne devrions pas jouer à ce jeu. Les États-Unis ne cessent d’offrir des subventions à n’en plus finir, alors nous devons en offrir autant. C’est un nivellement par le bas. Dans l’industrie automobile, c’est tellement bien ancré que si on n’est pas de la partie on a l’impression d’être... Je pense que ce serait peut-être l’occasion pour nous de prendre position et de dire que nous n’allons pas jouer à ce jeu. Nous avons joué au jeu des subventions gouvernementales au maximum. Nous avons joué beaucoup mieux que les Américains, mais cela ne fonctionne pas pour nous.
Nous avons certes beaucoup à offrir. Les subventions gouvernementales ne devraient pas en faire partie. Cela ne devrait pas être la raison. Je suis très sceptique à l’idée que Volkswagen vienne ici pour 15 milliards de dollars. S’il faut un pot-de-vin de 15 milliards pour amener quelqu’un à investir chez nous, il est manifeste qu’on n’est pas vraiment intéressé par notre pays, et qu’on pliera bagage dès le premier signe que les choses vont mal.
Je comprends que nous devons être concurrentiels, mais je n’aime pas jouer à ce jeu.
La présidente : Monsieur Cross, merci beaucoup. Vous avez répondu à un large éventail de questions pour nous ici aujourd’hui, comme l’agrégé supérieur de recherches à l’Institut Fraser que vous êtes et, bien sûr, un analyste économique en chef de longue date à Statistique Canada, qui a été libéré, à qui on a donné sa liberté, dans ses propres mots.
Merci à tous d’avoir été des nôtres dans cette réunion du Comité sénatorial des banques, du commerce et de l’économie. Nous nous reverrons tous demain.
(La séance est levée.)