LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES BANQUES, DU COMMERCE ET DE L’ÉCONOMIE
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 18 octobre 2023
Le Comité sénatorial permanent des banques, du commerce et de l’économie se réunit aujourd’hui, à 16 h 15 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier le projet de loi C-42, Loi modifiant la Loi canadienne sur les sociétés par actions et apportant des modifications corrélatives et connexes à d’autres lois; et, à huis clos, pour discuter d’un projet d’ordre du jour (travaux futurs).
La sénatrice Pamela Wallin (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Je vous souhaite la bienvenue à cette réunion du Comité sénatorial permanent des banques, du commerce et de l’économie. Je me nomme Pamela Wallin, présidente du comité. Je vous en présente les membres : notre vice-président, le sénateur Loffreda; la sénatrice Bellemare; le sénateur Deacon de la Nouvelle-Écosse; le sénateur Gignac; la sénatrice Marshall; la sénatrice Miville-Dechêne; la sénatrice Petten; la sénatrice Ringuette; et le sénateur Yussuff.
Je vous signale qu’à 17 h 45, nous tiendrons une brève réunion à huis clos pour discuter des travaux à venir. Avant, nous entamerons officiellement notre examen du projet de loi C-42, Loi modifiant la Loi canadienne sur les sociétés par actions et apportant des modifications corrélatives et connexes à d’autres lois.
Aujourd’hui, nous avons le plaisir d’accueillir en personne Sasha Caldera, directeur de campagne, Transparence de la propriété effective à Publiez ce que vous payez Canada, et DT Cochrane, économiste chez Canadiens pour une fiscalité équitable. En virtuel, nous entendrons Jon Allen, ancien directeur du conseil d’administration de Transparency International Canada.
Merci de vous joindre à nous aujourd’hui. Nous commencerons par vos déclarations liminaires, en débutant par M. Caldera.
Sasha Caldera, directeur de campagne, Transparence de la propriété effective, Publiez ce que vous payez Canada : Madame la présidente et membres du comité, merci de m’avoir invité à prendre la parole aujourd’hui. Publiez ce que vous payez Canada fait partie du mouvement mondial Publiez ce que vous payez, un regroupement d’organisations de la société civile qui militent pour la transparence et la responsabilité dans la gouvernance des ressources pétrolières, gazières et minérales, partout dans le monde. Depuis six ans, avec nos partenaires Transparency International Canada et Canadiens pour une fiscalité équitable, je dirige une coalition de trois organisations de la société civile qui prône la constitution d’un registre public de la propriété effective.
Le projet de loi C-42 portera un dur coup aux criminels qui veulent profiter des sociétés régies par la Loi canadienne sur les sociétés par actions. Nous saluons l’engagement du ministre Champagne à faire du registre canadien de la propriété effective un outil public, gratuit, interrogeable et adaptable avec les provinces et les territoires.
J’ai été élevé à Richmond en Colombie-Britannique; je sais que ce registre sera d’une grande importance pour ma ville et ma province. Richmond est un des points d’entrée du blanchiment d’argent au Canada, et la Commission Cullen de la Colombie-Britannique en a clairement documenté les dommages pour ma province. Qu’il s’agisse de la crise du fentanyl, de l’intensification de la violence en plein jour due aux gangs, des casinos clandestins ou du gonflement artificiel des prix de l’immobilier, la ville où j’ai grandi a bien changé. Avec son projet de registre public, le Canada emboîte le pas aux pays du G20 et du Groupe des cinq qui incorporent de tels outils à leurs stratégies de sécurité nationale visant à empêcher les officiels étrangers corrompus de dissimuler de l’argent sale dans les démocraties libérales.
Le projet de loi C-42 est un pas en avant, et nous recommandons d’y apporter les amendements suivants pour renforcer le caractère dissuasif du registre canadien : premièrement, ajouter le pays de résidence et le nom de la société aux champs d’information publique; deuxièmement, rendre interrogeables tous les champs de données publiques; troisièmement, prévoir des infractions punissables par mise en accusation ou des infractions hybrides pour le paragraphe 21.1(1) ou le paragraphe 21.31(1) de la Loi canadienne sur les sociétés par actions; quatrièmement, exiger que les propriétaires effectifs fournissent aux sociétés des pièces d’identification numérotées avec photo, émises par le gouvernement et non expirées, qui seront conservées et serviront à vérifier l’identité.
Nous sommes heureux d’apprendre que les ministres Champagne et Freeland tendent la main aux provinces et aux territoires dans ce dossier. Pour rallier les provinces, nous recommandons au gouvernement fédéral de conclure avec les provinces et les territoires un accord permettant aux sociétés inscrites à un registre provincial de verser directement au registre fédéral les renseignements relatifs à la propriété effective. Les provinces devraient modifier leurs propres lois sur les entreprises, mais le premier accord sur la propriété effective en 2017 a déjà donné lieu à une telle démarche d’harmonisation. Pour plus de flexibilité, le gouvernement fédéral pourrait également laisser aux provinces le choix de mettre en œuvre leurs propres registres de propriété effective, en employant une norme de données ouvertes qui garantirait l’interopérabilité des registres provinciaux avec le registre fédéral.
Le projet de loi C-42 aura un impact qui se fera sentir au-delà des frontières du Canada. Si le Canada adopte le projet de loi, ce registre changera la donne dans la lutte mondiale contre l’évasion fiscale, le crime organisé, la corruption, les pots-de-vin et le financement des activités terroristes. Je suis fier de voir aujourd’hui le Canada franchir cette étape décisive. Je vous remercie de votre attention, et j’aurai le plaisir de répondre à vos questions.
La présidente : Merci, monsieur Caldera.
DT Cochrane, économiste, Canadiens pour une fiscalité équitable : Bonjour. Je vous remercie de m’avoir invité à parler du projet de loi C-42 au nom de Canadiens pour une fiscalité équitable, où j’occupe un poste d’économiste depuis près de trois ans. Durant cette période, j’ai observé de la part du gouvernement un changement de cap significatif concernant la création d’un registre public de la propriété effective. Canadiens pour une fiscalité équitable plaide depuis longtemps en faveur d’un tel registre, et nous sommes heureux de constater que les efforts que nous avons déployés avec d’autres intervenants, y compris nos partenaires de la coalition, ont contribué à l’émergence d’un soutien transpartisan et à faire avancer le projet de législation.
Même si une plus grande transparence sur la propriété des entreprises a de nombreux avantages, je me concentrerai principalement sur la façon dont elle peut contribuer à une meilleure équité fiscale transnationale en réduisant l’évasion fiscale, qui prive les gouvernements de revenus et exacerbe l’inégalité.
On peut considérer que l’évitement fiscal se situe sur un spectre. À l’une extrémité se trouve la fraude fiscale, soit le non-paiement des impôts dus, que ce soit par défaut de versement, par non-déclaration de revenus imposables, par l’abus délibéré d’un mécanisme fiscal ou par d’autres moyens. L’évasion fiscale est bien entendu illégale. À l’autre extrémité du spectre, il y a l’utilisation légitime de mécanismes fiscaux mis en place pour donner suite à une quelconque politique, comme les crédits d’impôt à l’investissement ou les déductions pour cotisation à un régime enregistré d’épargne-retraite, ce qui est évidemment un processus légal.
Entre ces deux extrêmes, il existe toutefois une vaste zone grise qui couvre l’utilisation astucieuse de nos lois — d’une manière non prévue par les pouvoirs publics — pour éviter les charges fiscales. Lorsqu’on utilise ces outils à la frange, c’est‑à‑dire en respectant la lettre de la loi, mais en en violant l’esprit, on parle de planification fiscale abusive.
Un registre public des propriétaires effectifs aidera les autorités fiscales partout dans le monde à détecter les stratagèmes de planification fiscale abusive qui dépassent les bornes et enfreignent la loi. Nous avons vu des exemples où de complexes structures de propriété d’entreprise servent à réduire la facture fiscale, mais ce n’est que la pointe de l’iceberg. La propriété opaque permet de faciliter et de dissimuler la planification fiscale abusive.
En 2019, le Bureau du directeur parlementaire du budget indiquait que l’évasion fiscale internationale coûtait annuellement quelque 25 milliards de dollars au Canada. À titre de comparaison, il estimait récemment que le coût annuel d’un régime d’assurance-médicaments à payeur unique se situerait entre 11 et 13 milliards de dollars. Je ne prétends pas qu’un registre de la propriété effective permettrait de récupérer tout cet argent perdu, mais plutôt qu’il constituera un outil essentiel dans la lutte contre l’évasion fiscale, même si d’autres mécanismes seront nécessaires.
Une plus grande transparence dans la propriété des entreprises aidera non seulement les autorités fiscales, mais aussi les acteurs de la société civile du monde entier à distinguer les régimes de propriété légitimes des régimes illégitimes, dans leurs efforts de lutte à l’évasion fiscale. Je vous remercie à l’avance des efforts que vous déployez pour promouvoir au Canada une plus grande transparence de la propriété et, ici comme à l’étranger, une plus grande équité fiscale.
La présidente : Je vous remercie, monsieur Cochrane
Jon Allen, ancien directeur du conseil d’administration, Transparency International Canada, à titre personnel : C’est un plaisir de vous revoir, madame la présidente. Je m’adresse à vous, et aux autres membres du comité, en tant qu’ex-membre du conseil d’administration de Transparency International Canada et qu’ancien ambassadeur canadien ayant été témoin de diverses formes de corruption en différents endroits, du Mexique à l’Espagne en passant par l’Inde et Washington. J’ai vu comment ce fléau minait la confiance envers les gouvernements, exacerbait les inégalités et privait les pouvoirs publics d’impôts qui auraient dû servir à la santé, à l’éducation et aux services sociaux. Au lieu de cela, cet argent aboutissait entre les mains de trafiquants de drogue et d’êtres humains et de riches fraudeurs fiscaux qui profitaient d’une mauvaise application des lois, du secret et de complices sophistiqués pour blanchir leurs gains mal acquis.
À mon retour au Canada, j’ai constaté que nous avions nos propres problèmes de corruption : la montée en flèche des prix de l’immobilier causée en partie par l’achat en série de copropriétés payées avec des fonds blanchis; les sacs de hockey bourrés d’argent dans les casinos de Colombie-Britannique; les révélations des Panama Papers sur les soi-disant respectables Canadiens qui cachaient leurs revenus substantiels dans des paradis fiscaux des Caraïbes. Ce constat m’a incité à me joindre au conseil d’administration de Transparency International Canada.
Jusqu’en 2018, année où de modestes réformes législatives mineures ont commencé à obliger les sociétés à tenir un registre interne de leurs propriétaires effectifs, la meilleure description de la transparence de la propriété effective au Canada était donnée par The Economist, qui signalait qu’il était plus facile d’enregistrer une société au Canada que d’obtenir une carte de bibliothèque dans la ville de Toronto, comme je peux le confirmer.
Tout en étant bienvenues, ces réformes n’ont pas entièrement résolu le problème. Les informations requises ne sont pas interrogeables, et elles sont difficilement accessibles aux entreprises. En outre, elles n’ont aucun effet dissuasif sur les criminels prêts à inscrire de faux renseignements. Pour cette raison, il est presque impossible de savoir combien de sociétés à numéro un individu peut contrôler, quel pourrait être le but de ces entités ou à quel endroit l’individu pourrait cacher ses fonds illégaux.
Il demeure possible pour un gang criminel de fonder ici cinq ou dix sociétés à numéro, de les utiliser pour déplacer de l’argent illicite de l’étranger vers le Canada pour l’y blanchir, puis de réexpédier ces fonds vers des paradis fiscaux caribéens. Les mouvements d’argent sont pratiquement impossibles à tracer. La Gendarmerie royale du Canada et l’Agence du revenu du Canada n’ont ni les ressources ni les outils nécessaires pour poursuivre les responsables. Il s’agit là d’opérations secrètes et très complexes menées par de rusés avocats, comptables et consultants pour mettre en place des réseaux illégaux.
Pour vous donner une idée de l’ampleur du problème, nous estimons que de 40 à 100 milliards de dollars sont blanchis chaque année au Canada. À l’étranger, dans l’Organisation de coopération et de développement économiques, dans les organisations anticorruption et, surtout, parmi les facilitateurs et les criminels, le Canada est connu comme le pays du blanchiment à la neige, où l’on peut facilement nettoyer et réutiliser l’argent sale, et vraisemblablement s’en tirer impunément — si l’on se fait prendre. Pourquoi? À cause d’une faible mise à exécution des lois, couplée à une forte application de la règle de droit. Pour cette raison, il est facile de frauder le système et difficile d’être condamné.
Le projet de loi dont est saisi votre comité constitue une première étape et un outil important dans la lutte à ce cancer. Sans être une panacée, le projet de loi C-42 jouit de notre entier soutien. J’espère que votre comité se penchera bientôt sur d’autres mesures comme l’augmentation des ressources allouées à l’Agence de revenu du Canada, au Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada et aux agences policières, pour leur donner les outils nécessaire pour contrer le fléau du blanchiment d’argent et de l’évasion fiscale. Je vous remercie de votre attention.
La présidente : Merci beaucoup, monsieur Allen.
Nous allons maintenant passer à la période de questions. Je rappelle aux membres de faire preuve de concision dans la mesure du possible, et je rappelle aussi aimablement aux témoins de répondre avec un maximum de concision et de précision. Nous commencerons par notre vice-président, le sénateur Loffreda.
Le sénateur Loffreda : Je remercie les témoins de leur présence. Je vais poser ma question, et une brève question complémentaire, en vous laissant le temps d’y réfléchir et d’y répondre.
D’après vous, est-ce que le seuil de 25 % proposé dans le projet de loi et qui s’applique à l’expression « nombre important d’actions » — ou « influence importante » — est suffisant? Pensez-vous qu’il est approprié, ou qu’on devrait l’abaisser progressivement pour couvrir davantage de propriétaires d’entreprise?
Je sais par exemple que ce pourcentage de contrôle de 25 % est jugé acceptable par le Groupe d’action financière. Êtes-vous d’accord? Est-ce qu’un seuil de 25 % donne au Canada les capacités nécessaires pour contrer le blanchiment d’argent, et est-ce qu’il existe dans le monde des pays ayant fixé un seuil plus bas?
Et, en question complémentaire : est-ce que le blanchiment d’argent sévit davantage uniquement lorsque des individus exercent une influence importante, et qu’arrive-t-il aux individus qui détiennent moins de 25 %? Comment sont-ils couverts, le cas échéant?
Merci.
M. Caldera : Merci pour ces questions.
Pour ce qui est du seuil de 25 %, il importe de rappeler qu’il ne constitue pas nécessairement une norme mondiale, mais plutôt un point de départ, particulièrement pour identifier les individus qui exercent un contrôle important. Nous recommandons que le Canada abaisse proactivement ce seuil. Le Canada devrait évaluer le fardeau qu’impose aux entreprises la divulgation des pourcentages importants d’actions, mais nous pensons que la communauté internationale prendra très bientôt ce virage.
Une loi similaire est déjà à l’étude dans l’Union européenne, et d’autres pays, notamment en Amérique latine, s’approchent également d’un seuil inférieur à 25 %. Je dirais que le prochain seuil sera vraisemblablement de 10 %.
Je m’arrêterai ici pour donner la parole à mes collègues.
M. Allen : Je n’ai rien à ajouter aux remarques de M. Caldera. Merci.
M. Cochrane : Je ferai écho à M. Caldera en disant que nous devrions viser un seuil de 10 %.
[Français]
La sénatrice Bellemare : Merci d’être avec nous. Ma question sera bien simple et j’aimerais obtenir une réponse quelque peu pragmatique. Le ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie a affirmé que le registre permettra de contrer le blanchiment d’argent au pays; en même temps, nous savons qu’il faut conclure des accords similaires avec les provinces.
Comment ce registre permettrait-il de diminuer le blanchiment d’argent au pays? Concrètement, comment cela est-il possible?
[Traduction]
M. Caldera : Il me fera plaisir de répondre en premier.
En ce qui concerne les provinces et les territoires, la prochaine étape cruciale pour le Canada sera de faire en sorte que le registre couvre l’ensemble du pays. Nous recommandons que les ministres Freeland et Champagne concluent une entente avec les provinces et les territoires pour un registre pancanadien, et à cette fin il faudra donner un choix aux provinces. Elles pourront choisir d’adhérer au registre fédéral déjà en gestation. La bonne nouvelle, c’est que ce registre fédéral, si je comprends bien, sera en mesure d’inclure les sociétés constituées sous un régime provincial.
L’autre option pouvant être donnée aux provinces, c’est que chacune puisse créer son propre registre de propriété effective, dont les paramètres de conception devraient se modeler sur ceux du registre fédéral afin d’assurer une interopérabilité.
La Colombie-Britannique a adopté cet été une loi prévoyant la création de son propre registre provincial de propriété effective. Le Québec, qui a été une des premières provinces à bouger en ce sens, dispose déjà de son propre registre. Nous espérons qu’une des plus grandes provinces, à savoir l’Ontario, sera la prochaine et fera preuve de leadership.
Sans un registre pancanadien, il existe des lacunes, car vous savez comme moi qu’il est possible de constituer une société au niveau fédéral, ou de le faire dans l’une ou l’autre des provinces canadiennes.
Je m’arrête ici pour permettre à mes collègues d’intervenir.
M. Cochrane : J’allais simplement ajouter que si un registre pancanadien ne voit pas le jour, une province pourrait essentiellement décider de devenir le Delaware du Canada. C’est le dernier de nos souhaits, et, je pense, c’est la dernière chose souhaitée par les entreprises légitimes de nos provinces. Si vous exploitez une entreprise légitime dans une province largement considérée comme un refuge pour tous les maux associés à la propriété opaque, cela entachera votre entreprise légitime.
Nous pensons que c’est absolument dans l’intérêt de toutes les provinces. Certaines personnes pourraient peut-être penser que l’absence de registre leur serait profitable, mais en bout de piste, nous ne pensons pas qu’il en sera ainsi et nous voulons éviter de voir émerger ici notre petit Delaware.
M. Allen : J’ajouterais que l’intérêt du système évoqué par M. Caldera est qu’il permet aux petites provinces — qui pourraient avoir de la difficulté à mettre en place leur propre registre, à prix très élevé — de s’arrimer au système fédéral et d’en profiter. Il y aurait un haut degré d’uniformité, et dans la mesure où les régimes du Québec et de la Colombie-Britannique sont en bonne partie uniformes, comme mes deux collègues l’ont dit, on couvre l’essentiel et on élimine les lacunes.
Je répète toutefois que nous avons besoin d’un système pancanadien pour éviter ce qu’on a vu en Europe, où des pays comme l’Irlande ont fait le choix d’établir de faibles taux d’imposition pour attirer les investissements, ce qui a fini par dérégler le système. L’enjeu est différent, mais le problème est le même. Évitez les Delaware et ralliez tout le monde pour qu’une petite province ne finisse pas par attirer tout cet argent sale.
Merci.
La sénatrice Bellemare : Est-ce que le projet de loi prévoit ou non un quelconque incitatif en faveur d’un système pancanadien?
M. Caldera : À l’heure actuelle, je pense que l’aspect incitatif réside dans les modalités d’établissement du registre. Notre coalition va surveiller cette prochaine étape cruciale de la mise en œuvre. Nous sommes encouragés par le fait que le gouvernement a explicitement dit qu’il utiliserait une norme internationale de données ouvertes appelée Beneficial Ownership Data Standard. Cette norme facilite l’échange d’informations entre les administrations infranationales, et elle est employée dans d’autres pays.
Cela nous conforte, mais nous allons surveiller au fur et à mesure la mise en œuvre du système.
La présidente : J’aimerais poser une question complémentaire à M. Allen, et peut-être aussi à M. Caldera : ce système comporte des coûts de mise en œuvre — la technologie nécessaire à l’échelle provinciale pour recueillir les données et exercer une surveillance, un peu de bureaucratie, etc. — mais les véritables coûts résideront dans le contrôle d’application.
Existe-t-il un moyen de subventionner ou d’inciter les provinces pour cet aspect?
M. Caldera : Tout à fait. Une façon serait d’établir une structure de pénalités avec les provinces. Par exemple, si l’on détermine qu’une société provinciale est non conforme, alors la province pourrait toucher la part du lion des pénalités. Il n’est pas nécessaire que le gouvernement fédéral encaisse tout. Des incitatifs pourraient être incorporés dans un accord entre les provinces et les territoires.
Et comme M. Allen l’a mentionné, les petites provinces — en particulier dans les Maritimes — trouveraient certainement trop coûteux, en ressources financières et humaines, d’établir leurs propres registres.
C’est pourquoi, ne serait-ce que pour cette raison, le modèle fédéral peut servir d’aimant pour réduire les coûts des petites provinces. Les grandes provinces, qui comptent un nombre important d’entreprises, peuvent créer leurs propres registres à condition d’en harmoniser les paramètres.
Nous observons dans les Prairies quelques provinces qui tardent à emboîter le pas. Nous espérons qu’elles se joindront à cet accord pancanadien, s’il peut avoir une structure flexible.
Madame la présidente, pour répondre à votre question, oui, il est possible d’incorporer des incitatifs qui seront utiles aux provinces.
La présidente : Monsieur Allen, souhaitez-vous ajouter quelque chose?
M. Allen : Je n’ai rien à ajouter, merci madame la présidente.
Le sénateur Gignac : Je souhaite la bienvenue à nos témoins. En Europe, le Luxembourg a pris une initiative similaire en 2019, mais la loi a finalement été invalidée par la Cour de justice européenne en 2022, selon qui l’accès public à l’information sur la propriété effective constitue une grave entrave au droit fondamental au respect de la vie privée et à la protection des données personnelles.
Est-il important que ce registre soit public, et pourquoi ne pas en limiter l’accès, par exemple aux forces de l’ordre qui s’occupent de criminalité financière?
M. Caldera : Il me fera plaisir de répondre à cette question, monsieur le sénateur.
L’exemple européen que vous venez de présenter représente un enjeu très important, aussi bien pour le mouvement de justice fiscale que pour la lutte contre le blanchiment d’argent.
Heureusement, la législation canadienne sur la protection de la vie privée est très différente des lois en vigueur dans l’Union européenne. Pour ce qui est de la protection de la vie privée et des données personnelles, l’Union européenne a un seuil beaucoup plus élevé que celui du Canada.
Deuxièmement, au sujet des champs de données que le projet de loi prévoit rendre publics, on estime qu’ils sont d’une nature raisonnable, ou conforme aux lois canadiennes sur la protection de la vie privée. Ils sont également proportionnels à l’objectif du registre, qui est de lutter contre le blanchiment d’argent, l’évasion fiscale et le financement des activités terroristes.
Vous vouliez également savoir en quoi il est important que ces données soient publiques et interrogeables. L’importance réside dans la dissuasion. Si l’accès à ces informations était uniquement réservé aux autorités compétentes, il y aurait toujours un criminel qui prendrait le risque. Ces criminels ont accès à des avocats, des comptables et des intermédiaires. Ils blanchissent 50 ou 100 millions de dollars; ils prendront certainement la chance de constituer une société anonyme.
Rendre ces données publiques retirera pratiquement toute chance d’anonymat aux criminels, car d’autres pays, par exemple, pourront consulter les informations du registre public. Toute entreprise assujettie à des obligations de diligence raisonnable peut également accéder à ces informations. Des groupes comme le nôtre — la société civile — peuvent consulter gratuitement ces informations et mener des analyses juricomptables.
M. Cochrane : Dans le contexte européen, une des raisons de l’invalidation de cette loi était que la mise en place du registre visait uniquement à combattre le blanchiment d’argent. Puisqu’il s’agissait d’un outil de lutte au blanchiment d’argent, la Cour de justice européenne a jugé que l’information n’avait pas à être publique. Au Canada, nous visons d’autres objectifs, comme l’a mentionné M. Caldera, par exemple la diligence raisonnable.
Cela facilitera également la tâche aux autorités fiscales d’autres pays. Même si elles peuvent accéder à l’information en faisant appel aux autorités fiscales canadiennes, ce type de processus retarde le déroulement des enquêtes et peut donner lieu à des fuites — dont profiteront les personnes poursuivies pour se mettre à l’abri.
Des données publiques seront beaucoup plus faciles à utiliser pour les autorités fiscales d’autres pays.
Rappelons également que le travail de dénonciation accompli à l’aide des Panama Papers et des Paradise Papers est en bonne partie l’œuvre de journalistes. Nous voulons garantir que les journalistes aient accès à ces ressources incroyablement précieuses.
Je fais moi-même des recherches utilisant ce type d’informations, et à ce titre j’estime que ces données pourraient vraiment aider à mettre au grand jour les réseaux de propriétaires qui pratiquent à notre insu l’évasion fiscale.
M. Allen : Je suis d’accord avec ces propos.
Nous ne pensons pas que les informations fournies constituent une menace sérieuse à la vie privée.
Il y a toujours un équilibre à trouver entre la protection de la vie privée et la nécessité et la finalité d’une telle législation. Dans ce cas, nous affirmons très clairement que ces informations ne constitueront pas une menace sérieuse au respect de la vie privée.
Je soutiens également que ces informations doivent être publiques — non seulement pour la presse qui mène de nombreuses enquêtes, mais aussi pour les groupes qui, comme Transparency International et Publiez ce que vous payez, jouent à cet égard un rôle de chiens de garde au nom du public.
Enfin, comme je disais précédemment, dans nos agences d’application des lois les services de lutte contre la criminalité en col blanc ne disposent pas de fonds suffisants pour pouvoir pister toute cette criminalité.
Elles ont besoin et se prévalent de l’aide de la presse et d’autres acteurs pour examiner ces questions; après quoi, une fois cette information en main, elles peuvent y donner suite.
La sénatrice Marshall : Ma question est pour M. Allen, car il a dit quelque chose avec lequel je suis d’accord, mais j’aimerais aussi avoir l’avis de MM. Caldera et Cochrane.
Monsieur Allen, vous avez dit que le projet de loi est une première étape, ce dont je conviens. Le registre n’existe pas encore. Nous ne savons pas comment il fonctionnera. Tout le monde utilise des mots comme « consultable », « évolutif », « accessible au public » et « facile à consulter ».
Nous ne savons pas comment il sera possible d’accéder à l’information. Un article du projet de loi porte à croire que ce sera en partie sur papier. Je ne sais pas si quelqu’un d’autre l’a remarqué.
Le projet de loi accorde aussi un rôle et des pouvoirs importants au directeur. J’aimerais savoir ce que vous en pensez.
J’aimerais savoir, monsieur Allen, pourquoi vous avez dit que c’est une première étape. Ensuite, j’aimerais connaître l’avis de tout le monde sur le projet de loi lui-même, sachant que c’est une première étape et simplement la base pour le registre que nous attendons tous.
M. Allen : Je vous remercie, sénatrice. J’ai dit que le projet de loi est une première étape parce qu’il ne règle pas tous les problèmes. J’ai dit que j’espérais que plus de fonds soient consacrés à l’application de la loi, etc.
Nous avons également parlé d’abaisser le seuil de contrôle qui est actuellement fixé à 25 %. Une fois que nous verrons comment cela fonctionne, nous pourrons peut-être passer aux autres normes que l’on définit actuellement et descendre à 10 %.
Il existe un registre semblable au Royaume-Uni. Nous en avons observé le fonctionnement. Nous avons remarqué quelques-uns des avantages et des problèmes. Dans nos recommandations, nous avons essayé de régler certains des problèmes. Il ne fait aucun doute que nous en rencontrerons quand nous mettrons notre propre registre en place. Il faudra voir comment cela se passe. C’est nécessairement la première étape. Et c’est, à mon avis, une étape très importante.
La sénatrice Marshall : Dites-moi, nous n’avons pas vu le système en tant que tel et nous ne savons pas comment il fonctionnera. Vous attendez-vous à un système semblable à celui d’autres pays?
M. Allen : Je vais laisser M. Caldera vous répondre. C’est lui le spécialiste de ces questions.
La sénatrice Marshall : Je vous remercie.
M. Caldera : Je vous remercie, monsieur Allen.
En ce qui concerne ce système, nous n’en connaissons pas encore les détails, mais il semble qu’un certain travail conceptuel a été fait en vue de la mise en œuvre. Cependant, nous espérons savoir — si le projet de loi est adopté — à quoi ressemblera finalement l’architecture du registre. Il sera très important, à mon sens, d’avoir la bonne architecture pour que le registre soit efficace.
Je crois aussi que c’est une fantastique occasion pour les fonctionnaires d’Innovation, Sciences et Développement économique Canada d’apprendre, de se familiariser avec les systèmes de registre interopérables et de concevoir un registre qui utilise une norme relative aux données ouvertes.
À l’heure actuelle, nombre des registres d’entreprises qui existent au Canada ont été conceptualisés il y a près d’un siècle. Certains des systèmes sur papier qui, me semble-t-il, sont mentionnés dans le projet de loi pourraient être les vestiges de la façon dont on conceptualisait les registres d’entreprises au départ.
Ce qui est encourageant à nos yeux, c’est que beaucoup de ces systèmes de registre deviennent numériques, et pour un registre de la propriété effective, l’accent est avant tout mis sur la lutte contre le blanchiment d’argent, la diligence raisonnable et l’évasion fiscale. Le registre doit absolument être interopérable et plus facile à consulter que les premiers systèmes de registre dont les créateurs n’étaient pas aussi prévoyants.
Nous attendons toujours les détails, mais nous allons suivre ce qui se passe.
[Français]
La sénatrice Miville-Dechêne : À titre d’ancienne journaliste, je suis une grande admiratrice des lois sur la transparence. Je comprends toutefois que, jusqu’à maintenant, il n’y avait rien de tel au Canada, ou très peu; on pouvait se procurer un permis pour une entreprise aussi facilement qu’un permis pour une bibliothèque.
Comment le Canada, avec cette loi, se compare-t-il aux autres grands pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)? Est-on encore en retard? Est-ce qu’on rattrape le troupeau ou pas vraiment?
[Traduction]
M. Caldera : Je vous remercie de votre question, sénatrice. De notre point de vue, ce projet de loi est la deuxième partie de ce qui a déjà été adopté en 2018.
Avant 2018, il était possible d’enregistrer une société au Canada en donnant très peu d’information — en fait, aucune information — au sujet des propriétaires effectifs ou des particuliers ayant un contrôle important. Aux termes de la loi adoptée en 2018, toutes les sociétés régies par la Loi canadienne sur les sociétés par actions doivent tenir un registre interne des particuliers ayant un contrôle important. Ce registre doit être tenu à la disposition de la GRC ou de toute autre autorité compétente, si elles le demandent.
À présent, cette information sera versée dans un registre centralisé qui sera consultable et interopérable avec les provinces et les territoires. C’est un grand progrès pour le Canada. Il reste encore beaucoup à faire. Notamment, une partie de cette information doit, selon nous, être vérifiée pour s’assurer que les données sont valides et qu’un particulier ayant un contrôle important ne peut pas mentir lorsqu’il s’enregistre.
Nous travaillons avec des fonctionnaires. C’est un des points sur lesquels nous plaidons le plus, car une fois ce registre créé, s’il est interopérable avec les provinces, nous devrons travailler avec le Canada pour faire en sorte que le registre comporte un mécanisme de vérification et de validation solide.
La sénatrice Miville-Dechêne : Où est-ce que cela nous situe dans le monde en ce qui concerne ce type de loi? Accusons-nous toujours un retard? Quels sont les pays qui ont ce type de lois? Est-ce que c’est la majorité? Sommes-nous à la traîne? Quelle place occupons-nous au classement mondial?
M. Caldera : C’est très encourageant. Si le Canada adopte ce projet de loi, il se retrouvera presque en tête du classement mondial en ce qui concerne les lois sur la propriété effective. En Europe, le contretemps qui résulte de la décision de la Cour de justice de l’Union européenne fait que beaucoup de pays européens marquent une pause et qu’ils repensent maintenant les privilèges d’accès à leurs propres registres.
En adoptant ce projet de loi, le Canada progresserait beaucoup. Ce serait un des pays les plus progressistes du G7 à se doter d’une telle loi. Parmi les pays du Groupe des cinq, ce registre mettrait le Canada à égalité avec le Royaume-Uni et la Nouvelle-Zélande, par exemple, qui se dotent de registres publics. L’Australie entend aussi créer un registre accessible au public. Les États-Unis optent pour un registre privé.
La sénatrice Miville-Dechêne : « Privé » signifie qui n’est pas accessible au public.
M. Caldera : C’est exact — pas accessible au public et, en fait, seulement accessible aux banques et aux autorités compétentes.
La présidente : Monsieur Allen, avez-vous des observations à ce sujet?
M. Allen : Je dirai seulement, madame la présidente, que le problème est énorme et que le registre n’est qu’un outil. Nous avons encore beaucoup à faire, et nous pourrions faire encore plus. Il est très important que nous fassions vraiment ce qu’il y a de mieux. Je vous remercie.
Le sénateur C. Deacon : Je remercie les témoins. Cette réunion est importante et vos conseils sont très importants pour nous.
Je voudrais me projeter un peu dans l’avenir, étant donné la capacité des organisations criminelles à trouver de nouvelles façons de contourner les vieilles lois, ainsi que le rythme de l’innovation technologique et la nécessité pour nous d’alléger le fardeau administratif connexe, afin d’améliorer le taux de conformité, tout en devenant de plus en plus novateurs dans la manière dont nous luttons contre le blanchiment. C’est le problème sur lequel je souhaite me concentrer pour la suite.
Pensez-vous que, dans notre monde de plus en plus numérique, ce projet de loi permette, en l’état, d’obtenir, d’authentifier et de vérifier l’identité de sorte que nous puissions être vraiment certains de connaître l’identité de personnes? L’échange de données à caractère privé entre institutions financières est essentiel, comme on nous l’a dit, et si quelqu’un de malveillant flaire que son institution financière se doute de quelque chose, il lui suffit aujourd’hui de changer d’institution pour redémarrer. Il est assez facile de tout effacer et de recommencer à zéro.
Nous savons que l’examen de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, ou LRPCFAT, visera à la renforcer sur ce plan, et il semble que l’on s’entende pour dire, ou que l’on s’entende de plus en plus pour dire, qu’il faut que le projet de loi C-27 prévoie un partage des données entre les organisations privées à cet égard.
La dernière chose est la promesse des données transactionnelles qui découleront de la mise en œuvre croissante de la norme ISO 20022, et des paquets de données de chaque transaction.
Ce sont trois domaines où je vois une possibilité pour nous d’avancer, mais il y en a peut-être d’autres — et il est possible aussi d’essayer de ne pas laisser ces organisations criminelles prendre de l’avance sur nous. Qu’en pensez-vous? J’essaie de voir plus loin.
M. Caldera : Je vous remercie, sénateur, de ces questions. Il est très important d’être prévoyant.
Prenons la validation et la vérification des données. Nous estimons que le projet de loi actuel doit être amélioré en ce qui concerne la validation et la vérification des données. Nous avons notamment proposé — et cela figure dans le mémoire envoyé ce matin à tous les sénateurs — d’exiger que les sociétés régies par la LCSA aient, pour tous les particuliers ayant un contrôle important, un numéro d’identification venant d’une pièce d’identité avec photo délivrée par le gouvernement, valide et non expirée, ou au moins une sorte de numéro d’identification ou un moyen de vérifier l’identification en la possession de la société. Cela aiderait beaucoup la GRC ou toute autorité compétente à vérifier les identités, si elles décidaient de soumettre ces sociétés à un audit.
Nous espérons qu’il y aura à l’avenir — et bien des secteurs de l’économie canadienne ont déjà adopté cette technologie — une vérification d’identité numérique. Nous espérons qu’il soit possible de l’intégrer dans le système de registre de manière à ce qu’il soit très facile aux sociétés de détenir chez elles des copies papier, mais aussi de transmettre une partie de ces renseignements sensibles au moyen d’un portail sécurisé de vérification d’identité numérique. Voilà ce que nous pensons de la vérification d’identité.
Vous aviez deux autres questions?
Le sénateur C. Deacon : C’était au sujet de la nécessité de modifier le projet de loi C-27 pour permettre l’échange de données entre institutions financières en vertu de la LRPCFAT. Autrement, nous serons encore loin du compte. Ces données seront très utiles pour observer les comportements que ces changements doivent nous permettre de repérer.
M. Caldera : Je suis tout à fait d’accord. À ma connaissance, à l’heure actuelle, les institutions financières canadiennes peuvent échanger des données sur les clients en cas de transactions ou de clients suspects, mais il y a des obstacles, et elles le font rarement. Nos organisations soutiennent pleinement tout changement à la LRPCFAT qui renforce l’échange d’information entre les institutions financières au Canada.
Le sénateur C. Deacon : La dernière question concernait la norme ISO que l’on commence à appliquer dans les paiements en temps réel. Je crois comprendre que la norme ISO 20022 associe les données relatives à la transaction qui va être transférée, plutôt que de s’intéresser aux fonds seulement. Beaucoup de données seront incluses. Est-ce bien cela?
M. Caldera : En fait, je ne connais pas bien cette norme ISO particulière, mais c’est quelque chose que nous pouvons examiner.
Je peux aussi céder la parole à mes collègues, s’ils ont un point de vue sur le sujet.
M. Cochrane : Je n’ai pas de connaissances particulières sur cette question.
Pour répondre à votre préoccupation générale pour ce qui est de se projeter dans l’avenir, je pense que nous sommes en train de nettement rattraper notre retard. Nous n’avions pas prévu à quel point la mondialisation rapide et massive de la finance faciliterait toutes les pratiques préjudiciables dont nous parlons. Nous avons été pris au dépourvu et nous n’avons pas vraiment su comment réagir. À présent, de nombreux éléments se mettent en place pour essayer d’atteindre nos objectifs ou, du moins, de nous en rapprocher. Nous espérons que lorsque ces différents éléments, que nous avons mentionnés, seront en place, nous verrons ce qui manque encore et de quoi d’autre nous avons besoin. Nous n’affirmons certainement pas que ce sera la panacée pour tous les problèmes, mais en désopacifiant un peu la propriété, nous aurons franchi une étape importante qui aidera à éviter nombre des pratiques qui passent actuellement inaperçues.
La présidente : Monsieur Allen, je suis certaine que vous voulez répondre aux questions très techniques.
M. Allen : Je ne répondrai pas à celle-ci, sénatrice, mais je dirai qu’au-delà de l’aspect technique, si vous voulez vous pencher sur quelque chose que nous devrions examiner par la suite, c’est la question des facilitateurs. Ce que l’on a, c’est un système d’avocats, de comptables et de consultants qui savent exactement ce qu’ils font. En ce qui concerne la marge entre l’évasion fiscale et la fraude fiscale — dont mon collègue a parlé —, ils naviguent entre ces deux eaux, ils passent très près de l’évasion fiscale et il leur arrive de franchir le pas, et d’autre fois pas.
Nous rencontrerons peut-être des difficultés parce que la Cour suprême a statué qu’il y a des questions de secret professionnel des avocats, et nous pensons vraiment que les sociétés du barreau devraient se pencher sur cette question. Elles ne devraient pas cautionner, par le recours à ce privilège, des activités illégales dans les cabinets d’avocats, de comptables, etc. Si nous voulons penser à l’avenir, nous devons aussi réfléchir à cette question.
Je vous remercie.
La présidente : C’est, en effet, un excellent point.
Le sénateur Yussuff : Je remercie les témoins de leur présence. J’ai deux ou trois questions.
Il a, évidemment, fallu du temps à la campagne pour démarrer. Je me fais vieux —pour mettre cela en perspective. Le plus grand défi que nous avons dans ce pays — parce que c’est une fédération — est de convaincre les provinces de jouer le jeu avec le gouvernement fédéral. L’Ontario étant la plus grande de nos provinces — proportionnellement —, un nombre incroyable de sociétés y sont enregistrées. Et, étant donné la cacophonie en Ontario, nous n’avons pas autant d’échos que nous le souhaiterions. Nous aimerions que la province s’engage sur la même voie et présente un projet de loi.
Comme le mouvement social a mis beaucoup de temps à faire avancer cette question, je suppose que le grand défi est d’accélérer les choses au niveau provincial pour obtenir l’appui des provinces. Je dirai simplement les choses. J’ai quelques questions sur les peines — parce que ce sera l’élément dissuasif, au fond — en cas de non-respect de la loi. S’il n’y a pas les peines voulues, pourquoi la respecter? On se contentera de payer les amendes.
La dernière question porte sur un examen parce que ce projet de loi est primordial pour donner une continuité au régime fiscal canadien. Nous savons que nous allons devoir l’examiner. Il n’y a pas de mécanisme d’examen intégré, et il n’est pas précisé comment nous devrions procéder en temps opportun — savoir quelles sont les activités, ce que nous pouvons apprendre, ce à quoi nous pouvons remédier et comment nous nous y prenons. Je vais vous laisser dire ce que vous en pensez et peut-être nous donner quelques conseils.
M. Caldera : Je vous remercie beaucoup de votre question, sénateur.
Parlons des provinces. Nous devons convaincre l’Ontario de suivre le mouvement. C’est la plus grande province du Canada en PIB. Je pense que tout le monde le sait. De plus, la province compte le plus grand nombre de sociétés qui ont leur siège dans le pays. Actuellement, l’Ontario s’est engagé à l’égard de la première phase du cadre législatif sur la propriété effective qui a été mis en place en 2018 à l’initiative de l’ancien ministre des Finances, Bill Morneau. Toutes les sociétés par actions sont désormais tenues de conserver en interne, au niveau de l’entreprise, des données sur la propriété effective. Nous espérons qu’une fois adopté, ce projet de loi fédéral fera comprendre aux provinces et aux territoires qu’ils doivent également moderniser leurs propres cadres législatifs. Nous sommes fermement convaincus de la nécessité d’une deuxième entente pancanadienne qui s’appuie sur celle de 2018. Les ministres des Finances de toutes les provinces peuvent s’entendre à ce sujet, puisqu’ils se réunissent deux fois pas an, me semble-t-il.
Nous estimons que c’est très faisable. Si l’Ontario emboîte le pas au fédéral, d’autres provinces seront encore plus incitées à rejoindre ce cadre, car à un moment donné, trois des plus grandes provinces — la Colombie-Britannique, le Québec et l’Ontario — seront les premières à adopter ce cadre pancanadien.
En ce qui concerne les peines prévues pour les infractions, nous avons été très satisfaits de voir qu’elles ont été durcies lors de l’examen article par article à la Chambre. Dans certains cas, la peine sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire a été nettement augmentée. Le comité devra, selon nous, prêter attention à un domaine notamment, celui des infractions prévues au paragraphe 21.1(1) ou 21.31(1) de la LCSA. Il s’agit d’infractions où des administrateurs acquiescent sciemment à la violation de ces dispositions ou ne les respectent pas en toute connaissance de cause. À l’heure actuelle, il est prévu une amende de 1 million de dollars et une peine d’emprisonnement de cinq ans sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire. On devrait, en fait, passer à une déclaration de culpabilité par mise en accusation simplement parce qu’aux termes de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, les déclarations de culpabilité par procédure sommaire n’entraînent normalement pas de peine d’emprisonnement supérieure à deux ans. Si ce projet de loi est adopté, il faudrait y apporter cette révision. Nous espérons que dans son examen article par article, le Comité fera cette correction.
Je suis d’avis que la bonne formule existe pour ce qui est des infractions. Nous recommandons que les particuliers ayant un contrôle important soient expressément mentionnés au paragraphe 21.1(1) ou au paragraphe 21.31(1), afin qu’il soit clair qu’il s’agit de tout administrateur, tout particulier ayant un contrôle important ou tout dirigeant qui ne respecte pas sciemment ces dispositions et commet cette série d’infractions. Cela fait partie de la note d’information que j’ai envoyée, et je serai heureux d’en discuter davantage.
La sénatrice Ringuette : J’ai d’abord une petite question : quel est le seuil pour le registre du Québec?
M. Caldera : Je crois que le seuil du registre du Québec est inférieur à celui du registre fédéral. Il y a un moment que je n’ai pas regardé. Il faudra donc que je vérifie.
La sénatrice Ringuette : Pouvez-vous vérifier pour nous, s’il vous plaît?
M. Caldera : Certainement.
La sénatrice Ringuette : Je vous remercie.
La liste de recommandations surlignées en rouge — que vous nous avez fournie ce matin — a-t-elle été communiquée au ministre concerné?
M. Caldera : Oui, je l’ai envoyée au cabinet du ministre ce matin également.
La sénatrice Ringuette : D’accord, ce matin.
M. Caldera : Oui.
La sénatrice Ringuette : Je comprends que l’on demande le pays de résidence et le nom de la société.
Corrigez-moi si je me trompe. À propos de l’identification au moyen d’un document avec photo valide délivré par le gouvernement, vous devez avoir une raison pour demander cela précisément. Est-ce que c’est à cause des données que vous avez vues au Royaume-Uni? Vous avez une raison pour demander cela en particulier. Avez-vous des preuves que certains noms rattachés à des sociétés ne sont pas nécessairement des noms vérifiables? Vous avez une raison pour demander cela.
M. Caldera : Je vous remercie de cette observation, sénatrice. En effet, nous sommes très précis dans cette recommandation.
J’ai parlé de certaines lacunes du système de registre des États-Unis, mais il y a un aspect positif : dans le système américain, les propriétaires effectifs ne doivent fournir que les numéros d’identification figurant sur des pièces d’identité non expirées délivrées par un gouvernement. Il ne faut pas oublier que nous ne demandons pas du tout que ces renseignements soient rendus publics, mais l’entreprise doit les conserver.
Nous ne demandons pas non plus que les entreprises gardent la pièce d’identité elle-même, à cause des risques pour la protection des renseignements personnels, et je pense que beaucoup de particuliers ayant un contrôle important y seraient réticents. Cependant, si une entreprise a dans ses dossiers un numéro d’identification provenant d’une pièce d’identité avec photo, valide et non périmée, délivrée par un gouvernement, il devient beaucoup plus facile pour la GRC ou des autorités compétentes d’établir des liens et de savoir qui est le propriétaire ultime.
La sénatrice Ringuette : Je vous ai demandé pourquoi et vous me répondez que c’est parce qu’il devient plus facile pour la GRC de faire des recherches. Vous n’avez pas d’autres données probantes par rapport à cette demande?
M. Caldera : La loi américaine prévoit déjà cette obligation. À d’autres fins pratiques, il serait beaucoup plus facile de prévoir dans le système canadien des vérifications d’identité éventuelles parce que l’entreprise aurait déjà la documentation qui correspond à l’identité du particulier ayant un contrôle important.
La sénatrice Ringuette : D’accord.
La présidente : Je vous remercie.
[Français]
Le sénateur Massicotte : Merci beaucoup pour votre présence parmi nous; nous vous en sommes reconnaissants. Je vais vous poser une question technique et je dois vous la poser pour m’assurer que j’ai bien compris. On parle toujours de coopération, mais je présume que cela inclut des particuliers, des partenariats, des fiducies.
[Traduction]
M. Allen : Pas des partenariats.
M. Caldera : Je vous remercie de cette question, sénateur.
C’est une de nos autres recommandations, et je pense qu’il y aura une courbe d’apprentissage pour le Canada. À l’heure actuelle, dans la LCSA — je crois que c’est le paragraphe 2.1(1) —, des mesures sont prévues en ce qui concerne le contrôle et l’influence indirects, et la loi définit la notion de particulier ayant un contrôle important.
Je parle à un niveau très général. Il est donc concevable que des fiducies et des partenariats relèvent de cette définition. Cependant, nous recommandons qu’Innovation, Sciences et Développement économique Canada examine tout particulièrement le libellé de l’Economic Crime (Transparency and Enforcement) Act britannique de 2022 parce qu’il dit très précisément dans quelle mesure on détient, directement ou indirectement, des actions; si l’on contrôle ou pas, directement ou indirectement, des droits de vote; et si l’on a ou pas, directement ou indirectement, la capacité de nommer ou de révoquer des conseils d’administration, ou dans quelle mesure on exerce un contrôle important. Et une disposition concerne expressément les fiducies.
La loi actuelle est, à mon sens, sujette à interprétation pour ce qui est de savoir si les partenariats et les fiducies sont visés par ses dispositions, et c’est pourquoi nous recommandons comme prochaine étape que des fonctionnaires et le cabinet du ministre réfléchissent à un libellé plus précis, afin que ce qui est visé ou pas soit très clair.
[Français]
Le sénateur Massicotte : J’ai une autre question.
On a discuté plus tôt du fait que certaines personnes, incluant les journalistes, auraient le droit d’accéder à l’information plutôt confidentielle. Cela dit, y a-t-il une obligation pour cette personne de garder l’information confidentielle ou de gérer le fait que l’information doit demeurer confidentielle?
À l’heure actuelle, dans la loi du marché, la réponse est non. Cependant, je présume que si la personne reçoit des documents confidentiels, elle a automatiquement la responsabilité d’en maintenir la confidentialité. Est-ce que je me trompe?
[Traduction]
M. Caldera : Je vous remercie de votre question.
À notre connaissance, les journalistes n’auront accès qu’aux renseignements qui sont accessibles au public. Ils n’auront pas accès aux renseignements confidentiels — auxquels seules la GRC et les autorités compétentes auront accès.
S’ils ont accès à des renseignements publics, je suppose qu’ils les utiliseront à des fins jugées éthiques dans leur profession.
[Français]
Le sénateur Massicotte : J’ai donc mal compris votre réponse à ma question tantôt, parce que je pensais que c’était une bonne idée de donner plus d’information aux journalistes et de leur redonner le rôle important qu’ils ont joué par le passé, mais vous dites que non. Il n’y aurait pas plus d’information disponible au public.
[Traduction]
M. Caldera : Oui, c’est exact. Je comprends.
Les journalistes auront seulement accès aux renseignements rendus accessibles au public. La possibilité d’une disposition qui permettrait aux journalistes d’avoir accès à d’autres renseignements est à étudier, ne serait-ce qu’en raison des différentes conséquences qu’elle aurait pour le respect de la vie privée de personnes. Nous n’avons pas nécessairement de position sur le sujet, mais en principe, nous serions favorables à une analyse de la protection de la vie privée à cet égard.
La sénatrice Miville-Dechêne : Ce n’est pas clair, en effet. Quelle est la différence entre les renseignements accessibles au public et ceux qui ne le sont pas? Peut-être que tout le monde comprend, mais pas moi.
M. Caldera : Je vous remercie de votre remarque, sénatrice.
Les renseignements accessibles au public sont définis au paragraphe 21.303(1) :
Relativement à chaque particulier ayant un contrôle important d’une société, le directeur rend accessible au public les renseignements ci-après qui lui ont été envoyés en application de l’article 21.21 [...]
Il s’agit du nom du particulier; d’une adresse aux fins de signification, si elle a été fournie à la société; de l’adresse résidentielle, si aucune adresse aux fins de signification n’a été fournie à la société; des renseignements visés à d’autres dispositions; et de tout autre renseignement réglementaire.
Nous recommandons également de rendre le pays de résidence accessible au public, et il peut faire partie de ce qui existe déjà dans l’adresse aux fins de signification. Pour autant que je sache, un pays est indiqué dans les adresses aux fins de signification. Et ensuite, il y a le nom de la société, car il permettrait tout simplement d’interroger le registre en tapant ce nom pour obtenir une liste indiquant le nom des particuliers ayant un contrôle important.
La présidente : Je me demande si nous pouvons obtenir une réponse rapide de chacun de nos trois témoins. Il semble qu’il reste quantité de questions en suspens. Quelle est la définition de la propriété effective? Qui peut la détenir? Les provinces n’adhèrent pas au projet. Il faut examiner de nouveau les infractions. Il y a une question en ce qui concerne l’accès des journalistes, et les décisions de tribunaux relatives au secret professionnel des avocats et des comptables. Est-ce que le texte est fin prêt, ou devons-nous continuer de travailler dessus avant de l’adopter, pour ensuite nous proposer d’essayer de l’arranger.
M. Caldera : Je pense que c’est un très bon projet de loi. Si je devais travailler sur quelque chose, ce serait sur une mesure obligeant les sociétés à conserver des données d’identification et un moyen de vérifier l’identité des particuliers ayant un contrôle important.
La présidente : Ce que je veux dire, c’est qu’il s’agit d’autant de questions en suspens. Est-ce que nous devrions d’abord répondre à certaines? Autrement, c’est mettre la charrue avant les bœufs.
M. Caldera : Je pense qu’il faudrait les régler, et je ne pense pas que certaines de ces révisions soient compliquées. Cela prolongera un peu l’étude, mais je ne recommande pas de retarder inutilement ce projet de loi.
La présidente : Monsieur Allen, qu’en pensez-vous?
M. Allen : Oui. La question des journalistes — et de ce qu’ils ont le droit de voir ou pas — est clairement énoncée dans le projet de loi, et la disposition vaut pour tout le monde. Des renseignements sont accessibles au public et d’autres, pas.
Pour ce qui est d’autres questions que j’ai soulevées au sujet des facilitateurs, ce n’est pas urgent. C’est quelque chose que nous espérions voir régler, tout comme nous souhaitons plus de fonds pour l’application de la loi.
Je pense que nous sommes prêts. Le seul problème est qu’il semble y avoir des questions d’interprétation à propos de l’inclusion des partenariats et des particuliers. Ce point devrait, si possible, être clarifié. Autrement, nous avons un projet de loi qui se tient. Il répond à des préoccupations précises. Il n’est pas parfait, mais nous pouvons régler ces autres aspects plus tard. Nous devons agir rapidement.
M. Cochrane : Nous connaissons tous l’expression qui dit que le mieux est l’ennemi du bien. Nous pensons tous que ce projet de loi est très bon. Ce qui est impressionnant, entre autres, c’est qu’on ne lui a pas opposé grande résistance. Nous avons des idées très différentes de celles de certaines personnes et de certains groupes pour ce qui est des moyens de parvenir à certaines de ces fins, et le gouvernement a réussi à créer un projet de loi qui recueille, plus ou moins, l’adhésion de toutes les parties concernées. De combien de projets de loi peut-on dire cela?
La présidente : Je vous remercie. Il nous reste un peu de temps. Nous allons donc faire un rapide tour de table. Je demanderai à chacun d’être bref et précis.
La sénatrice Marshall : Ma question est très précise. Le directeur est mentionné je ne sais combien de fois dans le projet de loi. Quelqu’un a-t-il examiné ses rôles et responsabilités? Il a beaucoup de latitude. Quelqu’un s’est-il concentré sur cet aspect pour voir s’il pose des problèmes?
M. Caldera : Je vous remercie, sénatrice. Il est possible d’augmenter le rôle du directeur dans le cadre de règlements ultérieurs. Nous espérons voir plus de précisions sur ses pouvoirs et privilèges dans le Règlement sur les sociétés par actions de régime fédéral, ou RSARF. Il y est pas mal question du directeur.
À l’heure actuelle, pour ce qui est de ce que le directeur rend public, et de son rôle en matière d’inspection et de collaboration avec d’autres organismes gouvernementaux, notamment avec l’Agence du revenu du Canada et le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada, je pense que les principaux ingrédients sont là.
La sénatrice Marshall : Il n’y a aucune inquiétude?
M. Caldera : Non, je ne crois pas.
Le sénateur Loffreda : Monsieur Allen, vous avez mentionné que le projet de loi n’est qu’un outil, mais nous sommes prêts à nous prononcer et il devrait être adopté.
Monsieur Caldera, vous avez dit que si nous adoptons ce projet de loi, nous passerions en tête de classement, et il est bon de voir le Canada en premier de la classe. On nous a dit qu’il n’est pas parfait, mais qu’il devrait être adopté.
Ma question est une question d’ordre pratique. Dans quelle mesure ce projet de loi fera-t-il reculer le blanchiment d’argent?
M. Caldera : C’est une excellente question, sénateur. Nous pensons que ce projet de loi jouera un rôle majeur pour ce qui est de dissuader de se livrer à des activités de blanchiment d’argent au Canada. Aujourd’hui, selon les estimations, le blanchiment d’argent y représente de 45 à 113 milliards de dollars par an. Cet argent, si l’on y songe, passe principalement par des sociétés anonymes, des propriétés anonymes et d’autres biens. Ce projet de loi donnera la migraine aux facilitateurs, comme l’a dit M. Allen, et aux grandes organisations criminelles transnationales. Elles devront restructurer leur actionnariat ou repenser leur stratégie d’infiltration de l’économie canadienne. Malheureusement, nous ne connaissons pas l’ampleur de cet effet dissuasif, mais il sera important.
Nous tenons aussi compte du fait que d’autres pays ont déjà pris ce genre de mesures. Non seulement le Royaume-Uni a un registre de la propriété effective des sociétés, mais il a mis en place dernièrement un registre de la propriété effective des propriétés. C’est un cadre législatif supplémentaire que nous encouragerions les provinces à étudier et à mettre en place, notamment l’Ontario.
Ce registre présente un grand potentiel. C’est un bon projet de loi. Certains éléments sont à étudier, mais en même temps, cela ne devrait pas retarder son adoption.
Le sénateur Loffreda : Je vous remercie.
M. Cochrane : J’ajouterai qu’il est très difficile de mesurer l’ampleur du blanchiment d’argent. C’est pourquoi la marge est si grande. Nous savons qu’il se situe entre 10 et 100 milliards de dollars, et la marge est énorme. Il est très difficile aussi de déterminer quel sera l’impact. Malheureusement, nous n’avons aucun chiffre précis. Il faudra du temps, une fois la loi en vigueur, pour en voir l’incidence sur les types de transactions que nous utilisons pour mesurer le blanchiment d’argent.
M. Allen : J’ajouterai que ces organisations criminelles cherchent le maillon faible. Si elles apprennent que le Canada a enfin, après des années, renforcé son système, elles iront ailleurs. Il y a plein de pays qui n’ont pas ce dispositif. Il est tout aussi facile de créer une société à numéro au Panama ou ailleurs, mais elles aiment bien le Canada parce que personne ne s’attendait à ce qu’elles viennent blanchir de l’argent ici. Si nous pouvons faire adopter ce projet de loi, nous aurons un mur de dissuasion. Ce n’est pas parfait, mais je pense qu’il incitera les organisations criminelles à aller chercher ailleurs. Je vous remercie.
La sénatrice Bellemare : Je regardais des données de Statistique Canada, et le chiffre est de 2 900 000 entreprises sans employé enregistrées au Canada, contre 1 300 000 entreprises avec des employés. C’est une grande différence. Beaucoup d’entreprises n’ont aucun employé. Est-ce normal, selon vous, et pensez-vous que ce type de projet de loi aura une incidence sur ces données?
M. Caldera : Je vous remercie de votre question, sénatrice. De la même façon que nous voyons des propriétés inoccupées au Canada, il y a un phénomène de sociétés-écrans qui sont vides, ce qui est la nature même de ce qu’une société-écran est censée faire.
Je sais qu’en Colombie-Britannique, le gouvernement provincial travaille sur ses permis de pêche parce qu’il sait que beaucoup de sociétés-écrans en ont acheté. Les stocks de poissons sont une ressource naturelle au Canada. Or, en cas de non-conformité, par exemple, de surpêche, il est impossible de savoir qui devrait être tenu pour responsable.
Pour répondre à votre question, oui, je pense que ce projet de loi aura une incidence sur le nombre de sociétés-écrans dans le pays.
Le sénateur C. Deacon : Encore une fois, je remercie les témoins.
Je tiens à résumer le travail fait en dehors du projet de loi qui est très important parce que nous ne voulons pas dire que nous en avons terminé. Partager le projet de loi C-27 permet à la LRPCFAT de prévoir très clairement une structure pour l’échange de données, en vertu de règles claires, tirées de la base de données — je suppose — sur les activités.
Un des témoins de Transparency International a mentionné que vous aviez un livre blanc sur l’Agence canadienne de lutte contre les crimes financiers — ce qui renvoie à la nécessité de disposer d’une capacité d’enquête et de poursuite spécialisée et avertie, car nous avons affaire aux avocats les plus efficaces, comme vous nous l’avez dit, et aux comptables les plus futés qui sont payés très cher pour faciliter le blanchiment d’argent. Il nous faut de l’autre côté des personnes tout aussi brillantes, dévouées et habilitées à lutter contre ces pratiques.
Je voulais revenir sur ce que la sénatrice Ringuette a dit au sujet de l’identification.
À l’heure actuelle, si l’on transfère des fonds au Canada ou que l’on en transfère à l’étranger, et que l’on a une petite entreprise, il faut présenter une pièce d’identité avec photo à l’institution financière pour avoir un compte bancaire — n’est-ce pas? Ce n’est pas nouveau. C’est, en fait, essentiel pour être en mesure de transférer des fonds dans ce pays. Ai-je raison sur ce point?
M. Caldera : Oui, à ma connaissance, pour effectuer ce type de transaction, l’institution financière demandera certainement une pièce d’identité.
Le sénateur C. Deacon : La mesure sera donc élargie à tous les administrateurs et aux parties importantes au sein de la société?
M. Caldera : Oui. Nous recommandons que la société conserve une identification délivrée par un gouvernement qui soit valide et non expirée, car il y aura probablement des propriétaires effectifs qui ne sont pas canadiens. Il faut qu’une norme soit établie pour que les entreprises sachent comment vérifier l’identité du propriétaire effectif. Nous recommandons aussi que le particulier ayant un contrôle important ou le propriétaire effectif signe une attestation disant : « Je suis qui je prétends être. » La société conserve également cette attestation dans ses dossiers.
Beaucoup de vos questions sont sur les thèmes suivants : comment assurer la pérennité de ce registre? Quand la technologie sera disponible et que le ministère sera prêt à passer à la vérification d’identité numérique, les entreprises auront déjà ces renseignements d’identification en leur possession. Il vaudrait beaucoup mieux déployer la technologie, avec la copie papier du numéro d’identification.
Le sénateur Yussuff : Je reviens à une des questions que j’ai posées plus tôt à laquelle je n’ai pas eu de réponse. Tout bon texte de loi comme celui-ci connaîtra des problèmes de démarrage et nous en tirerons les leçons, surtout par rapport à ce que nous essayons d’accomplir. Les données devraient être consultables et accessibles au public. Il faudra du temps pour bien faire les choses, étant donné l’élément technologique. Nous ne réussissons même pas à payer les fonctionnaires à temps, alors mieux vaut oublier bien faire les choses d’entrée de jeu. Ce n’est pas pour critiquer, mais j’ai conscience de la réalité.
Pensez-vous qu’il soit nécessaire que le projet de loi prévoie un examen périodique?
M. Caldera : Certainement. Je suis tout à fait d’accord avec vous, sénateur. Il devrait y avoir examen périodique. Il pourrait y avoir un examen tous les cinq ans, comme pour la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes. Ce serait judicieux.
Vous avez raison de dire, à propos de l’avancée technologique nécessaire au Canada pour exécuter correctement ce projet, que la grande majorité des projets informatiques du gouvernement sont très lourds. Pour quelque chose comme cela, il faut absolument employer une technologie compatible avec les systèmes internes actuels du Canada, mais également facile d’accès et sans problèmes, par exemple, qui ne tombe pas en panne.
La bonne nouvelle est que cela s’est déjà fait ailleurs. Nous encourageons les fonctionnaires à prendre contact avec les bureaux d’enregistrement des partenaires du Groupe des cinq et d’autres partenaires du G20 afin de savoir ce qui fonctionne bien en ce qui concerne la mise en œuvre de ce registre de la propriété effective et quelles pratiques éviter, entre autres.
Un registre de la propriété effective sur papier serait une énorme erreur. Je suis heureux que ce ne soit pas l’élément central de ce projet de loi.
Mais vous avez raison. Il devrait y avoir un examen périodique et nous devons nous assurer que la technologie est correctement déployée. Tous les regards seront sur la mise en œuvre.
La présidente : Monsieur Allen, avez-vous un calendrier en ce qui concerne l’examen périodique?
M. Allen : Non.
M. Cochrane : J’allais également dire que je suis favorable à un examen périodique. C’est tout à fait logique. Il a déjà été mentionné que nous faisons du rattrapage en la matière et que, si d’autres pays ont fait des choses similaires, ce n’est, pour aucun, depuis longtemps. Nous passons en tête de classement dans quelque chose qui est nouveau à certains égards. Nous devons faire en sorte de revoir notre copie, afin de savoir ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas et ce qui doit être adapté, ou quels nouveaux outils doivent être ajoutés. Le système financier transnational a également évolué de façon que nous devons à présent prendre en compte.
Le sénateur Yussuff : Je tenais à vous remercier sincèrement. Je sais que beaucoup de personnes travaillent sur ce dossier depuis très longtemps, et je n’aurais jamais pensé que nous en serions là. Je tiens à remercier tout le monde collectivement parce que, comme cela a déjà été dit, il s’agit d’une réalisation majeure pour le pays. Mais cela ne s’est pas fait tout seul. Il a fallu toute l’insistance d’activistes dévoués. Il fallait que cela se fasse. Je suis heureux de le voir se faire. Nous avons beaucoup appris, évidemment, du scandale du blanchiment d’argent en Colombie-Britannique, et il nous a montré à quel point le système est défaillant et ce que nous devons faire pour y remédier. Je vous remercie donc de tout ce travail que vous avez accompli au fil des années.
Le sénateur Massicotte : Nous parlons de questions qui sont importantes pour nous, et nous découvrons que les choses sont plus compliquées que nous ne le pensions. Si ce n’est pas trop tard, nous devrions ajouter à notre prochaine réunion quelques personnes — que vous avez mentionnées — qui sont opposées à l’idée.
La présidente : Nous les avons contactées. Nous en discuterons quand nous parlerons des travaux futurs. Je pense qu’un certain nombre de questions ont été soulevées.
Le sénateur Massicotte : La question que je souhaite poser est celle — nous en parlons maintenant depuis des années — des avocats qui sont protégés par leur association du barreau, ce à quoi le gouvernement s’est opposé. Ils sont allés devant les tribunaux, jusqu’en appel. Où en est-on à ce sujet? Comment réglons-nous cette question?
M. Caldera : Je vous remercie de cette question, sénateur.
C’est une question à 1 million de dollars.
À ma connaissance, il y a, en ce qui concerne la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, un arrêt de la Cour suprême de 2015 qui dit, du moins en partie, que le Parlement peut étudier la question et en débattre à la Chambre et en comité. À mon avis, la route sera très longue pour le Canada. En même temps, il s’agit d’une discussion utile.
Elle doit commencer d’un point de vue philosophique. Autrement dit, quelles obligations en matière de respect de la vie privée imposons-nous à la profession juridique de manière à ne pas compromettre le droit des clients, tout en servant le bien public?
C’est une discussion très importante à avoir avec les bons experts, et nos organisations y seraient certainement favorables.
Le sénateur Massicotte : Je vous remercie.
La présidente : Monsieur Allen, avez-vous un commentaire à ce sujet? Un dernier mot?
M. Allen : Il serait peut-être intéressant pour vous d’inviter la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada afin de savoir pourquoi elle pense que les avocats devraient être autorisés à se livrer à ce genre d’activités sans aucune transparence ni contrôle.
Je vous remercie.
La présidente : Voulez-vous dire un dernier mot, monsieur Cochrane? D’accord.
Je vous remercie, messieurs Sasha Caldera, directeur de campagne, Transparence de la propriété effective, à Publiez ce que vous payez Canada; DT Cochrane, économiste Canadiens pour une fiscalité équitable; et Jon Allen, ancien membre du conseil d’administration, Transparency International Canada. Nous vous savons gré de vos commentaires et de vos idées dans le cadre de notre étude aujourd’hui.
Nous allons siéger à huis clos pour discuter des prochaines étapes.
(La séance se poursuit à huis clos.)