LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES BANQUES, DU COMMERCE ET DE L’ÉCONOMIE
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 19 avril 2023
Le Comité sénatorial permanent des banques, du commerce et de l’économie se réunit aujourd’hui, à 16 h 14 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier toute question concernant les banques et le commerce en général.
La sénatrice Pamela Wallin (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Bonjour à tous et bienvenue à cette réunion du Comité sénatorial permanent des banques, du commerce et de l’économie. Je suis Pamela Wallin, présidente de ce comité.
Je veux seulement faire quelques remarques avant de commencer. Nous n’avons qu’un seul groupe de témoins aujourd’hui, si bien que la réunion sera un peu plus courte que vous l’aviez prévu. Hier soir, comme bon nombre d’entre vous le savent, le projet de loi sur les pensions a été adopté par le Sénat. Nous avons beaucoup travaillé sur ce dossier, et nous remercions donc les membres ici présents.
Je tiens également à remercier les analystes d’aujourd’hui. Ils nous ont fourni des résumés des témoignages en cours de route, et c’est extraordinairement utile, surtout lorsque les délais sont serrés, parce que nous allons recevoir de nombreux éléments du budget très prochainement. C’est très utile pour nous. Je vous remercie tous. Nous allons maintenant commencer notre réunion.
Permettez-moi de présenter les membres du comité : la sénatrice Bellemare, le sénateur Gignac, le sénateur Loffreda, la sénatrice Marshall, le sénateur Massicotte, le sénateur Smith, le sénateur Marwah, et je croyais avoir vu le sénateur Yussuff, mais il reviendra dans un instant.
Aujourd’hui, nous poursuivons notre étude de l’investissement des entreprises au Canada. Parmi notre groupe de témoins, nous avons le plaisir d’accueillir en personne — et nous en sommes tous très heureux car il ne peut pas y avoir de problèmes technologiques — Me James Hinton, juriste en propriété intellectuelle à Own Innovation, et Me Natalie Raffoul, avocate en chef à Brion Raffoul LLP.
Je vous souhaite la bienvenue à tous les deux et vous remercie de vous joindre à nous. Nous commencerons par une déclaration liminaire de Me Hinton, suivie de celle de Me Raffoul. Maître Hinton, la parole est à vous.
Me James Hinton, juriste en propriété intellectuelle, Own Innovation, à titre personnel : Je remercie le comité de m’avoir invité à témoigner. Comme vous l’avez dit, je suis juriste en propriété intellectuelle et agent de brevets et de marques de commerce à Own Innovation. J’enseigne à l’Université Western et je suis le cofondateur de Collectif d’actifs en innovation.
Le Canada met l’accent sur la mauvaise chose en matière de politique d’innovation, ce qui a créé un risque important pour la prospérité économique du pays. Si nous ne réorientons pas nos priorités, le Canada risque de devenir un pays à revenu moyen.
La propriété intellectuelle et les données ne sont pas tout, mais elles sont presque tout. Plus de 90 % de la valeur des entreprises de nos jours est constituée d’actifs incorporels. Par conséquent, si vous parlez d’actifs physiques, tels que les emplois et les usines, vous passez à côté de la plus grande partie de la valeur économique. Les États-Unis, l’Europe et d’autres pays avisés sont passés il y a plusieurs décennies à l’acquisition d’actifs incorporels. Le Canada n’a pas donné la priorité à la propriété intellectuelle et à sa commercialisation.
On ne peut pas se contenter de financer la prospérité économique. Par exemple, dans le domaine des technologies propres, nous possédons moins de 1 % de la propriété intellectuelle mondiale. Par conséquent, à moins de reconnaître la position actuelle des entreprises canadiennes et de veiller intentionnellement à ce que les actifs de propriété intellectuelle et de données appartenant à des Canadiens fassent partie de la chaîne de valeur des technologies propres, vous amorcez un transfert de richesse générationnel en dehors du pays, car 99 % de la base est déjà détenue.
C’est la pierre de touche de la politique d’innovation : la liberté d’agir. Il n’est pas tant question de protéger son invention que de se doter d’une position en matière de propriété intellectuelle pour gérer la position en matière de propriété intellectuelle des autres acteurs. Ainsi, lorsque nous finançons des succursales ou des recherches universitaires qui finissent entre des mains étrangères, nous faisons en sorte qu’il soit plus difficile pour les Canadiens de croître et de prendre de l’expansion, ce qui érode notre prospérité économique.
Plus de la moitié de la propriété intellectuelle de l’industrie issue des universités canadiennes est attribuée à des entreprises étrangères. Dans un exemple particulièrement flagrant de la soi‑disant stratégie du Canada en matière d’intelligence artificielle, avec des centaines de millions de dollars de financement public, seulement une proportion de 7 % de la propriété intellectuelle générée a fini entre les mains de l’industrie canadienne, 75 % de la propriété intellectuelle générée étant détenue par des sociétés étrangères. Les entreprises canadiennes avaient déjà une liberté d’action limitée et, à l’heure actuelle, leur position est 10 fois pire, et ce, en raison de fonds publics. Ce n’est pas stratégique.
Alors, comment faire en sorte que la propriété intellectuelle canadienne soit commercialisée à l’échelle mondiale? La première chose à faire est d’éduquer les entreprises à la propriété intellectuelle afin qu’elles connaissent les règles du jeu. La deuxième est de créer de la propriété intellectuelle pour s’assurer que les entreprises s’approprient ce qu’elles créent. La troisième est de retenir la propriété intellectuelle, car la richesse revient au propriétaire de la PI. Nous devons nous assurer que ce sont les entreprises canadiennes qui commercialisent la propriété intellectuelle et en tirent profit.
Enfin, le quatrième élément est l’action collective. Nous devons réduire l’asymétrie de la propriété intellectuelle et des données en déployant un effort collectif pour accroître la liberté d’action des sociétés de gestion des brevets et des sociétés de gestion des données dans les secteurs importants sur le plan stratégique.
Fondamentalement, nous devons adopter une approche pangouvernementale pour accroître la liberté d’action des entreprises canadiennes. Je vous remercie.
La présidente : Merci. Allez-y, maître Raffoul.
Me Natalie Raffoul, avocate en chef, Brion Raffoul droit de la propriété intellectuelle : Madame la présidente, monsieur le vice-président et mesdames et messieurs les sénateurs, je vous suis reconnaissante de me donner l’occasion de témoigner aujourd’hui. Je suis Natalie Raffoul, et je suis ici aujourd’hui en ma qualité d’avocate spécialisée en propriété intellectuelle, de juriste spécialisée dans les brevets qui représente les entreprises canadiennes, d’experte en politique nommée auprès du gouvernement de l’Ontario en matière de propriété intellectuelle et de données, et de cofondatrice d’une jeune entreprise canadienne de logiciels.
Les termes « recherche » et « innovation » sont des notions fondamentales que nos gouvernements confondent tous les jours. Ces termes sont utilisés de manière interchangeable dans les politiques, les lois et la mise en œuvre des programmes, comme s’ils étaient synonymes.
L’innovation, c’est lorsque vous prenez des idées — possiblement issues de recherches — et les transformez en produits et services commercialisés.
À un niveau élevé, cette confusion fait en sorte que notre gouvernement finance la recherche et la qualifie ensuite de « financement de l’innovation ».
Je souhaite également aborder la thèse selon laquelle un faible niveau de recherche et développement, ou de dépenses des entreprises consacrées à la recherche et au développement, équivaut à un faible niveau d’innovation. Malheureusement, cette thèse ne tient pas compte du besoin préalable de la propriété intellectuelle et du contrôle des données nécessaires pour donner à nos entreprises la liberté d’action nécessaire pour que leurs investissements dans la recherche et le développement des entreprises se transforment en nouveaux revenus.
Un récent rapport de Statistique Canada révèle que la moyenne de l’OCDE pour les entreprises qui détiennent au moins un brevet est d’environ 5,9 %. Or, seulement 2 % des entreprises canadiennes détiennent au moins un brevet. Des pays comme l’Allemagne, la Suède et la Corée du Sud se situent dans une fourchette de 10 à 20 %.
Le manque de brevets et de sensibilisation aux brevets expose nos entreprises canadiennes à un marché très féroce où les concurrents bloquent leur liberté d’action en revendiquant leurs droits de brevets.
Pour ce qui est de la liberté d’action, les brevets canadiens sont d’une importance secondaire. Nos entreprises doivent détenir des brevets américains et européens et s’y retrouver partout où elles font des affaires. Nous pouvons améliorer la liberté d’action de nos entreprises canadiennes en incitant et en orientant nos programmes gouvernementaux vers une plus grande propriété intellectuelle.
Par exemple, le Programme de recherche scientifique et du développement expérimental, ou RS&DE, est fondamentalement vicié parce qu’une entreprise qui fait de la recherche et ne crée jamais d’innovation reçoit le même financement qu’une entreprise qui fait de la recherche et traduit cette recherche en produits. Par exemple, les crédits RS&DE ne couvrent pas les coûts des brevets ou d’autres coûts liés à la commercialisation.
Nous devons également imposer des conditions à notre financement de la recherche, comme le font d’autres pays. Une part beaucoup trop importante de la propriété intellectuelle générée par les universités est cédée à des entreprises étrangères. Nous devons également mettre en place des ressources centralisées pour gérer la fonction de propriété intellectuelle de notre financement, et nous pouvons nous inspirer des instituts Fraunhofer en Allemagne.
Le fait est que la propriété intellectuelle évolue de manière non linéaire. Il suffit de commettre de petites erreurs, surtout au début, pour tout perdre. Nous devons réorienter nos stratégies actuelles, qui font largement fi de la propriété intellectuelle, vers une stratégie dans laquelle nos entreprises canadiennes détiennent la propriété intellectuelle et disposent des droits de propriété intellectuelle nécessaires sur les marchés mondiaux.
Je vous remercie.
La présidente : Merci beaucoup à vous deux. J’ai quelques points intéressants à soulever pour commencer, maître Hinton, sur la proportion de moins de 1 % dans les technologies propres. Nous avons vu que beaucoup d’argent du budget a été injecté dans ce secteur, mais il n’y a aucune exigence quant aux résultats réels ou à la propriété des brevets.
Me Hinton : Si vous offrez du financement en aval sans qu’il y ait obligation de retenir une partie de la valeur en amont, vous n’en tirez aucun avantage économique. Nous construisons des éoliennes en Ontario, mais la part du lion va à ceux qui détiennent la propriété intellectuelle, c’est-à-dire à Siemens ou aux entreprises sud-coréennes. Il y a là un énorme transfert de richesse. Vous ne pouvez pas offrir des incitatifs financiers en faveur de l’adoption de technologies propres sans qu’il y ait au Canada des entreprises qui détiennent les droits sur ces technologies. Ces programmes contribuent donc à siphonner de l’argent à l’extérieur du pays. Il faut prendre acte de cette asymétrie et veiller à ce que les Canadiens puissent participer pleinement à la chaîne de valeur.
La présidente : Maître Raffoul, on nous parle sans cesse de cette distinction que vous établissez entre la recherche et l’innovation. C’est d’autant plus important quand on constate que cet amalgame est fait dans la presque totalité des documents gouvernementaux.
Me Raffoul : La recherche est essentielle et a mené à un grand nombre de découvertes formidables dans nos universités, mais on ne peut pas l’assimiler à l’innovation. Il faut donc éviter de regrouper les deux dans le cadre de programmes de financement en s’assurant d’investir dans les résultats concrets de l’innovation, soit des produits, des services et aussi de la propriété intellectuelle, laquelle est un produit en soi quand on pense à la concession de licences de brevet et à la richesse que l’on peut en tirer.
La présidente : Il est bon d’établir cette distinction dès le départ.
Le sénateur Gignac : Ma première question est pour Me Hinton. Dans votre article publié dans le Financial Post, vous indiquez que l’approche du gouvernement fédéral en matière d’innovation n’est pas stratégique, mais consiste plutôt en plusieurs annonces de financement dans une mer d’initiatives chaotiques. Quels genres d’initiatives devrait mener le gouvernement fédéral, et est-ce que le dernier budget fédéral nous permet de progresser en ce sens?
Me Hinton : Si je réponds d’abord à la dernière partie de votre question, je vous dirais que le budget n’est aucunement utile à ce chapitre. Si l’on considère ce qui est arrivé pas plus tard que cette semaine avec Ericsson et les fonds fédéraux dont devrait bénéficier cette entreprise, on ne peut pas parler d’une stratégie. C’est une simple initiative de création d’emplois, alors que les Canadiens mériteraient de pouvoir tirer parti dans une plus large mesure de la valeur qui sera créée grâce à ce partenariat. Toute la propriété intellectuelle va se retrouver au siège social d’Ericsson. Il n’y a rien de stratégique là-dedans, et cette volonté de seulement créer des emplois s’inscrit dans une façon désuète de voir les choses.
Il faudrait veiller à ce que les entreprises canadiennes puissent faire leur place au sein de la chaîne de valeur et vendre leurs produits et services sur les marchés mondiaux, et c’est exactement le contraire que l’on fait. On apporte de l’eau au moulin d’Ericsson et de tous les autres bénéficiaires du financement dans ce contexte, le tout au détriment des entreprises canadiennes. Nous perdons donc tous les fruits de nos efforts et du travail de notre main-d’œuvre.
[Français]
Le sénateur Gignac : Ma seconde question s’adresse à Me Raffoul. Sur votre site Web, j’ai remarqué que vous avez beaucoup voyagé partout dans le monde, avant la pandémie. Vous avez été conférencière dans plusieurs pays, y compris en Corée, d’où j’arrive justement et où la semaine dernière, j’ai eu la chance de rencontrer le ministre du Commerce. La Corée nous intrigue beaucoup, car elle est, en pourcentage du PIB, au premier rang depuis 20 ans en matière de dépenses d’investissement et ainsi de suite.
Je suis curieux de comprendre un peu mieux son écosystème en ce qui a trait aux brevets. Pouvez-vous nous parler des différences entre le Canada et la Corée, puisque la Corée semble avoir beaucoup plus de succès que le Canada sur le plan de l’innovation et de la productivité?
[Traduction]
Me Raffoul : En Corée du Sud — et nous voyons la même chose avec des pays comme la Suède et la Finlande —, on reconnaît l’importance critique de la protection de l’innovation. Tous les programmes s’appuient au départ sur la nécessité de s’assurer que les PME connaissent bien leurs droits en matière de propriété intellectuelle et savent comment les exploiter. Il existe des programmes de financement qui visent exactement cet objectif. L’une des principales lacunes constatées au Canada est l’absence de financement pour les brevets. En examinant les différents programmes offerts, on constate que l’on en fait très peu pour la protection de la propriété intellectuelle et la gestion stratégique des marques de commerce ou des licences.
J’ai enseigné en Corée du Sud et j’ai discuté avec les gens là‑bas, et je peux vous dire que l’on y offre du financement à cette fin. Ce sont des notions que l’on inculque même aux plus jeunes. Il en est question dès l’école secondaire.
Je vois aussi nos homologues américains en faire autant avec leurs clubs des inventeurs et des mesures semblables. On commence vraiment très tôt, et il y a beaucoup de soutien pour les entreprises dans le cadre d’une approche très nationaliste mettant l’accent sur le commerce intérieur.
La présidente : Excellent.
Le sénateur Loffreda : Merci à nos témoins d’être avec nous aujourd’hui. Maître Hinton, vous avez mentionné dans vos observations préliminaires que la proportion des entreprises canadiennes qui détiennent de la propriété intellectuelle est faible comparativement à celle d’autres pays. Vous nous avez également indiqué quels genres d’initiatives doivent être menées afin de hausser cette proportion. Vous avez notamment cité à ce titre l’éducation, la création et la rétention de propriété intellectuelle, et l’action collective.
Pourriez-vous nous en dire davantage sur les stratégies, les politiques et les mesures législatives sur lesquelles vous tableriez en priorité afin d’atteindre cet objectif d’augmenter le pourcentage d’entreprises canadiennes pouvant tirer parti d’une propriété intellectuelle qui leur appartiendrait?
Me Hinton : Il faudrait d’abord et avant tout étendre le champ d’application du Collectif d’actifs en innovation. C’est un regroupement que j’ai cofondé et qui est maintenant dirigé par Mike McLean, un expert mondial en matière de propriété intellectuelle. C’est toutefois un projet pilote dont la portée est limitée. Il y a quatre secteurs d’intervention principaux à savoir l’éducation en matière de propriété intellectuelle, la création de propriété intellectuelle, l’intelligence stratégique et une communauté de brevets. Cette communauté permet de regrouper différents brevets pour réduire l’asymétrie en matière de propriété intellectuelle afin d’accroître la liberté d’action des entreprises canadiennes.
Le Collectif d’actifs en innovation est à notre disposition; il faut simplement le financer suffisamment et en augmenter l’amplitude. Il y a déjà une communauté de brevets importante créée par des centaines d’entreprises du secteur des technologies propres basées sur les données, mais il faut que d’autres secteurs importants du point de vue stratégique puissent aussi en bénéficier. Nous ne devons pas agir isolément, mais plutôt reproduire la même approche collective à plus grande échelle pour pouvoir livrer concurrence aux Américains, aux Coréens, aux Chinois et aux Européens. Nous devons aussi concevoir le tout en nous inspirant des pratiques qui ont fait leurs preuves dans ces autres pays pour les adapter à la réalité des entreprises canadiennes.
Me Raffoul : J’ai contribué à la recommandation qui a mené à l’établissement de l’organisme Propriété intellectuelle Ontario.
Cet organisme provincial fait un travail similaire à celui du Collectif d’actifs en innovation pour ce qui est de l’éducation et de l’acquisition de propriété intellectuelle. Il va collaborer avec les centres de recherche et s’intégrer davantage à notre réseau universitaire afin de mieux éclairer notre stratégie en la matière.
Nous avons besoin d’un organisme national de la sorte. Il faut examiner ce qui se fait actuellement en Ontario. Est-ce que cela pourrait être reproduit à l’échelle fédérale en créant un organisme responsable de la propriété intellectuelle pour appuyer nos conseils subventionnaires?
Pourriez-vous me dire par exemple quelle stratégie visant la propriété intellectuelle guide l’ensemble des subventions pour la recherche et du financement pour l’innovation dans ce pays? Il n’y a aucune organisation offrant la supervision, le soutien, l’information et l’expertise nécessaires en matière de propriété intellectuelle. Il faut examiner les choses en fonction de ces paramètres pour déterminer s’il est possible d’étendre à l’ensemble du pays les gains réalisés grâce à Propriété intellectuelle Ontario.
Le sénateur Loffreda : Estimez-vous donc que les efforts devraient être concentrés sur l’aspect stratégique?
Me Raffoul : Nous avons vu certains nouveaux programmes produire des résultats intéressants. C’est le cas par exemple du programme Premier brevet qui a été couronné de succès au Québec. On a constaté dans ce contexte qu’il ne suffisait pas que les entreprises puissent obtenir des brevets, et que c’est aussi une question de stratégie. J’ai discuté de ce programme avec les gens du gouvernement du Québec, et ils m’ont indiqué envisager une réorientation de telle sorte que les entreprises puissent être conseillées dès le départ pour ce qui est de l’établissement de leur stratégie en matière de propriété intellectuelle, de la concurrence qu’elles doivent affronter avec les acquis que protège cette concurrence et les brevets qu’elle détient. Les entreprises québécoises devraient ainsi pouvoir prendre de l’expansion plus efficacement en évitant ces écueils pour faire leur place au sein des marchés mondiaux.
Nous devons évaluer ces différents programmes et faire en sorte qu’ils n’en restent pas au stade de projet pilote. Ce programme québécois dont je parlais était en fait un projet pilote, et nous n’avons pas encore vu sa nouvelle mouture. Comme la demande a dépassé largement la capacité, on peut dire qu’il y a un besoin. Nos entreprises canadiennes ont besoin d’aide. Elles pourraient utiliser les crédits pour la recherche scientifique et le développement expérimental afin d’éponger ces coûts.
Nous voudrions que leur capacité d’innovation puisse se traduire en droits de propriété intellectuelle, mais nous n’offrons aucun financement à cette fin. Il y a différents programmes qu’il nous faudrait revoir.
La présidente : Maître Hinton, vous avez parlé de la nécessité d’agir collectivement pour nous donner une amplitude d’action comparable à celle de nos principaux concurrents, mais il est question ici d’entreprises qui se livrent également concurrence à l’échelon local. Vont-elles accepter de conjuguer ainsi leurs efforts? Est-ce que ce sera vraiment l’équivalent d’une grande société américaine?
Me Hinton : Il faut effectivement se donner les moyens de livrer bataille. Le Collectif d’actifs en innovation est structuré de telle sorte que les entreprises participantes n’aient pas à mettre en commun la propriété intellectuelle qu’elles détiennent. Elles ont leur propriété intellectuelle bien à elles, indépendamment du bassin communautaire qui est constitué par ailleurs. Elles peuvent toujours se livrer concurrence entre elles tout en ayant accès à ce portefeuille de brevets pour tirer avantage de la liberté d’action que cela leur procure.
La présidente : Merci pour ces précisions.
[Français]
La sénatrice Bellemare : Vous avez parlé de la nécessité d’avoir une stratégie nationale. Me Hinton a mentionné que les stratégies actuelles du gouvernement sont un peu chaotiques dans l’article en question.
Par ailleurs, vous l’avez tous deux mentionné, on sait que l’économie du Canada est en danger. On l’a aussi entendu à l’occasion d’autres témoignages; si cela continue, en raison d’une économie de ressources qui doit effectuer une transition ailleurs, notre prospérité et notre niveau de vie sont en danger.
Croyez-vous que, si l’on avait une stratégie de l’intangible, en matière de propriété intellectuelle, cela suffirait à redonner un dynamisme majeur à l’économie canadienne?
Comment arriver à cette action collective dont vous parlez et qui serait nécessaire pour insuffler cette nouvelle stratégie? Comment? Tout le monde nous dit ce qu’on devrait faire, mais personne ne nous parle des obstacles et ne nous demande pourquoi on ne le fait pas.
C’est un peu l’enjeu de ma question. Est-ce que cela est suffisant pour nous empêcher de tomber et comment doit-on le faire?
[Traduction]
Me Raffoul : C’est un des piliers importants. Toutes les entreprises doivent avoir une stratégie en matière de propriété intellectuelle. C’est le cas autant pour une société technologique que pour un salon de coiffure qui a aussi sa marque de commerce. La propriété intellectuelle est intégrée à toutes nos activités, et j’ai toujours dit qu’il serait extrêmement bénéfique pour nos entreprises qu’on les oblige, au moyen de différents programmes et mécanismes de financement, à vraiment mettre l’accent sur leur stratégie à ce chapitre.
Lorsqu’une entreprise s’interroge sur sa stratégie en matière de propriété intellectuelle, elle procède en fait à une analyse de ses points forts, de ses faiblesses, des possibilités qui s’offrent à elle et des menaces qui pèsent sur son avenir. Il s’agit d’amener l’entreprise à s’intéresser à la propriété intellectuelle que détiennent ses concurrents. Si elle veut poursuivre son expansion et sa croissance, elle doit savoir ce que font ses concurrents. Elle peut ainsi déterminer si ceux-ci se protègent au moyen de brevets et de secrets commerciaux, et s’ils prennent toutes les précautions nécessaires lorsqu’ils concluent des contrats.
Dans ma pratique d’avocate spécialisée en propriété intellectuelle, je suis à même de constater une grande naïveté quant à la manière dont les contrats sont structurés, alors même qu’ils devraient assurer la protection de la propriété intellectuelle détenue par l’entreprise et lui faciliter la tâche dans l’obtention de brevets. De nombreux chefs d’entreprise me demandent s’il est possible d’obtenir un brevet pour telle ou telle chose. Je leur réponds que c’est bien sûr le cas et que leurs compétiteurs ont une longue liste de brevets dans le même domaine.
Si nous commençons à obliger nos entreprises — et peut-être qu’« obliger » est un terme un peu fort, disons encourager —, au moyen de mesures de financement, d’efforts de sensibilisation et de différents programmes, à s’intéresser de plus près à leur stratégie en matière de propriété intellectuelle, elles pourraient acquérir une meilleure compréhension de la conjoncture des marchés mondiaux et des actions menées par leurs concurrents. Elles disposeraient ainsi de la liberté d’action voulue pour bénéficier de l’effet de richesse découlant des innovations qu’elles mettent de l’avant.
[Français]
La sénatrice Bellemare : Avez-vous quelque chose à ajouter, maître Hinton?
[Traduction]
Me Hinton : Me Raffoul a tout à fait raison. Il faut de plus une approche pangouvernementale pour concrétiser le tout. On peut prendre l’exemple d’un secteur comme celui des minéraux critiques, des batteries, des véhicules électriques et même des véhicules autonomes qui forment une grande chaîne de valeur. Dans le cadre d’une approche gouvernementale, lorsqu’on décide des normes à respecter pour l’extraction du lithium dans les mines ou de la politique de propriété à mettre en œuvre à l’égard du contenu canadien d’une mine, il convient d’examiner tous les maillons de cette chaîne de valeur dans l’optique de la propriété intellectuelle pour déterminer quels en sont les points forts, où se situent les entreprises canadiennes et quels sont les vides à combler pour pouvoir continuer d’intégrer des entreprises canadiennes à cette chaîne de valeur.
On peut prendre l’exemple des mines, une des grandes industries de l’économie canadienne, qui est toutefois devenue un secteur axé sur la propriété intellectuelle. Il y a une décennie à peine, on y déposait 4 000 demandes de brevets par année, et ce nombre atteint désormais 25 000. C’est donc un actif incorporel dont la croissance ne se dément pas.
D’un point de vue stratégique, il faut donc utiliser tous les leviers que le gouvernement met à notre disposition — politique en matière de propriété intellectuelle, soutien à la capacité concurrentielle, politique fiscale et crédits d’impôt pour la recherche scientifique et le développement expérimental dont parlait Me Raffoul — en veillant à ce qu’ils contribuent tous à encourager et à soutenir les entreprises canadiennes dans leurs efforts pour concevoir de nouvelles technologies et les protéger, sans toutefois sous-estimer les obstacles qu’elles auront à surmonter, notamment en provenance des États-Unis et de la Chine. Les prédateurs ne manquent pas dans ce contexte, et nous devons réduire l’asymétrie actuelle. Nous devons reconnaître que nous sommes d’ores et déjà en position de déficit et faire le nécessaire pour combler ce fossé.
Il faut cependant constater que les Américains, les Chinois et les Européens accélèrent le pas pour s’éloigner de plus en plus de nous qui progressons plutôt en sens inverse. Nous présentons moins de demandes de brevet qu’il y a 10 ans. Nous allons dans la mauvaise direction, car nous continuons de prendre des décisions qui ne tiennent pas la route, comme celle d’accorder du financement à Ericsson pour la création d’une poignée d’emplois.
[Français]
La sénatrice Bellemare : Au Canada, il y a plusieurs ordres de gouvernement : les gouvernements provinciaux, le gouvernement fédéral; tous posent des actions autonomes. Que suggérez-vous pour qu’ils se mettent ensemble? En fait, une action convergente de tous les gouvernements fait partie de la solution.
[Traduction]
Me Hinton : Oui, il faut que ces actions soient coordonnées.
Me Raffoul : La coordination est effectivement nécessaire. Nous avons besoin du leadership fédéral. C’est le point de départ essentiel. Je sais que l’organisme Propriété intellectuelle Ontario est le fruit d’une recommandation dont le gouvernement fédéral a été saisi. Nous avons besoin d’une collaboration accrue entre les instances fédérales et provinciales, car on peut en faire tellement plus en conjuguant nos efforts. Il faut qu’il y ait davantage de coopération à ce chapitre.
Tout bien considéré, il y a des lacunes tant au sein des provinces qu’à l’échelon fédéral. Toutes les provinces — et j’ajouterais, bien sûr, le gouvernement fédéral — sont loin d’en faire suffisamment en ce sens.
La sénatrice Bellemare : À qui revient la responsabilité de coordonner ce travail?
Me Hinton : C’est la responsabilité de tout le monde. Me Raffoul et moi avons travaillé à des projets à l’échelon municipal. Tous les ordres de gouvernement doivent apporter leur contribution dans le cadre d’un effort d’ensemble adéquatement coordonné.
Pour ce qui est des universités, on soutient qu’elles relèvent des provinces, et non du fédéral, si bien que les deux ordres de gouvernement adoptent une approche non interventionniste qui fait en sorte que nos universités n’apportent pas le soutien voulu aux entreprises canadiennes en matière de recherche. Les universités doivent elles-mêmes redoubler d’efforts pour être plus performantes. Les trois instances ne sont toujours pas à la hauteur et continuent d’agir de façon désordonnée. Tout le monde doit en faire plus.
La présidente : Plusieurs témoins nous ont dit la même chose. Il y a des enjeux fédéraux-provinciaux à régler, mais les universités peuvent décider elles-mêmes de la manière dont elles comptent procéder.
[Français]
Le sénateur Massicotte : Merci aux témoins.
J’aimerais d’abord poser une question technique avant de poser ma question principale. On a toujours entendu des critiques disant qu’on dépense beaucoup d’argent pour la recherche et le développement. Néanmoins, on obtient peu de résultats, bien que nous soyons un des pays les plus généreux dans le monde à cet égard.
Un témoin nous a dit, il y a environ deux semaines, qu’en matière de recherche et développement, les sommes ne sont pas énormes; ce n’est pas beaucoup. Quelle est la vérité? Est-on généreux ou non?
Me Raffoul : On est assez généreux.
[Traduction]
Me Raffoul : Il faudrait toutefois que nous revoyions nos modes de financement et nos choix quant aux activités qu’il convient d’appuyer. Cela nous ramène à ce que je disais précédemment. C’est une bonne chose de financer la recherche, mais il y a un prérequis à respecter. Il faut en effet s’assurer qu’une stratégie pertinente permet de s’assurer les droits de propriété intellectuelle. En effet, on finance la recherche dans l’espoir qu’elle se traduise par des innovations, mais si on n’a pas le contrôle de la propriété intellectuelle et des données, il est impossible d’en tirer quelque richesse que ce soit, alors même que c’est ce que devraient pouvoir faire les entreprises — grâce à la vente de produits et de services —, mais elles sont plutôt privées de leur liberté d’action. Notre pays est aux prises avec un problème de fusions et acquisitions. Nous voulons que nos entreprises atteignent une certaine taille — nous avions récemment un programme devant permettre à 100 entreprises de dépasser les 100 millions de dollars en revenus — et nous n’y parvenons pas. Elles se heurtent en quelque sorte à un plafond de verre à partir duquel elles sont achetées par un concurrent. Pourquoi en est-il ainsi?
Il y a là un problème avec la propriété intellectuelle. Ces entreprises se retrouvent vulnérables lorsqu’elles prennent de l’expansion sur le marché, et le mieux à faire pour elles est de simplement intégrer une chaîne d’approvisionnement de plus grande envergure. Si on ne s’assure pas de contrôler la propriété intellectuelle dans un tel contexte, ces programmes ne produiront pas les résultats recherchés.
Le sénateur Massicotte : Il y a une chose qui est claire. Vous affirmez tous les deux avec beaucoup de conviction que nous avons d’abord et avant tout besoin d’une stratégie en matière de propriété intellectuelle. Il n’en demeure pas moins que le chef d’entreprise investit son propre argent, a une réputation à préserver et tient à assurer la prospérité de son organisation, mais qu’il ne partage pas de toute évidence ce sentiment d’urgence qui est le vôtre.
Me Raffoul : Tout à fait.
Le sénateur Massicotte : Votre solution serait donc que le gouvernement intervienne pour offrir du financement, mais lorsque ceux et celles dont l’avenir est en jeu ne prennent pas eux-mêmes l’initiative en ce sens, c’est habituellement parce qu’ils ont une bonne raison. Je suppose que c’est parce qu’ils n’en voient pas les avantages.
Me Raffoul : Une vaste réorientation des efforts s’impose au Canada. Bon nombre des entrepreneurs avec lesquels nous discutons envisagent des stratégies de sortie. C’est un sujet très en vogue. Il est plus rare qu’on nous parle d’une volonté de prendre de l’expansion en devenant une société ouverte, en construisant un siège social ici…
Le sénateur Massicotte : Et pourquoi pas?
Me Raffoul : Nous devons faire évoluer ces attitudes, et nous ne réussissons pas vraiment. Nous voulons garder au Canada la richesse, les emplois et les sièges sociaux. Il y a donc un travail de réorientation à faire.
Il y a beaucoup d’entrepreneurs qui cherchent seulement à être les premiers à offrir un produit sur le marché et à se faire remarquer pour pouvoir vendre par la suite.
Le sénateur Massicotte : Prenons l’exemple de Siemens et des éoliennes.
On en voit un peu partout. La technologie sous-jacente est très complexe et appartient à Siemens. Supposons qu’un homme d’affaires canadien se mette à voler cette technologie ou à prétendre qu’une partie de cette technologie lui appartient. Siemens n’acceptera pas cela. C’est sa technologie. Si les entrepreneurs canadiens ne le font pas, c’est évidemment parce qu’ils estiment que cela n’en vaut pas la peine.
Me Raffoul : Ce que les entreprises canadiennes doivent faire — et qu’elles ne font pas —, c’est de mieux se préparer pour avoir ces discussions avec Siemens. Elles sont mal préparées. Elles n’ont pas déposé de demande de brevet. Et elles pensent que Siemens est leur amie. Or, Siemens est une entreprise à but lucratif.
On le voit constamment. L’exemple classique est celui de i4i, une société de logiciels basée à Toronto qui a entamé des discussions avec Microsoft. Par chance, cette société torontoise avait déposé une demande de brevet à la fin des années 1990 pour un éditeur XML. Il s’avère que sans le vouloir, Microsoft a fini par utiliser cet éditeur XML dans les versions 2007 et 2003 de Microsoft Word. La société i4i a pu obtenir un financement par capital-risque et a poursuivi Microsoft jusqu’à la Cour suprême des États-Unis, où elle a obtenu un jugement d’environ 500 millions de dollars contre Microsoft et la suppression de l’invention brevetée dans le produit. Si i4i n’avait pas été « en instance de brevet », Microsoft l’aurait étouffée.
Donc ce que nous voyons... Je le vois quand de grandes entreprises se retrouvent dans des situations contractuelles où elles ne veulent pas que de petites entreprises canadiennes déposent des brevets, parce que cela les rend vulnérables dans la chaîne d’approvisionnement. Tout à coup, lorsque la grande entreprise ne veut plus travailler avec la petite, elle peut facilement partir travailler avec quelqu’un d’autre parce que la petite entreprise n’est pas détentrice du brevet. La grande entreprise peut se tourner vers un lieu de production moins cher parce que « oui, merci beaucoup pour votre innovation, et maintenant que nous savons comment cela fonctionne, comme vous n’avez pas déposé de brevet, nous pouvons faire appel à quelqu’un d’autre, qui nous coûtera moins cher ». Nous voyons ce genre de...
Le sénateur Massicotte : Mais les entreprises ne le font pas. Elles doivent vous engager pour y parvenir.
Me Raffoul : Exactement. Et nous ne finançons pas cela, donc nous ne les appuyons pas dans cette démarche, ce qui constitue une grave lacune. Nous devons le faire. Cela coûte cher. Toute la stratégie entourant la propriété intellectuelle coûte cher, mais tout le monde s’y astreint. Le Canada se distingue de tous les autres pays par l’importance qu’il accorde aux brevets. La moyenne de l’OCDE est de 5,9 %, alors que nous stagnons à 2 %, il faut tirer la sonnette d’alarme.
Ce n’est pas tout. Nous ne sommes pas là pour dire que tout se résume à la propriété intellectuelle, mais c’est un pilier important. Si l’on combine cela avec notre attitude, qui consiste à percer le marché aussi vite que possible puis à en sortir, cela ne va pas. À long terme, cela devient un vrai problème pour nous.
Le sénateur Massicotte : D’accord. Merci.
Me Hinton : J’ajouterais peut-être que si l’on regarde la composition de l’économie canadienne, il y a les banques, les entreprises de télécommunications, les oligopoles — principalement des entreprises nationales — et ensuite les entreprises technologiques étrangères qui sont ici. Il nous faut des entreprises canadiennes multinationales qui ont leur siège social ici. Quand des entreprises sont rachetées, si nous ne disposons pas d’entreprises technologiques nationales capables de procéder à des acquisitions, nos entreprises seront toujours rachetées puis délocalisées. Il faut avoir la bonne mosaïque d’entreprises, mais nous nous concentrons toujours sur le renforcement de la compétitivité des banques, des sociétés de télécommunications, des chaînes d’alimentation. Et puis...
Le sénateur Massicotte : Qu’en est-il dans le secteur du pétrole et du gaz? C’est l’un de nos secteurs d’investissement les plus importants, et il y a des acteurs très importants présents dans le monde entier. Au Canada, comme vous le savez, la ressource est très difficile à extraire. Y a-t-il une stratégie en matière de propriété intellectuelle dans ce domaine? Est-elle bonne?
Me Raffoul : C’est probablement l’un de nos meilleurs secteurs, en fait. Nous avons des acteurs de taille moyenne, mais il y a ensuite toute la propriété étrangère. Tout dépend du détenteur.
Halliburton est l’une des principales entreprises à présenter des demandes de brevets. Si vous regardez les sociétés pétrolières et gazières, elles sont parmi les entreprises qui présentent le plus de demandes de brevets dans le monde, et leurs dirigeants vous diront, à la blague, que ce ne sont pas des sociétés pétrolières, mais des sociétés de données. Tout dépend des données et de la propriété intellectuelle.
La présidente : C’est exactement ce qu’ils disent.
La sénatrice Marshall : Tout cela est très déroutant, parce que vous êtes ici pour nous dire que nous ne nous en tirons pas très bien, alors que le gouvernement dépense des milliards et des milliards de dollars pour aider les entreprises, mais nous restons en queue de peloton. Le budget prévoit la création d’un nouveau fonds par le truchement de la Société canadienne de l’innovation, et je serais curieuse de savoir si... Il y a un plan directeur sur le site Web du gouvernement. L’avez-vous vu? Vous dites que ce qui nous manque, c’est une stratégie sensée, mais il me semble que ce plan directeur devrait constituer la stratégie en question. Je me demande si vous avez des commentaires à faire sur cette stratégie.
Cette société sera régie par une loi spéciale, c’est donc une entité qu’on est en train de créer. Mais il y a déjà des milliards de dollars qui sont investis dans ce fonds, qui se veut pour l’« innovation » et non pour la « recherche ». On peut donc espérer que l’objectif va dans le sens de ce que vous évoquez.
Avez-vous examiné ce plan? J’aimerais savoir ce que le gouvernement peut faire d’autre, ce qu’il devrait faire. Il y aura donc cette Société canadienne de l’innovation et le plan directeur qui y est associé. L’avez-vous examiné? Le gouvernement est-il sur la bonne voie?
Me Hinton : Oui, je peux peut-être commencer.
Pour ce qui est de la Société canadienne de l’innovation, Danny Breznitz est fantastique, c’est lui qui a mené les consultations et mis tout cela en place.
Notre bilan n’est pas bon. Les supergrappes, un autre effort d’un milliard de dollars, ont donné des résultats très décevants, à mon avis, mais le concept comportait des déficiences structurelles dès le départ. Nous le savions et nous avions bien dit que cela ne fonctionnerait pas. Nous le savions et nous avions dit qu’il ne fonctionnerait pas. Le projet est tout de même allé de l’avant, et il est arrivé ce qui est arrivé. Le Fonds pour l’innovation stratégique... pour moi, il y a des aspects positifs à ce fonds, mais il y a aussi beaucoup d’aspects négatifs.
Je reste optimiste, je pense que ce pourrait être productif et qu’on commence à mettre le cadre nécessaire en place. On parle de création et de conservation de la propriété intellectuelle, mais si l’on ne tient pas compte des risques liés à la liberté d’exploitation, le propriétaire inhérent de la propriété intellectuelle, parce qu’il la finance, sera celui qui en bénéficiera économiquement. Il faut réduire les risques liés à la liberté d’exploitation, parce que les Chinois et les Américains déposent un million de brevets par an, donc il faut réduire les risques à ce chapitre et au chapitre des données, il faut veiller à ce que les entreprises canadiennes aient des actifs de données qu’elles peuvent commercialiser pour rivaliser avec les multinationales sur un pied d’égalité.
Pour moi, tout reste à voir. On promet de faire mieux la prochaine fois, mais les trois dernières fois ont été épouvantables.
La sénatrice Marshall : Elles ont été épouvantables.
Me Hinton : Oui.
La sénatrice Marshall : Avez-vous regardé le plan directeur? Ce que je vois — je suis comptable, donc je vois tout cet argent sortir, et les objectifs ne sont pas toujours bien définis, mais le gouvernement continue de faire la même chose encore et encore. Il y a 5 milliards de dollars qui sortent, sans résultat, puis il refait la même chose, toujours et encore.
Nous parlons aujourd’hui de la Société canadienne de l’innovation, mais au moins, il y a un plan directeur que nous pouvons examiner. Y avez-vous jeté un coup d’œil? Vous êtes-vous dit « cela me donne de l’espoir », ou « cela ne fonctionnera pas non plus »?
Me Raffoul : Je pense que le problème, c’est que nous mettons ce genre de programme en place sans nécessairement établir clairement les résultats escomptés. Comment peut-on en mesurer le succès? Dans le cas des supergrappes, oui, on avait parlé d’une stratégie sur la propriété intellectuelle, mais il ne faut pas oublier à qui on a affaire. Le renard est dans le poulailler. Les grandes multinationales sont venues faire des affaires en partenariat avec nos PME. Qu’espériez-vous que les PME en retirent?
Si vous espériez qu’elles obtiennent plus de brevets, de propriété intellectuelle et que leurs produits soient commercialisés à plus grande échelle, alors c’est ce qu’il fallait mesurer. Il ne s’agit pas simplement d’en parler et de partager nos technologies.
Pour répondre à ce que disait Me Hinton sur la nécessité de comprendre qui entre dans le poulailler, qu’apportent vraiment ces entreprises comme actifs de propriété intellectuelle? Il faut examiner attentivement la situation et déterminer comment gérer l’asymétrie.
Beaucoup de nos entrepreneurs sont très naïfs lorsqu’ils s’engagent dans une supergrappe. Il faut les accompagner beaucoup plus qu’on le fait actuellement. Il faut leur fournir du financement et des services-conseils, ce qui n’était souvent pas le cas. On continue de les laisser à eux-mêmes, en espérant qu’ils se débrouilleront. Il n’y a rien dans ces programmes qui garantisse qu’ils puissent obtenir une protection de la propriété intellectuelle, concrètement, après avoir bénéficié du programme de financement: il y a un produit, il est protégé et il y a une stratégie en conséquence. On ne mesure pas cela.
La sénatrice Marshall : Ce fonds d’innovation est la énième tentative du gouvernement de faire quelque chose et de réussir. Mais il n’a pas encore nommé les membres du conseil d’administration de la société; je pense que ce sera une société d’État.
Quelles personnes devraient faire partie de cette organisation? Quel genre de personnes devraient siéger au conseil d’administration? S’agira-t-il de personnes comme vous? Quel genre de personnes devraient mener les activités de la société, évaluer les demandes de financement? Cette société n’est pas encore sur la bonne voie.
Me Hinton : Les besoins en matière de gestion sont importants. Avec tout le respect que je dois aux anciens banquiers, nous n’avons pas besoin d’anciens banquiers là, c’est un secteur différent. Les personnes choisies doivent être des spécialistes de l’innovation, des anciens PDG d’entreprises, des personnes qui connaissent les règles du jeu. Il doit aussi y avoir des experts d’autres domaines, la propriété intellectuelle en étant un, mais il y a un certain nombre d’autres experts qui seront nécessaires pour faire de cette initiative un succès.
Me Raffoul : On peut voir qui siège au conseil d’administration des sociétés d’investissement: quelqu’un de Nokia, par exemple, ou d’une multinationale étrangère. Je le vois dans nos organismes d’investissement locaux. Leur intention est complètement différente. Ils ne cherchent pas à favoriser l’essor du Canada; ils favoriseront leur société d’attache et chercheront des moyens de ramener de la richesse dans leur pays d’origine.
Alors pourquoi des membres de multinationales étrangères siégeraient-ils au conseil d’administration de sociétés d’investissement nationales? Jetez un coup d’œil à ce qui se passe un peu partout au Canada et vous y verrez des représentants de nombreuses multinationales que je ne nommerai pas. Que font-ils là? Leurs intentions sont complètement différentes.
La présidente : C’est un excellent point, merci. Nous allons maintenant donner la parole à d’anciens banquiers pour voir ce qu’ils ont à dire.
Le sénateur Marwah : Je remercie les témoins.
Maître Hinton, vous avez expliqué avec éloquence que dans ce monde de plus en plus numérique, le contrôle de la propriété intellectuelle est primordial. Je suis tout à fait d’accord avec vous. En fait, j’ai toujours pensé que de nos jours, qui n’est pas maître de la propriété intellectuelle devient une colonie moderne, et la richesse s’accumule hors du pays. Cela me paraît tout à fait évident. Tous mes interlocuteurs sont d’accord sur ce point.
Mais parlons des gouvernements et des entreprises. Commençons par les gouvernements. Les fonctionnaires sont très brillants, très dévoués et ils veulent ce qu’il y a de mieux pour leur pays. Je sais que le ministère de l’Innovation, des Sciences et du Développement économique, ou ISDE, a mené de vastes consultations auprès de toutes sortes de personnes, parmi lesquelles on compte malheureusement parfois les représentants de grandes entreprises, mais Jim Balsillie a un groupe composé de nombreux entrepreneurs, qu’il a consultés abondamment.
Pourtant, j’entends constamment des critiques selon lesquelles le gouvernement ne comprend pas. J’essaie donc de comprendre quel est l’angle mort. Qu’est-ce qu’il ne comprend pas? Il a mené des consultations. Est-ce le fait qu’il mette l’accent sur l’emploi et le fait de vivre dans un monde industrialisé où l’emploi prime sur la propriété intellectuelle? Le gouvernement mise-t-il trop sur le court terme plutôt que le long terme? Je veux comprendre quel est l’angle mort du gouvernement.
J’aimerais également aborder la perspective des entreprises et souligner que les entrepreneurs comprennent aussi les enjeux. Ils comprennent l’importance de la propriété intellectuelle. Toutes les petites entreprises technologiques avec lesquelles j’ai été associé — les dirigeants des 30 ou 40 petites entreprises technologiques que j’ai consultés — comprennent que la propriété intellectuelle est primordiale. Ils font de l’idée de contrôler la propriété intellectuelle et de ne pas la laisser partir ailleurs une paranoïa, donc ils comprennent. Vous dites malgré tout qu’ils ne comprennent pas l’enjeu, donc je ne sais pas trop ce qu’il faut changer.
Me Hinton : Je peux peut-être commencer par l’aspect gouvernemental. ISDE devra en grande partie faire l’inverse de ce qu’il a l’habitude de faire, l’inverse de ce qu’il a fait lundi en donnant des dizaines de millions de dollars à une filière d’Ericsson. C’est une stratégie qui fonctionnait lorsqu’il y avait une usine de construction automobile et un tas de fournisseurs gravitant autour, parce c’est alors ce qu’il fallait faire. Mais encore aujourd’hui, le ministère semble suivre un modèle digne des années 1920. De nombreux membres de l’équipe déploient cette stratégie et s’interrogent sur les emplois. Ils utilisent des modèles économiques qui étaient pertinents il y a 100 ans.
C’est exactement ce que vous avez dit: tout dépend de la propriété intellectuelle et des données. Lorsqu’on leur demande quelles sont les conditions de propriété intellectuelle dans l’accord avec Ericsson ou quelles sont les conditions de propriété intellectuelle dans l’accord de 40 millions de dollars conclu avec Nokia, il n’y a pas de conditions. Si une entreprise canadienne veut conclure un accord avec le Fonds pour l’innovation stratégique, il y a des conditions de propriété intellectuelle, mais ils oublient la propriété intellectuelle lorsqu’ils voient...
Le sénateur Marwah : Ce sont pourtant des gens très intelligents. Je ne peux pas croire qu’ils ignorent cet aspect des choses. Je rencontre bien des fonctionnaires, et ce sont des gens brillants.
Me Hinton : Cela me laisse perplexe. Selon ma compréhension des choses, ils font l’inverse de ce qu’ils devraient faire, et il est difficile pour n’importe qui de construire quelque chose pour dire ensuite : « écoutez, nous nous sommes trompés et nous devons tout déconstruire parce que nous travaillons dans la mauvaise direction depuis des années. »
Me Raffoul : Il est difficile de se réorienter, tout le défi est là. C’est sans équivoque, les retombées attendues ne sont pas au rendez-vous. L’employé de Nokia ne peut pas simplement ouvrir sa propre usine pour construire la même chose : la technologie 5G est brevetée. Il y a également des accords de protection des secrets commerciaux et de confidentialité. Notre soutien n’a pas les effets d’entraînement qu’il avait dans les années 1920.
Je comprends ce que vous dites. En effet, il y a de nombreuses entreprises technologiques nationales, au Canada, qui comprennent l’enjeu et déposent des demandes de brevets, mais ce n’est pas suffisant. Elles ne reçoivent pas d’aide à ce chapitre et font ce qu’elles peuvent.
Le Canada fait preuve d’une grande naïveté en ce qui concerne les brevets logiciels. Si je touchais un dollar pour chaque entreprise dont les dirigeants m’ont dit qu’ils ne savaient pas qu’il était possible de breveter des logiciels... Il y a 6 millions de demandes de brevets déposées au Canada chaque année, et 70 % des demandes de brevet déposées aujourd’hui concernent des logiciels.
Les dirigeants et les conseillers de bien des entreprises canadiennes — et nous travaillons tous les deux beaucoup avec des incubateurs et des accélérateurs partout au Canada — me disent que parce qu’il s’agit d’une entreprise de logiciels, de service, d’une entreprise de SaaS, ils n’ont pas besoin de la protection d’un brevet. Qu’en est-il d’Amazon et de toutes ces autres entreprises, vous pensez? Elles demandent et détiennent pourtant d’énormes quantités de brevets. Google s’est longtemps opposée aux brevets. Elle a maintenant tout un arsenal de brevets.
Nous voyons une énorme asymétrie, et les chiffres ne sont pas au rendez-vous; ils ne fonctionnent pas. On parle de 2 %, et nous présentons de moins en moins de demandes chaque année. Notre principal demandeur de brevets au pays est la Banque Royale du Canada, la RBC. Elle en obtient plus que qui que ce soit d’autre. Ce n’est pas une entreprise de technologie, et c’est elle qui présente le plus de demandes de brevet au Canada, pas un autre acteur du secteur des technologies, un constructeur automobile ou une société pétrolière et gazière, mais la RBC.
Le sénateur Marwah : Pour revenir aux gouvernements et à ISDE, les gens d’ISDE ont mené de vastes consultations; ils le font continuellement pour la stratégie en matière de propriété intellectuelle et ainsi de suite. Est-ce parce qu’ils ne consultent pas les bonnes personnes? Ils mènent beaucoup de consultations. Je connais une grande partie des personnes qu’ils consultent. Ignorent-ils les conseils qu’ils reçoivent, ou ne reçoivent-ils pas les bons?
Me Hinton : Je souscris à ce que vous me dites. Je vais vous appuyer; vous m’appuyez. Nous allons encourager une réorientation au sein d’ISDE. Je connais les gens là-bas. Leurs intentions sont bonnes et ils veulent faire mieux. Continuons de les encourager.
Il est évident pour moi et, manifestement, pour vous que cela ne fonctionne pas. Il y a une voie claire pour que cela fonctionne, et un petit renouvellement serait donc utile.
Le sénateur Marwah : Mais avons-nous la moindre idée de ce qu’ils devraient faire différemment? J’aimerais que vous me donniez tous les deux des idées précises. Ce serait de la plus grande utilité.
Me Hinton : Je vais commencer par dire qu’il faut cesser de faire ce qui a été fait lundi, qu’il faut arrêter de donner de l’argent à une succursale à l’étranger. Les investissements étrangers directs sont insensés. Je ne dis pas qu’il faut fermer les frontières du Canada. Nous voulons des entreprises étrangères et des succursales ici, mais il n’est pas nécessaire de leur donner 40 millions ou des centaines de millions de dollars. L’usine de pneus Michelin dans l’Est possède 10 000 brevets. C’est le jeu de la propriété intellectuelle, et nous parlons des emplois. Nous avons besoin des emplois, mais il nous faut aussi la prospérité économique. Par conséquent, lorsqu’on manque de vision et qu’on met seulement l’accent sur les emplois, on court le risque de se faire manger la laine sur le dos tous les jours.
Adoptons plutôt une vision à long terme, sur 5 ou 10 ans. Le Sénat est l’exemple parfait et donne une occasion. Nous avons besoin de cette vision à long terme. Parfois, sur le plan politique, les décisions sont prises dans le but d’obtenir des mentions « j’aime » sur Twitter et des clics sur Facebook.
Le sénateur Marwah : Le problème, c’est que la réflexion du gouvernement porte sur une période de quatre ans.
La présidente : Oui, exactement. Nous devons aussi mesurer certains résultats afin d’avoir des données probantes pour dire ce qui doit changer dans l’approche adoptée.
Me Raffoul : Oui, et il y a 40 millions de dollars pour les investissements étrangers directs, et ensuite des projets pilotes pour nos entreprises...
Me Hinton : Le fonds a amassé quelque chose comme 30 millions de dollars, alors comment peut-on même livrer concurrence?
Me Raffoul : Exactement. Il y a une asymétrie dans notre façon d’accorder du financement et de soutenir nos entreprises.
De plus, lorsqu’on regarde le financement de la recherche dans les universités, on constate que nos universités, de manière générale, ne travaillent pas avec des entreprises du pays, car il est beaucoup plus facile pour un professeur de faire un projet d’envergure avec une multinationale étrangère plutôt que de faire quatre projets avec quatre PME.
En réorientant le financement et en encourageant nos chercheurs à travailler avec les entreprises du pays — et c’est ce que j’entends souvent de la part d’entreprises de technologie...
Le sénateur Marwah : Pensez-vous vraiment que nous devrions accorder des subventions liées aux brevets?
Me Raffoul : Nous devons faire en sorte que les subventions reposent sur une stratégie en matière de propriété intellectuelle qui est orientée vers le pays...
Le sénateur Marwah : Non, je dis qu’il faut donner une subvention seulement après l’obtention d’un brevet.
La présidente : Non, vice versa...
Le sénateur Marwah : Oh, vice versa...
Me Raffoul : Eh bien, sénateur, on obtient des brevets. C’est ce qui se produit. C’est l’entreprise étrangère qui les possède.
Le sénateur Marwah : Qui?
Me Raffoul : Je dirais qu’une proportion de 80 à 90 % de la recherche universitaire menant à des brevets est effectuée au profit d’entreprises étrangères. C’est là que tous les brevets se retrouvent. Des brevets sont donc remis, mais pas à nos entreprises. Elles ne participent pas, pour la plupart, à la recherche de haut niveau au pays.
Lorsqu’on regarde la recherche effectuée à l’Université de Toronto et dans nos grandes institutions et la proportion dans laquelle ces travaux se font au pays, on constate que nous ne sommes même pas dans la course. Vous pouvez alors oublier les brevets.
Mais oui, il faut être dans la course, et nous devons obtenir les brevets provenant des travaux de recherche qui se traduisent par de l’innovation.
Le sénateur Smith : Merci d’être parmi nous. J’écoute ce qui se dit, et une grande partie des entrepreneurs très prospères que nous avons entendus jusqu’à maintenant à propos de la propriété intellectuelle ont essentiellement affirmé qu’il faut une sorte de système d’incubation pour commercialiser les idées, et nous avons entendu parler de projets d’incubation et d’entreprises en démarrage qui ont un logiciel.
Je veux préciser une chose : je n’ai rien contre le gouvernement, mais si je comptais sur lui pour m’aider dans ma propre vie, j’aurais plus de problèmes compte tenu du risque associé à la prise de décisions, et c’est un environnement différent. Pour ce qui est d’entrer dans un environnement concurrentiel, et les concurrents dont vous parlez connaissent du succès, à vous entendre, et pour revenir à la stratégie nationale de données, si je puis dire, dont vous avez parlé dans votre article, maître Hinton, je vous demanderais à tous les deux de nous dire quelles sont les quatre ou cinq principales choses qui doivent être coulées dans le béton, mais un béton qui peut être cassé et adapté pour que les jeunes entrepreneurs puissent se lancer en affaires et aller de l’avant.
Car lorsqu’on prend quelqu’un comme Jim Balsillie, qui connaît beaucoup de succès, et d’autres entrepreneurs, ces personnes disent parfois qu’elles aimeraient aider, mais qu’il faut d’abord avoir vendu pour plus de 100 millions de dollars parce qu’elles doivent protéger leurs propres intérêts. Cela nous ramène au risque pris par certains Canadiens.
Comment mettriez-vous sur pied ce processus d’incubation pour que nous cessions de toujours nous plaindre d’autres personnes qui possèdent des droits de propriété intellectuelle en adoptant plutôt une approche concrète et planifiée et en appuyant les inventeurs et les créateurs qui peuvent aller de l’avant et réussir afin d’accroître notre quantité de brevets pour devenir un joueur à part entière?
Nous n’en sommes pas encore un.
Me Hinton : Je peux peut-être commencer.
Nous créons beaucoup de nouvelles entreprises. Nous avons beaucoup de semences, et nous les plantons un peu partout. Nous nous heurtons à un problème au moment de leur faire prendre de l’expansion, pour pouvoir passer de un à un million de clients.
Le sénateur Smith : Tout à fait.
Me Hinton : Et c’est là que se trouvent les énormes retombées économiques parce qu’on a déjà un marché et qu’on se tourne maintenant vers les marchés mondiaux.
À vrai dire, je dirais que deux choses entrent en ligne de compte. Il y a d’abord le concept de la mise en commun des brevets, c’est-à-dire avoir une ressource collective de droits de propriété intellectuelle sur laquelle les entreprises canadiennes peuvent compter quand bon leur semble. Elles n’ont pas besoin de partager leurs droits de propriété intellectuelle.
Il y a ensuite la gestion collective des données. La transition vers une économie axée sur les données nous oblige à avoir ces actifs de données, que nous n’avons pas en ce moment.
Le sénateur Smith : Mais comment pouvons-nous obtenir les actifs? Nous pouvons demander à Me Raffoul combien d’argent nous devrons lui verser pour obtenir le soutien nécessaire à l’obtention des actifs de propriété intellectuelle. Et c’est peut-être ce qui arrive à certains entrepreneurs ou jeunes entrepreneurs canadiens, qui se rendent compte qu’ils n’ont pas les fonds nécessaires.
Comment peuvent-ils les obtenir? Comment peuvent-ils entamer un processus qui leur permettra d’avoir ce genre de fonds grâce aux anges gardiens — ou peu importe comment nous les appelons — qui ont le courage de les aider?
Me Hinton : À propos de la gestion collective des données — et Me Raffoul s’occupe de la Plateforme ontarienne des données sur la santé, la PODS, qui présente une occasion en or —, il y a des données publiques dont nous pourrions tirer profit — en gérant toutes les questions de protection des renseignements personnels et de consentement nécessaires — et que nous pourrions ensuite utiliser pour pouvoir mettre ces actifs à la disposition des entreprises canadiennes qui s’en serviront comme carburant à des fins de commercialisation.
Maître Raffoul, vous pouvez entrer dans les détails.
Me Raffoul : Nous nous occupons de la Plateforme ontarienne des données sur la santé et nous parlons à des gens des différentes communautés d’intervenants. Nous sommes actuellement en train d’ergoter quant aux personnes que nous essayons d’aider. La société Microsoft Canada est-elle une entreprise canadienne, ou allons-nous mettre vraiment l’accent sur les sociétés privées sous contrôle canadien?
Nous devons bien choisir qui nous essayons d’aider, car il y a une grande différence entre une succursale, une filiale canadienne et une entreprise canadienne. Même cette question fait l’objet d’un débat. Lorsque nous nous réunissons pour commencer à élaborer ce genre de programmes, il faut déterminer qui aura accès aux fonds.
Le sénateur Smith : Allez-vous procéder de manière à en donner un petit peu à chaque type d’entreprise, ou allez-vous recourir à des marchés d’essai?
Me Raffoul : Nous devons nous réorienter puisque nous mettons maintenant vraiment l’accent sur les investissements étrangers, au point où une grande partie des grandes sommes d’argent est versée à ces partenariats dans lesquels il y a effectivement de petits acteurs, mais nous ne les soutenons pas.
Vous parlez de la façon pour nous d’aider les entreprises. Prenons la recherche scientifique et le développement expérimental, ou la RS&DE. Que se passe-t-il dans ce domaine? La RS&DE fait l’objet d’un programme qui finance la recherche, mais pas l’innovation, et nous disons pourtant que c’est notre principal programme de financement de l’innovation au pays, et il est orienté vers les PME. Il ne prévoit toutefois rien dans ses énormes sommes d’argent, aucun crédit d’impôt, pour vraiment permettre à une entreprise d’innover.
Ce que je veux dire, c’est qu’il ne faut pas nécessairement dépenser plus d’argent; il faut réorienter ce que nous encourageons. Le milieu de la RS&DE est devenu une « industrie artisanale » de consultants qui déterminent comment procéder — et des cabinets comptables obtiennent des crédits d’impôt pour la recherche scientifique. Ces cabinets comptables mettent-ils vraiment au point des technologies?
Nous devons réorienter ces programmes pour transférer les fonds. Nous devons examiner notre financement de la recherche au pays et nous assurer que nos entreprises ont accès à la recherche de pointe pour favoriser la croissance d’autres entreprises et trouver des solutions. Ce n’est toutefois pas ce que nous finançons. Nous sommes agnostiques. Que vous ayez un partenariat avec Microsoft ou une petite entreprise à Ottawa, il n’y a pas de distinction.
Nous devons être clairs à propos de qui nous essayons d’aider. C’est ici que je reviens aux programmes. Quel résultat cherchez‑vous à obtenir? Vous voulez voir des améliorations au sein des entreprises du pays. Qu’est-ce que cela signifie?
Et nous n’arrivons même pas à préciser notre pensée. Je pense aux débats sur la Plateforme ontarienne des données sur la santé. Nous avons regroupé toutes nos données sur la santé dans une province qui a un système public, et il n’y a nulle part ailleurs au monde où on peut avoir accès à ce genre de données sur la santé, des données qui ne se limitent pas à ce genre de portée socioéconomique et auxquelles tout le monde apporte sa contribution au sein d’un système unique. Savez-vous combien de grandes multinationales veulent mettre la main sur ces données? Et nos entreprises en Ontario disent qu’elles veulent y avoir accès, qu’elles veulent trouver des solutions en s’appuyant sur ces données provinciales.
Mais savez-vous quoi? Personne ne favorise la relation. Lorsque James Hinton parlait des systèmes de gestion collective des données, c’est exactement de cela qu’il était question. Il nous faut une action positive dans ce dossier. Nous disons qu’il faut mettre fin au laxisme, que nous allons aider nos entreprises et notre économie. Nous avons besoin d’une action positive, et cela commence en demandant aux entreprises canadiennes à quoi elles veulent d’abord avoir accès, plutôt que de s’adresser à Google, qui est également une entreprise de données sur la santé et qui veut avoir accès à notre plateforme. On peut lui autoriser l’accès, mais demander quelque chose en retour. Nous voulons faire en sorte de pouvoir obtenir le vaccin de Pfizer la prochaine fois sans avoir à le quémander. Nous pouvons dire à une petite entreprise ontarienne que nous serions ravis qu’elle passe du temps sur notre plateforme et que nous voulons parler avec elle d’une stratégie en matière de propriété intellectuelle.
Ce n’est pas ce que nous faisons, mais c’est ce que nous devons commencer à faire. C’est ce que la Suède fait, tout comme l’Allemagne et la Corée du Sud. Ces pays déploient vraiment des efforts pour que leurs propres entreprises aient un accès, et c’est une action positive. Le concept « Fabriqué en Allemagne » existe.
La présidente : Excellent. Merci pour ces directives très claires, car c’est exactement ce que nous allons faire dans notre rapport : essayer de donner des directives très claires.
La sénatrice Moncion : Pour en arriver là, dans quelle mesure faut-il éduquer les gens au sein des entreprises pour vraiment en faire plus que ce que nous faisons actuellement?
Me Raffoul : Il faut beaucoup de connaissances approfondies. Il ne faut pas uniquement leur dire en quoi consiste un brevet. Il faut leur transmettre des connaissances plus approfondies. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin d’un organisme fédéral aux intervenants sophistiqués.
C’est intéressant, car l’entreprise qui a obtenu le plus de brevets provenait d’Ottawa. Nous parlons de WilAN et de MOSAID, qui sont devenus Conversant. Certains des principaux acheteurs et vendeurs de brevets au monde sont Canadiens. Des Canadiens ont développé ce marché. Nous devons rapatrier cette expertise, faire revenir certains de ces Canadiens qui sont dans la Silicon Valley ou ailleurs et les réunir dans un organisme que nous mettrons sur pied pour transmettre cette expertise.
Quand on regarde l’appareil gouvernemental, on constate que nous avons beaucoup d’experts en propriété intellectuelle, et nous avons besoin d’eux. Nous sommes dans une nouvelle économie et nous avons des gens qui connaissent les ressources, mais qui sont les personnes qui s’y connaissent en propriété intellectuelle d’un point de vue vraiment stratégique? Nous avons pourtant des experts canadiens — je les vois constamment dans la Silicon Valley et ailleurs. Ils reviendraient ici s’il y avait des postes pour eux.
Nous devons les rapatrier, mettre sur pied un organisme et prévoir des fonds à cette fin pour avoir l’expertise au pays. Lorsqu’on veut faire de la neurochirurgie, on engage un neurochirurgien. Pour élaborer une stratégie relative à la propriété intellectuelle, il faut un expert en la matière. Nous avons besoin de ces postes ici, et il faut que ce soit au sein de l’appareil gouvernemental.
La sénatrice Moncion : Et nous avons besoin de personnes qui innovent, qui ne font pas tous les jours la même chose qui s’est faite depuis 30 ans et qui se poursuivra pendant encore 30 ans.
Me Raffoul : Exactement. Puisque notre secteur au pays ne produit pas beaucoup de brevets, une bonne partie des avocats spécialisés en propriété intellectuelle travaillent pour des multinationales étrangères— Me Hinton et moi-même sommes plutôt uniques puisque nous avons de grands cabinets au pays ainsi que des incubateurs et des accélérateurs —, et ils leur procurent des brevets canadiens. C’est ce que nous allons avoir, bien entendu, mais nous devons commencer à nous orienter. Il faut que nos experts aident nos propres entreprises sur le plan stratégique, et il y a des programmes à cette fin.
Le programme Assistance PI du gouvernement fédéral est formidable, mais nous devons poursuivre sur cette lancée. Il faut énoncer plus clairement en quoi cela consiste. On a finalement embauché un expert en propriété intellectuelle pour le diriger, et il y a donc des mesures que je veux souligner. Roula Thomas dirige maintenant le Programme d’aide à la recherche industrielle, le PARI, du Conseil national de recherches du Canada. Elle a de l’expérience dans le domaine de la propriété intellectuelle. Nous voyons que des mesures sont prises, mais ce n’est pas assez, et cela semble vraiment être des projets pilotes, qui risquent toujours de perdre leur financement, alors que c’est la nouvelle réalité; il faut que ce soit permanent.
La sénatrice Moncion : Mon autre question concerne la gradation de vos services d’avocats spécialisés en PI.
Offrez-vous diverses gammes de prix? Vous parlez des grandes entreprises, indiquant que vous préférez travailler avec elles. Or, il est très difficile pour les petites entreprises de gérer la PI en raison des coûts des honoraires des avocats qui les aident à protéger leur PI.
Me Raffoul : Voici ce que je dirais à propos des petites entreprises : leurs coûts devraient être proportionnels à leur taille et aux revenus qu’elles génèrent. À mesure qu’elles prennent de l’expansion, les sommes qu’elles dépensent pour la protection de la PI et la stratégie en la matière seront proportionnelles à l’ampleur de leurs revenus. Elles ne commenceront pas au même niveau que Microsoft, qui dispose littéralement de son propre cabinet d’avocats spécialisé en PI. Elles commenceront lentement et leurs dépenses seront assez linéaires, en un certain sens. Nos entreprises doivent commencer à avoir accès au financement et aux crédits d’impôt, lentement, mais sûrement. Elles ne déposent pas 100 demandes de brevets; elles en présentent une ou deux pour certaines choses très stratégiques pour lesquelles elles se retrouveraient prises au dépourvu si des concurrents les volaient.
Nos entreprises devront se montrer beaucoup plus stratégiques. Prenez l’exemple d’i4i, l’entreprise de Toronto dont je vous ai parlé. Elle a fait une demande de brevet, puis elle a discuté avec Microsoft. J’aimerais que toutes nos entreprises agissent ainsi avant de rencontrer un gros client, mais bien souvent, de petites entreprises canadiennes reviennent me voir pour me dire qu’elles ont parlé à une grande société et que cette dernière veut en savoir un peu plus, mais elles n’ont pas encore présenté de demande de brevets. Voilà qui sonne l’alarme.
La présidente : Il n’y a rien à faire.
Me Raffoul : Il n’y a rien à faire. C’est en commettant de petites erreurs comme cela qu’elles perdront tout.
Le sénateur Yussuff : Brièvement, si vous avez tellement raison, comment se fait-il qu’il n’y ait pas plus de gens pour mener la charge en disant qu’on commet les mêmes erreurs encore et encore et qu’il faut changer de stratégie, car on dépense des milliards de dollars en fonds publics sans obtenir les résultats escomptés? Je ne dis pas cela de manière condescendante. Je dis cela en admettant que vous ne manquez pas de moyens pour aider les autres à atteindre leur objectif.
Le gouvernement fédéral et les provinces doivent s’attaquer ensemble au dossier parce que la stratégie a été lancée cette semaine, ici encore avec une subvention. Les provinces ne se sont pas impliquées. Elles ne forment pas une part distincte de l’entité. Les provinces sont-elles donc encore moins informées que le gouvernement fédéral?
Là où je veux en venir, c’est que si elles prenaient les devants, le gouvernement fédéral devrait se joindre à elles. Ou si le gouvernement fédéral menait le dossier, alors les provinces devraient s’associer à lui. Il semble toutefois que les deux parties de l’équation ne vont nulle part, car l’Ontario est une des plus importantes provinces industrielles, avec le Québec juste à côté, mais les erreurs dont vous avez parlé continuent d’être commises.
Je terminerai avec ce qui suit. Dans l’industrie automobile, des fournisseurs ontariens et canadiens ont au moins établi un réseau très étendu et sont devenus des multinationales. Magna est un bon exemple. Pourquoi le même partenariat ne peut-il pas évoluer de manière à reconnaître l’importance de la PI? Si on veut favoriser la richesse au pays, ce n’est qu’en créant les choses que les autres veulent acheter qu’on y parviendra.
Me Raffoul : ... ce que les autres veulent acheter. Exactement.
Me Hinton : C’est une question vraiment intéressante. Je travaille dans le domaine, et pendant très longtemps, les gens disaient « De la PI? De quoi parlez-vous? Ce n’est pas important. » Ce n’est que depuis deux ou trois ans que les gens réalisent l’importance de la PI. Nous venons d’en arriver à ce stade. Pendant très longtemps, c’est comme si les gens ne se souciaient pas de la PI, mais ils commencent maintenant à en comprendre l’importance.
Nous travaillons avec les gouvernements tant fédéral que provinciaux, mais un petit groupe de personnes comprennent l’importance de la PI. La PI n’est plus reléguée en arrière-plan, et de nombreux professionnels s’y intéressent, comme Me Raffoul l’a souligné. Nous examinons le document et obtenons un brevet ou une marque de commerce pour une autre compagnie. Ce n’est pas difficile. Mais la valeur des actifs eux‑mêmes n’augmente pas à l’instar de l’attention qu’on leur accorde. Pendant très longtemps, ces actifs et les leviers stratégiques afférents ont souffert d’un manque d’intérêt.
Oui, nous avons travaillé dans le dossier de la PI en Ontario et au Québec. L’Alberta, la Colombie-Britannique, le Manitoba et les provinces de l’Est s’intéressent à la question. Les gouvernements provinciaux commencent à tourner leur attention vers le sujet, tout comme le gouvernement fédéral. Il faut simplement que tout le monde aille dans la même direction.
Me Raffoul : Ce sont des discussions difficiles, car si les gens ont toujours cédé la PI et ne s’en sont jamais souciés, ils doivent maintenant dire à leurs amis qui travaillent pour des entreprises étrangères et aux gens qui, au Canada, ont beaucoup de partenariats avec ces entreprises qu’ils vont négocier de meilleures conditions. Ce ne sont pas des discussions agréables. J’ai participé à certaines d’entre elles, et il y a beaucoup de résistance.
Nous annonçons maintenant que la fête est terminée. Les gens devront mettre leur pied à terre. Nous devons aider le secteur canadien, et c’est là qu’il faut faire preuve de leadership. Je pense que le gouvernement fédéral peut intervenir à cet égard. Nous avons besoin de ce leadership. Il va falloir jouer dur. Ce revirement fera des mécontents. Les gens aiment les choses comme elles sont parce que cela les avantage, mais ce n’est pas une stratégie à long terme pour nous. Ce n’est pas facile. Prenez juste le débat dont je vous ai parlé : Microsoft Canada est-elle une entreprise canadienne?
Me Hinton : C’est une entreprise irlandaise. Microsoft Canada appartient à une entreprise irlandaise.
Me Raffoul : Cette entreprise devrait-elle recevoir le même financement qu’une société privée sous contrôle canadien? La question n’est pas close. Pourquoi ne financerait-on pas ces entreprises? Nous en sommes encore là.
La présidente : Nous avons entendu de la part de quelques témoins certaines choses au sujet desquelles nous voudrions avoir votre opinion. Nous poserons ensuite quelques questions de suivi, car nous avons maintenant dépassé le temps prévu.
Vous avez parlé du choix entre vendre et prendre de l’expansion, et de la tendance que nous avons au pays à faire de l’argent rapidement en vendant notre PI à de grandes sociétés et à passer à autre chose. Un ou deux sénateurs ont fait référence à cette situation. Au Canada, nous avons une attitude, une mentalité qui font qu’on ne voit pas assez grand, que ce soit au gouvernement ou dans le secteur privé. Les gens veulent faire de l’argent et passer à autre chose, ne veulent pas prendre trop de risques, ne se soucient pas de la PI et ne veulent pas s’en occuper, remettant les choses à plus tard.
Que pensez-vous du problème d’attitude qui nous empêche d’avancer?
Me Hinton : Les entreprises canadiennes avec lesquelles je travaille caressent de grands rêves et veulent tout accomplir. Ce sont les épiciers, les banques et les compagnies de télécommunications qui manquent d’ambition et qui nous préoccupent, car elles n’ont pas le feu sacré. Les entreprises canadiennes avec lesquelles je travaille visent les sommets.
Me Raffoul : Oui, c’est ce qu’elles visent, et elles veulent avoir accès à nos chercheurs. C’est l’autre difficulté qui se présente. Elles veulent travailler avec nos grands esprits. Elles sont aux prises avec de gros problèmes et me demandent comment elles peuvent mieux intégrer la PI dans leur produit, comment elles concevront un produit qui remplacera — à notre époque, on se demande si la technologie remplacera quelqu’un — et comment elles peuvent réduire la main-d’œuvre avec leur produit.
Les entreprises rencontrent des problèmes difficiles, alors qu’il existe des esprits extraordinaires dans le milieu de la recherche. Nous inventons des choses formidables. Nous avons inventé l’insuline et un éventail d’autres inventions. Pourquoi ne pas s’unir à nos propres chercheurs? Les entreprises n’ont pas accès à ces ressources.
[Français]
La sénatrice Bellemare : Ma question est bien précise. Alors qu’on parlait de propriété intellectuelle, un témoin est venu nous dire qu’à cause de l’intelligence artificielle, cet actif, finalement, n’existera peut-être plus; qu’à cause des brevets et de tout cela, ce sera très difficile à faire.
Que répondez-vous à cela?
[Traduction]
Me Raffoul : Il reste à voir si la PI sera utilisée de manière plus stratégique dans le domaine de l’intelligence artificielle, comme nous l’avons vu dans celui des télécommunications. Les compagnies de télécommunications disposaient d’un grand nombre de brevets, mais elles ne s’en sont pas servi pour affirmer leur position par rapport aux autres. Dans la guerre de la téléphonie sans fil, nous avons observé quelque chose de différent.
Il reste à voir ce qu’il se passera sur le plan de la protection des brevets dans le domaine de l’intelligence artificielle, mais je peux vous dire que le nombre de demandes de brevets va exploser. Tout le monde en dépose, et le Canada veut se montrer stratégique à cet égard. Nous ne détenons aucun actif dans ce domaine. En fait, l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle a publié en 2019 un rapport que je vous ferai parvenir, car il est très percutant. Le dirigeant d’une entreprise chinoise y indique notamment que le Canada réalise d’excellentes recherches dans le domaine, mais il n’a pas compris comment tirer parti de la valeur de ces recherches ou comment en commercialiser le fruit au profit de son industrie nationale. Nous trouvons des idées formidables, mais nos instituts ont noué des partenariats avec des multinationales étrangères, et une bonne part de l’information est... Google nous a remerciés de l’aider dans le domaine de l’intelligence artificielle.
Ce n’est pas le moment actuellement de se demander si les brevets auront de la valeur. Tout le monde dépose des demandes de brevet, et nous devrions en faire autant. Nous investissons des millions et des milliards de dollars dans la recherche et la commercialisation de l’intelligence artificielle, sans penser que la protection de la PI est importante alors que tous les autres pays pensent différemment.
Me Hinton : Ce rapport indique que 350 000 demandes de brevet ont été présentées, et les entreprises canadiennes ne peuvent pas commercialiser l’intelligence artificielle si elles n’ont pas de données. Elles ont besoin de la technologie et de la PI, mais aussi des renseignements et des données qui existent dans le domaine pour pouvoir les intégrer aux données d’apprentissage pour faire tout cela. Elles ne peuvent pas commercialiser l’intelligence artificielle à moins d’avoir des données, et elles n’en ont pas.
La présidente : Je vous remercie. Tout cela est très précis et spécialisé. Je vous remercie de ces explications. J’accorde la parole à un autre banquier, le sénateur Loffreda.
Le sénateur Loffreda : Je suis un ancien banquier. Nous avons discuté des banquiers. Le sénateur Smith affirme que j’en suis toujours un, alors me voilà.
Vous n’avez pas parlé de l’éducation en matière de PI. Vous avez abordé la question pour la première fois en parlant de la stratégie et de ce qu’il faut faire. J’ai souvent dit ici et ailleurs au Canada que nous savons très bien investir dans la recherche et le développement, mais que nous nous en tirons beaucoup moins bien quand il s’agit de monnayer la recherche et le développement, et ce, pour les raisons qui ont été évoquées. J’ai ici un texte publié en décembre 2022 sur le site Web de Statistique Canada, lequel indique ce qui suit sous le titre « Le Canada continue d’être un chef de file mondial au chapitre des dépenses dans le secteur de l’enseignement supérieur » :
Au fil des années, le Canada (0,72 %) est demeuré le pays enregistrant la plus forte intensité de R-D dans le secteur de l’enseignement supérieur[...] parmi les pays du G7.
En 2020-2021, le Canada figurait également parmi les cinq pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques, ou OCDE, qui dépensent le plus en recherche et développement dans le secteur de l’éducation supérieure, se classant au quatrième rang, tout juste derrière le Danemark, la Suisse et la Norvège.
Vous avez fait remarquer que nos universités ne travaillent pas avec les entreprises canadiennes, s’associant plutôt à des multinationales étrangères. Et l’expansion est très importante. Les entrepreneurs canadiens — et à titre de banquier, c’est quelque chose que j’entends continuellement — parlent avant tout de leur stratégie de sortie et de leurs projections. Des cabinets comptables crédibles ont réalisé de multiples sondages qui révèlent que les entrepreneurs préfèrent vendre plutôt que prendre de l’expansion. Y a-t-il moyen de corriger rapidement la situation? Il est extrêmement important de monétiser tous ces investissements. Ce problème peut-il être résolu?
Me Raffoul : Il faut comprendre que la situation est quelque peu complexe sur le plan de la propriété de la PI au Canada. Essentiellement, tout dépend de l’université. Dans certains cas, c’est l’établissement qui possède la PI, alors que dans de nombreuses universités, c’est le chercheur qui la possède. Chacun est libre d’agir à sa guise.
Les États-Unis ont adopté la loi Bayh–Dole, qui fait en sorte que toutes les recherches financées par le gouvernement appartiennent à l’établissement, et des avocats veillent à ce que le PI reste au pays. En Allemagne, l’organisation Fraunhofer gère toute la PI et la commercialisation des établissements de recherche.
Nous n’avons pas la moindre approche globale. Nous n’allons pas commencer à négocier les conventions collectives dans toutes les universités pour modifier les politiques en matière de PI. Ce sont les conseils subventionnaires qui assurent le financement. Ils investissent 6 milliards de dollars ou un autre montant par année. Qu’advient-il de la PI? Nous ne posons pas cette question fondamentale. Nous ne posons pas de questions non plus sur la sécurité nationale et ce genre de chose, mais tenons-nous-en à la PI. C’est un simple détail, mais qui entre en ligne de compte.
Nous réalisons des projets de recherche avec des pays étrangers. Ils s’approprient la PI, et cela fait très peur, car il y a beaucoup de PI dans le secteur des télécommunications. Les brevets et la PI quittent le pays à pleine porte, et rien ne freine l’exode. Il n’existe aucune stratégie nous permettant de savoir comment nous conserverons la propriété de la PI et en tirerons de la richesse. On ne peut pas acquérir une licence pour accéder à la technologie. On peut accorder une licence, mais les effets sur la richesse nous échapperont, et nous accorderons également une licence aux entreprises canadiennes pour concevoir des technologies qui vont avec cette technologie. Nous devons négocier de meilleurs accords, mais nous ne disposons pas de l’institut Fraunhofer ou de la loi Bayh–Dole.
Me Hinton : En 2018, les universités ont dépensé 4,5 milliards de dollars en recherche et développement, ne récoltant que 54 millions de dollars. Il ne se passe donc rien. Les universités ne sont pas la réponse, car elles ne font rien à cet égard. Je travaille pour une université, mais elle ne fait pas d’innovation. Elle veut plus d’argent, mais elle n’a qu’en dépenser moins pour en faire plus. Elle n’est pas bien orientée. J’ai écrit un document qui sera publié la semaine prochaine par le Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale, dans lequel je traite en détail du rendement des universités canadiennes. C’est une question de gouvernance, et les universités en manque quand vient le temps de travailler afin de produire des retombées économiques au Canada.
La présidente : Pourriez-vous nous faire parvenir ce document si nous ne le trouvons pas nous-mêmes? Nous vous en saurions gré.
Me Hinton : Oui.
La sénatrice Moncion : Pour faire suite aux échanges que nous avons eus sur l’éducation, j’aurais des questions au sujet de la propriété. Quelle quantité de PI est volée, perdue ou piratée?
Me Raffoul : Nous vous enverrons le rapport de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle qui indique qu’entre la demande et la délivrance d’un brevet, il s’écoule de trois à cinq ans. Une vaste étude réalisée au Canada nous apprend que le temps que les brevets soient accordés aux inventeurs canadiens, la moitié appartient à des entreprises étrangères, et ces dernières détiennent la part du lion après sept ans.
La sénatrice Moncion : Nous le savons depuis des années.
Me Raffoul : Oui, exactement.
Me Hinton : Une partie de ces inventions sont volées, mais une bonne partie est donnée. Dans le domaine de la recherche, notamment, il faut publier. Les gens donnent leurs PI. S’ils ne la protègent pas, c’est de la philanthropie. Les politiques des établissements canadiens sur le plan de la recherche sont de la philanthropie.
Me Raffoul a parlé de l’insuline, découverte il y a maintenant 100 ans par Frederick Banting. Nous nous accrochons encore à une partie de cette PI. Les médicaments à base d’insuline connaissent une croissance fulgurante, mais comme notre stratégie n’était pas intelligente, nous continuons de payer pour nos erreurs. Les Canadiens ont joué un rôle dans toutes ces avancées, mais ils n’ont pas su en garder la valeur et laisser ensuite le monde en profiter.
La présidente : C’est très important.
Me Raffoul : C’est intéressant que vous souleviez la question du vol de PI. C’est un problème que je rencontre. Ce ne sont pas des affaires que je peux dévoiler, mais c’est un problème que nous voyons continuellement. Nous devons éduquer nos entreprises, car ces vols sont beaucoup trop fréquents. Nous devons aider les entreprises à négocier leurs ententes de confidentialité et à informer leurs employés sur le vol de secrets commerciaux, car maintenant que les employés sont très mobiles, c’est souvent de l’intérieur que les vols s’effectuent. Nos entreprises doivent être beaucoup plus sensibilisées aux réalités du vol de secrets commerciaux et négocier leurs contrats de travail de manière différente. Ici encore, on parle de l’intangible, de propriété intellectuelle. Les contrats sont une forme de propriété intellectuelle. Je continue d’insister sur ce point, car je parle des brevets, mais les contrats sont extrêmement importants aussi. Cela nous ramène à l’éducation.
La présidente : Je vous remercie. Notre séance a été fort éducative, instructive et effrayante, et nous apprécions réellement le travail que vous faites dans ce domaine. Nous tentons d’être très constructifs dans les recommandations que nous formulerons dans notre rapport, et votre aide est extrêmement utile. Nous avons besoin d’une nouvelle histoire. Nous ne pouvons pas continuer de parler de l’insuline et du bras canadien pour le reste de nos jours. Jim Hinton et Natalie Raffoul, vous avez été formidables. Merci beaucoup.
(La séance est levée.)